# 807-09-91 (Automne 1991 -- Numéro VII) 1:807 ## L'encyclique sociale du centenaire. ### Présentation de l'enquête par Jean Madiran L'ENCYCLIQUE *Centesimus annus* pour célébrer le centenaire de *Rerum nova­rum :* « rerum novarum », des cho­ses nouvelles ! La belle formule du pape Léon XIII ! Un souverain pontife qui saluait les nouveautés, qui n'était ni conservateur ni rétro­grade : c'est ainsi que tous, ou presque, le com­prennent aujourd'hui. *Rerum novarum !* Bienvenue aux choses nouvelles, et vive Léon XIII le précurseur ! 2:807 S'il avait été ce que depuis Jean XXIII on écarte sous le nom d'esprit chagrin et de pro­phète de malheur, il aurait pu commencer ainsi son encyclique : *-- Rerum novarum : une fois que la soif des nouveautés a été bien excitée, elle s'empare des sociétés et les tient dans une agitation fié­vreuse : jointe à la corruption des mœurs, elle nous a conduits à une situation de guerre sociale. Alors, comme nous l'avons fait pour d'autres sujets* (*la souveraineté politique, la liberté humaine, la constitution chrétienne des États, etc.*)*, nous allons maintenant réfuter les opinions trompeuses qui se répandent concer­nant la condition des ouvriers...* Eh ! bien, c'est pourtant ainsi que débute, en substance et presque littéralement, l'encyclique *Rerum novarum* de Léon XIII. Ce n'est pas tout à fait aussi net ? Peut-être. Mais c'est bien le sens. Cela n'a d'ailleurs rien d'anormal de la part d'un pape. Seule l'inconscience chrétienne peut se réjouir des choses nouvelles qui sont surve­nues. Car, pour ce qui concerne non pas le confort matériel mais la religion, la nouveauté a été une décadence ; une déchéance. 3:807 Le monde civilisé est passé de l'état de chrétienté à l'état de déchristianisation. Triste passion pour ces choses nouvelles qui ont été une affreuse régression : -- *Rerum novarum semel excitata cupidine...* Les choses nouvelles, c'étaient aussi la machine à vapeur, le chemin de fer, l'électricité ? Tant mieux. Mais un pape n'est pas là pour parler spécialement de ces choses. Et puis ce ne sont pas ces choses nouvelles-là qui, à elles seules, imposèrent cette catastrophique nou­veauté morale : la condition ouvrière, première forme d'un esclavage moderne qui eût été impos­sible en chrétienté. Les nouveautés matérielles ne suffisent pas à provoquer les régressions sociales, les catastrophes mystiques ; il y faut la soif suicidaire de mystiques nouveautés : *cupidine excitata rerum novarum...* Il y a donc, dans le lot des « rerum nova­rum », les bonnes et les mauvaises ? Oui, mais pas au hasard : dans leur principe elles sont mauvaises dans l'ordre moral, politique, social ; et bonnes dans l'ordre matériel, scientifique, technique. Le Play avait énoncé la distinction cardinale : « L'esprit d'innovation (*rerum novarum cupido*) est aussi stérile dans l'ordre moral qu'il est fécond dans l'ordre matériel. En sciences, découvrir des vérités nouvelles ; en morale, pratiquer la vérité connue. » 4:807 Les « choses nouvelles » dont parle Léon XII : étaient donc des nouveautés morales, politiques et sociales ; des nouveautés spirituelles et institutionnelles qui s'étaient substituées à l'esprit et aux institutions de la chrétienté ; ces nouveauté ; funestes, il en dénonçait les conséquences, il en réfutait le principe. On a passablement perdu de vue cette perspective depuis cent ans. \*\*\* Les réflexions qui précèdent ne sont qu'une discrète contribution au centenaire de *Rerum novarum.* Elles sont extérieures à notre enquête sur l'encyclique *Centesimus annus.* Cette enquête a consisté en neuf questions que nous avons soumises à un certain nombre de personnalités intellectuelles qu'il nous était possible d'atteindre. Plusieurs d'entre elles ont accepté d'y répondre avec le sérieux, la réflexion, le travail auxquels nos questions incitaient. \*\*\* Au premier abord ces questions pouvaient sembler provocantes. Un peu. Provocantes sans doute, mais mentalement provoquant au travail intellectuel, à la réflexion, à la vie intérieure, sans aucun parti pris d'irrespect à l'égard de la fonction du saint-siège ou de la personne du pontife romain. 5:807 D'autre part la diversité des réponses, qui n'est pas seulement complémenta­rité, mais aussi divergence, voire opposition, ne doit pas donner le tournis : si du moins nous sommes encore capables de confronter le pour et le contre et de tracer la démarche d'une pensée au milieu du fourmillement ordinaire des per­plexités, des objections et des apories. *Jean Madiran.* ***Enquête menée et réponses\ recueillies par Jeanne Smits.*** 6:807 Première question ### La continuité doctrinale Dans la continuité dont se réclame l'encyclique (comme le font en effet tous les documents pontificaux), on remarque la persistance d'un choix réducteur, qui a commencé avec l'en­cyclique *Mater et Magistra* (1961) de Jean XXIII et qui depuis lors a toujours été maintenu par le saint-siège : la doctrine sociale de l'Église antérieure à Jean XXIII est réduite à une seule encyclique de Léon XIII, une seule de Pie XI, et une seule allocution de Pie XII, ce qui suscite trois observations : 1\. -- La contribution de Pie XII à la doctrine sociale comporte un grand nombre de documents. La réduire à une seule allocution -- celle de la Pentecôte 1941, qui n'est ni la plus volumineuse, ni la plus importante, ni la plus caractéris­tique -- est devenu habituel mais reste surprenant. 7:807 2\. *--* Depuis la nomenclature donnée dans la première partie de *Mater et Magistra,* des encycliques sociales de Pie XI qui ne sont pas moins importantes que *Quadragesimo anno* ne sont plus mentionnées : *Quas primas,* sur la royauté sociale de Notre-Seigneur Jésus-Christ (1925) ; *Casti connubii* sur la famille (1930) ; et celles condamnant le nazisme et le communisme (1937). 3\. -- Saint Pie X n'est plus jamais nommé, dans les documents pontificaux, à propos de la doctrine sociale de l'Église. A votre avis, ces omissions réductrices traduisent-elles, depuis *Mater et Magistra,* un infléchissement de la doctrine sociale, en quelque sorte une correction de son orientation ? *Réponses de François Leger, Alexis Curvers, Jean Crété, Émile Poulat, Yves Chiron, Danièle Masson, Arnaud de Las­sus, Hervé de Saint-Méen, Jacques Trémo­let de Villers et Guy Rouvrais.* ***Réponse\ de François Leger*** A première vue, l'ambiguïté de certains textes ponti­ficaux ne me choque pas. L'Église a toujours voulu à juste titre tenir « les deux bouts de la chaîne » et sa doctrine a toujours été ce qu'on appelle, je crois, un « complexus oppositorum ». C'est plus une source de force que de faiblesse. 8:807 Reste évidemment à savoir -- et je pense que d'au­tres personnes par vous interrogées se livreront à ce travail délicat -- reste à savoir si, à l'heure actuelle, dans ce « complexus oppositorum », l'accent n'est pas mis avec une telle insistance sur certains aspects des choses que les autres aspects qui devraient corriger les premiers n'y parviennent plus. On a l'impression que dans de nombreux documents d'Église ces aspects correcteurs ne figurent plus qu'à titre de précautions oratoires destinées à protéger la thèse principale contre d'éventuelles criti­ques, sans la moindre intention de rétablir l'équilibre nécessaire. *François Leger.* ***Réponse\ d'Alexis Curvers*** Bien évidemment non, il ne faut pas attribuer à l'inadvertance, non plus qu'au hasard, les « omissions réductrices » que vous relevez, depuis 1961, dans les encycliques et documents pontificaux ayant trait à la doctrine sociale de l'Église. On « omet » systématique­ment ce qu'on préfère oublier, et l'on « oublie » volon­tiers les personnes ou les choses qu'on cherche à rempla­cer par d'autres. Le procédé est élémentaire, universel et vieux comme le monde. Il fait aujourd'hui florès dans tous les domaines de la désinformation, tant religieuse que profane, politique, publicitaire, etc. 9:807 A cent innova­tions qui se machinent doivent correspondre autant de souvenirs qui s'effacent et deviennent tabous. Plus redondant est le discours, plus éloquents sont les silences. Éloquents surtout a posteriori, dès que leurs consé­quences viennent au jour... *Quidquid latet apparebit.* *Alexis Curvers.* ***Réponse\ de Jean Crété*** L'infléchissement remonte très loin. Léon XIII a publié une quinzaine d'encycliques sociales. Déjà, de son vivant, les catholiques libéraux ne citaient que les pas­sages de *Rerum novarum* allant dans le sens de leurs idées démocratiques. Ce fut le cas du Sillon. Pie XI, en publiant *Quadragesimo anno,* opérait un choix allant dans le même sens. Ce qu'il y a de nouveau, c'est que, depuis Jean XXIII, ces réductions sont passées dans les documents pontificaux. Le silence sur saint Pie X, la réduction des encycliques de Pie XI à *Quadragesimo anno* et des actes de Pie XII à l'allocution de la Pentecôte 1941 relèvent de la même volonté des démocrates chrétiens, parvenus au saint-siège depuis Jean XXIII, de réduire la doctrine sociale de l'Église à la démocratie politique. Amorcée voilà un siècle, cette évolution est passée dans les docu­ments pontificaux. *Jean Crété.* 10:807 ***Réponse\ d'Émile Poulat*** Aux questions qui lui étaient jadis posées, le Saint-Office répondait avec une extrême brièveté : *affirmative, negative.* Plus substantiel, un canon conciliaire répond au même esprit de concision. Au-delà s'étend l'enseigne­ment long, par « discours » ouvert à une exégèse inter­minable : ainsi, pour commencer, nos quatre évangiles. Il en va de même pour la « doctrine sociale de l'Église », un vaste corpus qui ne cesse de s'accroître, quelle que soit la place qu'on accorde aux encycliques dans la hiérarchie des actes du magistère. Mais, toujours, l'acte précède le commentaire et vaut indépendamment de tout ce qu'on en peut dire. Ceci dit, tout reste à dire pour le *lecteur* qui n'a pas été le *rédacteur.* Le lecteur un peu spécialisé que je suis ne manque pas d'observations à faire qui expriment avant tout un constat et des regrets devant les travaux qui nous manquent en la matière. *Rerum novarum* est une encyclique difficile et semée d'embûches : en l'absence d'une traduction officielle, nous disposons de traductions successives en français, dont, officiellement et réellement, aucune n'est satisfai­sante. Nous n'en avons encore aucun grand commen­taire historique et doctrinal, à la manière dont on étudie la Bible. De même le jeu des références dans les encycli­ques sociales appelle examen et comparaison, comme on vient de le faire pour *Rerum novarum,* à l'occasion de son centenaire. 11:807 Le mot *social* a lui-même connu quatre sens depuis bientôt deux siècles dans le langage catholique et il n'a cessé de se rétrécir. Ce fait rejaillit sur l'extension que chacun donne à « doctrine sociale » et sur la sélection des documents qui l'enseignent. On aboutit ainsi à une image stéréotypée qui me paraît assez éloignée de la réalité historique : quelques grandes encycliques qui font date et ce qu'elles nous disent des rapports sociaux dans la sphère économique. Pie X (dont le pontificat fut agité par la grande querelle du « modernisme social »), Benoît XV et Pie XII souffrent de n'avoir pas à leur actif une encyclique comme *Quadragesimo anno.* *Émile Poulat.* ***Réponse\ d'Yves Chiron*** *Centesimus annus* dès son premier paragraphe limite, en effet d'une manière très restrictive, les références des documents pontificaux ayant trait à la doctrine sociale de l'Église. Suivant en cela *Mater et Magistra* et la complétant, ne sont cités que les textes des papes écrits à l'occasion de l'anniversaire de *Rerum novarum :* le 40^e^ anniversaire sous Pie XI (*Quadragesimo anno*, 1931), un radio-message de Pie XII pour le 50^e^ anniversaire (1^er^ juin 1941), l'encyclique de Jean XXIII pour le 70^e^ anniversaire (Mater et Magistra, 1961), la lettre apostolique de Paul VI pour le 80^e^ anniversaire (*Octogesima adveniens*, 1971). 12:807 Dans cette nomenclature, volontairement limitée aux textes-anniversaire, est curieusement oubliée une encyclique de Léon XIII lui-même, *Graves de communi* (18 janvier 1901), qui, dix ans après *Rerum novarum,* apportait des précisions jugées indispensables sur l' « action populaire chré­tienne » et l'application de la doctrine sociale de l'Église. Pourquoi cette encyclique, à laquelle il n'est fait réfé­rence désormais qu'en note de bas de page au milieu d'autres textes pontificaux de Léon XIII, n'est-elle pas considérée dans la lignée des grands textes qui, selon l'expression de *Centesimus annus,* « actualisent » *Rerum novarum ?* Sans doute parce que Léon XIII y indiquait que l'expression « démocratie chrétienne » ou « action populaire chrétienne » (les termes étaient équivalents dans son esprit) ne doit être employée « qu'en lui ôtant tout sens politique et en ne lui attachant aucune autre signification que celle d'une bienfaisante action chré­tienne parmi le peuple. En effet, les préceptes de la nature et de l'Évangile étant, par leur autorité propre, au-dessus des vicissitudes humaines, il est nécessaire qu'ils ne dépendent d'aucune forme de gouvernement civil ; ils peuvent pourtant s'accommoder de n'importe laquelle de ces formes, pourvu qu'elle ne répugne ni à l'honnêteté ni à la justice ». En outre, en se limitant aux seuls textes-anniversaire de *Rerum novarum,* on laisse dans l'oubli les autres grands textes sociaux des papes, à commencer par ceux de saint Pie X. Dès la première année de son pontificat il a édicté dans un motu proprio (18 décembre 1903) « le règlement fondamental de l'action populaire chré­tienne », sous la forme de 19 courts articles tirés des enseignements de son prédécesseur. Et sa lettre sur le Sillon ne relève-t-elle pas, elle aussi, de l'enseignement social de l'Église ? *Yves Chiron.* 13:807 ***Réponse\ de Danièle Masson*** Ces omissions réductrices (*Mit brennender Sorge* et *Divini Redemptoris* sont cependant citées au paragraphe 17 de *Redemptor hominis*) me semblent relever non d'une volonté d'impiété, mais du climat ambiant de manque de piété naturelle, devenu une habitude faute d'être une tradition. Elles s'inscrivent dans la conception de la culture que Jean-Paul II définit sans la contester au paragraphe 50. L'accent est moins mis sur la perma­nence et la transmission des valeurs que sur leur renou­vellement, sur leur « soumission à la contestation des jeunes », sur leur « vérification existentielle ». Au paragraphe 3, Jean-Paul II invite « à porter un regard actuel sur les choses nouvelles... dans lesquelles nous nous trouvons immergés ». L'immersion rend difficile la lucidité du regard. La mouvance et la subjectivité de la contestation juvénile rendent difficile la distinction de ce qui est vrai et de ce qui est faux, et dégagent le nouveau statut du christia­nisme : il n'est plus culture dominante, mais se situe à l'intérieur de la culture moderne, à laquelle il apporte sa « contribution ». Ainsi, au paragraphe 21, Jean-Paul II célèbre « les divers documents internationaux » sur les droits de l'homme, 14:807 dont le « sentiment vif » a suscité « l'élabora­tion d'un nouveau droit des gens à laquelle le saint-siège a apporté constamment sa contribution. Le pivot de cette évolution a été l'Organisation des Nations Unies ». De mère et maîtresse, l'Église se fait servante. *Danièle Masson.* ***Réponse\ d'Arnaud de Lassus*** Avant de répondre aux questions d' « Itinéraires » sur l'encyclique « *Centesimus annus* »*,* je voudrais pré­senter à son sujet quelques réflexions d'ordre général. L'étude sommaire de ce texte laisse chez le lecteur trois impressions dominantes... et non cohérentes les unes avec les autres : *Première impression : le réconfort* qu'apporte l'affir­mation réitérée d'un certain nombre de vérités trop oubliées aujourd'hui et cela dans un texte pontifical très largement diffusé et commenté. L'encyclique rappelle avec insistance un vocabulaire, une série de notions qui caractérisent la doctrine sociale de l'Église et qui ne sont guère utilisés ni même mention­nés par les autorités politiques et économiques de notre époque : bien commun, corps intermédiaires (appelés ici groupes intermédiaires), organisation par corps de la société (appelée ici « personnalisation de la société »), principe de subsidiarité... et surtout l'expression même « doctrine sociale de l'Église » abandonnée sous le ponti­ficat de Paul VI et à laquelle Jean-Paul II a rendu ses lettres de noblesse ([^1]). 15:807 -- Autre motif de satisfaction : les remarques sur « l'impossible compromis entre le marxisme et le chris­tianisme », les critiques vigoureuses à l'adresse de l'éco­nomie socialiste, de la bureaucratie, du libéralisme éco­nomique. A une époque où celui-ci se présente avec impudence comme la solution, l'unique solution aux problèmes économiques, il est réconfortant de voir le pape remettre à sa place l'imposture libérale qui, en économie (où elle consiste à séparer l'économie de la morale), n'est pas plus valable qu'en politique. -- Autre motif encore de satisfaction : la netteté avec laquelle sont indiquées quelques-unes des grandes lignes d'une économie saine, système « *reconnaissant le rôle fondamental et positif de l'entreprise, du marché, de la propriété privée* (*...*)*, de la libre créativité humaine* » et en même temps soumis, comme toute activité humaine, à « *un critère objectif du bien et du mal* »*,* autrement dit à une morale (ce que refusent plus ou moins les libéraux) ([^2]). 16:807 *Deuxième impression : la tristesse* (si nous ne nous étions pas habitués au désordre doctrinal dans l'Église, il aurait plutôt fallu parler d'indignation), la tristesse donc de voir réaffirmées des ambiguïtés et des erreurs dont plusieurs, depuis vingt-cinq ans, réapparaissent comme un leitmotiv dans les textes pontificaux : les droits de l'homme avec référence à la déclaration universelle des droits de l'homme de l'ONU de 1948 ([^3]) ; la dignité de la personne présentée comme fondement de l'ordre social ; l'apologie de la liberté religieuse (telle qu'elle a été définie par le concile Vatican II), c'est-à-dire en fait de la liberté des cultes... *Troisième impression : l'étonnement* devant un cer­tain irréalisme... Irréalisme normal en géopolitique car en ce domaine le pape, comme ses prédécesseurs, ne peut certainement pas s'exprimer en toute liberté. Messia­nisme, sionisme, domination des puissances d'argent sur la politique... autant de sujets qu'il ne peut guère abor­der (encore que le dernier ait été indirectement évoqué). L'irréalisme apparaît plus surprenant en d'autres domaines. Donnons deux exemples : -- est-il réaliste de prôner un « État de droit » basé sur trois pouvoirs censés s'équilibrer les uns les autres... ce qui suppose des pouvoirs autonomes et en opposi­tion. Théorie que l'on peut considérer comme plus chimérique encore que discutable ([^4]) ; -- est-il réaliste de faire l'apologie du système démo­cratique et simultanément de condamner les « *groupes dirigeants restreints qui usurpent le pouvoir de l'État* »*...* alors que depuis plus d'un siècle, dans nos pays occiden­taux, la démocratie a été conçue et mise en place par ces groupes dirigeants restreints pour leur servir de para­vent ? ([^5]) 17:807 De ces trois impressions, c'est sans doute la première qui prédominera chez les lecteurs soucieux d'utiliser l'encyclique pour une action en milieu professionnel : bien commun, corps intermédiaires, principe de subsidia­rité, doctrine sociale... ces notions retrouvent un certain lustre grâce à « Centesimus annus » ; leur droit à l'exis­tence, leur crédibilité (pour employer un mot à la mode) paraissent désormais mieux établis. Rendre vie à des notions essentielles... et leur donner à plusieurs reprises des fondements discutables : tel paraît être le côté paradoxal de l'encyclique, utile sur bien des points et critiquable sur d'autres. *Réponse à la première question. --* Les omissions réductrices dans les références aux documents pontifi­caux antérieurs à 1961, omissions quasi systématiques dans les textes du magistère depuis trente ans, traduisent-elles un infléchissement de la doctrine sociale, en quelque sorte une correction de son orientation ? Ces omissions réductrices traduisent, nous semble-t-il, quelque chose d'autre. Partons du texte classique de Pie XII : « *Fixée définitivement et de façon univoque quant à ses points fondamentaux,* (*...*) (*la doctrine sociale de l'Église*) *est claire dans tous ses aspects ; elle est obliga­toire ; nul ne peut s'en écarter sans danger pour la foi et l'ordre moral* » ([^6])*.* 18:807 Depuis 1963 ([^7]), nous constatons l'enseignement par le Magistère de nouveautés doctrinales venant modifier des points fondamentaux... nous sommes donc en pré­sence de quelque chose de plus grave qu'un changement d'orientation... et ce quelque chose explique les « omis­sions réductrices » évoquées ci-dessus. Soit l'exemple classique de la liberté des cultes. Condamnée *dans son principe,* de façon continue et solennelle, avant le concile Vatican II, cette liberté a été rebaptisée « liberté sociale et civile en matière reli­gieuse » ou plus simplement « liberté religieuse ». Et désormais elle devrait être considérée non seulement comme recommandable mais encore comme une sorte de principe suprême, source et synthèse des droits de l'homme ! Conséquence : les rapports entre l'Église et l'État sont fondamentalement modifiés (d'où les nou­veaux concordats) ; la doctrine du Christ-Roi est mise aux oubliettes ([^8]). Il est évident qu'un tel changement doctrinal exige l'oubli d'un certain nombre de doctrines traditionnelles... d'où la nécessité des « omissions réductrices ». *Arnaud de Lassus.* 19:807 ***Réponse\ d'Hervé de Saint-Méen*** Avant que de donner mon sentiment (car j'estime que, de ma part, prétendre « répondre » à de telles questions serait quelque peu présomptueux, je laisse ce soin à de plus qualifiés !) sur l'intéressante enquête de la revue ITINÉRAIRES, je voudrais souligner un point qui est, à mes yeux du moins, significatif du monde moderne. J'ai dit que cette enquête est intéressante. Et je pense, ceci dit sans la moindre idée de flatterie, qu'une fois de plus Jean Madiran a posé la vraie question, et qu'il faut lui en être reconnaissant. *La vraie question est qu'on s'interroge.* On s'interroge de plus en plus sur le sens exact des encycliques pontificales. Et cela -- en gros -- date d'après la fin de la Deuxième Guerre mondiale. Après Pie XII, plus précisément. On s'inter­roge de plus en plus. Plus c'est long et plus on s'inter­roge. Et c'est de plus en plus long. Et on a de moins en moins de temps pour lire et s'interroger. Entre les commissions, les embouteillages, les voyages, le supermarché et la télévision, et les enfants qui vont ou ne vont pas à l'école, au stade, etc. Au début de ce dernier demi-siècle -- qui devait voir les dernières guerres et l'apothéose de la paix et du bonheur social -- on s'interrogeait un peu. Ensuite on s'interrogea beaucoup. Maintenant, franche­ment, on se demande trop souvent ce que peuvent bien vouloir dire ces immenses tartines. Et si le pape a bien voulu dire que... et pourquoi il l'a dit, et pour qui... Remarquez que ce phénomène est relativement récent. 20:807 On ne s'interrogeait pas, on ne s'interroge toujours pas sur le sens exact du « Syllabus », de « Notre Charge Apostolique » ou de « Pascendi ». On est d'accord ou pas. On approuve ou pas. On y croit ou on n'y croit pas. On l'admet tel quel ou on le rejette, mais c'est bien clair : on comprend tout. C'est l'illustration du précepte évangélique : « Que votre propos soit : oui, oui ; non, non ! » \*\*\* Deuxième remarque liminaire : cette manie de rai­sonner à tout propos, de couper les cheveux en quatre, -- qui fut jadis qualifiée de « byzantine » -- et qui engendre cette inflation de pages, cette logorrhée d'expli­cations confuses -- ne serait-elle pas une résurgence rabbinique des habitudes du Talmud et de la Kabbale ? Susciter des objections, trouver des arguties sans fin, discuter pied à pied avec le Seigneur comme jadis Abraham pour Sodome et Gomorrhe, ne serait-ce point le symptôme, l'un des symptômes, d'une judaïsation de plus en plus effective de l'Église catholique ? Le poisson pourrit par la tête. Ce sont souvent les gardiens du Temple qui le détruisent. Le jazz a été en passe d'être tué par les jazzmen. La patrie française par les Français. Nietzsche disait que les chrétiens tueraient le christia­nisme, aussi sûrement que l'insensé scie la branche sur laquelle il est assis. Un organisme n'est plus sain quand il prend conscience de la décadence et qu'il veut la combattre. L'ennemi est dans Troie. Le ver est dans le fruit. Vouloir combattre la décadence serait un symp­tôme de décadence ? Le seul fait qu'un tel questionnaire s'impose, et soit posé, est en soi significatif du trouble ambiant. 21:807 (N.B. Que cette remarque sur les « manies rabbini­ques » ne soit pas prise en mauvaise part. J'ai le plus grand respect pour les rabbins, on le sait, particulière­ment pour les Hassidim dont la ferveur et la sincérité m'ont toujours impressionné. Le fait que je crois qu'ils sont dans l'erreur n'empêche pas le respect et l'admira­tion pour ces créatures de Dieu -- à qui le salut a aussi été promis -- même dans, et malgré, leurs partis pris parfois tragiques. Je regarde toujours attentivement l'émission religieuse juive à la Télé le dimanche matin, et j'ai toujours trouvé qu'elle était d'un niveau religieux très supérieur aux autres, à la fois dogmatiquement et en intensité. Fin.) \*\*\* Saint Pie X n'est plus jamais nommé. On dirait même qu'il n'a jamais existé. Peut-être est-il un mythe solaire. C'est pourtant le seul pontife moderne qui fut canonisé. Il ne faisait pas d'encycliques « sociales ». Elles l'étaient par destination parce que le domaine qu'elles recouvraient, « tout restaurer dans le Christ », est aussi, également, social, par surcroît, mais pas *que* social*.* On pourrait dire aussi que la première encyclique « sociale » est dans saint Paul : « Que la femme obéisse à son mari, et que le mari se soumette à Dieu » ; « Esclave, obéis à ton maître, que le maître aime son esclave et établisse avec lui une société chrétienne... » (je cite de mémoire). Ou, mieux, si l'on peut dire, dans l'Évangile : « Rendez à César ce qui est à César, et à Dieu ce qui est à Dieu. » C'est court, bien senti, bien envoyé, concis, ni les Pharisiens ni les Sadducéens n'y surent quoi répondre... Social, quoi ! \*\*\* *Questionnaire.* 1) Ces omissions réductrices tra­duisent-elles depuis *Mater et Magistra* un infléchissement de la doctrine sociale, en quelque sorte une correction de son orientation ? 22:807 -- A l'époque de Jean XXIII, oui, certainement. Actuellement ce serait plutôt la force de l'habitude, au lieu d'une volonté perverse. Nous serions méchants en insinuant la distraction, ou, pire, l'ignorance... volon­taire... ? *Hervé de Saint Méen.* ***Réponse\ de J. Trémolet de Villers*** *La proposition d'enquête que vous m'avez adressée, non seulement a retenu toute mon attention, mais a rejoint direc­tement mes préoccupations les plus actuelles.* *Le questionnaire joint à cette proposition a suscité en moi des sentiments contradictoires.* *D'abord j'y ai vu comme un regard d'examinateur sur la copie du pape Jean-Paul II. Je ne me sens ni l'autorité, ni le goût, ni le cœur de passer au crible de l'appréciation un texte du Magistère. Ce premier mouvement me conduisait à m'écarter délibérément de votre questionnaire et à répondre, comme vous nous y invitiez aussi, en dehors du cadre qu'il fixait.* *Le second mouvement m'a ramené à votre questionnaire, non dans le but, encore une fois, de juger l'encyclique, mais de mieux la lire.* *Voici donc mes réponses.* \*\*\* 23:807 S'il était possible d'observer, surtout depuis le Concile Vatican II, la persistance du choix réducteur dans les références des encycliques et notamment le silence fait sur les textes de Pie XII et de saint Pie X, il semble que, depuis le début du pontificat de Jean-Paul II, un mouvement contraire soit en train de se dessiner. Ces omissions réductrices traduisaient un fléchisse­ment de l'autorité pontificale dû à l'omniprésence des textes conciliaires. On percevait comme une impossibilité psychologique, même pour le Saint Père, de citer des documents pontificaux de doctrine sociale antérieurs au Concile Vatican II. Il ne me paraît pas que cela ait constitué un infléchissement de la doctrine sociale, non plus qu'une correction de son orientation. Il s'agissait, plus brutalement, d'un silence. L'encyclique « Redemptoris Missio » avait com­mencé à rompre ce silence. L'exhortation « Christifideles laïci » a travaillé dans le même sens. « Centesimus annus », en renouant avec le lien de la doctrine sociale de l'Église, proclamée aujourd'hui avec celle contenue dans « Rerum novarum », me paraît annonciatrice, d'abord d'une véritable relance de l'ensei­gnement de cette doctrine sociale, ensuite de l'affirma­tion non ambiguë du caractère permanent de cette doctrine. Ce sentiment est conforté par l'abondance des réfé­rences de cette encyclique, non seulement à « Rerum novarum », mais à la quasi totalité de l'enseignement de Léon XIII, soit « Diuturnum illud », « Graves de com­munii », « Immortale Dei » (où la responsabilité politi­que des catholiques est fortement soulignée, avec leur devoir de travailler à « tenir les rênes de l'État »), « Sapientiae christianae », « Quod apostoloci mundi » et surtout « Libertas praestentisimum » qui est citée six fois. 24:807 La répétition de cette référence à l'encyclique fonda­mentale sur la liberté s'explique par l'insistance du Saint Père, non seulement dans « Centesimus annus », mais dans d'innombrables discours, à redresser l'esprit des chrétiens sur la notion de liberté. Pie XII est cité non seulement pour le message de la Pentecôte 1941, mais aussi pour son message au monde d'août 1939. Surtout, le passage de l'encyclique sur la démocratie fait explicitement référence au radio-message de Noël 1944 et cette référence, comme le contenu de l'encyclique actuelle, me paraît de nature à redresser certaines erreurs courantes aujourd'hui dans le discours chrétien sur la démocratie. En résumé, ce lien renoué explicitement dans l'unité de la même doctrine depuis cent ans, relativise le Concile Vatican II et rompt avec les habitudes post­conciliaires. A ceux qui voulaient faire du Concile « la Révolution d'Octobre » de l'Église, cette encyclique réserve le même sort que la Russie d'aujourd'hui aux thuriféraires de Lénine. *Jacques Trémolet de Villers* ***Réponse\ de Guy Rouvrais*** Les omissions réductrices, incontestables, qui frap­pent la doctrine sociale de l'Église ne sont qu'un cas particulier de la présentation réductrice de l'ensemble de la doctrine catholique. 25:807 C'est pourquoi il existe également un « choix réduc­teur » dans l'histoire de l'Église dont l'exemple le plus flagrant est la désignation du deuxième Concile du Vatican comme « *le* » Concile, couronnant -- ou abro­geant ? -- tous les autres. De la primitive Église à la deuxième moitié du XX^e^ siècle, il n'y aurait eu que d'épaisses ténèbres que l'on n'évoque que pour battre sa coulpe. Ce qui est déploré, c'est le « triomphalisme » de la Contre-Réforme, de la lutte contre les « Lumières », le combat contre le modernisme. Il eût donc été étonnant que la doctrine sociale de l'Église ne subît pas, également, ce traitement impie. Et qui devaient en être particulièrement victimes, si ce n'est les pontifes qui, avec le plus de constance, de précision, de fermeté, ont affirmé l'ordination de la société civile à Dieu, et la nécessité conséquente de reconnaître le pri­mat de l'Église sur l'ordre temporel : saint Pie X, Pie XI et Pie XII, entre autres ? *Mater et Magistra* est aux encycliques sociales ce que « le » Concile est aux Conciles. Ajoutons, toutefois, que la référence à une encycli­que ne signifie pas forcément que l'on réaffirme sa doctrine. *Divini Redemptoris* est mentionnée dans les Actes du deuxième Concile du Vatican comme l'une de ses sources, mais ce n'est pas pour se conformer à son enseignement mais, au contraire, afin de le contourner. Ayant, au passage, exécuté une révérence polie devant ce monument du pontificat de Pie XI, on s'abstient délibé­rément de répéter que le « communisme est intrinsèque­ment pervers ». Dans le texte conciliaire, l'encyclique qui *condamne* le communisme est devenue une encyclique qui *parle* du communisme. On peut faire référence à Pie XI sans faire sien son enseignement. *Guy Rouvrais.* 26:807 Seconde question ### Le doctrinal et l'accidentel Au paragraphe 3, Jean-Paul II annonce que par sollicitude pastorale il va « proposer l'analyse de certains événements récents de l'histoire », et il ajoute qu'il n'a pas l'intention d' « exprimer des jugements définitifs en développant ces considérations, car en elles-mêmes elles n'entrent pas dans le cadre propre du magistère ». Quelle est la portée doctrinale et pratique d'une telle réserve ? Faut-il la rapprocher de l'avertissement que Jean-Paul II donnait dans son encyclique sociale *Laborem exercens,* avertissement généralement passé inaperçu, prévenant que son intention *n'était pas* de « recueillir et répéter ce qui est déjà contenu dans l'enseignement de l'Église ». 27:807 La question alors posée pour la doctrine sociale (comme elle l'a été pour le catéchisme) est de savoir où trouver et en quoi consiste « ce qui est déjà contenu dans l'enseignement de l'Église », c'est-à-dire les jugements *définitifs* énonçant ce qu'il est *obligatoire* de croire, de faire ou d'éviter. L'encycli­que *Centesimus annus* répond-elle selon vous à ce besoin ? Au paragraphe 5, Jean-Paul II annonce aussi qu'il veut « apporter une contribution à l'élaboration de la doctrine chrétienne », car la « nouvelle évangélisation doit compter parmi ses éléments essentiels l'annonce de la doctrine sociale de l'Église ». Mais justement : trouvez-vous marquée avec une netteté suffisante, dans l'encyclique, la distinction (ou au moins la frontière) entre ce qui est *annonce de la doctrine sociale* et ce qui n'est que *jugements non définitifs n'entrant pas dans le cadre propre du magistère ?* *Réponses d'Yves Chiron, Arnaud de Lassus, Armand Mathieu, Émile Poulat, Hervé de Saint-Méen, Danièle Masson, Guy Rouvrais, Alexis Curvers et Jacques Trémolet de Villers.* ***Réponse\ d'Yves Chiron*** Oui, la dernière encyclique de Jean-Paul II mêle analyse des bouleversements politiques récents (analyse et jugement forcément non définitifs parce qu'encore trop proches de l'événement) et rappel ou actualisation de la doctrine sociale de l'Église. 28:807 Saint Pie X, dans le motu proprio déjà cité, codifiait l'enseignement social de l'Église en quelques règles fondamentales et faisait obli­gation à tous les groupements sociaux et journaux catholiques de les respecter. Une telle codification est-elle aujourd'hui impossible, serait-elle insupportable aux esprits modernes ? *Yves Chiron.* ***Réponse\ d'Arnaud de Lassus*** A notre époque, la notion d'obligation s'est considé­rablement atténuée dans l'Église (cf. la disparition des véritables catéchismes). Ce qui est vrai sur le plan général le reste au plan de la doctrine sociale. On comprend ainsi que l'encyclique « Centesimus annus » ne départage pas toujours avec une netteté suffisante ce qui est doctrine obligatoire et simple analyse des événements récents. Cela dit, ce partage paraît facile à opérer à condition de tenir compte du contexte... et de connaître dans ses grandes lignes la doctrine sociale, telle qu'elle a été enseignée dans l'Église avant que ne s'y soient introduites les déviations doctrinales évoquées dans ma réponse à la question précédente. *Arnaud de Lassus.* 29:807 ***Réponse\ d'Armand Mathieu*** Dois-je l'avouer ? Les encycliques sociales, comme les motions des partis politiques, m'ont toujours paru des textes de circonstance, parfois de compromis entre diverses tendances. Textes de circonstance : c'est particulièrement net pour *Centesimus annus,* qui prend acte de l'effondre­ment des États communistes en Europe, et y applaudit, alors que les précédentes encycliques de Jean-Paul II n'appelaient nullement à lutter -- fût-ce pacifiquement -- contre ces États. Textes de compromis : ces précédentes encycliques de Jean-Paul II, précisément, se contentaient de savantes symétries et fausses fenêtres entre socialisme et capitalisme. Or, contrairement au socialisme, ni le capitalisme ni même le libéralisme économique total n'étaient des doc­trines *politiques* (prétendant régir toute la société). Le capitalisme est un état de fait économique, et l'on peut simplement dire que le chrétien doit combattre ce que cet état comporte de malfaisance, encourager ce qu'il comporte de bienfaisance... Il n'est pas toujours facile, au demeurant, de distinguer le bon grain de l'ivraie. A cela doivent s'exercer le sens de la charité, et la compé­tence et l'intelligence humaine, éclairées -- pourquoi pas ? -- par les encycliques sociales, mais d'une lumière incertaine et tamisée car l'Église est dans le monde, avec toutes les faiblesses qui en résultent. 30:807 Que ces encycliques comportent des « jugements définitifs énonçant ce qu'il est obligatoire de croire, de faire ou d'éviter », c'est vrai. Mais c'est seulement dans les passages qui redisent l'Évangile. Si, par exemple, le socialisme y est condamné, c'est parce que sa volonté de tout subordonner à l'État est condamnée dès Mathieu, 22, 21 : « Rendez à César ce qui est à César, et à Dieu ce qui est à Dieu. » *Armand Mathieu.* ***Réponse\ d'Émile Poulat*** *Centesimus annus* présuppose connu l'enseignement antérieur du magistère en matière sociale : c'est beau­coup d'optimisme surtout après la rupture qui, pendant une vingtaine d'années, avait dénié toute pertinence et actualité à la doctrine sociale de l'Église. Si les principes demeurent, la figure de ce monde ne cesse de changer. De là une double préoccupation des encycliques, sociales : ne pas être seulement répétitives, mais répondre aux situations et questions nouvelles ; ne pas être trop abstraites, et donc se référer concrètement à la situation historique sans pour autant canonises l'analyse qui en est faite, ni même toutes les conclusions ou propositions qu'elles avancent. Nous sommes là dans le domaine relatif d'un enseignement autorisé qui a toujours été matière à débats passionnés entre catholi­ques (on parlait d'*écoles* et de questions disputées). Reste donc ouvert le rapport de cet enseignement aux vérités dogmatiquement définies et sa place dans la théologie morale classique : n'est-ce qu'une annexe -- « justice sociale » -- au chapitre de la vertu de justice ? 31:807 Reste aussi ouvert le problème de la traduction en actes -- l'application -- de cet enseignement. On n'enlève rien à sa valeur en observant qu'il est loin de tout résoudre. *Émile Poulat.* ***Réponse\ d'Hervé de Saint-Méen*** Trouvez-vous marquée avec une netteté suffisante dans l'encyclique la distinction entre ce qui est *annonce de la doctrine sociale* et ce qui n'est que *jugements non définitifs, n'entrant pas dans le cadre propre du magis­tère ?* *-- *Je crains que de mes réflexions précédentes on puisse facilement induire ma réaction. On ne sait pas dans cette interminable bouillie pour les chats ce qui est volontaire confusion des plans ou confusion de l'esprit. Excusez la franchise et la brutalité. *Hervé de Saint Méen.* ***Réponse\ de Danièle Masson*** Conformément à la tendance de l'Église depuis Vati­can II, Jean-Paul II distingue fortement les principes permanents et obligatoires qui relèvent de la doctrine, 32:807 et sur lesquels il n'insiste guère, et les jugements non définitifs et facultatifs qui relèvent de la sollicitude pasto­rale, et ne requièrent pas l'adhésion du catholique, puis­qu'ils n'engagent pas le magistère. Nous sommes donc libres, en restant pleinement catholiques, d'accepter, de rejeter, d'interpréter. La récep­tion de l'encyclique par le lecteur compte plus que l'intention de son auteur, même si le catholique du rang assume péniblement sa liberté et sent le besoin de pas­teurs qui lui montrent clairement et fermement le vrai. Le drame, c'est que la distinction entre le doctrinal et le pastoral est devenue abîme : elle a entraîné la dévalua­tion du doctrinal, et, par un paradoxe apparent, la tyrannie du pastoral, qui confisquait en fait la liberté qu'il accordait en droit. *Danièle Masson.* ***Réponse\ de Guy Rouvrais*** a\) La doctrine sociale de l'Église, c'est l'application à une situation conjoncturelle de principes universels, puis­que tout entiers contenus dans le Décalogue. C'est pourquoi une encyclique implique, en effet, de procéder à « l'analyse de certains événements de l'his­toire », qui sont le point d'application de ces principes. Quelle est la valeur de cette analyse ? Elle est tributaire des informations en possession du Souverain Pontife -- et des dicastères romains -- que le pape éclaire de ses jugements prudentiels. 33:807 C'est pour­quoi, contrairement aux principes universels, cette ana­lyse ne saurait « exprimer des jugements définitifs » : l'information du pape peut être lacunaire, partielle, incomplète, quelle que soit l'attention avec laquelle il s'efforce d'appréhender la réalité du monde d'aujour­d'hui. De même, des jugements prudentiels, par défini­tion, ne sauraient être dogmatiques, même si, eu égard à l'autorité de celui qui les profère, ils sont à considérer avec une attention particulière. Cette distinction, formulée ainsi, est tout à fait dans le droit fil de l'enseignement de l'Église, qui différencie les divers degrés d'adhésion auxquels le fidèle est tenu. Ce qui « fait problème », c'est l'affirmation selon laquelle ces « considérations en elles-mêmes » « n'entrent pas dans le cadre propre du magistère ». Or, une ency­clique relève, dans sa totalité, du magistère ordinaire. Autrement dit, le pape engagerait son autorité dans toute l'encyclique, quoiqu'il ne l'engageât pas dans le détail de l'analyse qui la sous-tend. Ce qui revient à laisser aux fidèles le soin de choisir ce à quoi ils adhéreront dans cette encyclique, selon qu'ils estimeront que tel jugement relève en propre de la doctrine sociale de l'Église ou, au contraire, d'appréciations conjonctu­relles qui ne lui sont pas liées. C'est substituer l'autorité de la conscience individuelle, plus ou moins bien infor­mée doctrinalement, à celle du magistère qui devrait l'éclairer. Principe lourd de conséquence qui déborde le cadre de la doctrine sociale de l'Église. C'est pourquoi la référence au catéchisme est perti­nente : celui, destiné aux adultes, rédigé par l'épiscopat français n'indique pas ce qui est « de foi » et ce qui ne l'est pas. On ne sait toujours pas ce qu'il est obligatoire de croire. b\) Assurément, le pape ne saurait répéter, dans chaque encyclique, l'ensemble des principes et des juge­ments définitifs contenus « dans l'enseignement de l'Église ». 34:807 Il y faudrait, à chaque fois, plusieurs volumes. Mais n'y aurait-il pas certains principes de base, particu­lièrement contestés, qu'il conviendrait de répéter à temps et à contre-temps ? Répondre aux problèmes de l'Église de ce temps, ce n'est pas seulement « proposer l'analyse de certains événements récents de l'histoire », c'est tenir compte, aussi, de l'ignorance religieuse abyssale des hommes, croyants ou non, de cette fin du XX^e^ siècle. Cette crise de la connaissance religieuse est partie inté­grante des « événements récents de l'histoire » de l'Église. Le Souverain Pontife considère, de fait, comme connu et admis par tous, dans l'Église, « ce qui est déjà contenu » dans son enseignement. C'est ainsi que dans l'encyclique sociale précédente, *Sollicitudo rei socialis,* le pape n'a pas jugé utile de parler du droit naturel, au moment où il évoquait abondamment d'autres droits particuliers : « droits humains », « droits de l'homme », « droits des peuples » (voir à ce sujet notre article dans ITINÉRAIRES, n° 322 d'avril 1988, p. 16 à 23). On se trouve donc devant la situation suivante : les éléments d'analyse contenus dans l'encyclique « n'entrent pas dans le cadre propre du magistère », tandis que son enseignement normatif, lui, n'est pas répété ! Quels sont alors le rôle et l'autorité du magistère dans ce type d'encyclique ? Concrètement, cela signifie que ce qu'il est obliga­toire de croire, il faut le chercher dans d'autres encycli­ques, et ce qui ne l'est pas (« l'analyse des événements récents de l'histoire ») dans *Centesimus annus,* ou, pour aller plus vite, directement dans des revues, des jour­naux, des études où le pape puise l'analyse de ces événements. Il faut avouer que ce n'est pas une puissante incitation à étudier cette encyclique et celles qui relèvent de ce genre. 35:807 Au moment où, dans le sillage conciliaire, l'Église s'efforce, dit-on, de restaurer la simplicité primitive de l'Évangile, en le dépouillant de la poussière des siècles, les encycliques, elles, deviennent, paradoxalement, de plus en plus compliquées, dans leur forme comme dans leur fond. Lorsqu'une encyclique est publiée, on ne dit plus : « voici ce qu'a dit le pape », mais on se demande : « qu'a-t-il donc voulu dire ? » Ce qui décourage le chrétien de base de se lancer dans sa lecture : « Ces choses-là sont rudes, il faut pour les comprendre avoir fait ses études. » Ainsi est renforcé le magistère parallèle des « spécialistes », bureaucrates ecclésiastiques, experts diocésains, prophètes locaux, journalistes particulière­ment écoutés. *Guy Rouvrais.* ***Réponse\ d'Alexis Curvers*** Jean-Paul II célèbre le centenaire de *Rerum nova­rum,* mais sans guère nous rappeler ni seulement résu­mer le contenu de cette encyclique qu'il suppose connue plus qu'elle ne l'est. Ce que tout le monde croit savoir, c'est que la démocratie chrétienne l'a interprétée aussitôt, à tort ou à raison, comme une autorisation de se constituer en parti politique, et qu'elle continue depuis un siècle à profiter de cette légitimation pour se donner le champ libre en toutes matières et dans les sens les plus divers. Léon XIII serait sûrement le premier étonné de voir à quelles étranges outrances a pu aboutir de nos jours l'initiative qu'il avait prise par esprit de justice, générosité et charité purement chrétiennes. 36:807 La pensée et le style de Jean-Paul II sont tellement fluctuants, tellement riches de propositions inachevées, de restrictions, de questions laissées en suspens, de parenthèses non refermées, qu'il m'est impossible de débrouiller les points sur lesquels son enseignement concorde ou non avec celui de Léon XIII ; ce que peut-être il y ajoute, peut-être y modifie et peut-être y censure. J'en arrive à me demander si la haute et complexe personnalité de Léon XIII ne serait pas elle aussi, dans l'hommage qui lui est rendu, victime d'une « omission réductrice ». Il est vrai que ce grand pape, avec son Rampolla et son ralliement à la République maçonnique, a pu ne pas s'aviser que sa politique risquait d'être à double tran­chant et de tomber aux mains de la gauche la plus férocement anti-catholique, laquelle en effet ne tarda pas à la détourner comme une arme de guerre contre l'Église et dans l'Église. Mais ce n'est certainement pas cela que notre Église post-conciliaire songerait à reprocher à Léon XIII. \*\*\* Saint Épiphane, évêque de Pavie au milieu du V^e^ siècle, avait beaucoup payé de sa personne pour tenter de soustraire à la domination des Wisigoths ariens la belle province d'Auvergne, catholique et romaine et révoltée contre l'envahisseur. Le roi des Wisigoths, Euric, ne voulant rien entendre, ni les Gallo-Romains pas davantage, Épiphane revint à Ravenne exposer l'échec de sa mission conciliatrice. L'échec était cuisant pour Julius Nepos, qui fut l'avant-dernier des empereurs romains d'Occident. Sa politique était de céder aux barbares, morceau par morceau, les derniers lambeaux de ce qui avait été l'empire. Il comptait préserver ainsi la sécurité de la seule Italie. 37:807 Ce calcul déjoué, il ne trouva rien de mieux que d'envoyer une armée en Gaule, non pas pour y combattre Euric, mais bien pour mettre à la raison les défenseurs d'une Auvergne obstinée à rester romaine malgré Rome. Une armée partit donc vers les Alpes, sous le commandement du patrice Oreste, lui-même Pannonien romanisé qui avait été secrétaire d'At­tila. En cours de route, Oreste décida brusquement de tourner casaque. Renonçant à une guerre gauloise qui de toute façon eût déshonoré le nom romain, il jugea préférable d'emmener ses troupes en direction de Ravenne où Julius Nepos s'était retiré sans méfiance, à peine protégé par une partie de la garde impériale. Quand il comprit enfin le danger qu'il courait, la ville était déjà investie sur trois côtés, et l'impopulaire Julius n'eut d'autre ressource que de s'embarquer précipitam­ment dans le port de Classe afin de gagner la Dalmatie, refuge habituel des empereurs détrônés. Chaudement ovationné par les Ravennates, Oreste s'installa au palais avec sa famille. Tout le monde supposait qu'il revêtirait aussitôt le manteau de pourpre. Il le refusa pour lui mais le jeta sur les épaules de son fils Romulus Auguste, âgé de treize ou quatorze ans. Cet enfant était beau et de bonne éducation. Le peuple n'hésita pas à le procla­mer empereur, quitte à lui décerner sans malice l'ironi­que surnom d'Augustule. Cependant, le succès d'Oreste n'empêchait pas les événements de suivre leur cours. Des bandes de barbares nouvellement arrivés s'étaient répandues dans toute la Ligurie, vivant de rapines et terrorisant les populations. Ces étrangers saisirent l'occasion de réclamer la part de gâteau à laquelle ils estimaient avoir droit tout aussi bien qu'Oreste. Ils avaient les dents longues. Leurs pré­tentions se bornaient à exiger, pour leurs peuples, concession officielle du tiers des terres italiennes. La réponse négative d'Oreste, dès qu'il eut connaissance de ce beau projet de réforme agraire, les exaspéra. 38:807 Ils s'en vengèrent sur la ville de Pavie qu'ils occupaient déjà en nombre. La ville fut mise à sac, les habitants en péril de mort, les monuments incendiés. Le saint évêque Épi­phane fut le seul à ne pas quitter son poste. Il usa de son prestige pour secourir au moins les femmes et les enfants voués à l'esclavage, tandis que sa propre maison était pillée et complètement détruite. Ces nouvelles réveillèrent en Oreste le sentiment de l'honneur romain. Nommé généralissime par son fils, il repartit avec son armée pour la Ligurie, sûr d'y rétablir l'ordre si gravement menacé par des conquérants plus voraces encore que les Wisigoths d'Auvergne. Il laissait derrière lui Romulus Augustule aussi mal défendu dans Ravenne que l'avait été Julius Nepos. C'est dire qu'il ne doutait pas de la victoire. De leur côté, les nouveaux ennemis de Rome avaient rassemblé leurs forces disparates et formé une véritable armée sous le commandement d'Odoacre, sorte de géant blond, Ruge d'origine. Ce chef de guerre attendait de pied ferme l'arrivée d'Oreste, La rencontre eut lieu à quelque distance de Pavie. Contre toute espérance, l'ar­mée d'Oreste fut taillée en pièces, lui-même fait prison­nier et condamné à mort par Odoacre. On l'emmena de là à Plaisance, où la sentence fut exécutée. Maître de la situation, Odoacre à son tour marche sur Ravenne. Les portes du palais aux mosaïques d'or lui étaient ouvertes. Lui non plus ne voulut point de la pourpre, comme saisi de respect devant le dernier débris de la majesté romaine. Romulus Augustule obtint même la vie sauve, « parce qu'il était beau » (*quia pulcher erat*, nous dit un chroniqueur). Le vainqueur se contenta de l'exiler, à toutes fins utiles, dans une somptueuse villa de Campanie pourvu d'une pension annuelle qu'il toucha régulièrement jusqu'à la fin de ses jours. L'Empire, d'Occident était mort avant lui. \*\*\* 39:807 Toute cette histoire que je n'ai que trop longuement résumée nous est racontée en détail par Ennodius, évê­que de Pavie, successeur de saint Épiphane dont il écrivit la *Vie* vers la fin du V^e^ siècle. Évoquant la courte période de paix relative qu'avait marquée l'avènement de Julius Nepos, non seulement il relate les faits qui ont presque aussitôt et combien cruellement déçu la confiance des Romains catholiques, mais il essaie d'en découvrir la cause génératrice. Il voit bien qu'un tel enchaînement de péripéties, d'adversités, de trahisons et de catastrophes imprévues ne s'explique ni par la seule nature des choses ni par de simples raisons humaines : il y faut un auteur capable d'avoir tout organisé, consciemment, pour le triomphe du mal. Et cet auteur surnaturel n'est autre que le diable. Ennodius nous le dénonce : « Cet infatigable machinateur de crimes, ennemi du genre humain, réunit (*conglutinat*) tous les éléments qui contribuent à l'aggravation de nos malheurs. Cet usurpa­teur invisible ourdit la perte des hommes en leur trou­blant l'esprit par l'espérance des choses nouvelles. » Vous avez bien lu : « par l'espérance des choses nouvelles »*, spe RERUM NOVARUM,* en toutes lettres dans ce texte qui sans doute n'était pas tombé sous les yeux de Léon XIII. \*\*\* L'incipit *Centesimus annus* montre quelle importance Jean-Paul II attache à l'événement que fut *Rerum nova­rum.* Quant à ce qu'il en pense au juste, il nous laisse à le dégager de ses premières explications verbales. A la lumière de ces commentaires, il est permis de conjecturer que tout aurait été plus clair encore si l'encyclique du centenaire avait commencé par les mots : *Rerum novissimarum.* 40:807 En effet, au cours de son récent voyage en Pologne, Jean-Paul II déclare solennellement ceci : « *La clef du renouveau consiste sûrement dans la création d'une nou­velle manière d'être catholique.* » (La phrase est reprise comme une citation textuelle, en italiques et entre guille­mets, par M. Élie Maréchal, envoyé spécial, dans *Le Figaro* des 8-9 juin 1991.) Qu'est-ce à dire ? De nouvelles manières d'être catholique, nous en avons déjà vu surgir bon nombre, et des plus variées, certaines allant jusqu'à la collaboration politique, mili­tante et armée avec le communisme. Le pape a dû réprouver les plus scandaleuses d'entre elles, toutefois sans venir à bout de les abolir par voie d'autorité. Sur d'autres, moins violentes en apparence, il semble avoir réservé son jugement, sinon voulu fermer les yeux. Lui-même en tout cas ne se prononce en faveur d'aucune de ces nouvelles manières d'être catholique dont nous sommes chaque jour, depuis un demi-siècle, les témoins de plus en plus déconcertés. Ce qu'il préconise à son tour, c'est la création d'une manière d'être catholique plus nouvelle encore que les précédentes. Cette nouvelle nouvelle manière, il ne la définit malheureusement pas, et pour cause : elle n'a pas d'existence réelle, puisqu'elle reste à créer. Et qui donc la créera ? En somme, la seule manière d'être catholique dont la condamnation ait été jusqu'ici explicite et effective, la seule qu'il est interdit de soutenir en doctrine et presque impossible de mettre en pratique, la seule frappée d'ex­communication majeure, c'est la manière dont l'Église, de mémoire d'homme, a toujours été catholique : telle précisément la manière de Mgr Lefebvre et de ses continuateurs impénitents, persécutés par la nouvelle Inquisition jusqu'à ce que mort s'ensuive. 41:807 \*\*\* Rendons cependant à Jean-Paul II cette justice, que sur quelques points essentiels de la morale naturelle et chrétienne il se refuse expressément à toute espèce d'in­novation. Ainsi ne cesse-t-il pas de proclamer haut et clair, à temps et à contretemps, le cinquième article du Décalogue : *Tu ne tueras point.* Eh mais ! sur ce chapitre au moins, voilà qui ressemble fort, Dieu merci, à l'ancienne manière d'être catholique et de le rester sans transiger avec le siècle, quelques héroïsme et impopularité qu'il en coûte aujour­d'hui à Jean-Paul II comme hier à Mgr Lefebvre. *Alexis Curvers.* ***Réponse\ de J. Trémolet de Villers*** La réserve formulée expressément par le pape sur l'autorité de certaines analyses qu'il propose, non comme Docteur privé mais « en raison de sa sollicitude pasto­rale », me paraissait aller de soi. La distinction se fait aisément tout au long de l'encyclique mais me paraît s'appliquer plus particulièrement aux chapitres II et III intitulés respectivement : « Vers les choses nouvelles d'aujourd'hui » et « L'année 1989 ». Je ne sais pas s'il faut rapprocher cet avertissement de celui contenu dans « Laborem exercens ». Mais ce procédé me semble assez constant, non seulement dans les encycliques mais dans les allocutions de diverses natures du pape Jean-Paul II. 42:807 Celui qui a l'occasion d'entendre ces allocutions fait aisément la distinction au ton de la voix du Saint Père. La même distinction se fait à la lecture entre ce qui est enseignement magistral et ce qui n'est qu'analyse, supposition ou hypothèse. Le fait, d'ailleurs, n'est pas spécifique à Jean-Paul II. On le retrouve, notamment chez Pie XII, dont les allocutions en matière sociale sont si nombreuses et variées. Si, dans « Centesimus annus », le Saint Père a éprouvé le besoin de faire figurer explicitement cette distinction, c'est, me semble-t-il, moins pour amoindrir l'autorité de son analyse des choses nouvelles, que pour rappeler fermement qu'il y a des principes de doctrine sociale qui ne se discutent pas et que l'Église a autorité en la matière. Le rappel de cette autorité de l'Église et de sa nécessaire intervention en ce domaine est très insistant dès le début de l'encyclique. La recension de ces principes indiscutables de doc­trine sociale, élément essentiel de la nouvelle évangélisa­tion, me semble aisée à pratiquer dans l'encyclique « Centesimus annus » soit : -- La dignité inaliénable du travail de l'homme, prix de la vie d'un être sacré, et le lien étroit de ce travail avec son perfectionnement personnel. Conséquences de ce principe sur la valeur et la durée du travail. En aucun cas, ce travail ne peut être considéré comme une marchandise. -- La valeur permanente du droit de propriété privée. -- Le droit naturel à l'homme de fonder une famille et à assurer sa subsistance par son travail. -- Le droit naturel de l'homme à former des associations privées, professionnelles ou autres. 43:807 -- Le droit naturel de l'homme à la prière et la nécessaire organisation du respect de ce droit : liberté religieuse. -- Le rôle de l'État, gardien du devoir de Justice et dont l'intervention doit respecter les principes de subsi­diarité et de solidarité (autrement appelés « amitié » ou « charité sociale »). *Jacques Trémolet de Villers.* 44:807 Troisième question ### Les « trois » pouvoirs Au paragraphe 44, il nous est dit : « Dans un passage de *Rerum novarum,* (Léon XIII) expose l'organisation de la société en trois pouvoirs -- législatif, exécutif et judiciaire -- et cela représentait alors une nouveauté dans l'enseignement de l'Église. » En note on nous renvoie au paragraphe 27 de Rerum *novarum.* Avez-vous pu découvrir ce passage attribué à *Rerum novarum ?* *Alexis Curvers répond en trois lettres* « *Non* »*.* 45:807 *Réponses d'Émile Poulat, Yves Chi­ron, Arnaud de Lassus, Armand Mathieu, Hervé de Saint-Méen, Jacques Trémolet de Villers, François Léger.* ***Réponse\ d'Émile Poulat*** Seule la traduction française de *Centesimus annus* renvoie au § 27 de *R*.*N*., c'est-à-dire à l'édition par les jésuites du CERAS (successeur de l'Action populaire) du choix d'encycliques publié sous le titre *Le discours social de l'Église* (Centurion, 1991, 2^e^ édition). De fait, à ce paragraphe 27, on ne trouve rien qui parle des trois pouvoirs et qui explique ce renvoi. *Émile Poulat.* ***Réponse\ d'Yves Chiron*** L'organisation de la société en trois pouvoirs que Léon XIII aurait exposée au paragraphe 27 de *Rerum novarum* n'est-elle pas plutôt ce passage (vingt-huitième paragraphe du texte latin) : 46:807 « Quelles que soient les vicissitudes par lesquelles les formes de gouvernement sont appelées à passer, il y aura toujours entre les citoyens ces inégalités de conditions sans lesquelles une société ne peut ni exister ni être conçue. A tout prix il faut des hommes qui gouvernent, qui fassent des lois, qui rendent la justice, qui, enfin, de conseil ou d'autorité, administrent les choses de la paix et les choses de la guerre. » ([^9]) Léon XIII se prononce-t-il véritablement, par ce passage, en faveur de la séparation des pouvoirs ? Rien n'est moins établi. D'autres passages, d'autres textes seraient à examiner. *Yves Chiron.* ***Réponse\ d'Arnaud de Lassus*** Léon XIII a-t-il exposé « l'organisation de la société en trois pouvoirs, -- législatif, exécutif et judiciaire » ? La chose est peu vraisemblable et ne figure pas en tout cas dans « Rerum novarum » ni dans « Immortale Dei », encyclique du 1^er^ novembre 1885 sur la constitu­tion chrétienne des États. Après s'être ainsi référé à Léon XIII, l'encyclique « Centesimus annus » (§ 44) poursuit : « *Pour protéger la liberté de tous* (*...*) *il est préférable que tout pouvoir soit équilibré par d'autres pouvoirs* (*...*)*.* » 47:807 Cette conception paraît proche de la « séparation des pouvoirs » chère à Montesquieu ; théorie qui ruine l'unité et l'harmonie de l'État puisqu'elle fait reposer l'ordre et la liberté sur un *équilibre* obtenu par l'opposi­tion de pouvoirs autonomes et antagonistes ([^10]) ; théorie qui, en fait, est plus souvent affichée dans les Constitu­tions des États libéraux que réellement mise en pratique. *Arnaud de Lassus.* ***Réponse\ d'Armand Mathieu*** Peut-on faire observer que l'indépendance de ces trois pouvoirs (où nous ne mettons d'ailleurs plus la même chose que Montesquieu y mettait) est une pure fiction ? Le pouvoir judiciaire dépend toujours par un lien ou un autre de l'exécutif qui l'a fondé, et qui lui donne les moyens d'exister. *Armand Mathieu.* ***Réponse\ d'Hervé de Saint-Méen*** Quand j'ai passé mon bac, vers 1955, dans ces temps bénis où il y avait des Humanités, on m'avait conseillé : si tu as besoin d'une citation en philo, invente-la carré­ment, les correcteurs ne peuvent prétendre connaître par cœur Nietzsche ou Bergson, et ils n'ont pas le loisir d'y aller chercher. 48:807 Il suffit que ce soit dans l'esprit et que cela paraisse plausible... Ça a très bien marché. Les journalistes font ça tous les jours avec M. Le Pen Jean-Marie. On aurait pu conjecturer que -- ainsi que Maur­ras en accusait l'entourage de Pie XI à propos de l'Action française -- on aurait fabriqué dans une violette officine à l'usage de Jean-Paul II une fausse encyclique *Rerum novarum.* Cela paraît peu probable à l'examen. Alors ? L'ignorance, ou une invention pure et simple de secrétaires pressés ? *Hervé de Saint Méen.