# 806-06-91
(Été 1991 -- Numéro VI)
3:806
### Note historique et doctrinale sur l'Église conciliaire
I
L'inventeur de l'expression est Mgr Giovanni Benelli réclamant en 1976, au nom du pape Paul VI, « *la fidélité véritable à l'Église conciliaire* ». A l'époque Mgr Benelli est substitut à la secrétairerie d'État, c'est-à-dire le personnage le plus considérable de cet organisme après le cardinal Villot. Paul VI le fera cardinal l'année suivante. Cette expression d' « Église conciliaire » n'a été employée officiellement, à ma connaissance, qu'une seule fois.
4:806
Mais elle le fut d'une manière telle que je m'en saisis aussitôt, et qu'à partir de là elle connut une grande fortune ; elle devint l'expression péjorative la plus couramment employée pour désigner l'ensemble des conséquences contestées du concile Vatican II.
II
Mgr Benelli ne l'entendait point péjorativement ! C'était dans la lettre officielle qu'il adressait à Mgr Lefebvre, le 25 juin 1976, par ordre de Paul VI.
Rejetant l'idée que, pour les ordinands d'Écône, un report de dernière minute ou une annulation de l'ordination sacerdotale à laquelle « ils se sont préparés depuis cinq ou six années » serait pour eux un « coup » d'une grande « cruauté », ainsi que le faisait valoir Mgr Lefebvre dans sa lettre à Paul VI du 22 juin 1976, Mgr Benelli répondait au nom du pape :
« Ne prenez pas prétexte du désarroi des séminaristes ordinands (...). Il n'y a rien de désespérant dans leur cas : s'ils sont de bonne volonté et sérieusement préparés à un ministère presbytéral dans la fidélité véritable à l'Église conciliaire, on se chargera de trouver ensuite la meilleure solution pour eux, mais qu'ils commencent d'abord, eux aussi, par cet acte d'obéissance à l'Église. » ([^1])
5:806
III
Quelle qu'ait été l'intention intime du pape et du substitut, cette formulation ne pouvait être ressentie que comme une sorte de provocation ; le « on s'en chargera » sonnait comme une menace, l'imprécision du « *on* »*,* qui n'engageait personne à rien, avait l'air d'une dérision ricanante. Et surtout, l'apparition inouïe de cette *Église conciliaire* retenait terriblement l'attention. J'annotai aussitôt :
« On ne leur demandera rien de plus, à ces jeunes séminaristes. Rien de plus que « *la fidélité véritable à l'Église conciliaire* »*.* A l'Église conciliaire ! C'est justement ce qu'ils ne peuvent accorder, ayant donné leur fidélité à l'Église catholique.
« Obéissance à l'Église ? A l'Église... conciliaire. Voilà sur le vif le drame même de l'occupation de l'Église militante par une puissance qui lui est étrangère. Au nom de l'autorité de l'Église *catholique,* on veut soumettre les catholiques à l'Église *conciliaire.* »
6:806
J'ignore si cette *Église conciliaire* était, sous la plume de Mgr Benelli, l'effet d'une intention ou bien d'une maladresse. Mais l'expression était lancée ; elle a fait le tour du monde ; elle n'a pas cessé de courir.
IV
Non qu'elle ait été officiellement réitérée par la suite : je ne lui connais pas d'autre emploi officiel. Il ne me paraît pas invraisemblable qu'elle ait pu servir, à l'occasion, dans quelque diocèse ; elle n'est toutefois point devenue d'un usage habituel de la part des autorités romaines ou diocésaines. Après comme avant la lettre du substitut Benelli, le vocabulaire hiérarchique a continué à parler de réforme conciliaire, d'esprit du concile, en France d' « option fondamentale » et d' « évolution conciliaire ». La terminologie et la thèse de l'épiscopat français ont été que l'Église de France avait pris l'initiative d'une option fondamentale aux environs (ou à la suite...) de 1926, et que cette option, officialisée quarante ans plus tard par Vatican II, était celle-là même de l'évolution conciliaire. Ainsi, entre autres, la déclaration du conseil permanent de l'épiscopat rédigée et publiée le 11 juin 1970 sous la présidence du cardinal Marty :
7:806
« Certains considèrent l'évolution conciliaire comme une déviation. Une telle attitude n'est pas admissible. Cette évolution est authentifiée par le pape et l'épiscopat universel. »
Et le Cardinal, commentant lui-même la déclaration, précisait dans le *Figaro* du 24 juin suivant :
« Notre option est missionnaire. Elle n'est pas nouvelle : depuis plus de quarante ans, l'Église de France tente de « passer aux païens », de servir tout l'homme et tous les hommes. Le concile a authentifié ce choix. »
Ce n'était point de sa part une improvisation de circonstance. Trois ans plus tard, dans une conférence de presse donnée pour le cinquième anniversaire de son arrivée à l'archevêché de Paris, le cardinal Marty disait, en substance et presque littéralement, la même chose : « Cette option fondamentale de l'Église, à savoir : « sortir d'elle-même pour dire le message », reste la même aujourd'hui encore. C'est l'option de l'Église de France, depuis le départ de l'Action catholique ; c'est l'option du concile Vatican II... » ([^2])
8:806
Telle était donc la terminologie, et sans doute la pensée : une option *de* l'Église, et non pas *une autre* Église. La formule de Mgr Benelli apparut, à tort ou à raison, comme la révélation, par inadvertance ou par insolence, d'un dessein jusqu'alors tenu secret, mais désormais suffisamment avancé pour pouvoir s'exprimer en termes d'ultimatum : la substitution d'une Église à une autre.
V
Le langage, sa syntaxe, mais aussi la pensée discursive elle-même entraînent à *nommer,* c'est-à-dire à désigner par un *substantif,* et donc à *substantifier* ce dont on parle : c'est une commodité quasiment indispensable ; presque une nécessité. L'inconvénient inhérent à cette nécessité est de nous incliner sournoisement à croire que tout ce que nous nommons, tout ce que nous désignons par un substantif est une *substance,* c'est-à-dire un être qui subsiste en soi et non pas dans un autre, à la différence de l'*accident* qui ne subsiste que dans un sujet. Nous nommons par exemple l'attention, la mémoire, la grâce, la maladie comme autant de réalités individuellement subsistantes : elles ne subsistent que dans la personne.
9:806
La substance est la réalité permanente par laquelle un sujet demeure lui-même, quelles que soient les déterminations secondaires et adventices par lesquelles il se manifeste : c'est l'identité qui « demeure sous » les aspects multiples et les états successifs d'un être soumis au changement. Ces aspects multiples, ces états successifs, ou « accidents », n'ont pas une existence à eux qui s'ajouterait à celle de la substance pour la compléter, ils n'ont d'autre existence que celle de la substance elle-même.
Il était d'une grande commodité, pour le langage et le raisonnement, de *nommer* l' « Église conciliaire » comme si elle constituait une réalité substantielle. Mais l'inconvénient serait d'oublier qu'elle n'est point un sujet subsistant en face d'un autre sujet subsistant, en face d'une autre Église. Bien ou mal nommée, et quel que soit le sens que l'on donne à cette expression, l'*Église conciliaire* n'est qu'un état de l'Église catholique : l'accident d'une substance.
VI
Les deux Romes ont été désignées l'une comme « la Rome catholique, la Rome éternelle, maîtresse de sagesse et de vérité », l'autre comme « la Rome de tendance néo-moderniste et néo-protestante qui s'est manifestée clairement dans le concile Vatican II et après le concile dans toutes les réformes qui en sont issues » ([^3]).
10:806
Ces deux Romes ne sont pas substantiellement distinctes l'une de l'autre. Il n'existe que l'unique Rome, plus ou moins profondément atteinte par la « tendance néo-moderniste », comme un individu est plus ou moins profondément atteint par une maladie. Plus ou moins malade, l'unique Rome est celle du pape. D'ailleurs si par impossible il existait deux Romes subsistantes l'une en face ou à côté de l'autre, celle du pape serait forcément la vraie.
Dans la critique des résultats de Vatican II, l' « Église conciliaire » est la dénomination péjorative qui s'est le plus souvent substituée à celle de « Rome de tendance néo-moderniste ».
Son modernisme le plus manifeste, le plus général, à mon sens, est son manque de piété naturelle ou piété filiale, celle du quatrième commandement, la vertu annexe à la justice. L'Église conciliaire n'arrête pas de donner tort à l'Église du passé, de demander en son nom pardon aux protestants, pardon aux juifs, pardon aux musulmans, pardon aux pauvres, pardon aux noirs, pardon aux colonisés, pardon au monde entier. Elle croit faire acte d'humilité : elle fait acte d'impiété envers l'être historique de l'Église et envers nos anciens et nos pères dans la foi.
11:806
Par un aveuglement épouvantable, beaucoup d'évêques aujourd'hui s'imaginent accomplir une reconnaissance honnête et humble des torts du catholicisme quand ils frappent leur *mea culpa* sur la poitrine de leurs prédécesseurs. La piété naturelle les aurait instruits, elle leur aurait évité de méconnaître les trésors de doctrine, de sagesse, de culture qui nous étaient transmis et qu'ils ont méprisés, dans la croyance où ils sont que notre époque et les hommes de notre époque et le concile de notre époque sont les plus épatants qu'on ait jamais vus, en raison sans doute des merveilles du progrès et de la modernité. La religion du temps de l'informatique et du nucléaire leur paraît automatiquement plus humaine, plus évangélique, plus performante que celle des siècles supposés obscurs. C'est l'Église conciliaire : mais disons plus exactement c'est l'actuelle maladie conciliaire de l'éternelle et unique Église.
VII
Au cours de sa pérégrination temporelle, l'Église militante a plusieurs fois déjà saccagé sa liturgie, laissé en jachère sa théologie, méconnu sa propre histoire, étouffé son enseignement sous un verbiage suspect et creux, mais c'était l'Église, c'est elle, elle est là et non ailleurs.
12:806
C'est en elle et par elle que de génération en génération s'étend le miracle de la communion chrétienne : le même Credo, les mêmes sacrements, la même continuité hiérarchique ; la visibilité de la succession apostolique et de la primauté du pontife romain. Cahin-caha bien sûr et de crise en crise, chacune étant inédite, et surprenante, et d'un tragique sans précédent, mais toujours accidentelle à l'être substantiel de l'Église. Se représenter aujourd'hui une Église conciliaire comme distincte, la faire consister en l'Église visible du pape et des évêques au point que reconnaître leur juridiction, y demeurer ou s'y replacer devrait être tenu pour le signe visible de l'adhésion à la maladie conciliaire, voilà une conséquence exorbitante qui se trouverait nécessairement impliquée, il me semble, dans un concept d' « Église conciliaire » hypothéqué par une erreur philosophique, fût-elle inconsciente, sur la substance et ses accidents.
Jean Madiran.
13:806
### Remarques sur la censure
par Georges Laffly
IL SEMBLE qu'on ne lise plus guère l'œuvre d'Aldous Huxley, pas même son *Meilleur des mondes,* qui reste un des livres symptomatiques du siècle. On y trouve pourtant un trait essentiel, un moment masqué par les dictatures violentes, leurs massacres et leurs camps. Ce trait, c'est que dans un monde de haute technique, le pouvoir possède les outils de l'oppression douce, celle qui est pratiquement invisible pour le troupeau. Alors règne « le tyran-providence de l'Utopie » (préface de 1946).
Cela vaudrait la peine de voir, point par point, en quoi *Le Meilleur des mondes* avait non pas six cents ans d'avance sur la réalité, comme le pensait l'auteur, mais à peine un demi-siècle.
14:806
Nous y sommes, avec quelques abîmes en plus. On se contentera ici de regarder un seul des aspects de cette tyrannie douce, la censure. « Grande est la vérité, dit Huxley dans sa préface de 1946, mais plus grand encore, du point de vue pratique, est le silence au sujet de la vérité. En s'abstenant simplement de faire mention de certains sujets, en abaissant ce que M. Churchill appelle « un rideau de fer » entre les masses et tels faits ou raisonnements que les chefs politiques locaux considèrent comme indésirables, les propagandistes totalitaires ont influencé l'opinion d'une façon beaucoup plus efficace qu'ils ne l'auraient pu au moyen des démonstrations les plus éloquentes, des réfutations logiques les plus probantes. »
Les « propagandistes totalitaires » ont certainement utilisé la technique du silence, et laissé leurs peuples dans l'ignorance d'une bonne part de la réalité. Mais leur procédé favori est plutôt de mobiliser les hommes, de les passionner pour les jeter, enflammés, vers le but commun. De nos jours, les mouvements islamistes font un travail de ce genre.
La tyrannie douce, qui se présente comme démocratique (elle est même intransigeante sur ce point) hésite au contraire devant les mobilisations. Ce n'est pas sa manière. Elle préfère de beaucoup utiliser le silence, l'occultation, détourner l'attention. L'idéal, pour elle, c'est de faire taire certaines idées, d'étouffer certains sentiments sans que la plupart des gens s'en aperçoivent.
15:806
Cela n'est certainement pas une nouveauté. En je ne sais plus quel endroit de *La Chartreuse,* Stendhal note que les Jésuites avaient élevé Fabrice de telle façon qu'il ne lui venait pas à l'esprit de se poser certaines questions (sur la simonie, par exemple). Sans doute. Mais il faut dire aussi que cet ordre religieux ne faisait pas alors profession de libéralisme, et admettait très bien que toute société sécrète sa censure, sa part d'ombre. Nous affirmons au contraire que tout peut et doit être dit, qu'il ne peut y avoir d'interdit, de sujet réservé. Après quoi nous tirons les rideaux sur un certain nombre de faits et d'idées, comme cela s'est toujours pratiqué. La seule nouveauté est l'hypocrisie.
Il y a deux ou trois ans, une exposition sur la censure a eu beaucoup de succès. On s'esclaffait en pensant au procès de *Madame Bovary,* ou à celui des *Fleurs du Mal.* On s'étonnait que Sade ait été contraint à la clandestinité. Mais aucun article ne signalait qu'aujourd'hui aussi des livres sont interdits (les pamphlets de Céline par exemple) parce qu'ils soulèveraient l'indignation d'une part considérable du public. Très bien. On oublie seulement qu'une part tout aussi considérable et respectable du public, au XIX^e^ siècle, ne supportait pas l'érotisme dans l'imprimé. L'interdit est passé du sexe à la politique, grand changement, mais demeure une part interdite.
La censure se résume à ceci : « On ne devrait pas permettre de dire (d'imprimer) ces choses-là. » Quand un tel jugement recueille l'adhésion commune, quel que soit le contenu de « ces choses-là », les voilà condamnées à se cacher, à se camoufler, à ne circuler que sous le manteau.
16:806
Un groupe humain trouve sa cohésion -- une forme négative, mais utile de cohésion -- dans ce qu'il refuse, aussi bien que dans ce qu'il approuve. La cohésion positive, si j'ose dire, est évidemment supérieure : elle tend au respect, à l'amour. La cohésion négative développe la haine et, dans une période un peu agitée, elle pousse au crime. Elle est quand même une force. Et lorsque les dirigeants politiques ne se sentent pas en état d'obtenir l'adhésion populaire par le premier moyen, ils pratiquent le second.
Pour cela, il est toujours intéressant de savoir ce qui est censurable à un moment donné. En fixant l'attention publique sur ce point, un pouvoir peut mobiliser les masses à son service, ou détourner leur curiosité d'autres sujets. Et même si un tel effet reste hors de portée, les idées et les faits censurables indiquent ce qui est potentiellement dangereux pour le pouvoir établi, et qu'il tient en conséquence à neutraliser en limitant, autant que possible, la circulation du savoir sur ces sujets.
\*\*\*
Dans toute société, il existe une censure sur laquelle tout le monde s'accorde, à quelques exceptions près. Elle paraît aller de soi et on ne la discute pas. Notre temps qui ne permet plus qu'on lui parle de la mort (elle est devenue scandaleuse, inconvenante) supporte des doses d'obscénité qui auraient fait rougir les plus libertins, il y a un siècle. Le moindre kiosque de presse rivalise avec les « enfers » désaffectés des bibliothèques.
17:806
De tels changements traduisent l'entrée dans un monde nouveau. Ici, par exemple, il est net qu'on privilégie l'instant et qu'on sacrifie la mise en perspective du temps, et la durée. On parle beaucoup du long terme, mais personne ne le prend en compte. Cette transformation a pu être favorisée (mais non pas imposée) pour des raisons qu'Huxley avait notées : « A mesure que diminue la liberté économique et politique, la liberté sexuelle a tendance à s'accroître en compensation. » Si l'on applique cette loi, il faut conclure que notre liberté économique et politique est réduite au minimum. Et en effet nous ne sommes plus que des machines à consommer -- à consommer en particulier les idées toutes faites et les opinions garanties par le gouvernement, telles que les servent les télés.
\*\*\*
On peut assister à ce passage d'un système de censure à un autre sans très bien comprendre ce qui se passe. Ce fut le cas de Léautaud, cynique plein de candeur. Le 24 avril 1944, il apprend qu'il va recevoir une pension de l'Éducation nationale, dont Abel Bonnard était alors le ministre (c'est Jünger, on le sait maintenant, qui avait alerté Bonnard). Léautaud était vieux, privé de son travail au Mercure et méritait une aide. Il reçoit avec plaisir, mais avec étonnement, la nouvelle de l'aubaine et note :
18:806
« Ce sera assez drôle de voir pensionner, et sans qu'il l'ait sollicité, par la seule initiative d'un ministre, un écrivain immoral, anti-civique et anti-social comme je suis. »
Il est sûr que toute sa vie il a lancé les traits les plus féroces contre le patriotisme, les héros, la famille, la religion. La flamme du soldat inconnu et le culte de Jeanne d'Arc, en particulier, éveillaient sa moquerie. Voilà bien ce qu'on appelait un anticonformiste, et il pouvait paraître surprenant que « La Révolution nationale » protège cet écrivain. Mais Abel Bonnard ne pensait qu'à éviter la misère à un homme qui n'était nullement un danger social (et ne voulait pas l'être). Léautaud ne risquait pas d'empoisonner des foules qui l'ignoraient. Il y a aussi autre chose. L'auteur de *Passe-Temps* et de *Propos d'un jour* n'était nullement subversif dans l'ordre des choses et des valeurs qui se mettait en place depuis longtemps et allait triompher complètement. Les points où il se croyait audacieux et solitaire constituaient les nouveaux lieux communs. Désormais, c'est là-dessus que se fera l'accord social. Nous pouvons tous le constater. C'est le président de la République qui parle de « la force injuste de la loi ». Le Premier ministre se flatte d'avoir été du côté de l'ennemi pendant la guerre d'Algérie. Ce sont les évêques qui font l'éloge de l'homosexualité, ou de la foi de Mahomet. Etc.
Il va sans dire que ces promotions d'idées, hier subversives, qui deviennent idées reçues (adorer ce qu'on brûlait, et brûler ce qu'on adorait), s'accompagnent d'une transformation du système de censure.
19:806
Un conformisme nouveau, inverse, s'est rapidement solidifié. Le voilà aussi vigilant, aussi implacable que l'était l'ancien dans ses belles années.
Quand on a un peu connu l'atmosphère précédente, celle du système de conformisme antérieur, on s'étonne malgré soi de voir que certains faits horribles laissent froids des citoyens d'ailleurs modèles. C'est que ces faits ne sont plus perçus. Les cliniques-abattoirs de l'avortement, et ce qu'on a pu apprendre de la commercialisation des fœtus, ne suscitent vraiment le dégoût que dans une minorité. Le reste se conforte dans sa certitude d'être du bon côté, en montrant du doigt le petit nombre qui refuse d'approuver. Au mieux, on refuse d'y penser.
\*\*\*
A côté de cette censure fondamentale, à peine consciente (c'est sa force), il faut compter dans nos sociétés avec la censure de l'actualité, s'appliquant aux événements qui retentissent plus ou moins sur la vie de chacun.
« La politique est l'art d'empêcher les gens de s'occuper de ce qui les regarde », disait Valéry. Cela suppose un contrôle suffisant de l'opinion, mais la tâche des États, sur ce point, semble n'avoir jamais été aussi facile. La puissance des médias (entreprises énormes, donc peu nombreuses, et plus ou moins sous le contrôle de l'État) fait que l'opinion est aujourd'hui centralisée, unifiée, et ne reçoit qu'une information aseptisée.
20:806
L'esprit occupé à une affaire oublie les autres, ou même les ignore. Cette constatation simple fait qu'il suffit de trouver dans chaque moment difficile le dérivatif qui distraira la curiosité des masses. La France s'est enflammée ainsi pour l'affaire Landru pendant que les Alliés mettaient sur pied le traité de Versailles, si mal fichu qu'il nous mena vingt ans après à une seconde guerre mondiale.
On n'a pas tous les jours besoin d'une *muleta* de cette espèce, mais il n'est pas mauvais de regarder la « une » des quotidiens officieux. Quand ils titrent sur un fait anodin (rassemblement de chasseurs, nouveau plan pour la circulation) ou lointain (malheurs du Pérou, de l'Afrique du Sud etc.), il faut chercher l'événement intérieur, scandale ou échec politique, qui est ainsi *couvert,* et dont le choc sera affaibli.
Il n'est d'ailleurs pas difficile de dévier l'attention du public. Les hommes savent trop bien que le réel est désagréable. La réalité fait mal, c'est même pour cela qu'on cherche à l'écarter, et qu'on multiplie les pare-chocs. Et la réalité finale, c'est la mort, que l'on fait tout pour oublier, par le recours au *divertissement,* Pascal le savait. Tous ceux qui nous tendent un leurre capable de nous faire oublier les maux présents, ou les maux qui menacent, sont sûrs d'être suivis. On l'a déjà dit plus haut, la liberté sexuelle est l'un de ces moyens de dévier l'attention et l'énergie. Comme le dit Huxley, elle sert à faire accepter la servitude.
21:806
C'est dès l'enfance que le système étatique commence à former le futur citoyen, et à tracer les lignes frontières où l'on veut enfermer son esprit. En France, en particulier, l'enfant n'apprend pas à aimer le passé de son pays. Il apprend à en avoir honte. On ne doit pas rencontrer souvent ce cas d'un travail officiel, opéré par des agents de l'État, et ayant pour objet d'amoindrir la cohésion sociale. C'est ce qui se fait, et l'entreprise est poursuivie par films et feuilletons. Le seul jour un peu faste de notre histoire semble être celui où l'on donna l'assaut à une prison, avant de massacrer les vieux soldats qui l'occupaient. On en a fait la fête nationale. Ce jour-là, les Français se rassemblent dans une pensée commune.
Il n'y a pas d'espoir qu'on revienne sur tout cela. Le rideau de fer qui cache les idées interdites ne risque pas de se lever. Aussi longtemps qu'il faudra, cette censure travaillera à dissoudre « le fait français ».
\*\*\*
Empêcher certains raisonnements de se faire, certaines idées de naître est relativement facile. Modifier l'opinion sur certains réflexes psychologiques, de manière à les rendre haïssables, à faire croire qu'ils sont criminels, c'est une autre affaire.
22:806
Il semble bien que c'est ce que les instruments formateurs d'opinion ont entrepris avec la notion d'*étranger.* Le sentiment qui fait reconnaître un homme comme extérieur au groupe est frappé d'interdit. Or on a affaire là à une réaction invincible, spontanée. L'étranger, c'est l'homme du dehors, celui qui a d'autres manières de vivre, de manger, de prier, d'autres rapports avec les parents, avec les femmes, et un autre langage. Sa seule présence nous fait sentir notre appartenance à un groupe qui n'est pas le sien. Elle suffit à révéler qu'il y a « les nôtres » et « les autres ».
Cet étranger peut être honoré comme hôte. Il peut devenir l'ami, et un ami très cher, mais il restera d'une autre famille humaine. Tout cela est aussi ancien que l'humanité.
L'idéologie régnante (fondée sur l'égalité des membres du « village planétaire », et, au-delà de l'égalité, leur *similitude*) interdit la reconnaissance des deux groupes (« nôtres » et « autres »). Elle se présente comme progressiste et optimiste. Elle soupçonne cependant avec un noir pessimisme que toute reconnaissance d'un homme comme étranger entraîne la haine et le mépris à son égard et, suivant le mot vague que l'on emploie, suppose le « racisme ». Racisme est devenu un mot très flou.
On parle sans hésiter de racisme anti-vieux, ou anti-parisien, ou anti-motard. (Voir sur la dégradation et l'extension du mot les articles de Jean Madiran dans *Présent* à partir du 21 mars.)
23:806
Il est évident qu'il y a une erreur fondamentale dans ce jugement : découvrir qu'un homme est *autre* peut susciter au moins aussi naturellement la curiosité ; dans certains cas l'admiration etc. Mais l'idéologie n'en veut rien savoir, elle est décidée à trouver le « racisme » et à l'extirper.
Là intervient la censure. Elle a la capacité de refuser la représentation d'une part de la réalité, mais l'existence de cette réalité n'est en rien atteinte. La censure ne peut donc jouer qu'un rôle de tranquillisant momentané.
On le voit avec la manière dont nous sommes informés sur divers désordres dans les banlieues (ou à Paris avec l'agitation lycéenne). Les individus coupables d'incendies de voitures, de pillages de magasins, d'agressions contre pompiers et policiers sont désignés comme « jeunes ». Sans doute, il est rare de voir des octogénaires pratiquer ces activités. Mais faut-il les attribuer à tous les jeunes gens ?
L'écrit est abstrait. La télé, dans ses images, révèle que ces jeunes gens sont très généralement maghrébins. C'est justement ce qu'il importe de gommer. Donc, on les désigne comme tels le moins possible ; et même le mot « beur », à qui la presse s'était entendue à donner une note sympathique, est employé très discrètement. J'entends bien qu'il s'agit de ne pas alimenter le sentiment de rejet à l'égard de cette population. Mais pourquoi y aurait-il rejet ? Il faut regarder de plus près. La doctrine officielle est : il n'y a pas d'étrangers, ou ce n'est là qu'une apparence provisoire. D'abord, on les naturalise, ensuite on les intègre. Une intégration qui semble avoir peu de rapport avec celle que réclamait Jacques Soustelle.
24:806
En France, un homme quelconque peut être dit *intégré,* alors qu'il n'a abandonné ni sa langue d'origine, ou celle de ses parents, de ses grands-parents (écoutez, dans les rues), ni des coutumes exotiques (polygamie, égorgement du mouton, nourritures et fêtes particulières, etc.), ni souvent son patriotisme envers la terre natale, ou celle de ses parents. Pour dire qu'un individu est intégré, il suffit qu'il se tienne tranquille et respecte apparemment les lois. Intégration réussie équivaut à : pas de délinquance notoire. Nous sommes peu exigeants.
L'ennui, c'est que la délinquance, la violence, le caractère a-sociable sont plus souvent le fait de la deuxième génération que des immigrants directs, arrivant formés et adultes. Surtout quand ils viennent de la campagne. Les immigrants issus des bidonvilles d'Alger ou de Casa sont évidemment d'une autre sorte, et voient dans la France une riche terre à butin. Mettons à part cette catégorie. Il reste que le plus inquiétant est l'état de rébellion, de vie hors la loi, d'une portion notable de la deuxième (ou de la troisième) génération. D'autant que cette portion a tendance à grandir. Cela signifie l'échec de notre capacité d'intégrer, de former. Le modèle français ne tente plus, alors qu'il exerçait une forte attirance sur les précédentes catégories d'immigrés. Il est vrai que les nouveaux venus n'y mettent guère du leur.
25:806
C'est parce que cette situation existe et qu'elle s'aggrave qu'il ne suffit pas de gazer le vocabulaire. On l'a bien vu avec *beur,* mot au moins neutre au départ, et même pris favorablement. *Le Matin,* après je ne sais plus quelle marche sur Paris, titrait vers 82 ou 83 : « Coup de cœur pour les Beurs ». Il y avait là plus de rime que de raison, mais cela pouvait prendre. En moins de dix ans, il faut croire que le capital de sympathie a fondu. « Il est vrai que le mot de *jeune* peut se justifier assez souvent en ce sens que ces bandes comprennent des gens de peuples divers, y compris des Français de souche. C'est que nous laissons se créer en divers points une population qui, de fait, ne se rattache à aucune tradition. On en a la preuve tous les jours quand des adolescents qui ne se sentent pas vraiment adoptés et attachés ici retournent au pays des parents, Algérie, Tunisie, Maroc, et ne peuvent supporter la vie (ils se font très mal voir sur place).
Les enfants d'immigrés n'acceptent pas les lois et coutumes des parents, dont l'autorité est d'ailleurs affaiblie par leur incomplète adaptation à la vie du monde industriel. En même temps ces enfants n'ont la moindre perception de la culture française (au sens large : ils ne connaissent ni nos mœurs ni nos proverbes) ; ils s'obstinent à parler leur dialecte d'arabe, ou africain, mâtiné d'argot. Il serait optimiste de dire qu'ils sont en train de passer d'un monde à l'autre. C'est le cas de certains, c'est loin d'être général. La « culture » de ces adolescents, c'est la télé, le rock, la moto et le supermarché qui la leur donnent.
26:806
On voit la faible qualité humaine de cette « culture ». Ils admirent les vedettes du film, du foute, de la chanson, et quelques chefs de bandes.
« Le nihiliste méprise son père », dit Jünger, parlant du Pierre Verkhovensky des *Possédés.* Nous avons dans nos villes des pépinières de nihilistes. Ils ont l'air d'ignorer respect (à l'égard du faible, par exemple) et loyauté, *sauf à l'intérieur de la bande.* Il faut peut-être se demander s'ils ne reviennent pas au stade tribal, à l'état social où les membres du groupe se désignent comme « les hommes » (sous-entendu : les seuls véritables êtres humains), les autres n'étant que fantômes ou animaux, indignes de bénéficier des lois que « les hommes » respectent entre eux. Ma description peut être aventurée, mais je crois que c'est de ce côté qu'il faut regarder. En France comme dans le reste du monde, on a dans d'énormes agglomérations (New York comme Le Caire, Rio comme Shangaï... ou Alger) fait grandir des populations qui n'ont plus aucun lien avec les traditions, et les valeurs, du monde rural dont leurs pères sont issus. D'où ces regroupements en bandes qui réinventent la vie tribale, une vie tribale qui n'est pas conditionnée par la nature (le terrain de chasse, le parcours d'élevage...) ni par les divinités du groupe, mais largement rêvée à travers les films, les bandes dessinées, la légende des groupes musicaux.
27:806
Avec les Maghrébins, on est devant un cas particulier. Ils ont un horizon au-delà de la bande, et de la vie tribale. Le rêve de l'islamisme ou celui de la nation arabe, rêves aisément permutables, on a pu le voir récemment, imprègnent ces jeunes gens ardents et désœuvrés. Ceux qui croient combler cette attente avec des cartes d'électeurs socialistes sont des sots. Ce qu'espèrent les jeunes rêveurs, c'est un chef charismatique qui parlerait en leur nom et leur révélerait leur propre force (j'entends : non pas un Nasser ou un Saddam Hussein, un chef qui serait l'un d'eux).
\*\*\*
La censure des mots interdit de voir cette situation, et d'en peser les données. Elle est juste bonne à endormir l'électeur, qui ne demande que ça, et se satisfait du ronronnement des formules vides : *mal de vivre --* alors qu'il faut former à des métiers, et donner un but ; *rénovation des quartiers* -- à Vaulx-en-Velin, on venait de rénover ; *intégration --* alors qu'on n'en exige aucune marque réelle, même pas l'usage du français, alors qu'on n'inculque aucun respect, ni aucune amitié pour la France à ces jeunes gens, alors, pour tout dire, que nous ne formons pas des gens qui seront de plus en plus français, mais des gens qui le sont et le seront de moins en moins (même quand ils s'appellent Martin ou Duhamel).
La censure n'est donc pas un remède. Elle n'est en somme pleinement efficace que contre l'écrit. Gênant la diffusion de certaines idées, obstruant les voies de communication qui éveilleraient l'attention, alerteraient sur la réalité,
28:806
elle sert aussi à écarter certains écrits, certains auteurs, à les frapper d'interdit en somme. Et comme les livres ont aujourd'hui une vie brève, la fonction de censure est remplie, dans ce domaine.
Georges Laffly.
29:806
### Mensonges mortels sur l'Eau
*Les compagnons de la maltôte\
ou la compagnie des maltôtiers*
par Francis Sambrès
La «* maltôte *» est un impôt dont le nom vient de «* mal *» (au sens de faire mal) et du latin «* tollere *» : enlever. Les «* maltôtiers *» sont des collecteurs d'impôts, qui enlèvent en faisant mal.
QUAND L'ADVERSAIRE chausse tes bottes, te voilà nu ! C'est bien ce qui arrive dans le combat que nous menons, quelques-uns depuis si longtemps, *pour la défense du monde rural,* chrétien plus facilement parce que vivant à l'intérieur, par et donc pour la Création.
30:806
Les arguments venaient en foule pour persuader, les exemples foisonnaient pour démontrer, on pouvait choisir le ton, trouver des formules assassines. Je ne pense pas que nos cris de l'époque eurent la moindre influence. Il fallut que surviennent les accidents que l'on sait, les mutations monstrueuses, les catastrophes dites naturelles, les famines, les épidémies, ces nuages toxiques qui couvrent les villes, pour qu'on prenne conscience du problème.
Aujourd'hui, tout le monde fait la même analyse. On s'accorde à dire que la pollution est la menace de notre futur immédiat.
Nous avons dû subir les hystéries de mai 68, le ridicule des conquérants hirsutes du Larzac, les engagements des « communautés » gauchistes dans le combat rural, les pleureuses de la forêt d'Amazone ; nous avons entendu Cousteau et Tazieff se disputer les honneurs du discours écologique et ses retombées financières ; maintenant l'écologie est installée dans les palais gouvernementaux, les régions, les départements et même dans les cabinets des petits tyrans locaux que sont les nouveaux maires décentralisés, avec nos arguments, nos analyses et souvent nos formules.
31:806
Nous devrions nous en réjouir. Hélas ! Jamais le péril n'a été aussi grand, l'urgence aussi pressante qu'aujourd'hui où l'on nous répond « oui, oui, l'urgence est grande et le péril pressant, mais tout ira bien maintenant, nos services s'en occupent, avec l'accord de vos instances représentatives ».
\*\*\*
C'est ainsi que, le 15 mars 1991, la Compagnie nationale d'aménagement de la région du Bas-Rhône et du Languedoc (BRL) invitait le gratin de la région « à participer à la journée régionale de l'Eau, organisée avec les grandes collectivités territoriales et locales du Languedoc-Roussillon ». Le programme était chargé : deux ateliers parallèles le matin, chacun de deux séquences ; l'après-midi, séance plénière en deux séquences avec deux synthèses, l'une par le président du Conseil général, l'autre par le président du Conseil régional ; enfin une synthèse finale du préfet de Région, précédant la clôture par le président du directoire du BRL, puissance invitante. On avait appris la veille, de la bouche de Monsieur le Ministre, la naissance prochaine d'un impôt-robinet. L'atmosphère serait-elle lourde ? On attendait la présentation de la loi sur l'eau. Voici comment cela s'est passé.
Le BRL avait lâché une meute d'une trentaine de jeunes loups, en agneaux déguisés, toutes dents de sourire dehors. Ils s'ébattaient qui à recevoir, qui à renseigner, d'autres à présenter des documents, à tendre des micros.
32:806
Ils veillaient au bon déroulement des cérémonies et passaient s'il le fallait les petits gâteaux de l'apéritif. Leur mission était d'encadrer les décideurs présents pour leur offrir les bons offices de la Compagnie.
Et pendant ce temps où l'on faisait les jolis-cœurs, où l'on servait un « buffet » somptueux, dont profitèrent aussi quelque deux cents parasites professionnels qu'on ne vit qu'au manger et au boire, la Compagnie BRL, qui avait présenté en 1989 un bilan critique de ses finances, cherchait des millions pour « consolider » son capital et diminuer ses pertes futures, cherchait des clients à qui imposer ses capacités techniques auto-vantées à l'intérieur du monopole qu'elle détient sur le sujet. Il n'est bonne eau que du Bas-Rhône et de la Lyonnaise, sa commère.
Allait-on voir cet organisme proposer une politique de grands travaux où la prouesse technique prend le pas sur l'utilité effective et dont la finalité est plus la survie d'une compagnie pléthorique que le service du bien commun ?
« Le bien commun, c'est nous », disaient les élus politiques et les présidents -- presque tous socialistes -- enchantés de retrouver une expression dont ils pensaient peut-être à l'oreille qu'elle était d'origine marxiste.
Ils enchaînaient alors la litanie des mots magiques : solidarité, concertation, consensus, contribution commune à l'effort, syndicat mixte etc.
33:806
Il y avait des fonctionnaires, auditeurs et intervenants. Les plus malins étaient bien ceux qui avaient quitté la filière sage de leur corps d'origine pour aller chercher fortune dans les cabinets des Conseils généraux et régionaux. Vieux routiers des conciles laïques, complices, flatteurs, excellents résumeurs de textes abscons, guides de brouillards ; ils savent, comme Yubelblat de la SDN de Céline, glisser à la fin, dans le bafouillis général des options contradictoires, la simple résolution, la synthèse qui permet de clore les débats à son avantage.
Des « Parisiens », il y en avait deux : un inspecteur général de ministère au doux visage vide et souriant qui parlait comme un Démosthène en cours de rééducation, et pour ne rien dire. L'autre, attaché au cabinet d'un ministre, corédacteur de cette fameuse loi sur l'eau qu'on connaîtrait bientôt, était, lui, un affamé du pouvoir, du pouvoir central par lui exercé ; muni de lois, de règlements, de gendarmes à lui permettant de les appliquer. Il « faut une police de l'eau », vociférait-il.
Et pendant ce temps, terrifié par une semblable ardeur qui entraînait l'auditoire dans la voie des lendemains qui chantent, je pensais à l'eau de notre enfance. Celle qui chantait dans les sources mystérieuses protégées par les nymphes et le soin des paysans.
34:806
Celle qui était maîtrisée pour un bon usage, par les conseils locaux des ayants droit, un « tribunal des eaux », tel était son nom dans les huertas andalouses, qui pratiquait une justice équitable ; celle qui nettoyait, sans être polluée elle-même, les écuries d'Augias tant la vie rurale qui savait les fossés et les drains, les mares et les citernes, maintenait en l'état les ressources diverses et les mille capillaires des distributions.
Et c'est épouvanté que j'entendais défiler les mesures de la solidarité aqueuse : les projets de comptages, d'épuration, les transferts de ressources d'un bassin versant à l'autre, les projets d'adduction d'eau sale en parallèle avec le réseau d'eau potable.
Il me semblait voir l'assemblée de quelque soviet délibérant dans les années 30 sur l'aménagement de la plaine d'Ouzbékistan entre Amou-Daria et Syr-Daria. On y entendait les mêmes propos, les mêmes promesses, les mêmes certitudes de compétences techniques ; celles mêmes qui font aujourd'hui de cette plaine un pays ravagé et de la mer d'Aral disparue une catastrophe écologique majeure.
\*\*\*
Dans les propos qui se tiennent sur le sujet, je retiens celui qui me paraît le plus grave s'il venait à pénétrer les esprits :
« *Il n'y aura pas de pénurie d'eau ;. dans le sol profond de la terre sont cachés des milliards de mètres cubes d'une eau pure qu'il suffit de pomper.* »
35:806
Halte !
Les eaux profondes sont sacrées, elles ont un rôle éminent dans le jeu des mécanismes qui permettent à la terre de vivre ; il ne faut pas y toucher -- ou très peu, le moins possible. Il ne faut utiliser, et sagement, que les eaux de surface, celles des nappes phréatiques renouvelables, l'eau des paysans qui savaient l'empêcher de couler comme une folle vers la mer.
On nous présente un programme de grands travaux qui réjouit le BRL, l'EDF, la Lyonnaise des eaux, les présidents qui inaugurent. On va renforcer les barrages -- au besoin en construire d'autres -- on va creuser des tunnels et des canaux, élever des stations d'exhaure, de pompage, de distribution, d'épuration, mille réseaux aux vannes commandées par des appareils automatiques, des prisons modèles pour l'eau avec un corps de gendarmes. On parle du coût énorme de ces investissements. On prépare le citoyen à l'impôt qu'il devra payer pour cela. On cherche seulement la forme à lui donner pour qu'il soit avalé sans grogne ni rogne.
*On oublie de dire que l'aqueduc dit Pont du Gard a rempli ses fonctions d'adduction d'eau aux villes pendant quelque mille ans sans grand changement ni réparation et avec un entretien minime, amorti mille fois ;*
36:806
*on oublie que le canal du Midi* (*construit en dix ans à la pioche et au petit panier par une main-d'œuvre locale, paysanne, qui ne négligeait pas pour cela le soin de ses récoltes*) *a continué et continue ses jeux d'eau avec un entretien minime, amorti cent fois.*
On ne vous dit pas que la durée de vie des barrages modernes est incertaine -- on en connaît qui sont dangereux à 50 ans --, que les réseaux, souillés, colmatés, ne durent pas plus de 25 ans, que les usines et leurs appareils perfectionnés sont obsolètes au bout de dix.
On ne vous dit pas le coût d'une gestion programmée et de l'entretien d'une police de l'eau ; ni qu'il faut prévoir la réfection permanente des travaux, soit qu'ils apparaissent néfastes, comme c'est le cas de ceux que fit voici 20 ans sur ma commune le BRL (ils sont à l'envers !), soit qu'ils soient insuffisants, soit enfin que le « progrès technique », qui n'est qu'une mode passagère, impose une réfection totale comme cela se passe souvent.
Sait-on que la ville de Paris doit entreprendre la réfection totale de son réseau de distribution d'eau potable qui fuit de toutes parts et rejette avant usage dans les égouts dont il partage -- en haut du conduit, rassurez-vous -- les ouvrages, le quart des volumes mis à sa disposition. Ce réseau date -- paraît-il -- de 1945.
37:806
*C'est dire que la politique actuellement définie qui va nationaliser l'eau, après l'avoir volée aux paysans, sera coûteuse, inefficace et dangereuse, avec son poids de tyrannie, de stupidités, de libertés perdues.*
\*\*\*
Et pendant ce temps où les débats à la mode occupent le chaland, se poursuivent les coups tordus qui consolident les pouvoirs en place. On apprend que notre président de Région demande une enveloppe supplémentaire de 360 millions pour le PIM, cependant que la Cour régionale des comptes est saisie par la CEE pour juger du bon usage -- qui paraît même à la CEE douteux -- des sommes déjà distribuées ([^4]) pour la destruction du monde rural chrétien.
On apprend que « *la Région a une AME* » (Agence méditerranéenne de l'Environnement) où se mélange dans une structure associative le gratin habituel, commensal des banquets (appelés modestement buffets), porteur d'attaché-case, installé dans les fauteuils confortables de l'élite régionale.
38:806
Il s'agit de se concerter une fois de plus sur des questions qui font, hélas, l'unanimité de ceux que l'on consulte, dans une structure qui doublonne d'autres. On en profitera pour caser quelque chômeur de luxe, quelque naufragé des tempêtes électorales, quelque obligataire gênant.
Et dans le même temps, on apprend que le Conseil général du département vient d'acheter son sixième grand domaine, blessé, château et terres, par le « progrès » agricole. Cinq cents hectares. Il n'y aura plus besoin de Chat botté pour inventer les domaines du marquis de Carabas ! Un sixième château ! On installera une maison de l'environnement ; avec l'INRA on mènera des expérimentations sur les fruits du 4^e^ type qui sont les fruits sauvages des forêts de nos parents. Où y logera l'Observatoire de l'Environnement -- bidule qui existe déjà et qui n'est pas l'AME -- qui fait dans l'économie, la géographie et la sociologie. Ce sera, dit le Président, « un excellent outil de travail... nous allons pouvoir expérimenter dans le domaine de l'agrobiologie. On peut ici faire pousser le développement sur la base de l'environnement ».
A la tête maintenant de 10.000 hectares achetés grâce au produit d'une taxe dite verte de 1 % sur les permis de construire, voici la Commission de l'agriculture du Conseil général, devenue un des plus gros propriétaires de France et de Navarre, dégagée de toutes les charges qui firent plier les prédécesseurs, alimentée par le flot intarissable des impôts et des taxes, libre de toute responsabilité personnelle ;
39:806
prête à payer les folies, les échecs et les ébats sans qu'une voix ne s'élève, désormais bien installée la voie royale de l'agriculture socialiste, celle qui alimente grassement -- on le sait -- les Soviétiques ! Faut-il que la France rurale ait été riche pour permettre, après tant d'années d'erreurs politiques, autant de gaspillages, de gabegie. Ce n'est pas sans révolte qu'on voit dans les journaux la photographie de ces maltôtiers hilares vautrés dans les châteaux des temps anciens, alors que de jeunes agriculteurs, installés à crédit selon les conseils officiels, meurent de dettes, de faim, de désespoir et, comme me l'écrit un médecin breton, même sous tranquillisants, songent tous au suicide et se pendent parfois.
*Mars 1991.*
Francis Sambrès.
Précédents articles de Francis Sambrès sur les erreurs et mensonges officiels concernant l'eau :
-- Numéro II de juin 1990 : Les problèmes de l'eau.
-- Numéro III de septembre 1990 : La révolte de l'eau sera terrible.
40:806
## CHRONIQUES
41:806
### Regards sur une guerre
par Danièle Masson
#### Rue des Rosiers
Il régnait une curieuse atmosphère, rue des Rosiers, jeudi 28 février. Bien sûr, on fêtait Pourim -- « les Sorts », destruction ou salut -- en souvenir d'Esther qui sauva la communauté juive de l'extermination dont la menaçait Aman, favori du roi Assuérus. Et l'on fêtait aussi la victoire du Bien sur le Mal, autrement dit l'écrasement de la « quatrième armée du monde » par la Sainte Alliance de vingt-neuf pays coalisés. Je sentais bien le lien entre cette victoire et cette fête : cette victoire, c'était aussi, et peut-être surtout, celle d'Israël. Dans ce bastion juif au cœur du Marais, dans la librairie où l'on ne parlait que de la victoire, on me salua d'un « Bonne fête ! ».
42:806
On ne pouvait imaginer que, juive ou non juive, je ne participe pas à l'allégresse générale : Israël, c'était la figure emblématique de l'universel. Et d'ailleurs, pour le chabath précédant Pourim, les rabbins avaient institué la lecture d'une haftara particulière, qui relatait le combat du roi Saül contre Amalek ennemi type et symbole du mal, en référence à Aman, triste héros de Pourim. Saül « passa tout le peuple au fil de l'épée », mais épargna Amalek, et cette mansuétude lui coûta sa royauté.
Leçon transparente. *Amalek en face,* titrait *Information juive* de février, qui, sous la plume de Rachel Israël, emprisonnait l'actualité dans l'histoire d'Israël, d'Amalek à Saddam en passant par Hitler : « Des rescapés de la shoah... moururent étouffés... les gaz nazis, cinquante ans après, les avaient rattrapés. Étrange guerre... car elle livre de nouveau le peuple juif... au mauvais vouloir d'un Amalek génialement doué pour le mal. » Pratiquant allègrement l'amalgame, Rachel Israël diabolisait Saddam Hussein en le chargeant de la responsabilité d'Amalek et de Hitler : il incarnait ainsi, pour « le peuple de la mémoire », le mal absolu.
#### Une guerre surréaliste
La guerre du Golfe apparaissait tellement surréaliste que beaucoup n'y ont cru que la nuit du 17 janvier, bien qu'il fût peu probable que l'envoi de 200.000 puis 500.000 hommes eût pour but d'appuyer une diplomatie.
43:806
Quelle cause finale avait bien pu pousser les États-Unis à envoyer une armada aéronavale de l'an 2.000 contre une armée statique et lourde des années 60 ?
Le pétrole ?
« Nous sommes dans le Golfe pour le pétrole », disait crûment Nixon. Mais les Américains dépendent moins que l'Europe du pétrole du Proche-Orient. Et Saddam Hussein était prêt à leur vendre son pétrole plus honnêtement que le Koweit.
La liquidation d'un dictateur ?
Nul n'ignorait que Saddam Hussein n'était pas un tendre : son accession au pouvoir, en 1979, fut marquée par l'exécution de vingt et un membres de son cabinet. Étrange acte fondateur, qui n'empêcha pas l'Occident de l'armer, pour faire de l'Irak un bouclier contre la marée islamique.