* ***Réponse\ de J. Trémolet de Villers*** On peut toujours distinguer dans un État trois formes de pouvoir : le législatif, l'exécutif et le judiciaire. Il est illusoire de prétendre les séparer. L'important n'est pas dans cette distinction ou séparation. L'important est que ces trois pouvoirs respectent l'existence d'une vérité transcendante. L'URSS, comme la monarchie capé­tienne, a connu l'existence des trois pouvoirs. Mais l'URSS niait explicitement que ces pouvoirs dussent être soumis au respect d'un certain nombre de droits fonda­mentaux, découlant du caractère sacré de la personne humaine, s'imposant aux individus, aux groupes, aux classes, aux nations et aux États. 49:807 La notion d'État de droit n'est donc pas liée à la seule distinction des trois pouvoirs, qui est d'ordre technique, mais à la reconnais­sance par les trois pouvoirs de ces droits fondamentaux. Si une certaine imprécision de rédaction pouvait laisser entendre, à la lecture du premier alinéa du paragraphe 44, que la seule distinction des pouvoirs fondait l'État de droit, la lecture attentive de la totalité du paragraphe ne laisse aucun doute : sans respect affirmé et institutionna­lisé de la vérité, l'État de droit n'existe pas. *Jacques Trémolet de Villers.* ***Réponse\ de François Leger*** En ce qui concerne l'assertion de *Centesimus annus* selon laquelle Léon XIII aurait exposé au paragraphe 27 de *Rerum novarum* « l'organisation de la société en trois pouvoirs -- législatif, exécutif et judiciaire » -- ce qui représenterait « une nouveauté dans l'enseignement de l'Église », oserai-je dire qu'une telle assertion est on ne peut plus « tirée par les cheveux » ? *a*) Dans le paragraphe en question, Léon XIII déve­loppe tout uniment l'idée que si les hommes qui gouver­nent l'État ont, de par l'importance de leur fonction, le droit d'occuper un rang prééminent dans la société, les autres, et très particulièrement les ouvriers des champs et des usines, exercent dans cette même société un rôle si important et même si décisif pour sa prospérité, qu'ils ont eux aussi un droit, le droit que l'État s'occupe d'eux et leur assure un sort satisfaisant. Tel est le mouvement de la pensée de Léon XIII et il n'est nullement question ici de la moindre « séparation des pouvoirs » de style Montesquieu. 50:807 *b*) Ce qui a permis au rédacteur de *Centesimus annus* d'avancer une interprétation aussi bizarre du texte de *Rerum novarum* tient au fait très simple qu'ayant affirmé la nécessité de l'État et la nécessité pour celui-ci d'avoir des agents (dont Rerum novarum définissait quel devait être le rang) Léon XIII avait, pour la clarté de la chose, énuméré quelques-uns de ces agents : ceux « qui gouvernent, qui (font) les lois qui rendent la justice, qui enfin, par conseil ou par autorité, administrent les affaires de la paix et les choses de la guerre ». Après quoi, il enchaînait : « A n'en pas douter, ces hommes doivent avoir, etc. » Aucune question constitutionnelle n'était effleurée par son énumération. *c*) Si, pour s'amuser un instant, on voulait d'ailleurs prendre l'innocente énumération de *Rerum novarum* comme base de travail constitutionnel et d'organisation des « pouvoirs », on remarquerait tout de suite : *primo,* que Léon XIII plaçait l'exécutif avant le législatif alors que *Centesimus annus* intervertit cet ordre ; *secundo,* que Léon XIII ne distinguait pas *trois* pouvoirs mais *cinq,* car à l'exécutif, au législatif et au judiciaire, il ajoutait le *diplomatique* (« ceux qui admi­nistrent les affaires de la paix ») et le *militaire* (ceux qui s'occupent des « choses de la guerre »). Joli problème de Droit Constitutionnel ! Admirable « nouveauté dans l'enseignement de l'Église » que cette théorie des cinq pouvoirs ! *François Leger.* 51:807 Quatrième question ### « Autoritaire » et « totalitaire » Comme allant de soi, et sans explication, les régimes autoritaires sont amalgamés aux régimes totalitaires, l'autoritarisme est assimilé au totalitarisme (cf. par exemple au paragraphe 30) ([^11]), ce qui est tout à fait nouveau dans la doctrine pontificale ; et le régime ou système dit de la sécurité nationale est traité de la même façon (paragraphe 19 et paragraphe 20). A propos de ce dernier, on remarque qu'il est rejeté purement et simplement, sans que le saint-siège en présente et en autorise une version corrigée et acceptable, comme il l'avait fait pour les systèmes de la « théologie de la libération » (cf. l' « Instruction sur la liberté chrétienne et la libération » du 23 mars 1986). 52:807 Est-ce là une survivance de la politique préférentielle d' « ouverture à gauche » qui a été reprochée à Jean XXIII et à Paul VI ? *Réponses d'Émile Poulat, Yves Chi­ron, Jean Crété, Danièle Masson, Hervé de Saint-Méen, Arnaud de Lassus, Jac­ques Trémolet de Villers, Guy Rouvrais et Alexis Curvers.* ***Réponse\ d'Émile Poulat*** Régimes autoritaires et totalitaires, dictatures et fascismes, on ne peut pas dire que, sur ce point névralgi­que, la science politique nous offre une théorie satisfai­sante et l'accord massif des politologues. En présence de cette constellation s'affirme aujourd'hui nettement la « préférence démocratique » du saint-siège, réserve faite des précisions doctrinales de rigueur. La « théologie de la libération » est le fait de théolo­giens avec qui les autorités romaines ont discuté théolo­gie. La « sécurité nationale » est le fait de gouverne­ments qui se sont donné une doctrine, sans théologiens connus pour la théologiser. La première est une réalité complexe et mouvante avec des courants divers ; la seconde avait les vertus de l'esprit militaire. 53:807 Pour le saint-siège, me paraît-il, subsistent pleinement le *concept* de « sécurité nationale », dont tout État fait usage, et le « choix prioritaire des pauvres », dont l'Église maintient le principe. *Émile Poulat.* ***Réponse\ d'Yves Chiron*** A plusieurs reprises, en effet, régimes « autoritaires » et régimes « totalitaires » sont assimilés. Ni la philoso­phie politique ni la recherche historique ne permettent l'amalgame entre ces deux formes de gouvernement. Ce n'est que par le choix préférentiel de la démocratie libérale, pluraliste, qu'ils peuvent être considérés comme également mauvais, *Yves Chiron.* ***Réponse\ de Jean Crété*** Cette assimilation des régimes autoritaires, même chrétiens (Dollfuss, Franco, Salazar, Pinochet), était faite depuis longtemps par les démocrates chrétiens. Elle est devenue officielle avec Jean XXIII, Paul VI et Jean-Paul II. 54:807 Cette ouverture à gauche est telle qu'on considère le communisme, qui se déclare démocrate (« démocraties populaires »), comme préférable aux régimes « de droite ». *Jean Crété.* ***Réponse\ de Danièle Masson*** Aux paragraphes 19 et 29, régimes totalitaires, auto­ritaires et de sécurité nationale sont amalgamés. C'est à-dire que sont également condamnés le mal communiste, qui n'est pas défini comme « intrinsèquement pervers », et les réponses, extrinsèquement perverses, à ce mal. Au nom du même principe : la liberté bafouée. Dans la conception de la liberté, il y a dans l'encycli­que un flottement : la liberté est parfois exaltée pour elle-même, dans la référence insistante à « l'idéal démo­cratique » et aux droits de l'homme ; elle est parfois subordonnée au vrai : « la conscience humaine est liée à la vérité naturelle et à la vérité révélée » (paragraphe 29). Cette contradiction, ou cette ambiguïté, me paraît une caractéristique essentielle de l'encyclique. *Danièle Masson.* 55:807 ***Réponse\ d'Hervé de Saint-Méen*** Les régimes autoritaires sont amalgamés aux régimes totalitaires. Il est triste et profondément décevant de voir les dépositaires des clefs, les titulaires du pouvoir spiri­tuel donner dans les à-peu-près, les amalgames intéressés et les simplismes réducteurs des médias et des spécialistes de la désinformation objectivement dirigée, au service d'obscurs intérêts. On pourrait de nouveau attribuer cette confusion à la distraction ou à l'ignorance ou au volontaire alignement sur le monde moderne qui fut l'essentiel de l'évolution conciliaire. Dans ce cas il devient difficile d'expliquer aux incroyants comment dans le même temps ces aveugles volontaires sont également les gardiens et les dépositaires de la Vérité révélée. C'est peut-être cela la « nouvelle évangélisation ». Et c'est peut-être aussi pour cela que le Moyen-Age, qui ne manquait pas de « culot », sculpta tant de mitres dans les Enfers des Jugements qui fleurissaient aux tympans des basiliques... *Hervé de Saint Méen.* ***Réponse\ d'Arnaud de Lassus*** *L'autoritarisme assimilé au totalitarisme ? --* Assimi­lation qui est suggérée au § 29 de l'encyclique : 56:807 « *Il est important de réaffirmer ce principe* (*selon lequel l'ordre politique serait fondé sur, les droits de la conscience humaine*) *pour divers motifs : a*) *parce que les anciennes formes de totalitarisme et d'autoritarisme ne sont pas encore anéanties* (*...*)*.* » Si l'on entend par autoritarisme la caractéristique d'un régime qui *abuse* de l'autorité, la phrase en elle-même ne soulève pas de difficulté... encore qu'elle mette sur le même pied deux désordres de gravité très différente. Si l'on entend autoritarisme au sens que lui donne le « Robert » : « *caractéristique d'un régime autoritaire* »*,* autrement dit d'un « *régime à exécutif non contrôlé* » (définition donnée avec renvois analogiques : absolu, absolutiste, dictatorial, ferme, fort)..., des questions se posent : l'encyclique, se basant sur une conception de l'État proche de celle de Montesquieu (cf. § 44), critique-t-elle tout régime refusant la séparation des pouvoirs (« régimes à exécutifs non contrôlés ») ? Critiquerait-elle par exemple, dans son principe, une monarchie absolue comme la monarchie capétienne ? Questions graves, qui vont bien au-delà d'une survi­vance éventuelle de l'ouverture à gauche, mais sur les­quelles il est difficile de prendre position étant donné que le mot « autoritarisme », utilisé une fois, n'a pas été défini. *Les systèmes de* « *sécurité nationale* » La fin ne suffit pas à justifier les moyens. L'objectif « sécurité nationale » « un des aspects essentiels du bien commun temporel » n'autorise pas l'État à mettre en œuvre des moyens immoraux pour l'atteindre. Est-ce cela qu'a voulu signifier l'encyclique dans son § 19 ? Cela sans doute, mais aussi autre chose. 57:807 N'est-il pas suggéré que les États soucieux de sécurité nationale tombent presque inévitablement dans le totalita­risme, moyennant quoi il faudrait s'y opposer ? Peut-on suivre Jean-Paul II dans cette voie où sont amalgamés régime autoritaire et régime totalitaire ? *Arnaud de Lassus.* ***Réponse\ de J. Trémolet de Villers*** Le paragraphe 30 de l'encyclique traite de la pro­priété privée et de la destination universelle des biens. Il n'y est pas question de totalitarisme ni d'autoritarisme. Personne n'est à l'abri des erreurs matérielles de référence. En revanche, il n'est pas exact que les régimes dits de « sécurité nationale » soient amalgamés, sans explica­tion, aux régimes totalitaires. Il est dit d'eux, au para­graphe 18 : « En second lieu, d'autres forces sociales et d'autres écoles de pensée s'opposent au marxisme par la construction de systèmes de « sécurité nationale » qui visent à contrôler de façon capillaire toute la société pour rendre impossible l'infiltration marxiste. En exal­tant et en augmentant le pouvoir de l'État, ces systèmes entendent préserver leurs peuples du communisme ; mais, ce faisant, ils courent le risque grave de détruire la liberté et les valeurs de la personne au nom desquelles il faut s'y opposer. » Ce passage entre incontestablement dans la partie de l'encyclique dont le Saint Père a dit qu'elle était une « analyse » et à laquelle ne s'attache pas l'autorité du magistère. Aucun régime précis n'est désigné. 58:807 On pour­rait cependant reconnaître assez aisément certaines dictatures de salut public dont l'étatisation a stérilisé les forces de défense de l'ordre social. D'une certaine façon l'Espagne de Franco pourrait tomber sous cette critique. Car l'hypertrophie de l'État dans la défense contre le communisme a entraîné le peu de résistance de la nation elle-même aux virus modernes de la subversion. L'obser­vation vaut aussi pour le Portugal de Salazar. Il y a une infirmité radicale dans les systèmes qui ont prétendu confier seulement à la police d'État le soin de la lutte contre l'infiltration marxiste. Comme le disait Lénine, « le communisme pousse littéralement par tous les pores de la vie sociale ». La santé d'une société -- et son degré de résistance au communisme -- résulte donc de la santé des corps intermédiaires qui la composent. Sans cette libre revitalisation -- de l'intérieur -- des corps intermédiaires, les systèmes de « sécurité nationale » sont contraints de procéder par seule voie d'autorité policière, ce qui est, à la fois, illégitime et inefficace. L'analyse de Jean-Paul II me paraît dans la droite ligne de la doctrine sociale de Léon XIII, Pie X, Pie XI, Pie XII. Au surplus, elle ne porte pas sur les régimes de sécurité nationale une condamnation grave, ainsi que celle pro­noncée contre les systèmes totalitaires. Au chapitre 47, il est dit : « Après la chute du totalitarisme communiste et de nombreux autres régimes totalitaires et de « sécurité nationale »... Il y a effective­ment d'autres régimes que les régimes communistes : les socialismes, le national-socialisme, le fascisme et les innombrables dérivés et mélanges de ces systèmes dans les pays dits du « Tiers Monde » depuis le début de la décolonisation. Loin d'être la « persistance d'une ouverture à gauche », cette analyse pastorale me paraît au contraire totalement libérée d'un quelconque complexe de « gauche » ou de « droite » et attachée seulement à dire la vérité. 59:807 Seule l'obligatoire imprécision de la détermina­tion de l'espace et du temps des régimes visés constitue une faiblesse, le lecteur étant obligé de se livrer à sa propre analyse pour donner une application précise à celle du Saint Père. *Jacques Trémolet de Villers* ***Réponse\ de Guy Rouvrais*** Le pape définit ainsi le totalitarisme, « dans sa forme marxiste-léniniste » : « ...quelques hommes, en vertu d'une connaissance plus approfondie des lois du dévelop­pement de la société ou à cause de leur appartenance particulière de classe et de leur proximité des sources les plus vives de la conscience collective, sont exempts d'erreur et peuvent donc s'arroger l'exercice d'un pouvoir absolu ». Or, cette définition qui semble circonscrite au marxisme-léninisme s'applique également -- en l'absence d'une autre définition -- aux « nombreux autres régimes totalitaires et de sécurité nationale ». Pour que cette équivalence fût pertinente, il eût d'abord fallu établir qu'un régime dit de « sécurité natio­nale » est par nature totalitaire. Or, ni dans son contenu ni dans sa formulation, le concept de sécurité nationale n'est répréhensible. C'est un objectif qu'il est licite de poursuivre en vue du bien commun. Bien entendu, si la fin est légitime, on ne saurait user de n'importe quels moyens pour l'obtenir. Mais dire si tel régime de sécurité nationale viole, ou non, la loi morale devrait être une question de fait et non une pétition de principe. Cela supposerait une enquête dans chaque cas particulier, pour chaque État considéré. 60:807 Dans la mesure où tel État, se réclamant de la sécurité nationale, use de moyens de gouvernement cou­pables, cela n'autorise pas, pour autant, à l'assimiler au totalitarisme, tel que le pape le définit. Il y a une différence essentielle, pour un dirigeant, entre violer la loi morale en oppressant son peuple, à cause de son péché personnel (volonté de puissance, cruauté, esprit de lucre, soif de vengeance, etc.) et nier le principe même de la loi naturelle qui est le fait des dictateurs communistes. Il y a là, en effet, une notable évolution de la doctrine de l'Église. Le pape, comme pour les régimes communistes, ne voit pas pour un régime de sécurité nationale d'autre solution que sa chute. Si Jean-Paul II osait employer l'expression, la « sécurité nationale » serait aussi « intrinsèquement perverse » que le commu­nisme. Mais n'est-ce pas légitimer les formes les plus scandaleuses de la « théologie de la libération » ? Il s'agirait bien alors d'une survivance de « l'ouverture à gauche ». *Guy Rouvrais.* ***Réponse\ d'Alexis Curvers*** Que la « politique préférentielle d'*ouverture à gauche* »*,* telle que l'ont inaugurée et pratiquée Jean XXIII et Paul VI, survive et se poursuive sous Jean-Paul II, cela n'est guère niable. 61:807 Témoin l'insistance et la complaisance marquée avec lesquelles reviennent dans ses discours les mots *démocratie, liberté, droits de l'homme,* etc. Ce vocabulaire politique n'aurait en soi rien de répréhensible s'il n'avait pas déjà beaucoup servi à désigner les « valeurs » dont se réclament la gauche et, particulièrement, les soi-disant théologiens de la préten­due libération. Emprunter à ceux-ci la terminologie sous le couvert de laquelle ils fourbissent les armes d'une révolution à la fois politique et religieuse, il y a là, pour le moins, manque de prudence et risque d'ambiguïté. On attendrait d'un pape qu'il se réfère aux comman­dements de Dieu plutôt qu'aux droits de l'homme, même si, dans son esprit comme en réalité, les premiers et les seconds ne font qu'un. Invoquer les droits de l'homme sans rappeler expressément qu'ils n'ont d'autre fondement que l'autorité divine, ce n'est peut-être qu'une concession verbale. Mais toute concession de ce genre entraîne le plus souvent une inversion de l'ordre des choses. « Il y a péril rien qu'à biaiser sur les mots... Ce simple déplacement de mots effectue fort vite un immense déplacement d'idées. » (Louis Veuillot, *L'illu­sion libérale,* chapitre V.) ([^12]) Il semble toutefois que chez Jean-Paul II la persis­tance de l'ouverture à gauche aille de pair avec un certain projet de réouverture à droite. Selon qu'il penche tantôt d'un côté tantôt de l'autre, l'ambiguïté de ses propos se mesure aux diversités de l'accueil qu'ils reçoi­vent de chacun des deux côtés. Quand il condamne en bloc les « régimes autori­taires » (mis abusivement dans le même sac que les « totalitaires »), la gauche est bien obligée d'acquiescer poliment, encore que d'une bouche réticente et pincée ; et la droite ou prétendue telle applaudit à son tour, encore que souvent avec moins de conviction que de réserve. 62:807 Mais lorsque Jean-Paul II se permet de remplir la vraie fonction d'un pape, quand il se déclare sans ambages contre l'immoralité, la pornographie et l'avorte­ment, les positions respectives se renversent à l'instant même : la droite reprend un peu courage, tandis que la gauche alarmée pousse des cris d'orfraie, indignée de voir ainsi bafoués ces fameux droits de l'homme dont le pape s'était d'abord montré si chaudement partisan. Tels sont les beaux résultats de l'ambiguïté du langage. Il y a malentendu sur la nature et sur l'objet des « droits » qui ne sont pas les mêmes pour tout le monde. Dans ces conditions, l'on comprend que Jean-Paul II ait à se plaindre de beaucoup parler et d'être fort peu écouté. Le tout serait de commencer par s'entendre sur le sens et la portée des mots qu'on emploie. Car enfin, tant à gauche qu'à droite, il faut qu'une porte soit ouverte ou fermée. Il faut plus encore éviter d'ouvrir tout à la fois les deux portes adverses. Les vents d'orage ne se rencontreront pas sans porter aussitôt dans la maison entière la tempête et *la* foudre. *Alexis Curvers.* 63:807 Cinquième question ### Les communistes Le parti communiste a accueilli l'encyclique en souhaitant qu'ait lieu, grâce à elle, une relance d'actions communes aux chrétiens et aux communistes (déclaration de Mme Francette Lazard, membre du bureau politique du PCF., Humanité du 3 mai). Comment expliquez-vous cette illusion (ou cette comédie) du parti communiste ? *Réponses d'Émile Poulat, Yves Chi­ron, Jean Crété, Jacques Trémolet de Vil­lers, Danièle Masson, Guy Rouvrais et Alexis Curvers.* 64:807 ***Réponse\ d'Émile Poulat*** L'accueil fait à l'encyclique par le Parti communiste ne lui est pas propre : les « libéraux » ne se sont pas montrés moins satisfaits. En Italie, l'unanimisme de la presse et des partis a même été lyrique. Le problème est bien : comment lit-on et que lit-on ? Comment un document pontifical est-il lu ? Trop sou­vent non pour ce qu'il dit (et qui suppose une bonne maîtrise de la pensée qui inspire son auteur), mais pour ce que chacun en attend ou y trouve. Il en va de même à chaque élection d'un nouveau pape. *Émile Poulat.* ***Réponse\ d'Yves Chiron*** Le parti communiste français, par certaines de ses instances, s'est réjoui de cette encyclique parce que quel­ques passages du texte pontifical lui font espérer de possibles actions communes avec les chrétiens, notam­ment quand Jean-Paul II évoque, paragraphe 35 : 65:807 « *un champ d'action vaste* et fécond *pour l'engagement et les luttes,* au nom de la justice, des syndicats et des autres organisations de travailleurs qui défendent les droits de ces derniers et protègent leur dignité... » (souligné dans le texte). Mais d'autres passages de l'encyclique devraient décourager les communistes, ceux où le Pape parle d' « un impossible compromis entre le marxisme et le christianisme » ou de l'échec des économies socialistes. *Yves Chiron.* ***Réponse\ de Jean Crété*** Ce n'est ni une illusion ni une comédie : le parti communiste prend, dans les documents pontificaux, ce qui le favorise réellement. *Jean Crété.* ***Réponse\ de J. Trémolet de Villers*** Le Parti communiste dit n'importe quoi, et il ne faut jamais chercher à comprendre ses propos par rapport à leur objet mais seulement en pénétrant les secrets de son appareil. Ce qu'il dit n'a pas valeur de réalité mais constitue seulement un outil pour l'action des membres du Parti. 66:807 Dans cette perspective, il arrive très fréquem­ment que le Parti dise le contraire de la réalité, ne serait-ce que pour désamorcer, par avance, ce que cette réalité peut avoir, pour lui, de dangereux. De cette encyclique, qui est l'une des plus « anti­communistes » qui aient été publiées, le Parti ne pouvait que dire qu'elle était la plus proche des communistes. C'est un procédé devenu classique... et dérisoire. *Jacques Trémolet de Villers.* ***Réponse\ de Danièle Masson*** Apparemment, la méprise du PC est impardonnable. Au paragraphe 26, Jean-Paul II dénonce « l'impossible compromis entre le marxisme et le christianisme ». Au paragraphe 13, il dénonce « l'erreur fondamentale du socialisme », qui est de « caractère anthropologique » et prend sa source dans l'athéisme. Sur le plan théorique, donc, aucune rencontre possible. Mais ce qui intéresse le PC, ce n'est pas la rencontre d'idées, ce sont les actions communes. Et dans ce domaine, l'illusion ou la comédie du PC est explicable, Jean-Paul II n'ayant pas rappelé que les actions communes entre les catholiques et les communistes sont impossibles, à cause de la nature de la praxis communiste, ni théorie ni action, mais fusion de l'une et de l'autre, infléchissement de l'une par l'autre. Par ailleurs, Jean Daniel, porte-parole intellectuel de la gauche au pouvoir, recommande chaleureusement la lecture de l'encyclique *Centesimus annus,* parce qu'elle propose, dit-il, « l'alternative » de « la vertu chrétienne » « entre le gris prosaïsme des gauches d'Europe et le brun fanatisme de l'extrême-droite ». (*Nouvel Observateur* du 9 mai.) 67:807 Cette recommandation appelle trois remarques : 1\) L'ambiguïté de l'encyclique ouvre une voie large aux interprétations contradictoires. 2\) L'amalgame entre régimes autoritaires et totalita­rismes permet d'insinuer que la droite est plus dange­reuse que la gauche : « le brun fanatisme » suscite l'ef­froi, « le gris prosaïsme » ne suscite que l'ennui ; insinuation d'autant plus aisée que Jean-Paul II appelle souvent le communisme « socialisme » avec guillemets, autorisant ainsi, pour les habiles, une distinction entre un bon socialisme et un mauvais socialisme. 3\) Il est étrange de voir Jean Daniel louer « la vertu chrétienne », mais l'éloge que fait Jean-Paul II de la démocratie et des droits de l'homme permet au directeur du *Nouvel Observateur* de lire, dans « la vertu chré­tienne », un christianisme judaïsé, et donc une conver­gence avec le judaïsme athée et la laïcité sacrée qui constituent son idéal. Jaurès avait ainsi salué *Rerum novarum :* « C'est un manifeste socialiste ! » Jaurès s'était trompé ou nous avait trompés, et il était facile de le montrer. Jean Daniel s'est trompé ou nous a trompés. Mais il est moins aisé de le montrer, tant l'encyclique, en quelque sorte, a « du jeu ». *Danièle Masson.* 68:807 ***Réponse\ de Guy Rouvrais*** Le parti communiste, au moins son noyau dirigeant, n'a jamais eu d'illusions sur le caractère radicalement incompa­tible de la doctrine catholique authentique et du marxisme-léninisme. Il ne peut donc s'agir, aujourd'hui comme hier, que d'une comédie. Comédie, il est vrai, dans laquelle de trop nombreux catholiques, trop longtemps, leur ont donné la réplique par ignorance, bêtise ou complicité, lesquelles, d'ailleurs, ne sont pas incompatibles. La vieille tactique de la « main tendue », ça marche toujours, plus ou moins bien, plus ou moins longtemps, avec un nombre plus ou moins important de dupes, mais ça marche. Les communistes se sont donc précipités sur cette encyclique en pratiquant une lecture sélective. Pourquoi, une fois de plus, les communistes ne tendraient-ils pas leur filet ? Ils n'ont rien à y perdre. D'autant que le discrédit qui frappe le communisme à l'Est, comme à l'Ouest, n'atteint certains catholiques qu'avec un effet-retard qui fait d'eux les derniers « compagnons de route ». *Guy Rouvrais.* ***Réponse\ d'Alexis Curvers*** Je répondrai par un souvenir, bien que n'ayant guère la mémoire des dates. Peu de temps, je crois, après la fin de la seconde guerre mondiale, Staline régnant sur l'univers, la revue communiste *Europe* consacra un volu­mineux numéro spécial à Teilhard de Chardin, à sa doctrine et à sa gloire. 69:807 Voilà enfin un penseur catholique, jésuite irréprocha­ble et de valeur scientifique réputée, en qui les commu­nistes rencontraient l' « interlocuteur valable » qu'ils cherchaient depuis longtemps, un esprit d'assez haute et large envergure pour rendre possibles, entre marxisme et religion, le dialogue, l'entente, la collaboration combien souhaitables. Tout cela d'ailleurs non sans raison : la mystagogie teilhardienne découle tout entière du dogme sacro-saint de l'Évolution, qui est aussi l'alpha et -- c'est le cas de le dire -- l'oméga de l'idéologie marxiste. C'est bien pourquoi Pie XII multipliait (malheureu­sement en vain) les mises en garde contre le teilhardisme qui déjà s'était répandu clandestinement dans les sémi­naires catholiques. Depuis, la mythologie évolutionniste a perdu son prestige ; à peine ce « conte de fées pour grandes per­sonnes » (dixit Jean Rostand) sert-il encore de fond de tiroir à des magazines en mal de copie. Mais le Dieu créateur n'a regagné sa place ni dans les magazines, ni dans le Credo scientifique du monde moderne. Teilhard lui-même est discrédité, passé de mode et retombé dans le néant. Mais le mal que ses divagations ont fait à la foi chrétienne reste fait et n'a pas fini de s'aggraver. Au bout du compte, comme à son ordinaire, la propagande communiste s'est trouvée seule et unique bénéficiaire de l'opération. Si la revue *Europe* existe encore, il conviendrait de l'en féliciter. *Alexis Curvers.* 70:807 Sixième question ### La personne et le bien commun Le principe qui « sert de guide à toute la doctrine sociale de l'Église » (paragraphe 11 et passim) est la « juste concep­tion de la personne humaine » et de son « éminente dignité ». Mais on voit apparaître fréquemment, comme un principe impérieusement ordonnateur (et donc supérieur ?) le principe nommé, invoqué mais non pas défini du *bien commun* (cf. par ex. les paragraphes 13, 14, 43, 47, 48, 51, 58, etc.), et notamment « la capacité de prendre des décisions en fonction du bien commun » (paragraphe 47). L'encyclique vous apporte-t-elle des indications décisives sur les rapports entre la personne individuelle et le bien commun ? ou bien pensez-vous qu'on doit se référer sur ce point à d'autres documents pontificaux ? 71:807 *Réponses d'Émile Poulat, Danièle Masson, Jacques Trémolet de Villers, Arnaud de Lassus, Yves Chiron et Alexis Curvers.* ***Réponse\ d'Émile Poulat*** Ce fut jadis un grand débat entre Charles De Koninck et Jacques Maritain que le rapport ou la primauté entre personne humaine et bien commun. Le débat mérite grandement d'être rouvert, d'autant plus qu'il déborde la doctrine sociale, et aussi pour une autre raison : au moment où tout le monde se réclame de « l'économie de marché », la pensée libérale (aux États-Unis mais aussi en Europe) commence à faire un usage jusqu'ici étranger à son langage de ces deux catégories éminemment catholiques. Qui sait encore avec rigueur et précision ce qu'est le « bien commun » pour la pensée catholique et ce qu'il peut signifier pour notre monde contemporain, où la subjectivité de l'*intérêt* s'est substituée à l'objectivité du *bien.* *Émile Poulat* 72:807 ***Réponse\ de Danièle Masson*** Le flottement entre l'exaltation de la personne humaine -- fruit de la culture moderne et plus particu­lièrement du personnalisme qui marqua Karol Wojtyla -- et l'accent sur le bien commun -- expression de la doctrine sociale de l'Église -- caractérise l'encyclique. Elle ressemble en cela à l'auberge espagnole : chacun y trouvera ce qu'il y apportera. Les uns y verront la continuité de la doctrine sociale. Les autres y verront la rupture avec la tradition, Il est difficile de donner tort aux uns, ou aux autres, compte tenu de l'ambiguïté de l'encyclique. *Danièle Masson.* ***Réponse\ de J. Trémolet de Villers*** Il est certain que l'encyclique tend plus à relancer l'enseignement, la diffusion et la pratique de la doctrine sociale, qu'à définir, dans sa totalité, le contenu de cette doctrine. 73:807 Il est donc absolument nécessaire de se référer aux autres documents pontificaux -- et particulièrement à l'enseignement de Léon XIII et à celui de Pie XII (sans oublier les autres car il n'y a pas de rupture dans cet enseignement, même si on note des accentuations diverses, selon les temps et les personnalités des papes). Mais « Centesimus annus » donne des indications précises sur les rapports entre la personne et le bien commun, notamment ces passages du paragraphe 47 : « Parmi les principaux (droits de l'homme), il faut rappeler le droit à la vie dont fait partie intégrante le droit de grandir dans le ventre de sa mère après la conception. Puis le droit de vivre dans une famille unie et dans un climat favorable au développement de sa personnalité, le droit d'épanouir son intelligence et sa liberté par la recherche et la connaissance de la vérité ; le droit de participer au travail de mise en valeur des biens de la terre et d'en tirer sa subsistance et celle de ses proches ; le droit de fonder librement une famille, d'ac­cueillir et d'élever ses enfants, en exerçant de manière responsable sa sexualité. En un sens, la source et la synthèse de ces droits, c'est la liberté religieuse, entendue comme le droit de vivre dans la vérité de sa foi et conformément à la dignité transcendante de sa personne. » On peut observer au passage que la précision ainsi donnée au contenu des mots « liberté religieuse » rompt avec certains flottements laissant penser que ces mots auraient pu signifier « liberté pour toutes les religions ». Pris dans leur intégrité, ces mots signifient qu'il n'y a de vraie liberté religieuse que dans la foi catholique. « De telles déviations des mœurs politiques finissent par provoquer la défiance et l'apathie, et par entraîner une baisse de la participation politique et de l'esprit civique de la population, qui se sent atteinte et déçue. Il en résulte une incapacité croissante à situer les intérêts privés dans le cadre d'une conception cohérente du bien commun. 74:807 Celui-ci, en effet, n'est pas seulement la somme des intérêts particuliers, mais il suppose qu'on les évalue et qu'on les harmonise en fonction d'une hiérar­chie des valeurs équilibrée et, en dernière analyse, d'une conception correcte de la dignité et des droits de la personne. » En d'autres termes, la société est donnée à l'homme comme un moyen en vue d'atteindre sa fin. La loi d'utilisation de ce moyen est fixée par la juste concep­tion des droits de l'homme déterminée plus haut. Une société qui s'écarterait de cette loi « serait plus à fuir qu'à rechercher » (Léon XIII). On retrouve ici l'essentiel des appels angoissés de Pie XII, « de la forme donnée à la société dépend et découle le bien ou le mal des âmes », et de l'ensemble des messages pontificaux depuis un siècle. *Jacques Trémolet de Villers.* ***Réponse\ d'Arnaud de Lassus*** L'encyclique apparaît décevante sur la question évo­quée ici (les fondements de la doctrine sociale de l'Église). -- Sur quoi se fonde celle-ci ? Sur le bien commun sans doute... mais plus exactement sur le souverain bien commun : « *Le souverain bien commun est, dans l'ordre natu­rel, le Dieu du Décalogue ; dans l'ordre surnaturel, la Sainte Trinité qui se révèle à nous dans le Christ-Roi.* « *L'ordre naturel et l'ordre surnaturel ne sont pas adéquatement distincts l'un de l'autre. L'ordre surnaturel est l'ordre naturel restauré, accompli et surélevé par la grâce.* 75:807 « *C'est pourquoi il n'y a ni opposition ni alternative entre la doctrine sociale de l'Église fondée sur la loi naturelle et la doctrine sociale de l'Église fondée sur le Christ-Roi.* « *La doctrine sociale du Christ-Roi ne vient pas abolir, elle vient accomplir la doctrine sociale de la loi naturelle.* » ([^13]) -- Dans l'encyclique, sont indiqués comme fonde­ments de la doctrine sociale de l'Église soit le bien commun, soit la « juste conception de la personne humaine » et de son « éminente dignité ». Le bien com­mun lui-même y est présenté en dépendance d'une « conception correcte de la dignité et des droits de la personne » (§ 47). ([^14]) S'agit-il d'un changement de perspective faisant de la personne et des droits de la personne une sorte de règle suprême ? Sommes-nous en présence, une fois de plus, des tendances anthropocentriques introduites par le concile Vatican II ? ([^15]) Les références de l'encyclique à la vérité naturelle et à la vérité révélée, au critère objectif du bien et du mal, devraient permettre de répondre non à ces questions. En revanche, les multiples références au bien com­mun -- expression citée une dizaine de fois -- consti­tuent un aspect positif de l'encyclique, une telle référence n'étant plus guère utilisée aujourd'hui dans le discours politique ou économique. 76:807 -- Dernière remarque : on ne peut considérer l'ency­clique comme une synthèse de la doctrine sociale de l'Église (ce qu'elle ne prétend d'ailleurs pas être) car y fait défaut, entre autres choses, un élément clef : la doctrine du Christ-Roi. *Arnaud de Lassus.* ***Réponse\ d'Yves Chiron*** Les références multiples au « bien commun », le rappel du principe de « subsidiarité » placent *Centesimus annus* dans le droit fil de l'enseignement traditionnel de l'Église en matière économique et sociale. Les références au bien commun le sont selon le sens classique donné à ce mot par l'Église : tous les hommes « doivent s'aider réciproquement à atteindre leur fin dernière dans le ciel, et, sur la terre, leur bien-être matériel et moral » (saint Pie X). Ou encore, quoique moins précis : « Tous les individus et tous les corps intermédiaires sont tenus de concourir, chacun dans sa sphère, au bien de l'ensem­ble » (Jean XXIII). Mais, au paragraphe 47 de *Centesi­mus annus,* une définition particulière du bien commun est donnée : il « n'est pas seulement la somme des intérêts particuliers, mais il suppose qu'on les évalue et qu'on les harmonise en fonction d'une hiérarchie des valeurs équilibrée et, en dernière analyse, d'une concep­tion correcte de la dignité et des droits de la personne ». 77:807 Le bien commun, ainsi entendu, apparaît paradoxale­ment comme devant être déterminé en fonction des aspirations individuelles. *Yves Chiron.* ***Réponse\ d'Alexis Curvers*** Ce sont, je crois, Emmanuel Mounier et sa revue *Esprit* qui les premiers ont mis en circulation le concept et le terme de « personne humaine », sans préciser en quel sens il fallait l'entendre. S'agissait-il de la Personne *in abstracto* (à savoir ce qui spécifie la nature humaine en général) ? ou des personnes humaines telles qu'elles existent concrètement (chacune se différenciant et se définissant par des particularités individuelles) ? La dis­tinction nécessaire entre ces deux acceptions possibles est toujours restée vague. Ce qu'on a très bien vu, en revanche, c'est qu'à la faveur de cette équivoque le personnalisme soi-disant chrétien s'est trouvé avoir des affinités électives de plus en plus marquées avec le matérialisme et la praxis marxistes. Et c'est ainsi que la dignité de la Personne humaine s'est bientôt confondue avec les prétendus « droits de l'homme », mythe bicentenaire et prétexte passe-partout de toutes les révolutions modernes. Autant de gagné donc pour l'expansion du communisme, qui est par excellence à la fois contempteur de la Personne et oppresseur des personnes, l'une et les autres fussent-elles fondées à se réclamer respectivement de leurs titres les plus légitimes. 78:807 De tels jeux de mots autorisaient Staline à protester sans rire que la Constitution soviétique, dictatorialement imposée par lui-même à toutes les républiques de l'U.R.S.S., était « la plus démocratique du monde ». Innocemment ou non, beaucoup de personnalistes chrétiens donnèrent dans le panneau. Non contents de se laisser prendre à ces manipulations de vocabulaire, ils ne résistèrent pas mieux à la tentation d'offrir au commu­nisme, sous couleur de réalisme, la collaboration effec­tive que Pie XI leur avait formellement interdite. De pareille multiplication de termes obscurs ou détournés de leur sens, il ne pouvait résulter qu'une série de malentendus. Comment en dégager quelque juste notion de ce que la doctrine chrétienne a toujours appelé *le bien commun ?* Déjà Lénine avait tranché la question par la plus simple des réponses : « Le bien, c'est ce qui sert à la Révolution ; le mal, ce qui lui fait obstacle. » Ce manichéisme primaire, plus fort que le démenti apporté par les vicissitudes et désillusions qui ont suivi, n'a pas fini d'inspirer la pensée et les actes de beaucoup de ceux qui en furent dupes et qui s'en croient guéris. Le préjugé est indéracinable et ne cesse de renaître sous des formes nouvelles. Car la prolifération des néologies trompeuses a merveilleusement continué de croître et d'embellir à travers tout. Ainsi, pendant ces dernières années, avons-nous eu les oreilles rebattues du beau mot. d'*épanouissement,* souvent ajouté ou substitué aux *droits de l'homme* dont le prestige momentanément éclipsé avait peut-être besoin de renfort. L'idéal fut d'épanouir et de s'épanouir. Mais l'épanouissement à son tour passa de mode. Ses inven­teurs ont dû finir par se rendre compte qu'une fleur épanouie est une fleur qui va se faner et mourir. Et que l'ortie réussit à s'épanouir aussi bien sinon mieux que la rose. 79:807 Il fallut donc chercher un moyen de régénérer les droits de l'homme par quelque autre amplification en forme de fanfreluche. Ce moyen existait depuis déjà longtemps, mais d'une existence jusque là sporadique ; on n'eut qu'à le ramasser parmi les débris de langue de bois qui jonchent le terrain d'exercice de la pensée moderne. L'essentiel étant de maintenir l'homme à la place d'honneur, mieux valait, tant qu'on y était, élargir cette place dans toutes les dimensions possibles : non seulement *l'homme,* mais *tout l'homme,* et enfin *tous les hommes.* Cette fleur de rhétorique à trois pétales hétéro­gènes fait maintenant fureur, jusque dans la bouche des plus hauts dignitaires de la hiérarchie catholique. -- Gloire donc et exaltation sans mesure à *l'homme* (il va sans dire), à *tout l'homme* (quelle que soit en chaque homme la part du bien et celle du mal), à *tous les hommes* (et voilà consacré le règne de l'égalitarisme universel). Reparcourons du regard la longue et rapide proces­sion de ces mots de passe qui sont entrés l'un après l'autre dans l'usage, et cependant y cohabitent sans difficulté, comme autant de quasi-synonymes. Personne humaine, personnalisme, droits de l'homme, démocratie, épanouissement, triomphe de l'homme, de tout l'homme et de tous les hommes sur pied d'égalité... Je ne sais qui sera capable de tirer de cette litanie rien qui conduise à une définition du bien commun. J'y vois plutôt le programme d'un monde en marche vers la révolution totale, celle que Lénine préconisait comme seule et unique détentrice du souverain Bien. Sur quoi d'ailleurs, par faiblesse ou par complicité secrète, l'Occident partage à souhait le point de vue léniniste. En résumé, je trouve comme vous dans *Centesimus annus* un certain nombre d'allusions partielles au « principe nommé, invoqué mais non pas défini du *bien commun* »*.* Or c'est précisément d'une vraie définition que nous aurions besoin. 80:807 Quant à « la capacité de prendre des décisions en fonction du bien commun », l'encyclique ne dit pas à qui cette capacité appartient. Si le principe qui « sert de guide à toute la doctrine sociale de l'Église » n'est autre que la « juste conception de la personne humaine » et de son « éminente dignité », l'encyclique ne dit pas non plus quelle est cette juste conception. Libre donc à chacun d'en décider comme il l'entend. La seule référence à la « personne humaine » risque de nous replonger dans l'inextricable série des confusions où s'est fourvoyée la fallacieuse école du Personnalisme d'antan. Nous ne sortons pas de l'indétermination. A ce propos, qu'on me permette ici d'exprimer un regret. Comment se fait-il que tant d'hommes de valeur, laïques ou clercs, apôtres déclarés de la doctrine sociale de l'Église, n'aient jamais réussi, que je sache, à nous en fournir un exposé cohérent et complet. Ils nous la débitent par bribes et morceaux, pour ainsi dire au coup par coup, en citant selon l'occasion tel ou tel passage de Blanc de Saint-Bonnet, de Le Play ou de La Tour du Pin, voire telles ou telles déclarations solennelles de Léon XIII, saint Pie X, Pie XI et Pie XII. Tout cela est assurément admirable, mais ces précieux éléments de documentation sont trop dispersés pour constituer une somme doctrinale qu'il soit possible d'enseigner méthodi­quement : il nous faudrait une synthèse, aussi résumée qu'on voudra. En cette matière aussi, le peuple fidèle réclame un catéchisme. *Alexis Curvers.* 81:807 Septième question ### « L'homme route de l'Église » Appendice à la question précédente : il apparaît aussi, quoique de manière obscure (paragraphe 53), un autre principe directeur, présenté alors comme le « principe unique qui inspire la doctrine sociale de l'Église », celui de « l'homme route de l'Église ». Comment selon vous faut-il l'entendre ? *Réponses de Danièle Masson, Arnaud de Lassus, Armand Mathieu, Yves, Chiron, Hervé de Saint-Méen, Émile Poulat, Guy Rouvrais, Jacques Trémolet de Villers et Alexis Curvers.* 82:807 ***Réponse\ de Danièle Masson*** Apparemment, l'expression « l'homme, route de l'Église » n'a pas grand sens. Elle illustre la confusion entre le chemin et le but chère à bien des clercs, qui nous invitent à nous « mettre en marche », sans nous dire si nous « marchons » vers les précipices ou vers les sommets. Dans *Redemptor hominis,* Jean-Paul II utilisait déjà l'expression « l'homme, route de l'Église ». Il la justifiait ainsi : le Christ, s'étant uni à l'homme pour le racheter, permet l'analogie entre « Je suis la Voie » et « l'homme, route de l'Église ». Mais, dans le contexte actuel où l'homme émancipé de Dieu est l'objet d'un véritable culte, l'expression peut être interprétée comme une nou­velle mouture de la religion de l'homme, guide de l'Église et non guidé par Elle. *Danièle Masson.* ***Réponse\ d'Arnaud de Lassus*** « L'homme, route de l'Église »... curieuse expression plusieurs fois utilisée par Jean-Paul II dans des textes antérieurs. 83:807 Faut-il y voir une manifestation de plus des ten­dances anthropocentriques issues du concile Vatican II ? Non sans doute si l'on tient compte de l'explication apportée : « *Il s'ensuit que l'Église ne peut abandonner l'homme et que* « *cet homme est la première route que l'Église doit parcourir en accomplissant sa mission* (*...*)*, route tracée par le Christ lui-même, route qui, de façon immuable, passe par le mystère de l'Incarnation et de la Rédemption.* » ([^16]) *Arnaud de Lassus.* ***Réponse\ d'Armand Mathieu*** La métaphore de la route évoque bien sûr avant tout pour un chrétien le mot de son Maître : « Je suis la Voie, la Vérité, la Vie » (Jean, 14, 6). Mais il est fréquent aussi, dans l'apologétique chré­tienne, de dire que Dieu a pris les voies de l'humanité, pour la racheter, par l'Incarnation de Jésus-Christ. C'est un autre usage de la métaphore de la route, qui pourrait expliquer la formule de l'encyclique : comme le Christ, l'Église est toute incarnée, doit accepter cette incarnation (et en même temps elle n'est pas du monde). *Armand Mathieu.* 84:807 ***Réponse\ d'Yves Chiron*** L'expression « L'homme est la route de l'Église » s'entend bien, selon moi, en l'inversant : « L'Église est la route de l'homme. » L'Église est le Corps mystique du Christ ; le Christ qui nous a dit : « Je suis la Voie, la Vérité et la Vie. » *Yves Chiron.* ***Réponse\ d'H. de Saint-Méen*** « L'homme route de l'Église », expression qui rap­pelle étrangement « le Christ flèche de l'Évolution » chère à Teilhard dont on ne parle plus guère aujour­d'hui, depuis que le citron a été pressé à bloc ! *Hervé de Saint Méen.* 85:807 ***Réponse\ d'Émile Poulat*** « L'homme route de l'Église » me paraît une de ces formules comme « structures de péché » ou « solida­rité » qu'affectionne Jean-Paul II, intuitions qu'il jette à la réflexion du lecteur et du théologien, sans les explici­ter. Pour ma part, je la reçois comme une façon d'ima­ger ce qui est dit de la personne humaine (et qui, justement, n'est pas l'individu de la pensée libérale). *Émile Poulat.* ***Réponse\ de Guy Rouvrais*** Celui qui est averti de la doctrine sociale de l'Église, et qui, conformément à la piété filiale dont doit être l'objet le successeur de Pierre, manifeste un a priori de bienveillance, celui-là peut y découvrir un sens intelligi­ble, conforme à l'orthodoxie chrétienne. Ce pourrait être celui-ci : Toute la doctrine sociale de l'Église est virtuellement contenue dans le Décalogue. Et qu'est-ce que sont les dix commandements ? La loi de Dieu, inscrite dans la nature humaine. 86:807 Le vrai bonheur de l'homme dépend donc de sa soumission à cette loi. En ce sens, il est exact que l'origine et la fin de la doctrine sociale de l'Église, c'est l'homme. Bien entendu, cette fin naturelle reste ordonnée à la fin surnaturelle de l'homme et de la société, Dieu. Mais, c'est un fait d'expérience, l'homme, livré à ses seules forces naturelles, ne peut atteindre la perfection morale qu'exige la loi de Dieu, à cause de la blessure du péché originel. Dès lors, l'homme doit renaître à la vie surnaturelle, par le baptême, pour répondre à sa fin naturelle sans mélange d'erreur. Ainsi, l'homme devient « route de l'Église », en ce sens que la conscience de son infirmité morale le met en route vers la source de la vie surnaturelle ici-bas, l'Église. Si telle est bien la pensée pontificale, assurément, il eût été préférable de la formuler en des termes plus accessibles. Là encore, la concision de la formule, et son caractère elliptique, supposent que le fondement de la doctrine sociale de l'Église soit toujours intelligible par le peuple chrétien et les « hommes de bonne volonté ». C'est un pari audacieux. Il est plus probable que la formule « l'homme route de l'Église » sera comprise comme exprimant l'humanisme antinomien d'un christia­nisme « horizontal ». *Guy Rouvrais.* ***Réponse\ de J. Trémolet de Villers*** Cette formule, et tout le chapitre XV, me paraissent avoir pour objet de fonder l'autorité de l'Église en matière sociale et de rappeler l'origine divine de cette autorité. 87:807 C'est parce que l'Église dit « Gloire à Dieu au plus haut des Cieux » qu'elle peut prétendre déterminer les conditions de la « paix sur la terre aux hommes de bonne volonté ». Encore cette paix n'est-elle qu'un moyen donné à l'homme d'aller à Dieu, seule fin pour laquelle il ait été créé. La raison et les limites de l'intérêt que l'Église prend aux questions sociales et économiques sont clairement indiquées dans ce passage : « Son but unique (à l'encyclique « Rerum nova­rum ») a été d'exercer sa sollicitude et ses responsabilités à l'égard de l'homme qui lui a été confié par le Christ Lui-même, cet homme qui, comme le rappelle le deuxième Concile du Vatican, est la seule créature sur terre que Dieu ait voulue pour elle-même et pour laquelle Dieu a son projet, à savoir la participation au salut éternel. » Et pour qu'il n'y ait aucune confusion possible avec aucun rousseauisme : « Il ne s'agit pas de l'homme « abstrait », mais réel, de l'homme « concret », « histori­que ». Il s'agit de chaque homme, parce que chacun a été inclus dans le mystère de la Rédemption, et Jésus-Christ s'est uni à chacun, pour toujours, à travers ce mystère. » Or l'homme est « intégré dans le réseau complexe de relation des sociétés ». C'est l'homme « animal social et politique » et non l'Homme abstrait de la philosophie des Lumières. Ce réseau complexe de relation peut être analysé avec profit par les sciences humaines, « mais seule la foi révèle pleinement sa véritable identité, et elle est précisément le point de départ de la doctrine sociale de l'Église qui, en s'appuyant sur tout ce que lui appor­tent les sciences et la philosophie, se propose d'assister l'homme sur le chemin du salut ». 88:807 Les documents de la doctrine sociale ne sont donc point seulement une contribution intéressante des chré­tiens à l'analyse des phénomènes sociaux, que l'on pour­rait examiner à côté d'autres documents émanant de sociologues, de penseurs, de philosophes. Ils ont une autorité unique, « sa valeur particulière lui vient de ce qu'elle (« Rerum novarum ») est un document du magis­tère qui s'inscrit bien dans la mission évangélisatrice de l'Église »... « ...à tout homme elle annonce Dieu et le mystère du salut dans le Christ et, pour la même raison, elle révèle l'homme à lui-même. Sous cet éclairage, et seule­ment sous cet éclairage, elle s'occupe du reste : les droits humains, etc. ». Ainsi les choses sont-elles remises à leur place et tout messianisme temporel, même à couleur chrétienne, est-il écarté résolument. Il n'y a pas d' « utopie sociale chré­tienne », ni de « rêve de Compostelle ». Toute cette conclusion tendant à mobiliser les chré­tiens -- et particulièrement les laïcs -- pour la diffusion et la mise en œuvre de la doctrine sociale constitue une reprise en force des messages de Léon XIII, saint Pie X, Pie XI, Pie XII sur cette question sociale. Seule l'Église connaît l'homme, « l'Église reçoit de la Révélation divine « le sens de l'homme ». Pour connaître l'homme, l'homme vrai, l'homme intégral, il faut connaî­tre Dieu ». L'encyclique rejoint ici l'un des thèmes les plus constants de l'enseignement des papes du XX^e^ siècle, depuis que les hommes ont prétendu organiser officielle­ment la société sans Dieu. Elle confirme avec ampleur le diagnostic porté, au cours du dernier demi-siècle, par des hommes comme Gustave Thibon, Marcel De Corte, Jean Ousset, Marcel Clément, Jean Madiran : « L'héré­sie moderne est sociale. » 89:807 C'est pourquoi la doctrine sociale de l'Église n'est pas seulement une recette pour résoudre pacifiquement les problèmes sociaux mais un « instrument essentiel de la nouvelle évangélisation ». C'est par la perversion du sens social et du sens de l'homme que la Foi est attaquée aujourd'hui. C'est par la vérité rétablie sur le sens de l'homme et sur le sens social que la Foi doit être aujourd'hui défendue... et annoncée. *Jacques Trémolet de Villers.* ***Réponse\ d'Alexis Curvers*** « L'homme, route de l'Église ». Cette petite phrase, dont M. André Frossard s'est empressé de faire ses choux gras, me laisse quant à moi fort perplexe. Elle a d'autant plus d'importance que Jean-Paul II l'avait déjà placée dans la toute première encyclique de son pontifi­cat : preuve que l'idée lui tient au *cœur.* Elle est pour­tant paradoxale. On s'attendrait que, dans l'esprit du pape, l'Église doive être la route de l'homme, plutôt que l'inverse. Je renonce à comprendre. Mais ici, question subsidiaire. Pourquoi l'auteur de la version française a-t-il rendu par le mot *route* le *via* qui sans doute est le mot propre dans le texte original tant latin qu'italien ? Pourquoi n'avoir pas employé en français le mot *voie,* qui équivaut parfaitement à *via ?* Je soupçonne qu'on a voulu épargner au lecteur français le premier choc de l'étonnement qu'il risque d'éprouver en comparant la phrase du pape à la parole du Christ : 90:807 « Je suis *la Voie,* la Vérité, la Vie. » Le Christ n'a donc pas dit : « Ma route, c'est l'homme », mais précisément le contraire. Et si le Christ est la voie pour l'homme, il l'est et doit l'être à plus forte raison pour l'Église. ... Les anciens sophistes grecs avaient été les premiers à prétendre que « l'homme est la mesure de toutes choses ». *Alexis Curvers.* 91:807 Huitième question ### La démocratie Saint Pie X avait enseigné (« Notre charge apostolique », 1910) que « l'avènement de la démocratie universelle n'im­porte pas à l'action de l'Église dans le monde », l'Église laissant aux nations le soin de choisir leur régime politique, démocratique ou non, et mettant spécialement en garde contre le danger moderne de compromettre la religion « avec un genre de démocratie dont les doctrines sont erronées ». La manière dont maintenant Jean-Paul II parle de la démocratie manifeste-t-elle une modification doctrinale ? Au paragraphe 46 : « L'Église apprécie le système démocratique comme sys­tème qui assure la participation des citoyens aux choix politiques et garantît aux gouvernés la possibilité de choisir et de contrôler leurs gouvernements ou de les remplacer de manière pacifique. » Il y a une réserve aussitôt énoncée : 92:807 « Cependant l'Église ne peut approuver la constitution de groupes dirigeants restreints qui usurpent le pouvoir de l'État au profit de leurs intérêts particuliers ou à des fins idéologiques. » C'est peut-être là une allusion aux francs-maçonneries qui dominent les démocraties occidentales. Jean-Paul II poursuit : « Une démocratie authentique n'est possible que dans un État de droit et sur la base d'une conception correcte de la personne humaine. » Plus question ici du bien commun. La notion d'*État de droit* a été exposée dans le premier alinéa du paragraphe 44, elle consiste en la théorie des trois pouvoirs, « nouveauté dans l'enseignement de l'Église » attribuée à Léon XIII (voir ci-dessus notre 3^e^ question). Suit ce qui pourrait être compris comme une critique indirecte de la démocratie moderne : « On tend à affirmer aujourd'hui que l'agnosticisme et le relativisme sceptique représentent la philosophie et l'attitude fondamentale accordées aux formes démocratiques de la vie politique, et que ceux qui sont convaincus de connaître la vérité et qui lui donnent une ferme adhésion ne sont pas dignes de confiance du point de vue démocratique, parce qu'ils n'acceptent pas que la vérité soit déterminée par la majorité. » A quoi Jean-Paul II oppose : « Une démocratie sans valeurs se transforme facilement en un totalitarisme déclaré ou sournois. » A la fin du paragraphe 47, un écho à l'attitude tradition­nelle de l'Église à l'égard des divers régimes politiques : « L'Église respecte l'autonomie de l'ordre démocratique et elle n'a pas qualité pour exprimer une préférence de l'une ou de l'autre solution institutionnelle ou constitutionnelle. » On se demande alors si cette liberté reconnue aux nations de préférer « l'une ou l'autre solution institutionnelle ou constitutionnelle » ne doit pas être entendue *à l'intérieur* de l' « ordre démocratique ». 93:807 Autrement dit : traditionnellement, l'Église ne se recon­naissait pas qualité pour exprimer une préférence dans le choix du régime politique, *qu'il soit démocratique ou non,* pourvu qu'il ne soit pas en contradiction avec le droit naturel. Il semble que maintenant l'Église ait tendance à reconnaî­tre aux nations la liberté de choisir leur forme de gouverne­ment, *pourvu qu'il soit démocratique.* Une fois de plus, dans *Centesimus annus* (paragraphe 21), Jean-Paul II mentionne avec éloge la Déclaration universelle des droits de l'homme de 1948 sans aucune allusion aux « objections et réserves justifiées » dont Jean XXIII recon­naissait l'existence dans *Pacem in terris* (1963, paragraphe 144). Dans ces droits de l'homme moderne, à la différence du droit naturel traditionnel, la démocratie est devenue obliga­toire, elle est elle-même, comme dans la Déclaration de 1789, un droit imprescriptible. En quoi, selon vous, la doctrine sociale de l'Église a-t-elle changé sur ces questions, de Léon XIII à Jean-Paul II ? En quoi est-elle restée identique ? *Réponses de Jacques Ploncard d'As­sac, Jean Crété, Hervé de Saint-Méen, Jacques Trémolet de Villers, Arnaud de Lassus, Yves Chiron, Danièle Masson, Alexis Curvers et Émile Poulat.* 94:807 ***Réponse\ de J. Ploncard d'Assac*** La huitième question de votre enquête me paraît capitale car elle pose le problème de la démocratie « chrétienne » et des pouvoirs occultes. Jean-Paul II déclare : « L'Église apprécie le système démocratique comme système qui assure la participation des citoyens aux choix politiques et garantit aux gouver­nés la possibilité de choisir et de contrôler leurs gouver­nements ou de les remplacer de manière pacifique. » Mais il ajoute aussitôt : « *Cependant,* l'Église ne peut approuver la constitu­tion de groupes dirigeants restreints qui usurpent le pouvoir de l'État au profit de leurs intérêts particuliers ou à des fins idéologiques. » Et vous commentez : « C'est peut-être là une allu­sion aux francs-maçonneries qui dominent les démocra­ties occidentales. » De son côté, Jean-Paul II poursuit en disant qu' « une démocratie authentique » n'est possible que sur la base d'une « conception correcte de la personne humaine ». Il dénonce ensuite « l'agnosticisme et le rela­tivisme sceptique » qui nient « à ceux qui sont convain­cus de connaître la vérité » la liberté, car « ils ne sont pas dignes de confiance du point de vue démocratique, *parce qu'ils n'acceptent pas que la vérité soit déterminée par la majorité* »* ;* et Jean-Paul II de conclure qu' « une démocratie *sans valeurs* se transforme facilement en un totalitarisme déclaré ou sournois ». 95:807 Nous sommes au nœud du problème. Un problème qui ne date pas d'aujourd'hui, qui s'est posé avec violence en 1789, a resurgi à la fin du XIX^e^ siècle, sous Léon XIII, et reparaît aujourd'hui. \*\*\* On a du mal à se rappeler que jusqu'en 1918 l'Europe n'était composée que de monarchies, sauf la Suisse et, depuis 1875, la France. Ces monarchies avaient toutes, dans leur Constitution, inscrit la primauté divine sur la société, mais, le plus souvent, ces Constitu­tions étaient devenues des coquilles vides, la loi démo­cratique du Nombre avait produit des législations laïques et Léon XIII notait, à juste titre : « La législation diffère à tel point des pouvoirs politiques et de leur forme que, dans le régime dont la forme est la plus excellente, la législation peut être détestable, tandis qu'à l'opposé, sous le régime dont la forme est la plus imparfaite, peut se rencontrer une excellente législation (...). La législation est l'œuvre des hommes investis du pouvoir. Les lois seront donc bonnes ou mauvaises, selon que les législa­teurs auront l'esprit imbu de bons ou de mauvais principes, et se laisseront diriger par la prudence politique ou par la passion. » C'est en partant de cette idée que Léon XIII demanda aux royalistes français de se « rallier » aux institutions républicaines pour former un grand mouve­ment catholique qui gagnerait les élections, établirait une bonne législature qui ferait de bonnes lois. Cette politique fut un échec. Sur 575 députés, aux élections qui suivirent le « Ralliement » à la République, les « ralliés » n'eurent que 35 élus et les deux répondants le plus en vue de la politique de Léon XIII, Albert de Mun et Jacques Piou, furent battus. 96:807 Alors commença la longue attente des « bonnes élections ». On avait été battu, mais la prochaine fois on gagnerait. La droite, lentement corrompue par cette interminable attente, toujours déçue, commença à s'ef­fondrer. Un immense scepticisme, un profond dégoût affligeaient ces hommes auxquels on avait brusquement dit que la légitimité n'existait pas, que les serments ne comptaient plus, que les idées étaient interchangeables, relatives. La gauche, elle, ne cessait de l'emporter, *parce qu'elle marchait dans le sens de son principe.* Les Loges se plaisaient à humilier les « ralliés » en faisant voter une législation de plus en plus antireli­gieuse, en expulsant les congrégations, en laïcisant l'école où elles allaient former la jeunesse nouvelle, en séparant enfin officiellement l'État de l'Église ; et le franc-maçon Doumer proclamait cyniquement : « En politique, comme à la guerre, la pacification n'est acceptable que lorsque l'ennemi est vaincu, écrasé, sans possibilité et sans espoir de revanche, lorsque les chefs ont été frap­pés, sont tombés ou disparus. » Les « ralliés » furent battus en 1892, battus en 1898, battus en 1902, en 1910, en 1914, jusqu'à ce que leur nom même disparaisse du vocabulaire politique. La République maçonnique triomphait. \*\*\* Dès lors on eut les conséquences. Les esprits livrés aux idéologies les plus destructrices se corrompirent, les mœurs baissèrent -- malgré la peur du « qu'en dira-t-on » qui demeura encore longtemps la dernière barrière --, la corruption de l'État accompagna celle de la Société. Aucun principe ne tenant plus ensem­ble la Communauté, la notion même de Communauté s'effaça. Chacun se mit à revendiquer pour soi. On eut des clans dans chaque parti même ; des groupes de pression se formèrent dans l'ombre ; 97:807 l'opinion entraînée par les journaux, plus tard par la radio et la télévision, fut une proie facile pour la ploutocratie qui détenait ces moyens de propagande redoutables. La démocratie glissa dans la ploutocratie sans même qu'on s'en aperçût. Tous les corps sociaux furent naturellement contami­nés, en même temps, par une même décadence. Le clergé n'y échappa point, but les poisons du siècle, et le mal s'insinua au sein même de la hiérarchie romaine. Les hommes d'Église se mirent à prononcer les mêmes mots que le monde au lieu de l'enseigner. Louis Veuillot devait dire crûment : « Quand l'inso­lence de l'homme a obstinément rejeté Dieu, Dieu lui dit enfin : « Que ta volonté soit faite » et le dernier fléau est lâché. Ce n'est pas la peste, ce n'est pas la mort ; c'est l'homme. Lorsque l'homme est livré à l'homme, alors on peut dire qu'il connaît la colère de Dieu. » \*\*\* Les contemporains du « Ralliement » ont eu des mots très durs sur cette erreur de jugement. Flaubert dit magnifiquement : « L'infaillibilité du suffrage universel est prête à devenir un dogme qui va succéder à celui de l'infaillibilité du pape. La force du bras, le droit du nombre, le respect de la foule a succédé à l'autorité du nom, au droit divin, à la suprématie de l'esprit. La conscience humaine ne protestait pas dans l'Antiquité. La loi était simple, les dieux la donnaient, elle était juste. » La remarque était si pertinente que Léon XIII se prit à douter de sa politique et, dans *Quod apostolici,* il redressa la barre de la barque de saint Pierre : « Par une impiété nouvelle, dit-il, *inconnue même des païens,* les États se sont constitués sans tenir aucun compte, ni de Dieu, ni de l'ordre établi par lui ; 98:807 l'auto­rité publique a été déclarée ne tirer de Dieu, ni son principe, ni sa majesté, ni sa force de commandement, mais provenir plutôt de la multitude qui, s'estimant libre de toute sanction divine, n'a supporté d'être soumise qu'aux seules lois qu'elle aurait elle-même portées sui­vant son caprice. » En voilà assez, je pense, pour régler la question d'un Léon XIII démocrate. La diplomatie a pu l'entraîner au faux pas de la *combinazzione* du « Ralliement » ; le Docteur n'a pas dévié de l'enseignement traditionnel. C'est cela qui compte dans l'histoire des idées. \*\*\* C'est pourquoi les propos de Jean-Paul II sont intéres­sants. L'expérience pratique qui va se dérouler en Pologne le conduira sans doute plus loin dans sa méfiance de l'action souterraine de la franc-maçonnerie et de la puissance des forces ploutocratiques. Il a relu sans doute Léon XIII et *Humanum genus* dénonçant la secte des francs-maçons « employant à la fois l'audace et la ruse, elle a envahi tous les rangs de la hiérarchie sociale et commence à prendre au sein des États modernes une puissance qui équivaut presque à la souveraineté ». Sur la fin de sa vie, le 19 mars 1902, Léon XIII donnait cette définition parfaite de la maçonnerie : « *Personnification permanente de la Révolution,* elle constitue *une société retournée* dont le but est d'exercer une suzeraineté occulte sur la société reconnue et dont la raison d'être consiste entièrement dans la guerre faite à Dieu et à son Église (...). Elle forme comme *un État invisible* et irresponsable dans l'État légitime. » Si Jean-Paul II a bien compris la leçon de Léon XIII, il arrivera aux mêmes conclusions, sinon la « société retournée » ira son chemin vers l'abîme. *Jacques Ploncard d'Assac.* 99:807 ***Réponse\ de Jean Crété*** Jean-Paul II contredit ouvertement et radicalement l'enseignement de saint Pie X. Il en a conscience puis­qu'il cherche tout de même quelques atténuations. Pour lui, le choix n'est possible qu'à l'intérieur de la démocra­tie, érigée en dogme. La doctrine sociale de l'Église s'en trouve radicalement changée. *Jean Crété.* ***Réponse\ d'H. de Saint-Méen*** La manière dont maintenant Jean-Paul II parle de la démocratie manifeste-t-elle une modification doctrinale (par rapport) à saint Pie X qui avait enseigné que « l'avènement de la démocratie universelle n'importe pas à l'action de l'Église dans le monde » ? -- Il faut être juste. Il ne s'agit pas de la même démocratie. Saint Pie X parle de la démocratie univer­selle, c'est-à-dire totalitaire, prise comme un absolu auquel tout doit se conformer. Jean-Paul II, lui, se place manifestement sur le plan tout relatif de mode de dési­gnation des représentants du peuple et d'expression de son opinion. 100:807 Jean-Paul II a constamment à l'esprit la situation des citoyens dans les pays soviétiques et il est évident que, comme lorsqu'il parle de la liberté reli­gieuse, il entend la démocratie telle qu'elle se réalise en pratique dans les pays de l'Ouest, l'Europe « libérale », avec ses qualités et ses défauts. Il n'est pas explicitement question du bien commun, mais il est évident -- à mes yeux du moins -- qu'il faut être indulgent et que c'est à la même notion qu'il fait allusion quand il écrit : « Une démocratie authentique n'est possible que dans un État de droit et sur la base d'une conception correcte de la personne humaine. » On regrettera la formulation... *Hervé de Saint Méen.* ***Réponse\ de J. Trémolet de Villers*** Cette encyclique me semble reprendre, avec force, l'enseignement de Pie XII sur la démocratie. La réfé­rence explicite au radio-message de Noël 1944 confirme cette analyse. En résumé, l'Église « apprécie le régime démocratique », mais dans la mesure où c'est un « sys­tème qui assure la participation des citoyens aux affaires politiques et garantit aux gouvernés la possibilité de choisir et de contrôler leurs gouvernants, ou de les remplacer de manière pacifique lorsque cela s'avère opportun ». Il s'agit donc d'une première réserve. La démocratie est ici définie classiquement comme un mode de désigna­tion des gouvernants. 101:807 « L'avènement de la démocratie universelle » n'est pas d'importance pour l'action de l'Église dans le monde. La fin de l'encyclique évoquée à la question précédente montre qu'il ne peut y avoir de doute sur ce point. L'utopie démocratique est délibéré­ment écartée. Ici Jean-Paul II parle comme Pie XII et comme saint Pie X. C'est un système de désignation des gouvernants que l'Église « apprécie ». Mais l'important n'est pas là. L'important est qu' « une démocratie authentique n'est possible que dans un État de droit et sur la base d'une conception correcte de la personne humaine ». Le libellé de cette question semble réduire la notion d'État de droit à la distinction des trois pouvoirs. Or, elle est beaucoup plus ample. C'est la reconnaissance officielle par les institutions, quelles qu'elles soient, d'un dépôt fondamental de valeurs, en dehors desquelles il n'y a plus ni démocratie ni société vraiment humaine. Une très grande partie de l'encyclique est consacrée à cette notion que le cardinal Ratzinger a désignée du nom d' « eunomie » -- ensem­ble de lois fondamentales ou de principes directeurs, de valeurs, qui sont en dehors du choix de l'électeur, inaccessibles aux changements de majorité et sans le respect desquelles tout système, fût-il apparemment démocratique, sombre dans le totalitarisme. Pour apprécier cette analyse, il faut reprendre les premières pages de l'encyclique qui décrivent le rêve de la nouvelle société issue de la Révolution. Cette nouvelle société, libérale ou socialiste, a échoué. Ce qu'il en reste -- la démocratie comme système de participation des citoyens à la vie publique et au choix pacifique des gouvernants -- ne peut être conservé et n'a de vraie valeur que dans la mesure où tout ce qui a fait échouer cette « nouvelle société », et qui est l'erreur de fond sur la personne et sur la société, sera corrigé et où la vérité enseignée par l'Église sera reconnue et explicitement proclamée. 102:807 Non seulement Jean-Paul II n'érige pas l'ordre démo­cratique en valeur universelle, mais il introduit tellement de réserves pratiques et de constats d'échec qu'on a plutôt l'impression d'assister à un éreintage du système démocra­tique. Aucune démocratie actuelle ne respecte les principes qu'il pose. Le fait que l'encyclique parle « d'autonomie de l'ordre démocratique » au lieu « d'autonomie de l'ordre politique » est sans importance puisqu'à l'heure actuelle il n'y a sur la surface de la terre, aucun régime qui ne se proclame officiellement « démocratique ». Le pape ne parle pas pour les docteurs en histoire des idées politiques, mais pour les hommes vivant en 1991. Aucun de ces hommes ne vit dans un régime défini officiellement comme « non démocratique ». Aujourd'hui, pratiquement, l'ordre politique, c'est l'ordre démocratique. On peut « l'apprécier » diversement. Mais c'est la réalité. La question, comme au moment du « Ralliement » et de façon plus étendue, est de travailler à ce que cet « ordre » ne soit pas anti-chrétien. Quant à la question de savoir quelle institution jaillirait au bout de cet effort demandé aux chrétiens, le pape se garde bien de le définir. Chaque nation suivra son génie propre. La démocratie, selon Pie XII, n'excluait pas la monarchie. En conclusion, non seulement la doctrine de Léon XIII, de saint Pie X, Pie XI et Pie XII, Jean XXIII, ne me semble pas changée, mais elle m'apparaît renforcée et actualisée. Surtout, les observations et critiques formulées par Jean-Paul II apparaissent d'une telle pertinence et actualité qu'elles doivent s'imposer à tous. Il est possible, pour les chrétiens aujourd'hui, armés de cette encyclique, de démon­trer que, s'il y a un salut de l'ordre politique (ou démocra­tique), ce salut est dans la voie tracée par l'Église et que, dans toute autre voie, il n'y a plus ni politique ni démocratie. *Jacques Trémolet de Villers.* 103:807 ***Réponse\ d'Arnaud de Lassus*** *Remarques sur la théorie de l'État :* « *Léon XIII n'ignorait pas qu'il faut une saine théorie de l'État pour assurer le développement normal des activités humaines* »*,* est-il dit au début du § 44 de l'encyclique qui donne en référence, comme texte de Léon XIII, « Rerum novarum » (où la question est peu traitée) et non « Immortale Dei », encyclique sur la constitution chrétienne des États. Quelle théorie de l'État est proposée par « Centesi­mus annus » ? On la trouve principalement au même § 44, où l' « État de droit » est caractérisé successivement par deux principes : *a*) Est « État de droit » un État appliquant la théorie des trois pouvoirs (législatif, exécutif et judiciaire) s'équilibrant les uns les autres. *b*) Est « État de droit » « *un État où la souveraineté appartient à la loi et non pas aux volontés arbitraires des hommes* »*.* On ne peut qu'être d'accord avec le principe *b* (sous réserve qu'il s'agisse de la loi divine). Quant au principe *a*)*,* il se présente comme quelque chose de tout à fait nouveau dans l'enseignement de l'Église qui, ici, semble faire siennes des idées proches de celles de Montesquieu et exprimer une préférence très nette pour un régime politique déterminé. 104:807 *Remarques sur la démocratie :* Si l'on met à part la question de l' « État de droit » qui vient d'être évoquée, les passages de l'encyclique sur la démocratie constituent, semble-t-il, davantage une série de remarques sur le régime démocratique qu'une doctrine à son sujet. Parmi ces remarques figurent plusieurs critiques de la démocratie moderne. En plus de celle citée dans le questionnaire : « *On tend à affirmer aujourd'hui que l'agnosticisme et le relativisme sceptique représentent la philosophie et l'attitude fondamentale accordée aux formes démocratiques de la vie politique* (*...*)* *» (§ 46), mentionnons celle-ci : « *L'État* (*totalitaire*) (*...*) *ne peut tolérer que l'on défende un* critère objectif du bien et du mal *qui soit différent de la volonté des gouvernants* (*...*)* *» (§ 45). Car cette caractéristique de l'État totalitaire est bien une caractéristique des démocraties modernes appliquant l'article *6* de la déclaration des droits de l'homme : « *La loi est l'expression de la volonté générale.* » *Arnaud de Lassus.* ***Réponse\ d'Yves Chiron*** La fin du paragraphe 47, et les condamnations antérieures ou postérieures des régimes « autoritaires » et « totalitaires », marquent en effet un choix de prédilec­tion de l'Église pour « l'ordre démocratique ». (« L'Église apprécie le système démocratique », explique le para­graphe 46.) 105:807 Hors de cet « ordre » il ne semble point y avoir désormais de forme politique légitime, c'est dans le cadre de cet « ordre » que sont possibles « l'une ou l'autre solution institutionnelle ou constitutionnelle ». Il importe peu que la démocratie soit une monarchie parlementaire ou une république à régime d'assemblée ou présidentiel, qu'il y ait ou non bicamérisme. On notera néanmoins les réserves de Jean-Paul II. Outre la condamnation de « groupes dirigeants restreints qui usurpent le pouvoir de l'État au profit de leurs intérêts particuliers ou à des fins idéologiques » semblent en effet visés, mais malheureusement non nommés, les divers groupes maçonniques internationaux ; le pape critique « une démocratie sans valeurs » (paragraphe 46) et évoque « une crise des systèmes démocratiques qui semblent avoir altéré la capacité de prendre des décisions en fonction du bien commun » (paragraphe 47). *Yves Chiron.* ***Réponse\ de Danièle Masson*** Dans l'appréciation de la démocratie, on retrouve, plus aiguës, l'ambiguïté et les contradictions de l'encyclique. Face au communisme et aux régimes autoritaires, la démocratie est présentée comme la seule alternative (paragraphe 19). Elle est conçue comme un idéal (para­graphe 47) pourvu qu'elle soit enracinée dans les droits de l'homme, eux-mêmes reconnus dans la Déclaration des droits de l'homme de 1948 (paragraphe 21). 106:807 La démocratie appréciée par Jean-Paul II ressemble donc beaucoup plus à la démocratie religieuse stigmatisée par Maurras qu'à un système de gouvernement parmi d'autres. Par ailleurs, au paragraphe 46, Jean-Paul II voit bien que l'agnosticisme et le relativisme peuvent être considé­rés comme les pentes de la démocratie, mais il ne fait pas sienne cette considération : « On tend à affirmer aujourd'hui que... » Cependant, il conçoit que le mal du totalitarisme, qui ne tolère aucun critère objectif du bien et du mal, peut être aussi le mal des démocraties : « Une démocratie sans valeurs se transforme facilement en un totalitarisme déclaré ou sournois. » Mais il ne semble pas saisir le venin des Déclarations des droits de l'homme : le droit subjectif, dont l'expres­sion n'apparaît qu'au XIX^e^ siècle, mais dont l'idée se trouve déjà chez Guillaume d'Occam, apôtre du système individualiste qui règne aujourd'hui, entre en conflit avec d'autres droits. Autrement dit, le droit à la liberté sexuelle contredit le droit à la pudeur, le droit au divorce contredit le droit au mariage, le droit à l'avorte­ment contredit le droit à la vie. Dans une société déchristianisée, lorsque entrent en conflit l'exigence morale et le droit subjectif, c'est forcé­ment le droit subjectif qui triomphe, et ce triomphe est dans la logique des Déclarations des droits de l'homme. Mais l'auteur de l'encyclique ne paraît pas saisir cette logique, comme en témoigne sa candeur quand il évoque le droit de l'enfant à naître et le droit des familles « *Même* dans les pays qui connaissent des formes de gouvernement démocratique, ces droits ne sont pas tou­jours entièrement respectés. » (paragraphe 47) 107:807 Une contradiction de l'encyclique est symptomati­que : Jean-Paul II vante la Déclaration des droits de l'homme, mais, au paragraphe 13, il condamne « le rationalisme de la philosophie des Lumières » qui en est pourtant l'inspirateur. Il me semble que ces incertitudes s'expliquent ainsi : même si la première mouture de l'encyclique est, dit-on, de la main du cardinal Etchegaray, elle porte fortement l'empreinte du pape. Or, ce pape a manifestement placé son espérance dans l'Europe de l'Est, plus ou moins délivrée du joug communiste, beaucoup plus que dans l'Europe de l'Ouest. C'est de sa Pologne qu'il attend le sursaut héroïque contre le génocide de cette fin du XX^e^ siècle : l'avortement. Ce sursaut, lui semble-t-il, passe par la démocratie et les droits de l'homme, qui n'ont pas là-bas ce goût de cendre et de sang qu'ils ont pour nous, par leur naissance en 1789. Il suffit de voyager un peu dans les pays de l'Est qui commencent à se libérer du communisme pour constater le même phénomène qu'au Liban cerné par l'Islam : la démocratie, les « droits de l'homme » y sont « incontournables ». Jean-Paul II n'échappe pas à cette séduction : les droits de l'homme sont bien évidemment pour lui les droits de l'homme éclairés par Dieu, mais il s'appuie sur des Déclarations dont le fondement est l'homme sans Dieu et même contre Dieu. *Danièle Masson.* ***Réponse\ d'Alexis Curvers*** Il y aurait trop à dire. Et d'ailleurs le détail de la question suffit à postuler clairement ce qu'il y aurait à dire encore. 108:807 Notons cependant l'apparition du mot *valeurs,* nou­veau venu dans le défilé des termes à la mode. Comme il est aussi creux que les autres, le succès en est assuré. Passant en revue les différents régimes politiques, le pape ne se prononce ni pour ni contre aucun d'entre eux, hormis toutefois le totalitarisme. Tout régime non totalitaire est acceptable pour l'Église, notamment le démocratique, pourvu que lui-même respecte certaines *valeurs.* En effet, « une démocratie sans valeurs se trans­forme facilement en totalitarisme déclaré ou sournois ». Mais quelles sont ces valeurs ? Elles varient à l'infini, selon le bon plaisir des partis qui les revendiquent. Le socialisme a ses valeurs propres, le communisme a les siennes, la droite vraie ou fausse en a d'autres, qui ne sont pas celles de l'Islam ni du bouddhisme, ni d'Israël, ni des mondialistes, etc. En somme, les valeurs n'ont de valeur que celle que leurs partisans y attachent pour les besoins de la cause. S'agissant des valeurs qui prévalent dans l'esprit du pape, on peut bien supposer qu'elles sont à définir par les principes chrétiens, lesquels sont parfaitement clairs, immuables, éternels, -- et que mieux vaudrait alors les appeler par leur nom. Seulement, dans le langage moderne, le noble mot *principes* est étrangement désuet ; le prestige en est usurpé par le mot *valeurs,* ce trompe-l'œil ([^17]). Et Jean-Paul II semble tenir à parler en homme moderne plutôt qu'en pape de tous les temps. *Alexis Curvers.* 109:807 ***Réponse\ d'Émile Poulat*** Au total « indifférentisme religieux » de la société moderne, l'Église catholique a répondu par un « indiffé­rentisme politique » mitigé, qui ne délie pas les États du droit naturel et des principes moraux. Elle affirme ainsi une distinction entre les régimes de gouvernement et les principes de leur constitution. Elle a ainsi dénoncé d'abord les principes libéraux de la démocratie moderne, puis les principes matérialistes et athées du communisme soviétique, plus généralement les idéologies antichré­tiennes. Aujourd'hui, comme elle a renoncé au latin, elle a changé de langage mais non pas de principes : démocra­tie (depuis Pie XII), liberté religieuse (depuis Vatican II), laïcité (en France), droits de l'homme, etc. Ce change­ment ne va pas sans difficultés, équivoques et confusions dans le domaine public, y compris dans le clergé catholi­que. Ce n'est pas là un phénomène nouveau : on le voit déjà lors des grands conciles œcuméniques, où l'équiva­lence du grec et du latin ne va pas de soi ; au XIII^e^ siècle, où le passage d'un certain platonisme à un certain aristotélisme ne se fit ni sans mal ni sans conséquences ; au XVII^e^ siècle où le retour de l'augustinisme se fit dans les brumes de la querelle sur nature et surnaturel ; etc. L'actuel consensus autour de « la démocratie » ne peut être tenu pour le dernier mot ni de la science politique, ni de la doctrine catholique, ni de ces propos cursifs. Trois brèves remarques suffiront ici : 110:807 -- On pourrait avantageusement pousser la réflexion sur les rapports entre démocratie, république et monarchie, pour rester dans des termes classiques, mais aussi entre démocratie et État de droit ; ou entre bien commun, volonté générale et contrat social. -- Changer son langage, ce n'est pas changer de chemise ; c'est changer de peau. Dans mes ouvrages et dans mon enseignement, j'ai toujours accordé une extrême attention au langage, à son évolution, à ses stratégies, à ses conflits, à ses embarras. Chacun est libre de préférer son idiome, mais nul ne doit s'étonner des problèmes de traduction et de communication qui en résultent. -- A l'égard de la « démocratie » qu'il accepte, Jean-Paul II multiplie précisions et réserves qui apparais­sent comme sa négation et sa condamnation aux yeux des démocrates issus de l'authentique tradition libérale que révulse l'idée même de « la démocratie mais chré­tienne » ou d'inspiration chrétienne. Il pose ainsi quatre problèmes : la transcendance de son fondement, la détermination de ses valeurs, les droits des minorités, le rôle abusif de minorités dominantes ou influentes dont la franc-maçonnerie n'est sans doute ni le dénominateur commun ni l'inspiratrice directe. *Émile Poulat.* 111:807 Neuvième question ### La modernité On observe tout au long de l'encyclique l'affirmation constamment réitérée sous une forme ou sous une autre que la conscience humaine est liée à la vérité naturelle et à la vérité révélée ; que la majorité du corps social n'a pas le droit de violer la dignité transcendante de la personne humaine, image de Dieu ; que la vérité n'est pas déterminée par la majorité ; qu'il existe un critère objectif du bien et du mal, différent de la volonté des gouvernants et des majorités (etc.). Le cœur de la modernité et de la démocratie moderne étant de n'admettre aucune loi, aucune autorité, aucune objectivité qui soit supérieure à la conscience humaine (indivi­duelle ou collective), l'encyclique n'est-elle pas aussi radicale­ment « anti-moderne » que le premier Maritain (*Anti­moderne*, 1922) ou que les plus vives condamnations du « monde moderne » et de l' « esprit moderne » lancées par Péguy ? 112:807 *Réponses d'Arnaud de Lassus, Alexis Curvers, Danièle Masson, Yves Chiron, Jacques Trémolet de Villers, Hervé de Saint-Méen et Émile Poulat.* ***Réponse\ d'Arnaud de Lassus*** Il faut répondre de façon affirmative à cette dernière question qui donne une bonne conclusion à l'enquête sur « Centesimus annus ». Malgré le handicap des thèses conciliaires qu'elle véhicule, malgré sa conception inquiétante de l'État, malgré ses ambiguïtés et ses omissions, l'encyclique « Centesimus annus » apporte de bonnes munitions dans le combat contre l'apostasie du « monde moderne ». *Arnaud de Lassus.* ***Réponse\ d'Alexis Curvers*** Je voudrais bien répondre oui, sans réserve. Mais l'exemple du Maritain de 1922 ne m'inspire guère confiance quant à la suite des événements. *Alexis Curvers.* 113:807 ***Réponse\ de Danièle Masson*** La Déclaration des droits de l'homme de 1789 n'ad­met « aucune autorité qui n'émane de la nation », et donc rejette toute vérité naturelle et révélée, tout critère objectif du bien et du mal. Or, Jean-Paul II affirme hautement, au paragraphe 47, que la liberté religieuse est le droit et le devoir de vivre dans la vérité de la foi. La liberté religieuse se justifie dans la perspective d'une Église demanderesse, par la violence faite à l'Église par le communisme. Jean-Paul II subordonne donc la liberté à la vérité -- « C'est la vérité qui vous rendra libres », proclama­tion du Christ, et non « c'est la liberté qui vous rendra vrais », proclamation du monde pour lequel le Christ n'a point prié. Par là, Jean-Paul II écrit une encyclique résolument anti-moderne, non parce que la modernité serait mauvaise en elle-même, mais parce que la « cul­ture moderne » est aujourd'hui la culture de la mort de Dieu. A l'exaltation de l'individu, cœur de cette culture, Jean-Paul II oppose constamment la famille, sanctuaire de la vie. Mais, s'il veut généreusement guérir la modernité d'elle-même, il pose néanmoins un diagnostic incomplet, ambigu parfois, parce qu'il est « immergé » dans cette culture moderne qu'il récuse moins dans ses causes que dans ses effets. Or, dans les époques troubles, nous avons besoin de diagnostics complets et clairs. 114:807 Est-il possible de pactiser avec la culture mondaine de la mort de Dieu ? Je songe aux paroles vigoureuses de Maurice Clavel, évoquant, en 1976, *Gaudium et Spes :* « Si on gratte un peu, c'est un éloge de la culture de notre temps qui depuis deux siècles est la culture même de la mort de Dieu. L'Église félicite ceux-là mêmes qui l'ont détruite. Elle ratifie en profondeur la culture athée. » Et de rappeler qu'il n'y a que deux façons d'aller au monde : « Saint Paul est allé au monde, mais pour en casser la culture... Il y a deux positions : s'ouvrir le monde par bris et effraction, comme les premiers martyrs ; ou s'ouvrir au monde. » A tort ou à raison, il nous semble parfois opportun, à nous laïcs, de paraître pactiser avec la « culture moderne », en « récupérant », par exemple, les droits de l'homme, fût-ce ceux de 1789. Mais nous avons besoin que nos pasteurs ne pactisent pas. Nous avons surtout besoin que notre « doux Christ en terre » ne pactise pas. Nous ne croyons pas qu'il pratique « la double allé­geance », à Dieu et au monde. Mais nous avons besoin qu'il nous montre avec évidence qu'il ne confond pas les remèdes et les poisons ; bref, entre la Rédemption du Christ et les droits de l'homme des deux Déclarations, qu'il montre avec évidence qu'il a choisi. Que le Pasteur suprême ne se contente pas de « proposer des ana­lyses » ; mais que son langage clair et ferme désigne le vrai, sans divorce entre le doctrinal et le pastoral : c'est l'aumône que nous lui demandons. *Danièle Masson.* ***Réponse\ d'Yves Chiron*** Le droit naturel et les principes de l'Évangile sont les fondements de la doctrine sociale de l'Église, ont affirmé tous les papes. 115:807 Poursuivre, restaurer la « civilisation chrétienne », œuvrer au « règne social de Notre-Seigneur Jésus-Christ » étaient jadis les mots d'ordre des souve­rains pontifes. Aujourd'hui Jean-Paul II n'emploie plus ces expressions (par concession à la modernité ?). Cette encyclique est « anti-moderne » pourtant quand elle évo­que ce qui dépasse l'homme et doit s'imposer à lui : la grâce, les sacrements, les commandements de l'Église (paragraphe 55). *Yves Chiron.* ***Réponse\ de J. Trémolet de Villers*** Je dirais que l'encyclique est post-moderne. Elle constate les échecs de ce qui s'est prétendu la modernité. Elle vérifie, par l'expérience douloureuse du siècle, la vérité du message de Léon XIII, et elle appelle, sur les ruines accumulées par cette modernité, à « refaire tout un monde depuis ses fondations ». En ce sens, cette encyclique me paraît un événement aussi important -- et peut-être plus important -- que « Rerum novarum ». La partie analytique (et non dotée -- en droit -- de l'autorité du magistère) évoque la fin du cycle révolutionnaire et, sur les ruines qu'il a causées, la nécessité de rebâtir. Elle est sûrement très marquée par les événements de Pologne et d'autres pays de l'Europe de l'Est, mais comment ne pas voir que les seuls événements politiques nouveaux se sont produits dans cette partie du monde ? Le fait politique impor­tant, aujourd'hui, c'est que les républiques démocratiques populaires communistes ont fait place, dans une révolu­tion pacifique, à des chefs d'État qui sont, soit explicite­ment et ouvertement catholiques, comme Lech Walesa, soit très favorables au catholicisme, comme Vaclav Havel. 116:807 C'est là que se situe le nouveau, l'avenir, le « post-moderne », qui peut échouer, décevoir, mais qui luit comme une aurore. Nous ne referons pas l'Ancien Régime. Nous devons construire le régime nouveau. Quel sera-t-il dans sa forme institutionnelle ? Nul ne le sait et il variera proba­blement beaucoup d'un État à l'autre. Il y aura, sans doute, un grand retour des royautés, mais nul ne sait comment ni dans quel ordre. En revanche, roi, prési­dent, parlement, chef, quelle que soit l'institution, le pape rappelle ce que doit être le noyau irréductible, les fondements qu'elle doit respecter et sans lesquels elle ne serait pas un système digne de l'homme. « Rerum novarum » s'opposait au déferlement de l'erreur. L'encyclique a posé les jalons pour le futur, éclairé et nourri une défense. Mais l'erreur a temporelle­ment triomphé. Aujourd'hui l'erreur a poussé au bout ses consé­quences et elle s'effondre de son propre mouvement. Des peuples commencent à secouer son joug. Que la France soit la dernière à le faire ne doit pas nous conduire à ne pas voir les renaissances qui se font sans nous. Il faut, au contraire, pousser toutes nos énergies pour nous joindre à ce renouveau. La doctrine sociale de l'Église doit en être la colonne vertébrale. Si nous le voulons, en France aussi, et donc dans le monde, « Centesimus annus » peut être le premier rayon de soleil de ce printemps chrétien dont parla Pie XII. Deo Gratias ! *Jacques Trémolet de Villers.* 117:807 ***Réponse\ d'H. de Saint-Méen*** Il semble bien que les deux passages suivants don­nent la clé de la pensée réelle du Souverain Pontife. Il faut les lire, je pense, en tenant compte de l' « understatement » cher aux Anglo-Saxons, des phrases comme « ces droits ne sont pas *toujours* respec­tés », façon diplomatique, vaticane, de dire « jamais respectés », ou « qui semblent, parfois, avoir altéré... » etc., ce qui veut dire, bien entendu, « qui altèrent tou­jours et gravement... ». Le meilleur est celui-ci : « les requêtes qui viennent de la société ne sont pas toujours examinées... etc. », ce qui signifie en clair que seules règnent en maîtresses l'injustice institutionnalisée et une immoralité foncière. Ces précisions données on peut penser trouver ici le fond de l'expression papale, sur laquelle effectivement depuis le début on s'interroge : « La culture et la pratique du totalitarisme compor­tent aussi la négation de l'Église. L'État, ou le parti, qui considère qu'il peut réaliser dans l'histoire le bien absolu et qui se met lui-même au-dessus de toutes les valeurs, ne peut tolérer que l'on défende un *critère objectif du bien et du mal* qui soit différent de la volonté des gouvernants et qui, dans certaines circonstances, puisse servir à porter un jugement sur leur comportement. Cela explique pourquoi le totalitarisme cherche à détruire l'Église ou du moins à l'assujettir, en en faisant un instrument de son propre système idéologique. 118:807 « L'État totalitaire, d'autre part, tend à absorber la nation, la société, la famille, les communautés religieuses et les personnes elles-mêmes. En défendant sa liberté, l'Église défend la personne, qui doit obéir à Dieu, plutôt qu'aux hommes (cf. Ac 5, 29)*,* la famille, les différentes organisations sociales et les nations, réalités qui jouissent toutes d'un domaine propre d'autonomie et de souve­raineté. » « Même dans les pays qui connaissent des formes de gouvernement démocratique, ces droits ne sont pas *tou­jours* entièrement respectés. Et l'on ne pense pas seule­ment au scandale de l'avortement, mais aussi aux divers aspects d'une crise des systèmes démocratiques qui sem­blent *parfois* avoir altéré la capacité de prendre des décisions en fonction du bien commun. Les requêtes qui viennent de la société ne sont pas toujours examinées selon les critères de la justice et de la moralité, mais plutôt d'après l'influence électorale ou le poids financier des groupes qui les soutiennent. De telles déviations des mœurs politiques finissent par provoquer la défiance et l'apathie, et par entraîner une baisse de la participation politique et de l'esprit civique de la population, qui se sent atteinte et déçue. Il en résulte une incapacité crois­sante à situer les intérêts privés dans le cadre d'une conception cohérente du bien commun. Celui-ci, en effet, n'est pas seulement la somme des intérêts particu­liers, mais il suppose qu'on les évalue et qu'on les harmonise en fonction d'une hiérarchie des valeurs équi­librée et, en dernière analyse, d'une conception correcte de la dignité et des droits de la personne. « L'Église respecte *l'autonomie légitime de l'ordre démocratique* et elle n'a pas qualité pour exprimer une préférence de l'une ou l'autre solution institutionnelle ou constitutionnelle. La contribution qu'elle offre à ce titre est justement celle de sa conception de la dignité de la personne qui apparaît en toute plénitude dans le mystère du Verbe incarné. » En définitive on peut dire -- en tenant compte des artifices du style : oui, malgré tout, cette encyclique est fondamentalement « antimoderne » -- Mais le sait-elle ? Et le saura-t-on ailleurs qu'ici ? *Hervé de Saint Méen.* 119:807 ***Réponse\ d'Émile Poulat*** Il me paraît évident, il m'a toujours paru évident qu'entre la modernité issue des Lumières et la tradition défendue par l'Église, il existe et subsiste un conflit de principes qui n'a jamais été résolu sur le fond. Pour ceux qui le nient ou en doutent, il suffit de lire Jean-Paul II et d'écouter le cardinal Lustiger. Ceci dit, on peut toujours jouer sur vraie et fausse modernité pour justifier deux langages antinomiques : je suis antimo­derne contre votre modernité, mais je suis en même temps authentiquement moderne contre vos erreurs séculaires. Au-delà de ce constat et de toute rhétorique, on ne peut pas plus en déduire une politique que de l'Écriture Sainte, et je ne suis pas assez optimiste pour penser que d'un désaccord avec les « modernes » puisse sortir un accord entre catholiques, fût-ce à la demande et sous la conduite du saint-siège. Sans dénier le rôle de la vio­lence dans l'histoire, trop facile à voir, on peut se refuser à le consacrer. Je tiens que les hommes sont faits pour se parler, au milieu même de tout ce qui les sépare, et non pour s'entretuer ou se massacrer. Je tiens la *civilité* pour une nécessaire vertu sociale et je ne me sens pas dispensé de la pratiquer parce que beaucoup y man­quent. 120:807 Et si je n'en fais ni une vertu théologale ni une vertu cardinale, je pense qu'elle a d'étroites relations avec elles, à commencer ou à finir par la charité qui trans­cende tous les sentiments. Le pape enseigne, et c'est son rôle, mais il ouvre ainsi de vastes chantiers qui suivent comme ils peuvent, et, souvent, ne suivent pas. *Émile Poulat.* 121:807 ### Réponses globales En remettant nos neuf questions aux personnalités interrogées, notre enquête précisait que, bien entendu, non seulement il n'était pas obligatoire de répondre aux neuf, mais encore il était loisible de répondre à des questions que nous n'avions pas soulevées ou de faire d'un seul trait une réponse globale. Voici donc les deux réponses globales qui nous ont été faites : l'une est de Bruno Mégret, délégué général du Front national, interrogé bien sûr à titre personnel ; l'autre est de Georges Laffly. 122:807 ***Réponse\ de Bruno Mégret*** **Vers une troisième voie ?** La légende veut que la gauche soit porteuse d'une pensée sociale élaborée. S'érigeant en symbole de « progrès social », elle a réussi à présenter ses adversaires comme les champions d'un égoïsme de classe et d'un conservatisme social. Il faut dire que cette opération idéologique mani­chéenne a d'autant mieux réussi qu'elle fut longtemps illustrée par la présence au pouvoir d'une droite orléa­niste et libérale ([^18]), davantage préoccupée par la défense des libertés économiques et le culte du profit que par les inconvénients devant en résulter pour les hommes du temps. 123:807 Pourtant, dès la fin du XIX^e^ siècle, des hommes de droite furent à la pointe du combat social : la référence originelle de leurs discours, c'était les Évangiles. Sensi­bles à la grande détresse du monde ouvrier et aux menaces pesant du même coup sur l'harmonie du corps social tout entier, ils ont dénoncé, avec autant de force que les théoriciens socialistes, les effets pervers du capita­lisme sauvage né de l'ère industrielle, sans pour autant basculer dans la démagogie égalitariste. Pour La Tour du Pin ou Albert de Mun, la société devait être repensée dans le sens d'une véritable frater­nité unissant patrons et ouvriers, forts et plus faibles, afin d'aller d'un même pas vers l'établissement d'un ordre social harmonieux. Cet ordre-là n'est pas différent de celui proposé par Pie XII sous l'expression d' « ordre social chrétien », il est l'héritier de cette doctrine sociale de l'Église qui fait partie à y bien réfléchir de l'enseignement même du catholicisme, de sa conception de l'homme et de sa « morale sociale élaborée selon les nécessités des diverses époques » ([^19]). En promulguant cette année la lettre encyclique *Centesimus annus,* Jean-Paul II a certes voulu souligner l'importance cent ans en arrière de *Rerum novarum* et de la « sève généreuse qui monte de cette racine » ([^20]), mais, au-delà, il a souhaité exprimer la fécondité renouvelée de cette sève, l'actualité immédiate de la doctrine sociale de l'Église affrontée aux boulever­sements idéologico-politiques de notre fin de siècle. \*\*\* Disons-le tout net, *Centesimus annus* nous apparaît un texte important à bien des égards pour penser le temps. 124:807 Ce n'est pas seulement le catholique qui parle, mais c'est aussi le politique, car l'encyclique est promulguée lors même que sont révélés à la face du monde la faillite du « modèle marxiste » et les excès de l'occidental « american way of life ». *Centesimus annus* nous offre donc des clefs pour appréhender l'avenir. Loin des approximations qui ont pu faire peur à certains milieux conservateurs confits dans l'idée que toute critique du libéralisme véhiculerait une doctrine crypto-marxiste, le texte papal apporte bien au contraire une bouffée d'air frais qui n'est pas sans rappeler nombre de principes inscrits au cœur de la pensée nationale. Il ne faut certes pas attendre de l'Église le choix d'un modèle politique ([^21]), mais Jean-Paul II, dans le prolon­gement de Léon XIII, prend position en faveur d'une société plus juste, plus morale, plus respectueuse de Dieu et des hommes. Son postulat de départ, c'est l'effondre­ment des régimes socialistes à l'Est et le réveil des nationalités : l'erreur fondamentale du socialisme découle du fait que l'homme y est considéré comme « un simple élément, une molécule de l'organisme social, de sorte que le bien de chacun est tout entier subor­donné au fonctionnement du mécanisme économique et social » ([^22]). L'encyclique rappelle au passage que la conception chrétienne considère à l'inverse que l'homme social ne saurait s'épuiser dans l'État, mais qu'il se réalise d'abord dans diverses communautés intermédiaires à commencer par la famille. 125:807 Mais *Centesimus annus* parle pour le temps et pour l'avenir des sociétés humaines : s'il critique de façon radicale le communisme soviétique et ses avatars, Jean-Paul II n'en prolonge pas moins sa démonstration en direction des nouveaux modèles sociaux qui semblent prévaloir aujourd'hui. Sur les décombres du socialisme réel s'épanouit « la société du bien-être ou société de consommation, celle-ci tend à l'emporter sur le marxisme sur le terrain du pur matérialisme, montrant qu'une société de libre marché peut obtenir une satisfac­tion des besoins matériels de l'homme plus complète que celle qu'assure le communisme, tout en excluant égale­ment les valeurs spirituelles » ([^23]). De fait, le déracine­ment et l'éclipse du sacré qui caractérisent l'évolution de nos sociétés occidentales contribuent à réduire totale­ment « l'homme à la sphère économique et à la satisfac­tion des besoins matériels ». Implicitement, c'est d'abord aux Européens libérés de l'emprise communiste que le pape s'adresse lorsqu'il avertit des excès de l'économie de marché. Si le capita­lisme lui semble être « l'instrument le plus approprié pour répartir les ressources et répondre efficacement aux besoins » ([^24]), il souligne qu'il est à la fois des besoins solvables et des besoins humains fondamentaux. Pour ces derniers, le capitalisme occidental est trop souvent inopérant. Dans ce contexte, le pape oppose à ce contre-modèle à la mode une autre voie sociale qui tient à la fois compte de la faillite socialiste et des excès libéraux. L'esquisse d'une troisième voie ouverte par l'Église, dans la perspective des Évangiles, est nécessaire pour reconstruire l'Europe de l'Est, mais elle va aussi dans le sens de cette alternative nationale que nous proposons pour les patries d'Europe occidentale. 126:807 Telle qu'elle appa­raît au travers de *Centesimus annus,* la voie à suivre, c'est celle d'un capitalisme populaire et social, fondé sur les aspects positifs du marché, mais excluant ses abus, s'appuyant sur la nécessité de la propriété privée, mais partisan d'un certain interventionnisme économique et social de l'État comme de l'application en ces domaines des principes de subsidiarité et de fraternité vis-à-vis des membres les plus démunis de nos communautés d'enracinement. La voie à suivre, c'est bien entendu celle des libertés contre les utopies et leurs développements matérialistes. Jean-Marie Le Pen ne dit pas autre chose : « Nous pensons que les préoccupations sociales vraies exigent efforts collectifs, certes, mais aussi responsabilités indivi­duelles et respect de nos valeurs nationales. Rien d'éton­nant à ce que nous récusions Rocard pour lui préférer saint Martin, car nous voulons, avec le peuple et contre l'État sous occupation, rendre ses libertés à la société. » ([^25]) \*\*\* Lorsqu'il prêche pour « une nouvelle évangélisation de l'Europe », Jean-Paul II espère faire renaître sur le vieux continent, terre de chrétienté plus qu'aucune autre, l'étincelle du Sacré. Celle-ci ne saurait rejaillir que du fait d'une rupture totale avec le matérialisme qui assou­pit nos peuples : à l'Est une partie du chemin est parcourue, à l'Ouest, la rupture avec l'ordre marchand et ses fausses valeurs cosmopolites aurait valeur de détona­teur. C'est aussi ce à quoi s'emploie le Mouvement national, voilà pourquoi il a beaucoup à extraire du message papal. *Bruno Mégret.* 127:807 ***Réponse\ de Georges Laffly*** A lire le questionnaire de Jean Madiran, je mesure trop bien mes insuffisances pour tenter de répondre. De l'encyclique *Centesimus annus,* j'ai retenu comme tout le monde la mise en garde contre l'erreur symétri­que au communisme, « la société du bien-être ou société de consommation » (je cite d'après l'édition Téqui). Cette société où tout est réduit aux échanges marchands est aussi athée, aussi matérialiste, aussi destructrice de l'homme que le régime établi par Lénine et Staline. Si le communisme hait la foi chrétienne, qu'il veut détruire, la société de consommation la méprise, travaille à l'étouf­fer, et s'il lui arrive de s'en réclamer, comme fait à l'occasion le Président des États-Unis, elle est traitée en servante. Il faut que la religion se plie au service du « développement » et des « libérations », loin que ce soit à elle d'imposer ses exigences. Le pape rappelle aussi que le totalitarisme reste menaçant, tant que vit l'utopie qui l'a alimenté. Extirper cette utopie du cœur de l'homme, c'est vaincre son orgueil, sa démesure, le sentiment exagéré de sa puis­sance, qui est nourri tout aussi bien dans les sociétés libérales. 128:807 Il est vrai que dans ce paragraphe 29, le pape écrit « les anciennes formes de totalitarisme et d'autorita­risme », et qu'il y a là une concession aux opinions convenables, une fausse fenêtre pour la symétrie. A moins que le texte ne souligne que les régimes « autori­taires », dans un monde technique où le contrôle des individus est à peu près parfait, deviennent eux aussi totalitaires, en pratique. \*\*\* Ce qui m'a le plus frappé, c'est un autre aspect. Partant du marxisme qui réduit l'homme à l'économie, Jean-Paul II montre l'insuffisance de cette vue : « On comprend l'homme d'une manière plus complète si on le replace dans son milieu culturel, en considérant sa lan­gue, son histoire, les positions qu'il adopte devant les événements fondamentaux de l'existence comme la nais­sance, l'amour, le travail, la mort. Au centre de toute culture se trouve l'attitude que l'homme prend devant le mystère le plus grand, le mystère de Dieu. » (Paragraphe 24.) Il me semble que la presse est passée bien rapide­ment sur ce point capital, comme s'il gênait. On accepte que le pape parle de la foi, évidemment, et des questions sociales au sens strict, parce qu'il semble que tout le débat depuis un siècle porte sur la production et la répartition des richesses. On s'étonne, on se scandalise­rait aisément, de l'entendre parler des peuples, de leur langue, de leur histoire. De leur enracinement. D'enten­dre dire que c'est à travers sa culture nationale qu'un homme s'accomplit (même si, bien sûr, la « culture » déborde largement la nation). 129:807 Il est clair que le pape pense au peuple polonais et aux autres peuples de l'Est. Il le dit, il les cite en exemple. S'ils ont pu se libérer pacifiquement de la tyrannie communiste, c'est parce qu'ils ont su rester fidèles à leur passé, à leur être propre, à ce qu'on nomme aujourd'hui l'identité. Il est très certain que faisant cela, le pape va à contre-courant de la pensée généralement régnante, qui ne rêve que de la fin des frontières, et pense résoudre toutes les difficultés par la liberté du commerce, la diffusion des multinationales et un surcroît de consommation. En France en particulier, quand on constate ce qu'on appelle la résurgence du nationalisme, et du populisme, dans l'Europe de l'Est, c'est pour s'en inquiéter. On crie à la menace contre la démocratie, le progrès, la paix. On l'a fait sentir à Walesa. On l'a fait sentir aux Slovènes. Cependant, les peuples ne vivent que par cette fidé­lité à leurs pères. Sans doute, et Jean-Paul II le fait remarquer, il faut « rendre ces valeurs plus vivantes, plus actuelles et plus personnelles, en distinguant dans la tradition ce qui est valable de ce qui est faux et erroné, ou des formes vieillies qui peuvent être remplacées par d'autres plus appropriées à l'époque présente » (para­graphe 50). Il a bien raison, et d'ailleurs Maurras l'a répété cent fois : la tradition vraie est critique. Mais l'important est que nous ne sommes pas des enfants trouvés, des hommes qui partent de zéro, victimes dési­gnées pour l'exploitation par toutes les marchandises et toutes les idéologies. Nous ne le sommes pas, mais on travaille à nous rendre tels. Il faut résister, obéir à l'avertissement du pape. Un peuple qui oublie sa langue et perd la mémoire devient anonyme, il retombe à l'état de *fellah* pour reprendre le vocabulaire de Spengler. Bien évidemment, le mot ne vise pas à condamner l'état de paysan, mais désigne les êtres humains qui survivent à une culture glorieuse, 130:807 vivant comme les fellahs égyptiens au pied des temples et des pyramides édifiés par leurs ancêtres, sans en comprendre le sens, sans en avoir l'usage, ayant changé de langue, et de dieux. Sans doute, même dans ce dernier état de la décadence, il reste quelque palpita­tion de la vie passée, mais il faut un étranger pour en percevoir le signe. C'est Frobenius qui raconte qu'au cours de fouilles dans la vallée du Nil, il vit un matin ses ouvriers saluer avec joie l'essor d'un faucon. Le faucon, Horus. Un instant, le temps d'un salut, le vieux monde avait retrouvé vie. Si l'on peut employer pour un peuple l'expression de *perdre son âme,* c'est dans cet oubli du passé qu'il la perd. Le pape souligne aussi la nécessaire cohérence d'un peuple. Peu importe, n'est-ce pas, que ce soit au sujet des États nés de la décolonisation. Des États antiques ont le même souci et, je pense, le même droit de veiller à l'unité. C'est dans le paragraphe 20 qu'il est question de ces situations où « à l'intérieur des frontières de l'État cohabitent des groupes ethniques non encore complète­ment intégrés dans une authentique communauté natio­nale ». Le pape envisage le cas où cette intégration est en cours, donc désirée, et tout d'abord par ces ethnies semi-étrangères. La situation est encore plus grave, et plus difficile à améliorer quand ce désir n'existe pas, mais au contraire la revendication d'une différence, d'une autre culture. Le pape qui prêche pour la paix avec une audace saisissante, et qui s'écrie « Plus jamais la guerre » (comme un Briand) sait bien que l'histoire n'est pas finie. J'attache une grande importance à la remarque sui­vante : « Dans certains pays apparaissent de nouvelles formes de fondamentalisme religieux qui, de façon voilée ou même ouvertement, refusent aux citoyens qui ont une foi différente de celle de la majorité le plein exercice de leurs droits civils ou religieux, les empêchent de participer au débat culturel, 131:807 restreignent le droit qu'a l'Église de prêcher l'Évangile et le droit qu'ont les hommes d'accueillir la Parole qu'ils ont entendu prêcher et de se convertir au Christ. » (Paragraphe 29.) De qui s'agit-il ? De tous les pays musulmans. De l'Arabie Saoudite, dont les centaines de milliers de kilo­mètres carrés sont considérés comme un sanctuaire. Mais aussi bien de l'Algérie où le départ de l'immense majorité des chrétiens n'a fait qu'aiguiser la haine bigote contre ceux qui restent : églises fermées, écoles interdites, et même hélas, prêtres assassinés. Et il y a l'Égypte où le statut des Coptes est précaire. Et le Liban... C'est pourtant un lieu commun de parler de la tolérance de l'islam et de l'intolérance chrétienne. On en est à vanter la douceur de la domination turque, l'exem­ple même du despotisme pour Montesquieu. Empire où on enlevait aux mères chrétiennes leurs enfants pour en faire les scribes ou les janissaires du sultan. Je ne cherche nullement à ranimer des querelles *dépassées.* Je regarde en face ce qui est : d'un côté une religion conquérante, agressive ; de l'autre une religion éperdu­ment irénique, et des indifférents, faux indifférents tou­jours prêts à s'enflammer par haine du Christ. \*\*\* Ce qui ressort de l'encyclique, il me semble, c'est que l'histoire ne passe pas par l'utopie, ne s'y termine pas. L'utopie communiste, l'utopie libérale, seront traversées, dépassées, non sans de cruelles pertes. Mais au-delà, il y aura une histoire, pour les peuples qui auront su persis­ter dans leur être, leur enracinement. A propos de l'accord de Schengen, un député, M. Jung, vient de dire que « les vieilles frontières n'existent plus ». C'est une opinion très commune et, je crois bien, l'opinion dominante. Tout nous y pousse. 132:807 L'idée d'une France composée d'une mosaïque de communautés. L'idée du mondialisme de l'État universel, aboutissement du progrès. L'idée que l'essentiel est de pouvoir commer­cer sans entraves douanières. L'oubli du passé commun, et même son reniement. L'idéologie, qui semble plus importante que la naissance : ce qui compte, c'est d'être socialiste, ou démocrate-chrétien, pas d'être né Français ou Allemand. Et n'oublions pas la formidable entreprise d'uniformisation qui passe par Coca-Cola, Disneyland et les séries télévisées américaines. Eh bien, si l'opinion dominante s'incruste et l'em­porte, le fait français disparaîtra. Mais il n'en ira pas ainsi de tous les peuples, évidemment. Et c'est avec eux que l'histoire se fera, jusqu'au Jugement. *Georges Laffly.* 133:807 ### Épilogue par Jean Madiran ÉPILOGUONS PEUT-ÊTRE, en tout cas ne concluons pas. Cette enquête n'est pas un travail collectif accompli dans l'intention d'aboutir à de communes conclusions normatives. Elle montre plutôt, j'allais dire au contraire, la diversité de l'accueil intellectuel fait à *Centesimus annus.* A coup sûr cette encyclique n'est point un formulaire en face duquel se déterminer par oui ou par non. Les adhésions les plus nettes, les opposi­tions les plus marquées se nuancent de réserves complexes, les unes ni les autres ne sont incondi­tionnelles. Et, selon la juste remarque de Jacques Trémolet de Villers, nous ne sommes pas devant le texte de l'encyclique comme devant une copie à corriger. Je ne viens pas non plus arbitrer et tran­cher entre les argumentations opposées des réponses que notre enquête a recueillies : 134:807 ce ne serait pas convenable à leur égard, les diverses personnalités qui ont accepté de nous donner leur avis ne m'ont remis aucun pouvoir de jugement pour départager ou concilier leurs divergences. C'est en ce sens et pour ces motifs que je ferme la marche sans préten­dre la conclure. \*\*\* Je ne suis plus seul à énoncer l'observation qui m'était venue à l'esprit en 1981 à la lecture de l'encyclique *Laborem exercens.* J'y avais remarqué le passage où Jean-Paul II avertit que son propos n'est pas de « répéter ce qui est déjà contenu dans l'ensei­gnement de l'Église ». Émile Poulat le note à propos de *Centesimus annus,* où cela est analogue mais implicite, et si je le comprends bien il y voit une manière assez habituelle de Jean-Paul II : le propos du pape se développe en *supposant connue* la doc­trine sociale de l'Église. Dans le même sens, me semble-t-il, Alexis Curvers souligne le besoin d'un *catéchisme* de doctrine sociale : le mot est juste, il nous incite à étendre notre regard à l'ensemble de ce qui pourrait (ou devrait) être *catéchisé,* c'est-à-dire transmis et enseigné sous forme de catéchisme. Nous rencontrons là l'étonnante désinvolture de l'Église contemporaine à l'égard du rudiment de sa doctrine. C'est l'idée même de « rudiment » qui paraît s'être effacée des préoccupations, et du comportement hiérarchiques. 135:807 Une telle désinvolture ne peut être, chez un Jean-Paul II, négligence de sa charge, à la manière d'un pontife de la Renaissance exagérément occupé de beaux-arts, de belles-lettres, de politique, d'ambi­tions et de mondanités. Mais alors, comment, pour­quoi ? On ne peut esquiver les questions qui vien­nent à l'esprit, et qui ne trouvent aucune réponse apaisante. Le pape ne connaîtrait-il pas l'état d'igno­rance croissante où se trouvent le peuple chrétien, le clergé catholique et souvent même l'épiscopat en matière de doctrine sociale, comme d'ailleurs en matière de théologie et de toutes autres sciences ecclésiastiques ? Ou bien, connaissant cette igno­rance, y attache-t-il peu d'importance, occupé par de plus urgentes priorités ? Ou encore, serait-ce qu'il n'y aperçoit aucun remède praticable dans l'immé­diat ? Les esprits les plus soupçonneux en tirent argument pour former l'hypothèse que Jean-Paul II est mal satisfait, justement, de « ce qui est déjà contenu dans l'enseignement de l'Église » en matière sociale, et qu'avant toute autre considération il se hâte de le compléter ou de le modifier plus ou moins insensiblement. De toute façon, cette absten­tion à l'égard du « déjà contenu », cette passivité face à l'absence prolongée de tous catéchismes me paraît l'une des énigmes majeures de ce pontificat. \*\*\* Devons-nous considérer que, cent ans après, nous ne sommes pas encore suffisamment éclairés de travaux érudits pour interpréter correctement *Rerum novarum ?* 136:807 Si c'est vrai, la faute en incombe à *Rerum novarum* et à toute autre encyclique qui serait dans le même cas. La parole du pape devrait pouvoir atteindre d'elle-même, en toute sûreté, les contemporains auxquels elle s'adresse, sans que soit indispensable la médiation ultérieure des analystes et des historiens. Sommes-nous tous devenus débiles à ce point ? Je sais : quand le président de la Républi­que nous parle à la télévision, à peine a-t-il fini que le petit écran est envahi d'augures dont la fonction est de nous dire ce qu'il a dit. Je ne voudrais cependant pas que l'on puisse m'imaginer indifférent ou hostile aux travaux d'érudition historique, criti­que, exégétique, herméneutique : tout au contraire, avec l'âge ils me passionnent bien plus que les récits d'aventures, les romans policiers ou les belles his­toires d'amour. Mais je pense obstinément que saint Jérôme, par exemple, et les autres Pères de l'Église, et finalement les premiers chrétiens n'avaient rien qui leur manquât pour être en mesure de compren­dre l'Évangile au moins aussi bien que nous. Il n'est pas raisonnable de supposer que les paroles de Jésus furent délibérément prononcées et transmises de manière telle qu'il ait fallu attendre vingt siècles et la TOB pour qu'enfin elles soient exactement reçues. Il en va analogiquement de même pour les encycliques sociales. Je me demande à quoi elles servent, si ceux à qui elles sont adressées ne peuvent sur le moment comprendre ce qu'elles veulent leur dire. \*\*\* 137:807 Une encyclique sociale qui suppose *déjà connus* l'édifice et l'équilibre de la doctrine sociale, et qui n'en résume pas, nettement délimité, clairement défini, le rudiment obligatoire, semble toujours lais­ser plus ou moins en suspens la question de savoir s'il existe en matière sociale une *doctrine* au sens fort, c'est-à-dire un ensemble de principes vrais en tout temps et en tout lieu, ou bien seulement un *enseignement* variable selon les époques et les circonstances. Il fut un temps où le jésuite Jean Villain et quelques autres s'employaient à substituer l'expres­sion d'*enseignement social de l'Église* à celle de *doctrine sociale de l'Église.* J'étais d'un avis contraire et je m'étonnais que Rome laissât sans rien dire s'opérer une substitution aussi dangereuse. Un « romain » de haute culture, de grande sagesse, qui m'écoutait en ce temps-là avec bienveillance et qui m'a beaucoup appris sur Rome, le Père dominicain Marie-Rosaire Gagnebet, professeur à l'Angelicum, me donnait raison pour « doctrine », mais il m'assu­rait que les hommes de gouvernement (ceux même qui gouvernent l'Église) n'accordent aucune impor­tance à des questions théoriques de ce genre : -- « *Enseignement* » *ou* « *doctrine* »*, voilà pensent-ils de quoi occuper les professeurs.* Et si de leur côté les professeurs ne sont jamais bons qu'à enseigner les futurs professeurs, à quoi sert leur doctrine sociale ? 138:807 Les hommes de gouvernement, les hommes de métier, les pères de famille, et même les membres d'un clergé devenu beaucoup plus activiste que contemplatif ou studieux, n'ont en général ni le temps ni le goût d'étudier les milliers de pages pontificales qui constituent la doctrine sociale de l'Église depuis Léon XIII. Quand en 1961 parut *Mater et Magistra,* dont l'effort « réducteur » était visible, je crus d'abord que ce visible effort était sainement et légitimement réducteur, destiné à four­nir le compendium, le vade-mecum de doctrine sociale dont on ressentait vivement le besoin il y a trente ans déjà. Oui, je le crus d'abord. Il faut toujours commencer par l'hypothèse la plus bienveil­lante, mais on ne peut s'y tenir que jusqu'à l'évi­dence ou la preuve contraires. \*\*\* En 1957 les Éditions Tardy et l'Action catholique rurale publiaient un *Missel biblique de tous les jours* où l'on trouvait un « examen de conscience » d'un style nouveau, inventé par les Pères Lebret et Sua­vet, destiné à faire « apparaître des péchés d'adulte », ceux « qu'on ne catalogue pas habituelle­ment » ; et parmi eux celui-ci (p. 1750) : « *Ne pas connaître les enseignements pontificaux depuis Léon XIII.* » 139:807 Ce péché ne concernait pas seulement les ensei­gnements en matière sociale. Il s'agissait des « ensei­gnements pontificaux » tout court : en tous do­maines. A eux seuls, les enseignements sociaux font une masse énorme depuis Léon XIII. Mais les enseignements tout court, tout compris ! Je les vois devant moi sur mon étagère, sept tomes de Léon XIII, huit tomes de saint Pie X, trois tomes de Benoît XV, quinze tomes de Pie XI, tiens, il me manque le seizième, tous aux Éditions de la Bonne Presse et les enseignements de Pie XII, presque au complet en 1957, déjà dix-huit gros volumes des Éditions Saint-Augustin... Les Pères Suavet et Lebret faisaient mine d'imposer tout cela à tous leurs pénitents ? Ils étaient donc des farceurs. Instal­ler leur farce au beau milieu de l'examen de conscience d'un missel destiné aux fidèles, ce n'était pas joli joli. On ne peut croire qu'ils agissaient innocemment, comme en proie à un paroxysme de fanatisme papiste : ce n'était pas leur genre. Je suppose qu'ils l'avaient fait par dérision. Leur com­père Roguet avait délivré le *nihil obstat :* en parfaite connaissance de cause j'imagine. Prétendre obliger chaque fidèle, *sous peine de péché,* à connaître la totalité des enseignements pontificaux depuis Léon XIII, c'était très exactement faire du mauvais esprit ; et même du sabotage. La méchante facétie de ces trop joyeux drilles dominicains Roguet, Lebret et Suavet a pourtant le mérite de nous réveiller si nous somnolions dans l'utopie : on ne peut demander aux simples chré­tiens, ni même aux responsables politiques et sociaux, des années de bachotage et de compilation des documents pontificaux. 140:807 L'enseignement social de l'Église depuis Léon XIII est un admirable monu­ment pour philosophes et lettrés (s'il en reste qui soient capables de l'apprécier). *Il est aussi un fla­grant échec pédagogique.* Et cet échec a sans doute des causes qui dépassent l'ordre de la pédagogie ; des causes spirituelles ; des causes mystiques, aurait dit Péguy. Mais il doit avoir également des causes de même nature, au même niveau, que l'on trouve­rait indiquées du côté de la réforme intellectuelle selon Henri Charlier. \*\*\* Arrêtons d'épiloguer. J'en finirai avec un souve­nir du P. Congar. Dans la controverse que j'ai eue avec lui à propos de Vatican II, il m'objectait : -- *Nous n'avons mis à mal aucun dogme.* Je lui répondais : -- *Mais vous les avez tous exilés au grenier.* Il en va de même avec la doctrine sociale de l'Église. On la suppose connue et on ne s'occupe que d'en proposer des prolongements. On la retrouvera où elle est : en compagnie des dogmes. Jean Madiran. 141:807 ## ÉDITORIAL ### L'air des villes est déjà un poison *Il faut inverser la concentration urbaine\ et le retour au désert de l'espace rural* par Francis Sambrès L'ORGANISATION mondiale de la Santé (OMS), au cours de son Assemblée générale annuelle 1991, à Genève, vient d'attirer l'attention des gouvernements -- mais qui tient compte des analyses de l'OMS ? -- sur le danger mortel pour l'espèce humaine de l'air vicié qu'elle respire dans les grandes villes. Il s'agit d'un péril actuel, affectant plus de la moitié de l'humanité, sans commune mesure avec les autres inquiétudes des écologistes, 142:807 et d'autant plus menaçant qu'il n'est pas encore répertorié, de ce fait subi plutôt que combattu, et destiné à se développer sans que personne ne puisse y échapper -- comme au sida par exemple -- par une conduite prudente et l'application de principes moraux. L'air est avec l'eau, la terre et le feu -- ah ! ces cosmogonies anciennes -- le problème vital du prochain millénaire. Pour l'instant, l'OMS, signalant le péril, se contente de demander aux gouvernants un « effort de sauvetage » et une politique de soins primaires diffusés, avec l'aide des populations, dans tout le tissu urbain. Déjà on propose des distributeurs d'oxygène et des masques filtrants ! On envisage l'immobilisation du parc automobile et l'arrêt des usines certains jours sans vent. L'OMS propose aussi que les organismes soient associés aux décisions de déve­loppement urbain : *parce qu'il est fatal d'après l'OMS de poursuivre au même rythme, sur l'étendue de la planète, cette concentration urbaine, déjà mortelle aujourd'hui.* Quels moyens employer pour « sauver » les dizaines de millions d'enfants perdus vivant seuls dans les mégapoles, les centaines de millions d'épaves agglutinées aux lumières de la ville, *alors que l'espace rural abandonné retourne au désert ?