Le droit ?
D'Israël en Palestine à la Syrie au Liban, en passant par la Turquie à Chypre, on avait, au Proche-Orient, l'embarras du choix entre les résolutions des Nations Unies piétinées et l'acceptation du droit des peuples à disposer des autres. Quant à l'annexion des Pays Baltes à la suite du pacte germano-soviétique, la communauté internationale ne l'a pas reconnue mais s'en est accommodée. Le lilliputien Koweit est un État artificiel et récent, créé par les diplomates du Foreign Office ; la Lituanie est une nation ancienne. Au nom de quoi l'invasion du Koweit serait-elle illégitime et illégale, et celle de la Lituanie illégitime mais légale ?
Sophocle déjà, dans le dialogue entre Antigone et Créon, avait montré combien légalité et légitimité étaient indépendantes l'une de l'autre, voire opposées l'une à l'autre. Le droit, aujourd'hui, est une arme aux mains de modernes pharisiens.
44:806
Le nouvel ordre mondial, concocté dans les loges par-dessus la tête des peuples ?
Brzézinski glorifiait « une guerre américaine à 90 %, à l'image du nouvel ordre international qui devait s'ensuivre ». Le franc-maçon George Bush a conduit sa guerre pour le Koweit, avec l'alliance de l'Arabie Saoudite, de l'Égypte, de la Syrie, tous maçonnisés à des degrés variables, alors que la maçonnerie est interdite en Irak, et peut-être faut-il voir là une des clés de la guerre du Golfe !
Mais les Américains sont-ils béotiens de l'Orient au point de n'avoir pas deviné que la déstabilisation de l'Irak déchaînerait les révoltes des Kurdes et des Chiites ? Ou plutôt, puisque eux-mêmes ont encouragé la révolte kurde, songeaient-ils que les intégrismes et les nationalismes exacerbés viendraient à bout du « dictateur sanguinaire » et rétabliraient « l'ordre » à leur place ? Ils n'ignoraient pourtant pas que l'Irak était, selon une belle formule, « une folie de Churchill, qui avait voulu réunir deux puits de pétrole que tout séparait, Kirkouk et Mossoul, en unissant trois peuples que tout séparait : les Kurdes, les Sunnites et les Chiites ».
A moins qu'ils aient poussé le cynisme jusqu'à vouloir ce désordre sanglant, pour que le nouvel ordre mondial parût une nécessité interne, et non imposé de l'extérieur.
#### Les visages et les masques
Car le cynisme marque cette guerre. Le livre de Salinger (*Guerre du Golfe : le dossier secret*) montre que, par les entrevues du ministre John Kelly et de l'ambassadrice April Glaspie, Saddam Hussein avait la certitude que les États-Unis n'interviendraient pas en cas d'invasion du Koweit.
45:806
Faux pas des Américains, commente Salinger. Faux pas si fréquents qu'ils ressemblent à des provocations, d'autant plus que les tentatives de médiations, en particulier celles du roi Hussein de Jordanie, furent curieusement sabotées.
Le cynisme va si loin que l'on a reproché à Saddam Hussein de n'avoir pas réussi au Koweit ce qu'Hafez el-Assad a réussi au Liban avec le fantoche Elias Hraoui : instaurer un gouvernement de marionnettes qui aurait fait appel à lui : « n'importe quel apprenti en démolition d'États voisins connaît par cœur ces manœuvres rudimentaires », commente Guy Sitbon (*Nouvel Observateur* 17 janvier).
Tout se passe comme si George Bush avait voulu cette guerre, comme s'il avait provoqué Saddam Hussein, ennemi sur mesure d'une guerre sur mesure qu'il ne pouvait pas perdre. Elle correspondait au tempérament du président le plus interventionniste des États-Unis, qui cherchait à en découdre : le jeudi 21 février, veille de l'ultimatum, Bush assistait à une représentation de « Black Eagles » célébrant de façon manichéenne et fruste l'héroïsme des pilotes américains pendant la Seconde Guerre mondiale. En outre, Saddam Hussein avait mal choisi son heure : l'arsenal de la guerre électronique était au point, et le désert d'Arabie servait d'exutoire aux armes destinées aux plaines de l'Europe centrale.
Qu'elle soit considérée comme naturelle, fruit inévitable des trois causes de discorde qui régissent les relations humaines : la compétition, la défiance, la gloire (Hobbes) ; comme divine, inscrite sur les frontières mêmes de la vie (Joseph de Maistre) ;
46:806
comme instrument de la politique, qu'elle continue par d'autres moyens (Clausewitz), la guerre correspond à la pente de l'homme, et ses causes avouées sont des masques que l'époque moderne a simplement rationalisés. Pour métamorphoser les raisons économiques de la guerre de Troie, l'enlèvement d'Hélène était plus poétique que le nouvel ordre mondial qui nous promet, levée sur la der des ders, l'aube claire de la paix. Comme disait Céline, « tous les assassins voient l'avenir en rose, ça fait partie du métier ».
#### Le retour des guerres saintes
Il est étrange que le désir de guerre de l'Amérique déracinée et déracinante se soit incarné sur une terre au passé immémorial ; terre de l'ancienne Mésopotamie où la tradition biblique situait le Paradis terrestre, arrosé par le Tigre et l'Euphrate ; terre de Chaldée, patrie d'Abraham, où s'organisèrent, dès la fin du premier siècle, des communautés chrétiennes. Terre aujourd'hui musulmane où les minorités chrétiennes sont plutôt mieux traitées qu'ailleurs ; où les chrétiens ont fourni à l'État irakien médecins, juristes, enseignants et cadres ; où Bagdad avait un séminaire, érigé l'an dernier en Université de théologie. On nous a sommés de mourir pour Koweit-City par le chantage de Dantzig. Mais on ne nous a pas demandé de mourir pour Beyrouth, et à cette mort, pourtant, nous aurions pu consentir.
Lors de l'exode kurde, Jean Daniel dit s'être « jeté sur les encyclopédies et les ouvrages spécialisés pour trouver une explication au mystère de la pérennité d'un peuple » (*Nouvel Observateur,* 4 avril).
47:806
La fascination exercée par les nationalismes étrangers sur la gauche cosmopolite est un curieux phénomène. On doute que Jean Daniel se soit jeté sur les encyclopédies et les ouvrages spécialisés pour trouver une explication au mystère de la pérennité du peuple chrétien du Liban. L'interventionnisme sélectif du nouvel ordre mondial, comme les passions et les indignations sélectives de l'intelligentsia, sonnent le glas de la chrétienté.
Et cependant, si Saddam Hussein n'est pas Saladin et si Bush n'est pas Godefroy de Bouillon, on n'échappe pas aux guerres saintes. Le désir de guerre s'est cristallisé en des mobiles pluriels et contradictoires, au point qu'on pourrait réunir une anthologie des prévisions erronées des journalistes.
Il serait sans doute simpliste de chercher la cause d'une guerre à la manière du chiffre d'un coffre-fort ; mais le flou, la versatilité des justifications de celle-ci ne sont pas de bon augure. Certaines métamorphoses, cependant, constituent quelques points de repère. Saddam Hussein avait fait la guerre à l'Iran pour l'accès à la mer. Puis il transforma son offensive en conflit religieux du sunnisme modéré contre le fanatisme chiite. Il a envahi le Koweit pour, entre autres raisons, l'accès aux eaux ouvertes du Golfe. Puis il a tenté de transformer sa guerre en guerre sainte : laïque et baassiste, il inscrivait « Allah Akbar » sur ses drapeaux.
Les démocraties, pour réussir de telles métamorphoses, sont mieux armées que les dictatures. Leurs guerres ne sont plus saintes, mais sacrées par le Droit. Bien avant que Maurras eût baptisé la démocratie « religieuse », les cités démocratiques de la Grèce ancienne avaient conscience de faire la guerre moins contre un ennemi véritable que pour une idée universellement bonne et universellement exportable :
48:806
« la liberté », imposée par la force. Cela leur donnait une formidable bonne conscience. « Aux démocraties, disait Démosthène, vous faites la guerre pour une portion de territoire ou des frontières... aux oligarchies, vous la faites pour le régime et pour la liberté. »
Selon Thucydide, la cause profonde de la guerre du Péloponnèse fut l'impérialisme d'Athènes, la démocrate, alors que l'on ne pouvait parler d'un impérialisme de la dictatoriale Sparte. A Samos, Lesbos, Corcyre, Athènes se mêlait des affaires intérieures des cités, et imposait par la force et la répression des régimes démocratiques analogues au sien. « Pas de liberté pour les ennemis de la liberté » : elle connaissait déjà cela.
Mais enfin, elle ignorait les guerres sur mesure, et perdit cette guerre qu'elle avait suscitée.
En revanche, pour que le désir de guerre américain pût paraître honorable, on avait forgé le mythe de « la quatrième armée du monde ». A la veille de l'offensive terrestre, on nous avait prédit l'apocalypse : « On se battra à coups de rayons laser ou de gaz moutarde, on tracera un trait d'union entre le médiéval et l'ultra technologique » (*Nouvel Observateur,* 14 février). L'apocalypse n'a pas eu lieu ; et les raisons invoquées sont bien dérisoires.
#### Une guerre pour Israël ?
George Bush n'a jamais cru à « la quatrième armée du monde ».
Et pourquoi, d'ailleurs, l'armée irakienne aurait-elle été la quatrième armée du monde, et non la cinquième ou la sixième ?
49:806
Si l'on s'interroge sur la mystérieuse troisième armée, on ne peut songer à l'armée israélienne. Il n'est pas impossible que le mythe de la quatrième armée ait été forgé pour faire croire que l'Irak, plus fort qu'Israël, était un danger mortel pour lui.
Or, Israël est l'enfant chéri de l'Amérique, qui ne saurait rien lui refuser.
*Le Nouvel Observateur* du 28 mars en donne les raisons actuelles. Dans une enquête attentive et studieuse, Jean-Gabriel Fredet et Martine Gilson apprennent aux lecteurs de gauche l'importance de ce qu'ils appellent « le lobby juif ». Malgré leur faiblesse numérique (2,5 % de la population), les juifs américains constituent une minorité puissante qui influence le législateur, mobilise les foules, possède des relais dans la presse et la télévision. Dans un pays où les media constituent un pouvoir autonome, et où les élections se succèdent à un rythme accéléré, les lobbies, écrivent nos deux enquêteurs, sont « un des rouages du système ». Ils assurent une stabilité idéologique dans un monde où tout change. Fidèle à l'esprit des Lumières, Elie Wiesel estime que la mission d'un lobby est d' « ouvrir les portes et d'éclairer les esprits ». Et il se félicite que les relations entre Bush et les juifs américains soient « une lune de miel ».
Filant la métaphore, Éric Laurent, dans *Information juive* de février, appréhende le maintien d'une présence militaire américaine permanente dans la région du Golfe : « Washington, dans un vieux désir de bigamie, aimerait se partager de manière plus équilibrée entre l'Arabie Saoudite et Jérusalem.
Mais ses craintes peuvent maintenant être apaisées. L'Amérique ne semble pas vouloir être ce gendarme du monde que certains craignaient et que d'autres espéraient. L'affaiblissement de l'Irak semble lui suffire.
50:806
C'est qu'il comble Israël, ainsi assuré sur son flanc oriental, comme il l'est, par la paix avec l'Égypte, sur son flanc sud. Quant à la Syrie, elle est liée à Israël par cette complicité qui unit, jadis, Hérode et Pilate, auparavant ennemis l'un de l'autre, et devenus amis entre eux le jour où ils se partagèrent la responsabilité de la condamnation du Christ. Israël et la Syrie se partagent le Liban, et la Syrie a payé le prix de la chrétienté libanaise par l'envoi de ses soldats auprès des coalisés : c'est ainsi qu'on devient une nation respectable.
Élie Wiesel félicite Bush de préférer une conférence régionale à une conférence internationale ! Le désir d'expansion qui a permis d'assimiler Saddam Hussein à Hitler lui paraît justifié quand il est celui d'Israël. Ainsi, *Information juive* de février fulmine contre des textes du maître de Bagdad qu'elle appelle son *Mein Kampf,* et dont elle n'extrait qu'une perle plutôt commune « L'Irak est trop exigu pour l'Irakien. » Mais qui s'insurge parce qu'Israël est trop exigu pour l'Israélien ?
L'ordre international n'a été qu'une tartufferie mais il a nourri, en Orient et en Occident, l'espoir de belles âmes naïves et d'autres qui feignent de l'être. Ainsi les clarisses du monastère de l'Unité de Yarzé (Liban), ferventes de Michel Aoun, écrivaient-elles lors de l'invasion syrienne : « Au moment où le monde entier se mobilise contre l'invasion du Koweit par l'Irak, on ne laissera pas tomber la dernière partie du Liban qui échappe à l'occupation syrienne et à ceux qui s'y sont ralliés. » Ainsi François d'Orcival, fervent du nouvel ordre mondial : « Saddam Hussein sera défait pour que naisse le nouvel ordre international garanti par la puissance américaine, ordre qui devra désormais interdire aussi bien la répression des Pays Baltes que l'annexion du Liban, au nom du droit des peuples. »
51:806
C'était espérer que le droit fût « l'armurier des innocents », selon la belle expression de Giraudoux. Alors qu'il a été taillé sur mesure pour l'intérêt d'un État.
Car la guerre du Golfe s'éclaire étrangement à la lumière de la remarque du *Nouvel Observateur :* « Les contacts entre l'administration Bush et le lobby pro-israélien se multiplient », confirmée par Robert Misrahi, qui dans *Information juive* de février se réjouit de « l'efficacité de la diaspora américaine ».
D'emblée, les débats sur cette guerre ont été faussés parce que se profilait derrière elle une autre : la Seconde Guerre mondiale. Ainsi les opposants étaient des Munichois, les médiateurs des collabos, et Saddam le nouvel Hitler. Au sein même de la gauche, le débat était vif entre Jacques Julliard : « Pas de vichysme-bis ! » et Régis Debray : « Ne me parlez pas de Munich ! » Et ce débat interne nous a montré à quel point les étiquetages de droite et de gauche sont obsolètes. Si nous nous sommes sentis plus près de Régis Debray que de François d'Orcival, c'est au nom de cette vérité dont Montaigne disait : « Je festoie et caresse la vérité en quelque main que je la trouve, et m'y rends allègrement, et lui tends mes armes vaincues, de loin que je la voie approcher. » Tout comme lui, nous n'attendrons pas, pour « festoyer » le vrai, de savoir en quelles mains il se trouve. Montaigne nous invite à fuir les ghettos intellectuels et les autarcies illusoires ; plus lapidaire, Clavel ne disait pas autre chose : « Je n'ai pas la vérité, c'est la vérité qui m'a. »
Les vérités forgées et non festoyées expliquent un autre aspect de la médiatisation de la guerre du Golfe : le spectre de la guerre chimique qui elle non plus n'a pas eu lieu. Mais ce spectre hantait le passé et le présent, et donnait au réel la dimension du mythe.
52:806
Les Anglais furent les premiers, pourtant, à avoir utilisé les gaz en Irak contre les civils kurdes insurgés, « avec un excellent effet moral » : dix mille morts. Mais c'était en 1920.
Aujourd'hui, les chambres à gaz, pierre angulaire, si l'on peut dire, de la Seconde Guerre mondiale dans la mémoire juive, réunissent Auschwitz et Tel-Aviv, et Élie Wiesel n'oublie pas de rappeler « la spécificité du génocide ». D'ailleurs ce mot ne suffit plus, depuis que l'on a parlé du génocide arménien ou vendéen. On l'a remplacé par holocauste, riche de connotations religieuses, mais trop grec sans doute. D'où la shoah, qui ne peut être appliquée qu'au peuple élu. Et les Scud faisaient planer la menace d'une nouvelle shoah. Pourquoi Saddam Hussein n'a-t-il pas utilisé l'arme chimique ? Par volonté ou par impuissance ? Si c'est par volonté, c'est qu'il n'était pas le fou sanguinaire dont les media nous imposaient l'image. Si c'est par impuissance, c'est qu'on nous a menti. Un scientifique de Haïfa, le professeur Aman Seginer, doutait que Saddam Hussein pût armer ses missiles Scud de longue portée d'ogives chimiques ; et le professeur Chantal Bismuth ironisait sur « le fantasme du gaz » (*Nouvel Observateur,* 14 février).
Pendant cette guerre surréaliste, la menace des Scud a pesé d'un poids plus lourd que les massacres réels, et traçait la frontière de l'indignation sélective.
Le plus important bombardement de tous les temps devenait une « guerre chirurgicale », un « boulot superbe », un « jeu vidéo », un « festival de futurisme », du « jamais vu dans l'histoire militaire ». (Je cite en vrac *le Nouvel Observateur, Valeurs actuelles...* et la *CRC.*
Françoise Giroud, qui sait blinder son cœur quand il faut, commentait ainsi le bombardement par l'aviation américaine d'un bunker bourré de civils :
53:806
« Depuis qu'il existe des bombardiers, on ne fait pas la guerre sans casser des femmes et des enfants aussi. » (*Nouvel Observateur,* 21 février.)
#### Honte aux vaincus !
Bref, les lyriques messies du Droit n'avaient pas d'états d'âme. Robert Misrahi, dans *Information juive,* traçait les grandes lignes de ce Droit sacré. La guerre des alliés, écrit-il, est « un acte de la réflexion distanciée et de l'intelligence rationnelle », au contraire des fascismes, qui aiment la violence pour elle-même. Cette guerre est « éthiquement juste », ajoute-t-il ; et il a soin de distinguer subtilement le point de vue « éthique » du point de vue « moral au sens étroit ». Car le sens moral s'accommode difficilement des dix-huit mille tonnes quotidiennes de bombes dont on sait aujourd'hui que 70 % ont raté leurs cibles, et donc atteint des civils. Pour la conscience morale, la victoire garde un goût de cendre.
Mais « l'éthique » s'accommode de tout, car elle est au service d'une justice raide et sans visage, d'une « liberté généralisable », des « démocraties qui conduisent les dictatures à leur terme et leurs chefs criminels devant les tribunaux ». Avec cette formidable bonne conscience, on fait les modernes Horace :
« Bush a choisi mon bras, je n'examine rien. »
L'éthique et le droit conjugués ont des allures glaciales de Thora et conduisent au manichéisme de « la guerre du bien contre le mal », selon l'expression de Misrahi, auquel fait écho George Bush, baptiste convaincu entouré de télévangélistes mormons et quakers : « Pour moi, les problèmes moraux sont résolus... c'est blanc et noir, le bien contre le mal. »
54:806
Par une connivence profonde que l'influence des lobbies ne suffit pas à expliquer, Israël et l'Amérique se retrouvaient dans le monde dur de l'Ancien Testament -- « Va frapper Amalek... fais tout périr, hommes et femmes, enfants et nourrissons, bœufs et brebis, chameaux et ânes » -- où le Nouveau -- « Va, et ne pèche plus » -- n'a pas encore jeté sa tendresse.
Monde manichéen où le bien et le mal n'ont pas pour critères des valeurs morales, mais la réussite ou l'échec. Ainsi, Émile Touati estime-t-il que la France « a joué et parié sur trois mauvais chevaux » en entretenant des relations particulières avec le Liban, l'Irak et l'OLP (*Information juive*)*.*
Lorsque Thucydide écrivait que dans la guerre « les motifs qui reposent sur l'honneur et le droit sont toujours moins décisifs que le simple dialogue de l'ambition et de la crainte », il ignorait que naîtraient les guerres idéologiques, meurtrières des âmes comme des corps, puisque les vaincus devraient comparaître au tribunal des vainqueurs. Il ne suffit pas de vaincre, il faut encore déshonorer les vaincus et leur mémoire. N'exige-t-on pas pour eux un nouveau tribunal de Nuremberg ?
Non, décidément, on n'échappe pas aux guerres saintes. Simplement, comme disait Céline, « la religion drapeautique remplaça promptement la céleste » ; mais il n'avait pas prévu que nous serions invités à nous battre pour des drapeaux qui n'étaient pas les nôtres.
Jean Daniel (*Nouvel Observateur,* 14 février), partagé entre ses amitiés juives et arabes, battait une coulpe ambiguë en dénonçant « les liens peut-être trop exclusifs, trop coupables, trop affectifs que la France, comme toute chrétienté, avait noués, en souvenir de l'Holocauste », avec Israël.
55:806
Dans cet « aveu », il s'agissait de culpabiliser « toute chrétienté » et, plus précisément, l'Église catholique, en lui faisant porter la responsabilité de crimes qu'elle n'avait pas commis, mais en suggérant sournoisement qu'elle en était complice, puisque sa volonté de conversion était subrepticement assimilée à « l'anti-judaïsme », lui-même confondu avec « l'antisémitisme ». Annie Kriegel elle-même, dans son livre *Israël est-il coupable ?* n'échappe pas à cette dérive, fustigeant « l'anti-judaïsme chrétien » du pontificat de Jean-Paul II, qu'elle croyait « voué à une inéluctable disparition ».
Israël a donné à cette guerre son caractère contradictoire et flou. Le peuple élu implique un peuple maudit, et c'est aujourd'hui le sort du peuple irakien. Microcosme du monde, Israël est persuadé et persuade que, là où se joue son destin, là aussi se joue le destin du monde. Ce qu'explique clairement Paul Giniewski « Les Juifs ne sont jamais que les premières victimes des fléaux qui finissent par frapper toute l'humanité. » (*Tribune juive* du 22 février.)
Israël, qui s'affiche aujourd'hui comme victime et vainqueur d'une guerre qu'il n'a pas livrée, se veut à la fois singulier et universel. C'est ainsi que se sont liés, dans cette guerre, avec paradoxe et cohérence, un conflit d'intérêts, un nationalisme exacerbé, et le mirage d'un ordre international mort-né, au service d'une nation qui se veut figure emblématique de l'universel.
*15 avril.*
Danièle Masson.
56:806
### Graves réserves tout de même sur le « Cholvy et Hilaire »
par Jean Dumont
Il faut revenir sur l'*Histoire religieuse de la France contemporaine* des deux auteurs ci-dessus. Certes, comme l'a écrit Matthieu Smyth dans le n° 2 de la *Nef* (p. 33), il y a parfois, dans les trois tomes de cet ouvrage, souci d'objectivité, équité et pondération. Nous ajouterons même pénétration et courage, notamment dans la description, assez réussie, de la dérive post-conciliaire. Nous avons nous-même cité utilement des mises au point de Cholvy et Hilaire dans un de nos récents ouvrages.
57:806
Mais il ne s'ensuit pas, comme l'ajoute Matthieu Smyth, qu'on ne puisse « critiquer le fondement » de ce travail.
Car il saute aux yeux que, dans son ensemble, ce fondement est partial et conformiste. Qui connaît la bibliographie de l'histoire religieuse de notre temps le remarque tout de suite : la bibliographie mise en œuvre par Cholvy et Hilaire écarte systématiquement certains types d'ouvrages. Et s'en tient, pour l'essentiel, aux ouvrages, très surévalués, de l'histoire religieuse démocrate-chrétienne et progressiste au pouvoir dans l'Église de France. En un délayage du bouillon déjà clairet offert depuis un demi-siècle par les illustrations de cette historiographie. D'Adrien Dansette à René Rémond (historien de la Droite qui n'en a pas compris grand-chose), de Maurice Vaussard à J.-B. Duroselle, à Jacques Duquesne et à Bernard Plongeron (celui-là véritable fanatique jacobin).
Passés sous silence.
Tout le reste est occulté. Systématiquement passé sous silence. C'en est presque hallucinant. Sur le catholicisme social, on n'a droit qu'à la synthèse vieillie et orientée de Duroselle, mais non aux plus récents et complémentaires ouvrages du chanoine Catta, de Xavier Vallat et d'Amédée d'Andigné.
58:806
Sur Lamennais on n'évite pas de se voir assener le Jean Lebrun de *la Croix* et d'*Esprit,* mais le classique Michel Mourre est retiré du menu. Sur la papauté des XIX^e^ et XX^e^ siècles passe à la trappe, aussi, le fondamental *Siècle sous la tiare* de ce spécialiste indiscutable qu'est Charles Ledré : ses analyses risqueraient de déranger mennaisiens et modernistes. Sur la Révolution, on suit docilement le jacobin Plongeron ; de quoi se plaindrait-on, puisqu'il y a eu « des martyrs dans l'un et l'autre camp » (tome I, p. 27) ? Pas un mot des mises au point de Jean de Viguerie (déjà connues en milieu universitaire avant 1985), ni de celles du signataire de ces lignes parues en 1984. Pas plus que des innombrables mises au point d'auteurs ecclésiastiques précédents, telle la *Révolution française* de Mgr Freppel, évêque d'Angers, réimprimée sans cesse de 1889 à 1939. Sur l'affaire Dreyfus, on n'a droit qu'à des auteurs juifs... et à un catholique dreyfusard. Sur l'histoire de la Démocratie chrétienne il ne nous est permis que celle, favorable, de Vaussard ; pas celle, critique, de Havard de la Montagne. Sur les prêtres-ouvriers, on n'a pas droit au classique Pierre Andreu, exactement d'époque et pourtant récemment réédité. Les ouvrages retentissants de Madiran sont purement et simplement passés sous silence. Il en est de même de ceux, également marquants pour la période, de Jean-Marie Paupert.
59:806
Une pseudo-menace\
de jeunesse unique.
Le résultat de cette castration systématique, en dépit d'efforts discontinus d'objectivité, est non seulement la pâleur et l'ennui d'une histoire émasculée, mais aussi -- et c'est beaucoup plus grave -- de grosses erreurs. Ayant été témoin direct des faits nous pouvons, par exemple, nous inscrire en faux contre une imputation que Cholvy et Hilaire ont trouvée dans leurs auteurs démocrates-chrétiens à la fois mal informés et partiaux. Cette imputation, annoncée par un coup de clairon dès l'histoire des années 1930, est que « l'Action catholique a écarté, en 1942, la menace d'un totalitarisme de type fasciste caractérisé par la jeunesse unique » (tome III, p. 36). Cette menace aurait commencé, précise-t-on ensuite, par l'action du « ministre Pucheu, en 1941 », puis aurait continué par celle du « secrétaire général adjoint à la Jeunesse, Georges Pélorson », notamment par la création en 1942 des « *Équipes nationales* »*.*
Si, comme nous l'espérons, MM. Cholvy et Hilaire nous lisent, qu'ils veuillent bien noter les faits suivants par lesquels cette imputation est réduite à néant. Et dont le rappel rétablit la vérité, sur un point tout de même important de l'Histoire contemporaine.
60:806
Premier fait : ni Pucheu, qui rejoindra bientôt l'Afrique du Nord libérée (voir ses *Mémoires* non cités), ni son chef de cabinet chargé des questions de Jeunesse et des rapports avec l'Église n'ont jamais eu l'idée d'imposer une jeunesse unique de type totalitaire. Il faut savoir, notamment, que ce chef de cabinet, André Chérier, ancien avocat comme le cardinal Gerlier, était l'ami de celui-ci et avait eu longuement l'occasion de traiter avec lui des problèmes de la jeunesse lorsqu'il fut en 1940-1941 délégué régional à la Jeunesse -- très libéral -- à Lyon. Deuxième fait : lorsque Georges Pélorson devint secrétaire général adjoint à la Jeunesse, en 1942, il choisit comme directeur à la Formation des jeunes, poste clé, un catholique de tradition, tout à fait incapable, lui aussi, de concevoir et d'imposer à l'Église une jeunesse unique : le futur député vendéen Henri Caillemer. Troisième fait : les « *Équipes nationales* » avaient été conçues pour être, et furent, une organisation de service social de la jeunesse (notamment dans les déblaiements lors des bombardements) ; en rien une instance unique de contrôle politique (nous fûmes un de leurs créateurs).
A l'Hôtel Matignon, chez Laval.
Quatrième fait, qui confirme tout ce qui précède et, à lui seul, jette à bas toute l'imputation : le chef du gouvernement lui-même, Pierre Laval, manifesta clairement que la jeunesse unique n'était en rien au programme.
61:806
Ayant convoqué à Paris, à la fin du printemps 1942, les responsables du secrétariat à la Jeunesse et les chefs des mouvements de jeunesse agréés (et subventionnés), dont le scoutisme catholique, masculin et féminin, et les *Compagnons de France,* il ne prononça même pas, devant eux, le mot unification. A l'Hôtel Matignon où il les reçut, il ne s'intéressa qu'à ce qui pouvait être concrètement utile à la population, de la part des organisations de Jeunesse : par exemple les centres d'apprentissage et de formation de la direction du Travail des jeunes. Et la seule proposition personnelle qu'il fit aux chefs de la jeunesse fut de les prier de remplir des postes de sous-préfets et de secrétaires généraux de préfecture, le pays ayant grand besoin, dit-il aimablement, d'administrateurs dévoués et actifs comme ils l'étaient. Nous pouvons témoigner de tout cela, ayant été du voyage, comme chef de mouvement agréé, dans le même compartiment du wagon spécial qu'occupait, entre autres, le général Lafont, chef des Scouts de France.
Les bonnes idées d' « Idées ».
La prétendue menace de jeunesse unique n'a pu être inventée que par des « témoins » abusifs, cherchant à faire valoir leur « résistance ». Nous défions qu'on en donne la moindre preuve institutionnelle concrète.
62:806
Il n'y eut même pas simple rêve d'une jeunesse unique, de la part des doctrinaires de la « Révolution nationale » de Vichy. Il suffit, pour s'en assurer, de se reporter à la revue de ces doctrinaires, *Idées.* Les études qui y sont consacrées à la jeunesse, pendant toute la période de la prétendue menace, en décembre 1941, octobre et décembre 1942, août 1943, février 1944 se réfèrent toujours à des mouvements de jeunesse jouissant « de la plus large autonomie quant à la doctrine et quant à leur action » (octobre 1942, p. 38). Dans le concret, le pouvoir supprimera même les écoles de cadres de la jeunesse, pour porter tout son effort sur les « Centres de jeunes travailleurs » et les « Maisons de jeunes », instances de rencontre et de service des diversités. Et *Idées* terminera, en février 1944, par faire l'apologie de la formation profonde que recevaient « les Routiers du scoutisme français et les militants de l'Action catholique, l'A.C.G.E ». Concluant : « Cette formation se suffit à elle-même. Elle prépare des garçons à s'intégrer toujours mieux dans les communautés naturelles ; ces garçons et leurs aînés s'entraînent à défendre un certain nombre de valeurs permanentes. Au moment de l'offensive communiste, peut-être pourrons-nous compter sur eux » (p. 46). En fait, à Vichy, on était donc aussi prévoyant, et clairvoyant, qu'accueillant, s'agissant de la jeunesse. Les pouvoirs de la Libération en auront bien conscience eux-mêmes puisque le dernier commissaire général à la Jeunesse,
63:806
Maurice Gaït, sera le seul responsable de Vichy de niveau ministériel à passer régulièrement ses pouvoirs, dans son bureau, à son successeur de la Libération, Jean Guéhenno.
Cascades de « pataquès ».
Mais toute l'information recueillie par Cholvy et Hilaire, sur ce sujet de la jeunesse dans les années 1940-1945, fait éclater une aussi évidente ignorance qu'à propos de la prétendue « menace ».
Les futurs *Compagnons de la Chanson* sont, par exemple, assimilés par eux aux *Compagnons de France* (tome III, p. 86). Alors qu'en fait -- sous le nom initial de *Compagnons de la Musique* ([^5]) -- il s'agissait d'un groupe festif des *Chantiers de la Jeunesse.* Lesquels, forme éducative du service militaire obligatoire, n'avaient rien de commun avec le mouvement d'affiliation volontaire des *Compagnons de France.* Autre *pataquès,* en sens inverse : l'École d'Uriage est dite par Cholvy et Hilaire « école des cadres des *Chantiers* » (tome III, p. 109). Alors qu'elle était l'école nationale des cadres du secrétariat à la Jeunesse, n'ayant rien à voir avec les *Chantiers.* Ces erreurs ne sont que pittoresques, mais manifestent le peu de sérieux du « fondement ».
64:806
Sur d'autres sujets, d'autres erreurs, outre d'être ridicules, sont plus choquantes. Comme celle qui ne fait traiter de la *Contre-Réforme catholique,* de l'abbé de Nantes, que par deux nouveaux *pataquès.* Le premier (p. 337) qui l'intègre, comme « proche d'elle », à la *Fraternité Saint-Pie X* de Mgr Lefebvre. Alors que la première n'a cessé, et ne cesse, d'attaquer la seconde. Le deuxième *pataquès* est plutôt déshonorant : il classe (p. 438) la *Contre-Réforme catholique* parmi les sectes purement aberrantes comme les sectes guérisseuses ou celle du Christ de Montfavet. Assimilation inadmissible, les membres de la *Contre-Réforme* étant reconnus comme des interlocuteurs catholiques authentiques, notamment par le P. Gitton du *Centre Montmartre.*
Graves manques.
Bien des choses, aussi, manquent dans cet ouvrage, pour qu'il soit objectif. Il dénonce l'antisémitisme d'Action française, mais il glorifie le commandant d'Estienne d'Orves, héros de la Résistance, sans noter qu'il fut lui-même un antisémite d'Action française, comme en témoigne le pamphlet dans ce sens qu'il avait rédigé et que sa famille a publié après guerre, avec ses autres papiers. Il dénonce la discrimination antijuive de Vichy, mais il omet de noter que la Résistance elle-même appelait souvent à la même discrimination, y compris de la part de ses membres juifs.
65:806
Ainsi Mendès-France note dans son *Journal de guerre* qu'en 1943 l'O.C.M., l'une des plus importantes organisations de la Résistance, avait rédigé sous la signature de son chef d'origine juive Blocq-Mascart, un projet de statut des juifs pour l'après-guerre qui les frappait d'un *numerus clausus* dans beaucoup de professions et fonctions.
Cholvy et Hilaire ne peuvent être justes à l'égard de l'épiscopat français sous l'Occupation, en maniant une information aussi fautive ou unilatérale. Ils se moquent par exemple des déclarations épiscopales de douleur devant les bombardements alliés, des 13 février et 1^er^ mai 1944 (p. 111). Sans noter qu'au même moment un résistant aussi incontestable et informé que le colonel Rémy exprime la même douleur et constate que l'opinion se retourne alors dangereusement contre les Alliés. En fait les évêques exprimaient alors le sentiment général.
Autre remarque : tant qu'à faire une *Histoire,* autant ne pas omettre ses charnières essentielles. Or manque, dans cette *Histoire religieuse de la France contemporaine,* la mention de ce qui fut à l'origine de nombreuses conversions de catholiques (et de non-catholiques) à l'hitlérisme : la publication, par un des plus notables écrivains catholiques, ancien prix Goncourt, Alphonse de Châteaubriant, d'une vibrante apologie catholique du nazisme, la *Gerbe des forces* (1937).
66:806
Multireligion comme multipropriété.
Enfin, mêlant à l'histoire catholique l'histoire protestante, l'histoire juive et même à la fin l'histoire islamique, maçonnique, voire bouddhique, Cholvy et Hilaire font de la multireligion comme il y a de la multipropriété. On se surprend souvent à ne plus savoir chez qui l'on est, à ne plus savoir si on lit une page consacrée à l'Église catholique, ou à telle dénomination protestante ou de tendance juive. En une sorte d'œcuménisme éclaté en complaisances, qui tend à donner raison aux réserves de Mgr Lefebvre sur ce point. Car pareil œcuménisme aligne forcément le catholicisme sur le reste. Rien n'ose plus émerger de cette bouillie fraternelle. Inquiétant avertissement.
Jean Dumont.
67:806
### Lettre à un fils sur l'économie de l'entreprise
par Francis Sambrès
Mon Cher Fils,
Hier tu me disais le succès de tes entreprises, l'augmentation de leur volume, l'étendue grandissante de leur aire, la régularité de leur marge bénéficiaire, et je te revoyais, enfant, refusant qu'on te tînt la main, parti gambader dans des aventures extrêmes avec cette santé violente qui te faisait tout oser. Tu n'étais que plaies et bosses !
Tu n'acceptais pas non plus les conseils qu'on pouvait te donner. Je n'ai jamais su si tu devais cette fâcheuse disposition aux gènes reçus ou à l'inadéquation de leur formulation. Nous pouvons maintenant, tous les deux, en sourire.
68:806
C'est pourquoi, au soir de ma vie, je voudrais te dire ce que j'ai appris sur l'entreprise.
Je sais qu'il existe des théoriciens savants qui ont étudié la chose dans les livres et ont prétendu connaître le sujet. Ils en parlent avec une suffisance extrême et la même assurance que les médecins -- ceux de Molière et les nôtres -- qui parlent de la maladie, sans parler de la santé parce qu'ils n'en connaissent pas la nature et la définissent par l'absence de maladies déclarées.
Comme s'il n'y avait qu'un modèle de santé, un standard, alors que tout -- et la recherche génétique aussi -- confirme l'unicité de l'individu et sa façon personnelle de fonctionner, malgré tous les efforts qu'on peut déployer pour, dans sa jeunesse, le couler au moule et façonner sa conscience aux règles de L'idéologie au pouvoir. On nous explique aussi que la nature du métier influerait sur l'homme qui l'exerce. Il y aurait des métiers nobles qui conduiraient les médiocres aux exploits et des métiers ignobles qui réduiraient à néant les qualités naturelles les plus belles. Rien n'est plus faux. Tout au plus est-il plus facile de briller là qu'ailleurs et la sagesse populaire le disait qu'il n'y a pas de sot métier, mais seulement de sottes gens. Bien ramasser les poubelles n'est pas plus facile, nous le savons tous deux, que bien construire une maison, ou bien rempailler sa chaise ou tenir réunion publique.
Il est maintenant, certes, plus difficile qu'avant de définir exactement le métier qu'on exerce. Rares sont ceux où l'on parvient encore à la riche plénitude de l'œuvre.
69:806
Si jadis l'apprentissage était conçu comme l'acquisition progressive -- par petites parties successives -- d'un métier complet qu'un chef-d'œuvre couronnait, la spécialisation d'aujourd'hui, les règles de classe que l'homme d'aujourd'hui s'est laissé imposer, limitent l'expérience que l'on peut acquérir à une toute petite partie d'un tout dont on voit bientôt le bout de l'horizon fermé.
C'est cela qui explique les si nombreux échecs de ceux qui, poussés par de légitimes ambitions, obtiennent un avancement peut-être mérité, mais qui les change de catégories ; le fameux principe de Peter dont vous riez souvent et qui pourtant ruine les entreprises vieillissantes et explique l'inefficacité de l'administration.
C'est aussi cela qui explique l'incroyable tristesse des gens qui travaillent dans le bruit et dans la fureur ; ils ne peuvent plus chanter, comme, encore, dans les pays primitifs, chantent tous ceux qui travaillent ; même (et surtout) les esclaves.
\*\*\*
Malgré ces évolutions funestes, les entreprises d'aujourd'hui restent des organismes vivants qui suivent les lois générales de la vie organique -- elles naissent, grandissent et meurent -- quels que soient les qualités des hommes qui y participent et les soins dont elles sont entourées. Leur durée de vie est variable, mais tend à se réduire. Il n'y a plus guère de métiers transmis de père en fils pendant de longues générations à l'intérieur d'une structure.
70:806
Le chef d'entreprise et ses conseils ne sont donc responsables que des mesures qui accélèrent ou qui ralentissent le processus ; le schéma évolutif est absolu.
Les entreprises naissent de la conjonction d'un homme et d'une opportunité, grandissent de bric et de broc en s'efforçant de corriger la trajectoire dérivante tant par l'apport humain nouveau que par l'évolution de la conjoncture, voire de la mode ou de la pression obsessionnelle de l'État sur les libertés ; elles meurent de mort brutale par les erreurs grossières d'appréciation ou sous les féroces tornades économiques ou tout simplement de vieillesse, de sclérose avec l'affaiblissement des hommes et la routine qui bouche les artères.
Tu vois bien dès lors que le point délicat pour toi aujourd'hui est la croissance de ta jeune entreprise à laquelle tu te sens condamné par le nombre des opportunités qui passent à ta portée.
Lorsqu'on a le vent en poupe, des structures légères de commando, des équipages de rezzous, on perçoit fort bien la faiblesse agonisante de certaines organisations installées trop lourdement qui cherchent du sang neuf, ou de celles qui n'ont pas l'audace, le culot d'aventure et qui voudraient bien se ranger derrière un chef de guerre ; de même certains groupes florissants commencent à savoir ton existence et surveillent tes ébats -- acheteurs ou vendeurs -- prompts à saisir l'occasion d'un faux pas qu'ils auraient sournoisement provoqué, pour t'attirer dans une orbite vassale ou bien faire exploser tes ambitions jugées dangereuses.
71:806
Une analyse qui s'arrêterait à la mesure des forces actuelles de l'entreprise et à celle de l'intérêt attendu de son extension serait bien sommaire. C'est pourtant celle que génère le slogan banquier de l'investissement et de la croissance à tout prix. En réalité, là comme ailleurs -- et surtout dans la vie paysanne -- l'interdépendance des causes apparaît clairement tant sont nombreux les paramètres les plus divers qui interviennent ; chacun des agents humains faisant sa propre analyse finale bien différente de la tienne, pourtant sur le même objet ! Le nombre d'inconnues, de variables, est tel qu'il enrichit considérablement l'intelligence de celui qui veut étudier le problème du projet en connaissance de cause.
Si la réussite de l'affaire dépend du nombre et de la qualité des éléments exactement pris en compte, il en est quelques-uns qu'il ne faut jamais négliger.
L'État est toujours le partenaire de nos actions, son emprise croît tous les jours. Pour effectuer un contrôle tatillon, voter des lois assorties de décrets d'application retors, diriger une politique générale incertaine qui pèse sur la conjoncture, assurer plutôt mal des services généraux que n'importe quelle médiocre entreprise privée servirait mieux et à moindre coût, l'État et ses affidés non seulement s'installent à plus ou moins 50 % dans les résultats de ton entreprise, mais aussi à un taux élevé sur la valeur de l'outil ainsi créé, sur les salaires que tu donnes et sur les propres fruits que tu peux tirer de ton travail.
72:806
Il faut donc savoir que l'État est par définition l'associé à 50 % au moins de tes affaires -- sans compter, bien sûr, les gabelles et autres impôts indirects ! Il est assis invisible à la table de ton conseil et représente sans doute la majorité (et dans certains cas la presque totalité). Le capitaliste des caricatures avec le chapeau gibus et le gros cigare, c'est lui ! L'augmentation du volume des affaires, du nombre de salariés, des établissements bâtis éveille son appétit, alors que tes petites transactions d'avant, pour bénéficiaires qu'elles aient pu être, le laissaient presque indifférent.
Amateur de capital, gourmand de revenus, l'État ne se nourrit pas que d'argent. Il se goinfre de papiers ; il mange aussi ton temps qu'il dévie de ses objets naturels et qu'il force à consacrer aux lois qu'on est censé ne pas ignorer, aux déclarations innombrables et aux états néant, clefs de voûte du système.
Se pose alors le problème d'échapper aux excès de ce bouffi. Chercher à le tromper est s'exposer aux pires désagréments, contrôles et amendes ; dans les erreurs que ses agents relèvent sur les comptes qu'ils viennent périodiquement vérifier, ne sont pardonnables que celles qui sont faites de bonne foi ; c'est souvent difficile à plaider et d'usage fort risqué, la morale en est aussi atteinte.
73:806
Il reste à utiliser à ton profit les erreurs monstrueuses que l'État commet dans sa production insensée de lois et décrets, à te glisser dans ses contradictions. C'est un exercice bien difficile qui demande une sorte de génie qui s'y consacre entièrement. La sagesse consiste à ne jamais perdre de vue la force du pouvoir et sa part qui, quel que soit le régime, ne cesse en fait de grandir, savoir aussi son immoralité patente. Ce n'est pas un partenaire loyal, c'est un glouton qui peut toujours s'abriter dans le bunker du bien public qu'il prétend représenter.
\*\*\*
Venons-en maintenant aux finances qui sont devenues, hélas, la cause matérielle de tout et la cause finale de toute notre civilisation. Leur culte a tout envahi et réduit l'homme à les servir ou à rester en marge, comme un lépreux. Cette tentation que l'argent exerce n'est pas nouvelle ni le propre du XX^e^ siècle, c'est vrai, mais son installation comme clef de voûte d'un système économique et d'une organisation sociale n'a pas été le fait de grandes époques de la civilisation humaine. Il faut se rappeler que les métiers d'argent étaient interdits aux âmes nobles tant on savait -- l'Église savait -- le péril qu'elles encouraient en l'exerçant.
En ce qui te concerne, le problème est simple : l'extension du volume de tes affaires va déterminer une augmentation de tes besoins d'argent. Chiffrer ces nouveaux besoins est chose délicate ;
74:806
la méthode qui consisterait à prévoir que leur croissance suivrait la courbe de ton chiffre d'affaires est mauvaise, car tu oublies que la nature même de ton extension va entraîner -- nolens volens -- des mutations dans tes affaires actuelles et ce qui était maîtrisé hier risque de l'être moins bien aujourd'hui, des correctifs devront être effectués afin de revenir à une situation saine qui est, quoi qu'on en dise, la suppression progressive de l'endettement. Il faut résister à tout prix aux sirènes bancaires qui ont perfectionné, depuis Shylock, leur discours. Avec le secours des économistes en chambre, des experts professeurs, on réussit à persuader le chaland qu'il a intérêt à emprunter, on lui présente un étalage de produits bancaires séduisants, ornés de slogans publicitaires et de sourires toutes dents dehors. Ils vous disent : je finance votre développement, donc développez-vous, sinon mourez ! On voit bien comment en réalité cela se passe en milieu rural détruit par le Crédit Agricole -- pourtant mutuel et conçu et géré par des agriculteurs -- on voit aussi, dans l'industrie et le commerce, combien est devenu fragile le tissu des petites et moyennes entreprises qui ont financé leur développement avec l'emprunt, toujours insupportable dans ses taux et l'aveugle brutalité de ses exigences. Antonio sans sa belle Portia aurait perdu une livre de chair !
D'autant que tout le monde, n'a pas la sagesse de maîtriser les dépenses d'apparat qui assurent le standing auquel on se croit condamné -- avec l'or des sièges sociaux, les embauches de luxe, le train de vie tel qu'il est défini selon les normes mondaines.
75:806
Ces choses-là qui devraient être au chapitre des coupables emprunts de consommation sont prétendues frais généraux et absoutes de toute critique puisque le fisc les encourage au vu des structures globales de l'entreprise.
Si les Italiens qui arrivèrent nu-pieds et en haillons dans les années 30 en Aquitaine purent très souvent racheter au propriétaire la tenure qu'ils exploitaient avec leur marmaille dépenaillée, c'est que longtemps ils marchèrent nu-pieds, mangèrent la polenta et n'empruntèrent pas. Si les Allemands d'aujourd'hui sont aussi riches, c'est en grande partie par leur économie de nourriture : de leurs bœufs gras et de ceux qu'ils importent, ils mangent les bas morceaux, les viandes à bouillir, les « devants », et nous vendent les filets et les cuisses, à griller ou à rôtir. Le jour où ils prendront goût aux osselines, l'économie mondiale en sera transformée.
L'emprunt, c'est du rêve réalisé aujourd'hui ; on comprend dès lors le succès des métiers d'argent et les profits insensés qui en découlent.
Ne rêvons pas ! Peux-tu me dire si ton affaire, dont les marges ne peuvent qu'être raisonnables en regard de la concurrence, peut supporter les intérêts d'un emprunt sans que ses bénéfices ne baissent d'autant ? Après avoir servi l'État, il te faut servir la banque et renoncer à une bonne rémunération de ton travail. Peux-tu me dire si tes projets ne pouvaient pas attendre que ta structure actuelle ait entassé assez de bénéfices pour être réalisés par autofinancement, peut-être plus modestement, peut-être par étapes ? Ce n'est qu'ainsi que l'on connaît le prix de l'argent.
76:806
Une chose est certaine, le recours à l'emprunt pour financer les rêves de l'imprudence raccourcit le temps de vie des entreprises. Quand il est mal conçu (taux d'intérêt trop élevé, durée inadéquate, quantité déraisonnable etc.), il assure leur mort. Comment expliquer sinon le soin avec lequel l'Église a longtemps cherché à moraliser les rapports de l'homme à l'argent et la permanence avec laquelle, dans tous les siècles de toutes les civilisations, les États de toutes les formes possibles ont cherché à maîtriser la monnaie -- émission, circulation, thésaurisation -- comme instrument de pouvoir.
A ceux qui me diraient que mon analyse est sommaire et ne prend pas en compte tous les jeux subtils de l'argent moderne, je répondrai qu'au bout de la séquence -- fût-elle la plus habile -- tout se passe comme je disais et fonctionne comme un bon vieux truisme du genre deux et deux font quatre. A ceux par exemple qui s'appuient sur l'inflation pour emprunter, on peut faire remarquer la fragilité de leur construction lorsque la conjoncture s'inverse et que la santé d'une monnaie stable revient au corps social tout entier, etc.
\*\*\*
77:806
Parlons maintenant des hommes confrontés à la croissance de leur entreprise, et d'abord de toi. Tu vas entrer dans une période de mutations nécessaires qui peuvent aller jusqu'à la métamorphose.
Certes la vilaine chenille devient le joli papillon, mais le joli papillon redevient aussi chenille. Aujourd'hui, tu connais ton terrain de chasse, ta meute et ton gibier. Il est balisé, limité, intensivement exploité ; comme un jardin maraîcher, selon une évolution qui est aussi celle des espaces agricoles. Certes, je te connais assez, la sagesse de ce paysage commençait à te peser par les limites que toute sagesse impose à tes ébats. Je t'avais vu pourtant heureux dans les structures précédentes, construites par toi et qui, pendant un temps, t'occupèrent à pleins bras. Mais peu à peu l'envie te vient non de faire *mieux,* mais de faire *plus,* et *vite.* Qu'il y ait dans ce désir une part de revanche à prendre sur certains échecs du passé, peut-être, mais cela n'explique pas tout. Le rêve d'extension d'un système cohérent qui fonctionne bien à un espace plus vaste a toujours soutenu les conquérants et bâti les empires, mais à quel prix ?
C'est sur ce raisonnement analogique que je veux te demander un peu de réflexion. Si, avec un pantographe, on peut reproduire en l'agrandissant un dessin, sans apparemment en rien modifier, il est impossible de reproduire une figure économique identique lorsqu'on l'agrandit, tant la taille d'une entreprise exige un style spécifique. De là sa très difficile adéquation à son modèle, les surprises brutales qu'on peut recevoir et les mille dangers auxquels on s'expose.
78:806
Ainsi toi, à qui l'action physique est nécessaire et qui sera condamné au ridicule jogging hebdomadaire, au golf ou au tennis, où sera ton plaisir de bâtir à toute vitesse, de grimper en haut des clochers, de monter des échafaudages acrobatiques, où sera cette fraternité de fatigue, de sueur, cette chaleur de chantier, cette gloriole d'entreprise ? Toi qui sais faire, il te faudra apprendre avec le port de la cravate l'art difficile de faire faire. Quelle mutation !
La délégation de pouvoir est comme une déchirure quand on est obligé d'y consentir. Toutes les ruses sont bonnes pour échapper à cette nécessité de la croissance. J'en connais qui vont jusqu'à s'entourer de médiocres, d'autres qu'angoissent les certitudes que la chose sera moins bien faite que par eux, d'autres encore ne savent pas, lorsqu'ils délèguent, assurer le contrôle nécessaire à toute distribution de pouvoir, croyant naïvement que le collaborateur qui remplace a le même souci que lui-même de remplir sa tâche, d'autres enfin deviennent des gendarmes tatillons.
Il te faudra inventer des appareils de mesure qui n'existent pas, ces fameux « clignotants » qu'allument les courts-circuits de ta machine économique, qui te seront propres, tiendront compte du vent d'antan autant que de l'atmosphère générale d'une équipe que tu n'es plus là pour entraîner. Il faudra voir ces signaux et en respecter les indications.
79:806
Il faudra aussi changer de clients au risque de blesser les fidèles anciens, changer de fournisseurs, les quantités de matériaux mises en œuvre ne pouvant être fournies en temps et prix utiles par la modeste boutique de tes débuts où tu avais tissé des liens de confiance et presque d'affection. Tout est donc à refaire -- ce qui n'est pas pour te déplaire -- mais ne se refait ni sans risques ni sans blessures affectives.
Courage ! Rien ne dit d'ailleurs avec certitude qu'un homme, toi en l'occurrence, excellent dans sa zone, sera aussi efficace en grimpant dans la hiérarchie ou en changeant de catégorie. Tous les comptables rêvent de devenir chef d'entreprise en s'appuyant sur les analyses comptables, il est bien rare qu'ils y parviennent -- même à être chefs d'une entreprise de comptabilité ([^6]).
Ce qui est certain, c'est qu'un énorme effort de lucidité personnelle doit être fait pour réussir la réussite.
Il faut aussi résister aux nouvelles tentations qui croissent avec le pouvoir et fabriquent des pièges d'une mortelle douceur ou d'une ivresse endorphique ([^7]). Surgissent les tentations capitales -- toutes, et mille vénielles ! L'excès de pouvoir flatte l'orgueil et la paresse, la gourmandise et la luxure ! A défaut d'une foi solide guidée par un appareil ecclésial sain et saint, il est difficile d'y résister efficacement.
80:806
Les choix sont souvent complexes tant les effet secondaires des décisions prises portent des fruits amers. Il te faudra savoir abandonner à son sort celui de tes vieux compagnons qui montrera ses limites. N'oublie pas qu'à sa place il a construit l'édifice ; il te faudra refuser les facilités du népotisme, éradiquer les compromis faciles, refuser les monopoles où tu voudrais t'installer et tout simplement -- on s'en avise maintenant -- te conduire suivant le décalogue. Curieux, non ?
Je m'arrête, je suis déjà trop long pour l'homme occupé que tu es. Pourtant il resterait à te dire tant de choses ! J'espère que tu les découvriras assez vite avant qu'il y ait péril en la demeure.
Francis Sambrès.
81:806
### Entretiens avec Gustave Thibon (IV)
*recueillis par Danièle Masson*
*Une pudeur naturelle retient Gustave Thibon sur le seuil des confidences. Il est pourtant des aphorismes qui sont des aveux. Et puisque certains livrent le secret de leur conversion, parfois exemplaire, il fallait bien lui demander quels chemins l'ont conduit à Dieu.*
G.Th. -- J'ai suivi le catéchisme comme tous les enfants du village et j'ai même éprouvé quelque ferveur au moment de ma première communion ! Mais mon père était libre penseur. C'était la vogue de Haeckel, disciple de Darwin, qui résolvait toutes les énigmes de l'univers en deux temps trois mouvements. Mon père, qui était paysan, mais d'une famille jadis bourgeoise, avait de la culture, il publiait des vers parfois anticléricaux, dans un petit journal local.
82:806
Comme il avait écrit contre « le mythe d'Adam », le curé menaça l'imprimeur de suspendre l'abonnement des catholiques...
Je suis devenu agnostique vers quatorze ans, et c'est par la poésie que j'ai été relié au divin.
Et puis, vers les vingt-trois ans, m'est venue la soif de connaître, une sorte de *libido sciendi* sans but pratique, toute gratuite. J'emmagasinai philosophie, langues étrangères, latin, un peu de grec. Jusqu'à une crise suscitée par le surmenage, qui a brisé quelque chose en moi.
C'est par la connaissance que je me suis ouvert à la foi. J'ai senti que le problème de la destinée se posait : où allons-nous ? d'où venons-nous ? que faisons-nous ici-bas ? La question de la destinée, je ne me l'étais pas posée jusqu'alors. Sartre dit que jusqu'à quarante ans on se croit immortel. Mon père s'est converti en même temps que moi. Nous étions très liés l'un à l'autre, surtout depuis l'épreuve de la mort de ma mère, emportée par la grippe espagnole quinze jours avant l'armistice.
Je pense à l'anticléricalisme de l'époque : il prouvait que la question religieuse travaillait les gens : leur aversion militante témoignait d'une sorte de complicité, qui valait mieux que l'indifférence actuelle.
*-- Comme le père de Pagnol, qui ne détestait rien tant que* « *l'alcool, l'Église, la royauté* »*, et qui rivalisait de moralisme avec monsieur le curé ?*
83:806
G.Th. -- Oui, il y avait un moralisme excessif, qui n'était pas seulement un choix : la force des choses contraignait les gens à pratiquer les vertus élémentaires. Et puis le regard d'autrui était dissuasif.
En outre, l'exigence intellectuelle était grande. Mon instituteur, anticlérical, nous imposait des heures supplémentaires pour préparer ses candidats au certificat d'études : c'est le seul diplôme que j'aie passé, brillamment d'ailleurs... C'est tout un monde écroulé.
*-- Dont vous avez la nostalgie ?*
G.Th. -- Oui, bien sûr. Mais je me sens aussi tout à fait de mon siècle. J'en subis la contagion en même temps que j'essaye de lui trouver des remèdes. Et par ailleurs, je n'ai guère le goût du troupeau. Je ressemble plutôt à la brebis égarée, mais qui échappe au troupeau par amour du secret du pasteur. On est seul. Et finalement on mourra seul.
*-- On peut aussi mourir les uns pour les autres.*
G.Th. -- La communion des saints est le dogme qui me va le plus au cœur. On échappe à la solitude par la communion des saints. Mais on ne le sent plus.
*-- Peut-être est-ce l'effet de la méditation ? Il semble que vous ne consentiez que si vous sentez. Je songe à ce que vous dites de la mort dans* Le Voile et le Masque* :* « *On a trop l'expérience du néant pour attendre de la mort autre chose que l'anéantissement absolu.* »
84:806
G.Th. -- Les choses que je n'ai pas expérimentées me paraissent abstraites, en effet. S'il y a une comparaison boiteuse, c'est bien celle de la mort avec une naissance. Il y a une continuité contrôlable entre le fœtus et l'enfant qui naît. Mais l'expérience sensible, c'est qu'il ne reste rien du mort. *Mors patens, resurrectio latens,* n'est-ce pas ?
*-- Pourtant, vous citez Gabriel Marcel :* « *Aimer un être, c'est lui dire : toi, tu ne mourras pas.* » *A plus forte raison Dieu qui élit mystérieusement chacun d'entre nous.*
G.Th. -- C'est vrai : un désir naturel ne peut être vain, comme dit saint Thomas. Mais cela reste un vœu. Le désir que les êtres aimés soient immortels et le désir d'être immortels nous-mêmes ne peuvent pas être vains. Donc je crois, même quand l'évidence sensible témoigne du contraire. Il faut être fidèle à son plus haut désir. En cette fidélité, on rejoint très bien les dogmes. Des dogmes qui n'auraient aucune résonance dans la vie intérieure feraient des pharisiens, ou des fidéistes. Ou alors, reste la fidélité à la religion de ses pères, dans laquelle on est né.
Jusqu'où va le devoir d'obéissance ? « Je crois ce que dit mon évêque », disait le converti Maurice Clavel. Les habitants du diocèse d'Évreux doivent-ils croire ce que dit Mgr Gaillot ?
85:806
Napoléon avait rendu de grands services par le Concordat. Un catéchisme paru en 1807, signé par tous les évêques de France, contresigné par le pape Pie VII, prêchait l'obéissance aux autorités. « Que devait-on à Napoléon ? La vénération, l'obéissance... et le service militaire. Quel sera le châtiment de ceux qui refuseront le service militaire ? La damnation éternelle...
Or le Curé d'Ars, pendant les guerres de l'Empire, avait pris le maquis, et cela provoqua de petites difficultés pour sa canonisation. Le Curé d'Ars était-il en état de péché mortel quand il a déserté ? Il est extrêmement difficile de discerner la part de César et la part de Dieu ; surtout quand César est Napoléon.
*-- Vous n'auriez pas trouvé justifiée l'objection de conscience lors de la guerre du Golfe ?*
G.Th. -- Le devoir du soldat n'est pas de sonder les mobiles du chef. Et le guerrier peut sanctifier la guerre. Mais aucune guerre n'est pure. Les croisades n'étaient pas entièrement pures.
Mais rien de plus impur que les guerres du XX^e^ siècle. Autrefois on disait : « Malheur aux vaincus ! *Vae victis !* » Maintenant : « Honte aux vaincus ! » C'est le fruit d'un moralisme écœurant. Notre époque a fait des progrès moraux, mais purement théoriques. Il faut donc justifier la force. Dans la nature, le loup dévore l'agneau sans se demander pourquoi. Mais le loup humain se donne de bonnes raisons de tuer l'agneau.
*-- C'est pourquoi on diabolise l'ennemi. Et l'on perd les paix après avoir gagné les guerres.*
86:806
G.Th. -- C'est le mot de Platon cité par Simone Weil : « La justice, cette fugitive du camp des vainqueurs. »
*-- Il semble que pour vous le social soit de plus en plus le gros animal qu'évoquait Platon. Pourtant, dans les textes recueillis naguère, en 34-39, dans* Diagnostics, *vous posiez les jalons de ce que vous appeliez une* « *révolution française chrétienne* »*. C'est pour cela sans doute que vous alliez être un des chantres de la Révolution nationale. Volontairement ?*
G.Th. -- Cela s'est fait sans moi, mais pas malgré moi. Henri Massis en est responsable. On s'est mis à me citer, on a fait beaucoup de bruit autour de moi, trop peut-être. Mais j'ai consenti de tout cœur. La Révolution nationale m'a paru dans son idéal extrêmement sympathique. J'ai travaillé dans les Chantiers de jeunesse ; il y avait là une authentique spiritualité. Seulement il y avait l'hypothèque allemande. Et les fanatismes s'en sont mêlés. Un éminent prélat, qui m'avait beaucoup admiré, avait suivi Maritain dans la Résistance. J'avais recueilli à Saint-Marcel un ami américain, lui procurant une fausse carte d'identité, que le préfet de Vichy ne m'a pas refusée, ce qui prouve qu'on n'était pas tellement « collabos »... A la Libération, mon ami est allé voir le Cardinal. « Vous êtes là ? Mais où étiez-vous pendant la guerre ? » -- « J'étais à Saint-Marcel. » « Chez Thibon ? Il ne vous a donc pas livré aux Allemands ? »
87:806
*-- Et Simone Weil ?*
G.Th. -- Simone Weil est venue chez moi en un temps où les juifs n'étaient nullement inquiétés en zone libre. Je ne courais aucun risque en la recevant ! J'en ai couru après, en 1944, en cachant des « Casques d'acier », groupe plutôt de droite et anti-hitlérien.
Pour revenir au social, j'ai un grand respect pour lui. Il faut distinguer ce que Simone Weil appelait la cité totalitaire et Platon le gros animal, et les *metaxu,* les nécessaires intermédiaires, les ponts (songez aux pontifes).
*-- C'est votre côté* « *anarchiste conservateur* »* ?*
G.Th. -- Je suis conservateur des traditions en ce qu'elles ont d'essentiel. On ne peut rien faire sans le social. Dieu -- et c'est le drame -- a fait dépendre le plus haut du plus bas. Il s'est rendu esclave des causes secondes. Et le phénomène social est ambigu, comme tout ici-bas. J'aime l'apologue du protestant Vinet : la vie d'ici-bas est un bateau qui va de la naissance à la mort, port suprême, et qui vogue sur la société. Il y a une partie immergée : c'est le social sans lequel on ne peut pas naviguer, et une partie émergée : l'âme, qui va à Dieu. Le bateau ne peut se passer des flots ; mais il faut aussi qu'il émerge au-dessus d'eux, sinon il fait naufrage. La partie immergée soutient la partie émergée qui regarde vers le ciel, et qui n'est pas totalement captive de l'océan.
88:806
*-- N'empêche que votre affirmation du Voile et du Masque :* « *la foi naît habillée, elle meurt nue* »*, montre que la maturité, en vous, opère un dépouillement du social.*
G.Th. -- Je ne renie pas les étapes. La mort nous fera perdre notre peau biologique. C'est l'histoire de la Genèse, qui va plus loin que la paléontologie : « Ils eurent besoin de vêtements. » A la mort nous n'aurons plus de vêtements. Et la mort nous fera perdre notre peau sociale, les masques qui nous permettent de mentir aux autres et à nous-mêmes par les mots, car tout passe par les mots.
Une parole de l'abbé Zundel pourrait m'aider à vivre : « Abandonnez-vous à travers le Christ à tout ce qu'il y a d'inconnu en Dieu. » Je suis amoureux du Christ en agonie.
*-- Et d'ailleurs, il y a quelque chose de presque sacramentel dans la souffrance.* « *Là où l'amour est vrai, il ne comble pas, il creuse* »*, disiez-vous. De même Élisabeth de la Trinité à propos de la souffrance :* « *Dieu creuse en votre âme des capacités plus grandes pour Le recevoir, c'est-à-dire en quelque sorte infinies comme Lui-même.* » *Et elle ajoutait :* « *Le divin artiste pour rendre son œuvre plus belle se sert du ciseau.* » *Mais il s'agit de n'être pas tout entier dans sa souffrance.*
G.Th. -- Une élève de Mère Marie-Thérèse disait : « La souffrance est en moi, mais moi je n'y suis pas. » Il faut élever le non-sens apparent de la souffrance au niveau du signe. Ainsi Simone Weil : « Le christianisme ne donne pas un remède surnaturel à la souffrance, il lui donne un sens surnaturel. »
89:806
C'est pour tout cela que j'adore le Christ en agonie. En revanche, l'image byzantine du Christ pantocrator me touche peu. Et puis, à vue humaine, est-il « pantocrator » ? Le Pater est la prière des demandes impossibles.
Il est dit : « Que votre règne arrive » et « Mon royaume n'est pas de ce monde ». Les contradictions de l'Évangile sont le signe même de sa divinité. Elles prouvent que nous sommes dans une situation contradictoire, disloqués entre le temps et l'éternité. L'agonie du christianisme dont parlait Unamuno : si le christianisme n'est pas une agonie au sens de combat, il risque d'être une agonie au sens de fin ; on le voit dans l'indifférence actuelle. Je vis ce déchirement au plus profond de moi. Et sans orgueil, je l'espère. Mais certains prêtres diront que tout ce qui n'est pas acceptation inconditionnelle est de l'orgueil. Toutes proportions gardées, je songe à un ami qui avait quitté le P.C. après dix ans de débats intérieurs, et à qui ses amis disaient : « Tu en sais plus que tout le parti, orgueilleux que tu es ! »
*-- Ne faut-il pas dire comme Dom Gérard ? :* « *En dogme, il faut tout croire, tout accepter. Au plan spirituel, une grande liberté est de mise : tenez pour bon ce qui vous réussit.* »
G.Th. -- Il y a des vocations diverses. Il y a plusieurs demeures dans la maison du Père, plusieurs chemins pour aller à Lui.
90:806
Quand on voit combien la notion de péché a varié au cours des siècles, quand on voit les tâtonnements humains, et la tendance à relativiser l'absolu et absolutiser le relatif, il faut bien faire le tri. Il ne faut pas repousser complètement le critère de la conscience au nom du social. Vous savez, tous les créateurs ont été anti-sociaux, à commencer par le Christ. L'Église militante est double. C'est, disait Simone Weil, « un gros animal à prétention divine » ; mais elle ajoutait qu'il y a toujours en elle « un noyau incorruptible de vérité ».
C'est rassurant le social, elles sont rassurantes les « consolations » de la foi : on dirait que la mort ne change presque rien. Et pourtant il nous est promis de voir ce que l'œil de l'homme n'a pas vu, d'entendre ce que l'oreille de l'homme n'a pas entendu. D'une part on proclame le mystère de Dieu et d'autre part on nous dit à tout moment ce qui plaît à Dieu et ce qui ne Lui plaît pas. Il ne faut pas confondre les morales et les mystiques, ni donner un poids d'absolu à ce qui n'est que relatif.
De même les critères sociaux : le vol de la propriété est considéré par les sociétés comme le péché par excellence, alors que les calomniateurs ne sont pas taxés d'infamie : c'est que la société repose sur la propriété plus que sur le spirituel.
*-- Le christianisme est sans doute la seule religion qui, en divinisant, ne renie rien de l'humain. Alors que l'islam, par exemple, est niveleur. C'est un de vos grands désirs que foi et culture s'harmonisent ?*
91:806
G.Th. -- Oui, et j'aime beaucoup le dialogue du Christ et de Catherine de Sienne, qui pourrait nourrir toute une vie : « J'unirai la lumière de ma divinité à la couleur de votre humanité. » Les couleurs sont des fragmentations, « des souffrances de la lumière », disait Goethe. Ces couleurs, qui constituent notre identité, peuvent nous opposer aux autres hommes. Alors que la lumière arrive à les rendre transparentes, les couleurs gardent alors leur spécificité, mais se complètent dans l'unité. La culture, « cette patrie immortelle des hommes mortels », fournit la gamme infinie des couleurs terrestres, et la foi, don gratuit du ciel, avive et éternise ces couleurs dans la transparence divine.
La civilisation chrétienne qui contient et dépasse tous les particularismes est la seule où la lumière n'efface pas la couleur et où la couleur n'offusque pas la lumière.
La Sainte Vierge, seule, était parfaitement transparente. « En elle, le soleil de Dieu ne fait pas d'ombre », disait Bérulle. C'était l'époque où les prêtres avaient du génie... Et d'une certaine façon, c'est cette même transparence qu'éclaire Marc-Aurèle, quand il écrit : « Il est de l'essence des êtres de nature divine de passer inaperçus. »
La lumière divine sauve notre identité humaine, en la purifiant. Et à la mort, nous retrouverons notre véritable identité, qui n'est pas celle du moi, mais celle de l'être ; pour atteindre au vrai « je », il faut éliminer le « moi ».
92:806
*-- Cette foi nue, ou purifiée de tous ses alliages, qui marque votre dernier livre, on la trouvait déjà dans un recueil de poèmes publié en 1940, mais écrit plusieurs années avant,* Offrande du Soir*.* « *Je consens à l'éternité de cette heure* »*, disiez-vous. Et dans* Le Voile et le Masque *vous attendez de l'éternité de* « *revivre les plus douces heures du passé, expurgées du temps* »*.*
*Dans* Le Voile et le Masque *vous allez des certitudes à la foi nue,* « *croyant à l'immortalité de l'âme en vous défendant, comme d'une indélicatesse, de l'espérer* »*. Dans* Offrande du Soir, *vous demandiez, face à* « *l'indivisible palais des certitudes* »* :*
« *Laissez-moi mon doute et son asphyxie* »*, et vous appeliez* « *l'heure du pari qui sonne* »*... On aimerait vous dire qu'aujourd'hui plus qu'alors, c'est l'heure du pari.*
G.Th. -- Je crois à l'immortalité de l'âme, mais pas avec une espérance avide. Je voudrais mourir sans bassesse. Et c'est difficile. Mais il faut bien que la mort serve à quelque chose ; on ne peut pas vouloir le ciel ici-bas, comme l'amour humain.
*-- *Offrande du Soir *lie l'amour humain à l'amour divin, au point qu'on les confond parfois. L'amour y est joie et blessure. Le poème Samedi Saint est aussi dédié à une jeune fille,* « *créée unique pour un être unique* »* ; tandis qu'un poème à Dieu évoque* « *l'Unique pour qui toute chose est l'Élue* »* : l'homme élit un être unique. Dieu choisit tout. Oblatio vespertina dit que* « *l'amour est à lui-même son gouvernail, son étoile et son océan. / Et son écueil et son port* »* ;*
*L'écueil en moins, c'est aussi vrai de l'amour divin que de l'amour humain ; du moins lorsque par-delà le voile la charité n'aura plus besoin des étais de la foi ni de l'espérance.*
*N'y a-t-il pas aussi dans votre pensée un peu de platonisme ? Diotime dit qu'il faut aller de l'amour des beaux corps à celui des belles âmes ; de là à l'amour de la science puis des idées pures. Mais on achève par la désincarnation.*
93:806
G.Th. -- « Être amoureux, c'est aller à Dieu par une femme », écrit le troubadour. Il ne faut jamais renier la chair. Chez les théologiens et les mystiques, il y a souvent antinomie entre la chair et le côté sensible du mysticisme. En un sens, je préfère Péguy :
Que Dieu leur soit clément et que Dieu leur pardonne
Pour avoir trop aimé la terre périssable ;
C'est qu'ils en étaient faits.
Ô Dieu qui les avez pétris de cette terre,
Ne vous étonnez pas qu'ils soient trouvés terreux.
Le Christ s'est incarné jusqu'à l'agonie. Et sans doute le christianisme historique n'a-t-il pas pénétré à fond le dogme de l'incarnation. La souffrance et la compassion permettent la réversibilité des mérites. « Aimer, c'est passer de la passion à la compassion », disait Camus. Et Nietzsche évoquait « la pitié pour les dieux souffrants et voilés ». C'est un des mots les plus chastes qui soient.
La promesse qui nous est faite, c'est la rédemption du corps. Il faut passer par la nudité de l'âme pour retrouver la plénitude de la chair qui ne se gagnera que dans la résurrection.
Il reste à aimer Dieu pour Lui-même, sans rien Lui demander.
94:806
*-- Vous n'aimez pas la prière de demande. Ne rejoignez-vous pas Sénèque ? Pour lui, la prière ne peut nous valoir aucun traitement de faveur, puisque l'ordre du monde implique que tout s'y enchaîne avec rigueur.*
G.Th. -- Il faut craindre « que le Ciel ne nous haïsse assez pour exaucer nos vœux ». Il m'est arrivé de faire des prières de demande que j'aurais été fort ennuyé de voir exaucées...
« Mon Père, que ce calice s'éloigne de moi », c'était une prière de demande. La bonne prière c'est : « Que votre volonté soit faite. » Je ne demande rien, ou alors c'est une tentation ; car Dieu doit savoir mieux que nous ce qui nous convient. Il y a de l'idolâtrie dans les prières de demande, alors qu'il faut avoir beaucoup de respect pour Dieu.
On ne peut demander que le consentement. Autrement dit, tout accueillir sans rien demander.
Propos recueillis par Danièle Masson.
*15 mars 1991.*
95:806
### Le colloque des disciples
par Alexis Curvers
Ce « colloque » fut composé et publié par Alexis Curvers il y a plus de cinquante ans. On y remarquera les trois « questions précises » que Thomas demande que l'on pose à Jésus : « Qu'est-ce que nous devons croire au juste ? Qu'est-ce que vous voulez que nous fassions ? Qu'est-ce que vous nous promettez ? » Et la réponse de Pierre : « Ce sont là, en somme, les trois questions que tout homme pose à Dieu. » Alexis Curvers commente aujourd'hui : « Les trois questions essentielles auxquelles la nouvelle catéchèse n'apporte plus de réponse, à défaut d'enseigner encore le Credo, le Décalogue et le Pater... »
(*La scène est à Éphraïm, dans cette bourgade proche du désert où saint Jean dit que Jésus se retira, avec ses disciples, au mois de mars de la troisième année de sa vie publique.*
96:806
*Les Pontifes et les Pharisiens avaient dès lors arrêté sa mort. Quand Jésus décida de retourner à Jérusalem pour la Pâque, les Apôtres ne l'y suivirent qu'avec crainte, comme le note saint Marc. Un grand cénacle, ouvrant au fond sur la campagne. A gauche, des tables recouvertes de nappes et entourées de lits. Sur l'un d'eux Madeleine est étendue, regardant silencieusement vers le fond. A droite, les servantes préparent le repas. Les disciples, debout ou assis sur le bord des lits, causent avec animation, par petits groupes.*)
L'AUBERGISTE.
Je n'ai jamais eu des clients pareils. D'où viennent-ils ? Pourquoi sont-ils ensemble ? Que font-ils pour gagner leur vie ? Ils sont sympathiques, mais pauvres comme Job. Cependant, ils font fastueusement les choses, à ce qu'il paraît.
JUDAS (*à Philippe*)*.*
Tu entends l'aubergiste ?
UNE SERVANTE (*à l'aubergiste*)*.*
A votre place, je me méfierais. Ils parlent trop. Toute la bande s'en irait jacasser ailleurs, sans que vous ayez vu la couleur de leurs deniers, je n'en serais pas autrement étonnée.
PHILIPPE (*à Jacques, fils de Zébédée*)*.*
Tu as entendu la servante ?
97:806
UNE AUTRE SERVANTE.
Une amie de ma cousine, qui habite Béthanie, lui a dit qu'ils avaient fait le coup à l'hôtellerie de Jéricho.
L'AUBERGISTE.
On verra bien. Il passe si peu d'étrangers dans le pays qu'on ne voudrait vraiment pas mettre ceux-ci à la porte.
UNE AUTRE SERVANTE.
Et puis, pourquoi ne couchent-ils pas avec nous, comme les autres voyageurs ?
L'AUBERGISTE.
Moi aussi, quand j'étais jeune, j'aurais aimé partir ainsi à l'aventure, avec des copains. Mais mon père m'a ceint les reins de son tablier blanc, et il m'a bien fallu rester ici, à regarder passer les autres. Les femmes ne comprennent pas cela.
UNE AUTRE SERVANTE.
Allez donc en parler à la pauvre folle qui les accompagne. Oh ! celle-là... Elle pourrait nous aider un peu, par exemple. Depuis qu'ils sont ici, nous avons chaque jour plus de besogne, et chaque jour ils soupent un peu plus tard. Voilà le soleil qui va se coucher, et je vois que le sabbat sera commencé avant que nous ayons fini de les servir. J'en ai assez, moi.
98:806
L'AUBERGISTE.
Messieurs, vous allez pouvoir vous mettre à table, si vous voulez ne pas manquer au sabbat. Votre maître va-t-il rentrer ?
PIERRE.
Oui, je pense...
THOMAS.
Où est-il ?
ANDRÉ.
Dans la campagne, avec Jean.
THOMAS.
Naturellement.
PHILIPPE.
Alors, nous pouvons attendre. Nous sommes d'ailleurs habitués.
BARTHÉLEMY (*ou* NATHANAËL, *selon l'opinion commune*)*.*
J'ai une faim ! Il est vrai que ça devient aussi une habitude.
JACQUES (*fils de Zébédée, dit* LE MAJEUR).
Mon cher, tu n'y es pas. L'homme ne se nourrit pas seulement de pain.
99:806
JUDAS.
Moi, je vous admire. Vous êtes là tous, ne songeant qu'à festoyer. Mais comment payerons-nous ? La bourse est vide. Et je pense qu'avant d'établir le royaume des cieux, il faudrait bien régler la note.
JACQUES (*fils de Zébédée*)*.*
Toi non plus, tu n'y es pas. Considère donc les oiseaux du ciel. (*Rires.*)
JUDAS.
Il les a tous rendus fous.
BARTHÉLEMY (*ou* NATHANAËL)*.*
Pour moi, j'avoue que je commence à me lasser *de* ce régime. Jamais un repas à heure fixe, jamais de repos, aucun esprit de suite. Je vous le demande, qu'est-ce que nous faisons ici ?
JACQUES (*fils de Zébédée*)*.*
Je vous en prie, pas de mauvaise humeur. Vous savez bien que nous trouvons tous ça très amusant. Nous n'aurions même pas pensé que le temps de notre jeunesse pût être si bien employé. Quand ce sera fini, eh bien ! nous retournerons à nos filets, et nous deviendrons pères de famille. Nous garderons au moins de beaux souvenirs.
PHILIPPE.
Parle pour toi ! Moi j'ai quatre enfants qui m'attendent.
100:806
PIERRE.
Moi aussi, et une femme, et une belle-mère. Mais tout de même, s'il avait raison ?
THOMAS.
Mais encore si nous savions exactement ce qu'il pense ! Quel est son plan ? Où nous mène-t-il ? Il y a des moments où je me demande si nous ne sommes pas tous retombés en enfance.
JUDAS.
Bien dit, Thomas ! Pour moi, mon parti est pris. Demain matin, je pars avec le chamelier qui va à Jérusalem.
PIERRE.
Pourtant, le royaume des cieux...
JACQUES (*fils de Zébédée*)*.*
Tu y crois beaucoup, toi, au royaume des cieux ? Moi je ne serais jamais venu avec vous, si ma mère n'avait pas eu de l'ambition pour ses fils. Il paraît qu'elle veut venir à notre rencontre, et qu'elle ne nous lâchera qu'après avoir obtenu que Jean et moi soyons placés des deux côtés du trône. Pauvre femme ! C'est bien amusant.
MATTHIEU (*à Thomas*)*.*
Dis, Thomas, tu te rappelles la date exacte de la guérison du lunatique ?
101:806
THOMAS.
7 août.
(Matthieu écrit sur ses tablettes)
MATTHIEU.
Et le sourd-muet de la Décapole, avant ou après ?
THOMAS.
Avant.
(Matthieu écrit encore.)
JACQUES (*fils de Zébédée*)*.*
Le plus drôle, c'est qu'il y a des gens qui nous prennent au sérieux.
JUDAS.
Oui, surtout des femmes.
ANDRÉ.
N'êtes-vous pas frappés de l'ascendant qu'il exerce sur elles ? On dirait qu'il les fascine.
L'AUTRE JACQUES (*fils d'Alphée, dit* LE MINEUR).
Extraordinaire, en effet. J'ai souvent essayé de découvrir ce qui leur plaît en lui. Car enfin, on ne peut pas dire qu'il soit beau...
ANDRÉ.
Ni viril.
102:806
JUDAS.
Ni intelligent ni original. Sa prétendue doctrine n'est pas même nouvelle. Assez d'autres ont mieux que lui commenté les Écritures, sans y ajouter tout ce vague et cet assaisonnement de fades paraboles. J'en ai les oreilles fatiguées. Comment peut-il... ? C'est un illuminé qui nous a tous bernés. Il est sans exemple que des hommes aient mené cette vie bête et malhonnête que nous menons. Il nous a fait quitter le travail, perdre notre emploi, abandonner notre famille. Est-ce lui qui nous rendra tout cela ? A nos questions les plus raisonnables il ne répond que par d'évasives rêveries. Lui-même, pourquoi vit-il sans travailler, ayant quitté sa mère et tous les siens qui vivent maintenant dans le besoin, m'a-t-on dit, cependant qu'il se goberge à la table des riches et qu'on lui verse de temps en temps sur les pieds du parfum pour trois cents deniers.
(*Il regarde Madeleine, toujours immobile.*)
PIERRE.
Je ne sais, Judas, qui a raison, de toi et de lui. Tu as raison comme un homme, et toujours quand il n'est pas là, mais lui...
JUDAS.
Oh ! toi, il y a longtemps qu'on sait que tu t'es laissé abêtir par ses contes à dormir debout, tout comme ces pauvres gens qui nous suivent, trop heureux d'oublier qu'ils ont faim et que le Romain les pressure. Vieil enfant, va ! Tu as l'attendrissement bien tenace. Tu as donc oublié pour lui ta femme et tes enfants... ?
103:806
PIERRE.
Non, non, j'aime toujours mes enfants, et ma pauvre femme qui est si inquiète.
JUDAS.
Eh bien ! alors ?
PIERRE.
Mais lui, c'est autre chose.
THOMAS.
Il devrait y en avoir un parmi nous qui eût le courage de lui poser simplement deux ou trois questions précises : Qu'est-ce que nous devons croire au juste ? Qu'est-ce que vous voulez que nous fassions ? Qu'est-ce que vous nous promettez ?
PIERRE.
Ce sont là, en somme, les trois questions que tout homme pose à Dieu.
JUDAS.
Si je ne savais pas comment il y répondra, je les lui poserais, moi, ces questions. Mais il dira, en levant les yeux au ciel : « Mon royaume n'est pas de ce monde. » Ou : « Hommes de peu de foi, voici que le doute s'est glissé dans votre cœur. » Et vous serez de nouveau tous matés. Cependant, il faudra payer la note. Cela me jette dans une rage sombre. Vous parliez tantôt de son prestige aux yeux des femmes. Eh bien ! vous êtes tous comme les femmes, devant lui.
104:806
JACQUES (*fils d'Alphée*)*.*
Mais pourquoi, pourquoi ? Qu'est-ce qui nous a tous envoûtés ? Pour ma part, jamais je n'avais seulement fait attention à aucun homme. Mais lui, il n'a eu qu'à paraître, et à m'ordonner de le suivre. C'est plus fort que moi !
THADDÉE.
Mais lui-même, pourquoi nous a-t-il choisis ? Nous et non d'autres. A-t-il pu nous aimer, ne nous connaissant pas ?
SIMON DE CANA (*qu'on nomme* LE ZÉLÉ)*.*
Je n'ai pas l'impression qu'il nous aime beaucoup.
THADDÉE.
Alors, il se servirait de nous ?
SIMON DE CANA.
Non, mais il nous fait servir avec lui à quelque chose.
THADDÉE.
A quoi ?
SIMON DE CANA.
Je l'ignore. Je ne comprends pas non plus à quoi il fait servir les femmes.
105:806
JACQUES (*fils d'Alphée*)*.*
Justement, c'est ce qui me déroute le plus. Au début, j'ai cru qu'il épouserait Madeleine ou Salomé, et que cette aventure de jeunesse finirait gentiment. Mais pas du tout.
SIMON DE CANA.
Oh ! les femmes, il paraît les mépriser plus encore que nous. Elles n'osent pas parler devant lui.
JACQUES (*fils d'Alphée*)*.*
Peut-être est-ce là son secret. Les femmes adorent qui les méprise. (*A Madeleine.*) Qu'en dis-tu, femme ? Tu serais contente, n'est-ce pas, s'il était avec toi comme sont les autres hommes ? Qu'espères-tu donc ? Tu sais qu'il ne t'aimera jamais.
JACQUES (*fils de Zébédée*)*.*
Elle chauffe de son corps la place où il viendra s'asseoir. Tout à l'heure, elle se couchera au pied du lit. Ne lui demandez pas autre chose. Elle est folle.
JACQUES (*fils d'Alphée*)*.*
Étrange.
(Un disciple, qui n'est pas des Douze, parle bas à l'oreille d'un autre.)
THOMAS.
Sa promenade avec Jean est chaque soir un peu plus longue.
106:806
PHILIPPE.
J'ai faim.
(Matthieu écrit de nouveau.)
PIERRE.
Tu as écrit ce que nous disions ?
MATTHIEU.
Non.
PIERRE.
Alors quoi ?
MATTHIEU.
Cette prière qu'il nous a apprise. Mais je ne me rappelle plus très bien ce qui vient après : « Pardonnez-nous nos offenses. »
THOMAS.
« Comme nous pardonnons à ceux qui nous ont offensés. »
MATTHIEU.
Merci, Thomas.
(Les servantes ont disposé sur les tables les plats et les coupes.)
L'AUBERGISTE.
Messieurs, c'est l'heure. Tout sera perdu si vous ne mangez pas maintenant. Et tenez, en votre honneur, je vais sortir tout ce que j'ai de plus beau. (*Il ouvre une armoire.*) Voici une petite coupe égyptienne. Qu'en dites-vous ? Ces perles qu'on y a incrustées ne se trouvent, m'a-t-on dit, que chez de lointains peuples du Nord.
107:806
JUDAS (*la soupesant*)*.*
C'est de l'or fin. Quel beau travail !
(Il la passe à Pierre.)
PIERRE.
Oui, vraiment belle.
(Il ne sait qu'en faire, hésite un moment, puis va la poser sur la table centrale devant la place de Jésus.)
L'AUBERGISTE.
Et tenez, ce tapis vient de Perse, paraît-il. Ces animaux bruns que vous voyez brodés tout autour, ce sont des gazelles qui mangent d'énormes grenades. Au milieu, le soleil et tous les astres.
JACQUES (*fils de Zébédée*)*.*
Merveilleux.
(Il passe le tapis à André.)
ANDRÉ.
Comme c'est doux !
(Il va étendre le tapis à côté de Madeleine, qui le caresse un moment et se soulève pour le disposer en travers du divan.)
JUDAS.
Alors, déjà finies, les pensées sérieuses ? Tout à l'heure, j'ai cru un moment que vous n'étiez pas complètement fous. Mais je vois bien qu'il suffira toujours d'une étoffe chatoyante et d'un peu d'or bien tourné pour vous amuser.
108:806
Eh bien ! à votre aise. Au revoir, mes amis. Demain, au lever du soleil, je pars avec le chamelier. Je ne tiens pas à faire avec vous mon entrée à Jérusalem. Car vous n'avez pas l'air de beaucoup songer à l'accueil qui vous attend là-bas !
PIERRE.
Que dis-tu ?
JUDAS.
Pourquoi t'imagines-tu donc que nous sommes venus ici ? Pour respirer l'air de la montagne, peut-être ? Soyez tranquilles, il a été assez malin pour flairer le danger. Mais alors, pourquoi veut-il retourner ? On ne nous aura pas oubliés si vite.
PIERRE.
Que veux-tu dire ? Quel danger ?
JUDAS.
Mais ne sais-tu pas que nous avons contre nous les Pharisiens, les Prêtres, les Romains, tous gens lassés des ridicules injures qu'il leur a lancées, sans compter les marchands du temple ? Alors, tu crois que tout ce monde nous attend à la porte de la ville avec des palmes et des couronnes ? On aura peur de nous, peut-être, et de la troupe de culs-de-jatte et de filles de joie qui nous fait une si noble escorte ?
109:806
Allons, allons, ces gens-là voudront maintenir l'ordre, et ils auront d'ailleurs parfaitement raison. A en juger par ce qu'il a fait de nous, on peut assez facilement prévoir ce qu'il ferait du monde, si on le laissait continuer. Ce serait joli, son royaume !
BARTHÉLEMY (*ou* NATHANAËL).
Mais alors, Pierre, il faut lui expliquer...
JACQUES (*fils de Zébédée*)*.*
Je crois que vous prenez les choses trop au tragique, mais enfin, il serait peut-être temps de revenir à la raison.
ANDRÉ.
Pierre, dis-lui que la saison de la pêche va recommencer, et que nous avons besoin de notre liberté...
PHILIPPE.
Que nos femmes et nos enfants nous attendent...
THOMAS.
Que nous ne comprenons pas...
JACQUES (*fils d'Alphée*)*.*
Que nous n'avions pas prévu...
THADDÉE.
Qu'un peu plus tard, on verra...
110:806
SIMON DE CANA.
Que nous sommes fatigués...
PHILIPPE.
Que nous avons faim...
BARTHÉLEMY (*ou* NATHANAËL).
Que nous avons peur...
TOUS.
Vas-y, Pierre ! Dis-lui...
PIERRE.
Je lui dirai...
(A ce moment, Jésus paraît, avec Jean, dans l'embrasure de la porte. Il regarde Pierre, puis chacun des disciples, jusqu'à ce que le visage de chacun se soit décomposé puis recomposé. Il met ensuite la main sur l'épaule de Jean, et regarde le disciple qui a parlé bas. Celui-ci se cache le visage.)
JÉSUS.
Pourquoi murmurez-vous contre moi ?
Alexis Curvers.
111:806
Carnet de voyage
### Un printemps hongrois
par Judith Cabaud
INVITÉE récemment en Hongrie, j'eus la chance d'arriver à Budapest juste à temps pour le festival du printemps, qui se déroulait dans la capitale. On y offrait chaque jour des spectacles, des concerts, des ballets, des récitals, des opéras, des expositions en grand nombre. C'était à croire que seul l'art compte aujourd'hui au pays des Magyars.
Cependant, à peine parvenue sur les rives du beau Danube bleu, je devais à nouveau repartir vers l'Est, à Debrecen, au bout de la grande plaine appelée *puszta,* qui jouxte les frontières roumaine et russe. Hôte d'un chef d'orchestre américain, Laszlo Halasz, originaire de cette ville, celui-ci devait me raconter l'aventure de sa longue vie et de sa renommée dans le monde de la musique à l'intérieur duquel il avait été parrainé par le très grand Toscanini.
112:806
Pendant qu'il faisait travailler l'orchestre philharmonique de Debrecen, ainsi que le chœur et les solistes de l'Association Kodaly pour un grand concert de Pâques avec, au programme, le *Requiem* de Mozart et des extraits de *Parsifal* de Wagner, j'eus maintes fois l'occasion de découvrir que mes notions sur ce pays de l'Est étaient des plus sommaires. Pendant une semaine, je vécus aux côtés des chanteurs, des musiciens, aussi bien que les gens du pays, et j'ai appris à connaître un peu ce peuple passionnant.
A défaut de parler le hongrois, on pouvait communiquer en anglais ou en allemand. Très peu savent le français. Mais dès que l'on faisait l'effort de prononcer quelques mots de politesse dans leur langue, même s'ils venaient d'être extraits devant leurs yeux du dictionnaire, tous s'empressaient à se montrer affables et reconnaissants. On parlait librement dans les rues, dans les cafés ou dans les gares. Rien ne manquait dans les magasins qui regorgeaient de victuailles. « Depuis que les Soviétiques sont partis, ils ne nous pompent plus notre substance... », me déclara-t-on. Les soldats russes, consignés dans leurs casernes, n'osent plus se montrer dans les villes et une jeune fille m'affirma que tous les enfants apprenaient obligatoirement l'anglais et le russe à l'école mais que si tout le monde s'efforçait à bredouiller la langue de Bush, personne ne s'exprimait dans celle de Gorbatchev. En fait, ils estimaient pour la plupart que la Hongrie existait à nouveau seulement depuis deux ans, depuis le jour où les douaniers hongrois décidèrent, juste avant la chute du mur de Berlin, de laisser fuir les Allemands de l'Est vers l'Autriche.
113:806
Le vent de la liberté avait soufflé alors dans les rangs du gouvernement communiste et la Nomenklatura hongroise sentit la nécessité urgente de troquer ses habits de loups bolcheviques contre des peaux de brebis occidentales. Avant qu'il ne soit trop tard. Comme me l'a affirmé une jeune femme : « Ils ont changé d'apparence, mais ils gardent toujours leur mentalité communiste. » On qualifie néanmoins aujourd'hui la Hongrie de « Suisse d'Europe centrale » -- une Suisse réduite de 75 % si l'on veut, dont seul Budapest sert de vitrine alléchante pour les étrangers.
Car le voyage pour aller de la grande ville, de toute évidence sur la voie de la prospérité, jusqu'en province m'a été plus instructif sur la vraie vie quotidienne des Hongrois que tous les livres, précis ou guides touristiques lus auparavant. Sitôt sortis de l'agglomération de Budapest, nous traversâmes des petites villes et des villages dont les rues latérales n'étaient encore que des pistes sans chaussée, sans trottoir. Le long de celles-ci, les véhicules et les maisons étaient recouverts de poussière quand ce n'était pas de la boue. L'air semblait résolument chargé de pollution, le « smog hongrois » plaisanta un villageois. Bien sûr, tous les effets du paradis socialiste instauré depuis 1944 n'ont pas pu être effacés d'un tour de main. Le processus de privatisation s'annonce d'ailleurs long et difficile, notamment dans le vaste domaine de l'agriculture.
114:806
Considérée dans son ensemble, la société hongroise ressemble à un malade en voie de convalescence. Avant d'en arriver là, ce fut un peuple vigoureux et traditionnellement résistant, au cours des siècles, aux envahisseurs étrangers. Il s'agissait par le passé de repousser tour à tour les Habsbourg, les Prussiens, les Russes ou les Turcs. L'histoire du caractère farouchement indépendant de ce peuple est racontée et illustrée dans le merveilleux musée Magyar Nemzeti à Budapest. Aujourd'hui, les Hongrois commencent aussi à faire le bilan de l'occupation bolchevique. Le communisme les avait endormis dans la grande misère collectiviste et, s'il faut leur administrer maintenant l'antidote, il faut le faire à des doses savantes de peur de tuer le malade.
-- Quel contrepoison faudrait-il ? s'enquit la jeune étudiante qui me faisait visiter la ville de Debrecen. J'ai essayé de lui expliquer avec application combien partout la vie était difficile mais que l'homme n'est grand seulement que lorsqu'il se sent responsable (pardon, Pascal !).
Elle me sourit de manière charmante et me posa des questions quelque peu candides sur le capitalisme qui semblait l'effrayer par son côté « sauvage » (elle prononça même le mot de « jungle »). Car, assurément, la pression économique nouvelle pèse cruellement sur la Hongrie d'aujourd'hui. Le salaire moyen, quand on n'est pas au chômage, tourne autour de 1.000 à 2.000 francs par mois.
115:806
Nourriture et vêtements sont à des prix raisonnables mais toute autre dépense est un luxe : tous ces produits occidentaux -- téléviseurs, fours à micro-onde, réfrigérateurs maintenant en vente libre, sont autant d'objets que peu de gens peuvent acquérir.