* 143:807 Faut-il comme on le dit partout faire des banlieues agréables, accueillantes, des villes dépolluées, des parcs et des espaces de jeux au risque d'encourager la concentration des mi­grants ([^26]) dans ces milieux de rêve ? Faut-il construire des murailles de pierres ou de lois pour se protéger au nom des droits du premier occupant, comme on coupait jadis, lors des naufrages, les mains qui s'agrippaient aux radeaux déjà surchargés ? Faut-il faire confiance aux miracles de la science, de la technique qui résoudraient d'un trait d'ordinateur ces problèmes insolubles ? Le seul moyen raisonnable, simple et efficace serait d'inverser le sens du flux migratoire et de restaurer en quelques années -- très peu -- notre paradis presque retrouvé. Et qu'on ne me dise pas que c'est « impossi­ble » et contre le « sens de l'histoire » ou le « progrès économique » ! C'est possible en inver­sant les avantages jadis consentis aux concentra­tions urbaines, en mettant en place une législa­tion fiscale et sociale avantageuse, spécifique aux vrais ruraux (on fabrique bien des paradis fis­caux à usage des gros), financés par la réduction progressive des avantages urbains consentis. C'est cela le sens de l'histoire si l'on veut toutefois que l'espèce survive quelque temps, au moins jusqu'à sa conversion. 144:807 C'est cela le progrès économique, le vrai, qui préfère l'homme à l'argent et le travail pour les hommes aux profits bancaires. On guérira d'un coup le malaise des banlieues, la santé publique, la crise de l'enseignement, de l'emploi, la tristesse de nos âmes. Les seules victimes de ce chambar­dement seront les politiques, les commerciaux et, j'espère, les technocrates de Bruxelles ou d'ail­leurs qui, ayant organisé le désastre, prétendent maintenant y remédier par un renforcement des pouvoirs diaboliques qu'ils ont déjà. Francis Sambrès. 145:807 ## CHRONIQUES 146:807 ### Bloc-notes (mars-juin 1991) *Flaubert, Greene, Blondin...* par Armand Mathieu **Mars 1991. --** Le « Depardieu anglais », Kenneth Branagh, un jeune acteur nord-irlandais (protestant, donc patriote anglais), s'est épris du jeune et glorieux Henry V, le vainqueur d'Azincourt, ou du moins de son avatar shakespearien, et il l'interprète dans un film de deux heures et quart (sans coupures dans le texte, il y en aurait pour près de quatre heures). Choix inconcevable dans les années soixante et soixante-dix, où la haine de la tradition et l'antimilita­risme étaient agressifs. 147:807 Choix ambigu pourtant, car il traduit aussi un nou­veau conformisme : on revient aux chefs-d'œuvre, mais à des chefs-d'œuvre sous cellophane, aseptisés. (Du moins Branagh a choisi une belle pièce, et non l'ineffable *Cyrano* devant lequel il fut comique de voir *Libération* s'extasier l'an dernier.) Branagh prétend donner une version plus directe, plus brutale qu'à l'accoutumée, d'*Henry V.* Il joue le roi la face couverte de boue après la bataille, ce qui est le comble de la convention car n'importe quel soudard se serait essuyé avec sa manche. Mais il coupe deux brefs morceaux qui touchent à deux *tabous* de l'idéologie libérale et consensuelle d'aujourd'hui : celui de la cruauté directe (on exerce la cruauté à distance désormais, avec des pincettes) et celui de la fécondité du mariage. On n'entend donc pas le vers (IV, 6, 37) par lequel Henry y ordonne « à chaque soldat de tuer ses prisonniers », ni la savoureuse demande en mariage à Catherine de France : « Shall not thou and I compound a boy... »*, ne pourrions-nous, toi et moi, faire un garçon mi français mi-anglais qui aille un jour tirer la barbe au grand Turc ?...* Film à revoir, cependant, pour les derniers quarts d'heure : l'armée anglaise quittant le champ de bataille en chantant *Non nobis, Domine, sed nomine tuo da gloriam* (j'aime que Branagh, le fils du peuple, ait eu cette idée grandiose de faire chanter son armée en latin) et le délicieux duo franglais-frenglish de Catherine et Henry, préparé par la leçon de français du premier acte (excellente Emma Thompson). \*\*\* **12 mars. --** Béatrix Beck, *Léon Morin, prêtre.* Un téléfilm assez juste de Pierre Boutron (remarquable Robin Renucci en vicaire des années quarante, beau­coup plus crédible que Belmondo dans le film de 1961 -- et c'est si rare de voir un prêtre sympathique à la télévision !) me renvoie au roman, qui obtint le Prix Goncourt en 1952. 148:807 Il y a de plus médiocres Goncourt. Celui-ci supporte la relecture. Beck raconte en petits sketches la conver­sion, pendant l'Occupation, d'une jeune veuve (qu'il est difficile de ne pas identifier à l'auteur, dont le mari, Naum Szapiro, était mort en avril 1940), sous l'influence des événements... et d'un jeune vicaire, Léon Morin. Celui-ci est à la fois une figure originale, et un type d'époque : le prêtre enthousiaste qui a rêvé d'un aposto­lat merveilleux puisque l'Église allait être débarrassée par la Résistance du vieux clivage cléricaux/ anticléricaux et qu'elle allait brader elle-même tout un fatras vieillot pour adopter un style plus direct. A noter que Morin ne songe pas une minute à quitter la soutane, mais qu'il en veut à la messe en latin : -- « ...*Personne n'y pige rien. On n'a pas de bouquin, on ne regarde pas dans son bouquin* \[on en a encore moins aujourd'hui !\], *on ne s'y retrouve plus* » ; et c'est la convertie qui répond : « *Le latin, encore... il a le mérite d'être international. Et puis, si je m'adressais à un dieu, je crois que j'aimerais employer une langue spéciale pour lui.* » Léon Morin ne craint pas du tout de jeter le bébé avec l'eau du bain. On est encore dans cette période d'innocence, dans cette phase d'équilibre où cadres et doctrine tenaient bon (apparemment), où la bascule n'avait pas penché encore du côté des contestataires qui l'entraîneraient au plus bas. Cela n'est arrivé qu'après. Et un nouveau clivage est alors apparu : entre ceux qui ont renié l'Évangile pour le monde, et les autres (chaque camp ayant bien sûr ses mille nuances). De quel côté est aujourd'hui Léon Morin, puisqu'il paraît que le personnage a un modèle, qui vit encore ? 149:807 Car ce qui frappe, à la relecture en 1991, c'est que ce vicaire « progressiste » est encore un prêtre. L'action a sans doute déjà un peu chez lui atténué la contempla­tion. Mais sa doctrine reste sûre, il ne croit pas « en l'homme » (« On est des pauvres types. On aime la casse, la bagarre. La nature humaine est corrompue, il faut en prendre son parti »), il reste avant tout l'homme des sacrements, eucharistie, confession (oui, où en est-il aujourd'hui ?...). Même ce qu'on peut appeler sa cruauté (il est parti­san de laisser assassiner les « collabos », quitte à leur administrer les sacrements auparavant) témoigne de sa foi. Certes on peut discuter en l'occurrence de sa charité, mais il a du moins la conviction que la vie en ce monde n'est pas la valeur suprême, comme le bêlent aujourd'hui nos évêques hostiles à la peine de mort, et, trait notable, cet aspect du personnage est un des rares à avoir été biffé dans le téléfilm. Le roman de Béatrix Beck -- fait de choses vues, entendues, vécues -- permet aussi de mesurer combien on a gauchi, depuis, l'histoire de l'Occupation. En 1952, la mémoire était encore vive, point trop sélective. Certes le thème de la chambre à gaz (« Toi, catholique, tu consens à ce qu'on passe ma fille dans la chambre à gaz pour que la tienne garde son quart de lait ? » -- chapitre 6), apparu après la Libération, constitue ici un anachronisme, mais l'atmosphère de guerre civile, les crimes atroces de la Résistance sont indiqués tels quels (par une sorte de volonté « vériste » probablement). Et il y a un personnage de jeune femme pétainiste, Christine Sangredin, qui s'avère bonne fille malgré son antisémi­tisme. Personnage inimaginable, ou du moins interdit de publication aujourd'hui. 150:807 De même seraient fort mal venues, sous prétexte d' « œcuménisme », les raisons que donne l'héroïne de refuser le protestantisme, pourtant « moins choquant et moins encombrant (le protestantisme, c'est déjà presque la laïcité) » : 1) « le Christ a fondé une seule Église, avec Pierre à sa tête : il faut rester dedans, même si elle est pourrie » ; 2) « c'est malhonnête d'avoir fait de la communion une simple commémoration. Comme si le Christ était un amateur de souvenirs ! » \*\*\* **3 avril. --** A grand fracas publicitaire, la *Madame Bovary* de Claude Chabrol sort cet après-midi dans les salles de cinéma, un peu partout en France. C'est une illustration assez fidèle au texte, très lisse, sans charme ni invention. Remercions Chabrol, certes, de s'être refusé certaines facilités, par exemple son anti­cléricalisme ou anticatholicisme habituels. Par fidélité à Flaubert, il a voulu aussi éviter la caricature (de fait, ni Bournisien ni Homais ne sont grotesques ; c'est moins sûr pour ce qui est de Charles Bovary) et la satire sociale (il a supprimé la servante des comices parce que le public aurait interprété la scène dans ce sens). Il ne s'est pas refusé, cependant, un clin d'œil aux manies antiracistes de la saison, rapprochant trois expressions (diluées dans le roman) du représentant de commerce Lheureux : « Nous ne sommes pas des juifs », « Je travaille comme un nègre », « Ils sont féroces comme des arabes »... Pas étonnant, n'est-ce pas, qu'Emma ait voulu échapper à cette médiocrité fran­chouillarde ?... 151:807 Mais la plus grosse infidélité à Flaubert, elle est dans la reconstitution méticuleuse et brillante des costumes, mobiliers, faïences, tapisseries ([^27]). On voudrait vivre dans cette province raffinée ! Or Flaubert a horreur du monde extérieur, c'est la laideur des objets qui le fascine. Et en revanche ce qui le console un peu est omis dans le film : les bons bœufs des comices, les faces de paysans, les mains usées des servantes. Si Flaubert épargne les personnages de paysans, de servantes, comme les ani­maux, c'est parce qu'ils se taisent. Ils n'ajoutent pas à la bêtise, à l'aveuglement de l'instinct, l'hypocrisie du lan­gage, comme les bourgeois de village. Elle est caractéristique de Flaubert, cette formule superbe, que je crois cependant fausse quant aux chefs-d'œuvre : « Les chefs-d'œuvre sont comme les grands animaux : ils ont la mine tranquille. » \*\*\* **4 avril. --** Graham Greene est mort hier à Genève, à 86 ans. Je relis, dans ma déjà vieille édition de poche (J'ai lu, n° 4), *Un Américain bien tranquille,* son roman de 1956 qui recrée si bien notre guerre d'Indochine, la rue Catinat et la place Garnier, la route de Saïgon à Tanyin (saint-siège des caodaïstes), les patrouilles de légionnaires allemands à Phat-Diem... (Je crois que Greene a cepen­dant pris quelques libertés avec la chronologie, décalant pour les besoins de l'intrigue le complot des bicyclettes piégées.) 152:807 Il paraît qu'il y a un Greene de gauche, ami de l'espion Philby, etc. Ce n'est pas le cas dans ce roman admirablement ficelé, où le narrateur anglais répond au tranquille Américain qui critique le colonialisme français : -- « *En tout cas, il en meurt tous les jours ici, des Français : ça n'est pas une abstraction ; ils ne mènent pas les Indochinois en bateau, avec des demi-mensonges, comme vos politiciens... ou les nôtres. Voyez ce qui s'est passé en Birmanie, des tribus locales nous ont soutenus, nous avons gagné, mais, comme vous, nous nous défen­dions d'être des colonialistes : nous fîmes la paix avec le roi et nous rendîmes la province, en abandonnant nos alliés qui furent crucifiés ou sciés en deux. Ils étaient innocents. Ils croyaient que nous allions rester. Mais nous étions des libéraux, et nous ne voulions pas avoir une mauvaise conscience.* » Non, ce n'est pas aux Français qu'en a Greene, qui s'est forgé un narrateur bien dégoûtant, sans scrupules, athée de surcroît (« Je ne suis qu'un simple reporter, Dieu, c'est pour l'éditorialiste »), c'est à l'Américain : « *Il avait dû lire d'avance des tas de livres sur l'Extrême-Orient et les problèmes de la Chine. Il n'enten­dait même pas ce que je disais. Il était déjà absorbé par le dilemme de la Démocratie et les responsabilités de l'Occident : il était résolu à faire du bien, non pas à une personne en particulier, mais à un pays, un continent, un monde.* » Quand Greene nous apprend, dès la page 22, qu'en outre « il avait étudié une de ces choses pour lesquelles les universités américaines décernent des diplômes : Communication, Techniques du théâtre, Civilisations orientales... », on se dit : -- Mais c'est un jeune Français (ou Européen) d'aujourd'hui, nanti de ses diplômes d'après 68. 153:807 Nous avons rattrapé l'Amérique, trente ans après. Et ça se confirme quand le narrateur dresse ce tableau vengeur de la politique anglo-saxonne : « *Nous n'avons plus de parti libéral : le libéralisme a infecté tous les autres partis. Nous sommes des conserva­teurs libéraux ou des socialistes libéraux : nous avons tous la conscience nette.* » C'est à quoi se réduit en effet la politique française aujourd'hui : agir, non, mais avoir bonne conscience, « ne pas perdre son âme », respecter les « valeurs ». Apporter aux immigrés une culture, une foi, une disci­pline ? Non, mais les naturaliser et adhérer à SOS Racisme, voilà qui évite de se mouiller, et vous fait bien voir de la télévision. \*\*\* **Avril. --** J'ai retrouvé, hélas, un peu de cette impres­sion à la lecture du récent roman de Jacqueline de Romilly (*Ouverture à cœur*, éd. de Fallois, 1990). Saluons d'abord l'auteur pour avoir osé se compro­mettre, si tard, avec un « premier roman ». C'était s'exposer au ridicule (elle y échappe, ce coup d'essai est fort honorable). C'est, en tout cas, se dévoiler, que d'écrire un roman -- on n'y maîtrise pas aussi facile­ment les aveux que dans une autobiographie ! A travers ce livre, Mme de Romilly apparaît comme une libérale à l'image de notre France « consensuelle ». Son héroïne, Lise Fournier, universitaire comme elle, est en fin de carrière, veuve, mère d'une fille unique, Thé­rèse, toute jeune anesthésiste (c'est une trouvaille, ou un lapsus freudien, cette profession aseptisée et qui ne salit pas les mains !). 154:807 Thérèse a eu quelques expériences sexuelles, mais sans conséquences, « entre camarades », se rassure sa mère, qui n'aime pas non plus les men­diants, apprend-on au passage : il faut que tout le monde soit propre. Thérèse Fournier tombe amoureuse, épouse Carl Milstein, un remarquable restaurateur de tableaux, mais qui va introduire le trouble dans ces vies bien réglées. Il a en effet, lui, un passé -- oh ! très classique dans le roman d'aujourd'hui : parents morts « dans la chambre à gaz » et aussi une fille naturelle, laquelle surgit tout à coup. Pourtant tout s'arrange, car ils sont tous morale­ment impeccables, propres sur eux, en règle avec les valeurs, etc. Refusant une issue plus égoïste (du moins c'est ce que dit sa bonne conscience), un remariage en Amérique, Lise prendra cette enfant en charge, tandis que le jeune couple pourra, lui, s'embarquer pour l'Amérique. J'aurais cru plus complexe, plus brouillé, moins lisse, le monde de Mme de Romilly qui, du côté paternel, est la nièce, si je ne m'abuse, du sergent Pierre David, juif d'Action française tué en avril 1918. J'attendais plus que cette famille Fournier sans passé, sans péché, sans tradi­tions autres que celles de l'Université laïque, sans avenir aussi, puisque la fécondité y sème manifestement l'épouvante. \*\*\* **6 juin. --** Décès de M. Blondin, écrivain. 155:807 Antoine, lui, était mort en 1980. Cette année-là, en effet, acceptant d'aller aux Jeux olympiques de Moscou présenter ses respects au Moloch soviétique, l'ancien journaliste irrespectueux de *Paroles françaises* et de *Rivarol* s'était définitivement déshonoré. L'alcoolisme n'excuse pas tout ([^28]). \*\*\* **8 juin. --** Prenant le train à Montparnasse, j'achète *Ouest-France* qui consacre une demi-page au décès de M. Blondin. « Il écrit son premier roman en 1949, lis-je, *L'Europe buissonnière,* pour faire plaisir à son meilleur ami, l'écrivain Roger Nimier. » \*\*\* **9 juin. --** J'ai retrouvé mon édition de *L'École buissonnière.* J'écris à *Ouest-France :* « *L'École buisson­nière* d'Antoine Blondin n'a nullement été écrite pour faire plaisir à Roger Nimier comme vous l'écrivez, mais à trois amis nommément désignés. Voici la dédicace imprimée en tête du livre : « *J'ai écrit ce livre dans l'espoir de faire plaisir à mes amis. Je veux y associer le nom de Julien Guernec* (*sans qui je ne l'aurais jamais commencé*) *et celui de Michel Déon* (*sans qui je ne l'aurais jamais terminé*)*. Je le dédie à André Fraigneau en gage de profonde admiration.* » Julien Guernec était le pseudonyme d'un journaliste né à Concarneau, plus connu aujourd'hui comme polémiste sous le nom de François Brigneau. J'espère que vous pourrez recti­fier etc. » 156:807 Bien entendu, *Ouest-France* n'a jamais rectifié. Cer­tains noms et sujets y sont interdits, même dans le Courrier des Lecteurs. C'est ce qu'ils appellent leurs valeurs et leur déontologie professionnelle, sans doute. Armand Mathieu. 157:807 ### Vacances hongroises par Danièle Masson La Riviera du pauvre « Tu as la Méditerranée, et tu viens au Balaton ? Tu es d'origine hongroise ? Moi, je suis de Grenoble. » C'est vrai, des vacances hongroises ont quelque chose d'incongru. Le Balaton, c'est la mer hongroise. La Riviera du pauvre. Les Hongrois vous diront que lors des tempêtes, ses vagues sont plus agressives que celles de la mer. Peut-être songent-ils aux temps heureux où la Hongrie, dix fois plus vaste qu'aujourd'hui, s'étendait de l'Adriati­que à la Mer Noire. L'histoire hongroise est riche de surprises, et les Magyars aiment s'y attarder, rêve com­pensatoire, ou promesse, pour ce pays devenu peau de chagrin. 158:807 Le lac Balaton est le lieu géométrique des vacanciers hongrois, qui viennent s'y refaire une santé, au volant de leur Trabant ringarde et poussive. Sur les plages de gazon où, l'après-midi, les odeurs de saucisses et de carpes rivalisent, ce qui frappe, c'est un certain silence. Pourquoi ? il y a peu d'enfants. Et les rares enfants ne s'offrent pas le luxe d'un caprice. La tâche du fossoyeur et celle du maçon Juste retour des choses, puisque la Hongrie, exaspé­rée, depuis la fin de la Première Guerre, par le démem­brement de son territoire scellé par le diktat de Trianon, fut pendant la Seconde l'alliée de l'Allemagne, la petite terre magyare subit aujourd'hui l'invasion pacifique des Teutons, et pourtant les Hongrois voudraient éviter une germanisation excessive. Le russe était jusqu'alors obli­gatoire dans les écoles. Mais ces sédentaires regimbent contre la « langue des steppes », et lui préfèrent le français, « langue de culture ». L'impression d'isolement que donne la langue hon­groise, fort hermétique, issue du parler des Magyars d'Arpad, venus d'Asie centrale, contraste avec la totale liberté de mouvement. Nous venions d'Autriche. A la frontière, on feuillette nonchalamment notre passeport. Depuis juillet, plus besoin de visa. Parmi les pays com­munistes orthodoxes, Janos Kadar avait voulu faire de la Hongrie le pays le plus ouvert au tourisme internatio­nal. Budapest impressionne par ses gigantesques hôtels à quatre ou cinq étoiles où l'on s'offre une suite pour le prix d'une chambre à Paris. Mais du temps de Kadar restaient les tours de guet, les miradors surveillant le no man's land. 159:807 Aujourd'hui, on apprend la liberté comme on peut. En face du bureau de change officiel, une Hongroise plantureuse, sur un petit étal destiné aux glaces, propose des forints. Pour qui vient comme nous de la luxuriante Autriche, de ses maisons aux terrasses débordant de géraniums-lierre, la plaine hongroise est triste. Morne plaine. Avant le communisme, l'agriculture, première richesse du pays, occupait 48 % de la population. Jadis exportatrice, la Hongrie devint importatrice de blé sous le régime communiste. Il n'est pas facile de relever les ruines : la tâche du fossoyeur est plus facile que celle du maçon. Et, bien que l'on ait moins mal vécu dans l'exploitation collective hongroise que dans le kolkhoze soviétique, le socialisme de la goulache n'a guère aujour­d'hui de nostalgiques. En revanche, l'ouvrier hongrois est un paysan nostalgique : un Hongrois sur cinq vit à Budapest, travaillant surtout dans l'industrie. Il est ainsi plus aisément contrôlable que ces paysans dont la résis­tance passive n'avait pas besoin de propagande : ils étaient anti-communistes comme ils respiraient, parce qu'ils étaient paysans. La chance de la Hongrie, c'est d'avoir une expérience du libéralisme antérieure à celle d'autres pays de l'Est. Mais il est difficile d'attribuer les terres et les entreprises nationalisées il y a quarante-deux ans. Les officiels hongrois prennent comme modèle la France de la Res­tauration, qui n'a pas rétabli le système de propriété de l'Ancien Régime. Ils entendent dédommager et, en ce qui concerne les entreprises, les offrir aux repreneurs étran­gers (voir l'article d'Alain de Penanster, *Valeurs Actuelles,* 22 octobre). 160:807 A Budapest, l'apprentissage de la liberté Budapest, c'est bien connu, est la perle du Danube. La vue en est belle, surtout depuis Buda, au bastion des pêcheurs, d'où l'on voit le mieux les ponts gigantesques enjambant le Danube, et le Parlement néo-gothique dont les Hongrois sont fiers ; monument d'une nostalgie, édifié à la fin du siècle dernier par des architectes fascinés par le souvenir d'un passé national qui avait laissé si peu de témoins du fait des destructions turques, puis autrichiennes, puis allemandes. L'étoile rouge ne le surmonte plus. Les immenses artères rectilignes de Pest semblent avoir été conçues pour les chars. « En 1956, nous dira-t-on, les chars avançaient de deux mètres, et mitraillaient au hasard. » 25.000 morts. Les Hongrois ont conscience que la destinée du monde libre se jouait chez eux ; mais, alors que des milliers de Budapestois mouraient en chantant dérisoirement La Marseillaise, les gouverne­ments occidentaux restaient sourds. C'est en Occident, pourtant, que pendant des années, les radios de sa propagande ont poussé les Hongrois à se soulever. Le 5 novembre, un message des résistants implorait : « Donnez-nous beaucoup d'armes, des munitions, moins de paroles. » Et ils ont le sentiment qu'en 56, à Budapest, le cours de l'Histoire aurait pu être détourné, si les hommes l'avaient voulu. Les héros de la Hongrie ont presque toujours été ses martyrs. Il suffit pour s'en convaincre de parcourir les rues de Budapest et d'en lire les plaques. En hongrois, révolution se dit « forradalom », d'un verbe qui signifie bouillir. 161:807 Ce bouillonnement, comme celui des volcans, s'il a fécondé l'âme hongroise, n'a jamais abouti à des révoltes triomphantes. Les errances dans Budapest font saisir la spécificité de son « après-communisme ». Après la « place du 7 Novembre » qui sera bientôt débaptisée, on arrive sur la vaste « place des Héros », où se dressent fièrement les statues équestres d'Arpad, « le père de la patrie », et des cavaliers de ses sept tribus. Venus d'Asie centrale, les Magyars d'Arpad ont terrorisé les autochtones et leur ont imposé tribut. De la dynastie d'Arpad, Vajk, guerrier païen, prend le nom d'Istvan, se convertit au christia­nisme, convertit son pays, fonde l'évêché d'Esztergom -- le fief futur du cardinal Mindszenty -- et reçoit du pape Sylvestre II le titre de « roi apostolique » et la couronne. Saint Étienne, premier roi de Hongrie, est né, et sa statue, croix de Lorraine en main, domine la colline de Buda. L'Europe, comme dit Malraux, « changea de passé pour devenir la chrétienté ». Les envahisseurs devenus fondateurs. Nous n'avons pu nous empêcher d'y voir une analogie avec l'après-communisme à la hongroise. On imagine mal, ici, un chef d'État qui fût un homme rappelé d'exil, ou qui confisquât la révolte anti-communiste au profit de Mos­cou. Actuel président de la République, Imre Pozsgay fut membre du PC dès l'âge de dix-sept ans ; puis ministre de la culture sous Kadar. Limogé par lui en 82, il revient en 88, après son éviction, entre au bureau politique et devient ministre d'État. Lourd passé. A-t-il retourné sa veste ? On pourrait plutôt dire qu'il l'a remise à l'endroit. En Hongrie, on attend son heure. Malgré la grande résistance de 56, ce pays apparaît souvent comme celui de la résistance passive et du compromis. Traduction, à sa manière, de la force et du paradoxe de son histoire. 162:807 Pays-carrefour et par là-même pays de heurts, enjeu entre l'Est et l'Ouest, la Hongrie a appris l'art difficile de survivre. Plus que ses voisins, elle a conscience d'être une nation ; et un des plus anciens États d'Europe. Alors que la Tchécoslovaquie, création artificielle conçue au congrès maçonnique de 1917, est constituée de Tchè­ques et de Slovaques ; alors qu'en Yougoslavie, Serbes, Croates et Slovènes ne font pas bon ménage, en Hon­grie, on est hongrois, tout simplement -- même si, au XIX^e^ siècle, le mouvement nationaliste d'indépendance contre les Habsbourg s'est heurté à l'opposition des minorités contre la prédominance magyare. En outre, les Hongrois ont le sentiment d'être intellectuellement supé­rieurs à leurs voisins du Sud et de l'Est. Ils n'aiment point les Slaves, dont Pouchkine disait : « Tous les fleuves slaves doivent se jeter dans la mer russe. » Leur imperméabilité au communisme est aussi une imperméa­bilité à tout ce qui est russe. En s'installant dans le bassin des Carpates, les Hongrois ont résolument tourné le dos à l'Orient. Le catholicisme est pour beaucoup dans cette résolution. Contrairement à la Roumanie et à la Bulgarie, la Russie a été privée en Hongrie de l'appui de l'Église orthodoxe, traditionnellement collaboratrice. De la conviction qu'elle aurait pu être le bastion de l'Europe, la digue contre l'Orient et le danger pansla­viste, et que l'Occident l'a délibérément sacrifiée, la Hongrie tire une amère fierté. Il est vrai aussi qu'à Budapest, l'après-communisme fait la même crise d'acné juvénile qu'ailleurs. La liberté, côté Pest, c'est le Mac Donald's et la boutique Adidas de la rue Vaci, où les queues sont interminables. C'est de porter minijupe moulante et T-shirt, même si est imprimé sur lui un « no sex, please » paradoxal ; 163:807 ou le cuissard à la mode cycliste ; ou le jean, en bustier et short ou pantalon, qui est du dernier chic -- sous l'œil indifférent des hommes. C'est d'acheter, dans les halls du métro, des revues pornos qui voisinent avec les livres de gastronomie et d'ultra violence. Après le sabordage du PC, il y eut peu de manifesta­tions d'allégresse. La liberté du Hongrois moyen prend rarement des chemins politiques. Ou discrètement sur un mur, « à bas le communisme » ; l'annonce d'une pièce, « Béatrice », où l'on moque le pacte germano-sovié­tique ; des T-shirts aux impressions diverses : « USSR to be or not to be » ; « Wanted : Karl Marx, dead or alive » ; voire, pour complaire, croit-on, aux touristes occidentaux, « I like Gorbatchev »... Côté Buda, plus aristocratique, des jeunes gens du Conservatoire essaient du Liszt sur leurs mauvais vio­lons. Presque tous les jours, sous les auspices de saint Étienne, des groupes folkloriques dansent. C'est ainsi que l'on retrouve son identité. Il n'est pas facile de réapprendre la liberté économi­que. Au cœur de la capitale, les marchés surabondent de tomates, de poivrons jaunes, de chapelets de paprika, de pêches. La viande n'y manque pas, même si elle n'a pas toujours bonne mine. Et les Hongrois sont fiers de faire remarquer : « Les Polonais viennent échanger ici ce qui nous manque, des perceuses par exemple, contre la viande qui leur fait défaut. » Les magasins ABC sont bien fournis, mais les caddies se remplissent parcimo­nieusement, et c'est une affaire d'État d'acheter le mor­ceau de lard qui enrichira le Kolozsvari kaposzta (la choucroute). 164:807 Sur les rives du Danube, où affluent les touristes -- des Allemands aux Japonais, en passant par d'étranges « touristes » venus étudier le marché : des musulmans aux traits plus fins que nos Maghrébins, et richement vêtus -- de vieilles dames burinées, à la détresse pudi­que, proposent vainement les broderies qui ont demandé le travail d'un hiver, mais dont les couleurs violentes ne correspondent pas au goût occidental. Rencontre avec l'archiprêtre d'Eger Dans une librairie de Pest, la Bible voisine avec un livre consacré aux sciences occultes. La Hongrie fut une monarchie catholique, où les rois avaient un pouvoir spirituel et les prélats une puissance temporelle. Les milliers de Hongrois venus à Vienne rendre un dernier hommage à Zita, leur fugitive souveraine, en ont la nostalgie. Le communisme a frappé les pasteurs plus que les brebis, nationalisé les nombreuses écoles catholiques, vidé et fermé les couvents -- sauf l'abbaye bénédictine de Pannonhalma, pour la montrer aux caravanes de touristes, hommage hypocrite à ces premiers mission­naires de la Hongrie que furent les bénédictins, propaga­teurs de la foi catholique et de la civilisation occidentale. L'archiprêtre de la cathédrale d'Eger nous reçoit avec affabilité. Il parle avec un visible plaisir un français riche et structuré. En maître du domaine, il nous fait visiter sa ville, fier de son passé. Eger a soutenu contre le Turc une résistance héroïque, et les 194 marches du minaret témoin de la période ottomane ne sont plus gravies par le muezzin -- il n'y a guère de musulmans en Hongrie -- mais par les touristes. Malgré 150 ans d'occupation ottomane, la Hongrie n'a nullement été convertie à l'islam. Imperméable à l'islam comme au communisme, la Hongrie est peut-être, plus qu'un autre pays de l'Est, capable de se retrouver elle-même. 165:807 L'archevêque d'Eger, troisième dans la hiérarchie -- le premier étant celui d'Esztergom, fief du cardinal-primat -- s'était incliné devant le pouvoir communiste, plus fort que Rome. Istvan Czako nous reçoit dans un salon cossu. Au mur, Jean-Paul II et le cardinal Minds­zenty ; et de nombreuses aquarelles de Paris. « L'Église catholique a toujours été puissante chez nous. Les communistes y ont vu leur plus grand ennemi, qu'ils ont tour à tour persécuté, contrôlé, courtisé. En 1950, les communistes ont expulsé les moines de leurs couvents. Aujourd'hui, les vocations affluent. Les com­munistes se sont attaqués aux écoles, que nous voulons reconquérir. Alors quand Mgr Lustiger vient dire à Budapest : « L'Église n'a pas besoin de se battre pour le catéchisme à l'école », je réponds : « Qu'il se mêle de ses affaires. Et qu'il nous laisse nous battre. » « Sous le régime communiste, il y avait toujours la porte du local du PC à côté de celle du curé. Et la voiture du responsable garée à côté de la sienne. Mais nous avons tout de même construit, depuis la dernière guerre, cent vingt nouvelles églises, grâce à la faveur de quelques fonctionnaires. « Nous avons appris à vivre sous le régime des ennemis. En 1950, à l'époque où l'URSS voulait forcer l'Église hongroise à devenir orthodoxe, pour mieux la contrôler, nous avons manifesté notre fidélité à Rome : un artiste a réalisé dans la basilique d'Eger une immense fresque où toute la Hongrie, depuis saint Étienne jus­qu'aux moines et aux évêques et au peuple d'aujour­d'hui, se rend en procession à Rome. C'était notre manière de résister. 166:807 « Nous avons l'habitude de la persécution. D'abord cent cinquante ans d'occupation ottomane. A la fin du XV^e^ siècle, notre peuple comptait quatre millions d'habi­tants ; après un siècle, nous n'étions plus que deux millions. Et puis il y a eu un modus vivendi : les musulmans n'étaient pas obligés de payer l'impôt ; les chrétiens, oui ; aussi laissaient-ils les chrétiens tran­quilles : tu paies pour les autres ; alors tu peux vivre. « Nous avons eu aussi des ennemis chez les Slova­ques, les Roumains. Les Slovaques vivent sur l'ancien territoire de la Grande Hongrie, et conservent leur lan­gue et leur culte ; mais ils ne permettent pas aux Hongrois qui vivent en Tchécoslovaquie de conserver leur langue. Ils ont fermé les écoles hongroises ; les petits enfants hongrois ne peuvent pas parler le hon­grois. Notre histoire s'est déroulée sur des terres qui appartiennent maintenant à la Tchécoslovaquie. Nos poètes sont nés en Tchécoslovaquie et en Roumanie, et quelques-uns y sont enterrés. En Roumanie la deuxième ville hongroise est Bucarest, où vivent 300.000 Hongrois qui s'y sont réfugiés parce qu'ils étaient persécutés en Transylvanie. -- Vous songez à une reconquête ? -- C'est tout à fait impossible. Notre rêve, c'est une Europe sans frontières. -- Où vous vous perdriez peut-être ? Si la nation hongroise déborde ses frontières, ce n'est pas une raison pour faire éclater les frontières. -- Il est vrai que les Roumains sont un peuple des Balkans, et nous ne nous sentons pas un peuple des Balkans. « Il y a dix millions de Hongrois dans notre pays, et encore cinq millions hors de nos frontières. En revanche, ceux qui reviennent chez nous, ce sont les juifs. A Jérusalem il y a quatre journaux hongrois. 167:807 Mais depuis qu'il n'y a plus de communisme, ils reviennent d'Israël. Ils sont bien intégrés et se sentent toujours hongrois. -- Ils sont nombreux ? -- Surtout à Budapest. Jadis, ils vivaient en Russie, ils savaient que l'empire austro-hongrois était riche, et ils préféraient vivre ici. Ils étaient surtout commerçants et banquiers. Maintenant, il y a aussi des banquiers, mais surtout des journalistes de presse et de télévision. Ici, on dit que la télévision est un grand Kibboutz ! Et puis, notre président, Imre Poszgay, est juif. » A Eger et à Budapest, nous avons remarqué sur les murs l'emblème monarchique, intact sous l'étoile rouge volant en éclats. « C'est une vieille tradition, nous dit Istvan Czako. Au temps des Turcs, les envahisseurs ne brisaient pas : ils couvraient. Ils ont ainsi emprisonné une statue de la Vierge à Eger. Lors de la Seconde Guerre mondiale, le mur s'est écroulé : la statue est apparue intacte, gage de délivrance ; le lendemain, la ville était libérée. De même les communistes ont élevé un mur devant l'école Andrassy pour la baptiser Ho-Chi-Minh. Il nous a suffi de démolir. » Il ajoute, pris de scrupule : « Les Russes sont courtois. C'est le commu­nisme qui n'est pas courtois. » Le réveil religieux se fait sentir par l'affluence aux offices, même en semaine, et le nombre des mariages catholiques. Le peuple du mirage ? Il y a des ironies du sort et de l'histoire. Tous les guides touristiques exhortent à visiter la Puszta. 168:807 Terre désertique, peuplée par les Csikos, gardiens de trou­peaux de chevaux, et dont de rares fermes et l'index pointé vers le ciel du long balancier des puits brisent la monotonie. La Camargue du pauvre. Mais cette beauté n'est pas naturelle : si le regard se perd dans l'infini, c'est que les Turcs abattirent les forêts et rasèrent les villages. Comme souvent les steppes et les déserts, la Puszta est la terre des mirages. C'est à cause d'elle qu'on a appelé le peuple hongrois « le peuple du mirage ». Nous les avons pourtant trouvés étonnamment sages, ces Hongrois. Istvan Czako nous disait : « Le Hongrois aujourd'hui, c'est comme l'oiseau dans la cage. On a ouvert la porte : il reste dans sa cage. » Sans doute reste-t-il de l'esclave dans l'homme naguère soumis au joug communiste. Et puis le destin de la Hongrie, imprévisible, demeure impénétrable si l'on ne songe pas que les Magyars sont adossés à une histoire dont les retourne­ments, les surprises, les gifles, ont suscité un mélange d'amertume, de nostalgie, d'espérance obstinée. Libérée des Turcs grâce à la vigueur de sa résistance mais aussi grâce aux Habsbourg, la Hongrie subit ensuite les exactions des Autrichiens. Retrouvant une relative indépendance au sein de l'empire austro-hongrois, elle est démembrée à l'issue de la Première Guerre mondiale : le traité de Trianon lui fait perdre deux tiers de son territoire. Tout se passe comme si, au nom des nationalités libérées, on avait voulu tracer les frontières si injustement qu'elles fomentent entre ces peuples une inimitié continuelle et rendent impossible la coopération des pays danubiens et la contribution d'un front uni contre l'hégémonie germanique et soviétique. 169:807 Qui, « on » ? Historien hongrois, Szalam Jeromos rappelle que le congrès maçonnique de juillet 1917 a arrêté les conditions de la paix et décidé la destruction de l'Autriche-Hongrie, « survivance médiévale ». Il ajoute : « Les intellectuels du monde entier s'étaient groupés dans les six cents Loges juives, lesquelles se sont rattachées toutes à la Loge B'nai Brith de New York. » (*Vérités sur l'Europe centrale*) Les Hongrois aiment à dire que, si l'Amérique a gagné deux guerres, elle a perdu deux paix : les accords de Yalta ont mis en esclavage cent quatre-vingts millions d'Européens d'une civilisation élevée. Et sans doute le sort de l'Europe eût-il été radicalement différent si les Anglo-Saxons avaient précédé les Russes dans les Bal­kans et le Danube. Peuple du mirage ? En 1918, Karolyi, sur les ruines de l'empire austro-hongrois, voulait faire entrer la Hon­grie dans le concert européen des démocraties. Il s'en ouvrit à Clemenceau qui, lui, avait décidé de faire des royaumes qui, avec la république tchécoslovaque, se nourriraient des dépouilles hongroises. La Hongrie fut sacrifiée. Arrivé de Moscou, Bela Kun n'eut qu'à pren­dre le gouvernement des mains de Karolyi. Aujourd'hui, la Hongrie ne semble plus prête à assurer le rôle central et sacrificiel qui fut si souvent le sien. Ce rôle de tampon qui amortit les chocs en les subissant pousse le Hongrois cultivé à rêver d'une Hon­grie qui servirait de pont, de trait d'union. Sous le nom noble de réconciliation entre les peuples européens dé­sarmés, ce rêve ancien et toujours contrarié servirait les projets mondialistes dont la Hongrie, pourtant, a tou­jours été la victime. 170:807 La vraie chance de la Hongrie, c'est la force de son réveil national et religieux, et la sagesse qui la garde des reconquêtes impossibles. *Octobre 1990* Danièle Masson. 171:807 ### Henri Michaux et le Christ *Une redécouverte de la onzième heure ?* par Pierre Gardeil ALORS QUE « la Révolution » est notoirement défunte, son principe moral n'est guère contesté : il y a présomption de vertu partout où le cul est par-dessus tête. La pierre de touche d'une bonne conduite, politique, esthétique, morale... est la révolte. C'est à sa charge de révolte qu'on juge le groupe rock, la pétition intellote, la manif écolo-pacifiste. Pareil­lement un film, un enseignement, une perversion. Encore faut-il des pères fondateurs pour légitimer la récusation violente de toute paternité. Considérons ici les saints patrons de l'intelligentsia révoltée. Qui fait cau­tion, depuis l'apothéose du père fondateur, celui qui nous apprit à « changer la vie » par subversion criarde (« Magistrat, tu es nègre ! ») ? 172:807 Artaud et Reich devenus fous, Sartre fourvoyé, Genet infréquentable, Foucault réversible, Sollers chu tel quel dans les délices déca­dentes... on ne sait plus très bien au nom de qui conférer les imprimatur de la négation. La papauté d'André Breton est depuis longtemps diluée dans ses crachats ; et si Prévert fait encore usage dans le bas-clergé de la désinstruction primaire, personne, à l'étage au-dessus, ne garantit rien, n'accroît la confiance, n'*autorise,* en un mot, comme le requiert la fonction primordiale de l'auteur. Y avait plus d'ténor, y a plus d'auteur. La piste est vide, sauf zigzags de quelques clowns. \*\*\* J'ai toujours détesté les menteurs ci-dessus ; toujours j'ai senti l'odeur de leurs mensonges (celle même de nos principaux charniers). Pourquoi, dès ma première (et lointaine) rencontre avec ses livres, ai-je fait exception pour Henri Michaux, salué parfois comme le révolté par excellence ? D'un mot : parce qu'il était vrai ; et donc ne faisait pas crédit à sa révolte. Mon intuition de lecteur demeurait cependant confuse... jusqu'au dernier ouvrage publié de son vivant, qui éclaire tout, et à qui je laisserai la parole après avoir évoqué le négateur qu'il voulut être. Le refus de Michaux est, primitivement, celui d'un autiste manqué. Manqué de peu : alors qu'il rêvait d'une révolte ronde, parfaite surdité, le petit enfant finit par s'ouvrir, à combien de regrets ! « La boule perdit sa perfection... à sept ans, il apprit l'alphabet et mangea. » 173:807 Il se souviendra de cette défaite, bonne à désillusion­ner les prétentieux : « Ne faites pas le fier. Respirer, c'est déjà être consentant. D'autres concessions suivront, toutes emmanchées l'une à l'autre. » L'âge apportera à la révolte quelques objets, et des raisons, qui bien vite feront place à la seule. Que les autres cherchent les leurs, Michaux a reçu la sienne : « Ce n'est qu'un petit trou dans ma poitrine, mais il y souffle un vent terrible. Haine, toujours, Qu'est-ce que le Christ aurait dit, s'Il avait été fait comme ça ? » Et ailleurs : « Priez pour lui, il enrage pour vous. » Il lui arriva de faire parade avec ce qui est surtout la plaie de soi-même (ou, comme il dit excessivement, « l'abcès d'être quelqu'un ») ; quelques grands moulinets échappés à sa plume ont forgé de ces phrases retentis­santes qui ont pu le faire prendre pour un braillard parmi les braillards, à l'époque des braiements et braille­ments politico-littéraires : « Je vous construirai une ville avec des loques, moi. » Puis il se promet de franchir « les barrages des génufléchisseurs et des embretellés ». Le poème s'appelle « Contre » ; il en fit d'autres, à rebrousser les mêmes poils. La révolte « moderne » pouvait donc espérer tenir en lui un de ses répondants majeurs. Michaux haïssait bien, haïssait fort. Hélas, il connaissait sa haine (notre vrai mensonge est d'ignorer notre haine). La connaissant, il ne pouvait plus en faire vertu. Il savait que sur la haine rien ne tient. Toute chose s'y précipite. La haine est la précipita­tion elle-même, comme pierre dans le puits. « Camarades du non et du crachat mal rentré, comme pierre dans le puits, mon salut à vous ! « Mais il n'y a pas de camarades du non. » 174:807 La réflexion, brévissime, dit tout sur l'imposture dont notre siècle a tant usé pour faire mourir : IL N'Y A PAS DE CAMARADES DU NON. (Ne laissez pas courir ce désaveu, il remonterait de l'Internationale à La Marseillaise !) Michaux explicite plus drôlement ailleurs l'impossibi­lité de fonder les bons sentiments sur les mauvais. Offrons ce paragraphe à la méditation des idéologues du PS : « J'ai toujours admiré que des gens qui se disaient gens de révolution se sentissent frères. Parlaient l'un de l'autre avec émotion. Coulaient comme un potage. « Ce n'est pas de la haine, ça, mes amis. C'est de la gélatine ! » Au ressentiment, tortueux parce qu'il s'effraie de lui-même, Michaux enjoint de ne pas quitter son droit chemin d'injustice. Et il le remet dans sa voie d'abîme. Vous qui glissez ainsi, laissez toute espérance. Constater, en soi, la poussée du mal, en porter le diagnostic au sujet des prétendus espoirs et luttes popu­laires, voilà l'effet d'une lucidité sans faille, résignée à ne compter que sur le pire. Michaux, premier Cioran ? Pas tout à fait. (Pas du tout !) Notez d'abord que cet homme, barricadé dans un chez-soi souffreteux, gémit de sympathie sincère pour les épreuves qu'il devine chez d'autres. « La trop fameuse communication », soupirait-il pour se désencombrer d'une socialité qui lui fut toujours fatigante. N'empêche ! Il parle avec compassion des malheurs les moins com­préhensibles, ceux des fous par exemple. Un jour qu'une erreur de dosage l'a fait pour quelques heures étranger dans son propre corps, il écrit : « Combien souvent n'a-t-il pas songé à ses frères, frères sans le savoir, frères de plus personne, dont le pareil désordre, en plus enfoncé, plus sans espoir et tendant à l'irréversible, va durer des jours et des mois qui rejoignent des siècles, battus de contradictions, de tapes psychiques inconnues et des brisements d'un infini absurde dont ils ne peuvent rien tirer. » 175:807 Une chimie très discutable l'a conduit à ce point, mais c'est son vrai cœur qui tremble à la pensée des angoisses innocentes. Dans une telle obscurité, il peut bien jeter l'Espé­rance, défier la Foi, mais il ne peut faire que l'Amour ne le traverse. Les noms de sainte Angèle de Foligno, de Ruysbroeck l'Admirable, de saint Joseph de Cupertino, se trouvent parfois mêlés à ceux des « copains de génie ». Jamais d'athéisme déclaré. Plutôt le tracé d'une position qui le laisse hors zone. Avec des offres descen­dues du ciel, qui n'ont pas raison de la révolte : « Les pales du non refusent l'envol de l'Ange. » Ou, d'une encre plus trouble, à propos du christianisme : « Évolution en cours. » Godot était chez lui « Gros Lot » ; il lui arriva de l'appeler, de toute sa misère : *Mais Toi, quand viendras-Tu, sur le pays où j'habite,* *Au moment mûr où je désespère vraiment...* .................................................................. *Ou alors quoi ? Non ? Jamais ?* *Dis, Gros Lot, où veux-Tu donc tomber ?* C'est peu. Dans cette œuvre, abondante en comptes rendus de malaises -- du désarroi cénesthésique au trouble existentiel -- luxueuse par les compensations de l'imaginaire, curieuse par le reportage sur les échappées hors normes, ces allusions au monde chrétien sont à peine des pointillés vers un possible hautement improbable. Jusqu'au jour... \*\*\* 176:807 En décembre 1981 -- Michaux avait 82 ans -- la NRF publia ce qui est aujourd'hui le dernier livre paru du vivant du poète : *Chemins cherchés, chemins perdus, transgressions.* Quelques semaines plus tôt, le grand public avait pu en lire de bonnes feuilles dans *Le Nouvel Obs,* sous le titre « La messagère partie en avant ». Michaux y racontait comment des Indiens d'Amazonie auraient reçu la Bonne Nouvelle d'une femme envoyée du ciel, avant même que les missionnaires eussent pu les rencontrer ([^29]). Le texte est une eau très pure, comme la sainte qu'il nous représente : « ...elle était jeune, belle, pas simplement belle, lumineuse. Princesse sans bracelets, sans colliers, sans plumes colorées ou fleurs, seulement le petit crucifix et un chapelet à la ceinture pour prier, pour revenir à la prière. (...) Voyageant sans bagages, ni porteurs, sans même un bâton, toujours fraîche comme une orchidée qui vient de s'ouvrir à la fin de la nuit ». Force, douceur, chasteté, transparence : « Sa lumière justement, l'annonçait, douce, péné­trante, n'allant pas avec le mal, les pensées du mal, au contraire les éloignant, les excluant. Et pas pour se faire valoir. » Venue pour rendre témoignage au « fils du dieu cloué et crucifié » dont la Passion est notre salut. Il restait, après son départ, « une impression inouïe de respect ». 177:807 « ...sans quoi que ce soit, ni contre la pluie ni contre le soleil. Pas même de sandales. Pieds nus et jamais de boue dessus. « Nous oubliions nos questions, sauf sur Kiriquisti, dieu dont nous allions être les enfants, qui avait choisi une messagère pour nous. De la Vierge aussi elle nous entretenait volontiers et de Sa Peio et de Sa Paio, ses disciples. « ...Ne vous a-t-on pas dit qu'elle était lumineuse, tout le contraire d'un être de la nuit. C'était d'abord sa clarté qu'on apercevait. » Douze pages coulent de cette encre. Le poète demande ses mots aux pieux souvenirs d'une enfance catholique, recouverte plutôt qu'abolie. Les séquences qui suivent l'histoire de « la messa­gère » étonnent plus encore, et ravissent. Henri Michaux, pour qui l'on a prié quand il enrageait pour nous, voit enfin « tomber les toits », et le ciel étoilé se montre à son hiver extrême. La fiction est telle : un homme se confesse à l'Abbé d'un monastère ; il résume son malheur et le péché du siècle dans le récit d'une courte, grande, exemplaire mésaventure : « Cela a commencé parce que le composé avait été à l'origine mal composé. « Ensuite, il y eut beaucoup de débats à l'intérieur. Et aussi à l'extérieur. Ceux de l'extérieur ont bousculé l'homme intérieur, puis le rasoir critique est passé et rien n'est tout à fait demeuré. « Le grand, le haut surtout n'est pas demeuré. » Certes, il a « le maintien fragile de celui qui n'a pas trouvé ». Il se dit « ...sans foi (Comment l'aurais-je ?) », mais il n'aspire plus qu'au vrai Dieu : 178:807 « -- L'assistant : Dis-moi, tu nous es venu bien tard. Pourtant tu ne sembles pas étranger à ces choses que nous recherchons ici. « -- Le Nouvel Arrivé : J'avais trop de voix pour ma voix. Je les écoutais. Je tenais à les entendre toutes, une à une. Aujourd'hui je comprends que cela ne m'a pas conduit où il fallait. C'est la raison pourquoi je suis venu, pour la réponse unique. (...) « L'occupation de recevoir les présents de la louange, je n'en aurais pas voulu. Ce n'était pas l'occupation que je désirais. « -- L'Abbé : Mais on venait... pour te voir. « -- Le Nouvel Arrivé : Je ne désirais pas qu'on m'entoure. Je n'attendais pas qu'on fasse cercle autour de moi. Les problèmes, et le « Problème » entre tous, me suffisaient pour faire cercle autour de moi. Les soucis, les retours de pensée inachevée suffisaient pour faire cercle autour de moi ; les dégoûts, les habitudes médiocres, les revenants invisibles. ...... « -- L'Abbé : Ce cercle-là aussi il faut qu'il se dissipe, mon frère. Il ne faisait pas mal à toi seulement. Combien de jeunes tu as dû étrangler avec lui. Il ne doit plus être. Tu vas cesser de le nourrir. Pour cela, ton centre à déplacer. Tu vas à présent aider un autre. Lui apporter des lumières dont il a besoin pour sa conduite. « -- Le Nouvel Arrivé : Comment ferai-je ? Moi qui ne peux m'aider moi-même, moi qui attends la lumière. « -- L'Abbé : En la donnant, tu l'auras. En la cherchant pour un autre. Le frère à côté, il faut que tu l'aides avec ce que tu n'as pas. 179:807 « Avec ce que tu crois que tu n'as pas, mais qui est, qui sera là. Plus profond que ton profond. Plus enseveli, plus limpide, source torrentielle qui circule sans cesse, appelant au partage. > ...... « Va. Ton frère attend la parole de vie. » Chercherait-il ainsi, s'il n'avait pas déjà trouvé ? De la perle unique, dont parle l'Évangile, il connaît chaque facette, amoureusement polie par l'Esprit Saint. Rien ne manque au compte rendu d'une démarche qui cepen­dant, et autant que j'aie pu le savoir, se passa toute dans sa tête : ni l'humilité du repentir, ni la confiance à un maître qui a pouvoir d'Église, ni le regard courageux et compatissant qu'il faut porter sur soi (celui qui ne s'aime pas lui-même, peut-il aimer son prochain ?), ni la prescience des pouvoirs surhumains de la charité. On trouve encore (pour traverser de traits bien trop rapides les pages vibrantes qui suivent -- et parfois précèdent -- celles-ci) : -- La prophétie terrible sur son siècle : « Des vagues passent : de froid, de peur, de rage, d'impuissance, d'insoumission, d'inconditionnelle protestation... « Des vagues ; pour accoster où ? « Et toujours plus bas chercher dans la citerne du corps. « Époque des latrines sacrées. » -- La répudiation d'une intelligence qui ne se nour­rit plus de l'intuition de l'être : « tandis que la mécréante pensée analysante « se force au profane « et s'y traîne, « Appel ! » 180:807 -- La permanence d'une splendeur sans âge : « Le lieu du paradis demeure immuable. » -- Les surprises de la grâce : « Je vivais dans Babel « je n'en étais pas sorti (...) « Printemps revenu après été, après automne « par chemin ignoré « préparé autrement » -- La ferme clarté de la décision : « quitter Babylone » ou, d'un ton tout pascalien : « Je quitte les hommes vainement renseignés » -- Le juste goût des mortifications : « le jeûne métabolise le silence » -- Le savoir philosophal de la seule alchimie : « la distance de mon espace à l'Espace a changé « quelque chose qui ferait place à la miséricorde... » -- Le pressentiment de l'eucharistie : « La petitesse conjointement avec la grandeur est consacrée « sans avoir à prendre, « récolte pleine, « biens infinis, indéfendus, indivis « Où l'on habite, ampleur est à notre disposition inépuisable. » 181:807 Comme il s'éloigne, ce fameux monde qui n'était que « le monde » : « La région des blasphèmes s'enfonce (...) « La circulation haute « a décimé les troupeaux de la circulation basse (...) « Libéré de critiquer, de haïr « ne ressentant plus l'hétérogène « le mal, l'odieux, la domination » Dans quelle misère faisions-nous semblant de vivre : « Dépassée la longue parenthèse « j'étais dans un creux, croyant marcher » Que de poids laissés en arrière ! « L'aversion dissipée « l'appétence vers le haut reste seule « Il fallait sacrifier aussi les émotions « le nœud de serpents des émotions » L'amour a tout pris, l'amour unique : « Le comparable cède devant l'incomparable. » Et l'incomparable, en effet, va clore le livre, soit un portrait -- quel artiste ne serait effrayé de la tâche ? -- de ce que l'œil ne voit ni l'oreille n'entend en ce monde où l'innocence elle-même est encore pécheresse, un por­trait comme le siècle n'en a guère tenté, s'en moquant plutôt comme de sujet dérisoire, puisque c'est celui de l'Immaculée Conception. Le poète y prend soin d'avertir l'amie à qui il le dédie de la vanité des voies « orien­tales », en l'espèce le tantrisme, qui eut son heure et ses gens en cette Europe avide d'ignorer le trésor qui lui fut remis. Je laisse au lecteur la merveilleuse découverte. \*\*\* 182:807 On peut dire que cet impressionnant descriptif n'est encore qu'un « chemin » tracé sur une carte. Des mots. Gilson aurait dit : au long d'un itinéraire peint sur un mur on ne peut faire avancer qu'un pèlerin peint sur un mur. Michaux est mort sans avoir posé d'acte public le réconciliant avec l'Église ([^30]). Soit. Je demande seulement si ce livre extraordinaire, magnifique et ultime « transgression » d'un « chercheur » si jaloux d'indépendance, et qui avait attisé si fort la convoitise des orgueilleux, ne prouve pas avec une force admirable, venant de qui il vient : -- qu'il n'y a pas à chercher ailleurs que dans la conversion chrétienne ; -- que ce bien, seul désirable, est désirable infini­ment ; -- qu'on a toujours fait semblant de réputer la question oiseuse ou désuète («* Croyez-vous en Dieu ? -- Pas de question stupide ! *» entendait-on naguère dans un film de Godard) ; mais qu'en vérité il n'y eut jamais pour personne d'autre question : « Les problèmes, et le « Problème » entre tous, suffisaient à faire cercle autour de moi » ; -- que Dieu peut, de ces pierres, susciter des enfants à Abraham ; -- que la vie est trop courte pour la polémique, suffisant à peine à l'action de grâces. Pierre Gardeil. 183:807 ### La « légende noire » anti-hispanique par Jean Dumont FAIT CONNU depuis bientôt cinq cents ans, l'Es­pagne est le noir bouc puant, le noir démon fourchu des cauchemars de l'humanité. Dès les années 1500, on a décidé que l'Espagnol ne pouvait être présenté que vêtu de cette double noirceur, celle encore de l'habit noir du bourreau. Cette décision anonyme et générale, cette présentation obligatoire est ce qu'on a appelé en Espagne, par piètre défense, la « légende noire ». Source impure Oh ! certes, chacun sait comment cette légende est née, quelle en fut la source impure. Elle n'avait pu se fonder sur l'expulsion des juifs par Isabelle la Catholi­que en 1492, 184:807 puisque pareille expulsion avait eu lieu en Angleterre dès 1290, en France dès 1306, en Alle­magne dès 1348. Elle n'avait pu se fonder sur la création de l'Inquisition espagnole en 1480, puisque cette Inquisition avait pris pour modèle la première Inquisition -- française -- de 1233, et avait eu bientôt pour équivalentes les Inquisitions ou cours répressives qui fleurirent dans tous les pays réformés et à Rome, comme en France. Non : la source de la « légende noire » fut naturellement la seule prouesse proprement espagnole : la découverte et l'occupation de l'Amérique. Bel objet d'envie ; en même temps que garantie de réussite dans la diffamation, par l'éloignement rendant impossible de connaître sur place, par soi-même, la vérité. Le feu de cette diffamation ne pouvait que se trouver en outre attisé par une source d'envie bientôt supplémentaire : les moyens financiers tirés d'Améri­que permettaient à l'Espagne très peu peuplée (le tiers de la France) et relativement pauvre de maintenir en Europe une puissance militaire et politique dominante. Peu importait que cette puissance fût le fait aussi du courage, de l'organisation et de la technique, et fût mise au service de toute l'Europe dans la défense contre l'offensive turque (à Lépante notamment). L'ir­ritant était qu'elle dominait les autres aspirants à la domination européenne, notamment la France et les puissances protestantes. Et, pour ces dernières, l'Angle­terre et la Hollande bientôt très présentes sur mer, l'irritant était que l'Espagne y fût la digue contre l'expansion mondiale de la Réforme. 185:807 Dans la guerre psychologique mise au service des ambitions anti-espagnoles, la « légende noire » pré­senta enfin, plus tard, un précieux avantage psychana­lytique : réaliser le transfert sur l'autre des propres ignominies coloniales -- systématiques, elles -- com­mises notamment par les Anglais et Hollandais en Amérique du Nord. « Arme cynique » Bref, comme l'écrit, à son honneur, le calviniste français Pierre Chaunu, la « légende noire » fut « l'arme cynique d'une guerre psychologique ». Le même auteur, faisant preuve d'une objectivité remar­quable, précise : « La légende anti-hispanique, dans sa version américaine, joue \[...\] le rôle salutaire d'un abcès de fixation. Le prétendu massacre des Indiens au XVI^e^ siècle, par les Espagnols, couvre l'objectif massacre de la colonisation en frontière au XIX^e^ siècle \[par les Américains\] ; l'Amérique non ibérique et l'Europe du Nord se libèrent de leur crime sur l'autre Amérique et l'autre Europe. » ([^31]) A moins grande échelle (les massacres et exactions, de son fait, ayant été plus limités), la France a fait fonctionner le même système de transfert. Au XVII^e^ siècle Richelieu a commandé une série de pamphlets anti-espagnols au philosophe courtisan La Motte Le Vayer : l'Espagne s'y trouva accusée des infidélités au catholicisme qui furent celles de la monarchie pari­sienne, notamment la connivence avec le Turc. 186:807 Et si la « légende noire » anti-hispanique, version coloniale, ne cessa de trouver en France une large diffusion, c'est qu'on « couvrait » ainsi le massacre total des Indiens à la Martinique française, le travail forcé du *Congo-Océan* aboutissant à un résultat semblable chez cer­tains Noirs, ou les expériences humaines meurtrières subies par des Jaunes à l'initiative du professeur Yer­sin de l'Institut Pasteur d'Hanoi ([^32]). Outre-Atlantique comme au nord des Pyrénées, le système a donc rendu à la perfection. Nous, Français, sommes persua­dés que, si les Espagnols sont d'abominables tortion­naires, notre image propre authentique est la Liberté éclairant le monde. Et tel éminent universitaire améri­cain, notre personnel ami depuis un demi-siècle, nous a affirmé tranquillement que, s'il n'existe plus d'In­diens dans la Géorgie des États-Unis, c'est qu'il n'y en a jamais eu sur son territoire (en fait, les archives des évangélisateurs espagnols montrent que la Géorgie tout entière était, au XVII^e^ siècle, surpeuplée d'Indiens ; ils ont été massacrés par les Yankees, jusqu'au dernier). Imputations grossières Fort bien, dira-t-on. Mais avec la disparition de la domination espagnole au XVIII^e^ siècle et le développe­ment, tant des études universitaires que des moyens généraux d'information, la situation, tout de même, aurait dû se régulariser et la vérité apparaître. 187:807 La guerre psychologique ayant pris fin, le système de transfert intéressé aurait dû, aussi, se trouver privé d'aliment. Eh bien ! pas du tout. Jamais les imputations inspirées par la « légende noire » anti-hispanique n'ont été plus grossières. Même chez les universitaires et les intellectuels ou religieux théoriquement bien informés. En France, l'*Histoire de l'Église par elle-même* (1978), dirigée par le père Loew, écrit que les colons espagnols ont imposé aux Indiens « un esclavage maintenu avec rudesse ». Et l'*Histoire vécue du peuple chrétien* (1979), dirigée par Jean Delumeau, professeur au Col­lège de France, précise que cette « loi d'esclavage dépouillait les Indiens de leurs terres et de leur liberté ». Alors que tous les spécialistes, derrière Silvio Zavala, savent que l'esclavage des Indiens, sauf excep­tions limitées vite interdites, n'a jamais été pratiqué par les Espagnols sur le continent américain. Et que les Indiens sont restés propriétaires de leurs terres, individuellement ou collectivement, sous la ferme pro­tection des justices royales. De son côté, un professeur à l'université de Toulouse, Georges Baudot, écrit dans *Utopie et histoire au Mexique* (1977) que l'enseigne­ment de l'espagnol avait été dès le XVI^e^ siècle rendu « obligatoire pour les enfants indiens », imposant ainsi le déracinement culturel des indigènes. Alors que les spécialistes, publiant à Mexico des *Méthodes et résul­tats de la politique indigéniste au Mexique* (1954)*,* notent : « Au XVI^e^ siècle l'enseignement général du castillan n'a pas de caractère légal obligatoire, ni ne tend à une substitution forcée des anciennes langues indigènes. » 188:807 Un malheureux plumitif Les choses en sont restées à tel point en France qu'un plumitif démocrate-chrétien, très représentatif de l'opinion intellectuelle courante, Stanislas Fumet, peut écrire en 1972, dans une biographie du saint péruvien de la post-Conquête, Martin de Porres, des phrases dignes de la pire « légende noire » du XVI^e^ siècle. Que voici : « Nulle autorité supérieure ne protégeait la pauvre race \[indienne\] que l'on décimait par le massa­cre et l'esclavage. Et qui ne pouvait offrir qu'une résistance médiocre à cette inondation de mauvais chrétiens sur un sol promis à Dieu et qu'en fait on livrait au Diable. » ([^33]) Le malheureux plumitif ignore qu'alors l'archevê­que de Lima n'était autre que saint Turibe, insigne familier et protecteur des Indiens, jusqu'à se dépouiller pour eux totalement. Et que saint Martin de Porres n'était lui-même qu'un des six saints du « Siècle reli­gieux » péruvien, modèle de Chrétienté (quatre de ses six saints étaient des laïcs). Enfin que les vocations sacerdotales étaient si nombreuses dans ce pays « livré au Diable » que Lima en arriva à compter 300 prêtres excédentaires, dits au sens propre *extra-vagantes* (vaguant dehors) ! 