-- Comment ferons-nous ? m'interrogea-t-elle. Je ne suis pas une spécialiste, dis-je, mais il faut tout d'abord comprendre au moins de quelle maladie souffraient jusqu'ici les pays de l'Est avant de pouvoir proposer des remèdes : sous la férule communiste, on avait mis l'accent sur la responsabilité collective ; donc personne n'était responsable. On pouvait y couler des jours paisibles, médiocres et faméliques, en se consolant que tous étaient logés à la même enseigne. Chez nous, en Occident, la responsabilité individuelle nous rend inventifs, créatifs, travailleurs. Quand une chose ne marche pas, on essaie de la remplacer par une autre. C'est la simplicité élémentaire et naturelle de l'économie de marché : l'offre et la demande.
Quant à la pression politique, les Hongrois ne souffrent pas comme les Allemands de l'Est du syndrome sado-masochiste qui consistait à allier la culpabilité du bourreau de la dernière guerre avec la terreur de la victime de l'oppression bolchevique. En Hongrie, la mentalité politique est plus mitigée et le Parlement aujourd'hui est divisé entre la gauche pro-occidentale (l' « internationale » américaine l'emporte sur la soviétique), et la droite qui rêve d'une indépendance tous azimuts, un peu irréaliste, et la restauration de valeurs traditionnelles.
116:806
Malheureusement, devant la standardisation médiatique, on se trouve surtout, en fait, confronté à la raison du plus fort. En effet, 90 % de la presse hongroise ont été achetés par les groupes Maxwell et Springer. Il ne reste plus que 10 % de publications locales pour défendre l'identité hongroise contre la décadence et la pornographie des revues venant de l'Ouest. On y glose également sur les mœurs licencieuses et la libération de la femme, sur les arguments en faveur de l'avortement et la société de consommation, sans oublier, dans les rues et partout, l'abrutissant rock and roll venant se substituer au folklore local. Ces nouveaux loups débarquent avec marks et dollars et font entendre sur tous les écrans de télévision la même chanson universaliste (mais en hongrois, cette fois-ci) « Laissez-vous conduire comme des moutons de Panurge et l'on vous permettra de devenir riches grâce à nos sous. »
Car la Hongrie ne cache pas qu'elle a besoin d'investisseurs étrangers. Contradictoirement, une jeune femme m'expliqua que son mari, un fonctionnaire de haut échelon, gagnait 2.200 francs par mois dont la moitié, oui 50 % ! devait être reversée au départ à l'État en impôts... L'État à son tour redistribuant l'argent pour les dépenses publiques. C'est un communisme à peine déguisé, système paternaliste voué à l'échec parce qu'il étouffe toute initiative et tout réinvestissement.
117:806
-- On ne s'appelle plus communiste, m'a-t-elle dit en conclusion, mais toute la génération au pouvoir actuellement ne peut pas penser autrement.
On ne sort pas impunément et sans infirmités de quarante ans de maladie grave. Certains ne se relèveront probablement jamais des séquelles et d'autres traîneront la patte jusqu'à leur dernier jour.
La jeunesse arrivera-t-elle à refaire la santé de la Hongrie ? Ceux qui passeront entre les mailles du filet des nouveaux médias pourrisseurs pourront peut-être inaugurer une nouvelle ère post-petit-chaperon-rouge, faite de grandes personnes responsables et non robotisées. Celles-ci raconteront ensuite un jour à leurs petits-enfants l'épisode du loup bolchevique, les chars russes dans les rues de Budapest en 1956, la répression des années soixante-dix, ainsi que les *carpet-baggers* occidentaux qui cherchent aujourd'hui à faire profit de tout, surtout du malheur d'autrui.
Éduquer, expliquer et aimer ce peuple si attachant sont des gages nécessaires, peut-être les plus importants pour l'avenir de ce pays. On le leur doit. Notre indifférence ne peut s'appeler autrement que « non-assistance à personnes en danger ».
Judith Cabaud.
118:806
### Jacques Vier (1903-1991)
par Jacques-Yves Aymart
Il était né à Nîmes, et j'imagine (mais je me trompe peut-être) qu'il doit à cette origine son catholicisme combatif, son royalisme, sa détestation de la Révolution française (*toute* la Révolution, qu'il prenait, lui aussi, en bloc), son culte du Roi martyr et de Marie-Antoinette.
En fait, il n'était pas homme à se pencher sur son passé, à épancher des souvenirs personnels. « Le Nîmois que je suis... » : je ne trouve cette expression, chose curieuse, que dans la préface de son dernier livre ([^8]), à propos du vocabulaire tauromachique, et il faut rappeler qu'en effet il aimait les spectacles, il était même très (trop ?) bon public ([^9]).
119:806
A défaut de confidences, nous avons, heureusement, des témoins, qui l'ont croqué sur le vif, à divers moments de sa vie. Et d'abord Édouard Guitton ([^10]), qui fut son élève, dans la classe de Première A du lycée Carnot de Dijon, en 1945
Un jour il arriva et du coup notre univers fut remué. Il fendait l'air, silhouette droite et fière, le pas vif, l'œil étincelant derrière les lunettes, sur la tête une espèce de sombrero aux larges bords et, quand il l'enleva, deux envolées de cheveux à droite et à gauche comme à Moïse représenté par Michel-Ange ; la voix, sonore, retentissante, l'accent méridional, objet d'étonnante curiosité pour de jeunes Dijonnais. Voilà ce qui frappa d'abord les élèves. Mais nul n'eut envie de rire car, de ce Jupiter irradiant, l'autorité émanait d'elle-même. Il s'imposa dès la première heure. En huit jours on avait rattrapé le temps perdu. Sophocle, Cicéron, Corneille, Voltaire, Fréron, La Harpe et « votre compatriote Cazotte », Lamennais, Baudelaire, même Gide, Claudel ou Mauriac, les grands, les petits, les étrangers, les vivants dont aucun de ses prédécesseurs ne nous avait parlé, il se promenait partout avec une superbe assurance :
120:806
son omniscience, sa verve, ses jugements fulgurants nous éblouissaient. Il dominait, il régnait. Avant lui nous avions eu de bons professeurs : il n'échappait à personne que nous avions avec lui un grand professeur.
Passé dans l'enseignement supérieur, le voici observé par le doyen René Marache, un latiniste :
Il donne à son auditoire l'impression d'écouter tout autre chose qu'un cours. Chacun a la certitude d'avoir affaire à l'homme, tout entier dans ce qu'il fait et dans ce qu'il dit, et d'abord dans ce qu'il dit. Le cours devient spectacle, mimé, ou plutôt vécu, d'un être se colletant avec la littérature, les idées, l'âme, les écrivains ([^11]).
Survient mai 1968 : « Tous les collègues découvrirent alors, s'ils l'ignoraient encore, que l'un d'entre eux au moins avait, comme Cyrano, son *panache* »*,* écrit encore Édouard Guitton. Et Benoît Le Roux : « Il faut l'avoir vu, alors que sonnait déjà pour lui l'âge de la retraite, prêtant son concours à tous les étudiants qui faisaient appel à lui, siégeant sans désemparer dans toutes les instances où il était possible de contenir un peu la chienlit (car la politique du pire n'était pas du tout son fait) » ([^12]).
Enfin voici le vieux professeur. Olivier Venard a fait partie d'un groupe d'élèves de cinquième qui, le mercredi après-midi, se réunissaient autour de lui pour l'entendre parler des textes et devoirs de la semaine :
121:806
« Dans la salle à manger, Mme Vier avait pour nous garni un panier des cerises *cœur de pigeon* que nous avions auparavant cueillies avec elle, dans le jardin où s'élevait leur maison, tandis que le professeur, sur la marche la plus haute du perron, déjà légèrement voûté, psalmodiait de mémoire, à notre intention, la page où Jean-Jacques évoque la cueillette des cerises... » ([^13])
On croirait le bon vieillard de *Candide,* « prenant le frais à sa porte sous un berceau d'orangers », et ce tableau l'eût ravi : il aimait le roman de Voltaire, « un des chefs-d'œuvre du génie humain », au point d'avoir imaginé un trente et unième chapitre ([^14]). « Mais, de nos jours, Candide est factieux, et Pangloss remis à neuf vaticine sur les ondes », ajoutait-il.
\*\*\*
Ce que les témoignages ne disent pas, c'est combien sa vie fut laborieuse.
Après son baccalauréat, il vint en khâgne au lycée Lakanal de Sceaux. « Je me privais du déjeuner de l'internat, les dimanches de Carême, s'est-il souvenu un jour ([^15]), pour ne pas manquer la conférence du R.P. Janvier à Notre-Dame. » Après la licence ès lettres et le diplôme d'études supérieures obtenus en Sorbonne, il enseigne aux lycées de Vendôme (1927-1929), de Brest (1929-1931), de Digne. Ici, un autre souvenir :
Je n'oublierai jamais le jour où, pour la première fois, dans ma lointaine province, je rencontrai la signature de Robert Brasillach.
122:806
De tout le personnel du lycée, j'étais le seul à lire régulièrement la *Nouvelle Revue française.* Le numéro du 1^er^ décembre 1931 m'apporta un extraordinaire chapitre sur *Médée,* qui annonçait le livre sur Sénèque le Tragique que le normalien Brasillach dut méditer à la faveur d'un programme d'agrégation ([^16]).
L'agrégation, lui-même l'obtint enfin en 1934, un an après son mariage avec Mlle Louise Prost (d'où naquirent un garçon et une fille). En 1936, il est nommé au lycée de Chartres, en 1938 au lycée Buffon à Paris.
Dès 1925-1926, il avait donné à *La Gazette française* des articles sur Michelet, Paul Bourget (qui lui écrivit), Blanc de Saint-Bonnet, où s'esquissent déjà les tendances de toute son œuvre. En 1938, sa signature réapparaît dans le mensuel *Civilisation* et l'hebdomadaire *L'Intérêt français,* où il se passionne pour Ernest Hello (découvert à travers le livre de l'abbé Cauwès) et lance des lettres ouvertes à Emmanuel Mounier et à François Mauriac.
Après la guerre, ce sera *La Table ronde, La Pensée catholique,* à partir de 1950 *L'Homme nouveau* et *L'École des Lettres, puis Itinéraires,* « la revue que Jean Madiran a frétée et armée pour sauvegarder l'honneur de Dieu et de ce qui survit de son Église » ([^17]), *Points & Contrepoints, Découvertes, Écrits de Paris, Lecture et Tradition...*
123:806
L'Occupation marque un tournant dans sa carrière. D'une part, il découvre les archives de la comtesse d'Agoult, égérie de Liszt et des républicains de 1848. Ironie : ce « catholique et royaliste toujours » va consacrer douze ans de sa vie à défendre et illustrer dans une thèse d'État -- un vrai travail de bénédictin qui devait comporter six volumes, sans compter les éditions annexes de correspondances -- l'œuvre d'une catholique qui se fit protestante, d'une royaliste qui se fit républicaine...
D'autre part, il est nommé par le gouvernement du Maréchal, en 1943, directeur de l'Institut français de Lisbonne. Je n'ai trouvé chez lui qu'un écho (me semble-t-il) de cette année portugaise :
... La plage de Belem, d'où partit, dans un concert de bénédictions, de prières et de larmes, la première expédition de Vasco de Gama, et sur laquelle ne tarda pas à s'élever la splendide basilique du couvent des Hiéronymites, due à un architecte français, demeure un des hauts lieux de la chrétienté. Voilà l'un des pèlerinages où il conviendra à une Église restaurée -- enfin délivrée des docteurs sacrilèges qui la menacent et la corrompent -- de conduire la jeunesse de l'avenir ([^18]).
En 1944, il subit l'épuration administrative (il ne renia jamais le Maréchal et à aucun moment ne se convertit au gaullisme) et fut renvoyé en province, à Dijon. De retour à Paris, il occupe de 1950 à 1954 une chaire de préparation à l'École de la France d'outre-mer, au lycée Louis-le-Grand.
124:806
C'est seulement en janvier 1955, après la soutenance de sa thèse, qu'on lui accorde un poste dans une Faculté des Lettres, à Rennes, où il achève sa carrière en 1973, peu après y avoir créé une chaire de civilisation et littérature canadiennes.
\*\*\*
Sa thèse, dirigée par le Pr Pintard, faisait donc de lui, dès 1954, un « éminent dix-neuviémiste ». On vit même -- par quel concours de circonstances ? -- le très stalinien et très épurateur Raymond Queneau lui demander de rédiger le chapitre sur la Prose d'idées au XIX^e^ siècle pour l'Encyclopédie de la Pléiade (*Histoire des Littératures,* tome III, paru en 1958).
Mais il n'était pas homme à s'enfermer dans une époque. Il fit vite sauter le carcan. Notons qu'il avait débuté par un mémoire de diplôme sur « l'Académie de Stanislas Leczinski », sous la direction du Pr Gustave Reynier, en 1924 ([^19]). A la fin de sa carrière, il lui arriva de donner, la même année (1966-1967), un cours sur la réaction anti-philosophique au XVIII^e^ siècle, un autre sur les *Souvenirs d'Enfance et de Jeunesse* de Renan, un troisième sur *Alcools* d'Apollinaire, et un quatrième sur *Le Soulier de Satin.* Il publia de multiples monographies : sur Beaumarchais, Baudelaire, Fromentin, Barrés, Gide, Anouilh, Léon Bloy.
Dès sa thèse soutenue, il avait entrepris de rédiger, tout seul, une Histoire de la Littérature française, d'une érudition et d'un brio prodigieux. *Qu'on dise :* « *Il osa trop !* » *Mais l'audace était belle...*
125:806
Le premier volume (XVI^e^ et XVII^e^ siècles) s'ouvre en fanfare, dès 1959, sur les grands rhétoriqueurs, sur Jean Meschinot en qui il découvre un ancêtre des mal-aimés Du Bellay, Nerval, Apollinaire, sur Marot qui pressent déjà, selon lui, la poésie la plus moderne, des arabesques et fusées de Jarry, Max Jacob ou Prévert, aux fantaisies savantes de Tristan Derème et de Cocteau, et même aux « purs » poèmes de Valéry ou des surréalistes.
Jacques Vier repêche au passage Clovis Hesteau de Nuysement et ses *Visions hermétiques,* propose une relecture des *Sonnets pour Hélène...* Mais les prosateurs sont à la fête aussi. Montaigne, qu'il place très haut : « Il n'écrit jamais pour prendre parti. Il reste l'un des rares écrivains de notre littérature, le seul peut-être, dont l'œuvre ne soit pas une thèse. » Il est plus méfiant devant le prétendu « évangélisme » de Rabelais, et se livre d'abord à un exercice assurément périlleux, mais qui fait pour une part le charme de cette histoire littéraire, l'analyse des portraits d'écrivains :
La copie du XVII^e^ siècle qui passe pour la reproduction d'une toile authentique exhibe un petit vieux en train de rabougrir, le front découvert sous une espèce de tricorne qu'éclairent des yeux vifs ; la bouche est épaisse, la moustache tombante, faite pour tremper dans les verres ou dans les sauces ; une barbe sale floconne sur les joues creuses. Tête encore inquiétante que l'âge n'ennoblit pas ; le regard profond et sournois semble en quête de disciples à instruire ou d'imbéciles à brocarder. Il n'est même pas sûr qu'il distingue entre les deux ce visage convaincu de la vanité universelle, mais plus près du persiflage que de l'onction...
Et voici La Fontaine :
Il avait le nez long et s'en consolait en le considérant comme un héritage de ses ancêtres maternels. Il faut ne pas avoir regardé un instant son visage pour faire de lui un distrait, un Jean de la Lune perdu dans son rêve, ou improvisant ses fables dans de sylvestres extases ;
126:806
son œil est fixe et assuré, sa bouche prête à la riposte ; creusé d'une légère fossette, le menton dessine un ferme contour ; il n'en faut pas douter, de tous *les* muscles de sa physionomie, La Fontaine affirme sa présence et son attention. Sa distraction légendaire lui servait à déguiser un goût très vif du confort, le souci de ses intérêts, et la crainte de l'ennui.
Dans le second volume (*XVIII^e^ siècle,* tome I, 1965), voici Diderot. Non pas celui de Van Loo, de Houdon ou de Perronneau. Mais, selon le conseil de Diderot lui-même, celui de Garand (« un pauvre diable qui m'attrapa, comme il arrive à un sot qui dit un bon mot ») :
Il pose sans perruque, cheveux en désordre et découvrant le front, à travers lequel « la pensée paraît », les yeux à fleur de tête, le col défait, le nez impérieux crevant la toile, la bouche d'un dessin ferme mais endiguant à peine la volubilité, un soupçon de fossette au menton ; l'arc-boutant d'une main gauche énorme sur lequel repose le bras droit suffit à peine à soutenir cette tête en feu que se partagent les visions les plus insolites, depuis la genèse des mondes jusqu'à la mort de Clarisse Harlowe, en passant par les cabrioles du Neveu ou les évasions de sœur Sainte-Suzanne. Vit-on jamais toile plus éloquente ou plus musicale ? Chaque trait de pinceau suspend de justesse la vibration. Est-ce un visage ou un orchestre à l'ultime frontière du silence, quand se fait imminente la menace du ruissellement symphonique ?
Les figures féminines ne laissaient pas le critique moins enthousiaste :
127:806
Ce XVII^e^ siècle, qui fut celui des grandes femmes, comme il revit sous la plume pourtant si acide de Saint-Simon ! De sa mère, intelligence vive et obstinée, cœur intrépide, il laissera entendre qu'elle aimait à commander et que le ménage lui était soumis. Pas plus que Mme de La Fayette ne dit de quoi était faite la beauté de la princesse de Clèves, Saint-Simon ne s'attarde sur le charme de la duchesse, sa femme. Les portraits de Mlle de Lorges nous la disent ravissante, avec l'ovale parfait de son visage, son beau front sur lequel moussent les cheveux, des yeux rêveurs qui laissent deviner la douceur et la patience ; sa merveilleuse finesse de blonde lui donne l'air d'une anticipation de Marie-Antoinette... Mais il faut se résigner à ignorer, sous ses formes précises, la collaboration de cette Dona Musique à un Himalaya de paperasses.
Dans les 352 pages de ce volume de 1965, Jacques Vier avait regroupé, outre Saint-Simon et Diderot, les précurseurs Bayle et Fontenelle, puis Voltaire et Rousseau, Buffon fermant la marche. En 1970, pour compléter ce *XVIII^e^ siècle,* il accouchait d'un tome II : un monstre de 1.052 pages ! Il avait tout lu crayon en main, les romans, les pièces de théâtre, les essais, les pamphlets, les encyclopédistes et les Illuminés, Sade, Restif, les prélats, les journalistes. Chronologie, bibliographies, et un Index d'un millier de noms parachèvent ce monument. Mais, après ce coup, l'éditeur (Armand Colin) renâcla. Et le *XIX^e^ siècle* est resté inédit.
\*\*\*
L'érudit n'étouffa jamais le militant. L'un nourrissait l'autre.
128:806
Comment résumer les combats de Jacques Vier ? Sans doute dans la défense de l'autorité légitime contre les poisons de l'individualisme.
Dès les années vingt, il a senti le danger d'une satire systématique, au nom de la liberté, voire de l'Évangile, des hiérarchies naturelles et des autorités morales. Que Gide justifiât ainsi ses vices, c'était dans l'ordre. Mais que les chrétiens s'engouffrassent dans la brèche sans discernement, donc sans vraie charité, c'est ce qui lui fit lancer ses lettres ouvertes à Emmanuel Mounier et à François Mauriac.
Trop facile, de voir partout des Pharisiens ; plus difficile, de tuer en soi-même le Pharisien. Trop facile, d' « accumuler les caricatures de la vie familiale et de représenter sous les traits d'un être veule et hypocrite quiconque est investi d'une autorité de père, de tuteur, de patron ». Plus difficile, d'aider l'homme à trouver les étais et les cadres grâce auxquels puissent s'épanouir des vertus. Mais « Mauriac ne s'est jamais intéressé à la vie de l'homme en société ; si la famille l'indispose, la cité et la patrie lui sont étrangères ». En cela inférieur à des incroyants comme Barrès ou Maurras.
Contre cette satire, « du moins se battait-on » avant 1945, a-t-il noté un jour de 1975 ([^20]) : après « la vérité portative propagée par ruse ou contrainte dans l'opinion », qui reste la honte du siècle dit des Lumières, le dix-neuvième siècle, jugeait-il, avait vu « naître et se maintenir un certain équilibre entre les tendances adverses » des journaux. Mais, depuis 1945, « la France vit dans l'étouffoir ».
129:806
Les quinze dernières années de sa vie devaient lui fournir l'éclatante confirmation de ce diagnostic, avec l'appesantissement d'un consensus médiatique contre toute parole libre, avec de nouvelles lois scélérates ([^21]).
Les conséquences du rejet de toute autorité, Jacques Vier eut le temps de les contempler : l'art lui-même fut atteint. « Si la littérature vit de révolte, elle vit plus encore d'autorité, l'index de ces deux puissances, l'Université et l'Église, ayant, pendant des siècles, comprimé l'anarchie... Quand elles pourrissent et caressent leurs propres Barbares, c'est qu'elles aspirent l'une au néant, l'autre à une rénovation trompeuse, hypocritement limitée à des fins humaines, et d'abord commandée par l'évacuation du passé, et la répudiation des dogmes et des mystères. Si l'on veut un art et une littérature, que l'on nous rende d'abord une Église, car, de la *Chanson de Roland* aux *Cinq grandes odes,* le Dieu vivant demeure le Principe et la Fin de la Création et de ses représentations multiples... Qu'on le veuille ou non, les lettres et les arts restent solidaires du sacré. Là où le sacré s'amenuise et se dissout, est-il extraordinaire que les lettres et les arts deviennent de purs et simples agents de désagrégation mentale, sociale et religieuse ? » ([^22])
Ce propos de 1971, il le réitère à la fin de son dernier entretien, comme un testament : -- « Les vrais et grands écrivains français débouchent toujours, quel que soit le sujet traité ou abordé, sur les chemins du sacré » ([^23]).
130:806
Le remède à nos décadences ? -- « La Révélation, répétait-il avec Marcel De Corte : non seulement bonne nouvelle du salut annoncée aux âmes, mais seule contre-révolution efficace, seule assurée de vaincre, parce que préservée de toute compromission avec un monde condamné » ([^24]).
Jacques-Yves Aymart.
131:806
### L'encyclique « Redemptoris missio »
par Guy Rouvrais
Il faut se féliciter de la publication de l'encyclique *Redemptoris missio,* sur « la valeur permanente du précepte missionnaire » (datée du 7 décembre 1990), car cette encyclique de Jean-Paul II appartient à un autre type que les encycliques de ses immédiats prédécesseurs.
Les encycliques conciliaires, ou post-conciliaires (*cf. Pacem in terris, Populorum progressio*)*,* se proposaient d'ouvrir de *nouvelles* perspectives au « peuple de Dieu », de définir de *nouveaux* principes tout en renonçant subrepticement à d'anciens.
132:806
L'encyclique du pontife régnant, au contraire, entend rappeler aux catholiques oublieux les principes *anciens et permanents,* qui portent sur l'impérieuse nécessité pour l'Église d'être évangélisatrice. Cette vision apostolique est constitutive de son identité : « Allez, faites de toutes les nations des disciples... »
On nous dira peut-être que cette intention missionnaire était précisément au cœur du projet de Vatican II et que, par conséquent, l'encyclique du souverain pontife, loin d'être en « rupture » avec le concile, s'inscrit dans sa continuité.
Il convient toutefois de remarquer que, d'emblée, Jean-Paul II *réfute* les erreurs qui se sont infiltrées dans l'Église au nom du concile et qui, dans leurs conséquences ultimes, rendaient vaine la mission apostolique de l'Église :
« Et pourtant, écrit le Saint-Père, à cause des changements de l'époque moderne et de la diffusion de nouvelles conceptions théologiques, certains s'interrogent : la mission auprès des non-chrétiens est-elle encore actuelle ? N'est-elle pas remplacée par le dialogue inter-religieux ? La promotion humaine n'est-elle pas un objectif *suffisant ?* Le respect de la conscience et de la liberté n'exclut-il pas toute proposition de conversion ? Ne peut-on faire son salut dans n'importe quelle religion ? » (1-4)
Le pape, tout au long de son encyclique, s'efforce de répondre à ces objections *post-conciliaires* et de dénoncer les erreurs qui les sous-tendent. Est-ce à dire que les textes du concile ne pouvaient donner lieu à de telles interprétations et que le fameux *esprit du concile* n'avait rien à voir avec le concile authentique, comme on l'entend si souvent ? Nullement.
133:806
Les textes du concile, ce sont *des affirmations traditionnelles dans lesquelles sont comme enchâssées des propositions novatrices* -- « pierres d'attente »... ou bombes à retardement --, ou l'inverse : *des thèses nouvelles dans l'entrelacs desquelles on retrouve un son authentiquement catholique.* La proportion de nouveauté et de classicisme varie selon les constitutions ou les décrets.
Pour ce qui est de la vocation missionnaire de l'Église, on trouve aussi ce balancement entre le « oui » et le « non », la tradition et le « renouveau ». Rien de plus traditionnel que le rappel de la nature missionnaire de l'Église qui ouvre le décret *Ad gentes.* Mais rien de plus dangereux aussi que les conséquences tirées ensuite de cette priorité missionnaire : la volonté d'une « inculturation », la nécessité d'aller d'abord vers « ceux qui sont loin », le regard bienveillant posé sur le monde moderne qui, pourtant, s'est bâti contre Dieu.
L'exploitation de ces éléments-là a conduit à une perte d'identité de l'Église jusqu'à ne plus savoir où se situent ses frontières visibles. L'ouverture au monde fut une ouverture à gauche. La priorité donnée aux incroyants a entraîné nombre de pasteurs à délaisser et à malmener les fidèles jugés trop tièdes.
L'encyclique *Redemptoris missio* a pour objet de reprendre les éléments de la doctrine traditionnelle contenus dans les textes du concile.
134:806
Mais ces éléments-là, préexistants au concile, sont simplement la doctrine de toujours. Cela ne veut pas dire que Jean-Paul II répudie les idées novatrices, mais elles deviennent secondes, tout en étant réinterprétées à la lumière de la Tradition.
On se réjouira particulièrement que le souverain pontife, effaçant le malaise provoqué par la réunion d'Assise, sur laquelle il revient, ait nettement précisé :
« Bien que l'Église reconnaisse volontiers tout ce qui est vrai et saint dans les traditions religieuses du bouddhisme, de l'hindouisme et de l'islam, comme un reflet de la vérité qui éclaire tous les hommes, cela ne diminue pas son devoir et sa détermination de proclamer sans hésitation que c'est Jésus-Christ qui est la Voie, la Vérité et la Vie (...) Le dialogue doit être conduit et mis en œuvre dans la conviction que *l'Église est la voie ordinaire du salut* et qu'*elle seule* possède la plénitude des moyens du salut. » (§ 55) (C'est le souverain pontife qui souligne.)
\*\*\*
Cela étant dit, il nous faut avouer une inquiétude en formulant une question : la mission de l'Église, selon cette encyclique, ne concerne-t-elle plus les « frères séparés », protestants et orthodoxes ? Cette question se fonde sur une affirmation réitérée et une omission.
Dans l'extrait de l'encyclique que nous avons cité au début de cet article, on peut lire :
135:806
« Des difficultés internes et externes ont affaibli l'élan missionnaire de l'Église à l'égard des *non-chrétiens...* »
Un peu plus loin, le pape écrit :
« Aujourd'hui, l'appel à *la conversion* que les missionnaires adressent aux *non-chrétiens* est mis en question ou passé sous silence. On y voit un acte de prosélytisme... » (Dans ces passages, c'est nous qui soulignons.)
Abordant la question œcuménique, le Saint-Père affirme :
« ...On doit reconnaître que la division des chrétiens nuit à la cause sacrée de la prédication de l'Évangile à toute créature, et pour beaucoup elle ferme l'accès à la foi. Le fait que la Bonne Nouvelle de la réconciliation soit prêchée par des chrétiens qui sont eux-mêmes divisés en affaiblit le témoignage, il est donc urgent de travailler pour l'unité des chrétiens afin que l'activité missionnaire puisse se révéler plus convaincante (...) Il est toujours plus urgent qu'ils collaborent et témoignent ensemble, en ces temps où des sectes chrétiennes et parachrétiennes sèment la confusion par leur action. »
Et encore :
« Les forces missionnaires *provenant d'autres Églises doivent agir en communion avec les éléments locaux pour le développement de la communauté chrétienne.* »
136:806
Si nous comprenons bien le sens de ces propos, ils signifient ceci : les protestants, entre autres, ne sont plus désormais *un des objets de la mission de l'Église, mais partie prenante de la mission de celle-ci.*
\*\*\*
Nous avons parlé aussi d'une omission. Le concile, après avoir rappelé la nécessité de travailler à promouvoir un sain œcuménisme, ajoutait :
« Il est évident que l'œuvre de préparation et de réconciliation des personnes individuelles qui désirent la pleine communion avec l'Église catholique se distingue, par sa nature, du dessein œcuménique ; mais il n'y a entre elles aucune opposition puisque l'une et l'autre procèdent d'une disposition admirable de Dieu. »
Constatons que l'encyclique *Redemptoris missio* ne reprend pas, fût-ce sous forme allusive, cette éclairante précision. Nul doute que le magistère nous apportera ultérieurement les nécessaires éclaircissements propres à dissiper cette inquiétude.
Guy Rouvrais.
137:806
### La fête du Précieux Sang de Notre-Seigneur
*Le 1^er^ juillet*
par Jean-Baptiste Castetis
*Fête instituée en 1849 par Pie IX, encore à Gaëte, en action de grâces et pour perpétuer le souvenir de la victoire militaire remportée par le corps expéditionnaire français sur la Révolution qui avait chassé le pape de Rome.*
*Cette fête a été abolie par la révolution liturgique.*
138:806
Depuis 1848, Rome était aux mains des révolutionnaires. La garde suisse était désarmée depuis le triomphe de l'émeute du 16 novembre ; Pie IX était prisonnier dans son propre palais. Le 19 novembre, il avait reçu de l'évêque de Valence la pyxide dans laquelle Pie VI avait enfermé les Saintes Espèces pour les emporter avec lui de Rome à Valence, pendant sa captivité : « Votre Sainteté agréera sans doute ce souvenir et y trouvera sa consolation partout où les décrets de Dieu l'appelleront. »
Car ce n'était pas la première fois que Rome tombait aux mains des révolutionnaires. Il faut se souvenir que déjà en février 1798 la République française avait fait occuper Rome et y avait fait proclamer par le général Berthier l'*abolition de la papauté,* avec des attendus dignes de mémoire :
« *Depuis quatorze cents ans, l'humanité demande la destruction d'un pouvoir anti-social dont le berceau ne semble se placer sous le signe de Tibère que pour s'approprier la duplicité, la férocité, la soif de sang et l'amour pour la débauche du père des Nérons.* »
Pie VI s'était réfugié à Florence. La République française l'y fit arrêter en mars 1799 et le fit transférer à Valence. Pie VI y mourut en captivité le 29 août 1799, des sévices qui lui étaient infligés.
En 1848, des violences semblables se sont installées dans Rome ([^25]). Pie IX, ayant déjà enjoint aux cardinaux de quitter Rome sous un déguisement, s'enfuit secrètement lui-même, le 24 novembre, jusqu'au port napolitain de Gaëte avec l'idée de s'y embarquer pour se réfugier en France, selon un projet plusieurs fois envisagé depuis le mois d'août.
139:806
Mais le roi de Naples l'assure de son dévouement et lui promet de le défendre à Gaëte :
« Séjour tranquille et sûr, voisin des États romains, dans un climat doux, au milieu d'un peuple fidèle, sous la garde d'un rocher bien défendu de trois cents canons en batterie, avec le cœur du roi et de son armée pour défendre sa personne sacrée. »
En France, les catholiques n'avaient porté Louis-Napoléon à la présidence de la République (élections du 10 décembre 1848) qu'avec la promesse de son appui au pape ; et ils avaient au gouvernement un représentant influent en la personne de Falloux.
Mais la plupart des politiciens craignaient de heurter l'opinion démocratique (pourtant fort minoritaire) à la veille des élections législatives du mois de mai.
Toutefois, dès le 31 mars 1849, l'Assemblée nationale, émue par un pressant discours de Falloux, vote un ordre du jour autorisant le gouvernement à entreprendre une occupation militaire partielle et temporaire en Italie. Le 29 avril 1849, le corps expéditionnaire commandé par le général Oudinot s'empare de Civitavecchia ; le 30, il investit Rome et donne l'assaut : mais il n'a que deux brigades et vingt et un canons, il est repoussé.
Le gouvernement français ordonne alors à Oudinot de ne plus bouger et il envoie aux révolutionnaires romains un diplomate bien connu pour son libéralisme, le jeune Ferdinand de Lesseps, chargé de négocier une transaction : cette manœuvre aboutit à la signature, le 31 mai, d'une convention honteuse ; mais Ferdinand de Lesseps est rappelé à Paris et déféré au Conseil d'État qui lui inflige un blâme.
140:806
C'est qu'entre temps ont eu lieu en France les élections législatives du 27 mai 1849 qui marquent la défaite des libéraux, des démocrates et autres sectaires.
Le général Oudinot reçoit des renforts et l'ordre de reprendre l'offensive. Le corps expéditionnaire est porté à 25.000 hommes et 44 canons (les révolutionnaires qui tiennent Rome ont 35.000 hommes en armes). Le 3 juin, les Français délogent l'ennemi du couvent Saint-Pancrace et de tous ses autres postes avancés en dehors de l'enceinte de la ville. Le 13 juin, Oudinot lance aux révolutionnaires une dernière sommation. Le siège se prolonge toutefois en raison des précautions prises pour ménager la population et les monuments. Le 29 juin, en la fête des saints apôtres Pierre et Paul, l'armée française s'empare du Janicule, dominant la ville ; le 2 juillet, les révolutionnaires capitulent sans condition ; le 3, Rome est entièrement occupée par l'armée française et le général Oudinot envoie à Gaëte le colonel Niel, chef d'état-major du génie, pour annoncer officiellement à Pie IX la reprise de sa capitale.
Le pape lui déclare :
« *La France ne m'avait rien promis, et pourtant c'est sur elle que j'ai toujours compté. Je sentais qu'au moment opportun, la France donnerait à l'Église son sang et, ce qui est plus difficile, un courage contenu auquel je dois la conservation de ma ville de Rome.* »
Le président Louis-Napoléon ne méritait, lui, aucune confiance. Ce carbonaro avait subi la pression de l'opinion catholique : il lui avait provisoirement cédé, en lui faisant le coup aujourd'hui appelé coup du « je vous ai compris » ; sa pensée politique demeurait maçonnique et révolutionnaire. Dès le 18 août 1849, il écrivait à son aide de camp le colonel Ney, envoyé en mission à Rome :
141:806
« La Révolution française n'a pas envoyé une armée à Rome pour y étouffer la liberté italienne... Je résume ainsi le rétablissement du pouvoir temporel du pape : amnistie générale, sécularisation de l'administration, code Napoléon, gouvernement libéral... Lorsque nos armées firent le tour de l'Europe, elles laissèrent partout, comme trace de leur passage, la destruction des abus de la féodalité et les germes de la liberté ; il ne sera pas dit qu'en 1849 une armée française ait pu agir dans un autre sens et amener d'autres résultats... »
Le général Rostolan, qui avait succédé au général Oudinot comme commandant des troupes françaises d'occupation, reçut l'ordre de publier à Rome cette lettre, il refusa. Elle fut publiée au *Moniteur.*
« Après une telle lettre, remarquait Donoso Cortès, qu'y a-t-il à espérer de ce président aventurier ? »
\*\*\*
Telles sont les circonstances historiques dont nous n'acceptons pas qu'on veuille nous imposer de ne plus faire mémoire.
Consubstantiellement, il y a « le secret de la fête de ce jour », son secret mystique, indiqué dans *L'Année liturgique* de Dom Guéranger ([^26]) ; et dans les *Méditations pour tous les jours de l'année liturgique* du P. Emmanuel ([^27]).
Jean-Baptiste Castetis.
142:806
### Le bien qui est en nous
« *Vous avez été rachetés\
à grand prix. Glorifiez Dieu\
et portez-le dans vos corps.* » *\
*(*I Cor. VI*)
Nous souffrons cruellement du mal qui est dans le monde, dans nos cités, dans nos maisons, en nous-même, et chaque jour de notre vie nous demandons au Seigneur de nous en délivrer. L'homme, jusqu'à la fin des temps, prendra très au sérieux le mal qui ronge les individus et les civilisations.
143:806
Nous savons que ce sera toujours pour lui une source d'interrogation douloureuse. Pourquoi cette pente continuelle vers ce qui nous détruit ? Pourquoi l'humanité s'engage-t-elle avec insouciance et comme fatalement dans la mauvaise direction ?
Certes la croix rédemptrice a inversé le cours de notre destin, mais, avouons-le, on se trouve trop souvent en face d'un type de chrétien gémissant et besogneux, absorbé par la vue et l'aveu de ses fautes, par l'idée de sa perpétuelle fragilité, ce qui faisait dire à Nietzsche : « II faudrait qu'ils me chantent d'autres cantiques pour que je croie à leur sauveur, il faudrait que ses disciples aient l'air plus sauvés. »
Depuis les origines, l'homme s'interroge sur le problème du mal, soit pour se décourager, soit pour se révolter.
Nous aimerions qu'il s'étudie aussi à considérer le *problème du bien.* Ou, si l'on préfère, qu'il consente à regarder avec quelque admiration les magnificences que la nature et la grâce ont déposées en lui. C'est ce que, depuis quatorze siècles, les novices bénédictins apprennent à faire dès leur entrée en religion : puiser largement dans le trésor de la Liturgie et des Pères les raisons de leur allégresse. Qu'on nous permette de retracer ici quelques témoignages recueillis au cours d'entretiens familiers où les frères s'éclairent mutuellement de leurs lectures et de leurs réflexions.
144:806
-- Mon Père, ne pourrait-on pas interroger d'abord, chez les anciens, le courant stoïcien, qui préparait déjà le monde à faire l'inventaire de ses vraies richesses ? Est-ce que les penseurs de l'antiquité, prophètes sans le savoir, n'ont pas annoncé le Christ ?
En effet, voyez la haute idée qu'un philosophe païen pouvait se faire de l'âme humaine. C'est Sénèque écrivant à son ami Lucilius : « Cherchons quelque chose qui ne se détériore pas de jour en jour et à quoi rien ne puisse faire obstacle. Et quelle est cette chose ? C'est l'âme, j'entends une âme droite, bonne et grande. On ne saurait la nommer qu'en disant : c'est un dieu qui s'est fait l'hôte d'un corps mortel. Cette âme peut tomber dans le corps d'un chevalier romain, comme dans le corps d'un affranchi, d'un esclave. Qu'est-ce qu'un chevalier romain, qu'est-ce qu'un affranchi, un esclave ? Des noms issus de l'ambition ou de l'injustice. Du plus humble logis, on peut s'élancer jusqu'au ciel. Debout donc ! » (IV, 31,11) N'y a t-il pas là, avant la lettre, tout le mystère pascal qui est en germe ?
145:806
-- Et ce récit de la mythologie indienne que vous avez évoqué au cours d'une cérémonie de vêture, l'an dernier, pouvez-vous le rappeler ?
-- Les Indiens racontent qu'il y eut un temps où les hommes étaient tous heureux. Mais ils abusèrent tellement de leur bonheur que Dieu décida de leur ôter ce trésor et de le cacher à un endroit où il leur serait impossible de le trouver. La difficulté fut donc de lui trouver une cachette. Lorsque les anges furent appelés en conseil pour résoudre cette difficulté, ils proposèrent ceci : « Enterrons le bonheur de l'homme dans la terre. » Mais Dieu répondit : « Non ! Cela ne suffit pas, car l'homme creusera et le retrouvera. » Alors les anges répliquèrent : Dans ce cas, jetons le bonheur au plus profond de la mer. » Mais Dieu répondit à nouveau : « Non, car tôt ou tard l'homme explorera les profondeurs de l'océan et il est certain qu'un jour il le trouvera et le remontera à la surface. » Alors les anges conclurent : « Nous ne savons pas où le cacher, car il ne semble pas exister sur terre ou dans la mer un endroit que l'homme ne puisse atteindre un jour. »
Dieu dit alors : « Voici ce que nous ferons du bonheur de l'homme : nous le cacherons au plus profond de lui-même, car c'est le seul endroit où il ne pensera jamais à le chercher. »
146:806
Depuis ce temps-là, conclut la légende, l'homme a fait le tour du monde, il a exploré, il a escaladé, il a plongé, il a creusé à la recherche du bonheur sans se douter qu'il se trouve au fond de son âme.
\*\*\*
Nos étudiants en philosophie sont toujours émerveillés d'entendre leur maître enseigner calmement l'agencement parfait des facultés maîtresses de l'âme -- intelligence et amour -- avec l'harmonie de l'univers : l'intelligence étant finalisée par le Vrai, comme l'amour par le Bien. Voilà en nous, se disent-ils, quelque chose d'excellent et de cohérent : le vrai ne nous trompe pas ; le bien n'égare pas notre faculté d'aimer.
Tout aurait été parfait si *l'usage raisonnable* de nos facultés n'avait été faussé et détérioré par le péché d'origine. Mais ils découvrent que le remède à cette *dés-organisation* de nos facultés est plus admirable encore que la beauté initiale qu'elles revêtaient avant la chute. Telle est la grandeur stupéfiante de l'ordre surnaturel. Car la beauté naturelle de notre univers intérieur pourrait croître indéfiniment sans jamais approcher les splendeurs de la grâce au plan de la surnature. C'est alors que la valeur du Bien prend tout son éclat : l'âme élevée à une hauteur insoupçonnable est rendue participante de la nature *divine.*
147:806
Si l'on prêchait cela, si on le chantait, si on le criait sur les toits, dans les assemblées, dans les réunions de jeunes, dans les cours de catéchisme, cela donnerait naissance à un style de vie dans lequel passerait un souffle de fraîcheur et de nouveauté inouï, et le statut des vertus morales lui-même en serait profondément modifié. C'était la prédication d'Ambroise à Milan, d'Athanase à Alexandrie, d'Augustin à Hippone ; voilà, disaient-ils, l'homme capable de Dieu, *Homo capax Dei.* Tel était le langage des Pères.
Prenons l'humilité qui est par excellence la vertu des chrétiens. D'où vient qu'elle soit devenue si rébarbative et au fond si méconnue ? On a trop souvent considéré l'humilité comme un écrasement, la reptation de l'esclave sous l'œil implacable du maître. Parce que son nom a été tiré de la terre, *humus,* on a pensé que la vertu d'humilité consistait à être piétiné, à rentrer sous terre, pour disparaître à jamais. Mais l'humilité est synonyme de vie. Comme la terre, elle n'ensevelit que pour donner naissance. Elle est principe de germination et de grandissement. Dans la nature, ce qui germe, ce qui grandit, ce qui monte, vient forcément de la terre. On dira de même pour l'humilité : l'image qui l'exprime n'est pas celle de l'esclave couché devant le tyran, mais celle de l'enfant qui grandit sous le regard du père. L'esclave peut être révolté ou écrasé ; le fils, lui, fait honneur.
148:806
Pour saisir cela, rien de plus éclairant que de comparer l'humilité de la Très Sainte Vierge à celle de saint Joseph. Toutes les deux sont d'une profondeur abyssale. Mais tandis que l'humilité de Joseph, au moment de sa grande épreuve, a quelque chose de nocturne et de silencieux, accordé à la présence d'un mystère *non dévoilé,* celle de Marie s'exalte d'un coup d'aile comme l'alouette dans le ciel : *Fecit mihi magna qui potens est et sanctum nomen ejus.* Il a fait en moi de grandes choses et son nom est saint. L'humilité de Marie chante, exulte, parce qu'elle a saisi la portée du don reçu. Elle prophétise de toutes ses forces que toutes les générations la diront bienheureuse, elle mérite que, par analogie, lui soit octroyé le titre de *Miroir de justice,* attribué par l'Écriture à la Sagesse divine. Un de nos frères nous met alors sur la voie quand il suggère que Marie réalise pleinement cette assertion de saint Bernard disant : « Rien ne plaît tant à Dieu que sa propre image restituée à sa beauté première. » Nous voici sur la bonne voie parce que la théologie de l'image fonde magnifiquement la bonté de l'univers créé et spécialement celle de l'âme.
149:806
Jamais l'excellence du bien qui est en nous n'aura trouvé chantres plus décidés et plus enthousiastes que les Pères de l'Église, grecs et latins. Ils sont les fondateurs de l'optimisme métaphysique de l'ère chrétienne, et leur prédication, née en même temps que notre liturgie, sonne, comme carillon à toute volée dans le ciel bleu, le baptême d'une civilisation d'hommes sauvés.
Un frère interroge : « Dans cet horizon serein qui baigne dans la lumière de Dieu, où placer le péché, la tristesse du péché ? » Je réponds invariablement que le mal dû au péché ne se trouve pas *dans* l'être ; il est accidentel à l'être, il parasite un sujet initialement et foncièrement bon, comme le lierre qui enlace le tronc d'arbre. Le lierre n'est pas sans danger, il peut étouffer l'arbre ; il n'est pas innocent, mais il reste extérieur aux racines. Ainsi le mal, qui est non une substance, mais la privation d'un bien (*privatio boni,* dira saint Thomas), laisse intacte la bonté essentielle des êtres. Reste à savoir si nous sommes à même d'en percevoir le rayonnement sacré. « Je vis, dit sainte Thérèse Couderc, le mot bonté écrit en lettres d'or sur la face de toutes les créatures. » Et le chant que fit entendre saint François d'Assise sur les chemins du monde, ce chant radieux qui devait étonner le XIV^e^ siècle, était l'effet d'une pureté de regard qui est synonyme de sainteté :
150:806
« La lampe de ton corps, dit Notre-Seigneur, c'est ton œil. Si ton œil est pur, tout ton corps sera dans la lumière. »
Un frère me rappelle que Chesterton, parmi tous les disciples de saint Thomas, reste le témoin inlassable et obstiné de la bonté métaphysique des créatures. Je laisse parler ce frère : « Je crois, dit-il, qu'il faut sans cesse revenir au chapitre premier de la Genèse qui dit expressément que la création est bonne et, quelques versets plus loin, renchérit en disant que la création de l'homme est *très* bonne (Gen. I, 31). Chesterton, toujours philosophe, même dans le roman, met en scène un policier chargé de noyauter une bande d'anarchistes (*Un Nommé Jeudi*)*.* Or dans le groupe, tous les membres appartiennent à la police, y compris le chef, M. Dimanche. Le sens est clair : la bonté existe, c'est nous qui ne savons pas la regarder. Tout est bon, sauf l'aveuglement, le soupçon avec lequel les gens se regardent et regardent Dieu. Chesterton rétablit la bonté des sens : « Tout ce qui brille est de l'or. » (*L'Homme à la Clef d'Or*) Mais rien ne vaut si l'on oublie le péché originel. Pour Chesterton, il est évident que la doctrine de la chute est le seul aspect réconfortant de la vie humaine.
151:806
Notre époque, à la différence du Moyen Age, est fascinée par le mal avant d'être éblouie par la présence et le rayonnement du bien, ce qui fut l'apanage des grandes époques mystiques. Saint Thomas va jusqu'à dire que « l'intelligence humaine est capable de la vision béatifique (IIIa Q. 9, a. 2, ad 3um) parce qu'elle est faite à l'image de Dieu ».
\*\*\*
La liturgie et les Pères, jusqu'à saint Thomas et saint Bonaventure, ont posé les assises d'une métaphysique de l'image associant la créature à l'ordre de la causalité divine, témoin l'admirable orchestration liturgique : ... le pain, le vin et l'eau, l'huile, la cire, l'encens, la pierre et le feu, l'argent ciselé et l'ivoire, les vêtements d'or, le chant et la musique, c'est tout cet ensemble accompagné de signes et de formules de bénédiction qui va devenir le véhicule de la grâce divine... Il y a dans cette vision plus qu'un moyen d'approche pour la sensibilité humaine ; il y a une conception miséricordieuse du plan divin où le sceau invisible du Verbe restitue les créatures dans l'état bienheureux de leur harmonie primitive. Mais si le cosmos tout entier doit être regardé comme un miroir de Dieu, que dire de l'âme humaine : n'est-elle pas le miroir par excellence ?