189:807 Las Casas, prototype idéologique Comment tout cela est-il possible ? Cela est possi­ble parce que la « légende noire » anti-hispanique a eu, en fait, une cause bien plus profonde que la « guerre psychologique » qui marqua ses origines. Cette cause est que l'Espagne a eu le malheur d'enfan­ter, dès le XVI^e^ siècle, le prototype de l'idéologie qui dénoncera de plus en plus nettement l'État catholique, puis le catholicisme, comme agression de l'humanité. Ce prototype, Las Casas, ne présentait encore, avec une grande force de propagandiste, qu'une idéologie anti-coloniale, anti-impériale, anti-militaire, anti­capitaliste, relativiste, écologiste et libertaire (à l'égard des religions autochtones, des sacrifices humains et des « seigneurs naturels » indigènes, en fait les pires oppresseurs). Et il se proclamait vigoureusement chré­tien, voire hyperchrétien. Mais l'observateur attentif ne peut s'y tromper : l'objectif de Las Casas est idéologique et subversif, non religieux. La très lascasienne Marianne Mahn-Lot, professeur à la Sorbonne, l'a noté en 1985 : « Le charisme personnel de Las Casas était moins celui d'un missionnaire préoccupé de sauver les âmes que d'un homme passionné pour la justice tempo­relle » ([^34]) ; telle qu'il la voyait, souvent erronément. 190:807 Or c'est Las Casas qui va donner toute sa puis­sance à la « légende noire ». Par sa *Brévissime des­truction des Indes* de 1552 et ses autres ouvrages, dénonciation acharnée de la colonisation et de l'évangélisation espagnoles, d'autant plus redoutable que son auteur est lui-même un religieux espagnol. Dénonciation que les ennemis de l'Espagne s'em­presseront de faire connaître en d'innombrables publi­cations, bientôt illustrées. Les illustrations, fabriquées sur commande aux bords du Rhin, montrent des maisons à pignons germaniques là où il n'y en eut jamais. Mais, grâce au talent du graveur de Bry, ces documents fallacieux, les seuls de l'époque sur le sujet, seront sans cesse reproduits, perpétuant la « légende noire » par l'image, en monopole de fait. Redoutable réussite de propagande : un peu comme si, sur les années 1939-1945, on ne disposait que des images commandées par le Dr Goebbels. Fruit « philosophique » Puis l'idéologie de Las Casas développe ses fruits qui, selon la recommandation de l'Évangile, vont per­mettre d'en juger exactement l'arbre. Premier fruit : l'idéologie de Las Casas va être approuvée et relayée par les anti-chrétiens « philosophiques » du XVIII^e^ siè­cle, alors nouveaux maîtres de l'opinion. Par exemple le Français Raynal, auteur d'une immense *Histoire philosophique des Indes* y dénonçant aussi la « tyran­nie européenne », grand ennemi de la foi et du clergé quoique, ou parce que, ancien prêtre indigne. Ce néo-Las Casas réclame en 1789 que l'on « ne se repaisse pas plus longtemps d'incompréhensibilités qui répu­gnent à la raison ». 191:807 Et juge le clergé « le plus cruel ennemi de l'État et de la Nation ; parmi les classes oiseuses de la société, la plus nuisible ». Autre néo-Las Casas « philosophique » : Mar­montel, secrétaire perpétuel de l'Académie française en 1783 et auteur d'un grand roman, *Les Incas.* Où il dénonce en Amérique « le Fanatisme \[le catholicisme\], entouré de massacres et de débris, assis sur des monceaux de morts et promenant ses regards sur de vastes ruines ». Dans la dédicace des *Incas* au roi de Suède protecteur des « philosophes », Marmontel ne craint pas de préciser son intention, en portant cette condamnation très lascasienne, de fond et de forme « Je rouvre la plus grande plaie qu'ait jamais faite au genre humain le glaive des persécuteurs. » Comme tout juif « converso » Deuxième fruit : l'idéologie de Las Casas va se mêler, dans les théologies de la libération et le confor­misme idéologique général, à deux autres idéologies juives, à leur tour anti-catholiques : l'idéologie de Freud et l'idéologie de Marx. Nous disons « autres idéologies juives » car, comme ses biographes (Guillén, Giménez Fernandez, O'Gorman) l'ont affirmé de plus en plus nettement, Las Casas était d'origine *conversa,* appartenant par son père aux juifs alors récemment convertis au catholicisme. L'importance de cette judaïté de Las Casas a été soulignée par le grand historien, lui-même d'origine judéo-espagnole, et pro­fesseur à Princeton, Américo Castro. 192:807 Qui n'a pas hésité à dire clairement ses sentiments à cet égard, en Sorbonne (1965), dans les *Mélanges à la mémoire de Jean Sarrailh* ([^35])*,* hispaniste qui fut recteur de l'univer­sité de Paris. La dénonciation lascasienne est elle-même, note Castro, un transfert psychanalytique. « Las Casas s'automonumentalise », pour trouver, comme l'avait déjà noté Pérez de Tudela, préfacier de la réédition de ses œuvres, « la cause démesurée qui puisse cadrer avec sa taille ». En lançant l'affirmation que « tout ce qui est indigène est admirable et respectable, et tout ce qui est espagnol est détestable », « il se jette dans l'aven­ture grandiose de se doter lui-même d'une dimension impériale ». Cela parce que, comme tout juif *converso,* « il cherchait à échapper au siège que lui imposait la société chrétienne, du mieux qu'il pût », « en s'élevant prestigieusement au-dessus d'elle ». De là ses autrement inexplicables exagérations quantitatives des méfaits espagnols, énormes et « à tous égards fausses ». De là aussi la complaisance réellement choquante qu'il montre à l'égard de l'hor­reur des sacrifices humains massifs et des tares des sociétés indigènes. Pour lui, du haut des temples aztèques de Mexico, baignés du sang de dizaines de milliers de victimes au cœur arraché, tout est « gai et admirable » (*Histoire apologétique*, chapitre CXXX). C'est que le seul véritable objectif de Las Casas est de « réagir agressivement contre les Espagnols à partir de la ferme base indienne ». 193:807 Et Américo Castro de constater ce que Marianne Mahn-Lot retrouvera vingt ans plus tard, on l'a vu : « L'aspect chrétien du problème est relégué au second plan. Le problème indien n'est pour Las Casas qu'un moyen, une base à partir de quoi s'affronter avec avantage à l'adversaire » social espagnol. Las Casas est proche par là aussi des deux autres juifs dont les idéologies anti-chrétiennes vont réunir leur influence de dénonciation sociale avec celle de sa propre idéologie d'écologisme fallacieux. Freud qui, arrivant à New York, s'écriera avec jubilation : « Ils m'embrassent, alors que je leur apporte la peste ! » La peste des complexes, de la *libido* faite normative, encore de l'auto-accusation, dans la folie talmudique du commentaire sans fin. La peste de ce freudisme qui, comme l'a noté récemment le philosophe juif George Steiner ([^36]), n'est au fond, comme le lasca­sisme, que « judaïsme à problèmes ». Tout comme encore l'est le marxisme, cette prise à partie « auto­monumentalisante » et grossièrement exagérative de la société, par un petit-bourgeois d'Angleterre qui ne fut aurais vraiment un militant ouvrier. Et forgea au contraire les chaînes d'une plus grande aliénation du prolétariat. En se couvrant de la dénonciation de la religion comme « opium du peuple », ainsi que Las casas le fait, au fond, pour la Conquête se voulant chrétienne. 194:807 Mais si le freudisme, considéré suicidairement comme « une grande leçon » par une part importante de l'Église post-conciliaire, ne cesse de développer au sein du catholicisme son influence de « dénonciation » et de « libération » (à la lascasienne), l'effondrement du communisme dans les pays de l'Est a porté un rude coup au marxisme d'Église. Dès lors, et à la faveur du V^e^ Centenaire de la découverte de l'Améri­que, c'est l'idéologie lascasienne qui réapparaît au premier plan. Partout en Amérique du Sud et du Centre les appels à une « célébration pénitentielle » du V^e^ Centenaire (pour en demander pardon) donnent de nouveau quelque blé idéologique à moudre aux agita­teurs et militants déçus par le reflux communiste. Complexe essentiellement européen Mais la campagne ne mord pas vraiment, comme le montre la documentation réunie par la revue de presse *Espérance des pauvres,* publiée en Belgique. Et même, dans le *Message à toutes les religieuses et tous les religieux d'Amérique latine* de la très orientée à gauche Confédération des religieux latino-américains que Rome a dû reprendre en main, apparaissent des rectifications à l'idéologie lascasienne. On y lit : « Ces 500 années ont été un temps d'ombres et de lumières, de péché et de grâce \[...\]. Nous nous unissons aux innombrables laïcs, religieux, prêtres et évêques qui, depuis le début de l'évangélisation jusqu'à aujourd'hui, sacrifient leur vie pour défendre la juste cause des pauvres. » ([^37]) 195:807 En outre l'idéologie lascasienne se révèle de nou­veau une construction, un prurit, un complexe essen­tiellement européens. Comme le note Mgr Amigo, archevêque de Séville et président de la Commission épiscopale espagnole pour le V^e^ Centenaire de l'évan­gélisation de l'Amérique : « *L'attitude honteuse à l'égard de ce V^e^ Centenaire est plus fréquente parmi les évêques d'Espagne que parmi les Latino-Américains. C'est comme une mauvaise conscience du passé.* » ([^38]) Fondée non sur les faits constatables en Amérique, mais sur le matraquage idéologique et psychanalytique lascasien régnant sur l'Europe, sans souffrir là le moindre obstacle du fait de la réalité. Deux cardinaux et le saint-siège Ce règne lascasien en Europe est partout. Le cardinal Lustiger, archevêque de Paris, formé à l'école laïque et dans les séminaires français des années 1950 à la très pauvre apologétique historique, en est un des hérauts. Dans son *Choix de Dieu* (1987), page 372 il dénonce « les conquistadors qui opèrent par le feu et le sang », comme s'il n'y en avait pas eu, nombreux, qui aient opéré par la main tendue. Ainsi, au seul Mexique, Cortés lui-même, Vasco de Quiroga, Rodrigo de Rio ; au Pérou tous les conquistadors qui firent des Indiens leurs héritiers universels. 196:807 Et page 452 il affirme que « des religieux se sont battus, parfois jusqu'à la mort, contre les princes espagnols, pour défendre les Indiens ». Alors que les « princes espagnols » eux-mêmes, à commencer par Isabelle la Catholique, ont été les protecteurs systématiques et décisifs des indigènes. Comme n'a cessé de le montrer le spécialiste américain Lewis Hanke. Le cardinal de curie Etchegaray, ancien archevê­que de Marseille, surenchérit. Président de la Commis­sion pontificale *Justice et Paix,* source européenne des théologies de la libération ([^39]), il signe le 3 novembre 1988 un document délirant intitulé *L'Église devant le racisme.* On y prétend notamment que les conquista­dors espagnols « commencèrent à élaborer une théorie raciste pour se justifier ». Alors que la théorie raciste en question était celle du philosophe païen Aristote, bien antérieur, comme on devrait le savoir, aux conquistadors. Théorie qui voyait, dans certains hommes « inférieurs en raison », des « esclaves par nature ». Cette théorie reprise non en Espagne mais à l'université de Paris en 1510, fut combattue dès l'année suivante par le dominicain espagnol Matias de Paz et aux Antilles mêmes par un autre dominicain espagnol, Antonio Montesinos. Si elle est évoquée ensuite ici ou là dans la polémique coloniale, cette théorie n'a jamais été avancée en corps par les conquistadors, dans un esprit raciste, ni acceptée par les pouvoirs qui les contrôlaient. Il est donc entièrement faux et injuste d'en charger la conscience de la Conquête espagnole. Où, au contraire, l'esclavage des Indiens fut systémati­quement interdit, on l'a vu. 197:807 Rome même, dans deux de ses grands dicastères, la Congrégation pour la cause de saints et le Conseil pour l'œcuménisme, a manqué une belle occasion de remettre les pendules à l'heure quant à l'évangélisation de l'Amérique. Si elle avait laissé aboutir le procès en béatification d'Isabelle la Catholique, naturellement très bien engagé, et soutenu par de nombreux et prestigieux prélats sud-américains, elle aurait rappelé l'essentiel : que, dès les premières instructions données après la Découverte, il avait été stipulé par Isabelle ce qui est pur christianisme : les relations avec les Indiens devaient se réaliser *amorosamente,* « avec amour » (Instruction du 29 mai 1493). Rome a préféré « suspendre », le jeudi-saint 28 mars 1991, le procès en béatification d'Isabelle, en un arbitraire dont le lobby juif international la félicita tout de suite. Même si cette « suspension » veut donc avoir l'air de désavouer l'expulsion des juifs ou l'éta­blissement de l'Inquisition (papale) antijudaïsante, par Isabelle, le coup frappe aussi la mémoire de la pre­mière évangélisation américaine, seule prouesse pro­prement isabéline, nous l'avons rappelé. La puissance médiatique, financière et politique du lobby juif d'au­jourd'hui relaie en fait les imputations très person­nelles du juif *converso* Las Casas. La « légende noire » s'en trouve magistralement, au sens propre, relancée, et comme justifiée. Le magistère n'a-t-il pas choisi ? Il ne peut y avoir de béatification pour la sainte reine de la Découverte. 198:807 C'est donc décidé : les relations avec les Espagnols de la Conquête, même les plus purs, ne peuvent, elles, s'ouvrir *amorosamente,* « avec amour ». S'il y a beaucoup de demeures dans la maison du Père, y compris pour ceux qui ont choisi Barabbas, il n'y en a pas pour ces témoins du Christ. L'Espagne, sur l'inci­tation de pratiquants de la fête juive des Expiations, est une nouvelle fois traitée en bouc émissaire de l'Histoire. La voici, comme dans la fête juive, de nouveau chassée vers le désert, porteuse de toutes les iniquités d'Israël (un Palestinien vaut bien un Indien) et des autres peuples. Mais, ainsi, l'Espagne se voit particulièrement rap­prochée de Celui qui, dans le Nouveau Testament cette fois, condamné par le même sanhédrin, et aban­donné trois fois, en peur déjà de l'opinion, par le chef de ses disciples (le coq chanta), porte et enlève les péchés du monde. Puisse-t-elle, dans ce rapproche­ment confirmé, trouver sa consolation ! Jean Dumont. Ce texte est celui de la conférence demandée à Jean Dumont pour la XXX^e^ Réunion des Amis de la Cité Catholique espagnole prévue à Séville (Sanlucar la Mayor) du 6 au 8 décembre 1991, en préface à l'Exposition universelle de 1992 dans cette capitale de la Conquête américaine. Sous le titre général : *Les Espagnes d'Outre-Mer, à la lumière du V^e^ Centenaire de la Découverte.* 199:807 ### « Handicap » par Francis Sambrès *DEPUIS qu'ils ont un ministre, les handicapés ont tout ce qu'il faut pour être heureux, du moins au sens moderne, qui double-plus-bon canelangue* ([^40])*. Ils ont un ministère, un budget national, une tri­bune permanente qui permet l'accès aux médias, ils contribuent à légiférer, à réglementer ; ils font des procès, ils obtiennent peu à peu que soit facilitée leur insertion dans la cité par des orga­nisations spécifiques, des ateliers compo­sés à cet effet, des emplois réservés, des architectures conçues pour eux, etc. L'émotion publique est soulevée en temps opportun, liée à la quête financière.* 200:807 *Un tel bilan du socialisme ne peut que confirmer les fables du* « *plus social* » *que le monopole du cœur, de la justice apporterait aux problèmes de société traités par la* « *gauche* »*.* *Il est vrai que l'information tragique diffusée, les spectacles insoutenables montrés, contribuent à bloquer la réflexion. Il faudrait pourtant réfléchir.* Les handicapés sont de deux sortes et à l'intérieur de chacune autant de degrés que d'âmes. Il y a ceux que l'accident a privés de l'intégrité de leurs moyens physi­ques -- on parle de 3 millions ! et il y a les handicapés congénitaux dont les gènes incomplets ou trop nom­breux ne permettent pas un fonctionnement global, nor­mal à nos yeux. Les progrès de la chirurgie et de la mécanique sont tels que les handicapés accidentels avec prothèses et robots sont presque sortis, matériellement, de leurs uni­vers. Il y a déjà des courses d'unijambistes, des courses d'aveugles, des sports en voitures, des handisports qui montrent des victoires incroyables de la volonté sur l'adversité. Que dire de ce savant anglais -- muré dans le silence de la tétraplégie -- qui est paraît-il l'un des plus grands génies de tous les temps, et qui le fait savoir ? 201:807 Aussi je ne parlerai que de ceux que la Provi­dence ([^41]) a frappés dès leur conception d'un étrange déficit de normalité humaine. \*\*\* Ils sont nombreux, très nombreux dans ce cas, à des degrés divers, plus de quarante mille en France dit-on et peut-être beaucoup plus qui réclameraient, paraît-il, des soins, des établissements spéciaux, des encadrements for­més, des filières autonomes puisqu'ils sont incapables, dans les filières normalisées, de suivre le cursus « com­mun ». Il y a donc là un problème d'équipement -- matériel et humain -- donc un problème d'argent qu'il convient à l'État, aiguillonné par les associations responsables, de résoudre. La récente décision ministérielle (janvier 91) qui actualise les indemnités compensatrices des parents affligés a fait grand bruit. Les parents demandaient le SMIC, le ministre accordait un tiers du SMIC. Sordide. D'autre part chaque catégorie, en raison des progrès (que l'on publie de temps à autre dans les journaux) dans les soins ou les méthodes thérapeutiques, réclame toujours plus d'établissements avec toujours plus de personnel spécialisé etc. Et pourtant, le système ne marche pas aussi bien qu'on le souhaiterait, qu'on pourrait légitimement espé­rer qu'il marche à la mesure des énormes investissements consentis, du nombre et de la qualité des personnes qui, souvent, s'y dévouent corps et âme. 202:807 On ne peut passer sous silence les scandales qui agitent trop souvent ce milieu très fermé. On ne compte pas, c'est tous les jours ou presque, les animateurs, les éducateurs, les mages ou les gourous qui pratiquent avec leurs victimes des « actes sexuels » dont ils prétendent lors du procès -- quand il a lieu -- que c'est là une méthode largement pratiquée par les médecins freudiens en vue d'une libération heureuse de pulsions novices. La Cour n'y croit pas souvent, mais condamne peu lourde­ment ces braves gens dévoués à une si noble cause, déviants peut-être, mais sans doute accablés eux-mêmes du poids putride d'une société qui les corrompt. La DDASS, autorité de tutelle, a fort à faire pour contrôler et se trouve dans l'incapacité de prévenir. Ses interven­tions, lorsqu'elle croit devoir fermer par voie autoritaire tel ou tel établissement, sans pour cela offrir aux pen­sionnaires un reclassement équivalent, soulèvent des tem­pêtes qui ne l'encouragent guère à agir. A plus grande échelle s'organise dans certains dépar­tements ([^42]) l'exploitation financière des handicapés. Sous prétexte d'insertion dans la vie professionnelle, avec l'appui des associations spécifiques, celui de l'État, les fonds du département, de la Région, et des municipalités -- en pleine économie mixte -- on monte des établisse­ments avec des ateliers industriels où certains postes sont tenus par des handicapés qui ainsi sont rétablis dans la dignité du travail ouvrier, deviennent des « agents écono­miques dans la cité » (*sic !*)*,* reçoivent salaires et, redeve­nus travailleurs, apaisent nos consciences remuées. 203:807 Or il se fait que toute l'opération se résout peu à peu en un flot d'argent dévié de son cours qui parvient dans les poches des organisateurs, responsables, directeurs, présidents, lesquels installent avec des sociétés-écran prédatrices de droit privé des fils, des neveux, des maîtresses aux postes clefs ! Un vice-président de Conseil général y laissera l'honneur (mais non la liberté !). Il ne faudrait pas croire cependant que toutes les associations, tous les personnels, tous les fonctionnaires du ministère pratiquent ces insupportables prédations. Lorsque jadis -- et maintenant encore c'est bien ce que l'on fait en essayant à tout prix de faire entrer un enfant difficile dans la catégorie rémunératrice des handicapés -- on mutilait les enfants pour que l'aumône reçue soit à la mesure de l'horreur inspirée, on ne faisait pas autre chose. On aurait pu penser qu'aujourd'hui avec le nom­bre des associations de parents, la qualification des personnels et l'ombre tutélaire de l'État vertueux les choses auraient changé. Hélas, au siècle III de l'homme nouveau il est encore tel qu'il est depuis toujours, sans plus rien ni personne qui puisse par extrême compassion lui apporter le pardon avec le repentir. \*\*\* C'est dire que les plus belles réformes, les ajuste­ments les plus minutieux sont bien incapables de per­mettre à la grosse machine mise en place de résoudre les problèmes qu'elle prétendait résoudre. Tout au plus la machine, de grosse deviendra énorme, puis monstrueuse, installée dans le sophisme habituel : « C'est moi qui ai fait ça, j'en ai le monopole, pour le faire j'ai besoin d'argent pour mon personnel, mes contrôles, mes demeures, mes ateliers, la formation, les séminaires, les stages. Pour que cela aille mieux, il me faut plus d'argent. Voyez quelle misère est la nôtre qui explique tout. Il nous faut plus de sous et le problème, si problème il y a sera résolu par nous. » 204:807 Telle est la pauvreté du dialogue social que ce dis­cours est celui de tous les secteurs où l'État s'est emparé du pouvoir soit directement soit par le biais du contrôle et du financement. Et nous voici, s'agissant des handicapés, dans l'im­passe. Quel joueur de flûte pervers nous a conduits en face de ce mur gris, lépreux, qui en fait le bout ? Nous voulions leur bien en refusant pour eux la séparation d'avec le monde, pour ces anormaux nous voulions la normalité, pour eux une place dans la société telle que nous croyons qu'elle est, par des soins médi­caux suivis nous apaisions les souffrances, par ce person­nel « spécialisé » nous tirions le meilleur parti possible des lueurs qui clignotent dans un cerveau infirme. Or non seulement nous les enfermons ensemble, souvent entassés et toujours loin de toute vie sociale normale, et quand nous ne les avons pas tués préventive­ment, nous les cachons dans des lieux, des moyens de transport, des ateliers, où tout progrès de vie par osmose avec la vie courante est impossible. La fréquentation unique de ces êtres à part avec leurs semblables n'est pas le bon moyen pour assurer le développement possible. C'est un moyen technocratique, logique, pratique, écono­mique. Ce n'est ni un moyen humain ni un moyen chrétien, c'est une affaire d'argent. Il faut réfléchir en arrière. Naguère, dans cette France rurale, habitée, cultivée, occupée par les mille mains des paysans, où la morale naturelle s'établit autour des nécessités potagères des champs, des étables et des bois, des vents et des lunes, étrangement sembla­ble à la morale chrétienne, on n'avait pas encore inventé l'usage du mot *handicap,* 205:807 cet affreux mot anglais -- terme de jeux jusque là réservé au turf -- pour désigner ces enfants lointains, rétifs à nos cadres mesurés, mais on savait qu'ils étaient enfants de Dieu et pourvus d'un mystérieux chemin de gloire pour l'éternité. On parlait gentiment de « l'innocent du village » et non comme aujourd'hui de « l'idiot du village », terme méprisant, issu de la vanité urbaine ; on le montrait à la crèche des santons, bras levés, émerveillé par le miracle tout naturel pour lui de la naissance du Christ, c'était le « Ravi ». Même le sachant de source sûre, j'ai du mal à croire que l'arrivée dans un foyer d'un tel enfant était toujours prise comme un don de Dieu -- comme c'est le cas dans toutes les civilisations rurales -- tant a disparu de nos esprits la valeur rédemptrice de la souffrance. Cette mutilation de l'âme fait que l'homme d'aujourd'hui souf­fre sa vie durant -- véritable infirme, lui -- de tout et de rien, sans le moindre courage, bourré d'analgésiques et de tranquillisants. Et pourtant, encore maintenant malgré la destruction presque totale de la civilisation rurale -- ou si l'on veut chrétienne -- reste dans nos villages l'amour, l'émotion, la compassion suffisante pour assurer à ceux qui échappent à la filière ministé­rielle, surveillance, enseignement, vigilance. Une telle fait les courses du quartier, achète le pain et le journal, donne les sous, désherbe le jardin que bêche un tel qui fait, lui, des petits fagots de sarments qu'il va vendre à une pratique complice, toute entrelacée dans ce filet de compassion qui aime et qui protège, dans les champs et les bois, tout au long du jour. Et que dire de la valeur incomparable de l'apprentissage ainsi dispensé par l'outil et l'expérience ? Qui dira l'apport de ces leçons de choses ? Au mieux le vocabulaire spécifi­que du jardin, du champ et des bois, souvent seulement l'usage qui dépend encore d'un choix, donc d'une ana­lyse silencieuse entre la houe et le râteau, la serpette ou le fauchard ; 206:807 l'entretien quelquefois du tranchant ou du fil. Entre les brindilles du fagot, la maturité des fruits qu'on ramasse, toutes les conditions du progrès maximal possible existent, par pédagogie imitative patiente et amoureuse, hors de tout « manuel » écrit. Qui dira la surveillance donnée par toute la communauté villageoise, l'usage prudent du feu, de la rivière, de l'abri, le com­merce codé avec les animaux ? Ainsi à la table villageoise de communion, le ravi mangeait le pain de vie. Quel était le coût économique d'un tel traitement social de l'infirmité congénitale ? Négligeable et peut-être même, par l'élan fraternel qu'il donnait aux sociétés naturelles ainsi réunies, son apport indirect n'était pas nul. Bien sûr, il y avait des limites qu'on rencontrait avec la lourdeur excessive de l'infirmité, la faiblesse de la structure familiale, les voisins ronchons. Peut-être dès lors convenait-il que fussent installées des structures prévues pour des cas d'exception avec les risques qu'elles devinssent la règle, puis l'obligation. N'y avait-il pas là pourtant plus belle occasion de vivre les grands mots que la logorrhée d'aujourd'hui bave à toute occasion ? Au lieu de cela, la ségrégation permanente que l'on opère, depuis que la vie rurale disparaît de nos cam­pagnes, nous déshabitue de cette réalité providentielle. Nos « ravis », nous en avons honte, nous les cachons, nous les enfermons, les rivons aux chaînes industrielles ; pour notre bonne conscience nous donnons quelques sous ; des âmes généreuses se dévouent dans l'ombre et le silence, l'État et ses courroies de transmission construisent des ghettos, confirment des politiques d'ex­clusion et répondent à toute question : « mes services s'en occupent » ! 207:807 Aux yeux du major de l'ENA, vous et moi ne sommes-nous pas aussi loin de la normalité énarchique que nos ravis de la nôtre ? Ne sommes-nous pas regar­dés par eux du regard lointain qui traverse les personnes sans les voir, mais pour les classer seulement dans les catégories préétablies des oubliettes statistiques ? Alors ? Francis Sambrès. 208:807 ### Journal d'un paroissien critique par Jean-François Pilbouin Dimanche 10 février 1991. -- Certains contestent que la « nouvelle messe » soit réellement un sacrifice. Je peux assurer que c'en est un, et véritable, d'y assister. Une chose me choque d'abord, c'est le mélange des paroles : celle de la liturgie, et le bavardage du célébrant. Celui qui se souvient de ce qu'est une messe reconnaît le passage de l'une à l'autre, mais les autres doivent croire « comme parole d'Évangile » -- c'est le cas de le dire -- des gloses sujettes à caution et en général d'une triste platitude. La chaire -- meuble honni, vendu à l'encan, parce qu'entaché de « triomphalisme » -- avait au contraire ceci de bon, qu'elle distinguait les deux paroles. 209:807 A l'autel, centre du sacrifice, n'était proférée que la liturgie, parole commune de l'Église ; en chaire, l'intérêt se déplaçait un moment -- parenthèse dans la cérémonie -- vers le prédicateur, personne autorisée, certes, mais parlant sous sa responsabilité. C'était la chaire qui mettait le prédica­teur à sa place : distincte de celle du sacrificateur (et, autrefois plus qu'aujourd'hui, ce n'était pas forcément la même personne). Dans la messe moderne, le célébrant, sous couleur de modestie, a l'orgueil monstrueux de faire passer sa parole privée sous la même livrée que la liturgie et l'Écriture. Le célébrant est prêtre : comme tel, il lui appartient, seul, d'accomplir les actes sacrés qui rendent Dieu physi­quement présent parmi nous. Mais hors de là, il est un pauvre homme, comme nous tous. Jadis l'usage était de signer ses lettres : « Un Tel, prêtre indigne ». Habitude qui s'est perdue : le célébrant d'aujourd'hui aurait plutôt tendance à se pavaner. Le lieu essentiel de la messe -- pardon : de l' « assemblée dominicale » -- n'est plus l'autel, c'est le microphone. Plus que le livre, plus que les burettes, c'est lui qu'on promène solennellement de côté et d'autre. Ce n'est plus le sacrifice de l'autel, c'est la liturgie du micro. Avec tout cela, l'homme prend le pas sur Dieu. Il y a un autre centre de la cérémonie qui n'est pas non plus l'autel, c'est le siège du célébrant ; souvent, une chaise curule avec dossier, meuble naguère réservé à l'évêque dans sa cathédrale, mais qu'affectionnent aussi les met­teurs en scène de cinéma. Mise en scène, en effet, avec ses figurants : ballet du micro, ballet des parleurs : le célébrant, l'enfant de chœur, la mère de famille, la religieuse, il y a un petit bout de rôle pour chacun. 210:807 Je suis tenté parfois de crier « crochet ! » (c'est ainsi qu'autrefois le public faisait taire des amateurs qui concouraient en chantant au « Radio-Crochet »). \*\*\* Lundi de Pâques 1991. -- Cherchez donc, le lundi de Pâques, une messe (conciliaire) autre que la messe quotidienne de semaine... Plus de messe solennelle ; plus rien qui signale la fête. Petit scandale qui s'ajoute à beaucoup d'autres ; mais qui a plus de conséquences que d'autres. Car l'Église conciliaire, en laissant tomber ce jour que l'État lui concède, manque à un terme du contrat : dès lors, pourquoi l'État continuerait-il à res­pecter l'autre, en imposant à tous les citoyens, même non chrétiens, le respect d'une fête que l'Église ne célèbre plus ? Dans une petite ville de la « France profonde » qui compte 5.000 habitants et que je connais bien, le marché hebdomadaire est fixé au lundi, de temps immémorial -- depuis avant la Révolution, en tout cas. Les lundis de Pâques et de Pentecôte, par respect du jour férié, on avançait le marché au samedi précédent. C'est fini depuis cette année : les commerçants en ont assez de se compli­quer la vie pour une fête qui n'est plus vécue ; le marché est le lundi, même férié. Petit signe de la « banalisation » des jours de fêtes chrétiennes. Pourquoi les commerçants s'imposeraient-ils une gêne que les prêtres n'imposent plus ? La conséquence est facile à prévoir. Déjà des voix se font entendre qui réclament des jours fériés pour les religions non chrétiennes, pratiquées par des millions de personnes (en situation régulière ou non) sur le sol français. A qui la faute, si demain l'État dit aux chré­tiens : 211:807 « Vous ne célébrez plus les lundis de Pâques et de Pentecôte : ces jours cesseront d'être chômés ; remplaçons-les par le Yom Kippour et l'Aïd el Kébir ! » \*\*\* Jeudi de l'Ascension. -- Sur cinq mille habitants, une soixantaine de personnes, d'âge élevé ; presque pas d'enfants (les messes de saint Pie V ont aussi leurs vieillards, mais elles se distinguent des autres, avant même que le prêtre ait prononcé *Introibo,* par la forte proportion de jeunes ménages et d'enfants). Le prédicateur nous enseigne qu'il ne faut pas pren­dre à la lettre la « montée au Ciel » du Christ. J'entends bien que le mot *ciel,* dans son sens physique, est insuffi­sant, et que dans ce sens « la terre et le ciel passeront » (Matth. 24,36). Mais enfin, si l'Ancien Testament parle souvent par figures et use de récits fantaisistes (quoique inspirés), *Job, Tobie, Judith,* etc., s'il est peut-être naïf de croire avec saint Amant que, lorsque les Hébreux franchissaient la mer Rouge, *les poissons étonnés les regardaient passer,* quand il s'agit du Nouveau Testament, c'est autre chose. Il y a bien eu miracle de l'Ascension. Ce prédicateur est œcuméniste, donc, logiquement, ennemi des missionnaires qui plantèrent la foi ici en détruisant les temples païens et en livrant les idoles aux flammes. Mais c'est bien ce qu'il fait lui-même -- à cette différence près que c'est la foi chrétienne, le crucifix, qu'il jette au feu. \*\*\* 212:807 Juin 1991. -- A propos d' « œcuménisme ». Les évêques français ont jugé bon d'introduire dans leur tout récent *Catéchisme pour adultes* un paragraphe à la gloire de la rencontre d'Assise en 1986. La dizaine ou vingtaine d'évêques vraiment catholiques et fiers de l'être a bien compris, me dit l'un d'entre eux, que cette rencontre, avec l'image diffusée partout de religions confondues et équivalentes, est une des initiatives les plus malheureuses, les plus nuisibles à la vraie foi, prises par Jean-Paul II. Mais la majorité progressiste de l'épiscopat français s'est engouffrée dans cette brèche. Ni la minorité fidèle ni le cardinal Ratzinger ne pouvaient lui reprocher... d'approuver le pape. L'anecdote montre bien que les mêmes qui critiquent le pape quand il défend l'orthodoxie restent prêts, comme sous Paul VI, à utiliser son autorité chaque fois qu'il s'agit d'avancer leurs pions. \*\*\* Dimanche 7 juillet 1991. -- Il y a deux choses que je ne supporte décidément pas dans la nouvelle messe : l'autel face au peuple ; les traductions. Contre la première, Claudel a tout dit, dès les débuts de la réforme liturgique, alors même que la messe était encore latine et traditionnelle ([^43]). C'était, en effet, le renversement essentiel. Non seulement parce que le prê­tre tourne le dos à la Terre Sainte où Dieu s'est incarné, mais plus encore parce que cette attitude referme la cérémonie sur elle-même. 213:807 C'est un homme qui parle à des hommes, alors que la messe est une assemblée tout entière tournée vers Dieu, tirée vers Lui par le prêtre. Quant aux traductions, nous a-t-on assez seriné l'ar­gument : *on ne comprend rien quand c'est en latin !* Mais chaque langage a sa fonction. Nul ne s'étonne que le langage juridique ou médical demande explication. C'est au catéchisme d'expliquer ce que le langage liturgi­que, qui *dit* une foi *unique,* peut avoir de difficile. La messe n'est pas le catéchisme. La preuve d'ailleurs, c'est qu'... *on n'écoute rien quand c'est en français,* car la capacité d'attention à un texte abstrait lu à haute voix n'excède guère cinq minutes. J'ai cru ce matin que le nom de la Vierge n'était pas prononcé dans la messe de Paul VI. Vérifica­tion faite, il l'était aussi souvent que dans celle de Pie V. Mais je suis toujours celle-ci sur mon livre, tandis qu'en français je suis distraitement l'élocution du célébrant. La semaine passée, je suis tombé sur un article d'un R.P. Faure, jésuite, expliquant longuement (dans les *Études* d'avril dernier) que, même si les églises se vident, rien n'est supérieur à la liturgie post-conciliaire. Ce nouveau Dr Coué nous fait admirer, non sans un discret recours à l'argument d'autorité, quels grands soins ont coûtés tous ces textes charmants : « Pour chacune des célébrations, des groupes de travail réunissant les meilleurs liturgistes (en majorité allemands, belges et français) ont préparé les nouveaux rituels rédigés en latin, approuvés par la Congrégation du Culte divin à Rome après de multiples consultations interdisciplinaires et internationales. Ensuite, les Confé­rences épiscopales réunies par aire linguistique ont fait traduire et adapter ces rituels, selon les normes et possibilités prévues. Des expérimentations et consulta­tions ont été organisées dans chaque groupe linguistique en lien avec Rome : 214:807 elles ont permis de mettre au point les rituels dont nous disposons, approuvés par les évê­ques des pays concernés et confirmés par Rome. » Mais dans un livre paru le même mois que l'article du révérend, un professeur au Collège de France écrit, à propos de la colonne Trajane : « Un rite est fait pour parler tout seul et n'est pas dans l'esprit des spectateurs : les théologiens qui rédigent le livret d'une cérémonie se font surtout plaisir à eux-mêmes » ([^44]). Je n'ai, au demeurant, qu'une estime médiocre pour ces tripatouilleurs de liturgie qui ont eu l'idée saugrenue, en ces temps d'œcuménisme, de traduire le *Kyrie :* ne savaient-ils donc pas qu'il était là pour symboliser l'union avec les Églises d'Orient ? \*\*\* 11 juillet. -- Mon ami Benoît me dit : « Quelqu'un m'a souhaité bonne fête ce matin ; ça faisait bien longtemps que ça ne m'était arrivé ! » Et il m'explique la Saint-Benoît se fêtait (sauf dans les abbayes bénédic­tines) le 21 mars. Depuis l'année où le dominicain Roguet et autres experts (oh ! savants et bien intention­nés !) ont déplacé la date, plus personne ne sait où elle est, lui-même oublie d'aller à la messe ce jour-là. Et ce n'est pas le seul prénom qui a été touché. Les doctes réformateurs ont négligé, dans leur orgueil, un principe élémentaire : quand on modifie une tradition, on risque fort de la détruire. En voulant « purifier » le culte des saints, ils ont accéléré le mouve­ment qui tendait peu à peu à substituer, 215:807 même dans les pays et familles catholiques, à la fête du saint patron, l'anniversaire comme date importante... \*\*\* 15 août 1991. -- Une autre grande perdante de l'après-concile, c'est la Sainte Vierge. En France, on éprouve désormais le besoin de s'excuser pour célébrer son culte. Je lis dans le dépliant du pèlerinage d'aujourd'hui à Notre-Dame de Vassivière, qui dépend du curé de Besse-en-Chandesse (Puy-de-Dôme) : « Cette dévotion a par­fois dévié dans les excès et la mièvrerie. On en est venu dans les mots et les rites à faire de Marie une sorte de déesse prenant le pas sur Jésus... » Je mets poliment au défi M. le Curé de me montrer ces rites-là ! Mais c'est le complexe nouveau du catholi­que, le besoin de battre la coulpe... de ceux qui nous ont transmis la foi. La transmettons-nous aussi bien, avec « ce renouveau de la place de la Bible dans notre vie », comme dit le texte ? Il est facile de vérifier l'ignorance des choses de la foi autour de nous... La dernière page du dépliant est consacrée à l'au­berge des pèlerins, dont la spécialité est la pintade aux choux. Je ne vois là rien de choquant : les pèlerins ne sont pas de purs esprits (sinon, ils n'auraient pas besoin de faire le pèlerinage). Mais si l'on n'a pas honte de la pintade aux choux, de Vassivière, pourquoi avoir honte du culte qui s'y célèbre ? Jean-François Pilbouin. 216:807 ### Plan d'action pour le Triangle d'Oc *Aquaculture et eau de dessalement* par Francis Sambrès LE TEMPS des élections qui approchent fait naître des champs entiers de programmes en fleur. Cha­que camp se lance dans la culture des promesses, les desseins du futur, la chasse subtile aux électeurs. Notre région n'échappe pas à la règle qui propose pour un vaste secteur -- joliment dénommé Triangle d'Oc -- un plan d'action. J'avais entendu parler voici trois ou quatre ans de ce vague projet qui devait apporter à notre zone -- Sète, Béziers, Narbonne -- à l'époque de droite -- un dyna­misme capable de lutter à armes égales avec la minimé­gapole socialiste de Frêche : Montpellier. 217:807 C'est pourquoi j'ai lu avec le plus grand intérêt l'avant-projet enfin soumis à l'examen des conseillers, après quatre ans de gestation. Ce qui frappe dès l'abord et suscite l'adhésion, c'est la qualité de la présentation. Tout y est, même le style qui échappe aux baragouins administratifs habituels et se lance hardiment dans le lyrisme culturel. Ne man­quent ni les citations, ni les références mythologiques, ni l'hymne à la gloire du soleil, du sable et des vents ! Tous ces rubans nouent une gerbe de fleurs des actions pas­sées -- sorte de bilan de mandat. Et l'on entend les litanies des « actions régionales » des centres de forma­tion aux pôles de diversification agricole, des collèges réparés aux festivals subventionnés, et *mens sana in corpore sano,* des stades aux jeux, aux parcours touristi­ques équestres ou fluviaux. Rien d'important ne nous est dit sur *la forme* de cette action régionale. Je crains qu'elle se satisfasse de l'argent des impôts qu'elle lève ou des subsides qu'elle obtient de l'Europe et considère son rôle rempli lorsque, par une judicieuse péréquation, la cause matérielle -- l'argent -- assure l'élection ou la réélection. Pour la cause efficiente, les hommes qu'elle recrute, souvent mercenaires, en tout cas partisans, ne raisonnent pas avec les quatre causes et leurs interdépen­dances mais avec les trois stupides des armées : objectif, voies et moyens (c'est la fameuse logistique au service des entreprises les plus folles). On cherche en vain que s'exprime clairement une politique régionale qui ferait non pas ce que tout le monde fait (l'État, les départements, les municipalités, les organismes corporatifs, etc.) avec tout l'embrouillamini que les transferts de compétences imprécis, les attribu­tions bi- ou tri-céphales fabriquent à plaisir, mais ce que les gens de la région ne savent ou ne peuvent pas faire seuls. 218:807 En bref, entre le programme poétique de la Région dite libérale et celui du Conseil général socialiste, il y a si peu de différence qu'on les trouve associés partout. Associés dans les grands domaines expérimentaux, les laboratoires de recherche, les plans d'aménagement glo­baux, dans tout l'appareil de socialisation du monde, au détriment des libertés individuelles. Lorsque Giscard d'Estaing, qui est orfèvre en la matière, déclare que M. J. Blanc fait du socialisme, il a raison ; il pourrait ajouter que J. Blanc fait du socialisme comme M. Jourdain de la prose, sans le savoir. En effet, il accepte pour vraies les théories à la mode ; écoute les sirènes, subit les habitudes de ses fonctionnaires, les pressions de ses affidés, les chantages éhontés des groupes installés dans les privilèges des monopoles (par exemple le BRL ([^45]) est *LE* spécialiste de l'eau). Il garde ainsi le droit chemin du bien penser officiel et confond trop souvent ses actions avec celles des terribles lobbies internationaux, et des technocrates bruxellois. Deux points du rapport sont malgré cela dignes d'examen. En matière de développement, on se propose d'encourager l'aquaculture et pour une politique de l'eau on propose une usine de dessalement de l'eau de mer. 219:807 #### Aquaculture Pas plus que forestier ([^46]) nous ne sommes un peuple amphibie ; nos corsaires et nos pêcheurs ne savaient pas nager et jamais nous ne sûmes utiliser les ressources marines autrement que par la prédation. Nos filets sont encore ceux qui étaient calés dans le lac de Tibériade. Le long de nos rivages palustres, c'est à peine en 1815 si l'on voit quelques « bordigues » où l'on garde le poisson vivant. D'ailleurs, à la même époque, dans leurs cabanes de roseaux les populations riveraines étaient presque « sauvages » -- marginales dirait-on aujourd'hui, exclues -- loin de la vie malgré la proximité -- Palavas n'est qu'à deux lieues de Montpellier. Il fallut que le Père Soulas obtînt de son évêque l'autorisation d'aller les évangéliser et qu'une pêche miraculeuse le lendemain de la première messe sur la plage -- dont un merlan de 7 kilos qu'on offrit à l'évêque -- les convertît. Ailleurs, vers Sigean et à l'Est en Camargue, de tout temps on a préféré assécher les étangs et les dessaler pour les mettre en culture vivrière, ou les aménager en salins qui donnaient à ces peuplades un travail -- et un revenu -- qui s'ajoutait à ceux de la pêche et de l'agriculture. Jamais nous n'avons su utiliser ces espaces comme les Chinois par exemple qui, vers 1510 -- selon ce que raconte Pinto -- sur le Batangia organisaient la vie à partir du fleuve. 220:807 Ils élevaient sur des jonques des canards qui descendent vasouiller dans les marais proches et remontent dans leurs cages au signal du tambour ! Jamais nous n'avons utilisé les oiseaux pour notre pêche, ni songé comme les Japonais à nourrir le poisson sans le parquer, nous ne savons que l'appâter. Il nous manque une tradition marine. Et l'on voit bien souvent, de Marseille à Sète, les dynasties italiennes ou, vers l'Ouest, espagnoles, détenir les clefs de la pêche en des prud'homies patriarcales et ses salaires « à la part ». Les rares essais qui ont été tentés par des pionniers, généralement étrangers, se sont certes heurtés aux difficultés techniques qui surviennent toujours dans les aventures nouvelles, mais surtout à des obstacles imprévus comme le pillage ou la destruction par vandalisme ordinaire, sans parler des risques de pollution et de « malaïgue » que nos étés trop secs et nos vents de feu poussent dans nos eaux brûlantes. Cette bonne idée de favoriser l'aquaculture doit donc être appliquée avec une extrême prudence. Il convien­drait avant tout de prendre modèle sur ce qui existe, la formule de la prud'homie de Sète par exemple qui, en matière de pêche, bien avant les directives européennes récentes, leurs quotas habituels, leurs règlements aveu­gles et leurs diktats, avait obtenu le respect de la res­source par l'autolimitation des sorties en mer, du nom­bre des prises, de la taille des filets, sous la ferme houlette d'une structure corporative ([^47]). 221:807 La protection contre le vandalisme passe par la tradition et l'éducation familiale qui transmet le respect des choses. Né rural plus qu'à moitié, vous ne me ferez jamais traverser des récoltes, coucher le foin, mutiler un arbre -- sauf par une taille savante -- et le vandale des poissons que je puis être ne jettera pas son pain. Cette observation me conduit à une réflexion sur ce fameux métissage dont on prétend partout qu'il fut la règle de notre histoire et reste un bien enrichissant. De même qu'un surplus de pêcheurs napolitains ou génois est venu apporter à Sète un savoir-faire et ses structures, à nous qui n'en avions pas ou qui les avions oubliées, de même que des bûcherons piémontais vinrent couper nos bois alors que nos rares bûcherons happés par les lumières de la ville laissaient nos forêts vides et nos taillis s'ensauvager, de même que les stucateurs et les staffeurs lombards sont venus à la fin du siècle dernier, munis des trésors d'une technique, habiller nos églises de coupoles que nous ne savions pas faire, de même il serait peut-être utile de faire venir et de laisser faire des professionnels de l'élevage en mer. Cette démarche n'a rien à voir avec l'accueil de millions de gens sans aucun savoir technique, laissés pour compte chez eux comme incapables, qui viennent chez nous en raison des avantages sociaux consentis au nom des « droits de l'homme » au détriment des droits des nationaux de sang ou de cœur. #### Eau de dessalement On nous propose ensuite la création d'une usine de dessalement de l'eau de mer. 222:807 Au premier abord l'idée choque. Ce « Beaubourg des mers est bon pour les émirats », dit-on ; notre « beau pays est plein d'eau, il suffit de la bien répartir et la nettoyer autant de fois qu'il le faudra ». Certes, j'en conviens, une telle usine ferait couler beaucoup d'encre avant que de produire de l'eau. Et pourtant si l'on considère bien les choses, on est obligé de convenir que c'est *le seul moyen pour augmenter par artifice humain la quantité d'eau disponible.* Cette usine ajoute aux évaporations, condensations, précipitations naturelles et peut répondre mieux que d'autres disposi­tions à des problèmes ponctuels. Comme le dit très bien le rapport du Triangle d'Oc, la réserve d'eau, dans notre région, est au Sud, c'est la mer. Il suffisait d'y penser. Or notre profonde nappe astienne subit les ravages conjugués des pompages nombreux, pour les touristes d'été, et les « besoins » de l'agriculture moderne. C'est ainsi qu'en fin de saison son niveau est, à Valras, à 17 mètres au-dessous du niveau de la mer, ce qui l'expose au danger écologique majeur d'être infiltrée par l'eau salée lors d'une tempête brutale. Elle ne reprend son niveau que lentement et pas du tout ces dernières années. Ce danger est connu depuis quelques années et plusieurs solutions sont à l'étude : recycler l'eau de la rivière Orb (mais c'est en une saison d'étiage que le besoin est grand), faire un double circuit d'adduction (eau potable -- eau de service), traiter l'eau du Bas-Rhône. Une usine de dessalement serait une autre solution qui permettrait en tous les cas d'entamer dans nos régions les recherches technologiques qui s'imposent pour n'être pas, dans un avenir proche, contraints de puiser à tout va dans les eaux fossiles pour satisfaire une clientèle déraisonnable. 223:807 Hélas, nous savons que si cette idée est reprise elle le sera par ce monstre hydrocéphale qu'est le BRL qui lancera ses petits ingénieurs sur le projet, en imposera la forme du haut d'une spécialisation que son monopole lui permet de proclamer, et la gestion avec sa commère lyonnaise. C'est l'imagination, la novation, l'invention qui seraient à soutenir alors que triomphent la routine, la copie des grands appareils sclérosés. Mais tel est, dans un pays rongé par le modernisme, le sort des meilleures choses. Francis Sambrès. 224:807 ### Le chant des psaumes LES PSAUMES de David n'appartiennent à aucun individu, à aucune synagogue, à aucune assemblée humaine. Ils appartien­nent à l'Église seule. En chantant les psaumes nous ne faisons que prêter notre cœur et nos lèvres à la majesté de l'Épouse. Jusqu'à la fin des temps, l'Église chantera les psaumes. L'Église est la nouvelle Ève, glorieuse, et immaculée, sans tache ni ride (Eph. 5, 27), composée de pécheurs mais sans péché, Épouse de l'Homme-Dieu et son Corps Mystique, son extension sociale dans le temps et dans l'espace. 225:807 Elle est la Cité sainte, la Jérusalem céleste des­cendue d'auprès de Dieu (Apoc. XXI)*,* maîtresse et gardienne du chant des psaumes, prière de ses fils de la terre : elle la leur distribue, en règle la mesure, en indique le sens profond grâce aux écrits des anciens Pères, et en choisit les diffé­rentes parties pour les insérer dans l'office et en faire l'application à chaque mystère du Christ. Par une douce disposition de la Providence, cette manne, que le nouvel Israël ramasse cha­que jour, au long de sa marche dans le désert de la vie, s'adapte au goût de chacun et n'engendre nulle satiété. C'est une nourriture délicieuse, un banquet céleste, le vrai pain des anges, *panis angelorum.* Mieux, c'est la voix de l'Épouse, directement inspirée par le Saint-Esprit, la prière que l'Enfant-Jésus apprit sur les genoux de sa Mère et que nos lèvres chantent depuis deux mille ans pour traduire avec lyrisme toutes les nuances des sentiments d'un cœur humain. #### *Les psaumes, poèmes chantés.* On ne comprendra rien aux psaumes si l'on ne voit qu'ils sont d'abord des chants de guerre accompagnés d'instruments de musique pour célébrer la victoire d'une bataille heureuse, 226:807 pour supplier le Dieu des armées d'être délivré des persécuteurs, pour rappeler les hauts faits d'une nation sur pied de guerre, dressée en armes, face à la Terre Promise. Il faut les chanter brave­ment, sans trop se soucier de savoir de quelle bataille historique il s'agit. On s'y voit entouré d'ennemis, au milieu d'arcs, d'épées et de bou­cliers. N'est-ce pas de notre combat de tous les jours qu'il s'agit ? *Vita hominum militia super terram,* nous dit le livre de Job, la vie de l'homme est une milice sur la terre, et le chant des psaumes nous le rappelle constamment. On y entend aussi les gémissements de David fuyant la fureur du roi Saül (Ps. 10), et les tendres soupirs d'une âme exilée, aspirant à revoir le Temple de Jérusalem (Ps. 83), heureuse d'apercevoir la Ville, appelée vision de paix (Ps. 21), ou simplement assoiffée de contempler la face du Dieu vivant (Ps. 41). On rencontre également des psaumes histori­ques qui retracent sous forme épique les traits marquants de l'Histoire Sainte, les desseins de Dieu sur un peuple dont le destin forme une image prophétique de ce que nous sommes, et comme le schéma constant de toute vie humaine : errements d'Israël, châtiment, repentir, miséricorde. 227:807 Enfin les psaumes sapientiaux com­plètent l'éventail de ces genres littéraires : ils prononcent des sentences, chantent les beautés de la Loi divine, *plus douce que le miel au palais* (Ps. 118), Loi divine qui convertit les âmes, réjouit le cœur et illumine les yeux (Ps. 18) ; ils font l'éloge de l'homme qui craint Dieu : *Beatus vir qui timet Dominum !* (Ps. 111), et qui marche, immaculé, dans la voie du Seigneur (Ps. 118). En tout cela il faut éviter de chercher un mode d'enseignement systématique. Les psaumes n'enseignent pas ; ils chantent. Il s'agit de poèmes très libres, d'une facture simple, sinon primitive, mais d'une richesse d'expression due à la puissance des images vives et drues, dont la poétique inspirée ouvre largement la porte sur les profondeurs du mystère de Dieu et des âmes. Nous sommes tous les invités du festin : nos messes sont émaillées de versets des psaumes introït, graduel, offertoire, communion, sans par­ler de laudes, vêpres et complies, ainsi que des autres heures canoniales. Le latin de saint Jérôme s'accorde bien à l'hébreu et restitue aux versets cette allure sobre et souvent abrupte du texte original, tandis que les modes grégoriens donnent des ailes à *l'expression* de la prière. 228:807 #### Psalmodier avec sagesse. La Règle de saint Benoît conseille aux moines de psalmodier avec sagesse, c'est-à-dire avec goût (*psallite sapienter*)*.* Mais de quel goût s'agit-il ? Qu'on veuille bien nous permettre de placer en premier lieu ce qui est premier. Ce qui est requis pour goûter les psaumes, ce n'est pas d'abord la science exégétique, si nécessaire qu'elle soit par ailleurs, ni la philosophie ni la sensibilité littéraire, c'est la foi. *La foi dans l'acte liturgique de la récitation.* Non seulement savoir que les psaumes ont été inspirés il y a plus de deux mille ans au saint roi David, mais sans cesse raviver la foi, dans l'acte même par lequel nous prêtons nos cœurs et nos lèvres à l'Épouse, pour que celle qui est la nouvelle Ève, associée au Christ, *socia Christi,* puisse chanter Dieu avec les pensées et les paroles de Dieu, dans un certain ordre réglé, seul habilité à exprimer la prière publique de l'Église. Or ce rendez-vous solennel de l'Époux et de l'Épouse ne souffre pas l'improvisation. Il exige un protocole sacré auquel toute dérogation enlève quelque chose de sa mystérieuse efficace. 229:807 J'ai entendu il y a quel­ques mois une foule, rassemblée autour de jeunes prêtres animés des meilleures intentions, qui chantait à 9 heures du matin un office appelé « laudes » où l'on distinguait un ensemble de psaumes plus ou moins bien agencés, sur un rythme syncopé, accompagné de battements de mains. Mais était-ce la prière de l'Église ? Une prière communautaire ne devient pas liturgique à force de ferveur. La liturgie de l'Église ne s'in­vente pas, elle n'évolue pas, ne se construit pas, ne se perfectionne pas. Elle ne cherche pas à s'adapter à une sensibilité de l'heure, elle s'im­pose d'en haut. La prière liturgique est un *don­né.* En présence d'un donné, il n'existe qu'une attitude : *recevoir.* Depuis la mort du pape Pie XII, on a été témoin d'une sorte de *vacatio legis,* traduisez si vous voulez par « loi en vacance ». On a été témoin d'une fringale d'adaptation et de créativité, qui a détruit, dans le peuple et chez nombre de prêtres, le sens de la transcendance de la prière de l'Église, prière qui dépassera tou­jours infiniment, par sa nature même, les canti­ques religieux d'une époque quels qu'ils soient. #### Une psalmodie pour notre temps ? L'idée d'inventer une psalmodie en langue vulgaire (oh ! combien, disait Marie Noël) sur des notations livrées à l'inspiration d'artistes contemporains 230:807 nous a toujours semblé une idée saugrenue, comme serait celle de remplacer la rosace de Notre-Dame de Paris par une élucu­bration de Chagall. L'idée que ceci serait nécessairement mieux accordé que cela à notre sensibilité religieuse, parce que plus proche de nous dans le temps, est une erreur grossière qui ne peut avoir germé que dans des esprits inconscients de la valeur du dépôt transmis. Nous ne refusons pas cependant de répondre à une question grave, une question qui se pose à toutes les époques et à tous les âges : comment éviter le vieillissement ? comment échapper au durcissement des choses d'où s'échappe la vie ? N'est-il pas remarquable qu'à toutes les époques l'humanité a cherché à s'exprimer dans l'art ou dans la littérature, sous une forme neuve qui lui soit propre et qu'on appelle le style ? La fraî­cheur qui est une des plus belles qualités de la vie serait-elle refusée à l'acte même de la prière vivante ? A cette question nous ferons deux réponses. La première, proprement surnaturelle, nous est donnée par saint Paul dans l'épître aux Romains, au chapitre XII : « *Ne vous modelez pas sur ce monde, mais transformez-vous par le renouvellement de votre esprit.* » 231:807 C'est là une grande maxime qui domine tout l'horizon des réformes d'ici-bas, car la soif de nouveauté qui tourmente le cœur humain ne peut trouver d'apaisement que par un renouvellement inté­rieur. André Charlier, qui en était tellement avide, disait aux jeunes gens dont il avait la charge : « La règle principale de la vie spiri­tuelle, c'est qu'il faut sans cesse rafraîchir le regard que nous posons sur les choses essen­tielles. » Car l'homme est ainsi fait, qu'il se lassera toujours des formes rebattues, du moins tant qu'il méconnaîtra la raison de leur juste permanence. Rien n'est épuisant comme la recherche du neuf au plan de l'œuvre sacrée ; sans doute la technique progresse, mais ce n'est pas elle qui rafraîchit la source. « Si ton regard est pur, tout ton corps sera dans la lumière », dit l'Évangile. Ce sont les dons du Saint-Esprit, surtout le don d'intelligence et le don de sagesse, qui donnent à l'âme ce goût profond pour lui faire savourer par l'intime la splendeur cachée des Écritures. L'autre réponse nous est donnée par une sagesse de la terre, aussi ancienne que l'éveil du monde. Il faut la chercher dans la nature même de l'expression poétique qui est le genre littéraire auquel appartient le livre des psaumes. 232:807 #### De la poésie comme moyen de connaissance. Qu'on nous permette de rappeler que la poésie n'est pas un enjolivement ni une manière de charmer, mais un puissant moyen de connais­sance. Tout chant lyrique est à la fois offrande et nourriture de l'âme. Ce que je chante me rem­plit ; ce que je célèbre m'éclaire. La magie incan­tatoire de l'image et de la métaphore opère un renouvellement, un enchantement dont Paul Claudel s'est expliqué dans son *Introduction au Livre de Ruth,* et la nature de cet art poétique trouve sa source dans ce qu'il appelle *l'emploi de la figure dans l'Écriture sainte.* Il est toujours profitable d'entendre un poète parler de l'art d'un autre poète. Claudel explique, d'après l'adage *operatio sequitur esse* ([^48])*,* que tout être étant comme frappé à l'effigie du Créateur : « Il y a dans les choses une ressemblance de Dieu. Chaque être, chaque mouvement de la créature est un mime de Son geste, et une interprétation de Ses intentions. Le monde visible est un miroir, une correspondance à l'autre moitié invi­sible ; pas une copie mais une traduction. 233:807 C'est pourquoi l'Écriture, voulant nous donner une idée des êtres supérieurs, emploie des images de soleil, de lion, de cheval. Je veux donner une idée de grandeur, et le radical usé de ce mot ne me suffit pas, à porter dans l'esprit de qui m'écoute la force de mon impression... et alors je lève le bras, je parle d'un arbre, d'une montagne. Tout nom imprime son caractère : ainsi nous disons un Tartuffe, un Don Juan... Notre-Seigneur se nomme lui-même l'Agneau, la Vigne. *Interroga jumentum et boves,* dit Job : interroge cet espèce d'alphabet vivant autour de toi et ils te répondront. Ainsi, continue Claudel, le Créa­teur ne cesse d'être à l'intérieur de sa création : c'est par elle qu'il nous dit tout... La nature, à elle toute seule, pour peu que nous lui fassions confiance, nous enseigne avec splendeur, autorité et simplicité, ce grand gisement autour de nous de la métaphysique et de la morale. » (*Introduc­tion au Livre de Ruth*) #### La psalmodie, cantique et nourriture. Le chant des psaumes, comme toute prière, se veut d'abord tribut de louange et d'action de grâces, incantation libre et gratuite en l'honneur de l'Aimé. 234:807 Quelque chose d'ingénu, hérité de l'enfance, qui n'a pas vieilli et qu'il n'est pas nécessaire de traduire, parce que ce chant va tout droit au cœur du Dieu ineffable et participe de son ineffabilité. A la limite l'expression s'achève dans une pure vocalise : « Celui qui jubile, dit saint Augustin, n'exprime pas de mots, mais un son joyeux sans mots : c'est la voix de l'esprit perdu dans la joie, l'exprimant de tout son pouvoir, mais n'arrivant pas à en défi­nir le sens. Et à qui convient cette jubilation, sinon au Dieu ineffable ? Ineffable, c'est en effet ce qu'on ne peut dire, or si tu ne peux et ne dois le taire, que te reste-t-il sinon de jubiler, afin que ton cœur se réjouisse sans paroles et que l'im­mensité de ta joie ne connaisse pas les limites des syllabes ? » (*Enarrationes super psalmos*) Ensuite on verra que ce chant est une nourri­ture, un banquet, un mode très élevé d'assimila­tion et de connaissance. Mais cela reste souvent inaperçu, parce que l'ordre didactique a subi l'influence de plus en plus envahissante de la pensée analytique. Analyser, distinguer, classer, donnent l'illusion de connaître. Mais plus une réalité est spirituelle, moins elle est saisissable par le raisonnement. C'est pourquoi Bible, Mys­tique et Liturgie parlent surtout par image, et quand celui qui s'exprime est un poète surnatu­rellement inspiré, ses images nous conduisent dans les profondeurs de Dieu. 235:807 Voyez saint Jean de la Croix. Voyez le pouvoir de la psalmodie, lorsque, pendant l'office de l'Ascension, la litur­gie met sur nos lèvres le psaume 23, et que nous chantons : *Attollite portas, prin­cipes, vestras,* Et elevamini, portae aeternales, et introibit Rex gloriae. Quis est iste Rex gloriae ? Dominus virtutum ipse est Rex gloriae ! Princes, élevez vos portes, Élevez-vous, portes éternelles, et le Roi de gloire entrera. Quel est ce Roi de gloire ? Le Dieu des Armées, c'est lui le Roi de gloire ! Ce sont les portes du mystère qui s'ouvrent devant nous, et nous entrons avec le Roi de gloire dans le sanctuaire céleste, par l'entremise d'une dramaturgie sacrée. Le psaume 26 nous introduit avec douceur dans l'intimité de Dieu : *Dominus illuminatio mea et salus mea,* *Quem timebo ?* *Dominus protector vitae meae,* Le Seigneur est ma lumière et mon salut, Qui craindrais-je ? Le Seigneur est le pro­tecteur de ma vie, 236:807 *A quo trepidabo ?* Unam petii a Domi­no, hanc requiram : Ut inhabitem in domo Domini omnibus diebus vitae meae ! Pourquoi craindre ? J'ai demandé au Sei­gneur une seule chose : Habiter tous les jours de ma vie dans la maison du Seigneur. Nous entrons dans un mystère sans fond par le moyen d'une image, et cette image opère, non par raisonnement mais par suggestion. (*Sub­gerere,* produire par-dessous, comme une source qui affleure soudain.) Eh, braves gens ! Prenez garde, vous n'êtes pas de plusieurs siècles en avance sur une mentalité prélogique -- ô Lévy-Bruhl ! -- qui ne penserait par image que parce qu'elle ignorerait les sciences exactes, vous êtes en retard d'une éternité sur Celui qui a dit : « Je suis la Lumière du monde. » Et ce grand Dieu n'a pas trouvé qu'il était indigne de Lui de briser sa parole dans les mots et les fables appartenant au monde d'ici-bas. Aussi bien, les figures dont use le psalmiste ne sont-elles pas des créations fictives, sans poids dans la réalité ; elles existent, elles bougent, elles vivent dans le réel et sollicitent l'attention. 