152:806
Écoutons saint Bernard : « Nous enseignons que toute âme, même chargée de péchés, prise au filet des vices, séduite par leurs appâts, captive et exilée, prisonnière de son corps, toute âme dis-je, ainsi reconnue coupable et désespérée, nous enseignons qu'elle peut découvrir en soi ce qui lui permettra, non seulement de respirer dans l'espoir du pardon, dans l'espoir de la miséricorde, mais encore d'oser aspirer aux noces du Verbe, de ne pas craindre de contracter un lien de société avec Dieu, de n'avoir pas peur de porter avec le Roi des anges le joug suave de l'amour. Que n'oserait-elle en effet, en toute sécurité, près de Celui dont elle se découvre la noble image, dont elle se sait l'éclatante ressemblance ? »
Cent ans après l'abbé de Clairvaux, saint Thomas précise : l'âme-image n'est pas un pur réflecteur : « De même, dit-il, que l'image dans la cire n'est produite que par l'impression du sceau, de même l'image d'un homme ne se reflète dans le miroir qu'à la condition que cet homme soit présent. » Présence du Verbe qui, plus qu'un modèle extérieur, illumine l'âme comme par-dedans en lui communiquant les traits de sa ressemblance. Ce qui en résulte pour l'âme, c'est, au-dessus de toute œuvre créée, un privilège de beauté incorporelle.
153:806
Le maître des novices, prévenant mes désirs, me fournit un texte de sainte Catherine de Sienne d'une qualité exceptionnelle. Notre-Seigneur parle à la sainte, qui venait, brûlante de charité, de sauver une âme ; c'est alors que, soulevant le voile qui cache à nos yeux de chair les splendeurs spirituelles, il lui dit : « Très douce fille, voici que par toi j'ai recouvré cette âme déjà perdue, ne te semble-t-elle pas bien gracieuse et bien belle ? Qui donc n'accepterait n'importe quelle peine pour gagner une créature si admirable ? Si moi, qui suis la souveraine Beauté, moi, de qui vient toute autre beauté, je me suis épris d'amour pour la beauté des âmes au point de vouloir descendre sur terre et répandre mon propre Sang pour les racheter, combien plus devez-vous travailler les uns pour les autres, afin de ne pas laisser perdre de si belles créatures ? Si je t'ai montré cette âme, c'est pour te rendre plus ardente à procurer le salut de tous et pour que tu entraînes les autres à cette œuvre, selon la grâce qui te sera donnée. » Après cette vision, Catherine avouait au Bienheureux Raymond : « Ô Père, si vous aviez vu la beauté de l'âme raisonnable, je ne doute pas que, pour le salut d'une seule âme, vous ne soyez prêt à subir cent fois la mort corporelle si c'était possible. Rien, dans ce monde sensible, n'est comparable à cette beauté. »
154:806
Et la sainte conclut dans une sorte de ravissement admiratif : « C'est donc mû par le feu de l'amour qu'il nous créa à son image et ressemblance ; il nous créa en telle dignité qu'il n'est langue qui puisse dire, ni œil voir ni cœur penser la dignité de l'homme dans toute sa grandeur.
Il est remarquable que les saints les plus apostoliques, ceux que leurs contemporains nous montrent irrésistiblement tournés vers le salut de leurs frères, le soient plus encore par une immense estime de la beauté que les âmes recèlent au fond d'elles-mêmes que par une simple pitié à l'égard de ce qui leur manque.
Nombre de textes scripturaires sont à interpréter dans ce sens. Exemple : « *Honorare omnes homines* » peut vouloir dire honorer chez tous les hommes, soit cette partie malade de leur être qui implore de nous miséricorde, soit, plus profondément, honorer en eux cette zone de lumière, dont ils sont détenteurs, parfois à leur insu, et la leur faire découvrir. « Monsieur, n'avez-vous pas pitié de votre âme ? », demandait le curé d'Ars à un pécheur endurci.
La meilleure méthode d'apostolat n'est-elle pas cette forme de maïeutique qui permet de révéler aux êtres la soif secrète qui les oriente vers Dieu ?
155:806
Au plan de la vie proprement surnaturelle, c'est bien là ce que signifie l'expression énergique de l'apôtre Paul au début de l'épître aux Romains : « *ex fide in fidem* », la lumière de foi chez celui qui parle, s'adresse à la lumière de foi de celui qui écoute. Qu'avons-nous besoin, dès lors, de tant de détours et de tant d'habiletés pour toucher les âmes ? Pourquoi ne pas faire fonds sur cette surnaturelle disponibilité des êtres, tout prêts à recevoir un surcroît et ; une plénitude de ce qu'ils possèdent déjà ?
Notons également que cette doctrine radieuse de l'image divine imprimée en nous comme un sceau -- doctrine à la fois biblique et patristique -- a sauvé la spiritualité occidentale des deux tentations éternelles de l'esprit humain, le panthéisme et le manichéisme : le premier confond le Créateur et la créature, confusion mortelle où s'abolit toute transcendance ; le second les oppose irrésistiblement dans un conflit destructeur d'harmonie. La vérité catholique, qui s'élève royalement au-dessus de ces poisons, se rencontre à chaque pas dans l'Écriture, dans la vie des saints, dans l'ordre sacramentel et liturgique. Dans les sacrements, non seulement, nous célébrons avec allégresse un culte à la victoire du Christ mais, comme le montre Dom Vonier, nous avons part à la puissance de sa résurrection dans notre propre esprit et jusque dans les membres de notre corps.
\*\*\*
156:806
S'il faut croire, comme le dit Pascal, les témoins qui se font égorger, on écoutera avec émotion le chant de joie qui s'élève à l'intérieur des goulags comme le message éternel du christianisme au monde. Voilà ce que nous lisons dans les notes de prison du cardinal Stefan Wyszinsky : « Dieu conduit toujours selon sa nature ses créatures qu'il aime infiniment. Dans ce qui arrive à un homme sa vie durant, il faut toujours chercher les traces de l'amour divin... C'est alors que la joie gagne notre âme, une confiance entière en la sagesse dirigeante de Dieu. Ce n'est pas le mal, mais le bien, qui domine le monde... il faudrait prêcher une croisade d'amour pour le prochain millénaire. »
\*\*\*
L'abus des moyens psychologiques de persuasion et, plus encore, l'oubli des grandes vérités touchant l'inhabitation de Dieu dans les âmes, à quoi il faut ajouter la vaste campagne panthéiste orchestrée par le *Nouvel Age,* véritable offensive anti-surnaturelle, voilà ce qui tend à effacer ou à dénaturer l'idée très pure, très divine du Bien que la Providence a déposée dans ses créatures.
157:806
Chaque jour que le Bon Dieu fait, nous récitons le *Notre Père,* et la septième demande s'achève sur les mots porteurs d'effroi, que nous connaissons bien : *délivrez-nous du mal.* Mais après le *Pater* il ; y. a *l'Ave,* après l'effroi, la douceur ; après le mal qui broie, la salutation qui apaise : une montagne de paix et de lumière. Les neiges éternelles de la pureté et de la grâce, qui célèbrent les noces de notre espérance avec le paradis.
Fr. Gérard,
**†** abbé de Sainte-Madeleine.
158:806
## LE THÉÂTRE À PARIS
### Un hiver 91 sur les boulevards
par Jacques Cardier
*Guitry, Feydeau, le théâtre, ce dernier trimestre, n'a pas beaucoup quitté les boulevards. Pour le spectateur que je suis, en tout cas. Il est vrai que je ne suis pas allé à Vincennes où l'on jouait Eschyle ni voir* La Tempête *aux Bouffes du Nord. Paresse peu pardonnable, sans doute, mais ce n'est ni Eschyle ni Shakespeare que je fuyais.*
Restons donc sur les boulevards, en commençant par le meilleur. Tout le monde a vu *N'écoutez pas, mesdames, ce* doit être la pièce de Guitry la plus jouée.
159:806
Elle reste plaisante, ingénieuse, *parisienne* dans un sens qui tend à disparaître et qui laissait entendre de la frivolité, de la politesse, un scepticisme souriant, avec un zeste d'amertume par-dessus le marché. Jamais rien de lourd, jamais rien de plat. La recette semble perdue. Question de générations ? Le public a dû changer.
Sacha Guitry avait deux canassons favoris, qu'il enfourchait tour à tour : les grands hommes (Pasteur, La Fontaine, et aussi Cambronne ou Debureau, sans parler de Louis XIV) et le cocuage. Dans les deux cas, il laissait entrevoir, discrètement, toutes sortes d'allusions autobiographiques, ce qui attachait encore mieux un public qui se croyait invité à regarder par le trou de la serrure. Ici, nous avons affaire au second des thèmes. Il est traité avec toute la fatuité, la roublardise et la légèreté qui conviennent. Daniel Bachelet, l'antiquaire qui s'est cru trompé, retrouvera sa Madeleine, persuadé qu'elle lui a menti en avouant une infidélité. Elle, toute heureuse de retrouver ce mari que la veille elle jugeait vieux, gros et ronchon.
La difficulté de jouer *Guitry,* aujourd'hui, en dehors de l'irréalité où baigne ce théâtre, pour nous (salon de thé et adultère l'après-midi etc.), et qui n'est en somme que l'effet normal du vieillissement, la véritable difficulté vient du souvenir que nous avons tous de lui comme acteur, grâce au cinéma. Même les plus jeunes d'entre nous ont entendu cette belle voix lente, regardé ces jeux de mains si savants (il avait tout un art pour ôter ou remettre ses lunettes).
160:806
A l'éloge de Dominique Paturel (qui reprend le rôle de l'antiquaire) il faut dire qu'il échappe complètement au pastiche. Il se tire avec une belle aisance du monologue qui ouvre la pièce, si drôle, mais si personnel, et un peu longuet. Avec lui, ce que j'ai préféré dans le spectacle, c'est l'extravagante, désopilante composition de Micheline Dax, au comique irrésistible. Elle joue Valentine Clin, la première femme de Bachelet, poétesse à citations latines, qui vise à retrouver ce mari perdu. Elle a un chapeau invraisemblable, elle est habillée comme un abat-jour 1900. Et elle a un jeu de jambes, quand elle s'assied, qui suffit à faire éclater de rire.
Les autres aussi sont très bons, en particulier Lucette Raillat, qui joue Julie Bille en bois, une ancienne vedette du cancan, qui vient vendre le portrait fait d'elle, dans ses belles années, par Toulouse-Lautrec. Guitry s'est inspiré ici, comme on sait, d'une histoire véritable. Le peintre a brossé pour la baraque de la Goulue, à la Foire du Trône, deux panneaux. Ils sont maintenant au musée d'Orsay, assez abîmés, mais encore pleins de feu et d'esprit. Sur l'un, on voit la Goulue et Valentin le Désossé. Sur l'autre, j'ai reconnu Fénéon, avec sa barbichette et un petit chapeau rond, et Oscar Wilde, de dos. J'aimerais bien savoir qui est le noiraud aux yeux exorbités qu'on aperçoit sur les deux panneaux.
161:806
Ce qui est drôle, c'est que dans la pièce de Guitry, Toulouse-Lautrec représente « la peinture moderne », qu'on ne peut pas « comprendre » (j'entends bien que Guitry, fin amateur de Renoir, de Monet, de Degas, se moquait de ces faux délicats). La peinture moderne aujourd'hui, c'est les « taggers ». Bientôt la R.A.T.P. gagnera beaucoup d'argent en transformant le métro en musée. Les gens feront la queue pour voir ça. Alors, le Louvre sera enfin vide et on pourra de nouveau s'y promener tranquillement.
\*\*\*
Un Guitry de poche, après cela : *Une vilaine femme brune,* un acte, une anecdote tout au plus. Une piécette, trop petite monnaie : le charme propre à l'auteur s'y imprime mal. Il s'agit d'une jeune femme qui vient d'apprendre l'art des cartomanciennes (l'avenir en dix leçons). Elle applique son savoir et se voit trompée à coup sûr : la dame de pique le dit. Colère, jalousie, soupçons. Jusqu'au moment où elle s'aperçoit qu'elle n'a pas observé les règles. En attendant, le mari a bien failli se trahir. Voilà, c'est tout.
Le spectacle, au théâtre de Nesle, était complété par *Mais n'te promène donc pas toute nue,* un des titres les plus célèbres de Feydeau. Il lui a valu une réputation d'audace. N'exagérons rien. Ce n'est pas grand-chose, mais on rit à ces bêtises. La pièce est une grivoiserie, c'est-à-dire quelque chose de très facile. Évidemment, en y mettant l'acharnement et la cécité universitaires, on pourrait faire de cette petite chose une étape de la libération de l'esprit européen à l'aube du XX^e^ siècle.
162:806
Mais ce n'est pas vrai. Portés sur la scène, les préjugés actifs, vivants, ne font pas rire. Les attaquer susciterait l'indignation. Le préjugé est invincible parce qu'invisible (invisible comme préjugé). Les seuls préjugés attaquables sont ceux que la foule a déjà abandonnés : les préjugés de la veille.
C'est ainsi qu'il faut voir un des aspects secondaires de la pièce. On s'y moque des députés, de leurs alliances, de leurs professions de foi. Il est question au passage de Clemenceau, de Deschanel. C'est donc qu'avant 1914 le Parlement paraissait déjà une institution peu sérieuse, et n'inspirait plus le respect. Ici, le mari est un député de gauche, barbu comme Auroux ou Le Pensec, et l'air aussi obtus. Il s'indigne en découvrant que son domestique peut lorgner le corps de son épouse, n'étant pas *partageux* à ce point. Plus grotesques encore, son ennemi Hochepaix, puissant industriel, et le marquis de Berneville, tous deux membres des socialistes unifiés. Vieille tradition « progressiste », de faire scission pour créer un parti socialiste unifié. Le dernier en date nous a donné Michel Rocard, Yvette Roudy et quelques autres grands hommes.
Toujours Feydeau, mais au Marigny, avec *La Dame de chez Maxim,* que le programme et les affiches appellent *La Dame de chez Maxim's,* comme si ce 's (génitif saxon) ne faisait pas pléonasme. En 1930, Paul Morand écrivit un livre sur *1900,* pour se moquer de cette époque à ses yeux lointaine et périmée. Sans le vouloir, il la mit à la mode, une mode qui n'a pas cessé.
163:806
C'est que « la belle époque » paraît aux Français la dernière dont ils aient envie de se glorifier. Non pas à cause de Péguy, de Pierre Curie, de Lyautey en train de faire le Maroc. Mais parce que le franc-or rayonnait, et parce qu'ils étaient encore respectés. Ils se revoient légers, aimables, enviés. Ils en oublient du coup que ces grands-parents heureux savaient être audacieux, tenaces, inventifs.
*La Dame de chez Maxim* est pris comme symbole de cette « belle époque » si regrettée. On y ajoute même un *cancan,* qui est, je pense, notre marque de fabrique pour les étrangers. Le public n'en finit plus d'applaudir. On a l'impression qu'il va crier « Vive la France ! »
Avec cela, Feydeau se fait toujours écouter, il faut le reconnaître. Henri Jeanson a raison de dire que son héritier est Ionesco. Le théâtre de l'absurde est déjà dans ces déluges de quiproquos et de coq-à-l'âne. Feydeau joue sur le choc, sur l'insanité voulue, énorme -- et sur la vitesse. Au cinéma, cela a donné les films burlesques. Ce n'est pas un hasard s'il s'agit de courts métrages, et si les plus grands films comiques dépassent rarement une heure.
Ici, cela dure trois heures. C'est trop. On finit par se lasser des mêmes erreurs, toujours répétées, la môme Crevette ne cessant de passer pour Mme Petypon et celle-ci pour l'épouse de Maugicourt. Feydeau est un maître de ces tours de passe-passe, mais c'est comme au bonneteau. Le plus naïf finit par comprendre la manœuvre.
164:806
A noter que les personnages, après un siècle, sont devenus tout à fait irréels, tant les mœurs et les sensibilités ont changé. Ces caricatures prennent quelque chose de démesuré. Et par là aussi (involontairement) on rejoint l'absurde. Par exemple, les scènes dans le château angevin. Pour les gens du boulevard, au temps de la *Maison dorée* et du *Weber,* l'Anjou pouvait paraître le bout du monde. Cependant, chacun y avait des amis, des cousins. Et on savait très bien qu'il était exclu de faire avaler à la bonne société angevine (une duchesse, des bourgeoises de vieille souche) que le fin du fin du ton parisien consistait à lever la jambe en criant : « Et allez donc, c'est pas mon père. » On riait justement parce qu'on savait que c'était impossible. Aujourd'hui, on rit parce qu'on trouve tous ces animaux ridicules et bizarres. Ce n'est pas la même chose.
Au fond, rien qui ressemble plus à un rêve -- exactement : à un cauchemar rose -- qu'une pièce de Feydeau, avec les rechutes dans l'impossible, les impasses dont on ne sort pas, bref, la répétition inlassable de l'insensé. Cela apparaissait très clairement dans cette soirée de Marigny, où décors et costumes étaient très réussis, où le rythme de la mise en scène était celui qu'exige Feydeau (il faut qu'on n'ait pas le temps de souffler).
165:806
Les acteurs étaient très bons : Christian Clavier, excellent Petypon, Catherine Rich, fameuse dans le rôle de l'épouse, et Marie-Anne Chazel aussi dans celui de la môme Crevette -- mais quelle voix ! On a les tympans passés au papier de verre toute la soirée.
\*\*\*
*Rumeurs... rumeurs* est une adaptation, par Jean Poiret, d'une pièce américaine dont l'auteur s'appelle Neil Simon. Célèbre à Broadway, paraît-il. J'en suis heureux pour lui, mais une fois de plus, je constate, sans chauvinisme aucun, que la prédominance américaine en tous domaines fait de nous des asservis, même dans ce jeu frivole qu'est le vaudeville. Les gens compétents sont assurés que d'ici quelque temps Poiret et son équipe auront tellement ajouté au dialogue primitif, tellement modifié le détail... de la pièce, qu'on ne reconnaîtra plus celle qui est jouée actuellement, et dont la drôlerie doit tout au talent des acteurs.
N'empêche. Il aurait mieux valu naturaliser la pièce dès le départ si c'était possible, ou chercher un autre sujet. Ici, nous avons à chaque instant l'écho de mœurs américaines, qui ne sont pas les nôtres et nous paraissent donc sans grand intérêt. On nous promet une satire politique, et la pièce s'appelle *Rumeurs.* Dans la pluie de scandales qui est en train de nous noyer, on s'attend à des allusions sanglantes, à des férocités (à demi-mot, nous nous chargeons du reste). Rien de tout cela. On nous montre un « jeune loup » prêt à trahir ses amis et son patron. Cela se trouve dans tous les métiers et doit s'apprendre dans les bonnes écoles. Rien qui soit propre au métier politique, et encore moins à tel ou tel parti. Prudence, prudence.
166:806
Il y a là un journaliste présenté comme un échotier impitoyable qui fait trembler les puissants. Loin de là, il se met à faire la cuisine, aidé de son épouse. On n'est pas plus serviable. Un trait bien américain devrait nous alerter sur ce que je désigne comme un asservissement. Margolf (joué par Jean Poiret) parle avec sa femme du chef du parti, Sallanches. Il explose d'indignation à l'idée qu'on puisse soupçonner Sallanches de tromper sa femme. C'est évidemment très moral. Mais enfin, au pays de Feydeau, où le vaudeville vit de tromperies de ce type, une telle attitude paraît surprenante, exotique. La vertu matrimoniale est une obligation première pour le politicien de Washington. Le public ne passe aucune faiblesse sur ce terrain. Il est difficile de croire que les Français ont acquis cette rigidité dans la vertu. Ils auraient plutôt tendance (à tort, je veux bien) à faire gloire à leurs chefs politiques de leurs aventures galantes. Voilà où nous mène l'américanisation -- ou la paresse de Jean Poiret.
J'en finirai avec cette catégorie de comédies -- je reconnais qu'il y en a beaucoup cette fois-ci -- en disant deux mots d'*Archibald,* pièce de Julien Vartet. Elle a pour sujet un contrôle fiscal chez l'héritière d'une grande marque de champagne, la « veuve Tricot ». On voit que l'auteur ne recule devant rien pour nous faire rire. J'espérais que la fiscalité et ses bizarreries inspireraient quelques saines et mordantes plaisanteries. J'ai été déçu.
167:806
La seule impression que j'aie retiré de la pièce, c'est qu'on y sent un respect, et même une véritable adulation, pour l'argent. Argent du champagne, argent du conseiller fiscal, argent du peintre qui se vend bien, on vit dans le doux bruit des dollars et des milliards. Le public a apprécié. *Archibald* a eu plus de 150 représentations.
\*\*\*
On change de style et de genre avec *l'Art de la comédie* d'Eduardo de Filippo ; la pièce est adaptée par Huguette Hatem. J'ignore le texte italien et je le regrette car le sens du mot *adaptation* peut être très large. Certaines intentions, certaines plaisanteries que j'apprécie mal, sont peut-être à placer au compte d'Huguette et non à celui d'Édouard.
L'histoire vise à nous montrer que la frontière entre la vie et le théâtre est fragile et poreuse. Un préfet, nommé dans une ville du sud de l'Italie, y arrive dans un moment où tout le monde est occupé par un accident survenu dans les environs. Le préfet n'est reçu que par un planton qui, lui non plus, ne connaît personne, arrivant de Padoue depuis trois jours. Conditions peu vraisemblables, mais idéales pour que le fonctionnaire ne sache à qui il a affaire lorsqu'il reçoit successivement un médecin, le curé, un couple de campagnards et l'institutrice. Il ne sait pas à quoi s'en tenir parce que la première personne à qui il ait parlé est par hasard le chef d'une troupe de théâtre, Campese. Et Campese lui a dit qu'il montait une série de petites scènes inspirées de la vie locale.
168:806
Alors le médecin qui arrive ensuite est-il le véritable docteur Bassetti ou un acteur ? Et le pharmacien qui à la fin s'empoisonne sous nos yeux est-il en train de mourir ou joue-t-il l'agonie ? Bien sur la mort est constatée par le médecin et le prêtre, mais eux aussi peuvent être mis en doute.
La pièce s'arrête là. Didier Perrier, le metteur en scène, en tire la conclusion que nous sommes devant « l'abyssal questionnement sur l'identité de l'acteur ». Comme on voit la mode est à la simplicité et à la litote. Ce qui me paraît important, c'est qu'on ne s'ennuie pas. Mais le texte est un peu gros. C'est du Pirandello pour spectateurs simplets. Autre reproche : deux des quatre anecdotes qu'on nous montre sont des attaques contre l'Église. Ce que les braves imbéciles appellent la liberté d'esprit tourne au réflexe conditionné.
\*\*\*
*Eurydice,* de Jean Anouilh, date de 1942. C'est l'une de ces pièces noires qui sont un peu plus datées qu'il n'est permis. Datées non pas précisément par le malheur du temps et l'occupation allemande, mais par le misérabilisme qui teinte les films de Prévert, par exemple, et par la mode qui, dans les années trente, poussait à replonger les mythes dans la vie quotidienne, comme on plonge une salade dans l'eau pour lui redonner un peu de fraîcheur.
169:806
On appliquait ainsi au théâtre une technique mise au point trois siècles plus tôt par Le Caravage : un paysan au bord du ruisseau, c'est Narcisse, un jeune ivrogne, Bacchus etc. Le procédé était censé capable de montrer le mystère au cœur même du quotidien. Giraudoux s'en tirait avec une élégance aérienne, Cocteau avec son *Orphée* faisait briller son sens de l'insolite, Giono racontait *La Naissance de l'Odyssée* avec une faconde de joueur de pétanque. Anouilh y allait bravement, insistant sur la crasse, les lavabos bouchés, les repas à 12 francs 75.
Il insistait aussi beaucoup sur l'ignominie des vieux (qui se sont habitués à la vie, qui ont capitulé après avoir été battus en rase campagne) et sur la pureté des jeunes. Un monde en noir et blanc. Ce partage, il est à peine besoin de le noter, n'a pas survécu à l'épreuve du temps. Dans *L'Hurluberlu,* c'est le vieil homme qui représente la droiture, le refus de composer, la fidélité au rêve.
Je trouve assez fatigante la rhétorique d'*Eurydice,* cette façon d'appeler la femme qu'on aime « mon petit soldat », « petit frère », et de serrer les dents ostensiblement. Il y a là une emphase dans la litote, si j'ose dire, qui me semble pleine d'impudeur. Du coup, on finit par trouver attendrissants et bien excusables ces personnages usés par la vie, bien veules et bien frivoles, que sont le père d'Orphée et la mère d'Eurydice. On est aussi indulgent à leur égard qu'on est agacé par les deux jeunes héros. Leur pathétique, leur romantisme ne touchent plus.
170:806
Avec cela, l'obstination d'Orphée à regarder Eurydice avant le matin, sachant pourtant que cela équivaut à la replonger dans la mort, paraît d'un égoïsme cruel. Il veut voir dans ses yeux si elle dit la vérité. S'il ne regarde pas maintenant, il doutera toute sa vie. Et voilà comme le goût de la vérité et de la pureté conduit au crime. Anouilh le savait, puisqu'en somme, il a écrit *Bitos* pour l'expliquer.
Il est vrai qu'Eurydice étant jouée par Sophie Marceau, on admet assez facilement les doutes d'Orphée (qui est ici Lambert Wilson). Il est probable que le public se déplace pour voir ces deux acteurs, célèbres par des films. Ils semblent pourtant étrangement plats -- oui, sans épaisseur -- et effacés, à côté du reste de la troupe : Robert Party (Vincent), Catherine Rouvel (la mère), Maxence Mailfort (M. Henri). Lambert Wilson a de bons moments, et quelquefois une flamme ; sa partenaire est d'une monotonie d'expression étonnante. Je le dis malgré le *Molière* qu'elle a obtenu. Mais il faut parler surtout de Georges Wilson, qui joue le père. Avec sa carrure de clochard ubuesque, il donne à la pièce une densité, une puissance qu'elle n'aurait pas sans lui ; en particulier avec le monologue du III^e^ acte. Plein de gouaille, d'aplomb, d'épaisseur, il fait basculer la pièce de son côté. Orphée paraît falot. Ce monologue est un morceau de bravoure qui m'a fait penser à deux monologues de Marcel Aymé, celui du coiffeur dans *Travelingue* et celui de *Knate,* le tailleur (nouvelle reprise dans le volume *la Fille du shérif*)*.*
171:806
On n'a jamais mieux montré la médiocrité, la naïveté, la robuste bêtise de l'homme. Son attendrissante bêtise.
\*\*\*
Faisons un saut en arrière, dans un siècle dont on pourrait dire que la bêtise n'était pas son fort. *La Métromanie,* d'Alexis Piron, est une des pièces les plus plaisantes du XVIII^e^. Elle en garde l'esprit moqueur, la politesse, le *bon fond* qu'on ne lui reconnaît pas souvent, mais qui était bien réel. Les monstres vont venir, mais ils ne sont pas encore actifs. La métromanie (métro = mesure) signifie la manie de faire des vers, et non pas, comme dans le petit ouvrage de Paulhan qui porte ce titre, le goût du métro.
Dans la pièce, cette manie de versifier touche Francaleu (sa fille Lucile se contente de lire des poèmes), Damis, qui a des cris de vrai poète, et même le père de Dorante qui signe *Métrophile* la lettre qui sert au dénouement. Cela n'est pas mal, mais il est vrai que le travers était répandu, même si le siècle est réputé aujourd'hui n'avoir donné, comme poète, que Chénier. C'est faux, bien sûr. Jean-Baptiste Rousseau, qu'aimait Larbaud, a de très beaux poèmes, et Jacques Delille aussi. Lebrun n'est pas toujours creux. Et Piron lui-même n'a pas laissé que des épigrammes. Sa paraphrase du *De profundis,* poème de repentance d'un vieil homme, mérite d'être connue.
172:806
Dans *La Métromanie,* sa pièce la plus connue, je lui trouve des accents dignes du Musset des « proverbes ». L'intrigue est un peu complexe. Le prince de Ligne s'en plaignait déjà. Il y a les complications habituelles autour d'un projet de mariage, l'opposition entre un oncle capitoul (les « sénateurs » de Toulouse) et son neveu rimeur, la pièce qu'on se prépare à jouer à la campagne, et celle de Damis que va donner la Comédie-Française. Reste que le détail est plein d'aisance, de verve, de gaieté. Les vers plaisants, et qui font formule, abondent. Évidemment, le public peut être dérouté aujourd'hui par quelques détails. Un petit lexique dans le programme pourvoirait à cela. Sapho est le modèle de la poésie féminine, Mme Deshoulières fut célèbre pour ses vers sous Louis XIV, Patru, avocat illustre, laissa aussi un grand nom comme traducteur et prosateur, l'épithalame est un poème en l'honneur d'un mariage etc.
Marc Hivernat présentait une « adaptation ». Il ne me semble pas qu'il ait changé grand-chose à la pièce, sauf en y ajoutant un passage anachronique sur les subventions apportées au théâtre (pas toujours au meilleur, ajouterai-je) et le titre de la pièce de Damis, qui est ici *l'Ane d'or,* on ne sait pourquoi. Piron ne le donne pas. L'épisode du duel, qui n'est pas dans la pièce, relève de la mise en scène. Celle-ci est de Françoise Seigner. Je l'ai trouvée inutilement remuante, avec des allées et venues des acteurs à travers la salle qui n'ont rien de nécessaire.
173:806
Le spectacle pouvait être ravissant. La pièce n'a pas été bien servie par la troupe du « Théâtre du Tilleul ». Certains acteurs ne semblaient pas à l'aise face à un texte en vers. Ils les débitaient avec la monotonie d'un métronome. Christian Alers (le père) et Maurice Audran (le capitoul) savent heureusement leur métier. J'ai bien aimé Christine Tomet (Lisette) et Vincent Viotti (Mondor).
\*\*\*
*Mesure pour mesure,* mis en scène à l'Odéon par Peter Zadek, Allemand célèbre, paraît-il, était un spectacle raide, plat, inerte. A peine y sentait-on quelques élans d'acteurs -- et quelques taches de mauvais goût (un urinoir placé sur la scène, par exemple, utilisé à un moment par un acteur ; et le rôle donné à un travesti qui se tortille honteusement).
Le texte de la pièce, tel que nous l'avons, n'est sans doute pas uniquement de Shakespeare. Il garde cependant sa marque, mélange de fantaisie et de cruauté. Cette comédie est une des plus sombres du grand homme, même si tout s'arrange à la fin, comme le genre l'exige (« Ah ça finit bien, c'est sympa », dit une spectatrice, derrière moi). L'intrigue qui semble aussi compliquée et extravagante que l'orthographe anglaise est en fait simple dans sa ligne directrice. Il s'agit de savoir si Claudio sera exécuté pour avoir engrossé sa fiancée, et si sa sœur Isabelle rachètera la vie du coupable en passant par la couche d'Angelo, régent de Vienne. Un moine, qui est le duc de Vienne déguisé, arrange tout et démasque le mauvais ministre.
174:806
Pierre Messiaen, dans son excellente édition de Shakespeare, relève l'obsession de la mort qui pèse sur la pièce, la vision désespérée qu'elle suggère et conclut que l'œuvre date d'un moment où l'auteur sent défaillir sa foi. On le suivra sur ce point, tout en remarquant que le pardon accordé à Isabelle par Angelo, alors qu'elle croit encore que son frère a été décapité, est un mouvement chrétien, qui ne se comprend guère hors de cet esprit religieux. Et le puritanisme d'Angelo, sa luxure secrète et son intransigeance affichée font une satire assez violente des courants réformés qui ravageaient l'Angleterre.
Il faut voir aussi dans *Mesure pour mesure* une double réflexion sur la fragilité de la justice humaine et sur le pouvoir. Sur ce dernier point, on trouve l'éloge du pouvoir légitime. Il n'est pas vrai que tout pouvoir corrompe, et que le pouvoir absolu corrompe absolument. L'exemple d'Angelo inclinerait à le croire, mais il faut corriger : c'est la possession soudaine et inattendue du pouvoir qui le trouble et le perd. Jusque là, il était honnête. Le voilà ivre. La drogue est trop forte pour lui. Au contraire, le duc n'est nullement dominé par sa puissance. Il peut même s'en séparer un moment, *prendre ses distances.* Il ne reprend le sceptre que pour rétablir la justice et pardonner.
\*\*\*
175:806
Terminons avec un spectacle qui n'est pas vraiment du théâtre. Alain Carré dit des textes de Rimbaud. Il a quelques accessoires, dont une corde avec son nœud coulant, et un appareil musical compliqué, batteries, tambour, triangle, l'accompagne.
N'insistons pas sur l'année Rimbaud. Il y a de quoi écrire un nouveau volume du « mythe » si longuement décrit par Étiemble. Je ne reprocherai à Alain Carré que d'avoir un faible pour les œuvres du début, celles où malgré l'extrême précocité du poète, les influences l'emportent : *Le Cabaret vert, Ma Bohème,* c'est du très bon Banville (poète que d'ailleurs Rimbaud admirait, à juste titre) ; *Le Bal des pendus,* c'est Rollinat, virtuose du macabre ; et Catulle Mendès, un jour de chance, aurait pu signer *Les Effarés.* On a aussi Hugo, avec *L'Orgie parisienne.*
Alain Carré fait place aussi à *Un cœur sous une soutane,* d'une bouffonnerie bien médiocre et bien lourde. Il faut vraiment beaucoup haïr les serviteurs du Christ pour trouver ce texte digne d'intérêt (mais on sait bien que tout est bon quand il s'agit de cracher sur la religion chrétienne).
Jacques Cardier.
Théâtre de la Madeleine : -- *N'écoutez pas, mesdames* de S. Guitry.
Théâtre de Nesle : -- *Une vilaine femme brune* de S. Guitry.
-- *Mais n'te promène donc pas toute nue* de G. Feydeau.
176:806
Théâtre Marigny : -- *La dame de chez Maxim* de G. Feydeau.
Théâtre de La Potinière : -- *Archibald* de J. Vartet.
Théâtre du Palais Royal : -- *Rumeurs... rumeurs* de N. Simon.
Nouveau théâtre Mouffetard : -- *L'art de la comédie* de E. de Filippo.
Théâtre de l'Œuvre : -- *Eurydice* de J. Anouilh.
Théâtre Grévin : -- *La Métromanie* d'A. Piron.
Théâtre de l'Odéon : -- *Mesure pour mesure* de W. Shakespeare.
Théâtre le Petit-Montparnasse : -- *Ce voyou génial* (textes d'A. Rimbaud).
177:806
## Mémoire d'Henri Barbé
*Ce que nous appelons, peut-être un peu prématurément, l'* « *après-communisme* »*, Henri Barbé l'avait déjà vécu, individuellement, comme tous ceux qui ont eu à se libérer intérieurement du communisme ; et ce qu'il en avait écrit dans ITINÉRAIRES en 1959 expose comment l'Église, au moins en France, a méconnu le cours réel de l'histoire au sujet du marxisme-léninisme.*
*En le* (*re*)*lisant aujourd'hui, on constatera que cette méconnaissance n'a pas cessé.*
*Henri Barbé est mort en 1966. Voici ce que nous en écrivions dans le numéro de juillet-août 1966, suivi de ses deux lettres :* « *Qu'avez-vous fait des communistes convertis ?* »
NOTRE AMI HENRI BARBÉ est mort soudainement dans la matinée du 24 mai, à l'âge de soixante-cinq ans. J'avais terminé la veille l'éditorial du présent numéro où est rappelée sa question : « Qu'avez-vous fait des communistes convertis ? » Je n'y changerai pas un mot.
178:806
Le chagrin, et l'espérance en la résurrection, se mêlent sans se confondre ni s'annuler. Seul le silence serait pleinement accordé à cette division du cœur. Et pourtant il faut que les choses soient dites. Avec toujours cette même tristesse, d'avoir tant reçu et si peu donné.
Un compagnonnage et une amitié de quinze années, et une dette qui ne sera jamais payée : Henri Barbé, par son témoignage familier, son inépuisable conversation, sa passion de comprendre et d'expliquer, sa générosité à communiquer son expérience, m'a fait passer de la connaissance livresque à la connaissance réelle du communisme.
Lui et Pierre Célor, que je n'oublie pas. Mais lui plus encore que Pierre Célor, parce que je l'ai mieux connu, davantage écouté, et plus longtemps.
Henri Barbé, qui reçut le baptême catholique à cinquante ans, n'a jamais rien publié sur sa conversion. Jamais rien, sauf dans ITINÉRAIRES. Et une fois encore, comme pour Georges Dumoulin, nous voici chargé d'une responsabilité que nous n'avons ni méritée ni demandée, et qui est lourde, mais que nous n'abdiquerons pas : nous garderons sa mémoire et la part du dépôt qu'il nous a confiée ; pour autant qu'il est en nous, nous maintiendrons vivante cette leçon.
\*\*\*
Il y aura toujours une Église catholique, une Église de conversion et de communion, quel que soit l'état humain de ses docteurs. Et il y aura toujours dans cette Église assez de lumière pour ceux qui la recherchent d'un cœur droit.
179:806
Au moins une demi-lumière, suffisante à tout moment : c'est-à-dire chaque jour. « A chaque jour suffit sa peine, son cantique et sa demi-lumière. »
Mais il n'y a plus guère de communauté chrétienne au sens sociologique : elle a été étouffée sous une construction artificielle, tyrannique, sans portes ni fenêtres, sans tête et sans cœur.
Ce qui tient sociologiquement la place d'une communauté chrétienne n'a pas plus prêté attention au baptême d'un Henri Barbé qu'au retour d'un Georges Dumoulin à la foi de son baptême.
On nous dit pourtant sans cesse, dans cette communauté artificielle, que rien ne compte autant que la conversion du monde ouvrier ; et que dans le monde ouvrier, ce qui importe d'abord c'est le mouvement ouvrier et les militants du mouvement ouvrier. On nous le dit, mais ce discours emphatique et ostentatoire n'est qu'une construction verbale, une abstraction idéologique sans racines : on ne considère pas les hommes tels qu'ils sont, on ne sait plus les voir. On fait des théories kilométriques sur la pastorale et sur la conversion : on passe à côté des militants ouvriers qui se convertissent.
Voici deux militants, deux dirigeants du mouvement ouvrier qui ont beaucoup combattu l'Église. L'un, Georges Dumoulin, secrétaire confédéral de la C.G.T., fut toujours un adversaire du communisme ; l'autre, Henri Barbé, fut d'abord un produit chimiquement pur de l'horrible pédagogie lénino-stalinienne et de la « bolchevisation » progressive du Parti communiste en France.
180:806
Soit deux extrêmes, extrêmement différents l'un de l'autre, du mouvement ouvrier ; tous deux responsables de longs combats sociaux, civiques, idéologiques contre la religion chrétienne et contre les chrétiens. Mais quand ils se convertissent, leur cheminement n'est pas du tout conforme aux schémas préfabriqués d'une pastorale arbitraire qui, elle, n'a jamais converti personne et n'a réussi jusqu'à présent qu'à vider les séminaires.
C'est à la foi la plus traditionnelle qu'ils se convertissent : et non pas aux artifices de l' « ouverture à gauche », de la « construction du monde » ou du « progressisme ».
Tant il est vrai que le monde, le sachant ou ne le sachant pas, attend de l'Église autre chose qu'une connivence ou un compromis. Il attend quelque chose de radicalement différent de lui-même. Il attend non pas l'approbation de ses chimères, la complicité avec ses erreurs ou l'éloge de ses illusions, mais la vérité qui tranche et qui libère. Il attend le moyen tout ensemble de se connaître pécheur et de se savoir sauvé. Il attend Dieu, le Père, le Fils et le Saint-Esprit, dans toute la rigueur indicible de Sa miséricorde infinie.
\*\*\*
Henri Barbé fut élevé dans l'athéisme et dans le combat révolutionnaire. Son père était un militant anarcho-syndicaliste de la métallurgie. Lui-même ouvrier métallurgiste parisien, il n'a pas encore seize ans lorsqu'il adhère, en 1917, aux Jeunesses socialistes. Il est pacifiste, il est anti-militariste. A dix-neuf ans, en 1920, au premier jour de la fondation d'une Section française de l'Internationale bolchevique, il est communiste. Il se donne corps et âme au communisme, y trouvant ce qui lui tiendrait lieu tout à la fois de patrie et de religion.
181:806
Il est aussitôt l'un des plus actifs dirigeants des Jeunesses communistes et joue un rôle important dans leur organisation initiale, et simultanément, très vite, dans le Parti lui-même.
Entré en 1927 au Bureau politique du P.C.F., il va, avec Pierre Célor, diriger le Parti, pour le compte de Moscou, de 1928 à 1931.
\*\*\*
Il était alors sous le coup d'une condamnation judiciaire et d'un mandat d'arrêt pour action anti-militariste. C'est dans la clandestinité qu'il partageait son activité entre Moscou et Paris. Il connut tous les mécanismes de l'appareil communiste et tous ceux qui allaient devenir les dirigeants français, Maurice Thorez, André Marty, Benoît Frachon, Raymond Guyot, François Billoux, Waldeck-Rochet : toute la génération de la « bolchevisation » du P.C.F.
Lors de la fondation, en 1920, la direction du Parti avait été assumée par d'anciens parlementaires socialistes passés à la III^e^ Internationale : cette origine socialiste et parlementaire les faisait tenir par Moscou pour « opportunistes bourgeois ». En 1928 Manouilsky, secrétaire du Komintern, jugea le moment venu de raffermir la direction du P.C.F. par la promotion d'éléments nouveaux, issus des Jeunesses communistes et de formation entièrement bolchevique. Henri Barbé fut chargé de l'opération.
182:806
Il n'existe qu'une seule technique communiste de gouvernement : le noyautage. Et cette technique est appliquée d'abord au gouvernement, par Moscou, des différents organismes dirigeants du mouvement communiste international. Manouilsky chargea donc Henri Barbé de noyauter la direction du P.C.F. : telle fut l'origine du fameux « groupe Barbé-Célor ». Henri Barbé, qui était déjà délégué du P.C.F. à l'Internationale, devient en 1928 membre de l'Exécutif du Komintern ; il est ainsi le numéro un du Parti dans l'Internationale.
En avril 1929, au VI^e^ Congrès du P.C.F., à Saint-Denis, le secrétariat général du Parti, occupé par Pierre Sémard, est remplacé par un secrétariat collégial de quatre membres : Henri Barbé (orientation politique), Pierre Célor (direction de l'appareil), Benoît Frachon (syndicats) et Maurice Thorez (propagande et organisation). L'histoire du « groupe Barbé-Célor » n'a jamais été écrite, spécialement dans sa phase finale qui va de juillet 1930 à juillet 1931. C'est en juillet 1931, le Komintern ayant décidé de promouvoir maintenant Thorez à la place du groupe « Barbé-Célor », qu'Henri Barbé est exclu du Bureau politique et que Maurice Thorez prend la direction effective du Parti. Tous les documents du P.C.F. ont été écrits ou rectifiés après la guerre de manière à dater de juillet 1930 (au lieu de juillet 1931) l'accession de Thorez au secrétariat général : ainsi est « supprimée », dans l'histoire officielle du P.C.F., une année entière, l'une des plus révélatrices sur la manière dont Moscou manœuvre, noyaute, épure, modifie et gouverne la direction d'un Parti communiste.
183:806
Exclu du Bureau politique en 1931, Henri Barbé reste un militant actif du Parti jusqu'en 1934.
Le « groupe Barbé-Célor » avait joué un rôle de transition et de mise en condition dans la « bolchevisation » du Parti. C'est au cours de ces années 1928 à 1931 que les dirigeants communistes français firent leur véritable apprentissage, d'abord en les subissant, des méthodes lénino-staliniennes.
\*\*\*
En 1934 seulement, Henri Barbé rompt avec le communisme. Il accompagne Jacques Doriot dans cette éclatante dissidence qui fut « asti-stalinienne » avant la lettre, tournée d'abord contre la soumission organique du Parti au Politburo de Moscou, et qui devint très vite un anti-communisme en règle, méthodiquement et consciemment systématique.
Quand Jacques Doriot fonde le P.P.F., Henri Barbé en est le secrétaire général, et il le restera jusqu'à la veille de la guerre.
Ces trois années du P.P.F. d'avant la guerre, 1936-1939, ont été un carrefour, un confluent, un creuset qui, en si peu de mois pourtant, aura profondément marqué toute une génération de militants politiques, civiques et sociaux. Aujourd'hui encore, parmi les hommes de plus de cinquante ans, on reconnaît ceux qui sont passés par le P.P.F. d'avant la guerre : s'ils n'ont plus les illusions, ni les espoirs, qui furent ceux d'une époque, ils en ont gardé plus ou moins une certaine manière à la fois dynamique, militante, organique de juger (ou de conduire) les affaires de la cité. C'est une autre page d'histoire qu'il faudrait écrire.
184:806
De près ou de loin, Henri Barbé aura depuis lors animé ou secondé les plus sérieuses entreprises de documentation anti-communiste et de contre-propagande, du « Bureau d'études sociales » au « Centre d'archives et de documentation ». Il collabora activement au « B.E.I.P.I. », à « Est et Ouest », aux « Informations politiques et sociales », à plusieurs autres encore.
La note caractéristique de ce qu'il y apportait était double. D'une part, il avait conservé très présente sa longue connaissance expérimentale du communisme, cette connaissance « de l'intérieur » qui se confondait avec ce que fut sa vie même, et le tout de sa vie, jusqu'à l'âge de trente-trois ans. D'autre part il était constamment attentif, jusque dans le détail de l'actualité, à l'argumentation et à la pédagogie qui pourraient détromper les militants communistes, déclencher en eux le premier déclic du processus de cette révision déchirante que Doriot et lui-même avaient entreprise en 1934. C'était en quelque sorte sa passion et son obsession : contribuer à libérer les militants de ce mécanisme « infernal », de ce jeu « infernal », de cette dialectique « infernale », comme il disait -- et point par clause de style. De 1934 à 1966, nombreux sont les militants et les dirigeants communistes qui, ayant fait d'abord un premier pas hésitant en dehors de ce monde clos du mensonge, trouvèrent sur leur route l'aide fraternelle d'Henri Barbé.
\*\*\*
185:806
De sa conversion à la foi catholique, il a dit lui-même, avec discrétion et brièvement, ce qu'il croyait devoir publier. On le relira aux pages suivantes ; il ne nous appartient pas d'y ajouter quoi que ce soit. On peut seulement remarquer que s'il est des « préambules à la foi », jamais ces préambules naturels n'apparaissent aussi nécessaires, en fait, que pour les militants communistes, et spécialement les chefs communistes. La pratique politique que leur impose le communisme constitue une éducation tellement anti-naturelle, d'une perversité si profonde, qu'une protestation ou une rébellion de la nature semble devoir précéder, de peu ou de beaucoup de temps, la foi elle-même.
Ce sont quelquefois des aspects naturels de la doctrine sociale de l'Église, même imparfaitement connus, qui viennent éveiller ou guider, chez un dirigeant communiste, cette ultime révolte de la nature humaine contre un système essentiellement anti-naturel. Les récits de Douglas Hyde et ceux d'Hamisch Fraser nous le confirment en détail. D'autres fois, c'est sans aucune incitation venue de l'extérieur que la simple nature, à un certain moment, se trouble et recule devant sa défiguration définitive. C'est le lieu des plus atroces débats intérieurs dans la nuit. Ceux qui prennent la qualification d' « intrinsèquement pervers » pour une hyperbole, pour une exagération rhétorique, sont d'une effroyable légèreté, dont il leur sera demandé compte un jour. L' « intrinsèquement pervers », tous les dirigeants communistes, à partir d'un certain niveau, l'ont rencontré, et ceux qui en sont revenus en ont porté le témoignage. Les docteurs catholiques qui n'ont pas su entendre de tels témoins seront de nouveau confrontés avec eux au jour du Jugement.
186:806
A Henri Barbé, il ne fallut pas moins de dix-sept ans, après sa rupture avec le communisme, pour purger les séquelles et les conséquences de trente-trois années d'athéisme, dont quatorze d'athéisme communiste militant. De cette lente et longue démarche trébuchante vers la lumière, les deux premières pages de sa lettre de septembre 1959 laissent entrevoir quelque chose, avec une émouvante sobriété.
\*\*\*
Je dois aussi à Henri Barbé une grande partie de ce que je puis connaître du monde ouvrier et du mouvement ouvrier. Il est resté jusqu'à sa mort ce qu'il a toujours été : un militant ouvrier parisien, un militant ouvrier de Saint-Denis. Il avait beaucoup appris, beaucoup lu, beaucoup combattu, beaucoup souffert ; la vie l'avait instruit et formé sans transformer cette appartenance fondamentale. Sa psychologie demeurait non pas simplement militante, non pas simplement ouvrière : mais une psychologie de militant ouvrier, avec la couleur et la résonance particulières qu'elle peut donner au courage, à la droiture, à l'indépendance du jugement devant les grands de ce monde. Militant ouvrier parisien, double et triple composition de géographie sociale : Henri Barbé était de là et non d'ailleurs.
\*\*\*
187:806
Nous allons donc relire ce que nous écrivait Henri Barbé.
Je ne connais aucun homme, ni dans la vie ni dans les livres, qui ait eu une conscience aussi vive, aussi concrète de l'horreur que constitue la défiguration systématique imposée progressivement par le communisme à la nature humaine.
Et assurément c'est avant tout la leçon de son expérience qu'Henri Barbé veut nous donner à garder, comme de son vivant il s'est inlassablement employé à la transmettre, militant de chaque jour jusqu'au dernier jour.
Mais c'est le souvenir d'un visage, et d'une amitié, que je garde inséparablement.
S'il écrivit peu dans ITINÉRAIRES, nos lecteurs doivent savoir cependant qu'il était pour la revue un ami fidèle et attentif. Et pour moi un grand ami.
C'est toujours un ami.
Dans la peine, dans la foi, dans l'espérance, nous ferons mémoire d'Henri Barbé.
Jean Madiran.
188:806
### Qu'avez-vous fait des communistes convertis ?
*Première lettre d'Henri Barbé\
*(*septembre 1959*)
Mon cher Madiran,
J'ai lu avec beaucoup d'intérêt votre éditorial intitulé « Conditionnement à la non-résistance » et j'ai apprécié, entre autres, votre paragraphe 5 sur les « communistes convertis ».
En effet on trouve dans certaines publications catholiques, et aussi dans d'autres journaux, ce genre de remarques négatives envers les « communistes convertis qui ne sont peut-être pas les mieux placés pour dégager une position constructive ».
189:806
Je ne sais pas si d'autres anciens communistes tiennent à être les mieux placés, mais en ce qui me concerne je peux vous assurer que cette ambition ne m'est jamais venue à l'esprit.
J'ai été communiste pendant quatorze ans, de 1920 à 1934. Durant ces années j'ai occupé à peu près toutes les fonctions qui composent la hiérarchie et l'appareil du mouvement communiste, en France et sur le plan international.
Mes parents avaient été catholiques ; mon père, militant ouvrier de la métallurgie, fut formé par des maîtres religieux dans une école catholique de Montluçon, et ma mère « enfant de Marie » à Saint-Denis dans la Seine.
L'anarcho-syndicalisme qui dominait le mouvement ouvrier syndical au début du siècle entraîna mes parents à rompre avec l'Église et même à la combattre. Ce qui fait que j'ai été élevé dans l'athéisme militant. Je ne fus donc pas baptisé.
Ayant rompu avec le mouvement communiste en 1934, ce n'est que dix-sept ans après, en 1951, que je décidai de demander le baptême de l'Église catholique.
Pourquoi ?
Parce que j'avais découvert la foi en Dieu et en son Église, et aussi parce que je fus magnifiquement aidé par trois Pères de la Compagnie de Jésus et par un aumônier remarquable, présentement curé d'une paroisse de la banlieue parisienne.
Ce sont eux qui ont puissamment contribué à me débarrasser des séquelles de l'athéisme dans lequel j'avais vécu pendant si longtemps.
190:806
\*\*\*
Je vous dis tout cela non pas pour vous raconter ma vie, mais d'abord parce que je pense que c'est nécessaire à la compréhension de ce qui va suivre, et aussi pour vous montrer que j'ai mis le temps de la réflexion avant de rejoindre l'Église.
C'est là, à mon avis, la première réponse que j'adresse à ceux qui estiment que « les communistes convertis ne sont peut-être pas les mieux placés pour dégager une position constructive ». Quand on a pendant des années lutté contre soi-même, confronté en soi la foi et le doute, essayé de détruire les survivances tenaces du scepticisme, fait des efforts sérieux pour assimiler et comprendre ce que Dieu et son Église nous apportent, par exemple l'Eucharistie, on n'est pas très disposé à vouloir jouer les « mieux placés » et les « porteurs de bannière ».
Plus le combat intérieur a été difficile et douloureux, plus l'authentique humilité et la véritable modestie empêchent les ambitions et les prétentions déplacées de se manifester. Si donc ceux qui pensent et disent que nous ne sommes pas « les mieux placés » entendent par là que nous ne devons pas être des espèces de donneurs de leçons, ils ont sûrement raison.
\*\*\*
Mais nous sommes des anciens communistes dont certains, comme moi, ont été des dirigeants du mouvement communiste. Nous avons rompu avec le communisme et trouvé la lumière de la foi.
191:806
Alors il ne s'agit pas de savoir si nous sommes mieux ou plus mal placés que d'autres pour porter des jugements, mais si cette évolution et cette transformation de nos êtres sont intéressantes et positives.
Car si l'on nous condamne a priori parce que nous sommes des « renégats » du communisme ([^28]), comment peut-on penser regagner à la Patrie et à l'Église les milliers et même les millions de braves gens qui se sont laissé duper momentanément par la propagande communiste ?
En réalité, en dehors de l'indifférence il y a plusieurs sortes de comportements à l'égard des anciens communistes. Il existe bien celui que vous signalez et qui consiste à « susciter une méfiance automatique à leur égard ». Mais il en existe un autre qui consiste à faire des anciens communistes des bêtes curieuses et parfois des sortes de héros de cirque qu'on promène dans les salons et les cercles pour en faire des attractions à sensation.
Ces comportements aboutissent au même résultat. Ils renforcent le jeu des dirigeants de l'appareil communiste qui vise à discréditer, voire à déshonorer, ceux qui ont été communistes, ne le sont plus, et expliquent pourquoi. Ils créent effectivement un climat de méfiance et de suspicion à l'égard des anciens communistes qui alors n'osent plus rien dire et vont se perdre dans la grisaille des indifférents, des écœurés et des apathiques.
\*\*\*
192:806
Songeons que rien que pour la période allant de 1947 à 1959, soit en douze ans, il y a plus de 600.000 hommes et femmes de France qui ont été membres du Parti communiste et qui l'ont quitté. Bien sûr ils ne sont pas tous devenus des adversaires déclarés du communisme, loin s'en faut ! Mais ils sont bien eux aussi des « anciens communistes ». Et un certain nombre d'entre eux ont aussi rejoint l'Église et la foi chrétienne. Mais qu'a-t-on fait pour les recevoir, les entendre, les guider, les aider après leur rupture ?
Ce n'est pas facile évidemment ! Mais il est certain que la première condition à remplir pour faire quelque chose de sérieux auprès de cette masse imposante d'ex-communistes, c'est la confiance ; c'est-à-dire de ne pas les repousser, mais de susciter fraternellement leurs explications, d'encourager et de développer en eux les premières tendances qui peuvent se faire jour vers la foi chrétienne.
Ceux, simples militants ou dirigeants aux divers échelons du P.C., qui rompent avec lui, l'ont fait ou le font, dans leur ensemble, lorsqu'ils découvrent le divorce existant entre ce qu'ils croyaient être le Parti et ce qu'il est dans la réalité.
Que ce soit la découverte de l'état de complète subordination à l'U.R.S.S. alors qu'on croyait à l'indépendance nationale du Parti.
193:806
Que ce soit la révélation de l'hypocrisie dissimulée derrière les manœuvres pseudo-unitaires du Parti à l'égard des groupements démocratiques.
Que ce soit la compréhension de l'utilisation par le P.C., à ses fins politiques et soviétiques, du mécontentement social et des revendications professionnelles légitimes, quitte à les abandonner si la diplomatie soviétique l'exige.
Que ce soit aussi la découverte des manœuvres multiples et diaboliques à l'égard de l'Église pour essayer de la désagréger, pour circonvenir non seulement des croyants mais aussi des prêtres.
Que ce soit l'utilisation spectaculaire du noble sentiment pacifique des hommes et des femmes pour mieux préparer la guerre subversive contre les pays non soviétisés en les désarmant moralement et matériellement.
Que ce soient encore bien d'autres raisons, elles se rattachent toutes à ce fait général. En dehors de quelques exceptions de personnages qui rompent ou sont exclus du P.C. pour des motifs sordides, l'ensemble des anciens communistes cassent avec le Parti quand, par leur propre expérience, ils ont réalisé ce qu'il est réellement.
\*\*\*
Mais cette propre expérience, ils ne peuvent l'acquérir que si une contre-propagande les touche directement ou indirectement et les oblige à réfléchir, à réagir, à comprendre, à discuter.
194:806
Cette contre-propagande doit, pour être efficace, être systématique, c'est-à-dire constante, tenace et complète. C'est dans la réalisation de cette contre-propagande que doivent prendre place, pas pour être « les mieux placés », mais pour transmettre leur expérience personnelle ou collective, les « anciens communistes ».
Cette contre-propagande systématique peut et doit s'exprimer partout, dans toutes les catégories sociales. Et contre les fondements doctrinaux et philosophiques athées du communisme, elle doit remettre en valeur les fondements de la civilisation chrétienne et la doctrine sociale de l'Église.
Sans doute y a-t-il plusieurs façons de lutter contre le communisme. Mais sous le prétexte invoqué qu'il existe des bonnes façons et des mauvaises, on dissimule souvent la volonté de ne pas résister à la perversion communiste.
Ce que rappelait le père Fessard : « le jugement négatif est infini, c'est-à-dire qu'il est susceptible de n'importe quel contenu et même, à la limite, de celui qu'il veut et paraît d'abord exclure », reste juste.
Mais la contre-propagande opposée à celle du Parti communiste, que nous voudrions voir se réaliser et se développer, n'a pas « n'importe quel contenu », puisque nous la voulons chrétienne. Et dans et pour cette contre-propagande avec son contenu chrétien, les anciens communistes convertis à l'Église catholique peuvent tout de même réclamer leur place, là où l'on voudra bien la leur accorder, sans autre ambition que de faire servir leur expérience à l'Église et à la Patrie dans leur résistance à la subversion communiste.
195:806
Telles sont, mon cher Madiran, les premières réflexions que je voulais faire après avoir lu votre éditorial.
J'aurais encore d'autres choses à dire, bien sûr. Si vous le voulez bien, elles feront l'objet d'une autre lettre.
Bien cordialement à vous.
Henri Barbé.
196:806
### Seconde lettre d'Henri Barbé
(*novembre 1959*)
Mon cher Madiran,
Voici donc une seconde lettre. Il y aurait tellement à dire au sujet des anciens communistes convertis. Ils sont d'ailleurs plus nombreux qu'on ne le pense généralement. C'est peut-être pour cela qu'on a tenu à réagir contre eux dans certains milieux.
J'en connais personnellement plusieurs qui ont occupé dans le Parti communiste des fonctions souvent très importantes. Ils n'ont pas, eux non plus, éprouvé le besoin de faire connaître à son de trompe leur évolution et leur conversion. A plus forte raison, ils ne réclament rien de ce fait. Que les clercs et les autres, qui affirment gratuitement que les anciens communistes convertis ne doivent pas se mettre en avant, soient donc rassurés.
197:806
Seulement, ajouterai-je, qu'on ne fasse pas d'eux des espèces de suspects permanents et encore moins des renégats pestiférés !
D'autant que vous avez absolument raison de poser le problème comme vous l'avez fait à plusieurs reprises. Il serait extrêmement utile, intéressant et important d'*entendre* ces anciens communistes convertis. Il faudrait les aider à expliquer les cheminements de leur évolution spirituelle, les causes profondes de leur rupture avec le communisme et l'aboutissement de l'expérience qu'ils ont accumulée dans le mouvement communiste.
\*\*\*
Je m'excuse de revenir sur ce que j'avais dit dans ma lettre précédente, mais il est, hélas, nécessaire d'insister.
Je mentionnais le fait que des *centaines de milliers* de personnes sont passées dans les organisations communistes mais les ont quittées. Ceci est tellement vrai que les dirigeants communistes ont trouvé un mot pour caractériser cette situation, ils appellent cela le défaut de « la passoire ».
Il est intéressant de noter les chiffres publiés à l'occasion du récent congrès du Parti tenu fin juin dernier à Ivry. On y relève que sur 511 délégués représentant la fine fleur du P.C., seulement 18 sont adhérents de la fondation du Parti (1920) ; 38 sont des adhérents d'avant 1930 ; et 79 ont adhéré entre 1931 et 1937. Les « vétérans » et les militants anciens ne sont donc plus très nombreux.
198:806
Ce n'est pas qu'ils soient morts, mais LA PLUPART D'ENTRE EUX ONT ABANDONNÉ UN PARTI QUI LES A PROFONDÉMENT DÉÇUS ET SOUVENT ÉCŒURÉS par son comportement, ses exigences tyranniques, ses méandres contradictoires et *le divorce constant entre ce qu'il promettait et ce qu'il réalisait.*
Pour ces « anciens » qui ont quitté le P.C. souvent sans crise bruyante, le Parti n'était plus, ce qu'affirment toujours avec audace ses dirigeants, le seul Parti qui unit constamment la théorie et la pratique révolutionnaires, la pensée et l'action, mais au contraire le Parti qui camouflait (derrière une théorie révolutionnaire : le marxisme-léninisme) son empirisme, son opportunisme et son gaspillage d'énergies et de dévouements.
La plupart de ces « anciens » ont cherché à comprendre les raisons et les causes de cette dégénérescence du Parti qu'ils avaient imaginé. Et presque tous sont arrivés à la même conclusion : le P.C. n'est pas un parti révolutionnaire, il n'est pas non plus un détachement en France d'un puissant mouvement révolutionnaire ouvrier international. La fameuse notion de l'*internationalisme prolétarien* qui avait pu encore faire illusion pendant l'existence de l'Internationale communiste (Komintern) s'était ouvertement transformée, par l'affirmation du rôle dirigeant du P.C. de l'U.R.S.S. sur l'ensemble des autres partis communistes, en subordination politique et pratique de tous les P.C. à Moscou, c'est-à-dire à Staline.
M. Thorez peut essayer depuis quelque temps de camoufler cette situation en affirmant que la formule de l'*attachement inconditionnel* des communistes français à l'U.R.S.S. ne doit plus être utilisée. Ce faisant, il entend corriger une « maladresse » mais le fait demeure avec ou sans formule malhabile.
199:806
Et le même Thorez continue à répéter que « la pierre de touche qui permet de juger un bon communiste, c'est son attachement à l'Union soviétique ».
\*\*\*
La révélation de cette *étroite subordination à l'État soviétique* a d'autant plus frappé les anciens et nombreux communistes (d'origine manuelle ou intellectuelle) qui ont quitté le P.C., qu'il existait au fond d'eux-mêmes des survivances des traditions révolutionnaires françaises et des principes, disons de morale générale, absolument différents et divergents de ceux prônés par le bolchevisme de Lénine et à plus forte raison de la cruauté monstrueuse de Staline.
C'est d'ailleurs ce qui explique pourquoi les dirigeants soviétiques de Moscou et leurs « disciples » de la direction du P.C. français ont opiniâtrement et systématiquement combattu pour « *extirper* » les « survivances de l'anarcho-syndicalisme, du socialisme idéaliste et démocratique, et de l'humanitarisme pacifiste » dans le mouvement ouvrier français. Tout en se réclamant des traditions de ce mouvement ou en tentant de s'annexer Jean Jaurès afin de flatter et de tromper les socialistes.
Quant à la morale générale des militants ouvriers et à leurs principes qui relevaient surtout d'un humanisme d'origine chrétienne, même quand ils étaient ou croyaient être athées, Moscou et ses représentants en France les qualifiaient avec mépris de « préjugés petit-bourgeois et contre-révolutionnaires ».
200:806
Le divorce entre la théorie révolutionnaire et la pratique politique constante du Parti subordonnant ses actes essentiels à la diplomatie et aux intérêts de l'État soviétique, d'une part ; et d'autre part la contradiction entre la morale, les principes traditionnels du mouvement ouvrier français, et ceux du bolchevisme léninien ou stalinien ; telles sont, à mon avis, les causes générales qui expliquent la rupture des anciennes générations de militants communistes avec leur Parti.
\*\*\*
Peut-être penserez-vous que je m'écarte du sujet, c'est-à-dire du problème des anciens communistes convertis ou à convertir. Je ne le crois pas.
Les causes profondes et générales de la rupture des anciens communistes avec leur Parti ne constituent pas un phénomène négatif. Elles font naître et provoquent parmi ceux qui abandonnent le communisme d'autres réflexions et d'autres réactions.
La cassure avec le P.C. a souvent été pour les anciens militants un véritable déchirement et une réelle crise.
La révélation de l'imposture du Parti, de son état de dépendance, de son rôle exclusif de pion sur l'échiquier soviétique, de conceptions et de méthodes d'appareil qui anéantissent toute libre détermination et toutes les traditions authentiques du mouvement ouvrier, cela fait germer, parmi ceux qui rompent, des éléments positifs. Le retour à la patrie et à l'esprit national, la renaissance des principes humanitaires et parfois même un certain idéalisme qui entame sérieusement la formation matérialiste et athée.
201:806
C'est pourquoi il est très compréhensible de trouver un nombre assez important d'anciens communistes qui, avec l'aide de Dieu, ayant poussé plus loin leurs réactions et leurs réflexions, se sont convertis au christianisme et sont rentrés dans l'Église.
\*\*\*
Pour les générations communistes plus jeunes, le problème est un peu différent. Dans les chiffres déjà cités et publiés à l'occasion du récent congrès du P.C., on constate que 75 % des militants communistes actuels sont des adhérents venus au Parti de 1945 à 1953. La plupart d'entre eux ont cru au patriotisme et à la politique nationale affirmés par les dirigeants communistes. Ils ne connaissent pas l'authentique histoire du Parti communiste. Ils n'en savent que ce que leurs dirigeants veulent bien leur raconter.
Pour une partie importante de ces nouveaux cadres communistes, le problème de la subordination à l'U.R.S.S. ne se pose pas de la même façon que pour les anciens du Parti.
Pour ces nouveaux cadres communistes joue le phénomène de puissance. L'U.R.S.S., c'est l'énorme puissance militaire, économique et politique. Il est par conséquent positif d'être appuyé sur elle. Le « camp socialiste », c'est-à-dire le bloc soviétique dirigé par le P.C. de l'U.R.S.S., est invincible et en définitive doit conquérir le monde. Il faut donc être avec lui.
202:806
Les anciens militants du P.C. qui ont rompu avec lui étaient au fond des révolutionnaires romantiques, humanitaires, traditionnels, patriotes et internationalistes, mais libres et indépendants.
Les nouveaux cadres du P.C. ignorent l'internationalisme : ils sont soviétiques et même impérialistes soviétiques, les méthodes d'appareil ne les choquent pas, ils s'y sont intégrés et souvent en profitent matériellement. Ils ne sont étonnés par aucune exigence de l'appareil central du Parti. On peut faire de certains d'entre eux ce qu'on veut, même des espions, sans qu'ils réagissent comme les anciens militants.
\*\*\*
*Mais ce ne sont tout de même pas de vrais robots.* En dépit du pilonnage des écoles de cadres du P.C., malgré les falsifications qui dominent l'enseignement politique du Parti, et à cause précisément de la démagogie nationale et patriotique de la direction du P.C., ces nouvelles générations communistes sont *très vulnérables* et ne peuvent ni ne doivent être considérées comme perdues.
Pour elles aussi, mais sur un autre plan, le divorce entre les affirmations patriotiques et nationales des dirigeants et leur étroite subordination à la politique impérialiste soviétique finira par causer des ravages.
C'est, en tout cas, dans ce sens qu'il faut aborder ce problème.
203:806
L'expérience soviétique nous montre que les jeunes générations de l'U.R.S.S., pourtant absolument coupées du monde extérieur, entièrement formées par l'État soviétique sur des bases matérialistes et athées, fournissent des milliers et des milliers de jeunes croyant en Dieu.
Grâce à Dieu les jeunes générations ne se laissent pas pervertir *complètement* par l'appareil monstrueux et par la propagande effrénée du communisme, même là où il a le pouvoir depuis près d'un demi-siècle.
Raison de plus pour s'efforcer de regagner à la patrie et à l'Église les anciens et surtout les nouveaux cadres et militants communistes fourvoyés dans ce Parti de l'imposture.
Avec Dieu, avec l'Église, par la prière et aussi par la contre-propagande organisée.
Henri Barbé.
204:806
## TEXTE
### Ode sacrée de Piron
*paraphrase du* «* De profundis *»
Puisque Jacques Cardier, dans son théâtre, parle de *La Métromanie,* la pièce la plus célèbre d'Alexis Piron, il est peut-être bon de mettre sous les yeux du lecteur un de ses derniers poèmes, une paraphrase du psaume 129.
C'est un genre très pratiqué par nos poètes classiques. On pourrait faire un petit volume avec les seules imitations de ce psaume : il y aurait La Ceppède, Tristan, Desportes, Racan, etc.
Alexis Piron, rival de Voltaire en esprit, n'a pas laissé une œuvre aussi considérable. Et puis, si l'on a pardonné à Voltaire la bassesse de sa *Pucelle,* on a longtemps continué de faire grief à Piron d'une œuvre de jeunesse, assez scandaleuse, l'*Ode à Priape.*
205:806
C'est à elle qu'il fait allusion, quand il parle du « malheureux égarement de son esprit » (voir la note de Sainte-Beuve, ci-dessous). C'est au point que le critique des *Lundis* présentant, un siècle plus tard, une édition d'œuvres choisies de Piron, s'excuse un peu de parler d'un homme si peu convenable.
Le *De profundis* publié ici n'en reste pas moins un très beau poème, et qui mérite de n'être pas oublié. C'est pourquoi nous le redonnons.
NOTE DE SAINTE-BEUVE. -- M. Lud. Lalanne a reproduit, il y a quelques années, dans un article de l'*Athenœum français* (5^e^ année, janvier juillet 1856), un choix assez considérable de *Poésies sacrées* de Piron. -- La paraphrase du *De Profundis,* que nous donnons ici, parut pour la première fois dans *Le Mercure* (mai 1765). C'est, croyons-nous, la meilleure pièce des *Poésies sacrées,* et celle à laquelle Piron attachait le plus d'importance, puisqu'il voulut lui donner le caractère d'une expiation publique et d'un exemple : « ...Pour qu'on se donne la peine de la lire, écrivait-il à l'auteur du *Mercure* (qui était alors M. de La Place), on ferait bien de l'annoncer, dans la table, sous mon nom. Ce n'est pas qu'il fasse grand'chose au fond de l'affaire mais c'est qu'on aime les contrastes ; et prévenu qu'on est sur le caractère de mon âme, d'après le malheureux égarement de mon esprit, dont je me rendis coupable il y a plus de cinquante ans, je m'imagine que les vrais dévots, les faux, et ceux qui ne sont ni l'un ni l'autre, seront un peu curieux de voir où cette âme en est dans ses derniers sentiments, et comment ce même esprit s'y prend pour les exprimer. Savons-nous si cette lecture ne produira pas quelque bon effet ? Ce serait toujours avoir édifié trop tard pour qui eut le malheur de scandaliser si tôt. Encore vaut-il mieux, pour une muse chrétienne et libertine, de prêcher sur l'échelle que jamais. Du reste, comme on croit bien, l'orgueil poétique n'est ici pour quoi que ce soit au monde.
206:806
Loin de courir à l'encens, je vais au-devant des humiliations, et je m'attends bien à la mauvaise pitié et aux plaisanteries de nos mondains, qui, comme vous savez, parmi vos lecteurs, sont cent contre une bonne âme qui m'approuvera, sans avoir même envie ni lieu d'applaudir à mes vers. Qu'il en soit ce qu'il plaira à Dieu ; du moins je me serai satisfait, et j'aurai pacifié ma conscience du mieux que j'aurai pu, en attendant la rémission d'en-haut. »
*C'est du fond de mon cœur, grand Dieu, que je t'implore !*
*Du fond d'un cœur frappé d'un salutaire effroi,*
*Que le remords poursuit, que le regret dévore,*
*Et qui toujours espère en toi !*
*Exauce un moribond qui t'invoque et t'appelle !*
*Des humains n'es-tu pas le Père en les créant ?*
*Pour n'être qu'un objet de l'ire paternelle,*
*M'aurais-tu tiré du néant ?*
*Remets-moi sous ton aile, et deviens mon refuge !*
*J'ai suivi le torrent d'un siècle vicieux :*
*Eh ! qui de nous, hélas ! si tu n'es que son Juge,*
*Sera pardonnable à tes yeux ?*
207:806
« *Dieu pardonne, dit l'homme, il connaît ma faiblesse.*
*Puis-je tant en avoir, qu'il n'ait plus de bonté ? *»
*Sur ce principe, il s'ouvre et s'élargit sans cesse*
*Les routes de l'iniquité.*
*Bientôt devoirs, salut, tout sort de sa mémoire :*
*De ta grâce il oublie et le prix et le don,*
*Et la part qu'il avait à l'éternelle gloire,*
*Et la ressource du pardon.*
*De l'Infernal abîme, il voit enfin la flamme,*
*Et la voit quand il touche à son dernier moment :*
*Contrit, moins qu'effrayé, pour lors il te réclame,*
*Et te réclame vainement.*
*Comme il l'a commencée, achevant sa carrière,*
*Sans amour, sans espoir, il n'a que des remords ;*
*Ta clémence longtemps attendit sa prière,*
*Et ta justice est sourde alors.*
208:806
*Tel est le jour affreux dont sa nuit est suivie :*
*Sur moi-même, tel est le retour accablant :*
*Ainsi, sur le tableau de ma coupable vie*,
*J'arrête mes yeux en tremblant.*
*Déjà mon âme est-elle une âme réprouvée ?*
*Perdrai-je, en la rendant, l'espérance et la foi ?*
*Non, Seigneur, ta parole est trop avant gravée*,
*Et trop vivifiante en moi.*
*Tu l'as dit :* « *Qu'Israël en repos vive et meure !*
« *Mes bras lui sont ouverts en tout temps, en tout lieu :*
« *Que de son premier jour jusqu'à sa dernière heure,*
« *Il ait confiance en son Dieu.*
« *S'il a prévariqué, qu'il se repente, m'aime,*
« *Me remontre un cœur pur, tel que je lui donnai :*
« *Qu'à tous ses ennemis il pardonne lui-même ;*
« *Et tout lui sera pardonné.* »
209:806
*Mourant dans cet esprit, dans cette confiance,*
*Quand donc au tribunal je serai présenté,*
*Que ta Miséricorde y tenant la balance*,
*Désarme ta sévérité !*
On peut citer aussi ces « Vers au bas d'un crucifix » :
*O de l'amour divin sacrifice éclatant !*
*De Satan foudroyé quels sont donc les prestiges ?*
*Admirons à la fois et pleurons deux prodiges :*
*Un Dieu mourant pour l'homme, et l'homme impénitent !*
210:806
## NOTES CRITIQUES
### Réflexions sur la politique et sur l'air que l'on respire
*Alexandre Soljénitsyne\
Comment réaménager notre Russie ?\
*(*Fayard*)
Pour citer le titre complet, il faut ajouter : « *réflexions dans la mesure de mes forces* »*.* Tant de modestie a dû faire ricaner nos intellectuels. On sait que le livre a été plutôt mal accueilli par les médias, qui flairent assez bien ce qui leur est contraire (l'instinct de survie existe chez les êtres les plus élémentaires).
211:806
Quand cette note paraîtra, le livre ne sera plus dans les vitrines, mais comme il s'agit d'autre chose que d'un produit d'actualité (« à consommer avant le 1^er^ janvier 1991 », la plupart des productions de librairie devraient porter de telles étiquettes, puisqu'aussi bien elles ne sont exposées que pendant deux à trois mois), aucun inconvénient à en parler avec retard.
\*\*\*
Je passerai vite sur les dispositions pratiques. Pour Soljénitsyne, douze républiques d'URSS sont à libérer, dont les pays baltes, les quatre républiques musulmanes, et la majeure partie du Kazakhstan, aux frontières absurdes, paraît-il. Mais il tient ferme que l'Ukraine et la Biélorussie sont trop intimement mêlées à la Russie pour les en séparer. Il doit avoir raison. Rappelons au passage que la Russie comporte aux yeux des Russes la Sibérie jusqu'à Vladivostok. Ce sont eux qui ont défriché et peuplé ces terres, elles sont leurs. Pas question d'une Europe jusqu'à l'Oural, expression dont la légèreté ne fait pas honneur à ceux qui l'emploient.
L'auteur expose ensuite la nécessité du retour à la propriété privée, les dangers qu'il faut éviter en cette occurrence et, par exemple, l'aliénation des biens aux capitaux étrangers. Il ajoute que les questions d'économie, pour lesquelles il n'a pas de solution toute faite (mais qui en a ?), doivent être étudiées par des experts, qui existent. Il faudra choisir entre leurs solutions divergentes. Nul doute que, pour Soljénitsyne, ce choix doive être fait en tenant compte d'abord d'exigences nationales et morales. Ce n'est pas du tout un « libéral » au sens que caressent nos gens à la mode (le renard libre dans le poulailler libre, ce n'est pas son fait).
Il n'a pas d'illusion sur l'Occident et sa « culture » télévisée, notant que le rideau de fer arrêtait tout ce qui est noble, élevé, mais laissait passer « le purin d'une culture populaire de masse ».
212:806
Ce qui est notable, c'est qu'une grande part de ce petit livre nous regarde aussi, et traite, comme on vient de le voir, de plaies qui nous démangent très fort. Autres exemples : Soljénitsyne demande « le droit au silence ». Il est vrai que le bruit dans lequel s'habituent à vivre les masses est un très bon outil d'abêtissement et d'asservissement. L'auteur note également qu'aucun communiste n'a fait part de son repentir, n'a reconnu l'erreur totale du système et les maux engendrés nécessairement par lui.
\*\*\*
Venons-en à la politique. Le premier principe, c'est le respect de la personne et de sa liberté, dans le cadre de ce que permet le bon fonctionnement de la société. Et sur ce point, Soljénitsyne s'appuie sur l'Église (il cite Jean-Paul II, mais ce n'est rien d'autre que la doctrine permanente de l'Église). Jusqu'ici, nous sommes, si j'ose dire, en pays de connaissance. Où l'auteur de *L'Archipel du Goulag* doit en surprendre beaucoup, c'est quand il ajoute : « *Mais respecter la personne humaine n'entraîne pas obligatoirement la forme du parlementarisme.* » Suit une critique du système représentatif et de la démocratie libérale qui ne devrait pas être neuve pour tout Français instruit et connaissant l'histoire de son pays et les mouvements d'idées depuis un siècle, mais qui va dérouter les autres. De Maurras à Michels, de Sorel à Pareto, le procès a été fait depuis longtemps (et par les marxistes aussi), mais il est devenu inconvenant, depuis la dernière guerre, d'en rappeler les conclusions.
La démocratie est fondée sur le respect de la Volonté populaire, mais le mode de scrutin change l'expression de cette Volonté. Après avoir rappelé que la proportionnelle avait la préférence de Lénine, parce que cette forme de scrutin favorise les partis et leurs appareils, Soljénitsyne souligne que le scrutin majoritaire, lui, peut donner « la victoire à la minorité » (il suffit d'un bon découpage des circonscriptions).
213:806
Et il note : « Ce fut le cas par exemple, en France, aux élections de 1893, 1898, 1902... dans les deux derniers cas, 53 % des électeurs étaient complètement privés de représentation à la Chambre des députés. »
Cela n'a pourtant pas mis en cause, officiellement, le sacro-saint principe. Probablement parce qu'il était encore dans sa nouveauté, et qu'il paraissait satisfaisant à la majorité rurale (le député comme prêteur de services ; l'homme qui a le bras long). Et il y avait une propagande efficace au service de la République, par l'école comme par le bistrot. Cependant, un fort *antiparlementarisme* existait, et pas seulement « à droite ».
On reparle d'antiparlementarisme aujourd'hui, comme d'une maladie dont la contagion est organisée par les factieux. Si ce rejet revient périodiquement dans notre histoire, la corruption et la médiocrité des hommes y sont bien pour quelque chose. Mais il faudra se décider à voir que c'est le système représentatif qui est par lui-même déficient et décevant. Ce que veulent les citoyens, c'est d'abord la liberté et, en deuxième lieu, faire entendre leurs besoins. Quand un régime ne satisfait ni l'une ni l'autre de ces demandes, il est mauvais. Peu importe la manière dont il satisfait la deuxième, on ne devrait pas s'enflammer là-dessus.
Je pourrais m'appuyer sur un témoin très différent : Marc Bloch. Il écrit dans *L'Étrange défaite,* (celle de 1940, éd. Folio-histoire, 1990), livre où l'on sent à chaque page une tranquille détestation de tout ce qui tient à « la droite » : « Les assemblées, de dimensions monstrueuses, qui prétendaient nous régir, étaient un legs absurde de l'Histoire. Des États-généraux, réunis pour dire « oui » ou « non », pouvaient bien dénombrer leurs membres par centaines.
214:806
Une chambre gouvernante se voue au chaos, dès qu'elle accepte d'être une foule ; et c'est d'ailleurs un problème de savoir si une chambre, faite pour sanctionner et contrôler, peut gouverner. Notre machinerie de partis exhalait un parfum moisi de petits cafés ou d'obscurs bureaux d'affaires etc. » (p. 189).
Cela était écrit après la fin de la III^e^ République. Qu'une chambre ne soit pas faite pour gouverner, nous l'acceptons depuis 1958. L'ennui, c'est que la nôtre ne contrôle pas non plus. De toute façon, il est toujours difficile de changer quelque chose dans une société, et plus encore dans ses institutions politiques. On dérange trop d'intérêts et trop d'habitudes. C'est pour cela que les changements ne sont possibles que lors d'une crise grave (... 1870, 1940, 1945, 1958...). C'est bien regrettable.
Soljénitsyne envisage une démocratie de petits espaces (comme en rêvait Aldous Huxley !) et un système de représentations à échelons : district, région, république... chaque échelon déléguant des représentants à l'échelon supérieur, avec une part (1/5^e^) de « rattrapage » pour des personnalités sérieuses, mais oubliées par les scrutins. Pourquoi pas ? Cela fait pourtant l'effet de ces rêveries excellentes sur le papier, mais impraticables, ou remplies de défauts non prévus.
Nous pouvons seulement noter, revenant à la France, que le suffrage où s'affrontent librement plusieurs candidats ne paraît un bon système que si la communauté a suffisamment de cohésion. Ce qui veut dire qu'on ne met pas en cause l'essentiel. Quand un parti veut changer la société (*changer la vie,* disent-ils, en volant Rimbaud), quand il s'agit d'anéantir la foi populaire et traditionnelle, ou d'installer le communisme, le jeu n'est plus le même. Et ce n'est plus un jeu. Le débat ressemble plutôt à une guerre civile virtuelle, qui devient parfois très réelle.
\*\*\*
215:806
Évidemment, la situation est pire quand la cohésion sociale est faible : lorsqu'il n'y a plus *une* mais *des* communautés, de cultures différentes, relevant de peuples divers. Le danger, en France, très proche est que l'on vote par groupes ethniques. On voit déjà des « Beurs » qui sont inscrits sur une liste municipale d'abord pour leur qualité de « Beurs », en fonction de leur *naissance.* Ils sont là pour attirer les suffrages de leur communauté. Demain, il paraîtra peut-être nécessaire d'avoir un « Sénat des ethnies ». C'est la nation (mot qui est de la famille de *naissance*) qui s'engloutit dans ces tensions.
Qu'on excuse ce va-et-vient entre un livre qui parle de la Russie et les maux français : le rapprochement n'est pas forcé. En voici un dernier, une citation qui vaut, je crois, universellement : « Disons aussi que l'organisation de l'État est secondaire par rapport à l'air qu'on respire dans les rapports humains. Nobles, les gens rendent tolérable tout système politique de bon aloi ; aigris et sauvagement égoïstes, ils rendent invivable la démocratie la plus débordante. » (p. 55)
Georges Laffly.
### La gabelle est toujours debout !
Nous avons appris, vous et moi, dans nos livres d'histoire, que la gabelle, cet impôt odieux sur le sel, symbole de l'arbitraire fiscal de l'Ancien Régime, avait été supprimée par la Révolution.
216:806
C'est tout ce que nous savons -- enquête faite -- sur la gabelle du sel, dont on dit que l'histoire reste à écrire. Seuls les sauniers et particulièrement ceux des Salins du Midi qui regroupent, après les avoir restructurées, modernisées, diversifiées ([^29]), les activités agricoles ([^30]) des marais salants de notre littoral méditerranéen, pourraient raconter les mystères de ce produit souvent invisible, au carrefour des éléments, si abondant ici, si rare ailleurs, au point que des guerres survinrent pour lui. Mais les sauniers disparaissent des petits marais salants individuels qui jalonnaient jadis, chaque fois que possible, les cordons dunaires. Ces petites unités produisaient sans machines, sans autre énergie que celle des bras, -- l'eau de mer montait dans les salins par la seule force du vent de mer ! une récolte qui venait -- par bonheur -- juste après celle des vendanges, et assurait, avec l'entretien du terroir, du travail pour beaucoup, et quelques petits sous de ressources complémentaires.
Nous étions dans l'âge d'or des civilisations rurales et les meutes de loups-garous et d'experts européens n'erraient pas encore sur nos chemins.
Du sel aussi, nous connaissons les merveilleuses salines d'Arc-et-Senans, ces bâtiments industriels imaginés et construits par Claude-Nicolas Ledoux pour abriter une usine modèle d'extraction du sel par le procédé qui consiste à faire fondre le sel des profondeurs, et à le récupérer en surface.
Le sel était partout, dans le nom des villes et des villages, des sources et des fleuves ; dans la langue, du salaire qu'on payait en nature au saupoudrage qu'on faisait sur le pain en l'honneur de l'hôte en passant par saumâtre, tous les mots issus du sel ont connu une extension considérable, un véritable salmigondis !
217:806
Mais tout ceci n'est pas mon propos, c'est une promenade vagabonde où j'appris tout de même que la fiscalité sur le sel est une histoire aussi vieille que le monde !
Les Égyptiens, les Grecs, les Romains, les Chinois en parlent, on en voit les formes naissantes dans les sociétés primitives encore observées. Le principe d'un impôt sur une matière aussi nécessaire à l'homme et aussi facilement localisée et contrôlable a toujours été considéré par le pouvoir de tous les temps comme acquis.
Seule l'assiette de l'impôt variait selon les lieux et les circonstances extérieures. C'est ainsi qu'oubliant que l'impôt tue l'impôt, la gabelle de l'Ancien Régime devint insupportable dès lors que les quantités de sel à consommer obligatoirement par tête d'habitant, donc les impôts à payer, ont été fixées par décret, entraînant la prolifération des fraudes et des contrôles, les faux sauniers et les gabelous dans une escalade insensée. A la Révolution, l'abolition de la gabelle fut particulièrement bien reçue par un peuple excédé par l'assiette imbécile de l'impôt plus que par son principe.
Continuant ma promenade, j'appris que dès le début du XVIII^e^ siècle la gabelle avait pourtant perdu beaucoup de son rôle fiscal, tout en gardant l'appareil écrasant « d'une armée de 80.000 hommes comprenant beaucoup de fripons » ([^31]). Les membres du Conseil de Régence, en 1717, ont formé le dessein « d'ôter la gabelle » plusieurs fois, mais ils n'y parvinrent pas, tant était puissant l'appareil privilégié qui s'était mis en place du fait des disparates provinciaux qui avaient été consentis.
218:806
En effet le découpage du royaume en Provinces de grande gabelle, de petite gabelle, en Provinces rédimées ou libres de gabelles, en Provinces de la gabelle, des salines, en Pays de Quart bouillon autorisés, eux, à récolter le sel en faisant bouillir le sable qui en est imprégné, favorisait plus le maintien d'un monopole que la mise en œuvre de réformes utiles ([^32]).
C'est pourquoi lorsque survint la loi du 28 décembre 1789 qui abolissait la gabelle, la véritable difficulté fut de réorganiser la possession des salins et des salines, et leurs modes d'exploitation -- difficulté sérieuse puisqu'il fallut attendre le Directoire pour essayer de mettre de l'ordre dans ce secteur d'activité où avaient proliféré d'innombrables initiatives privées qui n'arrangeaient rien ni personne tant les excès de libertés individuelles avaient brutalement remplacé ceux des carcans administratifs. Pour s'organiser, il y a besoin de temps et que se dégagent des élites professionnelles capables de gérer les intérêts communs à la profession dans le respect de la société tout entière, et selon la morale la plus exigeante.
On ne tarda guère à établir, par la loi du 24 avril 1806, sur le sel un « droit intérieur de consommation » que le bon peuple s'empressa de baptiser *gabelle* d'autant qu'un décret du 15 mars 1806 avait déjà rétabli, avec le système de la Ferme, les monopoles et les privilèges qui les assurent.
Tout au long du XIX^e^ siècle, des convulsions secouèrent durement ce secteur privilégié de l'État, et même le trône d'un Roi dans un de ces scandales d'initiés dont nous connaissons bien le mécanisme. Tous les systèmes classiques furent essayés à leur tour. La Ferme, la nationalisation avec des baux privés, la régie, les compagnies privées sous surveillance se succédèrent pour résoudre le triple problème de l'approvisionnement, de la rentabilité du nouvel impôt, et de l'oubli dans lequel il fallait laisser la véritable histoire de la gabelle que le peuple s'empressait de raconter chaque fois que l'impôt nouveau « pour le pot et la salière » devenait trop pesant.
219:806
C'est ainsi qu'au cours des ans, on vit diminuer la part de l'impôt sur le sel dans les ressources globales de la nation. Du quart qu'on put observer au plus terrible temps de la gabelle, au temps du « sel du devoir », qu'on était tenu d'acheter, au millième des années 1930, tel était l'état de la question lorsqu'en 1945 l'État abolit définitivement l'impôt napoléonien sur le sel, qui décidément ne servait plus à rien ; l'augmentation considérable des besoins que l'État s'inventait réclamant, en matière fiscale, des mesures de plus grande ampleur.
Morte la bête, morte le venin ! On avait mis 150 ans à supprimer la gabelle, on pouvait danser la carmagnole.
\*\*\*
Or, à cette époque, l'exploitation des marais salants et des salines subissait les violences des contraintes économiques ; les salines royales d'Arc-et-Senans étaient fermées depuis longtemps et menaçaient ruine. La production du sel, concentrée en quelques compagnies puissantes liées aux établissements bancaires, entreprenait de réduire le nombre des lieux d'exploitation.
Fini le temps des minuscules marais intégrés dans la France rurale, qui portaient le nom des propriétaires, fini le Salin de Tallavignes et celui de Lavalduc, noyé par les eaux dès lors qu'on cessa de l'exploiter ! Abandonnés tous ceux qui n'étaient pas « rentables ». Il faut dire pour être juste que les grandes compagnies s'efforcèrent tout au long du XX^e^ siècle à la reconversion de ces étranges friches. En attendant le touriste du bord de mer et les produits des spéculations espérées des immenses domaines fonciers, on planta la vigne, on fit des prairies, et même du bois de réglisse !
220:806
Il fallait supprimer de plus en plus d'emplois pour gagner plus d'argent permettant de s'équiper en machines plus monstrueuses permettant de supprimer encore plus d'emplois.
D'un autre côté le sel alimentaire ne représentait plus que 20 % de la production nationale, le reste étant consommé par l'industrie chimique pour des usages incroyablement variés. Ce sel, dont on dit qu'il est « le Seigneur de 14.000 usages », servant aussi à déneiger les routes !
C'est alors que l'État soucieux d'aider à la création de la nouvelle industrie chimique, par des moyens obliques qui lui sont chers, négocia avec les grandes compagnies le rétablissement d'une *gabelle sans nom.* En échange d'un prix de faveur consenti pour les sels à destination industrielle, les compagnies obtenaient le droit de majorer à leur gré le sel de consommation humaine.
Depuis lors, en salant notre pot, nous avons l'immense satisfaction de contribuer à l'essor industriel de nos chères compagnies prestigieuses. C'est un honneur pour nous ! Il était bon de le savoir.
\*\*\*
L'histoire de la fiscalité se confond avec celle des hommes et l'éclaire souvent ([^33]). Tous les sujets sont pour l'État des objets fiscaux.
221:806
Le choix est réduit entre les systèmes, entre la régie, la ferme, la taxe qui frappe l'homme ou le produit, même si par certains biais complexes on arrive à mélanger les genres et ajouter l'impôt sur la taxe et la taxe sur l'impôt pour financer les désordres des régies, les scléroses des fermes et le tarissement général des ressources. Si la mesure n'intervient pas dans l'établissement de l'assiette, si l'État ne modère pas ses ambitions aux charges de ses devoirs, la nation se lance dans la grande lutte fiscale qui épuise ses forces en des combats sans fin.
Il n'y a pas d'impôt qui donne satisfaction à ceux qui le payent. Il faut qu'il soit supportable et n'atteigne pas la volonté créatrice des citoyens. C'est donc à l'État et à tous ceux qui sont habilités à lever l'impôt (la région, le département, les communes et bientôt l'Europe) de mesurer leurs ambitions à l'aune du supportable, de garder une assiette raisonnable au système choisi et une grande rigueur dans l'usage qu'ils font des ressources obtenues.
Veiller à tout cela est bien parmi les pénibles devoirs d'un gouvernement. Cette sagesse est, hélas, moins prestigieuse que l'abolition de la gabelle !
Francis Sambrès.
222:806
### Théo, avec l'imprimatur !
Jean Dumont :\
*Petit voyage en Théo-marxie\
*(Éditions Argé)
Le succès rencontré par Théo, la « nouvelle encyclopédie catholique » parue en 1989, n'a rien d'étonnant. Matériellement bien faite, elle répond à l'attente de ceux qui ont besoin d'un ouvrage de référence récent et complet. Elle se recommande d'elle-même en revendiquant en son titre la qualité de catholique, et -- chose rare de nos jours -- elle est même revêtue de l'*imprimatur.*
C'est parce qu'elle se présente à l'intérieur et de l'intérieur de l'Église que Jean Dumont, auteur de *L'Église au risque de l'histoire* et des *Prodiges du sacrilège,* a jugé indispensable d'en faire ce « bref examen critique ». « *Les périls les plus insidieux et les attaques les plus meurtrières pour l'Église ne sont pas ceux qui viennent du dehors -- ceux-là peuvent seulement l'affermir dans sa mission et dans son action -- mais ceux qui viennent du dedans* »*,* disait Jean-Paul II au Nicaragua en 1982.
*Théo,* destinée à être lue par tous ceux qui désirent approfondir leur foi, apparaît précisément comme un de ces « périls insidieux », qu'il est important de connaître et de dénoncer même si l'on n'est pas soi-même exposé à ses errements : elle est en effet un nouvel exemple du travail de sape de la foi qui poursuit son chemin.
223:806
Si Jean Dumont a choisi de surnommer l'encyclopédie « Théo-marxie », c'est pour bien souligner que son point de vue correspond habituellement à celui des marxistes. Ses « héros de la foi », ce sont Teilhard de Chardin, les théologiens de la libération, Mounier. Ceux qu'il écorche ? Joseph de Maistre, saint Thomas d'Aquin (qui rencontra « beaucoup d'opposants et de contradicteurs »), saint Pie X, Dom Guéranger. Sans parler de l'omission pure et simple de nombreux penseurs « traditionnels ».
L'histoire de l'Église est, elle aussi, présentée de manière tendancieuse. Qu'il s'agisse de l'inquisition, de la colonisation ou d'autres chevaux de bataille de ceux qui cherchent à déshonorer l'œuvre de l'Église, Théo prend presque systématiquement parti pour les détracteurs. Avec la minutie et l'érudition à laquelle il nous a habitués dans ses précédents ouvrages, Jean Dumont classe les erreurs. Les dénonce. Les rectifie. Et ce faisant, il fournit un véritable argumentaire, documenté et solide, pour contrer les accusations dont l'Église est accablée.