237:807 Cette réalité sensible, dira Claudel, « ça existe tout seul, ça agit tout seul ; nous ne pouvons pas faire autrement que comme un chat devant qui on fait bouger un chiffon de papier ; ça fournit occupation et enseignement à tous nos sens et dont nous savons que le regard n'épuisera jamais le spectacle. Un lion, un cèdre, un aigle, nous savons ce que c'est et, quand on les nomme devant nous, il y a quelque chose en nous qui s'adapte, qui se façonne à leur ressemblance. Et de même quand on nous raconte l'Enfant Prodi­gue et l'histoire d'Absalon, nous devenons tour à tour le père et le vagabond, le vieux roi en fuite et son fils transpercé, *nous devenons ce qu'on nous dit.* Nous agissons tout bas, quelqu'un parle à notre place et nous nous démenons à la sienne : ce n'est point David qui demande par­don, c'est nous. Et cette Bethsabée, mon Dieu, qu'elle était belle ! Nous avons peine à nous séparer de cette épaule paternelle sur qui le fils prodigue a débarqué en sanglotant » ! (Claudel, *Introduction au Livre de Ruth*.) Voilà le grand, l'éternel procédé de toute expression poétique : faire saisir l'idée à l'inté­rieur de l'image, avant même qu'elle n'en soit démêlée et abstraite, d'où cette force incantatoire de la poésie. Voilà pourquoi le chant des psaumes exerce sur l'âme des fidèles une si forte impression : 238:807 ils nous font voir ce qu'ils énoncent, aimer ce qu'ils chantent, et quand le mot, por­teur de l'image, est à son tour porté par la mélodie, il traduira un mouvement de l'âme, et c'est tout l'homme terrestre qui sera hissé à bord du vaisseau liturgique, pour entrer dans le mys­tère de Dieu. #### Le latin des psaumes. Nous insistons sur l'importance du latin pour les raisons que tout le monde sait : unité d'une langue liturgique, majesté d'une langue sacrée que l'usage quotidien n'avilit pas, accord pro­fond entre le latin et la mélodie grégorienne. Reste un point de vue capital mais souvent oublié : on ne peut goûter profondément ces poèmes qu'en respectant leur caractère psalmodique : la rythmique alternée en usage dans les monastères, où un verset en appelle un autre, tel est le vrai moyen de prier sur les psaumes. Sans doute peut-on méditer le psautier, verset par verset, mais autre est la tradition du chant d'Église : on ne cherche pas tant à abstraire une idée qu'à se baigner dans ce fleuve au courant calme et régulier où, vague après vague, un verset, ici ou là, émergera pour donner son sens à l'ensemble. 239:807 Cette méthode plus détendue, plus intuitive, où les versets s'inscrivent peu à peu dans la mémoire de l'âme, où le Saint-Esprit n'use que de touches très délicates -- parfois un seul mot émerge du texte et prend une signification nou­velle -- s'accommode mieux d'une langue sacrée. Le latin de la Vulgate qui est proche de notre français tamise comme une membrane translucide l'éclat surnaturel de la Parole, et laisse au fidèle de quoi en deviner plus ou moins clairement le sens. Au contraire le délayage des traductions, voire leur platitude, désacralise le texte et, pour parler comme Thibon, masque la transparence *sensible* du divin à l'humain. Le mot latin, perdant la force de sa concision, cesse de jouer son rôle de métal conducteur. On retombe vite dans l'informe, l'ennuyeux, voire l'insipide. Que l'on songe à l'aplatissement lamentable du triple *Sanctus* devenu « saint, saint, saint ! ». Où est le recul, la pudeur, la hauteur sacrée, où le majestueux, le définitif ? Qu'on ne s'y méprenne pas : ceux, parmi les Bénédictins, qui montent une garde fidèle autour du latin, ne font preuve en cela d'aucun esprit d'archaïsme, d'aucun sentiment nostalgique. Qu'ils en aient conscience ou non, ils accomplis­sent là un signalé service, dont leur sauront gré les générations à venir. 240:807 Ils travaillent pour que demain ne soit pas aboli, par la légèreté des hommes, ce que Charles Péguy appelait *la pérennité charnelle des paroles éternelles.* Ajou­tons que le latin des psaumes est une langue facile, où chaque verset forme une phrase com­plète, brève et définitive, comme une maxime frappée dans l'airain, où chaque mot prend place et rayonne, chargé de révélation biblique et d'histoire divine. *Ad te levavi animam meam...* (Ps. 24) Domine, Dominus nos­ter, Quam admirabile est nomen tuum in universa terra... Quoniam elevata est magnificentia tua super cœlos... (Ps. 8) Diffusa est gratia in labiis tuis... (Ps. 44) Vers Vous j'élève mon âme... Seigneur, notre Sei­gneur, Combien est admirable votre nom sur toute la terre... Comme est élevée votre magnificence au-dessus des cieux... La grâce est répandue (diffuse !) sur vos lèvres... 241:807 *In Domino confido, quomodo dicitis animae meae :* Transmigra in montem sicut passer ? (Ps. 10) Je me confie dans le Seigneur, comment di­tes-vous à mon âme : Émigre dans la mon­tagne comme le passe­reau ? Ce latin de la Vulgate, langue simple et savou­reuse, a donné naissance à la majorité de nos mots français, et les restitue à la virginité de leur origine. Enfin la psalmodie grégorienne, à laquelle il faut rattacher la récitation *recto tono,* qui est une des plus nobles manières de prononcer un texte latin, interdit les expressions sentimentales, les tons féminins et languides. Les huit tons des psaumes ne forment pas seulement un ensemble riche et harmo­nieux, une sorte d'écrin soyeux accordé à la beauté surnaturelle de leur contenu. Plus encore est à remarquer leur franchise d'allure ennemie de toute mollesse, et cette pointe chaste et virile de l'accent latin qui tient les âmes dressées. Ce fut jadis le chant de marche spirituel de l'Occident chrétien, celui de milliers de paroisses. Nous pensons, en écrivant ces lignes, au grégorien rocailleux de la paroisse du Mesnil-Saint-Loup. Le chant des psaumes de vêpres et de complies que nous y avons entendu, 242:807 celui des laudes de l'office des morts que nous avons chanté avant la messe d'inhumation d'Henri Charlier, sont la vivante illustration d'une psal­modie où, grâce à la forme précise que lui a donnée l'Église, les sentiments individuels se fon­dent et se purifient dans la pensée de Dieu. #### Chanter avec Jésus-Christ. Mais il faut monter plus haut encore pour aimer vraiment le chant des psaumes, plus haut que ces villages et ces monastères de notre bonne terre de France, car cette voix terrestre est déjà quelque chose du Ciel : le chant inaltérable de l'Époux et de l'Épouse. Toutes les beautés de la terre pâlissent devant Celui qui les a créées, qui les a sauvées du chaos, lavées dans son sang et soumises à son Règne. Aimons les psaumes parce que Jésus-Christ, Verbe éternel, les a inspirés pour les siècles ; parce qu'il a appris à les chanter en hébreu, langue liturgique, sur les genoux de sa mère ; parce qu'il les a chantés dès l'âge de douze ans, le jour du sabbat, à la synagogue de Nazareth, du côté des hommes, à côté de saint Joseph et de ses oncles et cousins, dans un frémissement de joie, d'admiration et de poésie -- et il savait que ces psaumes parlaient de lui, de ses souf­frances, de sa gloire ; 243:807 quelle émotion l'étreignait alors ! -- Aimons les psaumes que Jésus a chantés avec les apôtres, au Temple et, pour la dernière fois, au Cénacle, psaumes dont il a prononcé au moins deux versets sur la croix. Et désormais, voici l'Agneau immaculé, assis à la droite de Dieu, au milieu du paradis : nous savons qu'il chante à nouveau les psaumes de David, mais transfigurés dans la gloire céleste, dans l'assemblée des Saints, *in Ecclesia Sancto­rum,* et qu'il siège comme un coryphée invisible, dans le cœur de chacun d'entre nous, donnant le ton et la cadence d'un chant qui n'est que le prélude d'une vie éternelle commencée. F. Gérard. **†** abbé 244:807 ## PHILOSOPHIE ### Existe-t-il un droit international ? *État de la question dans la pensée\ et l'œuvre de Michel Villey* par Carlos El Hage Chahine SANS les récents événements du Golfe qui ont jeté quelque discrédit sur le droit international, on se serait couvert de ridicule à seulement poser la question. Une très large majorité d'intellectuels, d'univer­sitaires, d'hommes politiques ainsi qu'une opinion publi­que docile semblent conquis à sa cause en ce XX^e^ siècle finissant où l'ONU paraît installée aux commandes d'un gouvernement mondial. 245:807 Encore que l'échec de sa devancière la SDN, eût dû inciter à davantage de cir­conspection à ce sujet. Au demeurant l'interrogation du titre n'est pas de nous. Elle est due à ce critique implacable de la pensée juridique moderne qu'était Michel Villey ([^49]). Son scepticisme quant au bien-fondé de la notion même de droit international, quant à sa *convenance* au réel, s'appuie sur une solide connaissance de l'histoire de la philosophie du droit et notamment de la doctrine gréco-romaine, dont la pérennité est confir­mée par l'observation de la vie juridique et de la réalité des rapports entre nations. Et dont il y a lieu de redécouvrir la teneur en retournant à ses principes et à sa définition du droit. A considérer son objet, le droit consiste à attribuer à chacun son dû, *suum cuique tribuere* (Dig. 1.1.10). Cet objet se trouve être également celui de la justice particu­lière d'Aristote dans son *Éthique à Nicomaque.* Où il consiste en une *division en deux parts égales* (*dikaïon*)*.* Cette division correspond chez Celse à la définition même du *jus : ars boni et aequi,* l'art du bon et de l'égal. Or l'*aequum* romain, de même que l'*ison* grec sous l'influence pythagoricienne, est une proportion. Aussi le droit est-il cette *juste proportion de biens ou de charges répartis entre citoyens* (*ou plus particulièrement entre plaideurs*)*.* Et le *jus* romain semble être l'adaptation latine du *dikaïon* grec. Comme ce dernier (dikaïon et dikaisouné ont la même racine), sa parenté avec la justice est indéniable. Dès les premières lignes du Digeste, on trouve cette affirmation : *jus a justitia.* 246:807 La justice aussi bien générale que particulière est une vertu *ad alterum.* L'une, dit De Corte, « ordonne l'homme à autrui considérés l'un et l'autre socialement en tant qu'ils participent au bien commun de l'ensem­ble » ([^50]), l'autre « ordonne l'homme à autrui considéré individuellement en ce qui concerne les biens particuliers qui lui appartiennent » ([^51]). Il s'agit ici de ces biens extérieurs, *res exteriores,* finis, quantifiables, constitutifs de la mesure du *mien* et du *tien,* autrement dit du droit. Ce trait commun aux deux justices comporte, pour ce qui est du droit, une double conséquence : 1\) D'une part, il n'y a de droit, en propres termes, selon Aristote, que *politikon* (Eth., V. 10, 1134a), relatif à la cité : *polis,* qui ne se réalise pleinement qu'entre citoyens. Les Romains traduiront par *jus civile.* Entre citoyens, cela veut dire entre chefs de famille qui, à Rome, ont formé par leur assemblage la cité romaine et se réservent le bénéfice de ses institutions ([^52]). Exclus du droit civil quiritaire seront donc non seulement les esclaves, mais les fils et filles tant que leur père est en vie, et la femme qui, par son mariage, tombe sous la puissance de la nouvelle famille. Aucun de ceux-là n'est *sui juris.* Tous *participent,* dans la famille, au droit du *paterfamilias.* Non que ces *alieni juris* (qui *participent* « au droit d'un autre ») soient soumis au pouvoir arbi­traire du maître. La protection, ils la trouvent dans la religion romaine et la morale familiale, partie intégrante de l' « économie », ou art de gouverner la famille, dont relèvent l'ordre interne et les rapports familiaux. De cet ordre, le droit ne se mêlera pas. Non que les partages de biens externes en soient totalement absents. 247:807 Le père partage le pain entre ses enfants. Mais le droit n'interviendra, dans la détermination des partages, qu'en­tre des personnes qui, étant *égales* à certains égards, sont surtout différentes. « Les ressortissants d'une même famille, écrit Villey, unis par l'amour, communient dans la même vie économique... » ([^53]). Le bien du père profite au fils. N'étant pas suffisamment autres l'un relativement à l'autre, point de patrimoines distincts entre eux. Ni d'intérêts séparés commandant une répartition rigide selon la loi, faute d'une vraie séparation (altérité) entre eux. « Le fils, dit Aristote, est quelque chose du père » (Pol., I, 40 1254 a 9 ; Eth. V, 10, 1134 b 10). Il en est de même pour les autres membres de la famille et l'esclave considéré comme un prolongement de celle-ci. Aussi est-ce en un sens métaphorique qu'il convient de parler de *justice* au sujet des rapports intra-familiaux. Comme d'un quasi-droit ou d'un commencement de droit. On usera avec prudence de l'adage *ubi societas, ibi jus,* qu'on n'aura garde d'appliquer, comme les modernes, à n'importe quel type de communauté, infra-étatique telle que la communauté familiale, ou supra-étatique telle que la communauté des nations ([^54]). Le droit romain ni le droit grec ne se sont occupés des rapports intra-familiaux. Ce n'est pas sans une profonde raison et non moins d'hu­mour qu'un dicton populaire arabe dit : « Arbitrer une querelle d'enfant condamne son juge à se pendre. » Le triomphe de l'individualisme décadent et ce qui s'est ensuivi comme ingérence insupportable de l'État, dans l'ordre familial et la sphère privée, montrent com­bien pénétrantes étaient les vues des anciens et rigou­reux leur langage auprès de la confusion mentale de nos idéologues et pseudo-intellectuels. 248:807 Que les rapports intra-familiaux soient le lieu de l'amitié plutôt que du droit n'empêche pas qu'une cer­taine espèce d'amitié soit requise entre citoyens pour entrer en rapport d'affaires ; et nécessaire entre eux un commencement d'*égalité.* Le droit étant le juste *rapport* de biens et de charges répartis entre citoyens, cette *mesure* consiste, comme nous venons de le voir, en une *proportion,* un *analogon* dans le langage d'Aristote, l'*aequum* des jurisprudents à Rome. Et qui se traduit par cette égalité *proportionnelle,* géométrique que for­ment entre eux deux rapports égaux, plutôt *qu'arithmétique.* Et pour que le tout que forme ce rapport soit ordonné, il faut que cette *proportion* soit calculable, qu'entre les parties soit une commune mesure, un dénominateur commun, un commencement *d'égalité* ([^55])*.* Ce facteur d'*égalité* est précisément ce qui fait défaut entre citoyens et étrangers ([^56]). D'où : 2\) Outre les esclaves, les femmes mariées et les fils et les filles, se trouvait exclue du droit civil la catégorie des étrangers. Nous rejoignons par ce point la deuxième conséquence touchant aux relations internationales. Sujets de droit dans leur cité d'origine ([^57]), pourront-ils se voir appliquer un droit international ? Faute d'*égalité,* de relation *mesurable,* « il n'est pas de droit au sens propre, observe Villey, dans les relations entre citoyens de cités diverses... » ([^58]). 249:807 Non plus « qu'entre cités », ajoute-t-il, les relations internationales pouvant être publiques ou privées. Car « la réalisation du droit présuppose un juge ; il y faut une procédure, des institutions qui n'existent que dans une cité. Le droit véritable s'exerce à l'intérieur d'une même cité » ([^59]). C'est le *dikaïon politikon* que les Romains traduiront, comme nous l'avons signalé plus haut, par *jus civile.* Saint Thomas d'Aquin traitera de la guerre (*De Bello*) et des relations internationales dans La Somme théologique sous la rubrique de la charité, et des vices contraires à la charité (IIa-IIae, qu. 40 et s.), non du droit et de la justice ([^60]). Aussi les exclus du *jus civile* ne seront-ils pas livrés à l'arbitraire des hommes mais protégés par la loi morale à laquelle on accolera l'éti­quette de *jus* (*jus gentium -- jus naturale*) ([^61])*.* Sous certaines réserves que nous envisagerons plus loin, les Grecs ni les Romains ne connaissent le droit international. Cette invention nous est venue du monde moderne. Un droit international public ayant pour objet la délimitation des frontières entre cités, royaumes ou nations, présuppose l'existence d'un État supra national, d'une société internationale organisée, disposant de juges, d'une procédure, d'institutions et de tout l'appareil nécessaire à l'art judiciaire qui n'existent que dans une cité. Au Moyen-Age, note Villey, avant la fracture du protestantisme, et en l'absence d'un État supra-national édictant des lois positives destinées à régler les rapports entre États, le droit canon ou l'arbitrage pontifical sup­pléaient à cette lacune ([^62]). 250:807 De nos jours, tous les efforts des mondialistes ten­dent à l'instauration d'un État supra-national se soumet­tant les États-Nations, et doté d'un gouvernement mon­dial -- en germe dans le système actuel défini par la Charte des Nations Unies -- et d'une Cour Internatio­nale de Justice, sorte de tribunal international, instituée par ladite Charte « comme un organe judiciaire principal de l'Organisation » (entendez des Nations Unies, art. 1 du Statut de la CIJ). Mais il y a loin entre l'apparence et la réalité. En réalité d'une part cette Cour tient plus de l'institution arbitrale que d'un organisme judiciaire supra-étatique. Comme pour l'arbitrage, la Cour ne peut être saisie qu'en vertu du consentement des parties en litige. Soit qu'il résulte d'un compromis : accord spécifique pré­voyant la soumission d'un litige né à la Cour. Soit que, manifesté à l'avance, il résulte d'une clause de juridiction insérée dans un traité pour des matières déterminées (à l'instar de la clause compromissoire qui consiste, dans l'arbitrage, dans l'accord des parties à soumettre à un arbitre un litige futur). Soit enfin qu'il résulte de ce qu'on appelle la clause facultative de compétence obliga­toire ainsi qu'il ressort de l'article 36 (2) du statut de la Cour qui dispose : « Les États parties au présent statut (de la CIJ) pourront, à n'importe quel moment déclarer reconnaître comme obligatoire de plein droit et sans convention spéciale, à l'égard de tout autre État accep­tant la même obligation, la juridiction de la Cour sur tous les différends d'ordre juridique... » 251:807 Et encore cette « déclaration » pourra être faite sous condition de réci­procité, pour une période déterminée et peut être retirée dans les conditions qu'elle énonce ([^63]). Dans tous ces cas, il apparaît clairement que le consentement des États est un préalable à tout règlement judiciaire. Et encore l'exécution forcée des arrêts de la CIJ, assurée par l'intermédiaire du Conseil de Sécurité, contre un État récalcitrant, n'est-elle pas automatique. L'article 94 alinéa 2 de la Charte précise dans ce cas qu'à la demande de l'autre partie le Conseil de Sécurité, « s'il le juge nécessaire, peut faire des recommandations ou décider des mesures à prendre pour faire exécuter les arrêts ». D'autre part la gigantesque opération de police inter­nationale récemment menée dans le Golfe a créé plus de problèmes juridiques qu'elle n'en a apparemment résolu. Nous ne sommes pas plus avancés aujourd'hui que nous ne l'étions la veille de son lancement pour départager juridiquement Israéliens et Arabes. « Nous serions en peine, remarque Villey, d'affirmer à qui revient selon la justice tel des morceaux de la Palestine » ([^64]). Les conflits internationaux demeurent gouvernés par les rap­ports de force et sembleraient plus adéquatement être le lieu de la politique et de la diplomatie. Ce qu'au mieux l'on peut demander aux belligérants c'est « de respecter certaines lois communes qui sont règles de *moralité...* Il leur est prescrit... de ne pas bombarder des civils ou de prendre des otages, de montrer un certain esprit d'huma­nité et, dans la mesure du possible, si les choses n'ont pas trop changé, d'observer les trêves, les traités, de tenir leurs promesses » ([^65]). Autant de devoirs moraux dont l'observance ressortit à la « *justice générale* »*.* 252:807 Objectera-t-on qu'au lieu de nous désespérer du droit international, son imperfection devrait, au contraire, nous inciter à en parachever la construction, et à déve­lopper les virtualités de l'Organisation mondiale ? Nous verrons au moment d'aborder les conditions historiques dans lesquelles s'est formé le droit internatio­nal la réponse proprement dite à cette objection ; ce qu'elle a d'idéaliste et d'utopique. Mais nous sommes tentés d'anticiper en soulignant la disparité des démarches intellectuelles entre la pensée classique et la pensée moderne. Tandis que la première, aristotélicienne-thomiste, purement *spéculative,* partait de l'observation de la nature pour en inférer que le droit ne trouve sa place spécifique que dans la cité ; la seconde, qui fut celle des pères fondateurs du droit international, paraît en revanche répondre à des soucis *pratiques.* Ses repré­sentants les plus illustres, Vitoria, De Soto, Suarez et Molina, tous catholiques espagnols du XVI^e^ siècle, se voulaient avant tout *utiles, pragmatiques* ([^66])*.* Ils avaient en commun le souci de trouver des solutions aux problèmes des XVI^e^ et XVII^e^ siècles (construction de l'Empire des Indes, guerres coloniales, nécessité de mettre fin aux désordres et à l'anarchie nés des dissensions religieuses). « Le résultat, constate Villey, est une mixture, un compromis entre scotisme, nomina­lisme et théologie de saint Thomas... Peu leur importe d'être incohérents... Ils visent un objectif pratique... et, trahissant l'esprit de recherche qui caractérisait la Somme, mirent en place un système dogmatique rigide » où on ne retrouve pas « la rigueur, et l'honnêteté, la lucidité, la passion de la vérité, ni la portée universelle de la Somme théologique » ([^67]). 253:807 Non moins louables sont les soucis des fondateurs de l'ONU. Leur objectif figurant dans le préambule de la Charte est de « préserver les générations futures du fléau de la guerre qui deux fois en l'espace d'une vie humaine a infligé à l'humanité d'indicibles souffrances... ». Mais on peut craindre et imaginer sans peine que leur pragmatisme soit mauvais conseiller à nos interna­tionalistes et leur théorie entachée de quelque mélange pour le moins discutable. Ce ne sont pas les idéologies qui manquent à notre siècle. Dès le deuxième alinéa, le préambule proclame leur « foi dans les droits fondamen­taux de l'homme..., dans l'égalité des droits des hommes et des femmes... » et, à cette fin, leur détermination « à pratiquer la tolérance... ». #### Origine et nature du *jus gentium* Comme tout ce qui ressortit à la philosophie, qui vise les objets universels, ce qui répond à la question *Quid jus :* la définition du droit, sa *fin,* ses principes en résumé, son *essence* est stable et insusceptible de chan­ger ([^68]). Qu'il s'agisse en revanche d'examiner le contenu, les solutions concrètes du droit, en d'autres termes le *quid juris,* et nous voilà engagés sur des « sables mouvants ». 254:807 Michel Villey ne recense pas moins de quinze répéti­tions par saint Thomas de la formule : *natura hominis est mutabilis,* la nature de l'homme est muable ; et muables, enseigne Aristote, le droit naturel comme le droit positif, au contraire du feu qui brûle également à Athènes comme en Perse (Eth., V, 10, 1134b). Car le droit est adaptation à des situations contingentes ([^69]). Il est affaire de la vertu de *prudence* propre aux juristes (que les Romains nomment jurisprudents), relevant de l'intellect pratique et non spéculatif ([^70]), réfractaire à la forme déductive et à la nécessité d'une science : *in negotiis humanis non potes haberi demonstrativa proba­tio* ([^71])*.* Certes la découverte du droit est aussi et premièrement affaire de connaissance. La jurisprudence, dit Ulpien, est une recherche du juste et de l'injuste, tirée d'une connaissance des choses : *notitia rerum justi atque injusti scientia* (Dig. I 1.10.2). Mais c'est pour l'usage *pratique* et non dans le seul intérêt de la science ([^72]). Les caractères du droit : muable et répugnant à être traité scientifiquement, se vérifient aisément pour ce qui est du droit romain. Né à Rome, alors une cité, comme jadis Athènes, il se prêtait naturellement à être *informé* par la seule philosophie du droit (au sens strict) qu'ait produite l'antiquité grecque : celle d'Aristote, bien connue de l'élite romaine ([^73]). Aussi les fondateurs de la théorie juridique romaine ont naturellement limité leur champ d'étude au droit civil : *jus civile,* compatible avec la théorie aristotélicienne du *dikaïon politikon,* droit des rapports existants, dans une cité, entre citoyens chefs de famille ([^74]). 255:807 Cependant les fondateurs de la théorie du *jus civile* n'eurent pas plutôt dégagé le panorama des personnes, des choses et des obligations meublant la scène juridi­que, que de nouvelles espèces de contrats, de choses ou d'actions surgissent ; le statut du fils de famille et de la femme se libéralise, d'autres personnes que les citoyens romains, les étrangers (*peregrini*)*,* affluent dans la cité romaine ([^75]). D'où la naissance d'une nouvelle catégo­rie : le *jus gentium* sous la rubrique duquel les juriscon­sultes de l'époque impériale énuméraient, à côté de devoirs de moralité : piété religieuse, obéissance des enfants envers les parents, la *vindicatio* ou devoir de repousser les agresseurs, « la guerre, les frontières éta­blies entre royaumes distincts, l'esclavage, l'affranchisse­ment » ainsi que les contrats du commerce international tels que « *la vente et le louage* » ([^76])*.* Les jurisconsultes romains ayant été amenés sous l'effet des grandes conquêtes et de la formation de l'empire à se soucier des rapports entre ressortissants de cités diverses, le *jus gentium* sera essentiellement consti­tué de préceptes de moralité, « extraits, souligne Villey, de la morale hellénistique : observation des contrats, fidélité aux alliances, respect dû aux hôtes et aux misé­rables et autres devoirs d'humanité » ([^77]). De cette morale internationale qui prescrivait dans la Grèce anti­que, sur le mode *impératif,* l'observance de règles de conduite. Et point d'un droit, d'une *justice* internationale au sens strict de mise en œuvre de la *justice particulière.* 256:807 Celle-là a pour mission, non pas de dicter une conduite individuelle, mais de *dire* à l' « indicatif » une *res : l'id quod justum est,* ce qui revient à chacun, *suum cuique tribuere.* Une définition précise de la part de chacun n'était pas praticable dans « cet agrégat de cités que fut l'empire romain successeur des empires hellénistiques » ([^78]). Mais, lieu de morale, on y obligera les hommes à « ne pas léser leur prochain », « à tenir leurs pro­messes » (*fides*)*.* Cette morale universelle stoïcienne et, à partir du IV^e^ siècle, judéo-chrétienne succède au droit de la cité ([^79]). L'étiquette de *jus gentium* accolée à des règles morales accuse l'influence stoïcienne sur le droit romain. Celui-ci est en effet éclectique, ayant puisé à diverses sources et pas seulement à la philosophie grecque. Sans doute la confusion droit-morale a-t-elle pu être favorisée par l'équivoque dont le mot *justice* (*dikaisouné, justitia*) était grevé dès la Grèce, la *justice particulière* passant pour la *justice générale :* la totalité de la morale ([^80]). Leur homonymie risquait d'échapper d'autant plus aisé­ment que leurs significations respectives sont voisines, et de fait dès l'antiquité le mot droit (*to dikaion-jus*) a pu quelquefois signifier la morale totale, universelle. Mais elle ne sera jamais le fait d'Aristote qui distingue le droit de la loi (Eth., V, 2, 1129 à 30). La confusion fut en revanche le fait habituel des stoïciens, spécialistes de la conduite individuelle, qui enseignaient que le monde ne formait qu'une seule et même cité. 257:807 En conséquence ils produisirent une morale universelle dictée par la raison et, étant *cosmopolites,* ils se désintéressent par définition de l'ordre *politique* et du droit qu'ils inclinent à absorber dans leur législation morale ([^81]). Encore convient-il de préciser que l'influence stoïcienne sur le droit romain fut alors « équilibrée par celle de la philosophie d'Aristote », les créateurs du droit romain ayant construit leur théorie du *jus civile* « sur une notion stricte du droit, bien distinguée de la morale. Le stoïcisme, remarque Villey, n'a pénétré l'ensemble de la théorie juridique qu'avec l'humanisme de la Renaissance et la floraison à partir du XVI^e^ siècle d'un néo-stoïcisme chrétien » ([^82]). A considérer le contenu du *jus gentium* censé valoir à travers tout l'empire romain, quasi universellement, on a quelque peine à y reconnaître les caractères constitutifs d'une nouvelle couche de textes juridiques s'ajoutant au *jus civile.* Surgi dans une Communauté « *supra politique* (dite plus tard internationale) » au sein de laquelle le Sénat, plus tard l'empereur, était chargé d'assurer l'ordre non seulement dans les rapports entre cités diverses mais aussi entre citoyens de cités multiples, sa teneur était par la force des choses largement teintée de morale, une morale commune ([^83]). L'étiquette de *jus,* attribuée, à travers le *jus gentium,* à ces lois morales universelles, était plus que douteuse, les juristes romains n'ayant pu consentir, ajoute Villey, « à cette corruption de leur langage » ([^84]). Tant et si bien qu'usant d'abord de « fictions, demandant aux juges de traiter des causes des étrangers » « comme s'ils étaient des citoyens » (*si civis romanus esset* -- Gaïus IV.37) ([^85]) 258:807 et concédant plus tard le droit de cité à tous les habitants de l'empire, ils leur consentirent le bénéfice du *jus civile.* Du coup, *jus civile* et *jus gentium coïncidè­rent,* le *jus gentium* qui répondait d'abord au besoin du commerce international se généralisant ensuite à toutes les relations entre particuliers ([^86]), et le *jus civile* étant étendu à tous les ressortissants de l'empire. #### Le *jus gentium *dans l'œuvre de saint Thomas Il n'empêche que nous sommes obligés de poursuivre l'examen de la notion de *jus gentium* pour tenir compte d'une part de l'empreinte stoïcienne sur le droit romain -- saint Thomas n'était pas homme à faire litière de l'autorité des jurisconsultes romains -- d'autre part de la prodigieuse fortune dont elle a joui auprès des fonda­teurs du droit international moderne ([^87]). Les Romains, selon la brève formule d'Isidore de Séville, divisaient le droit en trois catégories : le droit naturel, le droit civil et le *jus gentium* ([^88]) : *jus aut naturale est aut civile aut gentium.* Cette tripartition contraste avec la classification d'Aristote qui, d'une part, divise le droit en deux catégories : le droit naturel (*dikaion phusikon*) et le droit positif (*dikaion nomikon*) formant ensemble le droit civil (*politikon*) alors que dans la terminologie romaine le *jus civile* était réservé au droit positif ; 259:807 et, d'autre part, ne fait aucune place au *jus gentium* qui, lui, constitue une couche distincte des deux autres en droit romain. Saint Thomas est donc obligé de confronter et, si possible, concilier l'opinion des juristes romains à celle d'Aristote ([^89]), ne répugnant pas, quelquefois, à recon­naître la compétence des juristes. Laissons de côté le droit civil ou positif pour ne considérer que les deux autres : le droit naturel et le *jus gentium,* tels que les concevaient le Philosophe et les juristes. Et pour commencer le droit naturel. De son point de vue, d'où il *spéculait* sur l'*existence* d'un droit naturel ([^90]), Aristote observe que des rap­ports de droit surgissent spontanément dans les groupes sociaux. Rapports justes, juridiques, par le mouvement de la nature ; observables dans le réel, dans les choses, mais demeurés informulés ou indistincts en l'absence, et jusqu'à l'intervention, d'une convention, du droit positif (posé par l'homme, de *ponere*) qui les traduira en formules. Focalisés sur la *pratique* du droit, de l'art judiciaire, les jurisconsultes, eux, *considèrent* le droit naturel sous l'angle de l'usage qu'ils peuvent en faire au service de cette pratique et de cet art ([^91]). Aussi en concevront-ils une acception plus restrictive. Le droit naturel, tel que mentionné au titre 1^er^ du Digeste, se compose de ces institutions communes à tous les animaux « qui naissent sur terre et dans la mer, et aux oiseaux. 260:807 De là l'union entre le mâle et la femelle, nommée par les hommes mariage, l'enfantement et l'éducation par les animaux de leur progéniture » (D. I.I.I., § 3, du Juriste Ulpien) ([^92]). Comment des rapports juridiques tels que l'union des sexes et les rapports des parents avec leurs enfants sont-ils saisis ? Tout simplement suivant un mode « d'appré­hension absolue ». Qu'une correspondance, une propor­tion (*commensuratio*) existe entre mâle et femelle, parents et enfants, nous les saisissons d'emblée, immé­diatement. De même que les bêtes les appréhendent en les vivant au sein du réel ([^93]), *absolute enim apprehen­dere aliquid non solum convenit homini sed etiam ani­malibus* (Comm. des Eth. par saint Thomas, éd. Marietti 1019). Ainsi le point de vue du juriste (Ulpien) finit-il par se concilier avec le point de vue du Philosophe (Aristote). Le *jus naturale* se prête à une multitude de sens. A vrai dire cette définition isolée d'Ulpien intéresse peu les juristes qui n'ont que faire d'un droit commun aux hommes et aux animaux. Elle ne saurait donc témoigner de l'influence réelle ([^94]), quoique latente, sur le droit romain de la philosophie grecque et notamment de la doctrine du droit naturel, seule doctrine tenable des sources, des moyens et des fins du droit ([^95]), à laquelle s'est abreuvée la science juridique romaine. Venons-en au *jus gentium.* Il est constitué, nous dit le Digeste (I.I, § 2 à 5), des « divisions introduites dans l'humanité entre les nations, celles des royaumes, des *dominia,* les bornes assignées aux champs, 261:807 et les empla­cements respectifs des constructions immobilières, le commerce, les achats, les ventes, les contrats de louage... excepté ce qui fut introduit sur ces matières par le droit civil... » ([^96]). Il s'agit donc d'institutions juridiques pro­pres aux hommes, mais à tous les hommes ([^97]). Dans la Somme, tous les exemples analysés par saint Thomas (IIa-IIae, qu. 57) sont empruntés au droit interne et privé. Par *jus gentium* on ne saurait donc entendre, du moins pas seulement, *jus inter gentes* (droit international public). Il s'agit essentiellement d'un droit commun, universel, point international. D'où une double ques­tion : sa position par rapport aux droits naturel et positif d'une part ; son mode d'appréhension d'autre part. La première question, saint Thomas la pose en ces termes : *Utrum jus gentium sit idem cum jure naturali* (Qu. 57, art. 3) ; il s'agit de savoir si le *jus gentium* est identique ou non au droit naturel. En faveur de l'identité, il retient une série d'argu­ments : pour qu'Ulpien définisse le droit des gens comme cette part du droit « sur laquelle tous les hommes s'accordent » (D.I.I, § 4), il faut bien qu'il émane de la *nature* car on imagine mal les hommes parvenir à s'accorder sur ce qui est laissé à l'arbitre de l'homme. D'autre part Gaïus, sans faire de distinction entre les deux, définit le *jus gentium : quod vero naturalis ratio inter omnes constituit,* ce qui pour tous les hommes procède de l'usage naturel de la raison ([^98]). 262:807 Et traitant de l'esclavage, le Digeste le fait ressortir au *jus gentium* tandis qu'Aristote prouve au Livre 1^er^ de sa *Politique* que la servitude est *naturelle.* Ce qui tend à prouver que *jus gentium* et droit naturel sont une et même chose. Enfin Aristote divise le droit en deux espèces : l'une procédant de la *nature,* l'autre légale procédant de la *convention* (Eth., V, 10, 1134b). Or aucune convention n'est jamais intervenue entre la totalité des hommes sur une solution de droit. Force est donc de conclure à l'identité de ces deux droits. Il reste cependant à accorder ce point de vue avec la doctrine du titre 1^er^ du Digeste, tel que résumé par Isidore de Séville, classant le droit en trois espèces : le droit naturel, le droit civil et le droit des gens ; à accorder l'opinion du Philosophe avec celle des juristes romains. Ce n'est pas chose impossible sauf à distinguer les points de vue de chacun, puisque l'un est *spéculatif* interrogeant sur l'*existence* du droit naturel ([^99]), et que les autres, tournés vers l'action et la *pratique,* s'y intéres­sent « pour autant qu'il est susceptible d'être « appré­hendé », de rendre service à l'art judiciaire » ([^100]). Dans cette mesure le *jus gentium* apparaît comme une dériva­tion, une extension du droit naturel. On touche ici au second problème soulevé par le *jus gentium :* son mode d' « appréhension », le procédé à suivre pour accéder à sa connaissance. Nous nous souvenons qu'il est question dans la Somme d'un premier mode de « considération » ou d' « appréhension » dit absolu, permettant de saisir immédiatement le droit naturel, commun à tous les animaux et valable pour les hommes. 263:807 La Somme indi­que un second mode d'appréhension du droit en tant qu'il est, cette fois, propre aux hommes, ces animaux *rationnels.* De quoi s'agit-il ? De savoir si tel champ revient à telle ou telle personne, le statut d'esclave à tel homme plutôt qu'à tel autre. Visiblement de questions *singu­lières, contingentes* pour lesquelles est incompétente la philosophie dont la matière est le stable et l'univer­sel ([^101]). C'est alors à la vertu de *prudence* de les « débrouiller », au cours d'une procédure judiciaire, au moyen de la dialectique, appelée en l'occurrence « débat contradictoire », requis dans tout procès. Ce faisant, notre intelligence parvient non pas tant à connaître le *singulier,* chose impossible, qu'à se transporter des principes premiers aux *conclusions* particulières, éloignées (*remotae*) à travers des « raisons » plus ou moins com­munes par l'entremise de « cas d'espèce » de ce que l'individuel comporte en lui-même de général ([^102]). Ce qui est à souligner dans l'analyse de saint Tho­mas, c'est son approche du mot « Raison ». La connais­sance *rationnelle* dont il est question désigne non pas une « appréhension immédiate » du *jus gentium* dont notre intellect est incapable mais, venant clore un effort collectif de recherches et de raisonnements ([^103]) sous forme d'une sentence jurisprudentielle, un terme, une conclusion, toujours fragile et, les choses étant chan­geantes, valable *in plerisque,* dans la plupart des cas ([^104]). 264:807 D'autre part, le *jus gentium* y apparaît comme un droit jurisprudentiel, produit de la prudence des jurisconsultes qui l'ont tiré non pas d'une loi positive mais de la « considération » des *choses :* les rapports de droit préexistant dans la nature. Nous savons par l'adage romain qu' « il ne faut pas que le droit soit tiré de la règle mais que du droit existant soit tirée la règle ». *Non ex regula jus sumatur, sed ex jure quod est regula fiat.* Étant extrait de la « considération » des choses à l'aide d'une « raison » commune, ce droit est, par la force des choses, commun et universel (non pas interna­tional), et applicables aux citoyens romains comme aux étrangers seront les solutions de la jurisprudence romaine relatives au commerce international (vente, louage...). Sans être un droit positif, catégorie rattachée par le Digeste au *jus civile :* « posé » par la loi et applicable aux seuls citoyens romains, le *jus gentium* s'en rap­proche, du moins au terme de la recherche jurispruden­tielle, par l'intervention de l'élément décisionnaire. Et tout en étant le même « il est cependant quelque peu *autre* que le droit naturel ; si j'osais cette comparaison, écrit Villey, un en deux personnes » ([^105]). Voilà ce que Villey pouvait dire du *jus gentium* dans l'œuvre de saint Thomas d'Aquin, dont il « admire que, sans être juriste, mais capable de le confronter aux textes d'Aristote, il ait si lucidement perçu le droit romain classique » ([^106]). 265:807 #### Au XVI^e^ siècle : Renaissance du *jus gentium* ou de sa contrefaçon ? Il a fallu attendre le XVI^e^ siècle pour assister à la renaissance du thomisme et, à travers lui, du *jus gen­tium,* qui connut dès lors une fortune considérable et une influence décisive sur la conception moderne du droit international public. Il sera ici question notamment de la scolastique espagnole des XVI^e^ et XVII^e^ siècles dont le centre fut l'université de Salamanque, et les représen­tants les plus illustres furent les dominicains Vitoria et De Soto (1494-1560) et les jésuites Molina (1535-1600) et Suarez. Ils se réclamaient de saint Thomas et pouvaient à juste titre être tenus pour les véritables pères fonda­teurs du droit international moderne. Rappelons qu'entre-temps des événements graves marquèrent le monde occidental. Dans la foulée de la condamnation portée contre la Somme théologique, les philosophies de Duns Scot et de Guillaume d'Occam qui en avaient pris le contre-pied restèrent pendant deux siècles prédominantes dans les Facultés de théologie... Et au XVI^e^ siècle, la déchirure religieuse avec la Réforme protestante divise le monde occidental en nations catho­liques (l'Italie, l'Espagne, la France) et en pays protes­tants luthériens (l'Allemagne, les pays scandinaves) ou calvinistes (Pays-Bas, Suisse, Écosse, une partie des États-Unis). C'est dans ce contexte, auquel il faut ajouter la découverte du Nouveau Monde et la transformation de l'Espagne en un énorme empire colonial, qu'est née la Réforme catholique. Alors qu'une époque d'ordre relatif permit à saint Thomas d'être purement spéculatif, décri­vant avec impartialité la nature et l'ordre naturel, le XVI^e^ siècle apparaît, lui, comme un siècle troublé. 266:807 L'autorité du Pape est détruite et les nations d'Europe sont sépa­rées jusque dans la foi religieuse. Les scolastiques s'en trouvent confrontés à des problèmes d'ordre *pratique.* Hommes d'action, conseillers des rois et des princes, ils sont sollicités sur des questions d'actualité, issues du luthéranisme, de la création des colonies etc. D'où le besoin d'élaborer un droit international répondant aux problèmes et aux besoins de leur siècle ; mais aussi la tentation d'accommoder à la doctrine de saint Thomas un mélange incohérent de nominalisme et de scotisme. Le droit canon positif ne pouvant plus, et pour cause, subvenir à ce besoin, non plus que le droit impérial, les scolastiques se serviront du droit naturel comme assise à leur nouveau droit. C'est à Vitoria, constate Villey, que nous devons « ces principes que les États doivent respec­ter mutuellement leurs souverainetés, ne point s'entremê­ler des affaires internes des autres, admettre d'un terri­toire à l'autre la libre circulation des hommes et des marchandises, la liberté de prédication ; encore la liberté des mers et des fleuves internationaux, et les droits des ambassadeurs ; et la protection des civils dans la conduite de la guerre, sans parler des droits des Indiens qu'il défend vigoureusement contre les colonisateurs tout ce qu'on voit encore alléguer devant l'ONU » ([^107]). Mais la question que se pose Villey est de savoir si ce nouveau droit international, construit sur la base du droit naturel, s'accorde bien à la doctrine aristo­télicienne-thomiste. La réponse est : *Oui* et *Non.* 267:807 Les scolastiques espagnols, observe-t-il, s'essaieront à trouver un compromis entre l'occamisme et le thomisme mais le résultat tient davantage dans des combinaisons éclecti­ques que dans une synthèse véritable ([^108]). Fidèle à la doctrine aristotélicienne-thomiste inférant, de l'observation de la nature, le pluralisme des États, Vitoria s'en prend à l'utopie d'une monarchie universelle de l'empire romain germanique, et réaffirme l'indépen­dance des divers États d'Europe ([^109]). Utopie dont ne sont pas guéris nos modernes apologistes du gouverne­ment mondial. Infidèles à la doctrine de saint Thomas, les scolasti­ques espagnols le seront dans la confusion qu'ils prati­quèrent entre droit et loi. Pragmatique, au service d'une cause : le raffermissement d'un ordre chrétien ébranlé, Vitoria invente un droit international composé de maximes *positives,* précises et *stables* ([^110])*.* Trahissant une inspiration scotiste et occamienne, Suarez utilise le mot *jus* dans le sens de *lex* ([^111])*.* Assimilé, à contresens, à la loi naturelle, le droit naturel sera rattaché par les thomistes au Traité des lois de la Somme (Ia-IIae) où saint Thomas traite des lois éternelle, naturelle et humaine, des lois divines anciennes et nouvelles, mais pas de droit, la définition du *jus* étant discutée au Traité sur la justice dans la IIa-IIae, qu. 57, *De jure* art. 1 et ss. Dans ce tableau des lois, la loi naturelle est celle qui offre le plus d'intérêt car, selon saint Paul, elle est « inscrite dans le cœur de tout homme ». La nature n'évoque plus, comme dans la doctrine aristotélicienne-thomiste, la croissance naturelle d'un ordre social, 268:807 mais l'évidence et l'immédiateté de certaines maximes géné­rales et stables tirées de la « nature de l'homme » ([^112]). La loi naturelle « devient quasi positive, sous-entendu posée par Dieu... » puisqu'elle est redite dans le Décalo­gue et les Espagnols « forgeront sur elle un « droit naturel » soi-disant « chrétien » ([^113]) ». Et comme la nature n'offre pas de règles expresses et écrites à l'usage du droit international, Vitoria les puisera dans le *jus gentium* que jadis saint Thomas faisait dériver du droit naturel. Le résultat est une considérable extension du *jus gentium,* déviée de sa trajectoire initiale. Car « Vitoria, observe Villey, suppose que les hommes s'entendent universellement sur certains pré­ceptes de droit, que leur dicte leur raison commune réfléchissant sur la nature » ([^114]). D'où la formulation par l'intelligence humaine de règles telles que la liberté des mers ou les droits des ambassadeurs, qui, étant imposées par la raison, sont universelles, insusceptibles d'abrogation ([^115]). Un tel *jus gentium* a peu de chose à voir avec la doctrine de saint Thomas qui rejette formel­lement « le mythe du consentement universel (57, 3, 1) ou que la loi ou la convention pussent être la source du droit des gens » ([^116]). Non seulement la convention universelle qui fait du droit des gens un droit positif est un mythe, mais, dérivé du droit naturel par le détour de raisonnements, le *jus gentium* se composera de *conclusions dialectiques.* Qui plus est, elles seront précaires, valables *in plerisque,* sujettes à changement. 269:807 Sans compter qu'elles sont infé­rées, quoique par le mouvement de la raison, de la « considération » des choses mêmes, non pas de la « nature de l'homme ». En somme, conclut Villey, pour Vitoria, « ce n'est plus tant de la nature qu'on croira pouvoir tirer le droit que de l'initiative de l'homme : le poids se déplace de l'observation objective du cosmos comme source de droit vers la souveraineté des principes subjectifs de notre raison ; déjà donc du droit naturel au droit rationnel » ([^117]) et positif avec cette conclusion paradoxale que « l'attachement apparent de Vitoria au droit naturel déguise au fond de sa pensée déjà l'inéluc­table essor du positivisme » ([^118]). En réalité, l'humanisme renaissant au XVI^e^ siècle charrie un large courant de philosophie stoïcienne. Et la doctrine de Vitoria s'en ressent tout particulièrement par l'ampleur qu'il donne -- pour les raisons pratiques que l'on sait -- au *jus gentium,* dont la greffe sur le droit romain porte directement la marque stoïcienne. Après tout, Aristote ne concevait de droit au sens rigoureux que dans la Cité. Et saint Thomas ne parlera de *jus gentium* que « par souci de concordisme et pour rendre compte des textes de Gaïus et d'Ulpien » ([^119]). D'ailleurs le véritable droit romain est le droit civil, propre à la seule cité romaine « d'autant plus exclusive­ment dans son état définitif, observe Villey, que tous les habitants de l'Empire sont devenus citoyens romains par l'édit de Caracalla » ([^120]), ainsi que nous l'avons men­tionné plus haut. 270:807 Michel Villey semble faire sienne l'attitude réservée de saint Thomas à l'égard du *jus gentium.* Pour tenir compte de l'expérience des juristes, il lui concède une certaine valeur juridique. Mais si l'on en juge par l'en­semble de son œuvre, il incline plutôt à voir dans le jus *gentium* un catalogue de prescriptions morales qui, bien qu'ayant influencé le droit, en demeurent toutefois bien distinctes. A la racine même de la divergence d'optique à l'égard du *jus gentium* entre saint Thomas et les tho­mistes espagnols, Villey croit apercevoir une raison métaphysique de tout premier plan : leur conception respective de l'être. A en croire les guides spécialisés, l'ontologie juridique ne serait pas la même pour saint Thomas, que pour un Suarez. Villey n'hésite pas à interroger un Gilson en philosophie ou d'autres guides sûrs afin de discerner le point de rupture entre les pensées juridiques classique et moderne. Dans l'ontologie de Suarez, plutôt d'inspiration franciscaine, « l'être, c'est seulement cela qui existe, « réelle­ment et actuellement » (*ens reale et actuale*)* ;* c'est le fait exsangue dont les savants constatent l'existence ; il n'y a plus imbriquée en lui une inclination dynamique qui le pousse à la plénitude, une « différence ontologique » qui le fait se dépasser lui-même (...) ; l'être lui-même devient statique et neutre axiologiquement. Déjà... le (devoir-être) est séparé (de l'être) et la « raison pratique » coupée de la « raison spéculative » ; donc la justice isolée de la loi positive, la raison de la volonté » ([^121]). Dans la notion suarezienne de l'être, « il y a déjà renonciation à tirer le droit de la connaissance spéculative de la nature, mais les fondements philosophiques du positivisme » ([^122]). 271:807 Or cette conception est impropre à s'expliquer de l'expérience juridique. Car la loi, par sa généralité, n'est que l'un des deux pôles entre lesquels oscille la recherche du juste, dans sa tension du droit naturel au droit positif et réciproquement. Elle est certes nécessaire ([^123]) puis­qu'elle prémunit contre la médiocrité d'un juge, son inexpérience ou sa tentation de faire acception des per­sonnes, sauvegardant de la sorte l'égalité devant la loi. Mais chaque cas, chaque cause plaidée est différente, la solution concrète devant être adaptée à son individua­lité même. Aussi l'autre pôle de la recherche du juste est cet effort d'adaptation de la solution à chaque cas, dans sa singularité (même les positivistes ont dû renoncer à voir dans la jurisprudence l'application mécanique de la loi). Telle est la réalité de la vie du droit que saint Thomas a su percevoir et exprimer dans sa doctrine qui, il est vrai, correspond chez lui à une autre ontologie du droit. « Dans la vision de saint Thomas, remarque Villey, le monde est en état de *tension* vers la plénitude de l'Être qui est aussi plénitude de Bien. Il y a tension entre ce que les choses telles qu'elles existent sont en *acte* et ce qu'elles *peuvent* être, donc entre l'existence et l'essence, l'acte et la puissance, la réalité qu'ont les choses et leur nature » où elles inclinent..., le fait et la valeur, la loi positive et le droit. Toutes ces notions que saint Thomas sait lucidement *distinguer* sont en relation mutuelle dans la totalité de l'être : ainsi le juste naturel et la loi positive s'imbriquent, la loi constituant un effort d'actualisation *vers* le droit, c'est-à-dire le juste : cette notion très riche de l'Être est le berceau de la théologie thomiste du droit naturel. » ([^124]) 272:807 C'est dans l'abandon de cette conception de l'être que gît la source même de la transformation du droit et des constructions modernes. Nous ne parlerons pas ici de Grotius, fondateur de « l'École du droit naturel », dès lors que la dérive du *jus gentium* est déjà amorcée dans l'œuvre de la seconde scolastique espagnole, véritable fondatrice du droit international moderne. \*\*\* Contrebalancée par l'influence stoïcienne sur le droit, perceptible à Rome avec l'introduction du *jus gentium,* et augmentée par la suite de sédiments scotiste et occa­miste, la doctrine aristotélicienne du droit naturel a fini par se vider « du plus pur de sa substance » ([^125]) dans la pensée juridique moderne, connue par sa carence en ontologie du droit ([^126]). « Toute la théorie du droit, de sa définition, de ses sources, écrit Villey, en subira le contrecoup » ([^127]). Et avec elle, sans doute, toutes les disciplines que la corruption du droit et de son langage risque de contaminer. Car si la philosophie juridique de l'Europe moderne est une émanation de la théolo­gie ([^128]), d'une théologie déviée, la réciproque est aussi vraie, les théologies étant « bien loin d'être imperméables au poison des philosophies » ([^129]) et encore moins -- est-on tenté d'ajouter -- de la pensée juridique moderne. 273:807 Tant il est vrai que les intellectuels modernes s'épuisent par exemple à tout repenser et à tout relire à la lumière de cet acquis des temps modernes : les droits de l'homme. Il n'est pas jusqu'au Coran qui n'ait été réputé conforme à ceux-ci. Carlos El Hage Chahine. 274:807 ## Le théâtre à Paris ### Molière et d'autres grands par Jacques Cardier J'AI VU trois pièces de Molière depuis avril. Le meilleur spectacle, sans hésitation, était celui de Jean-Laurent Cochet, qui a monté *Tar­tuffe.* Tout y était juste, dans le ton, le ton « histori­que » comme le ton littéraire. L'œuvre apparaissait dans sa force et sa noire beauté, ce qui est bien remarquable aujourd'hui, où, par manque de modes­tie, par ignorance, par sottise aussi, il arrive si souvent qu'on desserve les pièces classiques, sous le vain pré­texte de les éclairer de manière moderne. 275:807 Sur *Tartuffe,* sans rien renoncer de l'admiration que l'œuvre mérite, il ne faut pas laisser de côté le jugement de Baudelaire : « Mon opinion sur *Tartuffe* est que ce n'est pas une comédie, mais un pamphlet. Un athée, s'il est simplement un homme bien élevé, pensera, à propos de cette pièce, qu'il ne faut jamais laisser certaines questions graves à la canaille. » Autant dire qu'il ne faut pas les montrer au public. A quoi on voit tout de suite que Baudelaire n'était pas démocrate, malgré sa foucade de 1848, et quoi que prétende Michel Butor. C'est le public, en effet, et les critiques à idéologie qui tirent la pièce du côté du pamphlet. Ils se croient bien fins. La vérité, c'est que Molière prend vraiment pour cible les faux dévots. Cette espèce devait proliférer dans un temps où l'Église avait la capacité de *faire des carrières.* L'imposture aujourd'hui utilise d'autres voies, ou, pour parler le langage à la mode, se sert d'autres « va­leurs ». L'Église est devenue si faible, les croyants si divisés et si timides qu'on peut sans danger cracher sur elle et cracher sur le Christ. On ne s'en prive pas, chacun peut le constater. Le jugement de Baudelaire est confirmé quand on voit qu'à *Tartuffe,* et sans du tout que les acteurs y poussent, les rires se moquent non de l'imposture, mais de la dévotion (les rires des spectateurs, je répète). Cela dit, la pièce est grande. Molière y manie un langage à la fois religieux et amoureux qui, un grand critique l'a remarqué, a l'accent baudelairien (ce poète ne nous quitte pas, décidément). Les naïfs de la pièce : Orgon ou Mme Pernelle, auront pour descendant le Gobemouche de Jacques Bainville -- c'est-à-dire nos bons électeurs de gauche, et d'ailleurs tous leurs frères de droite qui se sont gargarisés de « consensus » et de « valeurs » et de « convergences par-delà les clivages dépassés ». 276:807 C'est-à-dire tous les bêtas qui s'ébahissent devant l'étalage des beaux sentiments. Ils vénèrent celui qui fait parade des mots à la mode et se montre intransigeant devant les tabous du jour (droits de l'homme, antiracisme etc.). Ils sont toujours prêts à faire un saint d'un pitre. On se moque volontiers aujourd'hui du dénoue­ment de Molière : *Nous vivons sous un prince ennemi de la fraude,* cela paraît tellement invraisemblable, tellement loin de la réalité, qu'on rit. Et pourtant, c'est ainsi. Il y avait un arbitraire royal pour le bien. Il jouait en faveur de la générosité, capable de récom­penser les bons serviteurs. Une grâce, une pension pouvaient être accordées en marge de la loi. Cela fait horreur à notre mécanique de légalité et de contrôle (qui cache d'ailleurs moins de vertu que de jalousie). J'ai trouvé étonnant le Tartuffe composé par Jac­ques Fontanel. L'œil brillant, la bouche serrée dans une lippe ambiguë, le menton provocant, il joue d'une voix mélodieuse qui feint l'angélisme, aussi bien que de l'accent glacé de l'escroc vainqueur. On sait bien que la seule faiblesse du personnage est son amour pour Elmire. Là, il ne calcule plus. Autrement, c'est une merveilleuse machine à tromper, c'est déjà un Vautrin, hors-la-loi qui a entrepris de conquérir for­tune et respectabilité. Je ne reprocherai à cette excel­lente composition que deux détails. Damis voit Tar­tuffe jouer de son chapelet. Il lui frappe la main, le chapelet tombe à terre. 277:807 Imperturbable, Tartuffe en tire un autre de sa poche. Ce n'est pas possible. Il devrait se jeter sur l'objet sacré, pour attirer sur Damis la réprobation d'Orgon. Un peu après, Tartuffe, embrassé par Orgon, tire la langue à Damis. Mais non. Il est au-dessus de ces enfantillages. Orgon, c'est Jean-Laurent Cochet. Parfait de jus­tesse, de nuances. Un modèle, jusque dans la barbe, jusque dans la mollesse rondouillarde de la silhouette. Après lui, il faut citer Dorine (Liliane Sorval) qui fait sentir toute la sève, toute la verve du beau langage populaire. Denise Pezzoni est madame Pernelle, avec une grande sûreté de jeu. Et tous les autres devraient être cités. Une réussite. \*\*\* *L'Étourdi,* ce n'était pas une entreprise aussi satis­faisante, et c'est bien dommage, parce que la pièce est assez peu jouée, et parce que Françoise Seigner mérite toute notre reconnaissance pour l'avoir montée, après avoir monté cet hiver la *Métromanie* de Piron. Elle fait ainsi le travail de la Comédie-Française, qui a renoncé à sa vocation. Dans un avant-propos du programme l'actrice le constate sans ambages : « Il est certain, écrit-elle, que sans de merveilleux acteurs dont les numéros successifs et répétitifs créent le comique de la pièce, on ne peut guère envisager de monter le spectacle. Raison pour laquelle, peut-être, la pièce n'a pas été rejouée à la Comédie-Française depuis 1967. » 278:807 Cet *Étourdi* est la première grande pièce de Molière, vive, heureuse, pétillante. On y retrouve la verve et le comique direct de la farce, mais ces cinq actes sont en vers, des vers pleins de naturel, plaisants et forts. Qu'est-ce qu'un étourdi ? Quelqu'un qui agit sans réflexion. Mais ce n'est pas toujours par légèreté qu'il est ainsi. L'étourdi est victime d'un trouble céré­bral, Littré nous le rappelle : il a reçu un coup sur la tête. Le sens du mot est très fort. Et on se tromperait sur le personnage de Lélie en le voyant comme un charmant garçon un peu tête en l'air. Cela va plus loin. Il est en quelque sorte le guignon de Mascarille, le mauvais génie qui fait avorter les combinaisons les plus ingénieuses. On regrette de le dire : la soirée n'est pas entière­ment réussie. On l'aurait souhaitée *étourdissante* par l'éclat et le brio. Elle ne l'est que par le fracas. Le défaut est dans la conception même du jeu des acteurs, si l'on met à part les « anciens », ceux qui jouent Trufaldin (Maurice Audran), Pandolphe (Jean-Pierre Vaguer) et Anselme (Henri Labussière), tous trois très bons et qui donnent le ton juste. On accor­dera une mention particulière à Jean-Pierre Vaguer qui sait bien montrer un personnage de benêt, d'ahuri plein du sentiment de son importance. C'est d'un comique parfait. Mais parlons des jeunes gens. Ils ne manquent pas de qualités et, si l'on veut, de grandes qualités. C'est le cas de Roger Mirmont, qui joue Mascarille (rôle que prenait Molière lui-même). Mais, Mirmont en tête, ces jeunes comédiens *ne comptent pas sur leur texte.* Ils n'ont pas pour but de le mettre en valeur, d'en montrer la force et la drôlerie. 279:807 Pour eux, le texte de Molière n'est qu'un tremplin : un canevas de base dont on va exprimer le comique non tant par la parole que par le geste. A nous les cabrioles. On se jette à terre, on se roule, on se renverse. Sans compter les sifflements, les onomato­pées. Comme si on avait fait le pari de jouer Molière en le disant le moins possible. Le récit de la fin, par exemple, qui apporte le dénouement et doit faire comprendre un passé compliqué, n'est pas *parlé* (parce qu'on craint d'ennuyer, je suppose), il est mimé, il est chanté et dansé. Je n'invente pas. Ce qui fait que, qui ne connaîtrait pas la pièce serait perdu. Évidemment, ces gesticulations sont loin d'être toujours inédites. Si inventif qu'on soit, il y a des modes dont on est marqué. Mascarille place une bouteille entre ses cuisses, comme le Sganarelle de Dario Fo. On parle de préférence couché comme cela s'est fait partout depuis vingt ans. Et Mascarille encore, quand il est déguisé, multiplie des signes de croix qui n'ont ici que faire. Croit-on que ce moyen de comique est honnête ? Je trouve absurde, enfin, qu'Hippolyte caresse le bras de Mascarille et lui donne un baiser. Un baiser à un valet, dans une pièce du XVII^e^ siècle ! Tout cela est facilité, et au bout du compte, trahison. \*\*\* Mon troisième Molière, c'est les *Fourberies de Scapin *; Daniel Auteuil y apportait l'éclat de sa célé­brité. 280:807 La question que l'on se pose après avoir vu le spectacle est celle-ci : -- Est-ce que « le client a toujours raison », comme on dit dans le commerce ? Jusqu'où faut-il céder au public ? Dans le cas de cette soirée à Mogador, il était visible que les spectateurs, qui ont leur rôle au théâtre, tiraient le spectacle vers le bas, vers la lourdeur et la vulgarité. Mais il faut dire qu'acteurs et metteur en scène s'empressent de céder. Le public (celui que j'ai vu ce soir-là) semble peu familiarisé avec Molière. Il s'applique à rire à contretemps. Il s'esclaffe, par exem­ple, en entendant le prénom de Zerbinette, comme s'il y avait là une trouvaille comique. A l'époque des Cindy et des Ségolène, c'est un comble. Quand Octave jure qu'il aimera « jusqu'au tombeau », autre vague de rire. C'est dire aussi que ces braves gens trouvent leur bonheur à entendre les acteurs roter, éructer des ono­matopées de B.D. (le langage articulé est un reste d'archaïsme dont l'esprit moderne doit nous débarras­ser), à les voir cracher par terre, etc. Autre trait remarquable : j'ai compté vingt-trois signes de croix exécutés par l'un ou l'autre, et on aura beau me dire qu'il s'agit de marquer *la couleur locale,* je trouve cela indécent. On a pu voir depuis le début de cette chronique que le cas n'est pas isolé. Je suppose qu'il faut voir dans ces écarts la mar­que, la griffe, du metteur en scène (Jean-Pierre Vin­cent). On lui doit aussi, sans doute, le fait que nous assistons moins à une pièce qu'à une succession de scènes, de numéros, dont chacun tend à se prolonger indéfiniment, au détriment du rythme général. 