C'est tout l'intérêt de ce « bref examen critique ». Si T*héo* apparaît presque comme un catalogue des principales déviations dans l'Église d'aujourd'hui, le livre de Dumont est par contrecoup comme un condensé de rappels historiques, de mises au point claires, de réparations d' « oublis » commis par Théo...
Si *Théo* apparaît comme l'un des derniers défenseurs, en France, du marxisme doctrinaire, le « bref examen critique » de Jean Dumont offre l'avantage supplémentaire de rappeler quelle a été l'œuvre sociale de l'Église en France. En cette année de la doctrine sociale de l'Église, cela peut donner le goût d'y voir d'un peu plus près.
224:806
Jean Dumont a consacré un article à *Théo* dans le numéro I d'ITINÉRAIRES de la nouvelle série (printemps 1990) il y résume les principales critiques qu'il formule et étaye dans ce livre.
Jeanne Smits.
### L'Africain d'aujourd'hui après trente ans de liberté
Tidiane Diakité\
*L'Afrique malade d'elle-même\
*Éditions Karthala\
(22 bd Arago, 75013 Paris)
Tout le monde connaît les travaux de B. Lugan qui apportent sur l'histoire de l'Afrique des lumières dont nous sommes privés depuis longtemps par les thèses rabâchées de la pensée officielle.
Il y a une doctrine en place qui vise à nous donner mauvaise conscience de notre passé colonial (et pré-colonial) en affirmant nos responsabilités dans l'état misérable qui est celui de l'Afrique d'aujourd'hui, notre devoir de restitution permanent et d'assistance éternelle.
225:806
Les tenants majoritaires de la thèse officielle bénéficient -- eux et eux seuls -- des grandes maisons d'édition, des supports publicitaires, de l'apport des sociétés d'admiration mutuelle. C'est pourquoi il est bon et passablement roboratif de lire le procès de *L'Afrique malade d'elle-même* par un professeur originaire du Mali, titulaire d'un doctorat d'histoire qui a enseigné plusieurs années en Afrique.
Même si on peut n'être pas d'accord sur certains propos -- ceux en particulier qui expriment le projet de développement de l'agriculture exportatrice et la mise en place d'industries selon le modèle occidental, même si on regrette certains oublis peut-être involontaires -- le SIDA par exemple -- on est saisi par une description féroce de l'homme africain d'aujourd'hui.
Corrompu, paresseux, sale, voleur, assisté, père indigne, tel est le portrait de l'Africain du bas en haut de l'échelle sociale, qui a eu 30 ans de liberté et n'en a rien fait de bon... au contraire.
Certes je n'avais pas résisté au plaisir de lire l'atroce *Pili Pili* de Guy Merle (aux Presses de la Cité), caricature (?) de la vie d'un homme politique de l' « Est oubangeré », parodie de discours entendus, litanies d'idées fausses sur fonds de réalisme assez peu « convenable ».
J'ai aussi toujours en mémoire les premières descriptions de l'univers africain colonial dans le *Voyage au bout de la Nuit,* où Céline met en place les acteurs du futur que nous vivons, avec leurs rôles et leurs jeux scéniques.
C'est pourquoi le livre de M. Diakité attriste plus qu'il ne divertit, émeut plus qu'il n'indigne, inquiète plus qu'il ne rassure.
226:806
Au terme de cette lecture, la vision de l'an 2000 de l'Afrique est terrifiante avec la prolifération de ces sociétés malades d'elles-mêmes, qui ne font rien pour guérir, sans doute accablées par des problèmes qu'on ne peut résoudre par les discours des « Républiques du Bruit », ceux par exemple des rivalités ethniques qui empêchent « toute entreprise de construction nationale et de développement social ».
Francis Sambrès.
### Faire mémoire de François Suleau
*au mois d'août 92*
Pour le deuxième centenaire de son assassinat, le 10 août...
Il a disparu des dictionnaires. Son nom ne figure pas dans le Petit Larousse ; le Petit Robert 2, celui des noms propres, ne connaît ni Suleau ni son journal *Les Actes des Apôtres.* Plus fort encore : le Grand Larousse en cinq volumes (édition de 1989) ne mentionne plus ni *Les Actes des Apôtres* ni François Suleau, *qui figuraient pourtant dans le Nouveau Larousse universel en deux volumes seulement,* édition de 1948, j'y viendrai dans un instant. Une censure est passée par là.
227:806
Déjà le Dictionnaire encyclopédique d'histoire en huit volumes, paru en 1978, le « Mourre », avait oublié Suleau dans sa notice :
« ACTES DES APÔTRES. -- Journal satirique royaliste publié à Paris de nov. 1789 à oct. 1791 ; ses principaux rédacteurs furent Rivarol et Champcenetz. »
Cette oblitération de François Suleau s'est donc produite entre 1948 et 1978 ; c'est dire qu'elle s'est produite, comme beaucoup d'autres disparitions ou altérations de signification analogue, dans le passage de la IV^e^ à la V^e^ République. Car dans le Nouveau Larousse universel en deux volumes, édition de 1948, j'y reviens, on pouvait encore lire ce que l'on ne trouvera même plus dans le « Mourre », une notice moins réduite sur *Les Actes des Apôtres* et une notice sur François Suleau.
LES ACTES DES APÔTRES :
« Journal royaliste, pamphlet périodique fondé en 1789 par Peltier, Champcenetz, Suleau, Rivarol, Régnier etc. contre les nouveaux apôtres de la Révolution. Il cessera de paraître en 1791. »
FRANÇOIS-LOUIS SULEAU :
« Journaliste et pamphlétaire royaliste français, né en Picardie en 1758, massacré dans la cour des Tuileries le 10 août 1792 à l'instigation de Théroigne de Méricourt. »
Dans *La Révolution française* de Gaxotte, si juste et si complète sur presque tous les autres points (la Vendée exceptée), une seule phrase, mais vraie :
« Le courageux journaliste François Suleau, qui les \[les émigrés\] a rejoints à Neuwied est tellement écœuré de leurs rodomontades qu'il préfère revenir à Paris, où la mort l'attend. »
A la fin du « Préambule » à son *Bréviaire du journalisme,* Léon Daudet écrivait en 1935 :
228:806
« Quand on lui demandait sa profession, Chateaubriand répondait fièrement : « journaliste ». Les journaux et pamphlets avaient fait la Révolution française, combattus par *Les Actes des Apôtres* de François Suleau, lequel fut assassiné, le 10 août, par la fille Terwagne dite « Théroigne de Méricourt » et les tricoteuses, sur la terrasse des Feuillants, aux Tuileries. Suleau, s'il était jamais canonisé, serait ainsi, avec saint Paul et pour le temps moderne, le martyr de notre profession ».
Léon Daudet a raconté la mort de Suleau dans son livre *Les Lys sanglants* (pages 205-207).
Puisque nous sommes entrés en 1989 dans les célébrations du « bicentenaire » et que nous risquons de n'en sortir qu'au bicentenaire de Thermidor, ou qu'à celui du 18 Brumaire, nous pouvons nous préparer à célébrer celui du martyre de François Suleau. La bibliographie le concernant ne paraît pas abondante (un *Suleau* de Frager, paru en 1945 ?). D'ici le mois d'août de l'année prochaine, quelques jeunes historiens (par exemple de l'école Viguerie) pourraient y travailler. Ce serait utile ; ce serait justice.
Jean Madiran.
### Notules
Réception de Michel Serres
On a bien rigolé, sous la Coupole, en ce quinzième jour d'une vraie guerre, avec les académiciens qui avaient, celle de l'orthographe exige, laissé les épées au vestiaire -- comme dans un western.
229:806
On recevait Michel Serres au fauteuil de feu Edgar Faure. Pour son éloge, tel un faune prestidigitateur, M. Serres fit sortir de son bicorne trois doux pigeons, une licorne, quelques vagues hauturières et, s'il oublie de rendre hommage à l'auteur de polar que fut Edgar Sanday, il trouve le moyen de démontrer que de Nuremberg où il fut quelque peu procureur, complice en tous les cas de l'établissement d'une vérité officielle qui s'avéra mensonge criminel -- je parle des massacres de Katyn -- au ministère de l'Agriculture puis à l'Éducation nationale, monsieur Faure « garda toujours le cap », de même que les variations de la boussole, le tremblement de son aiguille l'assurent. Nous étions en pleine « indépendance dans l'interdépendance ».
L'afféterie fut à son comble lorsque Bertrand Poirot-Delpech accueillit le ludion impétrant rebondissant dans son bocal. Surprise ! L'écrivain dès l'abord dit au philosophe que l'obscurité de la pensée était parfois telle, malgré la brillance du style, que lui, Poirot-Delpech, pourtant prince de la république des lettres « n'y entravait que dalle » (*sic*)*.* On frissonna d'extase. On aurait pu employer l'expression plus académicienne de galimatias double.
Quelques jours plus tard une émission entière de télévision fut consacrée à Michel Serres et de nombreux articles publiés dans les journaux, tous louangeurs sur son livre sorti en février ([^34]). Cette méthode de promotion fut efficace : cet opuscule est un best-seller si l'on en croit la FNAC qui le classa en numéro 2 puis en numéro 1.
Il est pourtant bien difficile à lire : il n'y a pas de page où il ne faille chercher, et souvent plusieurs fois, dans le simple dictionnaire, souvent en vain, des mots rares, des sens inconnus ; presque à chaque page il faut ouvrir le vieux dictionnaire de la mythologie et à chaque instant rêver, émerveillé, sur l'étymologique qui vous entraîne dans les forêts primitives où l'on se perd avec délices.
230:806
Ce livre est important qui prouve par son succès le haut niveau culturel de notre pays d'analphabètes. Qu'il rappelle des *Propos* d'Alain, qu'une fois décodé il rassure par le nombre de ses sages vérités premières, qu'il force sur la mode au point que furent récemment rajoutés les mots magiques et la formule définitive : « toute culture est un métissage », tout cela n'est pas bien grave. Le danger est, pour cet illustre arlequin qui se veut maître à penser et prétend écrire un traité de morale, que les publicitaires s'emparent de sa quatrième de couverture pour vanter comme dans *le Figaro* du 11 mars 91 le « mangoustan », fruit qui permet pour 49 francs le kilo de savourer d'autres cultures et de découvrir ainsi un « véritable métissage de goûts et de couleurs » !
FS.
Sur Pie XII, n'importe quoi
Sait-on quelque part qui est Pierre-Étienne Pages ? Peut-on le joindre, l'interroger, obtenir une réponse ?
Ceux qui l'ont tenté n'y sont pas arrivés jusqu'ici. Il y avait pourtant matière à conversation.
Dans *Valeurs actuelles* du 11 mars, page 25, ce Pierre-Étienne Pages exposait ce qu'il nommait « l'enseignement de Pie XII en 1944 », il l'exposait par une citation entre guillemets :
« *La théorie de la guerre juste, comme moyen de résoudre les conflits, est aujourd'hui dépassée.* »
Citation abusive.
On ne sache pas que Pie XII ait jamais enseigné cela, ni en 1944 ni une autre année ; ni littéralement ni en substance. La citation n'existe pas ; peut-être Pierre-Étienne Pages non plus ?
231:806
Cette fausse citation semble démarquée d'une phrase de Pie XII dans son radio-message de Noël 1944, -- une phrase littéralement et doctrinalement différente, la voici soulignée, au milieu de son contexte :
« Du reste, un devoir oblige tout le monde, un devoir qui ne souffre aucun retard, aucun délai, aucune hésitation, aucune tergiversation : celui de *faire tout ce qui est possible pour proscrire et bannir une fois pour toutes la guerre d'agression comme solution légitime des controverses internationales et comme moyen de réalisation des aspirations nationales.* On a vu dans le passé beaucoup de tentatives entreprises dans ce but. Toutes ont échoué. Et elles échoueront toujours toutes, aussi longtemps que la partie plus saine du genre humain ne sera pas fermement résolue et saintement obstinée, comme par un devoir de conscience, à remplir la mission que les temps passés avaient commencée sans assez de sérieux et de résolution. »
Quand Pie XII n'est pas systématiquement occulté, ou réellement oublié, on se souvient de lui pour lui faire dire n'importe quoi*.*
C'est toujours, d'une manière ou d'une autre, « *le pape outragé* »*,* selon le titre du grand livre d'Alexis Curvers, utilement réédité par les Éditions DMM.
Jean-Baptiste Castetis.
### Lectures et recensions
#### Jean Brun *Philosophie de l'histoire *(Stock)
« *Toutes les philosophies de l'histoire sont des récits qui se feront passer pour des analyses* »*,* dit l'auteur. Chaque fois on nous tend la clé avec quoi ouvrir toutes les portes, connaître l'origine et le destin de l'homme.
232:806
Le monde devient cohérent et clair, l'ordre remplace le chaos. Évidemment, le phénomène n'a lieu que sur le papier, et grâce à une savante sélection des faits du passé. Et le système qui prétend montrer le chemin de l'avenir conduit infailliblement à des culs-de-sac ou à des gouffres. N'empêche, on en essaye toujours de nouveaux, la séduction est irrésistible.
De plus, chacun de ces systèmes est une gnose, grâce à laquelle l'homme assure lui-même son salut, et imagine réaliser le vieux désir : « Vous serez comme des dieux. »
Cette tentation s'est avivée, à partir du moment où on a tourné le dos à la Révélation. C'est même ce point qui définit le monde *moderne.* L'homme se sent adulte. Il n'a plus besoin d'un Père. Il commence par parler à Dieu d'égal à égal, puis il est fortement tenté de le remplacer. « L'homme devient Dieu toujours davantage », dit Schlegel. Hegel donnera la plus complète vision de cette rêverie. L'homme dirige son destin, il construit la cité parfaite, il se libère et devient esprit, cela se retrouve chez les penseurs les plus divers, du jeune Marx à Teilhard. C'est dans cette perspective qu'il faut considérer l'intangibilité de la doctrine de l'évolution. On s'est beaucoup éloigné du système de Darwin, la survivance du plus apte paraît une tautologie (sans compter que l'existence tranquille d'espèces extrêmement anciennes laisse rêveur), les mutations, non prévues par Darwin, ont pris une grande importance dans le schéma, la question du *temps* est toujours sans solution etc. Tout cela n'empêche pas que l'évolution est un préjugé si généralement établi qu'il est impossible de le mettre en doute sans risquer les dérives les plus folles. « L'évolutionnisme, dit Jean Brun, est tellement surinvesti de missions qu'il fait partie, avec la Révolution française, de ces tabous culturels auxquels il est quasiment interdit de toucher sous peine de se faire traiter d'obscurantiste. » C'est tout simple. Avec la théorie darwinienne, l'homme ne doit rien à personne : nul ne l'a créé. Et « la vie », « l'évolution » ont un sens, elles vont vers plus de complexité, d'organisation, elles ont inventé l'esprit. (Comme on voit, évolution et révolution française ont un point commun : le progrès.) Sans doute, l'homme pourra demain être dépassé par le jeu de l'évolution. En attendant, il règne au sommet de la pyramide des êtres vivants (et les darwiniens d'il y a un siècle précisaient même sans vergogne : l'homme blanc occidental ; on considérait volontiers comme inférieurs, inachevés, « l'homme primitif » ainsi que les autres races actuellement vivantes). Parallèlement, la révolution lui promet la cité heureuse, parfaite, le nouvel ordre mondial où les méchants seront toujours battus par les bons.
233:806
Et la science le fait rêver de corps qui ne connaîtraient ni la maladie ni peut-être la mort. L'âge d'or est devant nous, à portée de la main. Les faits contraires n'y font rien.
Cette volonté de l'homme de se prendre en charge et de conduire le monde, cette volonté d'usurper le rôle du Créateur apparaît déjà dans le mythe, note Jean Brun. Car il ne s'agit pas d'une ambition rationnelle, mais d'un vieux rêve toujours vivace depuis l'Eden. Des traditions nous rapportent que Prométhée créa l'homme, avec cette soif de dépassement. On dit aussi que Dédale construisait des statues marchant toutes seules : c'est déjà le rêve de la technique égalant la vie. Et pour revenir sur terre et au XX^e^ siècle, Spengler voit ainsi l'homme faustien : « Construire un monde, être donc soi-même Dieu. » Voilà une philosophie de l'histoire -- celle du *Déclin de l'Occident --* qui contredit l'optimisme ? Mais elle est un système, elle procure une clé, elle aussi et, à ce titre, elle joue son rôle, elle rassure. Elle aussi substitue l'ordre au chaos, et nous dit où nous allons.
L'homme déifié n'a évidemment plus besoin de religion. Au mieux, on accordera au christianisme d'avoir permis le pas décisif : « Le Dieu devenu homme n'a fait que révéler l'homme devenu Dieu », dit Feuerbach. Nos conciliaires seraient-ils disciples de Feuerbach ?
Cependant, l'histoire n'est pas finie. Un retournement s'opère. Dieu mort, l'homme à son image disparaît. Structuralistes, biologistes, physiciens s'accordent pour voir en lui un produit de hasard, d'ailleurs éphémère, et instable. L'homme anéanti, il n'y a plus de sens. Il ne reste que le besoin de s'évader hors de cette réalité insoutenable, hors de l'histoire, hors du monde (« n'importe où, pourvu que ce soit hors du monde », dit Baudelaire). D'où les appels à la drogue, au sexe, à la danse et à la musique les plus *décervelantes,* à toutes les formes du jeu. C'est le fait d'une humanité secrètement suicidaire, comme le montrent les courbes statistiques, en France, en particulier.
Les rêves utopiques, les dépassements, l'espoir du Surhomme comme les évasions qu'on vient d'évoquer sont propres à l'Occident. Et ne touchent, du reste du monde, que la frange occidentalisée. *L'autre* humanité est en train de réagir farouchement contre ces mirages.
L'essai de Jean Brun montre une maîtrise peu commune. L'auteur ne cesse d'approfondir la méditation chrétienne du *Retour de Dionysos,* de la *Nudité humaine,* et de tant d'autres beaux livres.
G. L.
234:806
#### Paul Sérant *Les enfants de Jacques Cartier *(Laffont)
Les cousins du Canada, on ne peut dire qu'ils préoccupent beaucoup les Français. Ils sont partis depuis si longtemps, et depuis si longtemps les destins ont divergé qu'on sait à peine l'existence de ces Américains qui parlent français. Les peuples n'ont pas de mémoire, quand on ne l'entretient pas, et les Républiques ne se sont jamais souciées du Canada que pour reprocher à Louis XV de l'avoir perdu.
Paul Sérant, qui se passionne pour les aspects délaissés de la réalité française -- les minorités régionales et leurs langues, les étrangers qui parlent français -- vient de consacrer un livre passionnant à ce Canada français (sans parler de l'Acadie et de la Louisiane) qui a su tenir depuis quatre siècles, malgré le peu d'appui de la Terre-mère, de la métropole.
Il a fallu des hommes comme Cartier, Champlain, Frontenac, Cavelier de La Salle, pour enraciner une souche française dans ces terres neuves. Il leur a fallu de l'héroïsme et une ténacité inouïe pour vaincre les obstacles : la nature, les Iroquois (avec les Hurons, cela allait très bien), les Anglais et, le plus grand peut-être, l'indifférence de l'État. La monarchie n'a pas souvent brillé par la clairvoyance dans ce domaine. Et au XVIII^e^ siècle, les 70.000 Français ne pèseront pas lourd contre vingt fois plus d'Anglais. Montcalm est battu, tué. Le Canada devient terre anglaise. La souche française cependant ne dépérit pas, ne se fond pas dans la masse. Elle demeure, elle grandit, grâce à sa fécondité naturelle et par les soins de l'Église, bastion catholique de ce continent protestant.
Le XIX^e^ siècle est le temps de l'humiliation. « Speak white », dit-on à ces fils de Normands et de Percherons : « Parlez comme les Blancs ». Ils refusent. Leurs chefs naturels, Papineau, puis Louis Riel le visionnaire, lutteront, les armes à la main parfois, pour rester fidèles aux ancêtres. On verra des nations métisses, produit du mélange des Français et de certains Indiens. Les Français ont. en effet converti plusieurs tribus, en particulier les Murons. Curieusement, ces nations métisses ont disparu, dit Sérant.
235:806
Aujourd'hui, 5.500.000 personnes parlent français. Les 9/10^e^ vivent au Québec. Mais ce qu'on appelle la révolution tranquille, dans les années cinquante, a fait entrer ce peuple dans le monde moderne : on ne fait plus d'enfants. Le taux de fécondité est de 1,3 par femme, moins qu'en France ; c'est le taux allemand, à peu près. Loin le temps (entre les deux guerres) où un Canadien français disait que le sort de l'Amérique du Nord se jouerait entre les siens et les Noirs (les deux communautés prolifiques).
Aujourd'hui le Canada importe des habitants de tous les coins du monde. Beaucoup de Vietnamiens et de Cambodgiens, mais il a aussi ses Maghrébins et ses Noirs, parlant français.
L'Église s'est alignée sur le siècle, et n'a plus du tout l'influence d'hier. Comme en Espagne, on se trouve devant une sorte de décompression brutale.
Un mot encore : Sérant parle aussi de l'Acadie, et de son sort tragique, et il termine sur la Louisiane. Il a bien raison d'évoquer le jazz qui y est né. Il me semble qu'il y aurait eu lieu de citer Kid Ory, qui chantait en « cajun ».
Au total, voilà un beau livre, plein de leçons très diverses, assez mélancoliques. C'est aussi un bel hommage aux Français des grands siècles.
G. L.
#### Philippe Barthelet *L'étrangleur de perroquets *(Criterion)
Recueil de chroniques sur le langage, émises sur *France-culture,* à l'origine. Elles ont des titres piquants (Orphée et le chloroforme, la conspiration d'Angoulême etc.), comme est d'ailleurs piquant le titre du volume. Les perroquets que l'auteur désire étrangler, ce sont les médias. La force de leur voix, dit-il, est en raison inverse de leur intérêt. Loi irréfutable.
Ces textes sont d'un homme qui connaît les bons auteurs. Il se réfère à Larbaud, Cingria, Fargue, à Vaugelas ou à Virgile. Il est sans pédantisme, clair, utile, souriant. C'est on ne peut mieux.
236:806
J'aurais sur l'état de la langue un diagnostic plus sombre, mais je suis peut-être un docteur Tant-pis. Nous n'en sommes quand même plus comme le croit Jacques Laurent (préfacier) à craindre les puristes. C'est une espèce disparue. Le langage quotidien, c'est par exemple *ingérable* (= une situation qu'on ne peut contrôler ou gouverner), c'est *investir* au sens d'envahir, qui est évidemment insupportable, c'est *finaliser* pour terminer, compléter ; c'est l'ignoble *nominé.* Je ne crois pas qu'il y ait purisme à refuser ce sabir.
J'aime bien que Barthelet soit hostile au mot de francophonie, qui est difficile à avaler. Il n'y a qu'à dire : les gens, les peuples, parlant français. Pourquoi vouloir des substantifs là où la langue n'en fournit pas ? Il vaut mieux se plier à ses tours (ainsi l'on peut très bien se passer du *suivi,* vous savez, « le suivi du dossier »).
Encore un mot. Ce livre est le premier que je voie de ce nouvel éditeur. Beau papier, belle typo, l'objet fait plaisir à voir. Cela compte, il me semble.
G. L.
#### J.-C. Darrigaud-André Récipon *Associations : la révolution nécessaire *(Fayard)
Tous connaissent la Fondation Raoul Follereau, cette association qui vient en aide aux lépreux du monde entier au nom de l'amour de Dieu. Son actuel dirigeant, André Récipon, héritier spirituel de son fondateur, a voulu à la fois faire partager sa riche expérience dans le domaine de l'aide humanitaire et les vrais motifs de son engagement. Fruit de ses entretiens avec Jean-Claude Darrigaud, *Associations : la révolution nécessaire* est un livre passionnant.
André Récipon parle en gestionnaire averti qui a toujours exercé une « vraie » profession, banquier, en même temps qu'il s'est occupé d'œuvres charitables. Pour lui, la principale difficulté des associations françaises vient de l'emprise de l'État, qui considère avec méfiance ces corps intermédiaires depuis la Révolution.
237:806
Les associations sont pourtant les mieux placées pour aider les pauvres, à la fois plus humainement et plus efficacement que l'État, et, sous certains rapports, que les personnes privées -- et la charité a le devoir d'être efficace. André Récipon plaide donc pour la déductibilité fiscale des dons faits aux œuvres, démontrant en outre qu'en raison des « effets induits » l'État n'est pas lésé par une diminution des impôts directs.
Tout cela peut sembler technique. Cela montre simplement que l'on doit apporter à toute œuvre charitable le même sérieux et la même rigueur qu'à une entreprise lucrative. Pour le chrétien, c'est une obligation : faire de la richesse un « bon serviteur » et l'employer pour l'amour de Dieu sans lequel la charité est réduite à la philanthropie, comme le répétait Raoul Follereau.
Au cours de ses réflexions, André Récipon bouleverse quelques idées reçues ou plutôt diffusées par les grands media : le mythe tiersmondiste, le dénigrement systématique de la colonisation, l'illusion de la liberté en France -- et comment croire à la liberté dans un pays où l'enseignement est sous la coupe de l'État ? Au passage, André Récipon démontre la nécessité du bon scolaire...
Pour ceux qui s'engagent dans l'action associative, ce livre contient de précieux conseils.
Pour eux, et pour tous les autres, il est une déclaration de foi. De foi catholique d'abord, et surtout : une foi traditionnelle, qui se désole des changements dans l'Église. Mais aussi de foi en la France : André Récipon tient à affirmer son patriotisme, ne supporte pas que le nationalisme soit faussement attaqué. Là se situent son honneur et sa force. Ses convictions si clairement affirmées rendent son œuvre très sympathique.
Jeanne Smits.
238:806
## DOCUMENTS
### Mgr Marcel Lefebvre
*Communiqué\
de la Fraternité Saint-Pie X*
Son Excellence Mgr Marcel Lefebvre est décédé le lundi 25 mars, à 3 h 30, à l'hôpital de Martigny (Valais-Suisse). Il était hospitalisé depuis le samedi 9 mars à la suite de violentes douleurs abdominales. Les médecins ayant décelé une grosseur inquiétante, une intervention chirurgicale importante s'avérait nécessaire. Celle-ci a eu lieu le lundi 18 mars ; on lui enleva une tumeur cancéreuse.
Son état semblait s'améliorer lorsqu'intervint le dimanche 24 mars une complication soudaine : une crise importante dans la nuit devait le conduire à la mort.
Ayant conservé toute sa lucidité jusqu'à la fin, il avait demandé lui-même les derniers sacrements qui lui étaient administrés par un de ses fils prêtres.
239:806
Ses obsèques auront lieu à Écône, mardi 2 avril à 9 h. Que Dieu récompense sa vie entièrement consacrée à défendre la foi catholique face à l'hérésie et à servir l'Église en lui donnant une nouvelle génération de prêtres.
*Signé : Abbé Franz Schmidberger, supérieur général de la Fraternité ; Abbé Michel Simoulin, directeur du séminaire Saint-Pie X d'Écône.*
Communiqué du saint-siège
C'est avec douleur que l'on a appris dans la matinée du lundi 25 mars 1991 la nouvelle de la mort de S. Exc. Mgr Marcel Lefebvre. Le saint-siège n'a pas oublié les années de fidèle ministère missionnaire qu'il a exercé en Afrique. Cependant, la position que le saint-siège a dû assumer pour lui faire comprendre la gravité de la blessure infligée à la communion de l'Église par l'attitude qu'il eut ensuite, est bien connue. Il résulte que le Saint-Père a jusqu'au dernier moment, espéré un geste de repentir. Il s'était montré disposé à lever la peine canonique, si Monseigneur Lefebvre avait fait un geste dans ce sens. Lorsqu'il a appris la nouvelle de sa mort, le Saint-Père a élevé une prière d'intention, confiant l'âme du défunt à la miséricorde de Dieu.
240:806
Article de Jean Madiran\
dans « Présent »
Mgr Lefebvre est mort dans la nuit : en ce petit matin de lundi où la nouvelle nous atteint et nous frappe, comment ne pas penser d'abord à ce qui fut sans doute sa dernière croix ? Condamné par la justice de son pays pour incitation à la haine des musulmans, alors que cet évêque missionnaire eut toute sa vie pour eux le plus grand amour : celui qui apporte et qui offre la conversion à Jésus-Christ vrai Dieu et vrai homme, unique rédempteur de l'humanité tout entière.
C'est en Suisse que vient de mourir Mgr Lefebvre. Il y avait été moralement exilé par un épiscopat français qui ne voulait pas de lui en France. Archevêque-évêque de Tulle, il s'était vu refuser son siège, qui pourtant était de droit, à ce qui était alors l' « Assemblée des cardinaux et archevêques », première institutionnalisation du noyau dirigeant. Je ne puis oublier que le ressentiment épiscopal contre lui avait été porté à l'ébullition par le fait que, de son diocèse de Tulle, en un texte public, il prenait la défense de Jean Ousset contre des calomnies de *La Croix* et, audace quasiment sans précédent pour un évêque français, il m'y nommait avec honneur. C'était ébranler la chape de plomb idéologique qui pesait déjà sur notre épiscopat et le retenait prisonnier.
Le gouvernement du général de Gaulle lui vouait une hostilité analogue. Son anti-communisme tranquille mais total était ressenti comme gênant ; et aussi ses avertissements sur les périls menaçant l'Afrique française.
241:806
Qu'on n'aille pas inventer maintenant, selon une formule assassine et menteuse, qu'à l'époque déjà il s'était « exclu lui-même ». Le noyau dirigeant de l'épiscopat français et celui de la V^e^ République trouvaient dans l'exclusion de Mgr Lefebvre l'un de leurs ténébreux accords. Il ne leur fallut pas quatre mois pour l'expulser de Tulle.
Évêque missionnaire, oui, selon la grande tradition de la France fille aînée de l'Église ; missionnaire *ad extra* et *ad intra :* convertir au Christ-Roi les baptisés tièdes ou mal instruits ; convertir à Jésus Sauveur les musulmans et les juifs, lesquels ne comprennent naturellement pas qu'à leur égard ce n'est ni hostilité ni mépris, mais le plus grand amour surnaturel. Ce qui n'est ni surnaturel ni naturel, c'est que la justice française ne le comprenne pas elle non plus, ou ne veuille plus le comprendre mais cette justice est aujourd'hui le pouvoir judiciaire de l'État socialiste, diffamateur et persécuteur de la France catholique, coloniale, missionnaire ; diffamateur par ses médias pourris et son école de mensonge ; persécuteur par ses lois scélérates, ses jugements et ses arrêts d'injustice. Qu'aux derniers jours de sa vie Mgr Lefebvre ait pu être condamné au nom de la loi réprimant la « haine raciale » portera devant l'histoire un témoignage définitif contre cette République.
En ce jour de deuil, je ne voudrais rien dire qui pût paraître indiscret aux prêtres, aux religieuses, aux laïcs de cette Fraternité Saint-Pie X qu'il avait fondée il y a plus de vingt ans. Je leur exprime simplement notre sympathie fraternelle dans leur chagrin.
242:806
Communiqué de Bernard Antony
Je crois que Mgr Lefebvre qui consacra sa vie à enseigner aux hommes l'aboutissement des pénibles chemins d'ici-bas ne veut pas qu'on le pleure alors qu'il est entré dans l'éternité de Dieu.
Mais pour nous, qui demeurons, son départ nous touche et nous affecte.
Il y eut, certes, le proche passé que l'on sait, difficile et déchirant.
Le respect et la reconnaissance que nous lui devions n'en furent pas entamés.
Au CENTRE CHARLIER, à CHRÉTIENTÉ-SOLIDARITÉ, à l'AGRIF, nous en portons tous le deuil. Sa montée au ciel, juste après sa condamnation par de pitoyables juges, est comme le signe de la dérision de ces mauvaises justices qui se condamnent surtout elles-mêmes. Je ne reviendrai pas ici sur l'iniquité de ce jugement frappant pour racisme l'évêque qui, de l'Orient à l'Occident, et du Nord au Sud, ne vécut que pour établir le règne du Christ-Roi et bâtir ainsi un monde plus humain parce que plus chrétien.
243:806
### Humble supplique d'un catholique importun aux catholiques importants
*Cette belle* « *Supplique* » *de Pierre Debray a paru dans son COURRIER HEBDOMADAIRE, numéro 1.048 du 18 mars 1991. En voici la reproduction intégrale.*
Le pape, lorsqu'il vint pour la première fois dans notre pays, nous posa une question : « France qu'as-tu fait de ton baptême ? » ([^35]) Une cinquantaine de mouvements, de communautés, de publications ont décidé de rassembler leurs forces afin d'appeler les catholiques français à se rendre à Rome à la fin de l'année 1992, afin d'apporter à Jean-Paul II leur réponse.
244:806
Ils ont choisi cette date, car, le 1^er^ janvier qui suivra, s'ouvrira « le grand marché unique » destiné à rassembler les forces économiques et financières des douze pays de la communauté européenne. De la réponse que donneront les catholiques de France à la question du pape, dépendra pour une bonne part l'avenir d'une Europe qui est née du baptême de Clovis.
Celui-ci, en effet, ne constitue pas seulement l'acte de naissance de la nation française. Il a certes permis la fusion des Francs et des Gallo-Romains, mais aussi l'entrée dans l'Église des autres tribus germaniques, converties par des missionnaires ariens. Les uns après les autres, Burgondes, Alamans et Goths se détournèrent de l'hérésie. C'est pourquoi l'on peut également considérer le baptême de Clovis comme l'acte de naissance de la chrétienté. Ce qui valut à la France d'être légitimement tenue pour la fille aînée de l'Église. Il serait déraisonnable d'en tirer quelque vanité. Ce titre est d'abord une charge.
Comment oublier, au demeurant, qu'au XVIII^e^ siècle, alors que l'Europe était culturellement française, qu'un Frédéric II de Prusse ou que la Grande Catherine ne parlaient que notre langue, c'est de Paris que partit la philosophie des lumières ! Ce grand mouvement de déchristianisation, le funeste principe des nationalités, la conception jacobine de l'État totalitaire ? Alors que l'Europe occidentale retourne au paganisme, il faut de nouveau l'évangéliser, puisqu'elle a sombré dans un matérialisme pratique qui a occulté la joyeuse annonce du salut. Une France qui se souviendrait de son baptême se conduirait en fille aînée et de même qu'elle a fait, au XVIII^e^ siècle, le malheur de l'Europe lui donnerait l'exemple du retour à Dieu.
245:806
Nous prendrons le chemin de Rome afin de dire au pape que de plus en plus nombreux sont les Français décidés à répondre à l'appel de Compostelle.
Ce grand pèlerinage, dont nul ne me contestera le mérite d'en avoir lancé l'idée, ne sera une réussite que si je m'efface. L'on m'a fait comprendre, en usant de précautions oratoires, que la seule mention de mon nom soulevait « dans certains milieux » de telles préventions que des concours indispensables à la mobilisation des catholiques français se déroberaient si l'on s'imaginait que je jouais le moindre rôle dans la direction de « Nouvelle Évangélisation Service ». Que l'on se rassure. Je n'irai à Rome que comme simple pèlerin et, par mesure de précaution, je me munirai d'une crécelle, comme il convient à un pestiféré.
Car c'est bien d'une peste que je suis atteint, au point que ni *L'Homme nouveau,* ni *France Catholique,* ni *Performances,* ni même *Famille Chrétienne* n'osent citer mon nom, fût-ce pour annoncer une réunion. Jamais ils ne mentionneront *Le Courrier* dans leur revue de presse. Jamais ils ne rendront compte de l'un de mes livres. Je ne suis certes pas le seul dans ce cas. Jean Madiran est l'un des meilleurs essayistes de notre temps. De surcroît, il vient de faire la preuve de son courage, en prenant sur « l'affaire des sacres » une position qui lui a fait perdre une partie de son public. Et pourtant, c'est comme s'il n'existait pas. Parler de lui, fût-ce pour le critiquer, paraîtrait une incongruité. D'une certaine manière, je dois tenir pour un honneur immérité d'être traité aussi mal que lui.
Je reconnais volontiers que je ne suis pas un individu fréquentable. Je manquerai toujours de cette onctuosité qui permet d'enrober le fiel d'une épaisse couche de miel.
246:806
Il m'arrive de m'en prendre aux personnes, de ne pas respecter les grandeurs d'établissement, de dénoncer des scandales que la bienséance commande d'ignorer. Dans une société aussi policée que l'est l'ecclésiastique, où il est de bon ton de ne jamais élever la voix et de baptiser carpe le lapin, je me conduis en rustre. Qu'y puis-je ? Je suis en quelque sorte un premier chrétien, en tout cas le premier de mon nom, puisque du côté paternel comme du côté maternel, ma famille ne fréquentait plus l'Église depuis le XVIII^e^ siècle. Bleu, quand on est Vendéen, cela signifiait encore quelque chose dans mon enfance. Tous ceux qui allaient à la messe étaient des calotins, des gens que l'on ne fréquentait pas.
Et puis un jour j'ai découvert quelqu'un qui ne ressemblait à personne. Ni aux chrétiens que j'avais eu l'occasion de connaître ni aux anti-cléricaux. Elle se nommait Marguerite Tête, c'était une jeune femme qui, du fait de la guerre, avait reçu son premier poste de professeur de philosophie dans un lycée de garçons. Par elle, j'ai rencontré le vrai visage du Christ et de son Église. Non parce qu'elle faisait du prosélytisme. Parce qu'elle était si radicalement différente des autres professeurs qu'il fallait que je sache pourquoi. J'ai compris qu'elle recevait d'un autre la lumière qui l'illuminait et j'ai voulu vivre de cette lumière.
Il ne m'a pas été facile de devenir chrétien. Rompre avec une tradition familiale n'est jamais facile. Le grand-père qui m'avait élevé, militant syndicaliste révolutionnaire, les instituteurs laïques qui m'avaient donné le goût d'apprendre étaient des païens vertueux que j'aimais et que j'admirais. Personnellement, je n'avais pas de tourments métaphysiques. L'idée que ma mort serait une chute dans le néant ne m'effrayait ni ne me scandalisait.
247:806
Pour tout dire, je n'avais aucun besoin de Dieu. Du moins avant de rencontrer quelqu'un qui en vivait. Par la suite, il y aura la JEC, le « groupe catholique des lettres » en Sorbonne, le R.P. Daniélou, les cours d'Henri Marrou, qui m'initièrent aux Pères de l'Église, une merveilleuse aventure spirituelle.
J'étais un chrétien heureux. Quand s'est ouvert le second concile du Vatican, je l'ai accueilli avec joie. En tant que journaliste, je l'ai suivi. Très vite je me suis rendu compte qu'il y avait en réalité deux conciles, le vrai, celui qui se déroulait dans l'aula et dont je suivais, avec mes confrères, les travaux, et l'autre, son faux-semblant, qui se construisait dans des officines en particulier hollandaises ; beaucoup plus intéressant pour des journalistes, avides, par déformation professionnelle, de sensationnel. C'est ce pseudo-concile, et lui seul, que les prêtres et les fidèles du monde entier ont connu, par les médias. Il se présentait comme une rupture radicale avec « l'Église constantinienne », un grand chambard, qui renvoyait au néant tout ce que l'Église avait cru, aimé, vécu, depuis deux mille ans, une « ouverture au monde » qui sacralisait une modernité en pleine décadence spirituelle et morale.
Quand a commencé le saccage qui détruisait la liturgie, la catéchèse, la tradition, tout ce à quoi, catholique de si fraîche date, je m'étais attaché, j'ai eu le sentiment d'avoir été floué. Jamais je ne me serais converti si c'était cette image-là de l'Église que l'on m'avait présentée. Pour tout dire, je n'avais nul besoin d'elle. Elle n'avait rien de plus à m'offrir que ce que j'avais reçu de mon grand-père et de mes instituteurs, à ceci près qu'elle avait attendu pour se rallier à leurs idées que celles-ci aient triomphé. « Nous avons pris le train en marche », m'avouait un évêque. Je savais que ce train ne menait nulle part.
248:806
Mon père dans la foi, devenu le cardinal Daniélou, dénonçait ceux qu'il nommait « les assassins de la foi ». François Maurice, Maurice Vaussart, Stanislas Fumet, Gabriel Marcel, Henri Marrou surtout, tous ces hommes qui m'avaient accompagné sur le sentier du Royaume partageaient son angoisse. Ce fut Edmond Michelet, alors ministre de la culture, qui me persuada, au cours d'un déjeuner à la « maison de l'Amérique Latine », de me lancer dans l'aventure des « Silencieux de l'Église ». Le nom fut trouvé entre la poire et le fromage. Quelques semaines plus tard, il mourait en confiant à son ami Triboulet le soin de prendre sa place. Tous ces hommes étaient-ils donc des « intégristes », des « vieillards de chrétienté » ?
Nous avons mené une rude bataille. D'autres écrivaient des articles, faisaient des livres. Moi je me battais aux côtés des mineurs de Lens contre le « baptême par étape ». Étaient-ils tous des « chrétiens adultes » ? Je ne sais, mais ils ne comprenaient pas pourquoi l'on refusait le baptême à leurs petits enfants. Je me battais aux côtés des paysans de Haute-Provence, qui n'acceptaient pas que l'on supprime la communion solennelle. Cette « religion populaire » que l'on saccageait, maintenait un lien, bien fragile sans doute, entre l'Église et ces hommes attachés aux traditions familiales. Avais-je le droit de laisser éteindre la mèche qui fumait encore ? Ces combats, je les ai menés durement, en « fils du peuple », de ce petit peuple de Dieu que l'on méprisait et humiliait, mais il fallait bien que quelqu'un aille au charbon et se salisse les mains. Il m'est arrivé sans doute d'écorcher quelques vanités et parfois de crier un peu trop fort ! Rien. Je ne regrette rien.
249:806
Je confesse volontiers quelques violences verbales. La douleur plus que la colère me les arrachait. Que mes censeurs, si prompts à condamner ce qu'ils nomment des excès de pamphlétaire, n'oublient pas la façon dont fut piétiné, par ses propres frères, le cadavre encore chaud du Père Daniélou. Il n'est pas trop difficile de pardonner à ceux qui vous ont offensé, bien moins à ceux qui ont offensé votre père dans la foi. Et puis, je suis un Vendéen, une race d'ordinaire paisible mais prête à prendre les armes dès que l'on touche à ce qu'elle tient pour sacré. Était-ce une raison pour me métamorphoser en loup-garou ? Ce fut fait pourtant, sciemment.
Un provocateur, dont la carrière se termina en prison pour escroquerie, avait recruté une bande d'excités, qui troublaient par des chahuts les cérémonies religieuses. Chaque fois qu'il nous fallait intervenir, nous le faisions respectueusement en esprit de dialogue, non de contestation. C'est cette mesure qui nous permit de rallier les milliers de fidèles qui participèrent à nos grandes assemblées, Versailles, Strasbourg, Lyon et enfin Rome. Certes nous nous étions approprié une formule d'un R.P. jésuite, fort célèbre à l'époque et bien oublié maintenant, qui invitait les chrétiens à prendre la parole comme on prend la Bastille, mais la seule insurrection à laquelle nous appelions était celle de la prière. Ce qui n'empêcha pas un certain nombre de gens de nous prêter les interventions « musclées » du petit commando conduit par ce provocateur. D'où une légende qui me colle encore à la peau. J'en demeure blessé, d'autant qu'elle a détruit l'amitié qui me liait à un homme, avec lequel j'avais participé à la direction du groupe catholique des lettres, puis à l'action clandestine des « Jeunes Chrétiens combattants ». Je l'aimais comme un frère et tous nos liens furent rompus parce que son curé l'avait persuadé que je me trouvais à la tête d'une bande d'énergumènes qui avait troublé la messe et déclenché une bagarre dans l'église. Puisque son curé l'avait dit !
250:806
Mon ami le cardinal Seper, alors préfet de la congrégation de la foi, me traitait, non sans une nuance d'ironie, de « dernier zouave pontifical ». Il y a du soldat en moi, c'est vrai, un goût de la bataille, mais trop conscient que, si l'on ébranle de quelque manière le siège de Pierre, c'est l'Église que l'on ruine pour ne pas prendre le parti du pape même lorsque certains de ses actes me troublent ou me déconcertent. L'on peut reprendre l'ensemble de la collection du *Courrier,* l'on ne trouvera pas la moindre critique contre Jean XXIII, Paul VI ou Jean-Paul II. J'ai toujours cherché, au contraire, à expliquer et à justifier telle démarche ou telle phrase qui inquiétaient mes lecteurs. J'ai toujours accepté le concile interprété conformément à la tradition. Du premier jour, malgré mes réticences et mes inquiétudes, j'ai adhéré au nouvel ordre de la messe tout en luttant afin qu'on ne prive pas nos frères, légitimement attachés au rite vénérable dit « de saint Pie V », du droit de le conserver. Jean-Paul II a mis fin au déni de justice qui le leur interdisait. Ce qui ajoute à la reconnaissance que nous lui devons.
Il est vrai que je suis non pas traditionaliste -- les mots en « isme » m'ont toujours paru dangereux -- mais convaincu qu'il n'est de communion ecclésiale que par l'enracinement dans la Tradition. En quoi je me montre, soit dit en passant, fidèle à l'un des enseignements majeurs de Vatican II qui établit que tout nous vient de la Tradition, y compris l'Écriture. Ce qui interdit de les opposer comme le font nos frères protestants. Qu'est-ce que l'Écriture, sinon la tradition des apôtres ? C'est la tradition d'ailleurs qui a écarté tous les évangiles qui furent reconnus apocryphes et fixé le canon de l'ancien et du nouveau testaments.
251:806
Comme l'écrit fort bien le R.P. Manaranche (*Famille Chrétienne,* n° 686), « la Tradition est une continuité qui assure le déploiement de la foi sans que cette croissance entraîne des ruptures ou des contradictions ». C'est pourquoi elle se développe organiquement. L'on ne saurait la fixer ou la figer dans l'un de ses moments, que ce soit au XIII^e^, au XVI^e^ ou au XIX^e^ siècle et pas davantage faire du second concile du Vatican un trait tiré sur les temps de chrétienté. Il n'est de tradition que vivante. Chaque époque pose à l'Église des questions nouvelles. Ainsi, de nos jours, l'irruption des bio-techniques implique des problèmes d'éthique qui étaient jusqu'alors inconnus. Seule la Parole de Dieu, vécue en Église, grâce à l'assistance de l'Esprit de Dieu, permet des réponses qui ne relèvent pas d'opinions subjectives, si respectables soient-elles, mais du dévoilement de la vérité.
L'Église, disait Paul VI, est « experte en humanité ». Elle le doit aux richesses engrangées par la Tradition, sinon elle adopterait « l'idée de l'homme » imposée par l'humanisme athée si bien décrit par le cardinal de Lubac. Quels « droits de l'homme » défendons-nous ? Ceux de 89, qui découlent de la philosophie des lumières, dont nous savons d'expérience qu'elle engendre tout à la fois un individualisme narcissique et un totalitarisme diffus, un conformisme plus dangereux encore que ses formes violentes ? Des chrétiens allemands ou soviétiques ont su résister, plus nombreux qu'on ne le dit, au nazisme ou au marxisme-léninisme. Le « totalitarisme consensuel » imposé par la dictature médiatique du show-business se révèle, parce qu'insidieux, plus redoutable. Cinq chaînes de télévision ou vingt-cinq donnent l'illusion de la liberté mais, on l'a vu durant la guerre du Golfe, imposent la même interprétation de l'événement. La tradition catholique nous enseigne que l'homme créé à l'image de Dieu n'est pas un individu, mais une « personne » qui ne s'épanouit qu'au sein de communautés et d'abord d'une famille.
252:806
Des chrétiens qui ne vivent pas de la tradition n'ont rien d'autre à dire au monde que ce qu'il dit de lui-même. On l'a trop souvent vu, au cours du dernier quart de siècle. Insérés dans cette tradition vivante, ils apportent un message que nul ne saurait transmettre en dehors d'eux.