281:807 Nous voilà entre le théâtre et le cirque. Et sans doute *Les Fourberies* sont une farce, et les moyens comiques de la farce dépendent de l'éducation et des mœurs du public. Cela justifie, je pense, aux yeux du metteur en scène, tant de mômeries clownesques, et tant de gestes obscènes qui font glousser la salle. Mais encore une fois c'est au détriment de la parole, et du texte (voir ci-dessus ce qui est dit pour *l'Étourdi*)*.* J'ai trouvé amusantes les silhouettes de comédie italienne (avec masques adéquats) que se sont compo­sées Roger Mirmont (Argante) et Vincent Rouche, dont la silhouette de Géronte est tout à fait spectacu­laire. Avec cette conséquence inévitable, que la silhouette compte plus que le personnage : on rit d'un pantin. Cela est encore plus visible avec Sylvestre (Philippe Uchan) quand il se déguise en matamore. Le numéro est très réussi, mais il n'en finit pas, et c'est quand même une scène de guignol. Aussi ces chers petits (de 15 à 35 ans) n'en peuvent-ils plus de rire. Et Daniel Auteuil ? Eh bien, son Scapin est médiocre, ce qui m'a beaucoup étonné. On dirait que l'acteur s'ennuie. Il débite certaines de ses répliques comme on lirait l'annuaire. De temps à autre, il a un bel éclat, juste, drôle. Il semble au fond qu'il n'habite pas son personnage. Peut-être en était-il déjà lassé, quand je l'ai vu. Mais le métier de comédien ne consiste-t-il pas à feindre ? Voilà une soirée bien décevante. Il semble qu'au théâtre comme dans toute notre vie, le mot cède devant l'image. Le texte est un moyen d'expression trop civilisé, trop difficile. 282:807 On préfère court-circuiter l'esprit, atteindre directement les plexus par des mimi­ques (obscènes si possible) et des éructations. Tel est notre progrès. Tous les appareils diffuseurs de sons et d'images ne font que le favoriser, c'est-à-dire encoura­ger notre paresse, et par suite notre ignorance. Il suffit de penser à la décadence rapide de la langue, et à l'instrument rudimentaire qui suffit à nos besoins : les mots sont inutiles quand les grimaces et les intona­tions suffisent pour traduire toute nuance. Mais arrê­tons. Je suis en train d'esquisser la courbe d'une contre-évolution. \*\*\* Marivaux n'est jamais fade. Mais je ne crois pas qu'il se soit jamais montré plus rigoureux, plus dur dans la peinture d'une laide réalité que dans *La Fausse suivante.* Sans doute, la pièce est morale, comme il se doit. Le fourbe est puni à la fin, comme l'indique le sous-titre : Lélio rate les deux mariages qu'il avait en vue. Mais la fin de la comédie n'est pas heureuse pour autant. Rien ne s'arrange. La comtesse est bien punie, découvrant que ce chevalier qu'elle s'était mise à aimer n'est qu'une fille déguisée. Et « le chevalier » qui s'est bien amusé à faire triompher la vérité se retrouve seul, lui aussi, ou plutôt seule, dans sa robe retrouvée de demoiselle de Paris. Était-elle prête à se laisser séduire par Lélio ? On peut le penser. Elle n'a eu que le plaisir amer de démasquer un coureur de dot, un libertin un peu aventurier. 283:807 Chez les valets, le jeu de l'amour et de l'argent est plus visible encore, cynique et violent. Très civilisés, ces gens, qu'on ne s'y trompe pas. Ils analysent dans la langue la plus précise et la plus subtile leurs sentiments, leur situation, le jeu du monde. Ils sont très conscients et sans scrupules. Qu'on ne leur parle pas de vertu : ils pensent réussite ou échec, tout comme nos jeunes « élites », nos jeunes « loups », qui ne se différencient d'eux que par la barbarie de leur langage. Tels sont, pour reprendre l'expression de Chamfort, « les produits de la civilisation perfection­née ». A l'étape suivante, les hommes n'auront pas plus de vertu, mais garderont sans cesse le mot à la bouche, ce qui leur permettra de guillotiner avec bonne conscience. Cela dit, on a tort de voir en Trivelin un précur­seur de Figaro. Il n'a pas cet air de bassesse qui dépare le personnage de Beaumarchais. Cependant, on voit avec lui comment Figaro a pu naître, de même que Lélio montre comment naîtra Valmont. Cette pièce si intéressante est mal servie, à mon sens, par la mise en scène de Jacques Lassalle, le nouveau maître de la Comédie-Française. Quelque chose d'appuyé, d'emphatique et de recherché alourdit le spectacle, et contredit le ton de la pièce. Bien des détails agacent. Quand les valets sont en scène, un immense rideau de fer les isole du décor (un jardin). Pour souligner, je pense, la séparation du prolétaire et du beau monde. Et ces prolétaires sont habillés de loques, ce qui est peu vraisemblable pour des laquais de gens fortunés. Le divertissement -- une noce villa­geoise -- jure vraiment trop avec le texte. 284:807 M. Lassalle dit qu'il s'inspire de *l'Atalante* de Jean Vigo. Cet esthétisme est bien déplacé. Les villageois ont l'air de sortir d'une Europe centrale ravagée par la crise des années trente. On se demande à chaque instant quel sens, quel bon sens, peut avoir cette manie de dépay­ser, de vouloir que Marivaux nous évoque des lieux, des climats, qui lui étaient étrangers. Cela dit, il faut louer les acteurs. Geneviève Casile qui joue avec grâce, avec la plus aimable justesse, Richard Fontana, admirable Lélio, cruel, habile et sensible, Alain Pralon, virtuose du verbe et du geste dans le rôle de Trivelin, ainsi que Muriel Mayette, qui a le rôle difficile du chevalier. J'ai trouvé absurde le personnage d'Arlequin tel que le compose Gérard Giroudon, sorte de demeuré obsédé par l'idée du viol, ilote à peu près idiot. \*\*\* L'expression « le mal de vivre » a été souvent employée pour émouvoir sur le sort des incendiaires et des assommeurs qui fermentent dans les médinas ban­lieusardes. C'est ennuyeux, car elle y a perdu de sa force, étant employée dans ce cas à tort et à travers. Mais elle convient tout à fait pour qualifier l'atmo­sphère du théâtre de Tchekhov. Les gens sont malheureux. Ils traînent des vies ratées. Dans *Oncle Vania,* c'est la terre elle-même qui souffre. On détruit les forêts, on élimine les élans, les chèvres sauvages, les oiseaux. Si encore, se plaint le bon docteur, c'était pour créer de belles fabriques et enrichir le peuple. Mais non, et on agit mal en toute insouciance de l'avenir. 285:807 Une première interprétation du « mal de vivre » serait d'y voir un défaut propre à la société russe de la fin du XIX^e^ siècle. La misère paysanne, l'ignorance générale, le règne des préjugés, telles seraient les causes du mal, et il est clair qu'on peut y porter remède. Il semble bien que Tchekhov lui-même adhère pour une part à cette façon de voir. Une deuxième interpréta­tion, c'est de voir là un mal spécifiquement russe, quoique indépendant d'une époque ou d'un régime donnés. Soljénitsyne nous a vingt fois expliqué qu'il est trop facile de mettre sur le compte du tempéra­ment russe, du retard historique des Russes, certaines tares qui en réalité sont très généralement humaines, mais que la révolution de 1917 a aggravées dans l'ancien empire des tsars. Qu'il y ait une fatalité de malheur, d'ennui, de désespérance en Russie, cela fait trop bien l'affaire de nos communistes. Comme ils n'ont pas désarmé, ils sont tout prêts à reconnaître qu'ils ont raté leur affaire en URSS, mais en mettant l'échec au compte d'un tempérament slave, les voilà libres de recommencer ailleurs les mêmes sottises, les mêmes horreurs. Venons à une troisième interprétation du mal de vivre : la vérité de Tchekhov, c'est que ce mal tient à notre nature même. Nous sommes d'étranges animaux sur la terre, toujours blessés, toujours blessant, même sans le vouloir, tous ceux qui nous entourent. La condition de l'homme est insupportable. Il exige *autre chose* mais il ne sait pas trop quoi, et à la fin il se résigne, comme Vania, comme Sophia, reprenant le conseil baudelairien : *Résigne-toi, mon cœur, dors ton sommeil de brute.* 286:807 *Oncle Vania* tel qu'il était joué au théâtre de la Plaine m'a donné un grand plaisir. D'abord, la traduc­tion de Simone Sentz-Michel est très bonne, très parlante. Elle sait le français (elle emploie le verbe *bruire,* non pas l'imaginaire *bruisser*)*.* La mise en scène d'Andonis Vouyoucas est elle aussi aisée, natu­relle, au service de l'œuvre. Quant aux acteurs, on est ravi de trouver une troupe aussi homogène, où per­sonne n'est faible. Jacques Germain (le docteur), Michel Papineschi (Vania), Marie Mainardis (Sonia) sont des comédiens de grand talent, comme d'ailleurs François Champeau, qui joue Teleguine, ou Gabriel Cinque (Serebriakov). Et Nelly Alard montre à la perfection la belle au bois dormant de son rôle. Encore un mot. Le personnage haïssable de la pièce, c'est le professeur. Un fruit sec qui depuis trente ans écrit sur l'art, sans jamais avoir rien compris, rien senti, et encore moins créé, ne serait-ce qu'une chan­son ou un dessin. C'est un imposteur, pas d'autre mot. Il fonde son prestige sur le respect que l'on a pour les chefs-d'œuvre, ces chefs-d'œuvre dont il s'est institué le juge, le montreur, le *soigneur.* C'est un aveugle qui parle des couleurs. Rien de plus ridicule et de plus odieux que ce bonhomme. Voilà la leçon finale d'*Oncle Vania.* \*\*\* 287:807 On fait un saut, en venant parler, après Tchekhov, de Sophocle, et d'*Antigone*. Il est bien difficile d'évo­quer une telle œuvre. Essayons pourtant. *Antigone,* ce n'est pas l'histoire d'une jeune fille mise à mort parce qu'elle a désobéi à l'ordre d'un homme injuste. Cela, c'est sans doute ce que retient l'homme moderne, imbibé d' « infos » et dressé à admirer les résistances passées (pour le présent, on lui demande au contraire la plus totale docilité). L'homme *libéré,* comme on dit aussi, ne participe plus du monde des sentiments où respirent les Thébains de la tragédie. Et pour com­mencer, la piété due aux morts. Le cadavre n'est pas un résidu encombrant dont il s'agit de se débarrasser au plus vite, mais le support d'une ombre, d'une âme attendant l'Hadès, où elle ne trouvera le repos que lorsque les rites autour de sa dépouille auront été accomplis. Malgré l'ordre de Créon, Antigone va rendre ce service au cadavre de son frère. Parce qu'elle l'aimait, sans doute. Parce que c'est son frère, et que par situation, elle est désignée pour cette tâche. Elle sait qu'il lui faut « plaire à ceux d'en bas » avec qui elle demeurera plus longtemps que sur la terre. Elle sait qu'en jetant de la terre sur le corps meurtri, elle observe la piété qui est due aux dieux et « aux lois non écrites et immuables des dieux. / Elles n'existent d'aujourd'hui ni d'hier mais de toujours. / Personne ne sait quand elles sont apparues ». (Je suis la traduc­tion de Jean Grosjean.) D'autres sentiments donnent sa densité et sa vibra­tion à la pièce. Antigone va mourir vierge, sans avoir connu la couche nuptiale qui lui était promise avec Hémon. 288:807 « *Je n'épouserai que l'Achéron* »*,* dit-elle. Elle regrette ce sort, sa vie inaccomplie. Comme elle regrette sa patrie, « *le site saint de Thèbes* »*.* En face d'elle, Créon prétend agir pour le salut de cette patrie. Il veut faire un exemple. En excluant Polynice de la loi commune, en lui refusant la sépul­ture, il estime qu'il va souder l'unité de Thèbes, et renforcer son pouvoir. Il se trompe très évidemment et son fils le lui dit. Pour gouverner son bateau, le marin laisse du jeu à la voile. Il faut savoir céder, faire semblant de céder. Mais Créon est un tyran mal­adroit. Dans toute cette affaire, il perd la tête. Il connaît seulement les petites ruses du métier. Par exemple, il essaye de convaincre Antigone qu'elle est isolée, seule de son avis. Que tous les Thébains réprouvent sa conduite. Mais la fille d'Œdipe ne le croit pas. Le lien le plus sûr entre cette humanité et la nôtre, c'est encore la tyrannie et ses vieux tours, plus effi­caces encore aujourd'hui, où le pouvoir a plus de moyens pour asservir les esprits. Chaque foyer, de nos jours, est nanti de la machine à décerveler. On la met joyeusement en marche chaque jour et, en plus, on paye pour cela. Si on compare la Grèce et notre société, on constate de notre côté un déficit d'humanité, avec l'évanouissement de la piété envers la Terre et envers le Ciel, de la piété due aux morts comme d'ailleurs du respect pour les vivants. 289:807 Ce respect, les Grecs ne prétendaient sans doute pas l'avoir pour tous les habitants de la Terre, mais ils le ressentaient pour leurs concitoyens, pour ceux qui participaient de la même cité. Nous ne savons plus cela, et nous en prenons conscience devant ces personnages. C'est sans doute une des raisons de notre admiration devant ces œuvres, et de la difficulté de les bien représenter. Nous sommes démunis devant cette grandeur nue. On ne peut jouer ces tragédies comme on joue Corneille ou Shakespeare. Il faudrait les dire, à peu près immobile. Le port de masque aiderait beaucoup. *Le Centre culturel de la Clef* se tirait pourtant de la partie de façon très honorable. \*\*\* Sans paradoxe, *Plume,* d'Henri Michaux, c'est la tragédie moderne. L'homme est seul face au monde des vivants. Chaque homme est seul, écrasé, sans recours possible, car nous sommes coupés du ciel comme nous sommes coupés des autres. Bien sûr, on rit avec les apologues de *Plume,* comme on peut rire devant des appels au secours qu'on ne comprend pas. Bon, je ne suis pas parti pour un parallèle entre Sophocle et Michaux. Je veux simplement rappeler que le poète belge (il était de Namur), qui semblait tourner le dos au monde, étranger à ses modes et à ses maux, tout occupé de ses démons intérieurs, a été l'un des esprits les plus sensibles à la désagrégation qui est en somme la grande affaire du siècle. Michaux a dit de façon forte, terrible même, la solitude, l'an­goisse, le sentiment d'être perdu sans appui dans un univers hostile et plein d'accusateurs sans bonne foi c'est-à-dire la situation de l'habitant du XX^e^ siècle. Plume, ou le citoyen écrasé par les pouvoirs. 290:807 D'ailleurs, il n'y avait pas seulement Plume et le Michaux féroce (un genre de Riri l'éventreur) dans le spectacle présenté par Bruno Cantais, mais aussi le Michaux tendre, délicat des poèmes comme *Amours : Toi que je ne sais où atteindre et qui ne liras pas ce livre...* Évidemment, un tel spectacle a peu à voir avec le théâtre. Ce n'est en somme qu'une lecture publique, même si Cantais mime les personnages de ces fables. \*\*\* Je n'ai que peu à dire sur les autres spectacles que j'ai vus. *Un château au Portugal,* de Julien Vartet, est une sottise, et une sottise ennuyeuse. Les *Empailleurs,* de Toni Leicester (une actrice anglaise) ne vaut guère mieux. Le dialogue joue sur le farfelu et la disconti­nuité. Les phrases insipides, les lieux communs, les plaisanteries trop faciles, tout cela doit être entendu, bien sûr, au second degré, puisque l'humour, comme la torture a ses degrés. L'ensemble n'en reste pas moins plat. Impossible de s'intéresser à ces mannequins. *Frégoli* est un spectacle monté pour Bernard Hal­ler, qui s'y déguise de cent manières, comme faisait ce célèbre Italien. Le texte est sans grand intérêt. La soirée s'oublierait vite. Il m'en est resté cependant quelque chose : à un moment, j'ai *vu* le Président actuel de la République, à travers le personnage d'Haller. 291:807 C'est bien le même type physique, il me semble, la calvitie, les jambes un peu courtes (j'espère que l'acteur ne sera pas vexé, s'il lit ceci). Alors l'ensemble devient beaucoup plus drôle. Pour terminer, quelques mots sur *le Voyage de Mozart à Prague,* d'après une nouvelle de Mörike. Mozart et sa femme, en route vers Prague, sont contraints de s'arrêter dans un lieu perdu. Hasard heureux, le musicien entre dans un parc dont le propriétaire est un de ses admirateurs, et offrait juste­ment une fête. La soirée n'en sera que plus belle. Comme on pense, cela n'est qu'un prétexte pour jouer et chanter du Mozart. L'homme Mozart, tel qu'il apparaît ici, paraît beaucoup plus sympathique, et beaucoup plus vraisemblable, que celui d'*Amadeus.* On voit un être aux manières simples, joviales, qu'on peut juger trop familières, mais qui n'ont rien de grossier. Il est amoureux, gourmand, spontané, sur­tout il est pris entièrement par son art. J'opte pour ce Mozart-là. \*\*\* Je n'ai pas vu -- pas encore -- *le roi Christophe,* d'Aimé Césaire, mais voici quelques remarques, après lecture d'un texte qui a sa beauté et sa grandeur. Le faire interpréter par des Blancs ne risque-t-il pas de l'affadir ? Car il ne s'agit pas d'un drame universel, mais de celui d'une race. 292:807 Les Indiens d'Amé­rique ont été à peu près exterminés, non pas déportés et esclavagés. Des chrétiens ont été esclaves des pirates maghrébins (et parmi eux Cervantès, Regnard), mais il ne s'agissait pas de peuples entiers. Il ne faut pas esquiver cette réalité historique. Césaire met en scène Henri Christophe qui, après la révolte et l'indépendance de Saint-Domingue, se fit roi à Haïti, et entreprit de fonder une nation, de transformer ces esclaves libérés en un peuple fier de soi. Il n'y allait pas de main morte, et il fut renversé. C'était un tyran affreux, aucun doute. Mais il avait une noble ambition. Quand sa femme lui dit qu'il en demande trop aux hommes, il répond : « *Je demande trop aux hommes ! Mais pas assez aux nègres, Madame ! S'il y a une chose qui, autant que les propos des esclavagistes, m'irrite, c'est d'entendre nos philanthropes clamer, dans le meilleur esprit sans doute, que tous les hommes sont des hommes et qu'il n'y a ni Blancs ni Noirs. C'est penser à son aise et hors du monde, Madame. Tous les hommes ont mêmes droits, j'y souscris. Mais du commun lot, il en est qui ont plus de devoirs que d'autres. Là est l'inégalité.* » Christophe veut transformer ces Noirs par une grande œuvre faite ensemble (il commence par leur faire construire une tour) qui leur permettrait de dépasser leur passé maudit et leur ressentiment. 293:807 Car il sent bien qu'il n'a pas suffi de la révolte (et du massacre des colons blancs) pour effacer les traces des chaînes : « Il faut en demander aux nègres plus qu'aux autres : plus de travail, plus de foi, plus d'en­thousiasme... », dit le roi. Cette tragédie a un accent plus actuel qu'on ne croirait. Je lis une interview de Miles Davis, trompet­tiste célèbre, adulé. Un de ses premiers propos est : « J'aimerais tirer, dans un western noir, sur trois Blancs. » Boutade ? J'imagine, mais le choix d'une telle boutade est remarquable : on n'en a pas fini avec le ressentiment. C'est cela que Christophe, incompris, veut dépasser. Maintenant, les moyens qu'il choisit étaient-ils les bons ? Évidemment pas, mais il n'en avait pas d'au­tres. Il ne pouvait pas se greffer sur la société existante -- la France, dans son cas -- puisqu'il avait conquis l'indépendance contre elle. Il ne lui reste donc qu'à rivaliser avec elle, donc fatalement à la parodier. Ce mot de parodie est employé deux fois comme indica­tion de jeu (pour le 1^er^ acte, puis au cours de la scène 6). Christophe créa les ducs de Marmelade et de Limonade, un comte de Trou-Bonbon, il eut une cour et se fit sacrer, etc. La voie d'une greffe réussie, où chacun reste soi tout en se reliant à l'universel, ne passe pas par la révolte, mais par l'adhésion à un ordre supérieur. Voyez l'Église d'Afrique. Autrement, on a soit la parodie, soit la réclusion dans un par­ticularisme qui devient bizarrerie (le vaudou, par exemple). 294:807 Voilà à quoi on peut penser en lisant cette œuvre. Shakespearienne, comme on l'a écrit ? Je ne trouve pas. Mais on sent très bien une filiation claudélienne, jusque dans la forme lyrique. Jacques Cardier. Gymnase : *Tartuffe*, de Molière. Mouffetard : *L'Étourdi*, de Molière. Mogador : *Les Fourberies de Scapin*, de Molière. Comédie-Française : *La fausse suivante*, de Marivaux. Théâtre de la Plaine : *Oncle Vania*, de Tchekhov. Théâtre de la Clef : *Antigone*, de Sophocle. Guichet-Montparnasse : *Plume*, d'Henri Michaux. Studio des Champs-Élysées : *Un château au Portugal*, de Julien Vartet. Poche-Montparnasse : *Les Empailleurs*, de Toni Leicester. La Potinière : *Le Voyage de Mozart à Prague*, d'après Mörike. Chaillot : *Frégoli*, de Patrick Rambaud et Bernard Haller. 295:807 ## Mémoire d'André Charlier ### Pour que prenne le feu de l'Esprit par Albert Gérard Ce 8 août 1991 était le vingtième anniversaire de la mort d'André Charlier. IL EST DES ÊTRES d'exception qui sans bruit, sans renommée, et presque sans œuvres, sinon celle de leur propre édification -- qui est à vrai dire l'œuvre essentielle de tout homme -- agissent profondément par ce qu'ils sont. 296:807 Rares destins, souvent méconnus, et qui le sont d'autant plus aujourd'hui que l'influence des médias est prépondérante, omniprésente et fabriquée. Rares aussi parce que dans notre monde qui, par l'artifice d'une *a-civilisation,* comme la nomme Marcel De Corte, s'éloigne du réel avec une rapidité vertigineuse, l'homme moderne méconnaît la réalité de sa propre nature. André Charlier dont nous commémorons cette année le 20^e^ anniversaire de la mort est de ces êtres hors du commun, je dirai même hors du commun des esprits supérieurs, car il s'adressait à l'intime de l'âme, laissant en ceux qui l'approchaient une présence, sa présence, vivifiée par la Présence ineffable. C'est pourquoi il est difficile d'en parler, pour ceux qui l'ont connu. Ce qu'ils ont éprouvé se situe bien au-delà des souvenirs, encore plus de l'anecdote. Son approche s'identifie pour la plupart d'entre eux avec leur itinéraire spirituel. Or, une présence, une aventure spirituelle ne se raconte pas. S'évoque-t-elle seulement ? Elle se vit. Plus que par son enseignement ([^130]) -- original et remarquable -- ou ses dires qui s'inscrivaient toujours dans la stricte nécessité de la vérité, il touchait par une certaine qualité d'*être.* C'est cette qualité que nous vou­drions évoquer en hommage à sa mémoire, tout en sachant l'impossible d'en exprimer la réalité vivante. Dès ses premières *Lettres aux Capitaines* ([^131])*,* André Charlier nous avertissait : 297:807 « L'action véritable s'exerce par ce qu'on est. Tâchez donc d'être. » Or sa vie en est le témoignage exemplaire. Ce qu'il fut, ce qu'il demeure, ce qu'aujourd'hui comme hier il nous invite à être, tient dans une qualité -- peut-on dire existentielle -- qui venait de sa vie intérieure. \*\*\* « L'empire de l'homme est intérieur », aimait-il à répéter avec Saint-Exupéry, et il ajoutait ceci : « Les choses qui se passent dans les profondeurs de l'âme sont les seules importantes. » De même qu'il consi­dérait les événements de grâce comme les grands événe­ments de la vie : « Je ne suis pas fait pour les discours, mais pour ce chant intérieur qui commence seulement quand meurt toute parole. » Aussi, le suivrons-nous, jusqu'en ses propres profon­deurs, dans la mesure où son extrême pudeur nous les dévoile, sans avoir peur des mots, ni même de ces grands mots dont pourtant il se défiait ; sachant lorsque nous les rencontrerons sous sa plume qu'ils ne seront jamais de ceux que « nous nous jetons au visage, des mots que l'on donne à la place des choses... comme une espèce de monnaie usée dont l'effigie ne se distingue plus ». Nous l'écouterons sans craindre l'emphase, lui-même ayant posé des bornes à l'écriture : « Il faut dire juste ce qu'il faut et rien de plus, ne rien abaisser et ne rien enfler, trouver le point exact de la vérité, là où elle revêt cette sorte de simplicité unique, qui lui donne un visage à la fois si inattendu et si familier. Inattendu parce qu'elle est autre chose que ce que nous pensions. Familier parce que nous la portons en nous sans le savoir. » 298:807 Ces lignes le définissent parfaitement : apôtre de la Vérité, toute sa vie son désir et son action furent de mettre les hommes en face de leur propre vérité, afin que « leurs dons recevant un couronnement spirituel, ils correspondent exactement à l'idée que Dieu a eue en les créant ». Laissons-le donc parler, non qu'il se soit expliqué lui-même : il garda le secret de sa vie avec cette rare discrétion qui le caractérisait et qu'il désignait comme « une fleur de haute montagne qu'on ne cueille point dans les vallées ». Quel exemple dans ce siècle de bavar­dage et d'exhibitionnisme ! Cependant ses écrits, bien qu'ils fussent tous de circonstance, ou ses carnets de jeunesse, qui constituent un véritable trésor, lèvent un coin du voile et révèlent « cette inquiétude naturelle qui l'empêchait de se satis­faire des bonheurs humains dont on se contente d'ordi­naire, parce qu'il en éprouvait avec une sensibilité aiguë le précaire et le provisoire. Rien ne lui semblait à la mesure de son cœur et de son esprit parce qu'il avait le sentiment de l'infini ». \*\*\* Il était issu d'un milieu franc-maçon, agnostique et anticlérical -- du moins par son père -- ce qui lui valut d'être élevé dans la plus totale irréligion. Mais à l'âge de 18 ans il se convertit par les voies mystérieuses de la providence, auxquelles la lecture de Pascal ne fut certai­nement pas étrangère. Voici ce qu'il dit après son bap­tême qu'il reçut avant de s'engager sur le front, en 1914 : 299:807 « C'est en vain que nous cherchons Dieu par le raisonnement, nous ne trouvons que son idée, mais pas Lui. C'est en vain que nous le cherchons par le senti­ment, nous ne trouverons que nous-mêmes et notre cœur toujours prêt à s'attendrir sur la moindre de ses émotions. Et ce n'est pas encore Lui. Il faut nous établir dans la nudité de la foi. » On peut dire que la foi nue apposa un sceau inaltérable sur son esprit, qu'elle en demeurera la marque et sera la clef de son message. C'est que chez lui, la foi est entière. Non seulement elle est la foi créance, celle qui consiste à admettre les différents fondements de notre salut, mais la foi vive, « l'irradiation de la foi, comme le dit un saint moine, dans toutes les opérations de notre intelligence, et dans les puissances qui dépendent de l'intelligence ». Ainsi la foi neuve d'André Charlier s'autorise aussitôt de la puis­sance de la lettre, aujourd'hui tant décriée au profit d'un *esprit* qui depuis longtemps ne vivifie plus, mais sert de fourre-tout aux aberrations de nos intelligences dévoyées. Les Écritures avec lesquelles on prend de si grandes libertés sous prétexte d'évolution, puis para­doxalement de retour aux sources, il les prend, lui, au pied de la lettre, et il ne change pas un iota aux promesses de son baptême. « J'ai l'habitude, dira-t-il, de prendre les textes au pied de la lettre, celui de l'Évangile comme les autres et je pense que c'est une bonne habitude. » Il écrit : « La première démarche du chrétien moderne est d'installer sa pensée dans le monde moderne, après quoi il s'aperçoit qu'il est chrétien et qu'il faut trouver un moyen d'*accommoder* sa foi. Tandis que la première démarche devrait être de s'installer dans sa foi, et de la prendre dans son intégrité, dans sa pureté. » Autrement dit, chez André Charlier, la foi suscita la vie spirituelle, comme un véritable feu dévorant, et ce jusqu'à la consommation de son existence. 300:807 C'est elle qui donne à sa vie sa qualité essentielle. Pour le bien comprendre, il faut savoir que cet « empire intérieur de l'homme » dont parle Saint-Exupéry, c'est la vie spirituelle. « Nous sommes allés vers le Christ à cause des mystères que la foi nous proposait parce qu'ils étaient des mystères de vie. » Dès 20 ans, il écrit encore : « Il ne s'agit pas seulement de vivre et de faire vivre ; il y a cela mais il y a autre chose encore. Il y a cette âme, que nous portons en nous et qui est capable d'accueillir en elle tout D'univers -- afin de le recréer. C'est ce besoin de recréation qui nous tourmente sourde­ment sans cesse, et c'est notre faiblesse et notre médio­crité qui sans cesse nous désespèrent. » Et ceci : « A quoi bon, Seigneur, cet esprit que vous m'avez donné, si ce n'est pour créer. Cet esprit fait à l'image du Vôtre. Votre esprit est l'Esprit Créateur par excellence en qui est contenue l'essence même des choses. Notre esprit est fait, lui aussi, pour créer. Mais au lieu de saisir les choses dans leur essence, il ne les saisit que dans leurs rapports sensibles, et son œuvre est justement de faire jaillir, d'un rapport choisi à dessein, l'éclair de réalité qui doit nous guider dans nos ténèbres. « Je n'ai pas ici à élever la voix. Que Dieu me juge et me donne ma tâche. Qu'Il me fasse ma place à côté de ceux qui travaillent pour Sa gloire. Qu'il ne me juge pas indigne de consacrer mes forces à exprimer Sa gloire et celle du monde qu'Il a créé. » Vers la fin de sa vie il disait en parfaite fidélité à la pensée de son adolescence : 301:807 « Exprimer, c'est dans une certaine mesure recréer le monde, c'est-à-dire le rendre intelligible, y déceler les intentions de Dieu, et par là rendre à Dieu la louange qu'il attend de nous »... « parce qu'il faut qu'une âme s'exprime sans quoi elle meurt ». Évidemment nous ne sommes pas tous appelés à créer des œuvres, du moins le sommes-nous à créer notre propre vie, ce qui est de beaucoup le plus essentiel, parce que nous avons à « la faire communiquer avec l'Être... c'est là qu'est le risque, dit-il, c'est là aussi qu'est la grandeur ». Et c'est, nous le savons bien, à ce risque-là et à cette grandeur-là qu'il ne cessait de nous appeler dans des termes parfois pathétiques déplorant notre « infidélité aux lois de l'Être » : « Et l'homme ne s'aperçoit pas que les catastrophes qui ébranlent le monde d'aujourd'hui sont simplement la revanche de l'Être. « C'est pire qu'une erreur de l'Esprit, c'est un goût que nous avons perdu. » Ne nous étonnons plus qu'il ait eu le goût des *choses d'en haut,* cette vocation de l'esprit, le désir -- un désir pur -- de l'essentiel auquel il se voua et dont il écrira que « sa blessure est inguérissable et que, jamais plus, jusqu'à sa mort, se sauvât-on au bout du monde, on ne connaîtra la tranquillité ». Aussi honnissait-il les âmes satisfaites, celles qui ont absolument besoin que la vérité soit confortable, et dont « l'existence n'est faite que d'une combinaison savante de précautions ». « Rien de grand ne se fait sans le désir, et le désir n'habite pas en ceux qui sont satisfaits. » Il était au contraire « émerveillé et ému de la gran­deur de la vie -- qui n'est pas une grandeur de confort et de facilité, mais une grandeur de drame ». Il lui fallait « posséder le monde, ou bien être vaincu par lui. Il n'y a pas de moyen terme possible, dit-il, j'entends par possé­der le monde, le *comprendre,* lui arracher le principe de sa vie profonde ». 302:807 Et l'on ne peut pas ici ne pas rapprocher cette dernière phrase de ce qu'écrivait le peintre Paul Gauguin : « Dans notre misère actuelle, il n'y a de salut possible que par le retour raisonné et franc au principe. » Cette convergence est frappante, mais combien aussi est-il confortant de constater que de grands esprits aussi divers se rejoignent en ce même point d'unité et de ressourcement : d'où nous venons et où nous allons. Telle est la finalité qu'André Charlier se proposait dès ses premières années ; ainsi s'orientait sa vie intérieure. \*\*\* Essayons d'en dégager les lignes de force. Il semble parfois qu'elles se contrarient, mais ce n'est qu'un effet de leur inscription temporelle, elles convergent dans l'unité de la foi. C'est ainsi que son réalisme fondamental par « fidé­lité à l'Être des choses et à l'ordre vrai du monde » s'associe à un sens profond du mystère, et partant à celui du Sacré qui n'est, dit-il, que « l'épanouissement de l'éternel à travers le temporel ». C'est ainsi que le sentiment très vif « d'appartenir à un ailleurs », comme il le disait, n'entrave en rien sa présence au monde, car la vérité si totale et définitive qu'elle soit ne peut se transmettre comme un dépôt vivant sans être incarnée dans le temps à l'exemple même de l'Incarnation du Verbe. 303:807 « L'homme est ici et il est ailleurs, il est tiré dans un sens et dans l'autre, à la fois pris dans les choses et tiré hors des choses. » Son goût de la solitude et son sentiment de la différence n'interdisaient pas son engagement temporel, bien qu'il avoue avoir vécu « séparé ». Une authentique humilité se conjuguait chez lui avec une assurance et une affirmation inouïe dans le combat pour la Vérité. Sa sévérité vis-à-vis de lui-même et son détachement -- « ce détachement chrétien qui consiste à aimer les choses dont on se détache, et même à les aimer d'autant plus qu'on s'en détache » -- ne tarissaient pas son amour du monde, et encore moins celui de la France, pensant « qu'il fallait avoir sans orgueil la fierté de la race ». Enfin de ceux qui le soupçonnaient d'un certain pessimisme il disait sans ambages : « Ils semblent inca­pables d'apercevoir ce qu'il y a de fécond dans une haute tristesse, cette tristesse qu'on ne peut pas dire et qui n'est que le regret d'une âme exilée, mais soulevée de désir, au point d'en rompre ses amarres. » Il avait « l'intelligence du réel », de ce réalisme vigoureux et vivifiant qui tout au long de l'histoire de l'humanité assure la pérennité de la vraie philosophie. « Un regard vrai qui découvre un monde vrai, disait-il, le regard du paysan, le regard du poète, ou mieux encore celui du saint. » Réalité de ce monde dont on voudrait aujourd'hui se passer au nom d'un immanentisme démoniaque, comme si « le monde extérieur n'avait pas plus de réalité que l'idée que nous en avons », ou à défaut en violer la nature même, pour faire un monde nouveau afin d'en usurper à Dieu la maîtrise et jusqu'à la création. « Alors que l'esprit humain est fait pour connaître les choses sensibles les plus simples qui sont placées devant lui, et partant de là pour approfondir, par un progrès attentif et patient, sa connaissance de l'être des choses. » 304:807 André Charlier écrira dans *L'âme moderne en face de l'Être :* « Nous savons sans l'ombre d'un doute que l'Être dépasse infiniment tous les êtres particuliers dans les­quels il se réalise pour nous, nous savons que la chose essentielle est d'atteindre cet Être absolu, que rien d'au­tre ne peut nous satisfaire : c'est l'exigence fondamentale de notre âme. » Et il nous avertit : « Il n'y a qu'un seul danger, il n'y a qu'un seul malheur pour l'homme, c'est d'être séparé de l'Être. » N'est-ce point justement cette séparation qui est le fait tragique de notre monde moderne, car « l'homme moderne ne touche à l'Être ni en lui ni hors de lui ». \*\*\* Cette saisie de la Création débouche naturellement sur le mystère, mais un mystère qui loin d'être l'inconnu que l'on pense serait comme la pulsation du monde. Faisant allusion à des intellectuels esthétisants, « peut-on s'imaginer, écrit-il, que le poète prête à la nature des sentiments humains, qu'il considère les choses comme des personnes, etc. Il faut être aussi peu artiste que le sont ces gens-là pour ne pas sentir cette vie profonde qui anime le monde et dont tous les êtres participent. Seulement nous sommes obligés d'exprimer cela avec des termes humains. C'est pourquoi il semble que nous projetions en quelque sorte notre humanité sur les choses. Je sens tellement bien à quel point le mystère m'environne qu'il me semble à chaque instant qu'une apparition étrange et surnaturelle va surgir à côté de moi. » 305:807 Ce que son frère Henri exprimera à sa manière abrupte : « Les sots ne voient de mystère nulle part. » Alors, penserez-vous, nous sommes en pleine mysti­que. Et pourquoi pas ? Mais une mystique qui est beaucoup plus simple que ce que l'on imagine, et qui consiste, dit André Charlier, à « saisir les choses du dedans ». En ce sens-là oui, mais en ce sens-là seulement, qui est le vrai. Notre Maître n'avait rien d'éthéré. Sa pensée, bien que souvent silencieuse, « labourait patiemment, non pas des nuages, mais des terres raboteuses, pleines de cail­loux et grasses au soc ; elle apprenait par l'expérience que les sols de la pensée sont profonds et mystérieux ». Il était, comme on le dit aujourd'hui, présent au monde. Il ne le voulait pas fuir comme le font nos contemporains qui ne s'y agitent que par un besoin terrible d'évasion, mais il savait qu'il fallait s'y enfoncer. Et il s'y mouvait avec l'aisance de ceux qui s'en sont détachés, aisance bien plus grande que celle de ceux qui s'y sont englués, -- possédant ainsi la liberté de mouve­ment « des âmes qui savent qu'il n'y a rien qui compte ici-bas, entendant par là qu'il n'y a rien à quoi on doive s'attacher ». C'est là cet esprit de pauvreté dont il écrira : « Il consiste à savoir non pas d'une simple connais­sance intellectuelle, mais par l'effet de cette science pro­fonde que donne l'Esprit Saint, que de tous les biens que nous avons reçus, matériels, intellectuels, ou spirituels, rien n'est de nous, et rien n'est à nous. C'est tout. C'est simple, mais c'est immense. »... « Les choses nous sont données, non pour que nous nous en servions, mais pour que nous les fassions servir. » 306:807 Ainsi se trouvaient réunies chez lui ces qualités éminemment françaises « d'une raison subtile et déliée, alliée à un mysticisme sobre, puissant, étranger à tout sentimentalisme, qui garde les deux pieds sur la terre, mais dont le regard perce au-delà des apparences fugitives ». \*\*\* C'est pourquoi André Charlier ne dédaignait jamais les tâches matérielles, mais il les accomplissait surnatu­rellement parce qu'on sentait bien que le surnaturel lui était familier et qu'il faisait sienne cette phrase de Pascal qu'il aimait à nous répéter : « Faire les petites choses comme grandes, à cause de la majesté de Jésus-Christ qui les fait en nous, et qui vit notre vie ; et les grandes comme petites et aisées, à cause de Sa toute puissance. N'accomplissait-il pas toutes choses ainsi, jusques et y compris le rôle d'Auguste qu'il tenait dans la fameuse troupe de clowns de Maslacq, à propos de laquelle il notera : « Rien ne me paraît plus hautement éducatif que la farce pour un monde qui s'ennuie à mourir : c'est même un exercice de spiritualité presque aussi efficace que les Exercices spirituels de saint Ignace pour vous disposer à l'état de grâce. Elle vous libère de la logique pour vous faire entrer dans le royaume délicieux de la fantaisie, elle vous empêche de croire au ridicule et prétentieux per­sonnage que vous êtes, elle vous fait déposer toute la carapace des conventions, des préjugés, des bateaux *dernier cri* renouvelés des Grecs, pour vous revêtir du costume aérien de la folie. Elle desserre les rouages affreusement compliqués que nous employons toute notre industrie à construire pour que la grâce puisse passer à travers. » 307:807 C'est que « l'ironie de Voltaire est méchante, mais le vrai comique est charitable, dira-t-il encore : il exclut l'esprit de vengeance et nous renferme dans une humilité commune ». Il ne craignait donc point d'être aux prises avec le monde -- il l'a montré professionnellement, ô combien ! mais en même temps son goût de la perfection l'empê­chait de s'en satisfaire jamais. « J'ai toujours souffert dès l'adolescence de l'imper­fection : de la mienne d'abord, cela va sans dire. » (...) « Être en état d'insatisfaction perpétuelle est la condition nécessaire à l'art de vivre. » Il avait horreur de la médiocrité, ce qui lui faisait juger de la sienne propre et la lui rendait insupportable. « Je mâche mon néant », -- il le mâchait comme des herbes amères -- « Je voudrais pouvoir repousser ce néant que je sens au-dedans de moi. » De là cette sévérité implacable avec laquelle il se jugeait. -- Il écrivait aux Capitaines : « Parce qu'on trouve que les choses autour de soi vont très mal, on se résigne à orienter sa vie vers les buts les plus médiocres -- et au fond de soi on en éprouve une satisfaction secrète. Mais cette lâcheté ne trompe personne. Ce n'est pas le monde qui est médio­cre -- ou plutôt si, il l'est, mais il l'a toujours été, en cela rien n'est changé -- c'est nous qui le sommes. Il y a toujours eu dans l'histoire, dans la nôtre, des hommes qui ont dominé leur temps et qui ont entraîné la masse des médiocres. Est-ce qu'aujourd'hui ces hommes man­queraient ? C'est à vous qu'il appartiendra de montrer comment il faut répondre à cette question. » 308:807 La réponse, il la donnait lui-même, bien sûr. Le corollaire de tout ceci, c'est l'exigence à laquelle il se conformait d'abord, pour nous la demander ensuite : « Cessez donc de vous accepter tels que vous êtes, soyez exigeants pour vous-mêmes... Examinez-vous sans indulgence, essayez de vous regarder de ce même regard que Dieu jette sur vous et qui met tout à sa place en pleine lumière. » Lorsqu'il prit la direction de l'École des Roches de Maslacq, aux heures sombres de la guerre, André Char­lier dira : « La seule chose qui me paraissait indispensa­ble et urgente était de faire passer en elle un certain goût de perfection, de mettre ce goût dans la vie physique, dans la vie intellectuelle, dans la vie spirituelle, dans les rapports humains, dans le métier scolaire, dans les jeux mêmes. » Et à ceux qui voulaient des solutions pratiques, il répondait superbement : « le souci de la perfection est ce qu'il y a de plus pratique au monde ». Ce désir de perfection exprimait chez lui sa soif d'absolu. Mais il précise : « pas une perfection de moraliste ou de bon élève, une perfection vivante. Pas une perfection comme d'un code de la route consciencieusement observé, mais une perfection qui s'empare de nous et nous possède ». Il voulait « envisager le problème humain dans toute son ampleur, c'est-à-dire considérer qu'il s'agit de sauver l'homme, la première chose à faire étant de lui rendre un certain goût de grandeur et de noblesse qui s'est singuliè­rement affadi de notre temps ». -- Que dirait-il du nôtre, qui n'est déjà plus le sien ? 309:807 C'est pourquoi il concluait : « toutes les batailles de ce monde sont au commencement -- et même à la fin des batailles spirituelles -- Et notre siècle est le siècle de la plus grande bataille de tous les temps ». \*\*\* Dans cette bataille, son premier soin allait naturelle­ment à la France dont il portait l'amour comme une profonde blessure au cœur. Et quoiqu'il ait chéri la solitude, rien ne l'indifférait de sa patrie et de ses malheurs. Il n'était point passéiste, et malgré une légi­time nostalgie de ce que fut la France et de la place qu'elle occupa dans le monde, il puisait en elle une énergie d'autant plus farouche qu'était amère sa décep­tion : « C'est une souffrance tragique de se sentir fran­çais, jusqu'au bout des ongles, d'être habité par ce désir impérieux qui menait les Français par le monde, quoi­qu'ils gardassent une tête si lucide, et de constater autour de soi que la France ne sait plus qui elle est. » Ce qui lui faisait écrire un véritable hymne à la liberté -- non point la liberté, entité majusculaire et désincarnée dont on nous rebat les oreilles, mais la vraie, la liberté des enfants de Dieu qui trouve son épanouisse­ment dans la soumission au réel. Voici ce qu'il nous disait -- non sans nous fustiger comme nous le méritions -- en cette vigile de Pentecôte 1958, il y a plus de 30 ans : « Je me demande si vous avez du sang français, ou si le sang français est en train de tourner en jus de navet. Si vous étiez français -- mais j'ai peur que les belles pages de Péguy sur les Français de saint Louis et de Joinville ne soient plus que de la littérature -- si vous étiez français, je vous dirais : soyez des hommes libres, -- c'est par là que vous reproduirez cette image de Lui-même que Dieu voudrait imprimer en vous. 310:807 Être libre, cela suppose qu'on a choisi une fois pour toutes, sans jamais se reprendre, de ne pas tricher avec la Vérité, de la préférer, quoi qu'il arrive, à tous les honneurs, à tous les profits, à tous les conforts, à toutes les puissances, et même à toutes les délices intellectuelles. Être libre, cela veut dire qu'on s'est placé dans le plan de la création, qu'on a compris ce que Dieu attend d'un homme et c'est simplement de continuer la Rédemption : à cette condi­tion nos œuvres acquièrent une incroyable fécondité, une fécondité particulière, en ceci que nous ne pouvons jamais être tentés de nous en attribuer le mérite. Être libre, c'est se réaliser soi-même et assumer le rôle créa­teur dévolu à l'homme par Dieu, se réaliser dans une véritable allégresse poétique... Je vous en prie, faites éclater le système, soyez des hommes libres... parlez un langage d'hommes libres et non ce langage administratif qui est en train de devenir une langue universelle. La raideur est tout ce qu'il y a de plus contraire au génie français. Alors qu'est-ce que peut nous faire la médio­crité du monde ? C'est à nous de ne pas en être. Dans l'Évangile, Jésus prononce des paroles que nous devrions méditer en ce moment : « Je suis venu apporter le feu sur la terre et comme je voudrais que déjà il fût allumé. Pensez-vous que je sois apparu pour faire régner la paix sur la terre ? Non, je vous le dis, mais bien la division. » Tous nos rêves de paix sur la terre sont des illusions. Nous ne pouvons pas faire que la Vérité ne soit pas un signe de contradiction. Il faut vous battre, et l'issue du combat n'a pas d'importance. Jeanne d'Arc disait : « Je durerai un an, guère plus. » Le feu dont parle l'Évangile, c'est le feu de la Pentecôte, le feu de l'exaltation de l'Amour. Comme le feu naturel, il faut qu'il ait quelque matière pour prendre. Je souhaite donc que le feu de la Pentecôte puisse trouver en vous quelque atome de générosité et de fidélité pour qu'il prenne et consume tout ce qui est impur. » 311:807 Il y a dans ce texte admirable qui peut être considéré comme un testament spirituel un terme que je trouve particulièrement bien venu, c'est celui d'*allégresse.* André Charlier nous incite à nous réaliser dans une véritable allégresse poétique. Je crois que ce qui nous fait le plus défaut dans notre combat d'aujourd'hui est ce souffle poétique, le lyrisme d'un saint Bernard qui soulevait l'ardeur des hommes d'armes et les faisait se croiser. « Un langage qui soit de l'âme pour l'âme. » « Un langage qui nous donne Dieu. » Le seul mobilisateur, et qui seul mobilisera les hommes de bonne volonté pour monter à l'assaut de cette génération de *monstres froids* qu'on est en train de nous fabriquer, et qui tout aussi froidement nous élimineront, soyons-en persuadés, parce qu'ils ont perdu leur âme. « Ne craignez pas ceux qui tuent les corps, mais craignez plutôt ceux qui, ayant tué les corps, tuent aussi les âmes. » Croyons-nous vraiment que ce soit par des considé­rations abstraites, fussent-elles aristotéliciennes ou à coup de syllogismes et d'énoncés *ex cathedra* que nous vien­drons à bout de ces hommes-robots -- nouvelles idoles dont le psalmiste nous avertit qu'ils ont des yeux pour ne point voir, des oreilles pour ne point entendre, et des bouches pour ne point parler ? André Charlier nous aura prévenus : « Ce qui nous perd, nous hommes modernes, c'est notre inaptitude à l'attention et à la contemplation. Nous sommes victimes d'un siècle qui ne connaît plus le silence. » \*\*\* 312:807 « Comment viens-tu, grâce de Dieu ? Et le poète répond : avec le feu. » De même la vérité ne se livre qu'avec ce feu que seules peuvent alimenter, nos vies, nos âmes, afin qu'elles brûlent au soleil de justice. André Charlier nous montre l'exemple : il n'a point fait autre chose que de se livrer au feu de l'Esprit, comme à un feu dévorant dont on ne pouvait pas ne pas éprouver la morsure lorsqu'on se tenait en face de lui. Ce fut son charisme. -- Alors sachons aller ailleurs qu'au souvenir, au-delà même de son écriture, de cet écran fragile des mots qui est tout ce qui nous reste de lui afin d'éprouver à travers la résille des lettres la flamme qui palpite encore. Sachons nous y brûler pour qu'elle nous communique l'ardeur qui l'a si bien consumé et que nous le soyons à notre tour afin que soit transmis le feu inextinguible de la Vérité. « Deus ignis consumens -- Notre Dieu est un feu consumant. » Aujourd'hui où cette vérité est bafouée, où nous vivons dans le blasphème quotidien, André Charlier nous rappelle qu'il ne saurait y avoir au cœur de l'homme d'autre vérité que celle que l'Homme-Dieu a Lui-même inscrite lorsqu'Il a dit : « Je suis la Voie, la Vérité et la Vie. » Aujourd'hui où ce n'est point notre vie seule qui ne tardera plus à basculer, mais où tout s'effondre, notre civilisation, l'Église, la France, et les valeurs que nous croyions éternelles, comme si notre amour se diluait dans l'informel d'une pensée dévoyée qui ne connaît plus ni Dieu ni Maître ; aujourd'hui puissions-nous toujours entendre sa voix : 313:807 « Bien que mon être soit rattaché par toutes ses fibres à la terre, je désire néanmoins la rupture de ce lien et l'ascension suprême vers la réelle lumière. » Et ce cri admirable, aux accents augustiniens : « *O beauté du monde, ô beauté éphémère ! Vous enchantez mon âme et la désespérez.* » Aussi je crois profondément que le cours actuel des choses est, malgré tout, le temps de l'Espérance, et par excellence son temps fort, son temps pur qui apparaît au-delà du désespoir. Le climat de l'Espérance est une joie poussant ses racines dans les vicissitudes de notre vie, parce qu'elles constituent la sève et l'aliment de notre essence divine. Dans ce désert de tout ce qu'André Charlier nous apprit à aimer, nous touchons au port de l'Être, que la miséricorde divine veuille que ce soit avec cette qualité qui lui était propre. Albert Gérard. OUVRAGES D'ANDRÉ CHARLIER -- LETTRES AUX CAPITAINES, troisième édition (aux Éditions Sainte-Madeleine, Artisanat monastique de Provence, Le Barroux). -- QUE FAUT-IL DIRE AUX HOMMES, ouvrage couronné par l'Académie française, seconde édition (aux Nouvelles Éditions Latines). 314:807 -- LE CHANT GRÉGORIEN, en collaboration avec Henri Charlier, seconde édition (chez Dominique Martin Morin). -- Traduction : COMMENTAIRE PAR SAINT THO­MAS D'AQUIN DE LA SECONDE ÉPÎTRE AUX CORINTHIENS, texte latin et traduction française, introduc­tion, traduction et notes, deux volumes aux Nouvelles Éditions Latines. Sur André Charlier : -- Numéro spécial d'ITINÉRAIRES : « André Charlier », numéro 166 de septembre-octobre 1972. Ce numéro est épuisé ; on peut le consulter à la Bibliothèque nationale et dans les bonnes bibliothèques, municipales ou autres. -- Numéro spécial d'ITINÉRAIRES : « Les Charlier : *Pour que ceux qui savent prennent le temps de se souvenir et pour que les autres aient l'occasion d'apprendre* »*,* numéro 266 de septembre-octobre 1982 (ce numéro est toujours en vente à Difralivre, BP 13, 78580 Maule ; tél. : (1) 30 90 72 89). 315:807 ## NOTES CRITIQUES ### Cinéma et décadence Symptômes Un des symptômes des décadences est, associée au dégoût de soi, la fascination de l'étranger. Tacite, observateur impi­toyable des cours impériales, écrit *La Germanie,* au moment où Trajan fortifie la frontière du Rhin et du Danube. Colla­boration discrète à la politique de Trajan, sans doute ; mais aussi exaltation de la pureté barbare et raillerie de la corrup­tion romaine : en Germanie, écrit Tacite, « personne ne rit des vices, et corrompre ou se laisser corrompre ne s'appelle pas esprit du siècle ». « Vous êtes, vous Français, des auto-flagellants », disait un écrivain maghrébin. Le seul pays d'Europe, peut-être, où l'on n'apprend pas aux petits Français à aimer leur pays. Et où on les exerce à la fascination de l'étranger. La citoyenneté du monde que prêchait Sénèque, et qu'il s'est d'ailleurs montré incapable de pratiquer lorsque, exilé en Corse, il écrivait des lettres flagorneuses à Polybe pour implorer son retour, est une utopie dangereuse. Et le cosmo­politisme, que l'on nous prêche aujourd'hui, ce n'est pas la citoyenneté du monde ; 316:807 comme le suggérerait son étymolo­gie, c'est le troc d'une culture contre une autre, c'est le troc de notre culture contre une culture étrangère. L'universalisme est le nom menteur de l'ethnocentrisme. Nous sommes incités, en douceur, à l'intégration ; à accepter, par persuasion, une culture dominante qui n'est plus la nôtre. La chanteuse Amina revendique « la nationalité universelle » ; mais elle est tunisienne. Bernard-Henri Lévy confond l'écologie avec le fascisme ; mais il est juif. Un regard rapide sur le programme du Festival d'Avignon confirme cette confiscation de l'identité européenne au profit d'une autre, qui lui est étrangère. Le Cloître des Célestins accueille *Petit Nord cherche grand Sud,* où l'on se demande si, à travers les bons sauvages de Rousseau et les primitifs de Lévi-Strauss, l'homme occidental n'est pas à la recherche du père originel. Le même Cloître, et la Cour d'honneur du Palais des papes accueillent les traditions persanes : Iran, Kurdistan sont, bien sûr, au rendez-vous. On célébrera cette année le Tazieh, deuil commémoratif de la mort violente des successeurs de Mahomet : « Le Tazieh rappelle les mystères du Moyen-Age », commente-t-on. C'est bien possible. Mais les mystères, eux, sont absents du Festival. La culture univer­selle prend de plus en plus le visage de la culture musulmane. Ironie de l'histoire : le Palais des papes, le Cloître des Péni­tents blancs, le Cloître des Célestins, hauts lieux de la chré­tienté, ne servent plus que de cadre somptueux aux cultures étrangères. Bien sûr, on jouera aussi *La Tempête* de Shakespeare. Mais elle est interprétée, entre autres, par Mamadou Dioume, Sotigui Kouyaté, Shantala Malhar-Shiralingappa. De quoi revitaliser l'identité européenne. On jouera aussi Valle-Inclan, avec le récit de Don Juan Manuel Montenegro, despote, barbare, coureur de jupons, dernière icône vivante de la féodalité européenne. Bref, on ne célèbre l'Europe que pour lui faire des funérailles précipitées. 317:807 Du Grand Bleu à\ Merci la vie Quelques films devenus phénomènes de société suivent la même pente. L'immense succès auprès des adolescents du *Grand Bleu* et du *Cercle des poètes disparus* laisse perplexe. Je me suis prodigieusement ennuyée en voyant *Le Grand Bleu.* J'ai (un peu) pleuré en voyant *Le Cercle,* comme l'exigeaient de moi mes élèves. Mais les deux films, malgré les apparences et la diversité des sujets, font vibrer les mêmes cordes. Les personnages de Besson sont sans mémoire et sans racines. *Le Grand Bleu* est l'exploration impatiente du fond de l'inconnu pour trouver du nouveau -- enfer ou ciel, qu'importe ! -- et non la quête patiente du connu pour trouver de l'inépuisable. Le vide abyssal du *Grand Bleu* est fuite du monde civilisé et retrouvailles solitaires avec la mer originelle où l'on se fond jusqu'à mourir. Les charmants adolescents du *Cercle* se trouvent en bri­sant toute attache : pages de livre arrachées ; monde adulte réduit au carcan du collège où des « valeurs » sont inculquées pour elles-mêmes, sans renvoyer à aucune réalité qui les transcende et les justifie, et aux parents qui poussent leurs fils à la trahison et, pour Neil, au suicide ; philosophie du « carpe diem » qui rompt avec le passé. Keating, qui vit loin de sa famille, est l'initiateur, ou l'entremetteur, qui force ses élèves à révéler leur génie en retrouvant en eux l'innocence primitive, la barbarie originelle et bonne, qui ne doivent rien à l'héritage d'une civilisation, et font d'eux des petits martiens nés sans cordon ombilical. Le dernier film de Bertrand Blier, *Merci la vie,* réunit, jusqu'à la nausée pour le spectateur, tous les poncifs contem­porains, en un melting-pot où personne ne se retrouve : guerre, sida, nazisme, inceste, entrechoc des genres, des temps, des lieux. 318:807 Blier affirme qu'il n'a pas écrit ce film en cure de désintoxication ni sous l'effet de médicaments : on avait bien besoin de l'apprendre. Trop-plein, fourre-tout iconoclaste, selon certains. Trop vide et conformisme constant, en réalité, puisque ce film est le saccage, comme il est de bon ton aujourd'hui, de l'amour, de la maternité, de la piété filiale, de la famille. Joëlle, l'héroïne, est en quelque sorte fille du *Grand Bleu.* Sans mémoire, sans héritage, n'ayant rien à donner puisqu'elle n'a rien reçu. Mais la filiation s'arrête là. Car Jodle donne ce qu'elle a : son corps, à tous, ce qui lui donne l'occasion de la seule belle réplique du film : « Donner, c'est ma façon de recevoir. » La leçon du film ? La dernière parole d'Annie Girardot, mère de Camille : « Tu verras, c'est pas toujours dégueulasse, à des moments c'est beau. -- Quoi ? -- La vie. » Profondeur insondable du cinéma contemporain ! Danse avec les loups *Danse avec les loups* est déjà un film-fétiche. Les paysages du Nebraska sont grandioses. Kevin Kostner est magnifique ; on l'admire encore plus quand on sait qu'il ne s'est pas fait doubler dans la chasse aux bisons, les chevauchées à cru, que le loup du film est un vrai loup, etc. Mais l'essentiel est ailleurs. Le lieutenant Dunbar, las de la guerre de Sécession, demande à être envoyé dans un poste perdu, fort abandonné, frontière ultime entre les Blancs et les Sioux. Frontière aussi entre la vie et la mort, qui rappelle l'histoire exemplaire de Buzzati. Frontière surtout en lui-même. Entre l'Américain, l'homme civilisé, défendant un dra­peau, capable de mémoire, de raison, lourd d'une culture, et l'homme encore à naître, délesté de toute mémoire, de toute raison, de toute culture. 319:807 Et c'est bien un parcours initiatique que réalise Dunbar, mourant à lui-même pour devenir indien. Dunbar meurt pour que naisse « Danse avec les loups ». Et cette naissance ressemble à un baptême, une initiation où chaque étape est nécessaire : l'apprivoisement du loup, puis celui des Indiens qui adopte les mêmes approches, les mêmes rites, les mêmes défis mutuels. Une seule faille à l'intégration : Dunbar s'éprend non d'une Indienne (Kostner y avait d'abord songé), mais d'une Américaine enlevée dans son enfance par les Sioux : il fallait bien un pont linguistique. Ainsi s'opère, avec lenteur et certitude, le crépuscule de l'identité, que traduisent à leur manière le brouillage du code du langage, et l'échange de vêtements entre Dunbar et le Sioux « Cheveux au vent » Dunbar est devenu un autre ; ou plutôt, il est sioux, et l'autre, c'est le Blanc. Ce qu'il prouve en s'adressant en lakota aux Américains venus à la fin se saisir du traître. Ce film n'est pas seulement une réhabilitation des Indiens. Les Sioux apparaissent comme le peuple primordial, monde non sans violence mais sans conflit ; incarnation du Bien. Les Américains, tous sales, cruels et imbéciles, sont l'incarnation du Mal. Par-delà ce manichéisme simpliste, se lit le déclin d'un Occident qui ne croit plus en lui, et qu'un instinct suicidaire pousse à vouloir renaître dans un passé mythique et qui n'est pas le sien. *Merci la vie* et *Danse avec les loups* sont l'avers et le revers d'une même médaille. Tous deux, et l'on pourrait y joindre, entre autres, *Le Grand Bleu* et *Le Cercle,* s'insèrent dans une crise de civilisation, et sont marqués par les symp­tômes d'une décadence, qui peuvent s'articuler autour de trois axes : la relation au père et à la mémoire ; le rapport au temps et à la nature ; l'innocence et le mal. 320:807 La mort du Père L'une des rares confidences intéressantes de Bertrand Blier c'est que, d'une part, l'idée lui est venue d'écrire un film pour les jeunes, et particulièrement pour sa fille déjà grande « *Merci la vie* est un film de père », dit-il ; que d'autre part, il n'aurait pas fait ce film si son père avait été encore vivant « On dit souvent qu'un fils qui perd son père recommence une deuxième vie. » Or, beaucoup d'adolescents ont rejeté le film de Blier, y voyant un adulte ringard qui se délivrait de ses fantasmes et leur imposait d'eux-mêmes une image qu'ils rejetaient. Camille veut offrir « sa copine » à son père, et Joëlle s'offre à tous, ce qui, certains l'ont remarqué, revient à s'offrir à des pères en puissance, ou en impuissance, et à chercher obscurément un père, qu'elle n'a pas connu. L'errance des gamines sur les routes est le symbole d'une errance plus fondamentale, d'une rupture avec les racines, qui produit une précocité sans maturité : si Camille est au début un fruit vert, Joëlle est le fruit tombé de l'arbre, pourri avant d'avoir mûri. La mort du père joue un rôle essentiel dans *Le Grand Bleu :* quand le père de Jacques Mayol enfant meurt à la suite d'un accident de plongée, la caméra dans l'eau filme le monde extérieur comme un reflet du monde aquatique. La vraie vie est ailleurs désormais, elle est dans les profondeurs sous-marines. *Le Cercle,* quant à lui, nous fait croire que le seul malheur des élèves de Keating, c'est d'avoir des parents. En revanche, le père de Kostner est d'origine cherokee, et lui-même dit : « *Danse avec les loups* est ma lettre d'amour au passé. » Les arbres les plus élevés, dit Soljénitsyne, sont ceux qui poussent au plus profond leurs racines ; les peupliers, dit Barrès, si haut qu'ils s'élèvent, ne se déracinent jamais. 321:807 Face à un Occident qui, avec ou sans douleur, a rompu les amarres avec son passé, et qui dans cette mesure se révèle incapable d'élévation, s'amorcent le retour aux sources d'un passé mythique (*Danse avec les loups*) ou un attrait de l'inconnu qui finit par se confondre avec le vertige du suicide (*Le Grand Bleu*)*.* Le temps et la nature Que présente du passé *Merci la vie ?* Essentiellement l'irruption de la Seconde Guerre mondiale. Bertrand Blier demande au spectateur d'être un zappeur : comme les lieux, les époques s'entrechoquent, et nous voici jetés du présent coloré au noir et blanc, avec ses convois de déportés, ses officiers allemands qui torturent, ses Français victimes ou complices. Reflet d'une société ou propagande mal déguisée ? Bertrand Blier révèle son imposture : « L'idée est que l'occu­pation est vue par des gosses d'aujourd'hui qui en ont vaguement entendu parler. J'ai essayé d'utiliser cette confu­sion qu'il y a dans l'esprit des mômes : Hitler, les nazis, ils tuaient tous les juifs, mais on ne sait pas bien ». En fait, ce « vague », cette « confusion », et ce seul savoir des Allemands -- qui -- tuaient -- tous -- les juifs, les adolescents ne l'ont pas tiré de rien : ils l'ont appris sur les bancs de l'école, dociles à leurs maîtres. *Merci la vie* ne reflète pas la réalité confusément saisie par des adolescents ; il retranscrit un discours de propagande. A cette imposture répond le caractère factice des lieux. Rien n'est naturel dans *Merci la vie :* l'asphalte des routes ; le bord de mer sinistre, hors saison, avec son béton en tubulure labyrinthique, qui se confond avec la grise lumière irréelle du petit matin ; le décor à la Fellini d'un film dans le film, à la nuit trouée par les projecteurs. 