Il y a plus. L'enseignement du Père Daniélou -- pardon de ne pas lui donner du cardinal, il reste pour moi « le père » -- nous avait appris que l'homme ne se définit pas en tant qu'homme comme « homo faber » mais comme « homo religiosus ». L'on sait que l'on se trouve non plus en présence d'un hominidé mais d'un homme comme nous, quand on découvre les traces d'un culte. Aussi avons-nous combattu la pastorale postconciliaire qui se fondait sur l'illusion d'une société totalement sécularisée, qui aurait évacué toute aspiration religieuse ou l'aurait reléguée dans la sphère close de la vie privée. C'était oublier que le nazisme et le communisme étaient des « religions sans Dieu ». L'Église a laissé le champ libre aux sectes fondamentalistes et au néo-paganisme du « New Age ». Ce que nous répétons depuis un quart de siècle, ce qui nous a fait traiter d'*intégristes,* voici que le cardinal Danneels, archevêque de Bruxelles-Malines, le reconnaît : « *L'Église a été surprise.* » En effet, elle s'était « *sérieusement préparée à la confrontation avec un homme parfaitement sécularisé, athée, entièrement pris par des préoccupations matérielles. Et que rencontre-t-elle en 1990 ? un homme inquiet, en recherche de religieux, que les fruits de la science et de la technique n'enchantent plus tellement* »*.* Partout on entend dire : « Qu'on me donne autre chose que ce qui sort d'un ordinateur ! Qu'on me donne des raisons d'espérer ! Qui me guérira de mon mal de vivre ?
253:806
Où trouver quelque chose qui fasse chaud au cœur ? Qui veut devenir mon guide, mon gourou ? Qui veut m'apprendre comment restaurer l'unité de mon moi si écartelé ? »
Parce qu'elle s'est fondée sur les « sciences humaines » plutôt que sur la connaissance de l'homme, que l'Église tire de l'Écriture et de la Tradition, la pastorale post-conciliaire a désacralisé, « démythologisé », « déclergifié ». Elle a donné la priorité aux problèmes économiques et sociaux, délaissant la spiritualité, chassant des églises le silence et la contemplation, substituant à la prière le bavardage. Elle a détruit les antiques liturgies, abandonné le grégorien, le latin, toute la beauté accumulée par les siècles, qui donnait à la célébration des saints mystères sa pureté et sa ferveur. Une catéchèse inconsistante ne transmet plus le dépôt de la foi. Partout s'affirmait une volonté de rupture, qui dénigrait tout ce qu'avait cru, voulu, aimé l'Église au long des siècles. Une fausse conception de la liberté religieuse portait à penser que toutes les religions se valent. Un mouvement de contestation, parfois encouragé, toujours toléré, n'a cessé de se développer, qui met en question la discipline, la morale et jusqu'à la foi de l'Église.
Est-ce un crime inexpiable que d'avoir eu raison trop tôt ? Que d'avoir tenté de sauver cette religion populaire qu'au nom d'un « christianisme adulte » l'on a saccagée, ce qui a contribué à vider nos églises ? Ceux qui tentaient de résister furent diffamés, marginalisés, humiliés, parfois persécutés. Des prêtres sont morts de chagrin. Quand on a trop mal, il arrive de crier trop fort. De surcroît, je suis un converti et l'on sait que les convertis sont des gens incommodes, qui ne savent pas parler à leurs évêques aussi respectueusement qu'en ont l'habitude les rédacteurs de *L'Homme nouveau,* de *France Catholique* ou de *Famille Chrétienne.*
254:806
Je n'ai pas su écouter les conseils d'amis mieux instruits des mœurs de la société ecclésiastique : « Surtout, ne faites pas de vagues. » J'ai fait des vagues. J'en ferai encore. Que l'on n'attende pas de moi que je traite avec bienveillance ces « théologiens » qui font la leçon à Jean-Paul II. La « liberté » qu'ils revendiquent ressemble par trop à celle que prétendaient usurper les bonnets carrés de la Sorbonne dégénérée du XV^e^ siècle. Comment oublierais-je que ce furent eux qui fournirent les juges iniques qui envoyèrent Jeanne au bûcher ? Quand on est ministre, si j'en crois M. Chevènement, « il faut fermer sa gueule ou démissionner ». L'on ne démissionne pas de l'Église et je ne fermerai pas ma gueule. Je ne serai jamais un catholique BC-BG.
Aussi me refuse-t-on le droit de mettre le peu de talent que l'on daigne me reconnaître au service d'un pèlerinage qui doit affirmer le rôle de la tradition vivante dans la grande œuvre de reconquête spirituelle lancée par notre pape par l'appel de Compostelle. Que l'on se rassure. Je resterai à ma place d'exclu, au dernier rang. J'y serai chez moi. Au milieu des pauvres. Alors, messieurs de *L'Homme nouveau,* de *France Catholique,* de *Famille Chrétienne,* d'*Ictus,* vous voici rassurés ! Vous pourrez prêter la main au succès du pèlerinage. Vous êtes plus nécessaires que moi, petit journaliste catholique qui ne possède ni leurs nombreux lecteurs, ni moyens financiers, ni influence. Rien que la foi d'un mendiant. La façon méprisante dont j'ai été traité, soyez-en assurés, ne provoque en moi ni colère ni chagrin et surtout pas de rancune. Je vous suis plutôt reconnaissant. Cela me prouve qu'en allant au Christ, je ne trahissais pas, comme il l'a pensé, mon grand-père. Lui aussi ne savait pas fermer sa gueule -- il disait sa « goule ».
255:806
Ce qui lui valait d'être un pauvre parmi les pauvres. Grâce à vous, me voici à ma place. Celle du pauvre sous l'escalier. C'est une habitude de famille.
Croyez bien que je ne revendiquais pas cette place. Le Seigneur m'a conduit là où je ne voulais pas aller. Je ne m'intéressais qu'à l'histoire, à la sociologie, à la politique et voilà que je suis devenu, sous la contrainte de l'Esprit, ce zouave pontifical, qui dérange par ses « excès » et sa véhémence. La condition de poil à gratter n'a rien d'enviable. Qu'en méditant, après avoir partagé le pain du ciel, je me sois persuadé qu'à la veille de la mise en place du grand marché européen il fallait que les catholiques de France attestent, en se rassemblant autour du Siège de Pierre, leur commune volonté de réveiller dans leur peuple la mémoire de son baptême si l'on voulait que l'Europe soit autre chose qu'une machine bureau-technocratique. Mais il est temps que je m'efface. Je suis un vieil homme recru de fatigues et d'épreuves. L'Ecclésiaste nous l'apprend. Il est un temps pour semer. Il est un temps pour moissonner. Les importuns sont nécessaires, mais le moment vient où ils doivent passer la main. L'Église a besoin d'importants, je veux dire de gens comme vous, plus sages, plus prudents qui avez amassé les moyens médiatiques dont ne saurait disposer un homme de ma sorte, condamné à nomadiser dans le désert du monde. Entendez ma supplique. Il faut aller à Rome, chacun à sa place et pour moi la dernière.
\[*Fin de la reproduction intégrale de l'* «* Humble supplique *» *parue dans le* Courrier hebdomadaire de Pierre Debray, *numéro 1048 du 18 mars, publié 3, rue des Immeubles Industriels, 75011 Paris.*\]
256:806
### Petite chronique d un éditeur
Des nouvelles de DMM et de « Mémo
« *En raison de l'actuelle dislocation politique et religieuse de notre pays, l'exercice du métier d'éditeur indépendant est plus difficile que jamais.* »
Nous lisons (notamment) dans le numéro de mars de « Mémo », bulletin publié par les Éditions Dominique Martin Morin (DMM) :
Un des bienfaiteurs les plus efficaces de DMM est mort au mois de janvier. Comme je n'ai pas eu l'occasion de lui demander s'il permettait que l'on fasse publiquement état de l'aide qu'il apportait, je tairai son nom et l'appellerai ici M. Bon.
257:806
Au printemps 1986, sur la suggestion d'amis que je remercie encore de leur intervention, il était venu proposer son aide bénévole. Il se trouvait qu'un don venait alors de permettre à DMM l'acquisition d'un ordinateur Macintosh, aussitôt surnommé Archibald. M. Bon tombait du ciel car la machine exigeait qu'on lui fasse ingurgiter un grand nombre d'informations avant d'accepter de rendre le moindre service.
M. Bon se mit à l'œuvre cinq après-midi par semaine. Archibald lui joua d'abord quelques-uns de ces tours dont les ordinateurs ont le secret, mais cela ne dura pas. Lorsque le fichier fut entièrement enregistré, on passa à la facturation, puis au traitement de texte.
Une, deux, trois années s'écoulèrent. Le providentiel M. Bon avait déjà sensiblement réduit ses heures de présence lorsqu'il me prévint, en juin 90, qu'il ne pourrait pas revenir à la rentrée. J'appris plus tard qu'il avait un cancer et, peu après, qu'il était mort. Dans la mesure où mes lecteurs estimeraient devoir quelque chose à DMM, qu'ils me permettent de le recommander à leurs prières.
L'injection par M. Bon d'une quantité très appréciable de travail gratuit a été une aide efficace, je le disais en commençant. Pour fixer les idées, en voici deux exemples précis.
Jointe à l'arrivée d'Archibald, c'est elle qui a permis la publication mensuelle, sur huit pages pendant quatre ans, de ce bulletin dont la composition et la mise en page sont entièrement assurées par DMM depuis deux ans. Et c'est donc elle qui a permis la publication des très nombreux articles et billets du Révérend Houghton que les lecteurs ont tant appréciés.
258:806
*Mémo* devient trimestriel
Le ralentissement puis l'arrêt de l'aide donnée par M. Bon eurent naturellement différentes conséquences sur la marche de DMM.
Dans les mêmes temps, le Révérend Houghton m'avertit, en m'envoyant le manuscrit de *Prêtre être rejeté,* qu'il ne donnerait plus d'articles d'actualité à *Mémo,* l'heure de sa retraite d'auteur ayant sonné (mais il y a quelques « billets » d'avance). Or, j'avais principalement repris le « bulletin du Cices », amicalement transmis par ses fondateurs, Michel Echivard et Gilles de Couëssin, pour publier ses articles.
C'est alors que *Mémo* est passé de huit à quatre pages, ce qui lui a bien réussi si j'en juge par les témoignages reçus. Mais l'expérience montre que, compte tenu des moyens dont dispose actuellement DMM, dix numéros de quatre pages, c'est plus qu'il n'est raisonnable de prévoir. Donc, *Mémo* sera désormais trimestriel. Son contenu sera lié davantage aux livres et aux auteurs de DMM envers lesquels l'abonnement sera une manifestation d'intérêt -- faut-il ajouter que, si cette marque d'attention faisait défaut, nos moyens d'accès direct au public, déjà faibles, seraient encore réduits.
Le nouveau tarif d'abonnement est de 60 F par an.
Le prix de l'indépendance
Un mot encore avant de finir. L'édition consiste principalement à articuler deux ordres fort éloignés l'un de l'autre : celui des idées (au sens large) et celui du commerce.
259:806
On pourrait dire que c'est le commerce des idées. En raison de l'actuelle dislocation politique et religieuse de notre pays, l'exercice du métier d'éditeur indépendant est plus difficile que jamais. Une certaine forme de militantisme n'est pas plus favorable à la vie de l'esprit que le mercantilisme. Et une indifférence par trop générale aux conditions d'existence du « commerce des idées » menace de rendre insupportable le prix de l'indépendance.
\[*Fin de la reproduction d'un extrait du numéro de mars de* Mémo*, bulletin publié par DMM, 53290 Bouère, tél. : 43 70 61 78.*\]
260:806
### Le concile du psaume 21
*Une étude de Jean Vaquié dans le bulletin* De Rome et d'ailleurs, *numéro 105 de novembre 1990* (*reproduction intégrale*)*.*
Nous voudrions montrer que le XXI^e^ concile œcuménique, couramment appelé Vatican II, est prédit, et même schématiquement décrit, dans le psaume XXI de la Vulgate. Ce psaume contient cette singulière locution « Consilium malignantium obsedit me », qui signifie : le concile des méchants m'a assiégé. Le psaume et le concile sont ainsi placés sous le même symbole numérique, particularité qui éveille déjà l'idée d'une correspondance.
Le psaume XXI est l'un des plus anciennement commentés parce qu'il contient, énoncées d'avance par le psalmiste, quelques-unes des « paroles de la Croix ».
261:806
Mais, jusqu'à notre époque, l'expression « consilium malignantium » n'avait pas attiré particulièrement l'attention parce que le concile qu'elle désigne n'avait pas eu lieu. Les prophéties ne deviennent certaines qu'après leur réalisation.
Ce vénérable psaume fait donc l'objet d'une exégèse classique que non seulement il n'est pas question pour nous de contester, mais qui va nous servir de fondement pour proposer une amplification de son sens traditionnel.
#### I. -- L'interprétation classique
Examinons d'abord l'exégèse classique du psaume XXI, puisque c'est elle qui servira de base à notre interprétation complémentaire.
Empruntons au R.P. Fillion, professeur d'Écriture Sainte à l'Institut Catholique de Paris dans les années 1900, son jugement très autorisé sur le psaume XXI.
« Ce psaume a toujours été infiniment cher à l'Église. C'est qu'il décrit, avec une beauté, et une puissance de langage vraiment insurpassables, d'une part les plus poignants mystères de la vie du Messie, les humiliations et les souffrances de la Passion ; et d'autre part, le glorieux mystère de sa Résurrection.
« Le doute n'est pas possible sur ce point, car la tradition ecclésiastique est unanime, et elle s'appuie sur plusieurs passages du Nouveau Testament où nous voyons tantôt Jésus-Christ s'approprier lui-même ce psaume, tantôt les apôtres et les évangélistes lui en appliquer divers textes. Et l'accomplissement en a été d'une précision si frappante, qu'un ancien a pu écrire que l'on peut regarder ce psaume autant comme une prophétie que comme une histoire : « Ut non tam prophetia quam historia videatur ! » (Cassiodore). »
262:806
Tous les commentateurs font remarquer que le psaume XXI se divise en deux parties. La première prophétise les brutalités qui devaient être infligées au divin Crucifié. Cette première partie constitue un Chant de lamentation. La deuxième partie (du verset 23 jusqu'à la fin) annonce la Résurrection et le Règne du Seigneur en même temps que la gloire de l'Église. C'est véritablement un Chant de triomphe. Cette séparation en deux « chants » d'esprit opposé dans un même psaume a été mise en évidence depuis très longtemps et elle restera donc l'une des bases de notre raisonnement.
Commençons par l'examen de la première partie, celle dont nous venons de dire qu'elle constitue un « chant de lamentation ». Les plus antiques commentateurs chrétiens de l'Écriture Sainte n'ont pas manqué de reconnaître, dans le psaume XXI, la prophétie de la Passion physique de Notre-Seigneur, prophétie qui venait de se réaliser sous les yeux mêmes des évangélistes et qui prouvait la « messianité » de Jésus de Nazareth.
Nous reproduisons ci-dessous la traduction française de la première partie du psaume XXI (jusqu'au verset 23). On pourra ainsi y recourir pour situer dans leur contexte les quelques versets que nous citerons à nouveau et que nous commenterons plus particulièrement.
1\. Pour la fin, pour le secours du matin, psaume de David.
2\. Ô Dieu, mon Dieu, regardez-moi ; pourquoi m'avez-vous abandonné ? La voix de mes péchés éloigne de moi le salut.
3\. Mon Dieu, je crierai pendant le jour, et vous ne m'exaucerez pas, et pendant la nuit, et l'on ne me l'imputera point à folie.
263:806
4\. Mais vous, vous habitez dans le sanctuaire ; vous qui êtes la louange d'Israël.
5\. Nos pères ont espéré en vous ; ils ont espéré, et vous les avez délivrés.
6\. Ils ont crié vers vous, et ils ont été sauvés ; ils ont espéré en vous, et ils n'ont point été confondus.
7\. Mais moi, je suis un ver, et non un homme ; l'opprobre des hommes, et le rebut du peuple.
8\. Tous ceux qui m'ont vu se sont moqués de moi ; de leurs lèvres ils ont proféré l'outrage, et ils ont branlé la tête.
9\. Il a espéré au Seigneur, qu'il le délivre ; qu'il le sauve, puisqu'il l'aime.
10\. Oui, c'est vous qui m'avez tiré du ventre de ma mère ; vous êtes mon espérance depuis le temps où je suçais ses mamelles.
11\. Au sortir de son sein, j'ai été jeté sur vos genoux ; depuis que j'ai quitté ses entrailles, c'est vous qui êtes mon Dieu.
12\. Ne vous retirez pas de moi, car la tentation est proche, et il n'y a personne qui me secoure.
13\. De jeunes taureaux nombreux m'ont environné ; des taureaux gras m'ont assiégé.
14\. Ils ont ouvert leur bouche sur moi, comme un lion ravisseur et rugissant.
15\. Je me suis répandu comme l'eau, et tous mes os se sont disloqués. Mon cœur est devenu comme de la cire fondue au milieu de mes entrailles.
16\. Ma force s'est desséchée comme un tesson, et ma langue s'est attachée à mon palais ; et vous m'avez conduit à la poussière du tombeau.
264:806
17\. Car des chiens nombreux m'ont environné ; une bande de scélérats m'a assiégé. Ils ont percé mes mains et mes pieds.
18\. Ils ont compté tous mes os. Ils m'ont considéré et contemplé.
19\. Ils se sont partagé mes vêtements, et ils ont jeté le sort sur ma tunique.
20\. Mais vous, Seigneur, n'éloignez pas de moi votre secours ; prenez soin de ma défense.
21\. Délivrez, ô Dieu, mon âme du glaive, et mon unique du pouvoir du chien.
22\. Sauvez-moi de la gueule du lion, et sauvez ma faiblesse des cornes des licornes.
Commençons par énumérer les passages du psaume XXI qui prophétisent les diverses phases du Sacrifice du Calvaire. Réduisons-nous aux quatre versets les plus caractéristiques : les versets 2-7-16 et 19.
*Verset 2 :* Après l'intitulé qui est constitué par le premier verset, c'est le verset 2 qui est le véritable début du psaume. C'est lui qui contient l'exclamation fameuse de Notre-Seigneur qui fut sa dernière parole sur la Croix avant de rendre l'esprit : « Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m'avez-vous abandonné ? »
Le choix de ce passage, par Notre-Seigneur, dans un moment aussi solennel, nous invite à considérer tout l'ensemble du psaume avec la plus grande attention. Il s'agit incontestablement d'un psaume privilégié.
*Verset 7 :* « Mais moi je suis un ver et non un homme... »
Ici rien de particulier n'est annoncé mais l'Écrivain sacré synthétise l'ensemble des humiliations dont le Rédempteur est l'objet depuis son arrestation jusqu'à sa mort. Il ne s'agit pas d'un Messie triomphant, mais d'un Messie souffrant.
265:806
*Verset 16 :* « ...ma langue s'est attachée à mon palais... »
Le psaume fait ici allusion à la terrible soif des crucifiés qui se manifeste par une sécheresse extrême de la gorge. Un autre psaume est encore plus précis dans la prédiction :
« ...et dans ma soif, ils m'ont abreuvé de vinaigre » (psaume LXVIII - 22).
Lorsque Notre-Seigneur a prononcé son célèbre « sitio », j'ai soif, il avait en vue l'accomplissement des Écritures à son sujet, comme l'évangéliste saint Jean le fait remarquer : « Après cela, Jésus sachant que désormais tout était accompli, dit, afin que l'Écriture soit accomplie : j'ai soif. » (Jean XIX-28) C'est alors qu'on lui présenta une éponge imbibée de vinaigre.
On voit que ces deux psaumes associés (21 et 68) avaient prophétisé cet épisode devenu si célèbre depuis qu'il a été réalisé.
*Verset 19 :* « Ils se sont partagé mes vêtements et ils ont jeté le sort sur ma tunique. »
Cet épisode, si caractéristique lui aussi, après avoir été prédit par le psaume XXI, est rapporté historiquement par saint Marc, par saint Luc et surtout par saint Jean (XIX - 23-24) qui est le plus complet et le plus explicatif :
« Quand les soldats eurent crucifié Jésus, ils prirent ses vêtements, dont ils firent quatre parts, une pour chaque soldat, et aussi sa tunique. Or la tunique était sans couture, toute d'un seul tissu depuis le haut.
266:806
Ils se dirent donc les uns aux autres : Ne la déchirons pas, mais tirons au sort à qui elle sera. C'était pour que s'accomplît cette parole de l'Écriture : ils se sont partagé mes vêtements, et ils ont tiré ma robe au sort. C'est ce que firent les soldats. »
Tels sont les quatre principaux passages du psaume XXI qui prophétisent la crucifixion du Juste avec le plus de précision.
Cependant, ce même psaume contient d'autres passages, indubitablement prophétiques eux aussi, mais dans lesquels la précision est beaucoup moindre. Nous voulons parler des quatre autres versets 13-14-17 et 21. On a pu les rapporter à la Passion physique, du Christ sans trop solliciter le texte. Il y a là une première interprétation communément admise et que nous allons mentionner dans un instant.
Voici, tout d'abord, ces passages :
*Verset 13 :* « De jeunes taureaux nombreux (« vituli » dans le texte) m'ont environné ; des taureaux gras (« tauri » dans le texte) m'ont assiégé. »
*Verset 14 :* « Ils ont ouvert leur bouche sur moi, comme un lion ravisseur et rugissant. »
*Verset 17 :* « Car des chiens (« canes » dans le texte) nombreux m'ont environné ; une bande de scélérats (« concilium malignantium » dans le texte) m'a assiégé. »
*Verset 21 :* « Délivrez, ô Dieu, mon âme du glaive, et mon unique (« unicam meam » dans le texte) du pouvoir du chien. »
267:806
Voyons d'abord quelle est l'interprétation classique de ces quatre versets. Nous l'emprunterons au R.P. Fillion. Ces versets tracent, dit-il, un vivant tableau des ennemis du Messie et de leur cruauté. « Vituli » désigne des taureaux jeunes et « tauri pingues » (« les forts de Basan » dans les Septante) désigne des taureaux nourris sur les gras pâturages de la province de Basan, située au pied de l'Hermon où le Jourdain prend sa source, dans la partie nord-est de la Palestine. Ces animaux, à demi sauvages, ont coutume de se ranger en cercle autour de tout objet nouveau ou extraordinaire, et pour peu qu'il les excite, ils l'assaillent à coups de cornes.
Quant aux chiens (« canes ») du verset 17, ils représentent, toujours selon le R.P. Fillion, interprète de l'École, la foule cruelle qui assista au procès de Jésus, suivit le cortège jusqu'au Golgotha et observa longuement le Christ agonisant. Tous ces gens se comportaient comme des chiens faméliques qui errent la nuit dans les villages de l'Orient.
Dans le prolongement de cette même signification, l'expression « concilium malignantium » du verset 17 désigne, selon Fillion et beaucoup d'autres interprètes, une « bande de scélérats » sans pitié, acharnée à faire souffrir et à humilier le Juste.
Passons au *verset 21 :* « Délivrez mon unique du pouvoir du chien. »
Fillion traduit « mon unique » comme désignant « la vie temporelle », en donnant pour motif qu'une fois perdue, la vie ne se remplace pas et que, par conséquent, elle est « unique » Mais alors, si, suivant Fillion, on traduit « mon unique » par « ma vie temporelle » ou, comme d'autres, par « mon âme », on ne comprend pas très bien le sens de l'exclamation de Notre-Seigneur.
268:806
Nous allons donner plus bas une tout autre interprétation à ces deux mots « *unicam meam* ».
Dans ce système interprétatif, qui est couramment accepté, on considère les « vituli », les « tauri » et les « canes » comme des ennemis de Notre-Seigneur exerçant leur hostilité sur le théâtre même du Calvaire, ce qui est d'ailleurs en partie justifié par le texte : « circumdederunt Me », « super Me os suum ». Le pronom Me désigne évidemment la personne du Christ. Il est donc certain que l'exégèse classique est tout à fait acceptable. Nous disons seulement qu'elle ne rend pas tout le sens du texte et que l'on peut valablement la compléter.
#### II. -- Prophétie de la Passion mystique de l'Église
Il nous semble, en effet, que les quatre versets 13 - 14 - 17 et 21 s'appliquent non seulement à la Passion physique du Verbe Incarné *mais aussi à la Passion mystique de l'Église.*
Nous pensons que les lamentations du Crucifié, prophétisées dès le temps de David par le psaume XXI, ne se rapportent pas seulement aux avanies, sévices et brutalités qui ont été infligés, à la personne de Jésus-Christ. *Ces mêmes lamentations s'étendent également aux épreuves que doit subir l'Église contemporaine du XXI^e^ concile.* Et cela parce que cette Église, proche de la fin des temps, est l'objet d'une *éclipse apparente,* véritable *mort mystique* que les Églises des époques précédentes n'ont pas eu à subir.
269:806
Il est logique de penser que si l'Église des Gentils apparaît dans la partie triomphale du psaume, comme nous le verrons dans quelques instants, rien n'interdit de reconnaître aussi sa présence dans les lamentations, dès lors que le texte y incline.
Mais alors quelques termes latins de la Vulgate vont recevoir une interprétation plus large que celle qui est communément reçue. Les assaillants du Christ en Croix vont devenir aussi des assaillants de l'Église. Nous allons devoir donner un nouveau sens aux termes (surtout les taureaux et les chiens) qui désignent ces assaillants de l'Église. Voici les nouvelles significations qui nous paraissent expliquer le plus clairement le texte.
**1.** Examinons d'abord quelle est la signification qu'il convient de donner à « vituli » et à « tauri pingues ». Quels sont ces taureaux, jeunes ou adultes, dont il est question aux versets 13 et 14 ? Ils désignent des hommes en rapport avec l'offrande des sacrifices, que ce soit les sacrifices figuratifs de l'Ancienne Loi ou que ce soit, dans la Nouvelle Loi, le Sacrifice du Divin Rédempteur. Ces animaux figurent des prêtres car les prêtres sont institués, dans la nouvelle comme dans l'ancienne Loi, pour offrir la victime. Le taureau est l'animal emblématique du sacerdoce parce que le taureau est le plus imposant des animaux que l'on peut présenter comme victime. Le taureau ailé est l'animal emblématique de saint Luc dont l'Évangile nous présente plus spécialement Jésus-Christ comme exerçant son ministère de Pontife Universel. Le taureau est l'emblème sacerdotal. Les « jeunes taureaux », vituli, représentent les prêtres. Les « taureaux forts », tauri pingues, représentent les évêques qui sont revêtus de la plénitude du sacerdoce.
270:806
Demandons-nous maintenant quel rôle jouent les taureaux dans les versets 13 et 14 où ils sont nommés. Ce rôle est double. On nous dit qu'ils « *assiègent* »*,* et aussi qu'ils « *ouvrent la bouche* »*.*
D'abord *ils assiègent*. Deux verbes décrivent cette action : « circumdederunt » et « obsederunt ». Ce sont deux verbes qui ont à peu près la même signification. Ils veulent dire tous les deux « investir » au sens fort, c'est-à-dire en accomplissant jusqu'au bout l'action exprimée par le verbe. Ils signifient donc tous les deux : envahir, occuper ce que l'on a préalablement encerclé et investi ([^36])
Mais les « vituli » et les « tauri pingues » ne se contentent pas d'assiéger et d'occuper. On nous dit aussi : « *Ils ont ouvert la bouche contre moi.* » Contre moi, c'est-à-dire contre le Christ, au prétoire d'abord, puis au Calvaire.
Mais ils « ouvrent la bouche » aussi, bien des siècles plus tard, contre l'Église, *laquelle était donc destinée à souffrir par les prêtres du nouveau Sacerdoce comme le Christ a souffert par les prêtres du Sacerdoce d'Aaron.*
Comment ouvrent-ils la bouche ? Les taureaux, jeunes ou vieux, c'est-à-dire prêtres ou évêques, sont déclarés rugir comme des lions. Cela veut dire qu'ils parlent fortement avec l'intention d'être écoutés et obéis. Mais il ne suffit pas à ces lions de rugir. Ce sont aussi des lions rapaces (rapiens), des lions qui dévorent la proie contre laquelle ils ont d'abord rugi. Ils parlent mais ils veulent aussi s'approprier.
271:806
Comment ne pas reconnaître, dans ce verbalisme, dans cet investissement et cette occupation, la prodigieuse activité parasite de tous ces conciliabules d'experts, prêtres et évêques, qui ont entouré le concile Vatican II et qui ont fini par s'en rendre maîtres (circumdederunt). Nous ne parlons pas des commissions régulières, mais seulement des *comités officieux* qui, de fait sinon de droit, préparaient les séances du concile en vue de peser sur ses décisions. Ces conciliabules ont été à ce point « pontifiants » que les éditorialistes du moment leur ont donné d'un commun accord le nom de *para-concile.*
**2.** Considérons maintenant les « canes » du verset 17. Ceux-là ne sont pas des prêtres. Ce sont des laïcs. Le texte nous dit d'abord qu'ils ont entouré le Juste (circumdederunt me). Mais ils font beaucoup plus que l'entourer. Ils constituent autour de lui, comme nous le suggère fortement le psalmiste, une *assemblée délibérante qui l'assiège :* « Concilium malignantium obsedit me. » *Le concile des méchants m'a assiégé.* Il assiège le Christ au Golgotha c'est certain, mais il assiège aussi l'Église à Vatican II.
Car la locution « concilium malignantium » est visiblement superlative. Elle désigne, certes, la foule informelle qui suit le Christ au Calvaire. *Mais ne désigne-t-elle pas avec plus de justesse encore ces assises, organisées et prolongées que l'on a appelées le* « *para-concile* »* ?*
Les « canes » laïques, en effet, sont venus grossir les rangs et la force du para-concile. Ces chiens représentent globalement tous les agents médiatiques, tous les « observateurs » maçonniques, soviétiques, juifs, musulmans ou orientaux qui ont tourné autour du concile avec mission de peser sur lui dans le sens du syncrétisme et de ravaler la Religion du Verbe Incarné au rang « des grandes confessions » qui doivent se partager le monde, dans le pluralisme.
272:806
Concile et para-concile ont positivement fusionné. Ils ont réalisé ensemble un véritable bicamérisme. Il n'y eut de fait qu'un seul Parlement religieux, avec deux chambres, où les mêmes sujets ont été débattus. Une « chambre basse » lançait les idées de réforme et une « chambre haute » entérinait les plus « opportunes ». C'est ce Parlement assiégé et envahi que le psalmiste nous désigne sous le nom de « consilium malignantium ».
**3.** Le verset 21, placé sous le même signe numérique que le psaume lui-même et que le concile, va nous permettre de confirmer l'ensemble de cette interprétation.
Le Crucifié demande à Dieu de délivrer son âme du glaive et son unique du pouvoir des chiens : « Erue a framea, Deus, Animam Meam et de manu canis Unicam Meam. » Les interprétateurs modernes font preuve d'un certain embarras, surtout pour trouver un sens à « unicam meam », qu'ils traduisent par « ma vie temporelle », traduction qui n'est pas très satisfaisante, nous l'avons vu.
Et pourtant il existe une très ancienne interprétation qui paraît beaucoup plus judicieuse et dont nous trouvons une expression particulièrement autorisée sous la plume de Boniface VIII. Le 18 novembre 1302, le pape Boniface VIII adresse au roi de France, Philippe IV, la bulle connue depuis sous le nom de « bulle Unam sanctam ». Le pape réunit des arguments pour montrer au roi de France que la tête de l'Église ne saurait être double pas plus que son chef, le Christ, n'est double. L'Église représente le corps mystique du Christ et elle est unique. Voici comment s'exprime Boniface VIII :
273:806
« Nous devons reconnaître une seule Église, sainte, catholique et apostolique. Hors de cette Église, il n'y a pas de salut ni de pardon pour les pécheurs... Elle représente un seul corps mystique duquel corps le Christ est la tête, mais Dieu est la tête du Christ. En laquelle Église, il y a un seul Seigneur, une seule foi, un seul baptême. »
Le pape va évidemment soutenir son affirmation par les citations scripturaires que l'on avance généralement quand on veut prouver la « Note d'Unité ». Il va d'abord rappeler l'unité de l'arche de Noé.
« ...A l'époque du déluge, il y eut une seule arche de Noé, préfiguration de l'Église unique et tout ce qui était en dehors d'elle sur la terre fut détruit. »
Puis Boniface VIII invoque le psaume XXI et son verset 21 :
« Nous vénérons aussi *l'Église comme unique* car le Seigneur a dit à son prophète (mis ici pour psalmiste) : « Ô Dieu, arrachez mon âme au glaive et *mon unique* à la main du chien. » (psaume XXI - 21)
Ne voulant négliger aucune preuve de l'unité de l'Église, le pape continue :
« Il a prié en effet pour son âme, c'est-à-dire pour lui-même, à la fois tête et corps, parce que l'Unique désigne ici le corps, c'est-à-dire qu'il a nommé l'Église, à cause de l'unité de l'époux, de la foi, des sacrements et de la charité de l'Église. Celle-ci est la Tunique sans couture du Seigneur qui ne fut pas partagée, mais tirée au sort. Cette Église, une et unique, n'a qu'un seul corps, une seule tête, et non deux têtes comme si elle était un monstre, c'est-à-dire le Christ et le vicaire du Christ, Pierre et le successeur de Pierre. »
274:806
*Il ne fait donc aucun doute que, pour Boniface VIII, l'expression* « *unicam meam* » *du verset 21 désigne l'Église.* Et cette interprétation lui semble suffisamment assurée pour qu'il en fasse une preuve scripturaire dans un raisonnement théologique particulièrement important puisqu'il s'agit de défendre les prérogatives du saint-siège.
Nous voilà donc confirmés dans l'orientation que nous avons donnée à notre exégèse : dans la première partie du psaume XXI (celle dont nous avons dit qu'elle était un « chant de lamentation »), il n'est pas déplacé de voir, *derrière la prophétie majeure de la Passion physique de Notre-Seigneur, la prophétie mineure de la Passion mystique de l'Église.*
Ainsi le « *concilium malignantium* » *du verset 17 peut sans difficulté être considéré comme un épisode paroxystique de la Passion de l'Église.* Il s'ensuit que c'est bien le concile Vatican II, 21^e^ concile œcuménique, qui est désigné dans le 21^e^ psaume par les termes de « *concile des méchants* »*.* Rien d'étonnant à ce que ces fruits soient si amers.
#### III. -- Une grande espérance
Jésus donc, dans le psaume XXI, demande la délivrance pour « son unique », c'est-à-dire son corps mystique, son Église. Cette délivrance va précisément nous être décrite dans la deuxième partie de ce même psaume. A partir du verset 23 jusqu'à la fin, nous assistons au triomphe du Christ sur tous les ennemis dont il a été question jusqu'alors.
275:806
*Et c'est aussi le triomphe de l'Église, laquelle est explicitement évoquée au verset 26 :* « *Apud te laus mea in ecclesia magna...* »
« *Je vous adresserai ma louange dans une grande assemblée.* »
Les dix derniers versets du psaume XXI nous apportent une grande espérance et une grande consolation, nous qui sommes plongés dans le sillage grandiloquent, tumultueux et catastrophique du « concilium malignantium ». Les lamentations du Crucifié se sont changées, d'un seul coup, en un chant de gloire pour lui et pour Israël. Nous pouvons penser qu'il en sera de même pour son « Unique ».
Le psaume XXI invite à espérer que la douloureuse éclipse de l'Église au temps du XXII concile fera place à un beau rayon de soleil. Pour le bien comprendre il faut se souvenir que l'Église constitue « l'Israël du Nouveau Testament ».
#### Appendice
**1 --** Reproduisons maintenant les dix derniers versets du psaume XXI dont on aura ainsi le texte complet :
23\. J'annoncerai votre nom à mes frères ; je vous louerai au milieu de l'assemblée.
24\. Vous qui craignez le Seigneur, louez-le : toute la race de Jacob, glorifiez-le.
25\. Que toute la race d'Israël le craigne, parce qu'il n'a pas méprisé ni dédaigné la supplication du pauvre, et qu'il n'a point détourné de moi son visage ; mais qu'il m'a exaucé lorsque je criai vers lui.
276:806
26\. Je vous adresserai ma louange dans une grande assemblée ; j'acquitterai mes vœux en présence de ceux qui le craignent.
27\. Les pauvres mangeront et seront rassasiés, et ceux qui cherchent le Seigneur le loueront ; leurs cœurs vivront dans les siècles des siècles.
28\. Toutes les extrémités de la terre se souviendront du Seigneur et se convertiront à lui ; et toutes les familles des nations l'adoreront en sa présence :
29\. car le règne appartient au Seigneur, et il dominera sur les nations.
30\. Tous les riches de la terre ont mangé et adoré ; tous ceux qui descendent dans la terre se prosterneront devant lui.
31\. Et mon âme vivra pour lui, et ma race le servira.
32\. La postérité qui doit venir sera annoncée au Seigneur, et les cieux annonceront sa justice au peuple qui doit naître, et que le Seigneur a fait.
**2 --** Une confirmation non négligeable
Nous avons considéré le psaume XXI comme énonçant deux prophéties complémentaires, l'une très anciennement connue relative à la Passion physique de Notre-Seigneur, l'autre nouvellement découverte du fait de sa réalisation récente et concernant la Passion mystique de la Sainte Église, son épouse. Or la position que nous avons prise ainsi reçoit une confirmation de principe, qui est loin d'être négligeable, dans un passage très explicite du « Catéchisme du concile de Trente ».
Les rédacteurs de ce document, qui est revêtu d'une grande autorité doctrinale, ont commenté les uns après les autres tous les articles du Symbole de Nicée-Constantinople, l'une des chartes les plus importantes de la foi.
277:806
Quand ils en arrivent à l'article « Je crois à la Sainte Église catholique » (neuvième article du Symbole), ils s'expriment ainsi :
« ...suivant la remarque de saint Augustin, les Prophètes ont parlé plus clairement et plus longuement de l'Église que de Jésus-Christ, car ils prévoyaient qu'il y aurait beaucoup plus d'erreurs volontaires et involontaires sur ce point que sur le mystère de l'Incarnation ». (Chapitre dixième p. 94 dans l'édition d'ITINÉRAIRES).
En mettant en évidence la partie ecclésiastique de la prophétie contenue dans le psaume XXI (sans nuire à sa partie proprement messianique) nous n'avons fait qu'appliquer l'enseignement consigné dans le Catéchisme du concile de Trente.
\[*Fin de la reproduction intégrale de l'étude de Jean Vaquié parue en novembre 1990 dans le bulletin* De Rome et d'ailleurs *publié par Roger Salet, boîte postale 177, 78004 Versailles Cedex.*\]
278:806
## NOTE DE GÉRANCE
Une revue « prolétaire »\
est une revue trop exposée
Je n'ai pas grand chose à ajouter à la *Note de gérance* parue dans notre précédent numéro : numéro V, pages 308-310. Je précise cette référence car je ne sais si elle a retenu l'attention de beaucoup de lecteurs ; ils pourront éventuellement s'y reporter. La situation de la revue, qui était précaire, ne s'est pas améliorée.
Il y avait 9 (neuf) abonnements de deux ans. Il y en a aujourd'hui 20 (vingt). C'est un net progrès puisque leur nombre a plus que doublé : je remercie les souscripteurs. Peut-être est-ce l'amorce d'un grand mouvement qui peu à peu commence à décoller ?
J'attache une grande importance à ces abonnements de deux ans : véritables abonnements de soutien, et abonnements dans la durée. Je vous ai parlé d'accomplir, avec la nouvelle série, et au vu des quatre premiers numéros, une nouvelle fondation : c'est-à-dire d'assurer à la revue une existence durable. Pour le moment c'est toujours l'aventure, l'incertitude du lendemain.
279:806
L'abonnement de deux ans peut répondre à cette situation et fonder dans la durée : s'il y en a trois ou quatre cents. Disons au moins deux cents pour commencer.
Si l'on entend par « prolétaire » l'ouvrier qui ne peut vivre qu'en dépensant la totalité de son salaire au fur et à mesure qu'il le gagne, tel est bien le sort d'ITINÉRAIRES, d'un numéro à l'autre. Ce n'est pas une situation impossible, c'est une situation-limite, d'une grande fragilité, vulnérable au moindre contretemps : que survienne un retard dans la rentrée des abonnements, ou une déception passagère entraînant la bouderie d'une partie des lecteurs (choses pourtant ordinaires et courantes), et la parution s'arrête. La revue vit au jour le jour, avec tous les risques de disparition imprévue et brutale que cela comporte. Deux cents abonnements de deux ans, deux cents au moins et avant l'automne, apporteraient l'assurance de n'être pas à la merci de n'importe quel accident.
Est-ce un souhait chimérique ?
Ce qui est en jeu justifie un tel effort.
Il s'agit de maintenir une communication des idées par le langage, alors que la domination des images audiovisuelles opère une désertification intellectuelle. Il faut réagir individuellement mais aussi socialement contre l'extension organisée du vide mental ; contre une anesthésie générale de la pensée, une atrophie de l'esprit critique faute d'exercice, qui entraîne l'assoupissement du discernement. Et la passivité mentale provoque la pire des servitudes, la servitude intérieure dont on n'a même plus conscience.
Beaucoup parmi vous n'ont pas facilement, pas tout à fait ou pas du tout les moyens de souscrire un abonnement de soutien (deux ans : 4.000 francs). Mais plusieurs le peuvent. Ils étaient 9 à l'avoir fait il y a trois mois. Ils sont 20 maintenant. On en demande deux cents.
J. M.
280:806
DÉCLARATION D'IDENTITÉ
\[...\]
============== fin du numéro 806.
[^1]: -- (1). Pour le texte intégral de la lettre de Mgr Benelli et sa place dans le contexte chronologique, voir : *La condamnation sauvage de Mgr Lefebvre,* numéro spécial hors série d'ITINÉRAIRES, 8^e^ édition, p. 62 à 146, et notamment p. 121-123.
[^2]: -- (2). *Documentation catholique* du 6 mai 1973, p. 427. -- Sur toute cette thèse d'une « option fondamentale » inventée par l'Église de France à la suite de la condamnation de l'Action française en 1926, et « authentifiée » quarante ans plus tard par Vatican II, voir notre ouvrage : *L'Hérésie du XX^e^ siècle,* tome II : *Réclamation au Saint-Père,* chap. III.
[^3]: -- (3). Mgr Marcel Lefèbvre : Déclaration du 21 novembre 1974 ; texte dans l'*op. cit.* ci-dessus à la note 1, p. 8-9.
[^4]: -- (1). Je rappelle ITINÉRAIRES numéro II de juin 1990, p. 59 : « Le PIM lui aussi un désastre ».
[^5]: -- (1). Que nous avons été le premier à faire produire devant le grand public, à l'Opéra de Lyon, fin 1942 ou début 1943.
[^6]: -- (1). C'est de la fameuse distinction entre le gouvernement et l'administration, chère à Henri Charlier, qu'il s'agit.
[^7]: -- (2). Substance endogène analogue à la morphine que l'organisme sécrète à l'effort et à la souffrance.
[^8]: -- (1). *Littérature à l'emporte-pièce* (*LEP*), 10° série, juin 1990. Disponible, comme les neuf volumes précédents, chez D. M. Morin, 53290 Bouère.
[^9]: -- (2). Il a aimé presque tout le théâtre de son temps, Claudel, Giraudoux, Montherlant, mais aussi François de Curel (qu'il plaçait haut), Ibsen, Rostand, Jarry, Pagnol, Sarment, Guitry, Anouilh, Audiberti, Ionesco... Même Sartre et Camus, il les supportait à la scène. Ses premières chroniques dans *L'Homme nouveau* portaient sur des films ou des pièces ; il regardait assidûment les adaptations télévisées.
[^10]: -- (3). J'extrais son témoignage du volume de *Mélanges* offert au Pr Vier par ses collègues sous le titre *Missions et Démarches de la Critique* (852 p., Klincksieck, 1973). Selon la loi du genre, ce volume, organisé par Édouard Guitton (neveu de Jean), devenu à Rennes professeur de littérature du XVIII^e^ siècle (et à ce titre fondateur de la Société des Amis des Poètes Roucher et Chénier), comprend une bio-bibliographie du maître et de multiples communications (de *Maître Pathelin* au théâtre chinois contemporain).
[^11]: -- (4). *Ibid.*
[^12]: -- (5). *Una Voce,* mars-avril 1991.
[^13]: -- (6). *La Nef, n°* 5, avril 1991.
[^14]: -- (7). *L'Homme nouveau,* 22 juin 1952. Il aimait aussi à citer le mot de Maurras : « Après une lecture de Candide, la voie est libre » ; et il le donnait à commenter à ses étudiants.
[^15]: -- (8). *L.E.P,* 8^e^ série, 1976, p. 73.
[^16]: -- (9). « Images de Robert Brasillach », *Rivarol,* 12 février 1970. L'article est signé bravement « Jacques Vier, Professeur à la Faculté des Lettres de Rennes » (et il donna une conférence privée le 6 février sur le même thème), en un temps où l'on était molesté pour moins que cela par la pègre gauchiste. Qu'on se rappelle le Pr Ricœur coiffé d'une poubelle, le Pr Deloffre piétiné dans la cour de la Sorbonne (et traduit en justice pour s'être défendu), le Pr Combet-Farnoux bousculé pour avoir déclaré que l'analyse marxiste ne s'appliquait pas à l'Antiquité, etc. Mais ce temps est-il vraiment révolu ?
[^17]: -- (10). *L.E.P,* 8^e^ série, 1976, p. 178.
[^18]: -- (11). *Découvertes,* juin-juillet 1972.
[^19]: -- (12). Dès 1926, il en donna l'essentiel à la *Revue d'Histoire littéraire de la France,* début d'une longue collaboration à cette revue.
[^20]: -- (13). *L.E.P.,* 8^e^ série, 1976, p. 73.
[^21]: -- (14). Or, « la véritable histoire s'écrit à contre-courant », notait-il à propos de Michelet (Encyclopédie de la Pléiade).
[^22]: -- (15). *Découvertes,* août-septembre 1971.
[^23]: -- (16). Entretien recueilli par Jean Cochet en décembre 1990, publié dans *Présent* le 16 février 1991.
[^24]: -- (17). *Découvertes,* mai juin 1973.
[^25]: -- (1). Voir Pierre Fernessoles : *Pie IX,* Lethielleux 1960, t. I, p. 200 et suiv. -- Fortement tendancieux : le volume 21 du « *Riche et Martin* » écrit par R. Aubert : *Le pontificat de Pie IX,* Bloud et Gay s.d., p. 27 et suiv.
[^26]: -- (2). Édition DMM, abrégée et mise à jour par les moines du Barroux, *Le temps* après *la Pentecôte,* t. II, p. 381-388.
[^27]: -- (3). Pages 384-386.
[^28]: -- (1). On a pu lire en effet des phrases de ce genre dans une publication catholique : « *Les communistes convertis qui brûlent ce qu'ils ont adoré ne sont peut-être pas les mieux placés pour dégager une position constructive et profondément française...* » Si l'on est décidé à couvrir d'ironie et de méfiance ceux qui « brûlent ce qu'ils ont adoré », autant dire alors que l'on ne veut pas de conversions, ou que l'on n'en attend rien de bon (N.D.L.R.).
[^29]: -- (1). Plantation de vignes sur les marais salants désaffectés : c'est le vin de Listel.
[^30]: -- (2). Curieusement l'extraction du sel est considérée, socialement assujettie à la Mutualité sociale agricole, comme une activité agricole, sans doute parce qu'avant le travail du sel était une activité complémentaire des ruraux, avec la pêche à pied, et une récolte annuelle.
[^31]: -- (3). Mémoires de Saint-Simon.
[^32]: -- (4). Voir pour la France contemporaine les impossibles réformes des services publics et para-publics.
[^33]: -- (5). Dans mon village, l'histoire de notre pont, des Romains à nos jours, est connue par les taxes de passages qu'on y prélevait. On sait quand il fut détruit par les inondations et remplacé par un bac, payant bien sûr, selon des tarifs fort bien étudiés comportant exemptions, réductions, majorations, etc. Aux archives, il n'y a pas d'autres traces que fiscales.
[^34]: -- (1). *Le Tiers Instruit,* aux Éditions F. Bourin.
[^35]: -- (1). L'interpellation prononcée par Jean-Paul II, le 1^er^ juin 1980, était exactement celle-ci : « France, fille aînée de l'Église, es-tu fidèle aux promesses de ton baptême ? » (Note d'ITINÉRAIRES.)
[^36]: -- (1). Les formes verbales « obsederunt » (V-13) et « obsedit » (V-17) peuvent provenir de deux radicaux différents : soit *obsidio*, soit obsideo, dont les acceptions sont d'ailleurs très voisines. Les dictionnaires de concordances font généralement dériver de obsideo les formes verbales des versets 13 et 17. (Note de l'auteur.)