322:807 En revanche, la nature est belle dans le film de Kostner ; belle par elle-même, mais aussi parce que vierge de toute présence blanche. Elle devient spectacle de désolation après un massacre de bisons par les Blancs. Les Indiens, dans le déroulement harmonieux des travaux et des jours, vivent pleinement le carpe diem, en accord, en connivence avec la nature. Ils aiment se fondre en elle, guetter, chasser dans la mesure de leurs besoins, se laisser apprivoiser, à la manière de beaux animaux. Ils semblent vivre hors du temps chronologique, selon le cycle des saisons, non selon le temps progressif de l'homme. D'où la blonde et fauve lumière automnale qui semble ne devoir jamais s'ache­ver, gage de renaissance pour ces Indiens que l'on ne voit pas mourir, et malgré l'hiver final. Le mal et l'innocence A la manière des bons sauvages de Rousseau, les Sioux de Kostner semblent ne pas avoir été touchés par le péché originel. Ils n'ont pas besoin de Dieu, ils n'ont pas besoin de soumettre leurs passions à leur raison et à leur volonté. L'amour chez eux est naturel, sans pudeur car sans honte. La seule loi est l'influence discrète des anciens, l'autorité d' « Oiseau bondissant » qui, malgré son inclination pour « Dressée avec le poing », lui permet de cesser le deuil pour épouser « Danse avec les loups ». Leur générosité est native, sans effort, sans éducation : ainsi ces enfants superbes, jamais punis, jamais brimés, épanouis de liberté, dénicheurs d'impossible. Si le film a reçu de la critique un accueil presque unanime, les raisons, à gauche et à droite, varient. A gauche, on y a vu un coup de boutoir supplémentaire contre l'Occi­dent, et un métissage réussi ; peut-être aussi s'est-on obscuré­ment délivré d'une récente mauvaise conscience, fruit de la guerre du Golfe, et de la rambomania qu'elle avait déchaînée. 323:807 Dans la « droite » marquée par le néo-paganisme, on a retrouvé l'idée chère à Alain de Benoist, selon laquelle le judéo-christianisme, en séparant le Créateur de la création, a désacralisé le monde, rompu le pacte nuptial qui unissait l'homme à la nature, dans un panthéisme où tout était lumière et innocence. Ainsi Lucien Renart, dans *Le Choc du mois,* voit en Dunbar « un monothéiste sevré du monde sacré », et dans l'Indien « un être authentique, en harmonie avec la nature », homme d'honneur et de liberté « avant de tomber dans l'enfer des hommes de Dieu et de progrès ». La liberté est aussi au cœur de *Merci la vie* mais elle prend un tout autre visage. C'est la tristesse existentielle de Camille sur les chemins de la liberté pour nulle part. C'est la liberté effrénée de Joëlle, belle, apparemment saine, mais porteuse du sida, mot qui d'ailleurs, dans ce film « anti­tabou », n'est jamais prononcé. Joëlle amoureuse de l'amour, vouée à la mort pour une faute qu'elle n'a pas commise, est pour Blier la figure de l'innocence : on ne pèche pas volontairement. Dans les deux films, le mal vient du dehors : des Améri­cains pour Kostner, d'une mystérieuse maladie, châtiment de qui n'a pas péché, pour Blier. La souffrance d'une absence est encore une présence. Mais Dieu est absent sans douleur de ces films. Sinon la nature, du moins l'homme a horreur du vide. Le déracine­ment, l'absence de père et de repères, la mémoire effacée ou falsifiée, le rêve compensatoire du paradis perdu, le paga­nisme ersatz de Dieu : autant de signes du déclin de l'Occi­dent dont le cinéma est à la fois le reflet, le vecteur, l'accélérateur. 324:807 L'insoutenable\ légèreté de l'être Faut-il, alors, espérer de l'Europe dite de l'Est ? *L'insoute­nable légèreté de l'être,* le beau film de Philip Kaufman adapté du Tchèque Milan Kundera, donne les éléments d'une réponse. Kaufman, bien qu'américain, célèbre l'Europe. On a dit que « l'être européen », cher à la sensibilité culturelle tchèque, oscillait entre la légèreté et le drame, le libertinage et la passion politique. Le drame dans ce film, c'est le printemps de Prague écrasé par les chars soviétiques, et deux époux, Thomas et Thérésa, incarnation de l'individualisme, qui entrent dans la tragédie collective, relèvent les morts, photographient, et vivent alors les heures les plus intenses de leur existence. Scène superbe où Kaufman manie le document brut, mêlant avec brio les images d'archives de l'invasion soviétique avec les plans de fiction en noir et blanc. Le drame, c'est la fuite de Prague et puis le retour, et l'héroïsme tranquille de Tho­mas, qui, pour avoir refusé de rétracter un article anticom­muniste écrit naguère, devient, lui chirurgien célèbre et choyé, laveur de carreaux, dans une Prague sale et bourrée d'espions. La légèreté, c'est le libertinage de Thomas, séducteur-né, pour qui l'amour est un jeu, légèreté qui est pour sa jeune épouse insoutenable. C'est l'individualisme d'êtres qui ne sont fidèles qu'à eux-mêmes, et que Kaufman traduit à sa manière, par des visages, pris en plans très serrés, et passion­nément explorés. Le film, érotique et politique, n'est pas immoral, il est totalement amoral. Pour lutter contre la pesanteur, pesanteur des chars soviétiques, mais aussi pesanteur de l'amour de Thérésa, un seul antidote : la légèreté de l'être, destins légers, jusqu'en la mort, d'êtres libres et sans racines que rien ne lie. Pesanteur, nécessité, valeur renvoient l'une à l'autre pour Kundera : 325:807 « Rien n'est grave que ce qui est nécessaire, n'a de valeur que ce qui pèse. » Thomas et sa maîtresse Sabina, à laquelle le lie une « amitié érotique » qui exclut l'amour, sont également frivoles, amoraux, intrépides. Dans Prague envahie par les Soviétiques, Thomas prati­que le refus de mentir, l'intransigeance et l'indifférence au risque avec la même facilité, la même joie désenchantée que ses infidélités, et son libertinage paraît aussi innocent que son courage est sans mérite. Dans un univers sans morale, sans faute et sans rachat, Kundera remarque : « La première révolte intérieure de Sabina contre le communisme n'avait pas un caractère éthi­que, mais esthétique. » C'est là sans doute une des clés du roman, et à un moindre degré du film, et ce qui en fait le charme pervers. *Merci la vie* provoque la nausée ; *Danse avec les loups* un mélange d'admiration pour la splendeur des paysages et les prouesses techniques, et d'agacement devant le simplisme manichéen, typiquement américain. *L'insoutenable légèreté de l'être* est infiniment enchanteur. Mais à la manière de l'en­chantement des sirènes. Ce n'est pas la légèreté de l'être qui nous sauvera de la pesanteur ; c'est la grâce. Danièle Masson. ### Le goût des tomates UN COMMANDO de cormorans vient de débarquer sur notre plage. Ils ont barboté dans l'embouchure de notre fleuve, pêché le muge, croisé le héron cendré et les trois aigrettes blanches, partagé le toilettage des chalutiers avec les mouettes criardes. 326:807 Avant que nous ne puissions les dresser à la pêche et enserrer leur long col d'un jabot de jonc tressé, ces corbeaux de mer sont repartis. On dit qu'ils sont chassés de certains quartiers où ils prolifèrent au point de mettre en péril les frayères des truites qu'ils pillent avec délices comme les étangs qu'ils investissent. C'est une espèce en plein développement qui se lance peut-être à la conquête du monde. Souvent on remarque, même chez les plantes, des poussées violentes de croissance. Il y a des années où les pissenlits occupent le terrain et contrai­gnent les autres plantes à reculer, à se terrer en l'attente de jours meilleurs qui d'ailleurs ne tardent guère. Certaines espèces de trèfle -- le *subterranean clover* australien -- connaissent ces aventures fabuleuses qu'un rien -- de tempé­rature, d'eau, de nature de sol, en plus ou en moins -- détruit, rétablissant ainsi l'équilibre perdu lui-même à son tour envahi et rompu. La roquette des vignes connaît un tel destin. Cette année, chez nous, le printemps est couleur demi-deuil : champs sauvages et bordures sont couverts de char­dons et mauves. Alors, les folles-avoines naguère triom­phantes périssent étouffées, sauf les sujets les plus robustes, plus avoines que fous, qui survivent pour assurer demain ou plus tard la gloire de l'espèce. Ces règlements de comptes sont les déséquilibres compen­sés qui assurent l'équilibre global. Cela devrait ouvrir les yeux des théoriciens agronomes qui introduisent, pour des raisons qui se disent économiques, les monocultures dans d'immenses espaces, aidant ainsi dans un premier temps à la victoire d'une espèce au détriment des autres -- pourtant souvent enfouies sagement dans le sommeil pendant 20 ans et plus -- capitaux génétiques affaiblis, biotopes appauvris -- mais, dans un second temps, cette espèce dominante aidée et souvent au-delà de toute raison par l'homme, voit son exis­tence menacée par des maladies nouvelles, inguérissables, de pernicieuses anémies qu'aucun engrais ne compense, des trou­bles de la reproduction qui la stérilisent ou augmentent le nombre de sujets anormaux, bref, tous les syndromes de la fin des races. 327:807 Quand l'évolution économique s'en mêle cela va assez vite. Des champs immenses de pastel qui firent voici trois ou quatre siècles du Languedoc toulousain le « pays de Cocagne », il ne reste que trois ou quatre pieds que les élèves du Professeur Rey ([^132]) allaient chaque année comme en pèlerinage encourager à survivre dans les années soixante. Des châtaigniers cévenols greffés, il ne reste à côté de quel­ques vieillards dépenaillés que les sauvages rejets vigoureux mais qui ne donnent pas de fruits ; des mûriers, nourriture des vers à soie au siècle dernier, il ne reste que quelques allées ébréchées. La vigne moderne connaît aussi ces troubles de la mono­culture assistée par les chimistes et autres savants. On s'aper­çoit que si l'on emploie, comme insecticides et fongicides, tel produit pourtant vanté par les réclames et prôné par les conseillers, on ne peut plus maîtriser la fermentation du vin qui « ne se fait pas ». On est alors conduit à des manipula­tions nouvelles, des traitements plus onéreux encore qui sont élaborés dans les laboratoires, ces officines gourmandes qui font du gras sur la misère. \*\*\* On pourrait aussi inviter les technocrates à faire leur marché. Celui de la tomate par exemple. Jadis, la tomate, plantée en mai, mûrissait l'été. Selon la latitude et les micro-climats locaux, l'habileté des jardiniers, les variétés choisies, elle « venait » quinze jours plus tôt ou pouvait durer jusqu'aux frimas de l'automne. Plus appétis­santes que bonnes, toujours un peu farineuses, les premières tomates sur le marché étaient à un prix déraisonnable ; plus tard dans la saison, malgré des conserveries travaillant à plein régime, les millions de jardiniers amateurs récoltant les fruits de leur douzaine de plants bien soignés, les prix s'effon­draient ; 328:807 on pouvait alors faire des conserves familiales, du « tomata », et, avec les derniers fruits verts qui ne parve­naient pas à mûrir, de délicieuses confitures, des fruits confits plutôt. Cela marchait trop bien, il fallait que les chercheurs et les économistes interviennent. On commença par la génétique pour gagner en précocité, gagner en quantité de production, gagner en grosseur de fruits. Ces « progrès » exigèrent pour être mis en œuvre plus d'eau, plus d'engrais, plus de traitements chimiques, donc un coût de production plus élevé. On en conseillait toutefois l'emploi au nom de la diversification ou du revenu complé­mentaire des agriculteurs. On donnait quelques subventions. Parallèlement, il fallut mettre en place des circuits de distribu­tion qui puissent avaler ces surplus de quantités concentrées en des espaces réduits. C'est alors, dans les années quatre-vingt, qu'on vit la saison primeur chère, rentable, devenir plus courte et l'effon­drement des cours en haute saison de pleine surproduction, plus rapide, et plus profond. On commença à déverser quel­ques camions devant les préfectures et aux péages des auto­routes. On demanda à l'État, sans toujours les obtenir, des cours de soutien, des normes de calibrages obligatoires, des crédits, des reports d'échéance qui enkystent les maladies sans les guérir en rien. L'ampleur du désastre ne décourageait ni les chercheurs ni les économistes. Dans cette voie, ils progressaient sans relâche. Toujours plus précoce, plus productive, plus gour­mande, telle devait être la tomate de demain qui sauverait l'agriculteur. On en était déjà à la Luxor hybride F1 « non tuteurée, variété à part, buissonnante, remarquable par sa production abondante de fruits ronds, très fermes, d'excel­lente coloration rouge vif » ; on avait aussi essayé la tomate jaune vaguement sucrée qui séduisit les curieux l'espace d'un été. 329:807 Il ne faudrait pas croire que dans l'affaire des tomates, seuls interviennent les « progrès » des filières tomates. S'appli­que aussi le perfectionnement des techniques de ramassage, de triage, de calibrage, de conditionnement, d'emballage, de conservation. Chaque opération réclamant pour être plus « performante » de considérables « investissements » spécifi­ques, très vite dépassés par le « progrès ». S'appliquent aussi les recherches en matière de transport et de routage avec les marchés-gares, l'acheminement rapide de marchandises péris­sables pour un coût relativement bas ; certains transporteurs étant contraints du fait de la concurrence et du poids des charges qu'ils supportent de pratiquer la politique du retour bradé. Il faut savoir, en effet, que chaque secteur est lui aussi pris en tenaille par ses propres contraintes qui proviennent là comme ailleurs de la place monstrueuse que l'État a prise dans notre vie et des certitudes acquises *qu'une bonne machine vaut mieux qu'une paire de bras, donc qu'un gros endettement subi est préférable à un petit emploi créé !* C'est ainsi que nous avons vu ces dernières années des tomates marocaines ou espagnoles produites en des pays où les coûts salariaux sont moindres, offertes sur nos marchés avant les nôtres à des prix inférieurs de moitié aux produc­tions nationales, sans que personne -- et encore moins la PAC -- puisse intervenir autrement que de façon ponctuelle et avec la pharmacopée classique. Cette année tout vient se compliquer encore. On a trouvé *tout l'hiver* des tomates de serre à des prix inférieurs de moitié aux productions locales de saison. Certes, ce marché est encore réduit tant du fait de la médiocrité du goût farineux de ces fruits que des réticences du consommateur à manger des tomates en hiver, mais le péril est là. Si l'on admet qu'une tomate de serre peut se vendre à ce prix en hiver, rien ne s'opposera à sa vente au même prix tout au long de l'année -- sauf pendant la courte période estivale où la surproduction de plein été parvient à effondrer les cours. Il se produira alors un curieux phénomène qui reléguera les fruits de plein vent aux oubliettes des folklores gourmands. 330:807 *On préférera peu à peu le goût farineux au goût puissant des fruits de naguère ;* comme on préfère aujour­d'hui la fadeur standard de la pomme golden delicious à toutes les saveurs spécifiques des pommes des vergers d'antan -- il est vrai qu'il y en avait de bien mauvaises : nous les appelions les pommes à cochons -- ce qu'elles étaient. Nous serons entrés dès lors dans le cycle infernal des lois de l' « économie moderne » qui condamne le gros à manger le petit jusqu'à ce qu'il soit à son tour mangé par plus gros que lui ; loi certes naturelle quand il s'agit de la création mais indigne de régler le sort d'une créature douée -- peut-être en convient-on encore mais de plus en plus difficilement -- d'une âme éternelle. Francis Sambrès. ### L'homme soviétique PENDANT que l'Occident libéral s'en va jouer les mata­mores dans le golfe Persique pour imposer par les bombes un ordre mondial fondé sur les droits de l'homme sans Dieu et le droit des peuples à disposer d'eux-mêmes, nous assistons stupéfaits aux soubresauts d'agonie de l'URSS qui passe en quelques mois de rang de grande puissance qu'on lui attribuait à celui de pays sous-développé, écrasé sous les nuages de la pollution, en proie à la famine, aux désordres, sollicitant l'aide capitaliste pour sauver l'idéo­logie socialiste et continuer à fabriquer au besoin par la force son projet fondamental « d'homo sovieticus » qui doit ras­sembler en tous les habitants de l'empire d'abord, puis en tous les hommes, les diversités et -- les richesses de tous les particularismes nationaux et régionaux. 331:807 Pour fabriquer l'homme soviétique, le Parti Communiste de l'URSS n'a pas reculé devant les moyens les plus extrêmes. On commença en 1917 par la destruction massive de l'ordre rural ancien et de la société naturelle -- naturelle­ment inégale -- qui en était issue. C'est ainsi que naquit le pouvoir d'une élite idéologique qui trucidait l'ancienne, celle du moins qui avait échappé aux massacres de la guerre 14-17. Devant les résistances passives on entreprit la déportation massive des paysans vers les camps de travail où ils rejoi­gnaient les déportés politiques dont le flot innombrable ne tarit jamais jusqu'à nos jours, et le lot habituel de « droit commun », les « truands » selon Soljénitsyne qui, dans les camps, ne tardèrent pas à imposer avec une langue spécifique une amoralité brutale qu'on retrouvait bientôt chez les nom­breux enfants exilés. Le tissu social naturel ainsi déchiré, on pensait que l'homme soviétique allait par les vertus qu'on lui avait prêtées introduire l'âge d'or. D'âge d'or on n'en vit point, malgré les fusillades, les purges, les déportations en masse, la découverte surprenante dans ce pays de fidèles de millions de traîtres et de saboteurs qui furent accusés d'en retarder la venue et cruellement punis. Pourtant les soviétologues occidentaux ne perçoivent encore dans ce qu'ils voient que le désordre écono­mique qui s'est emparé de la machine-production, commercialisation, transports, distribution -- désordre qui ne peut être que le fruit de saboteurs corrompus. Pour eux l'introduc­tion du code économique libéral sur fond de démocratisation redressera le pays, ouvrira les marchés et participera à l'ordre mondial qui va perfectionner à l'extrême l'homme soviétique déjà bien avancé sur la route du bonheur. Certains, pourtant, comme madame Carrère d'En­causse ([^133]) avec toute sa prudence professorale et sa platitude académicienne, découvrent que le réveil des nationalités à l'intérieur des 15 républiques socialistes, 332:807 des 17 républiques autonomes rattachées à l'Empire, des 4 républiques auto­nomes rattachées à d'autres républiques socialistes soviétiques, des 8 régions autonomes qui forment le Territoire de l'Union soviétique, assure l'échec de la politique de brassage jusqu'a­lors appliquée et contraint le pouvoir soit à accepter avec l'éclatement de l'Empire la fin de l'Union soviétique, soit à employer des moyens de plus en plus brutaux pour préserver avec l'unité, la construction permanente de l'homme soviéti­que qui assure la rédemption de tous par-delà les différences de races, de religion, de langues, de climats, de nombre etc. La reprise en main sera toutefois rendue difficile -- même avec les moyens les plus militaires -- par le fait que dans chacune de ces républiques -- à l'origine douées d'une unité ethnique -- se trouve un melting pot complexe qui offre toutes les occasions possibles de situations explosives et d'émeutes sanglantes. Mais que l'on répète encore les refrains dialectiques ou que l'on introduise dans l'analyse des faits actuels les pres­sions nationales, il semble que l'on soit encore loin de la réalité. Nos analyses reposent toutes sur le souvenir de la civilisation russe, ses écrivains, ses musiciens, ses savants, ses prestigieux joueurs d'échecs, ses athlètes, ses danseurs qui allient la force et la grâce, dont nous croyons qu'ils formaient un pays. Nous ne pensons pas à l'immense dimension des espaces, à leurs climats qui vont des terres qui ne dégèlent jamais au point que les racines des arbres sont horizontales et en surface aux déserts torrides pires que le Sahara. Nous oublions que les religions différentes -- quoique abolies par des décrets -- ont contribué aux modelages sociaux différents et souvent rivaux. Nous ne savons pas que les différentes langues nationales sont parlées bien plus que le russe -- langue officielle par décret -- et que le peuple de langue russe ne parle pas la langue du peuple chez qui il habite ! 333:807 Nous pouvons dire -- sur la foi d'une désinformation de 70 ans -- que les Soviétiques sont un peuple comme le nôtre et des hommes comme nous. C'est faux, on oublie tout simple­ment les ravages que 70 ans de communisme vécu ont fait à l'âme individuelle des hommes soumis à sa terreur comme si d'effroyables métastases poussaient maintenant en désordre dans ce grand corps malade. L'homme soviétique d'aujour­d'hui -- y compris les dirigeants successifs -- est plus le terrible fils du goulag que le Russe de nos souvenirs. Pour survivre, il lui a fallu apprendre la loi de la jungle, celle des « truands » des goulags et étouffer en lui tout ce qui fait la nourriture de l'âme d'un homme. C'est pourquoi le nombre des ivrognes est tel, de corrom­pus est tel (il suffit d'accéder à un poste de responsabilité pour en tirer -- avec le népotisme -- profit pour sa tribu), de paresseux est tel, d'incapables est tel. Lorsqu'un pays se prive de ses élites rurales qu'il déracine, lorsqu'il ajoute aux saignées des guerres le massacre de catégories entières de citoyens qu'il désigne vers la déporta­tion massive, lorsqu'il confie les postes de responsabilité aux seuls tenants actifs de son idéologie, lorsqu'il supprime toute référence à une morale d'essence supérieure, lorsqu'il accepte pour vraie l'erreur la plus manifeste et confie l'éducation de ses enfants à la pernicieuse école des camps, lorsqu'il contraint le citoyen à se cacher, à dissimuler ses idées et ses affaires par l'instauration d'un double circuit économique et une délation permanente, on sait alors que l'homme de ce pays retourne au fauve ([^134]). Cet « homo sovieticus » montre assez bien ce que sera d'ici peu l' « homo mondialis » que nous préparent en France les projets des politiques installés au pouvoir. Endoctriné par une éducation nationale sans Dieu, assisté et contrôlé par un État tout puissant, le peuple de France coupé de ses racines rurales, envahi par des minorités conquérantes, décervelé par les ignobles moyens de communication, parqué dans les ghettos explosifs, 334:807 terrorisé par des bandes de pillards impunis, exploité par la corruption des puissants, privé de tous les vrais métiers, montrera avec ses familles détruites et ses corps intermédiaires mutilés le visage terrifiant des populations soviétiques d'aujourd'hui. Il ne s'agit pas de réforme, il s'agit de conversion, le reste viendra tout naturellement (avec des hauts et des bas !) à la lumière du surnaturel. C'est l'urgence absolue. Francis Sambrès. ### Perret chroniqueur Jacques Perret\ *Articles de sport\ *(Julliard) LES APPLAUDISSEMENTS qui ont accueilli ce livre, sponta­nés, très divers, et le plus souvent dans des journaux qui, c'est le moins qu'on puisse dire, ne sont pas proches de ce que Perret a défendu toute sa vie, prouvent qu'il y a encore des critiques, tant mieux. Il me semble aussi que nous continuons tous d'attendre certains livres, un certain ton, et ce n'est pas notre faute s'ils sont rares. Quand ils arrivent, on leur fait écho. Il s'agit donc, le titre le dit honnêtement, d'un recueil d'articles sur divers sports -- le vélo, principalement, et le Tour de France, mais aussi les sports du ballon, le tennis, la boxe, et même l'auto, qui devient sportive au moins à travers les assauts du stock-car (voyez : bagnoles en rodéo). 335:807 Perret est un chroniqueur-né, capable d'intéresser l'esprit le plus fermé au sujet qui lui est passé par la tête, ou dont il s'est chargé de parler. Et il est au mieux de sa forme quand il parle de sport, parce que c'est un sujet qu'il aime. Il en a pratiqué plusieurs, il y retrouve l'atmosphère de combat -- de compétition, si l'on préfère un mot plus pacifiant -- et de camaraderie qui est ce qu'il a célébré toute sa vie. Du chroniqueur il a tous les dons : l'art d'amorcer la curiosité, d'entraîner le lecteur sur le terrain qu'il a choisi, la modestie affectée (pour ne pas risquer d'effrayer l'amateur, tout en montrant au maniaque qu'on connaît le sujet), et surtout bien sûr la virtuosité de langage. Des grands chroniqueurs, dans sa génération, il n'en manquait pas. Moins précieux que Cin­gria, moins intimiste que Fargue, moins paradoxal qu'Audi­berti, moins dadaïste dans l'humour que Vialatte, Jacques Perret cultive une aisance de bonne compagnie, et sa verve qui peut évoquer aussi bien Virgile et Tite-Live que les inventions verbales de la Mouffe (quand le quartier n'était pas encore kabylo-grec) garde toujours quelque chose d'aigu et de familier propre à sa ville. *Il n'est bon bec que de Paris.* Voilà un livre en français vivant. Sautez sur l'occasion. On ne sait pas s'il y en aura beaucoup d'autres dans l'avenir. Quand je parle de français vivant, qu'on ne prenne pas des airs pincés pour parler de purisme, ce serait trop facile. Perret lui-même ne tombe jamais dans ce travers. Il aimerait seulement qu'on respecte son oreille. Écoutez-le : « *Pour ma part, toujours prêt à vitupérer les capitulations du parler français, je fais exception pour rugby. En revanche, le drop-goal est inadmissible quand nous pouvons demander à l'ex­cellent verbe droper de nous fournir discrètement le mot drope qui arrangerait tout le monde. Pack n'est pas plus acceptable et, même réduit en italiques ou guillemeté de près, il n'exprime pas mieux le potentiel des avants que notre sympathique et solide paquet. Pour ce qui est de rugbymane il suffit de le muet pour lui affranchir le suffixe où nous voyons dès lors évoqués du même coup le jeu de mains et la passion du jeu.* » Et toute la suite. C'est le bon sens même, et chacun sait que sans cette *intégration,* nous n'aurions ni boulingrin ni paquebot, mais de rébarbatifs bowling-green et packet-boat. 336:807 Doué de cet instrument parfait, aux outils aussi divers et affinés que ceux de l'ébéniste ou du sculpteur, le chroniqueur Perret joue, selon l'occasion, l'humeur, le besoin, de tous les tons. Flâneur et prenant son temps comme s'il attendait un copain au comptoir, mais aussi bien embouchant avec aisance la trompette, et grimpant au ton homérique néces­saire pour le passage, pardon le franchissement des cols dans le Tour de France. Gardant malgré tout un sourire en coin, même dans l'*Équipe* -- parce qu'il ne faut pas prendre les enfants du bon Dieu pour des canards sauvages (je signale à l'occasion que j'ai trouvé dans le *Figaro,* quotidien où le français est peu vivant, sous la plume d'une journaliste, l'expression ainsi transformée : « prendre les *oiseaux* du bon Dieu pour des canards sauvages... »). Un chroniqueur est, même à son corps défendant, un témoin de son temps. Il note l'inhabituel. Trente ans plus tard, nous serions assez naïfs pour imaginer que ce qui est noté comme nouveauté ici a toujours existé, depuis au moins Clovis, et peut-être Jules César. Dans les *Articles de sport,* je relève ceci, à l'étape de Bagnères-de-Bigorre du Tour, en 1952 : « La grande nouveauté des réjouissances de ce genre, c'est le bruit. Les haut-parleurs et les pick-up ont complète­ment dénaturé le ton immémorial des joies populaires. Le bruit n'est plus à l'échelle, il a dépassé les bornes. Il est devenu monstrueux. » Et cela se développe, n'est-ce pas ? Perret note aussi, en amateur de la plaisance, que l'art de faire des nœuds tombe en oubli, même chez les marins. Et que les nouvelles techniques y contribuent. « L'introduction du nylon à bord va modifier gravement le génie de la voile. » L'article doit dater du début des années cinquante. Occasion de regretter que les dates ne soient pas indiquées. En tout cas, aujourd'hui, le génie de la voile doit être totalement différent. 337:807 Autre réaction amusante. En 1958, à Briançon : « Quand on est réveillé au cri de : « Sécurité d'abord ! » il n'y a plus qu'à rester au lit pour montrer qu'on a bien compris. C'est au Tour de France que j'ai été sollicité pour la première fois, avec autant de refrains persuasifs, par la publicité de ce nouveau produit : la sécurité. » La radio venait de corner aux oreilles de Perret qu'un casque, pour la route, c'est bien, mais qu'une assurance, c'est mieux. Il faut dire qu'en ces temps lointains on pouvait parler de cela sans que les ban­lieusards téléphonent pour parler de leurs voitures brûlées et de leurs magasins éventrés par ceux qui apportent une chance à la France. Un dernier point -- nous touchons à l'anthropologie. Perret note pratiquement la naissance du geste qui, pour féliciter, consiste à lever le pouce : « au bout du bras tendu raide, le pouce érigé immobile sur le poing fermé » exprime « indifféremment tous les aspects de la faveur et de l'enthou­siasme ». Et en bon ethnologue (parfaitement, chargé de mission en Guyane par P. Rivet, en 1930), Perret note l'origine, qu'il a la chance de connaître : « On me dit que la mode en a été lancée par Europe n° 1 pour la publicité d'une lessive. » Qui nous dira quand les enfants ont commencé à s'em­brasser pour se dire bonjour, à l'école ? Et qui a lancé la mode ? Qui nous dira quand et pourquoi les femmes se sont mises à avancer dans la rue bras croisés sur la poitrine ? Mode toute récente, très répandue. J'ai l'air de m'écarter d'*Articles de sport ?* Pas du tout. Je montre sans presque y penser tout le profit qu'on peut en tirer. Un bon chroniqueur, c'est le cas de Perret, est non seulement très plaisant, mais inépuisable. Avec lui, on n'en finirait plus. Georges Laffly. 338:807 ### Sainte-Beuve ignoré Sainte-Beuve\ *Anthologie critique\ *(Éditions universitaires) L'AUTEUR de cette anthologie, Michel Balzamo, a certainement eu l'impression d'un acte téméraire. Comment parler de Sainte-Beuve, que tout le monde aurait oublié s'il n'y avait la malédiction jetée par Proust sur sa méthode ? Ce Sainte-Beuve devenu introuvable, et qu'on ne réédite plus, « fait l'unanimité contre lui ». Et encore, M. Balzamo oublie Alain. On pourrait cependant trouver quelques défenseurs non négligeables du critique des *Lundis.* De son temps, s'il eut contre lui Musset (qui l'appelait Madame Pernelle, ou, plus méchamment, Sainte-Bévue), Baudelaire fut de son côté, -- il admirait aussi le poète, maladroit, mais dont l'accent reste unique. Et dans la suite, il est difficile d'oublier que Maurras en fait le patron de « l'empirisme organisateur », rappelant la devise : « Le vrai, le vrai seul ». Jacques Bainville voit en lui un historien de grande envergure. Jean Prévost salue l'épicu­rien, le sage. Et Nimier parle de lui avec toute la considéra­tion qu'il faut. Après, plus rien ? Mais après, c'est le déluge. Je ferai remarquer que l'on pourrait placer Proust lui-même au rang des disciples de Sainte-Beuve. S'il refuse la méthode (recours à la biographie pour éclairer l'œuvre, ce qui se défend très bien), il reste un familier de l'œuvre qu'il connaissait à fond. Il a su parler du « délicieux style parlé, perlé » du critique, et de son art de jouer des faux sens, qui lui fait une démarche biaisée comme celle du crabe. 339:807 En dehors de la malédiction proustienne et de l'ignorance généralisée, il y a une troisième cause qui fait mettre Sainte-Beuve au cabinet, un de ces cabinets où l'on n'entre jamais : comme son siècle, s'il n'est nullement chaste, il est prude. Il parle des *Liaisons dangereuses* comme d'un livre réservé à l'enfer de la B.N., il esquive les gaillardises des vieux conteurs, etc. On pense bien qu'une époque qui publie Sade en livre de poche pour les grandes surfaces admet mal cette réserve. Que Sainte-Beuve ait recherché « le vrai, le vrai seul » on ne peut le nier, sans oublier cependant qu'il avait ses préjugés, ses coquetteries et ses habitudes de pensée. Dès qu'il est question du christianisme, dès que pointe le surnaturel, cette aiguille aimantée si fiable, si sensible, dévie et s'affole. Même chose en politique. Il devient conservateur en vieillissant (ce qui ne justifie nullement de l'appeler, comme on fait ici, le Jdanov de « la France réactionnaire du XIX^e^ siècle ») mais il tient à souligner qu'il reste anticlérical et fidèle aux Lumières. Ainsi persiste le Girondin de ses jeunes années, quand il écrivait au *Globe.* Et jamais il ne sut rendre pleinement justice à la France de l'Ancien Régime. Bainville avait cepen­dant raison de voir en lui un grand historien, par l'érudition prodigieuse, le jugement, et un sens assez aigu du « climat » de chaque époque. Il avait, comme dit Spengler, le *tact historique.* Il a dressé tout au long de sa vie une galerie des ancêtres qu'il vaut toujours la peine de fréquenter assidûment, car il les connaît, de Joinville à Lamartine, comme on connaît sa famille et son village, et non pas en ethnologue, comme il nous arrive. Je continue de m'étonner, après vingt ans ou presque, que la publication de ses *Cahiers* ayant commencé (un volume chez Gallimard en 1973) on en soit encore à attendre le second volume. La réédition de *Mes poisons* (chez Corti) ne compense nullement ce défaut. 340:807 Sainte-Beuve est l'un des moralistes français les plus lucides, les plus vrais, à placer dans la série de ceux qui ne s'aiment pas, à la suite de La Rochefoucauld et de Constant (à l'opposé de ceux qui se chérissent, de Montaigne à Montesquieu). Georges Laffly. ### L'œcuménisme tel qu'on le parle avec les protestants Les conclusions officielles du dialogue réformé / catholique romain viennent d'être publiées (*La Documentation catholi­que*, n° 2031 du 7 juillet 1991). Il s'agit de la deuxième phase de ce dialogue, laquelle phase a duré six ans. Le co-président de la partie catholique était le Père Bernard Sesboué, s.j. Les théologiens étaient mandatés, d'une part, par l'Al­liance réformée mondiale, et par Rome, d'autre part. Nous sommes bien en présence d'un document officiel qui engage les parties respectives. Il ne saurait être question de livrer ici une analyse exhaus­tive de ce document important. Nous en donnerons quelques citations qui alimentent notre inquiétude sur la nature et la finalité de l'œcuménisme contemporain. Chaque partie a élaboré, sous le titre « Vers une réconci­liation des mémoires », un résumé historique de la situation depuis la Réforme. On peut lire ceci : 341:807 « *Le concile de Trente était animé par la conviction d'être spécialement guidé par l'Esprit, et se considérait comme le véhicule particulier de l'action continue du Christ dans l'Église.* » Devinette : de qui est ce passage ? Il pourrait être de protestants. Or, ce sont les théologiens catholiques qui s'ex­priment ainsi, se bornant à décrire la « conviction » subjective des Pères conciliaires, comme si ces théologiens contempo­rains étaient extérieurs à cette « conviction » catholique, qui serait historiquement datée. Or, aujourd'hui encore, les décrets du concile de Trente engagent la foi catholique. C'est en tant que théologiens catholiques, et non pas comme sociologues religieux ou historiens des idées, que ces catholi­ques ont été mandatés pour ce débat. Le concile de Trente et la doctrine de l'Église sont au centre du débat entre catholiques et protestants. Si l'Église catholique se confond avec l'Église de Jésus-Christ, la seule solution pour les protestants est de la rejoindre. Pour rejeter cette inévitable conclusion, force leur est de nier ce qui est la doctrine de toujours : « Une telle argumentation unilatérale (qui a été en général abandonnée par les théologiens catholiques romains depuis Vatican II) était fructueuse au plan apologétique, sinon pour convaincre les protestants, du moins pour persuader les catholiques romains que leur Église était l'unique et seule véritable Église de Jésus-Christ. » Mais ce ne serait pas seulement les théologiens catholi­ques qui auraient abandonné cette doctrine, ce serait le concile lui-même : « Les catholiques romains maintiennent que l'Église du Christ « subsiste » dans l'Église catholique romaine (Lumen Gentium, 8), formule adoptée au deuxième concile du Vati­can pour éviter l'identification exclusive de l'Église du Christ à celle-ci. » 342:807 Les décrets du concile de Trente sont un obstacle sérieux à l'irénisme œcuménique. Comment les contourner ? En revenant sur ces « anathèmes mutuels » : « Il suffit de penser par exemple à la condamnation de certaines pratiques ou enseignements catholiques romains dans les catéchismes de Heidelberg ou la Confession de Westminster, *ou à l'identification des doctrines condamnées par le concile de Trente à certains enseignements des Réformateurs.* » Si nous avons bien compris ce tour de passe-passe théologique, le concile de Trente n'aurait pas condamné les doc­trines des Réformateurs, comme la justification par la foi seule, mais d'autres doctrines confondues avec les précédentes ! Or, dans la première partie du document, rédigée par les catholiques, on peut lire : « Le concile de Trente s'attaqua à des questions à la fois doctrinales et disciplinaires. Parmi les décrets doctrinaux, le plus amplement discuté, et le plus sérieusement travaillé fut le décret sur la justification, approuvé en 1547. La plainte de Luther et d'autres qui accusaient l'Église, dans sa pratique effective, d'enseigner une doctrine pélagienne de la justifica­tion, fut prise en considération par les principaux auteurs du décret avec le plus grand sérieux. » Comment prétendre ensuite que, malgré ce soin, ce sérieux, cette attention, ce ne fut pas la doctrine de Luther, entre autres, qui fut l'objet de l'anathème au terme du décret sur la justification ? Guy Rouvrais. 343:807 ### Les deux Huguette Bouchardeau C'EST PLUTÔT une bonne surprise, ce livre qu'Huguette Bouchardeau consacre à sa mère et à sa famille (Rose Noël, éd. Seghers, 1990, 238 p.). Pas du tout le genre bas-bleu qu'on pouvait craindre d'une agrégée de philosophie, le style Annie Ernaux ou Danielle Sallenave, encore ébahies de la « distance cultu­relle » qui les sépare de papa-maman. Les abords du pouvoir n'ont pas trop corrompu non plus Mme Bouchardeau. Elle écrit beaucoup mieux que François Mitterrand ou Giscard d'Estaing (ne parlons pas de Chirac, qui n'écrit pas ; il lit les poètes, paraît-il). Elle ne bluffe pas. Probantes, à cet égard, les pages sur l'Occupation et la Libération : pas de prétendus exploits résistants, de juifs qu'on cache, de vilains antisémites dans les coins. La famille Riaux (six enfants ; Huguette est la seconde, née en 1934) habitait Andrézieux, près de Saint-Étienne. Elle note que son père, employé des magasins Géry, « présidait alors une association familiale » : « Il reçut pour le distribuer un stock de petits clous... Il les affectait selon le nombre de personnes à charge... ma mère accueillait, demandait des nouvelles, distribuait quelque bonne parole. Ils avaient pres­que conquis une notabilité de bénévolat. » Témoignage (dis­cret ? involontaire ?) sur la place que Vichy sut faire aux familles nombreuses. Trois lignes seulement sur l'occupation de la zone Sud, en novembre 1942 : « Nous avons vu passer la grande histoire, quand les camions allemands stationnèrent sur la place en cantonnements provisoires. 344:807 Robert, du haut de ses six ans, s'était adressé à un commandant, lui demandant de garer ailleurs ses véhicules qui gênaient sa partie de billes. Rose était venue dégager son gamin de la négociation gestuelle. » La Libération ? « Les maquisards entrent à visage décou­vert dans les maisons. Une cérémonie vociférante rassemble sur la place du marché quatre ou cinq femmes pour les tondre. Ma mère refuse de nous laisser courir là-bas. Elle réprouve les délations, les vengeances... Passent encore quel­ques jours, une semaine ? Un après-midi, les volets se refer­ment, des bruits de chenilles emplissent les rues : les Alle­mands reviennent ! Des ordres tonitruants, des cris. Un étrange silence enveloppe tout à coup le village. Les hommes présents ont été rassemblés, plaqués contre un mur. Et, brusquement, un autre flux de voitures. Ce sont les F.F.I. Le commando allemand s'enfuit. Pour mes souvenirs, un entre­choc de torpeurs lourdes, de hurlements en allemand et en français, de pleurs et de rires. » Quelques mois plus tôt, une sœur d'Huguette avait invité à déjeuner à la maison une amie du « château » d'Andrézieux, Isabelle David de Sauzéa. « Le soir, mon père mit les choses au point. Si ces gens-là cherchaient à voisiner avec nous, ils devaient avoir quelque intention peu claire... *Ils sentent le vent tourner,* dit-il. Je vis ma mère, une moue sceptique sur les lèvres, hausser imperceptiblement les sourcils. » Voilà des souvenirs qui respirent la fraîcheur, la sincérité, et donc le talent. Ce n'est pas du tout l'Histoire comme on l'apprend dans les écoles et les journaux... chers à Mme Bou­chardeau pourtant. \*\*\* On peut lire ce livre comme des *souvenirs d'enfance.* Mais on peut aussi le considérer comme un document sociologi­que. Par son père et par sa mère, Huguette Bouchardeau touche au monde ouvrier. Monde dont elle saisit les nuances et les cloisonnements, pas toujours moins stricts que dans la bourgeoisie : jamais Mme Riaux ne consentira à fréquenter la compagne de son beau-père. 345:807 Et puis, « le *monde du travail* n'était ni si sordide que la littérature réaliste avait pu le décrire ni si admirable que les modèles de compagnonnage ou de l'aristocratie ouvrière le laissaient espérer. Ce monde était porteur de toutes les figures possibles, les cruelles et les tendres, les brutales et les raffinées. Jamais la *grille de lecture* de la classe sociale, dans son quadrillage géométrique, ne me permettrait de déchiffrer, à elle seule, le visage flou de ma mère ». Côté maternel (les Noël), des ouvriers agricoles vosgiens, alcooliques, communistes. Mais « quand les frères brandis­saient leur poing pour un geste révolutionnaire, Rose ouvrait toute large sa main. Je lui en ai demandé la raison. -- *Eux, ils étaient rouges, moi, j'étais de l'autre côté...* J'ai connu mes parents allant à la messe, fréquentant le curé d'Andrézieux -- le village où nous habitions, nous inscrivant à l'école libre. Cela n'empêchait pas mon père de vitupérer le capital et le Vatican réunis ». Côté paternel (les Riaux), milieu laïque et républicain, auquel son père doit un prénom « romain », Marius. Et pourtant il sera l'ami du curé d'Andrézieux, et chantre à l'église paroissiale ! Cet enracinement catholique se révélera cependant fragile. Seule Huguette résistera quelques saisons à la transplantation à La Cottencière, où la famille acquit une maison. « La paroisse Sainte-Thérèse de Saint-Étienne était distante de deux kilomètres, l'église de Terrenoire encore plus inaccessible par de mauvais chemins. Mes parents ne fréquentèrent plus les offices. Le dimanche, mes frères et moi participions quand même aux cérémonies. Mes années d'adolescence, je descen­dais chaque jour en vélo, à jeun pour communier. Maman observait avec indulgence, se moquant doucement de ces élans mystiques. Leur dernière manifestation de croyance remontait à ce geste d'amitié pour le vieux curé d'Andrézieux quitté avec peine. Ils lui avaient demandé de bénir *leur maison*... 346:807 Pour eux, la religion passait par des liens person­nels, des rites sans doute, mais qui prenaient sens par les relations qu'ils nouaient. Rose et Marius revinrent à la culture de leur enfance. Mon père à ses diatribes mêlées sur le Vatican et les marchands de canons, ma mère à sa philosophie souriante sur un Dieu bienveillant et un destin implacable. Leur foi villageoise avait vécu. » Huguette Bouchardeau ne va pas jusqu'au bout de sa confession. Elle ne nous dit pas vraiment ce qui l'a écartée de la foi, si elle en est tout à fait détachée, comment elle a accepté le cœur léger de militer dans un parti (le PSU) financé par Kim-Il-Sung le despote coréen (c'est-à-dire par la sueur des esclaves du communisme, ce qui ne vaut pas mieux que les fausses factures...). La seule allusion à *sa* politique, et c'est désolant, est une campagne pour la liberté de l'avortement, à laquelle elle mêlera sa mère : « Elle vint témoigner avec d'autres dans une réunion publique... Elle ne réussit à trouver que quelques mots pudiques qui banalisaient le passé. » Page étonnante, inexpliquée (comme ses récentes cam­pagnes pour la dépénalisation des rapports homosexuels avec les mineurs), chez une femme qui aurait pu militer pour l'accueil des enfants à naître, pour un encouragement public de la fidélité plutôt que de la débauche, elle qui reçut, à vingt-huit ans, le divorce de ses parents comme un coup de poignard au cœur : « Je n'ai jamais compris, intellectuelle­ment, le mystère de la durée des sentiments. Je l'ai toujours souhaitée, l'estimant, envers et contre tout désir de lucidité, supérieure à la versatilité... Étais-je atteinte par la destruction impensable d'un lien qui m'avait édifiée, protégée ? Plus simplement encore, ne pouvais-je supporter leur souffrance à chacun, trop évidente, trop présente ? J'eus pendant plus d'un mois une migraine si terrible qu'aucun médicament ne put la calmer. » Robert Le Blanc. 347:807 ### Notules #### Ignominie (encore et toujours) du journal « Le Monde » ![](media/image1.jpeg) 348:807 Dans l'horrible, *Le Monde* avait atteint sous Jacques Fauvet des sommets en décrivant sous un jour riant l'entrée des Khmers rouges dans Phnom-Penh. Dans la calomnie, il s'est dépassé sous André Fontaine : voir les treize mensonges sur Carpentras, en une seule semaine (ITINÉRAIRES, novembre 1990). Mais dans l'ignoble, le dessin de Plantu, publié les 2-3 juin 1991 sous la responsabilité du nouveau directeur Jacques Lesourne, l'emporte largement. L'attaque contre un homme et une femme coupables, aux yeux de la direction du *Monde,...* d'avoir une famille nom­breuse, à la *une* d'un des rares titres français connus internatio­nalement, c'est vraiment une *première.* Cette attaque ignoble devrait nous faire bondir, comme Français déshonorés par la bassesse d'un journal français ; comme chrétiens puisque c'est en tant que chrétiens, et en compagnie de Jean-Paul II, que Lech et Danuta Walesa et leurs enfants (pardon ! leurs « gosses ») sont livrés en pâture au public ; comme père et mère de famille, comme êtres humains tout simplement... A ce jour, ni les lecteurs du *Monde,* ni les responsables politiques français, ni les responsables ecclésiastiques ne sem­blent réagir. On en est donc là... Robert Le Blanc. #### Jean-Paul II « stipendié » par Dom Gérard ! La nouvelle -- disons plutôt la révélation -- est éditoriale­ment garantie par l' « ARM », c'est-à-dire *L'Actualité religieuse dans le monde.* 349:807 L'éditorialiste, qui signe Jean-Paul Guetny un factum qu'il s'efforce de rendre venimeux contre les « traditionnalistes » (avec deux n) dénonce en Dom Gérard « un ancien spahi à qui il advint de *stipendier* les embrassades du pape et de l'islam ». Pas moins. On ne savait pas que le pape se serait livré à de telles embrassades. Et encore moins, que ces embrassades auraient été *stipen­diées* par Dom Gérard. Peut-être supposera-t-on que, mal familiarisé avec la langue française, ce Guetny a cru que *stipendier* voulait dire *vilipender ?* Dans une version comme dans l'autre, l' « ARM » aura honoré son sigle, qui peut aussi bien se déchiffrer : *L'Actualité romancée dans le monde.* J.-B. C. #### La partialité politique de l'évêque Joatton Mgr Pierre Joatton est né à Lyon en 1930 ; prêtre en 1957, aumônier d'ACO, puis d'ACI, professeur au Prado ; vicaire épiscopal et secrétaire particulier du cardinal Renard en 1979 ; vicaire épiscopal de Mgr Decourtray en 1982 ; évêque de Saint-Étienne en 1988 : et la même année il devient président de la commission épiscopale des migrations. Il est titulaire d'une licence en théologie des Facultés de Lyon. Dans *La Croix* du 11 juillet 1991, question du journaliste Bertrand Révillon à Mgr Joatton : « Des chrétiens se laissent tenter par l'idéologie anti-immigrée (*sic*)*,* certains choisissent même de voter pour le Front national. Que leur dire ? » Pour le questionneur, *se laisser tenter par l'idéologie anti-immigrée* (idéologie non autrement définie ou désignée) n'est encore qu'un mal relatif, comparé au mal superlatif qui consiste à aller jusqu'à *choisir même de voter pour le Front national.* 350:807 On se demandera si une telle formulation est balourdise ou piège. En tout cas, le licencié en théologie des Facultés catholiques de Lyon n'y trouve rien à redire, rien à redresser ou à distinguer. Il répond avec son autorité épiscopale : « *Ils se fourvoient. Leur conscience est mal éclairée, elle se laisse entraîner dans une logique totalement païenne, malsaine.* » C'est déjà assez monumental. Mgr Joatton ne s'en contente pas. Il croit devoir ajouter : « *Les chrétiens ne doivent pas oublier que Dieu s'est mani­festé dans le visage d'un expulsé et d'un réfugié.* » Laissons à l'évêque de Saint-Étienne cette dernière approxi­mation. Serait-elle exacte, elle n'aurait rien à voir avec l'immigration-invasion que le pouvoir maçonnique (avant-hier libéral giscardien, hier et aujourd'hui socialo-communiste) nous impose de subir. *Un* expulsé, *un* réfugié, *un* étranger, ce n'est pas la question. La question est celle d'un fantastique flux migratoire. Quoi qu'il en soit, on notera que Mgr Joatton a choisi des termes aussi moralement injurieux qu'intellectuellement déplacés pour condamner le fait de « voter pour le Front national » : une logique *totalement païenne,* pourquoi donc « païenne », et pour­quoi « totalement » ? Veut-il régler un compte personnel avec la logique d'Aristote ? Mais la logique de ce païen n'était point païenne, elle était naturelle. Et pourquoi une logique « mal­saine », celle qui entraîne des citoyens français à voter pour *le seul,* parmi les candidats à la présidence de la République, se réclamant explicitement du Décalogue, *le seul* reconnaissant explicitement à la France sa vocation de fille aînée de l'Église ? Pour des chrétiens, pour des catholiques, c'est tout de même « logique », d'une logique tout court, qui est en même temps une logique parfaitement chrétienne. 351:807 Lorsque Mgr Joatton condamnera en termes aussi énergi­ques le vote pour les tenants du libéralisme ou du socialisme, le vote pour les francs-maçons ou les marxistes, qu'il veuille bien nous en faire part, afin que nous puissions alors avertir nos lecteurs qu'il est sorti de la partialité où nous le voyons aujour­d'hui enlisé. Jean-Baptiste Castetis. #### L' « inspiration chrétienne » est donc clandestine *Question à Jacques Barrot* Quand il s'exprime dans le journal *La Croix* (voir le numéro des 21-22 juillet), Jacques Barrot se réclame de la « démocratie chrétienne ». Il nous apprend que « ses deux références avouées sont l'Action catholique de la jeunesse française (ACJF) et le personnalisme d'Emmanuel Mounier » (sans oublier toutefois ce qu'il appelle : « la thèse de Jacques Maritain : l'humanisme intégral »). Mais le parti dont il est le secrétaire général se nomme le « CDS », où « C » ne signifie pas *chrétien,* mais *centre :* Centre démocratique et social... Question posée par *La Croix :* *-- On assiste, dans le monde politique, à un débat sur le retour des valeurs. Que peut lui apporter de spécifique le CDS ?* Réponse de Jacques Barrot : -- *Ce qui fait la caractéristique de la démocratie chrétienne...* Stop ! Donc pour lui, « CDS » et « démocratie chrétienne » sont deux expressions désignant la même réalité, ayant les mêmes « valeurs ». Il le dit. Il le dit dans *La Croix.* Mais seulement dans *La Croix,* semble-t-il. 352:807 Les partis « démocratiques d'inspiration chrétienne », en Allemagne, en Italie, ne sont pas des partis clandestins. Ils ne cachent pas leur titre de *chrétiens,* ils l'arborent explicitement dans leur dénomination officielle. En France, déjà à partir de 1945, le MRP (Mouvement républicain populaire) chuchotait aux chrétiens qu'il était chré­tien ; aux autres il ne le signalait pas autrement. Pour quel motif les *valeurs* et la *morale* de Jacques Barrot doivent-elles taire leur nom *chrétien* quand elles sortent dans le monde ? C'est la question qu'on peut lui poser. J.-B. C. #### La corruption des mineurs Le Sénat a proposé le 23 avril un amendement demandant que soient sanctionnées les relations homosexuelles avec des mineurs. En cette époque de sida, ce n'est pas du luxe... Aussitôt une pétition circule, reproduite complaisamment, notamment par *Le Monde* (5 mai). Qu'on y trouve les noms de nombreux militants homo­sexuels soucieux de préserver leurs menus plaisirs (même s'ils peuvent être mortels pour les enfants des autres), quoi de plus... naturel ? Mais à côté des Roger Peyrefitte, Hervé Guibert, Matzneff, Fernandez, Navarre, on trouve aussi parmi les signataires des « responsables » politiques proches du PS (Huguette Bouchar­deau, Harlem Désir, Gisèle Halimi) ou du PC (Gilles Perrault) et de graves historiens et sociologues (Vernant, Bourdieu, Veyne, Michelle Perrot), sans oublier le m'as-tu-vu Léon Schwartzenberg. Cependant le plus scandaleux est de trouver la signature de grands moralisateurs « chrétiens » : Albert Jacquard (qui prêche à Radio-Notre-Dame, la station du cardinal Lustiger) et Mgr Gaillot. 353:807 « Laissez venir à moi les petits enfants, pour que je les pervertisse » : c'est, semble-t-il, leur nouvelle traduction de l'Évangile. Robert Le Blanc. #### Leur silence est parole Au moment où le pape appelle à une « nouvelle évangélisa­tion », il était opportun que « Guy Deroubaix », ainsi signe-t-il dans *La Croix* (du 17 juillet), nous révèle ce que signifie annoncer l'Évangile « aujourd'hui » pour la Mission ouvrière. Cette Mission ouvrière, nous dit le président de la Commis­sion épiscopale du monde ouvrier, « bouge, lance des invita­tions, vit une manifestation locale, accueille à Noël l'Enfant-Dieu, célèbre la Pâque du Christ, dit la lutte pour la justice et Jésus-Christ aujourd'hui ». Bon... Mais encore ? Mais com­ment ? Voici : « Il y a d'abord le cri muet de nos vies. » Ce cri, certes, puisqu'il est muet ne fait guère de bruit, d'autant, ajoute-t-il que, pour ces militants, « leur silence est parole », et vice-versa sans doute. On se trompe : ce cri quoique muet, et cette parole, bien que silencieuse, permettent aux « jeunes de la JOC » de dire « tout de suite et *tout haut* Celui qui leur a touché le cœur et changé la vie ». A dire vrai, cet effort méritoire de proférer « tout haut » un cri muet et une parole silencieuse est inutile. Puisque l'essentiel est de « laisser Dieu être Dieu », ce à quoi Dieu parvient depuis longtemps déjà sans le secours de la Mission ouvrière. Mais il faut que le Seigneur le sache : la Mission ouvrière n'y fera pas obstacle, elle le laissera être lui-même, ce qui témoigne d'une grande libéralité. 354:807 Guy Deroubaix confie le soin de conclure à une haute figure de la Mission ouvrière, Félix Lacambre qui confesse à propos de Dieu : « Je crois qu'il est présent tant qu'on le cherche. » Quand on l'a trouvé, il n'est plus là... Sauf, peut-être, dans « le cri muet de nos vies » ? Guy Rouvrais. #### Pauvre petit Miguel Je lis quelque part une assez venimeuse contre-vérité, de fabrication helvético-brésilienne, mal construite au demeurant, puisqu'elle voudrait faire croire que le philosophe Gustave Cor­çâo (mort en 1978) avait été tenu à distance par le monastère du Barroux (qui n'existe que depuis 1979) : « Le monastère du Barroux a toujours tenu à distance le grand philosophe qui s'est toujours élevé avec beaucoup de vigueur contre le modernisme. Une trop grande vigueur pour plaire au père prieur du monastère Sainte-Madeleine. » Cela est écrit et signé par un moine se déclarant au nombre de ceux qui sont « consacrés entièrement à la prière ». Pas assez *entièrement* toutefois pour ne pas avoir trouvé le temps de fabriquer mensonge et calomnie. La vérité : le seul ouvrage de Corçaô paru en français a été édité précisément par les moines du Barroux : *La découverte de l'autre,* Éditions Sainte-Madeleine 1987. En préparation aux mêmes éditions du Barroux, une traduction française de *O Seculo do nada.* (A quoi s'ajoutent les articles de revue parus dans ITINÉRAIRES du vivant de Corçâo.) Rien d'autre dans l'édition française. Voilà ce que le moine calomniateur appelle « *avoir toujours tenu à distance* » Gustave Corçâo ! C'est Dom Gérard qui, le premier, a fait connaître en France la personne et l'œuvre de Gustave Corçâo. C'est Dom Gérard qui, rentrant du Brésil en 1968, me parla de lui le premier comme du « Chesterton brésilien ». Le petit moine menteur, « entièrement consacré à la prière », sauf quand il s'emploie à sécréter son venin, sait pourtant tout cela, il le sait parfaitement, il en a été souvent le témoin et même quelquefois le compa­gnon. Quels fruits vénéneux produit-il maintenant. Vous les reconnaîtrez à leurs fruits. 355:807 Lui-même finira-t-il par reconnaître avec horreur, dans ses fruits vénéneux d'aujourd'hui, ce qu'il est misérablement devenu. Je le lui souhaite de tout cœur, et non pour la première fois. J. M. ### Lectures et recensions #### Pierre Boutang *Karin Pozzi et la quête de l'immortalité *(La Différence) Catherine Pozzi -- Karin, comme elle signait quelquefois et comme la nommaient ses amies -- fut hantée toute sa vie par la figure des gémeaux. Elle recher­cha en vain le frère en esprit (elle crut un moment que Valéry sau­rait l'être) avec qui l'union serait sans faille. Peut-être avec ce livre voit-on aujourd'hui la figure se compléter. Qu'importe que la fra­ternité soit posthume ? La fable nous dit bien que les Dioscures sont toujours séparés : ils se relaient au ciel, c'est tout ce que Pollux a obtenu de Zeus. Voilà ce nouveau livre, où Bou­tang accompagne avec une sorte d'attention violente, passionnée, la quête de la jeune femme. Pensant au récit qu'il écrivit autrefois, je dirai qu'il est tour à tour le veilleur guettant la sortie du furet qu'il a lancé dans un souterrain, et le furet lui-même, acharné à la poursuite de son gibier, traquant la vérité jusque dans ses refuges secrets. Mais d'abord, qui était Cathe­rine Pozzi ? La fille d'un médecin illustre en 1900, « un bellâtre », dit Léon Daudet. Elle eut le mal­heur d'épouser Édouard Bourdet, très parisien, très corrompu. Très tôt tuberculeuse, angoissée à l'idée qu'elle ne ferait pas fructifier les talents dont parle la parabole. Elle avait acquis une vraie culture scientifique. Elle a eu des expé­riences mystiques. 356:807 Personnage étonnant, dont je citerai ce mot, à quelques jours de sa mort, en 1934 : « Il n'y a plus que deux choses qui m'intéressent : le catho­licisme et les robes. » Elle ajoute aussi : « Qui comprendrait ? Elle n'a pas compris. » (Le propos avait été tenu à son amie, Marie de Régnier, qui la connaissait bien pourtant, écrivant : « Karin fut un être héroïque ».) Le *Journal* publié ces dernières années a fait mieux connaître son envergure, en faisant rééditer des livres introuvables, la nouvelle d'*Agnès,* l'essai de *Peau d'âme,* œuvre de génie, et les six poèmes (assez brefs) qu'elle avait consenti à publier en revue. Paulhan en fit un volume de la collection « Métamorphoses » en 1959. On a publié depuis l'ensemble de son œuvre poétique : ce n'était pas la peine. L'œuvre centrale, c'est *Peau d'âme,* dont le titre étrange fait fuir les gens graves. Et même ceux qui y résistent laissent tomber le livre une fois ouvert, y trouvant des paragraphes entiers en vers d'opérette, des vers d'opérette qui disent des choses neuves et capi­tales -- mais leur rythme même semble démentir la valeur du pro­pos. Il faut y voir le refus du sérieux, de l'empesé, de l'officiel. Et aussi la jubilation de l'esprit qui trouve un monde neuf et se grise de la vérité. Sans parler du goût du jeu, comme dans certains textes de Daumal, qui lui aussi aimait faire des pieds de nez. *Peau d'âme.* D'où vient ce titre ? Boutang, se rappelant l'amitié de K.P pour Marie de Régnier, en littérature Gérard d'Houville, une des figures du « romantisme féminin » (cf. l'*Avenir de l'intelligence*)*,* se dit cer­tain que la jeune femme avait lu l'essai de Maurras -- c'est en effet probable -- où l'on trouve ceci : « Les mots s'impriment à l'épi­derme de l'âme.... » Voilà une origine du titre, dit Boutang, qui n'a pas de peine à rejeter l'hypo­thèse « égyptienne » du récent biographe de K. Pozzi. L'autre source, c'est le conte de *Peau d'âne* où il est question de robes merveilleuses (couleur du temps, couleur de lune, de soleil) et aussi d'un père qui veut épouser sa fille. Rien ne dit que Samuel Pozzi fut incestueux, mais possessif, domi­nateur, il fut un père violent. Pour lui, Catherine avait une admira­tion sans bornes, mais elle se rebella, fuit en Angleterre. Lais­sons cela. Il y a dans l'essai trois éléments, dit Boutang : « une intention chrétienne, des concepts grecs, un outillage scientifique moderne -- c'est-à-dire des années vingt et trente -- en biologie et en physi­que ». L'auteur de cet essai ina­chevé veut retrouver, à travers un symbole de biologie, « l'étrange dogme catholique ». Montrer comment la science la plus sûre oblige à revenir à ce que l'Église dit de l'homme : Adam, la chute, la rédemption. De cette rencon­tre, plus étrange encore, en appa­rence, que le dogme, K. Pozzi est sûre. Au centre de sa réflexion, cette trouvaille, cette énigme : « Tu sentiras à condition d'avoir senti. » Joli tour, dont elle dit elle-même qu'il semble sorti d'un conte de fées. Pourtant, il en est ainsi, aucune statue de Condillac n'y peut tenir. 357:807 Il n'y a dans l'univers qu'a­tomes en mouvement. C'est ce mouvement qui nous fait perce­voir froid, chaleur, couleur et le reste. Comment cela se peut-il ? « L'oreille reçoit des vibrations, c'est *je* qui reçoit *do.* » L'oreille, le corps, c'est encore des atomes -- comme le téléphone. Ce qui opère la transformation, le passage du mouvement à la qualité, c'est « la peau de l'âme », ce « second uni­vers » qui ordonne et filtre le chaos. Mais cette peau nous réserve d'autres surprises. On est obligé d'admettre qu' « aucun vivant n'a jamais senti un premier signe de l'univers ». Ces constatations abruptes, Boutang les prolonge et les étaie avec une science tellement armée, tellement subtile que je désespère de l'évoquer sans trahir. L'analyse la plus complète de ce que contient ou suppose l'essai l'amè­ne à évoquer Pascal (« Qu'est-ce qui sent du plaisir en nous ? Est-ce la main, est-ce le bras, est-ce la chair, est-ce le sang ? On verra qu'il faut que ce soit quelque chose d'immatériel. ») comme à examiner la *I^re^ épître aux Corin­thiens* sur le corps psychique et le corps spirituel. Pour l'universelle mobilité, voici le discours de Pro­tagoras dans le *Théétète,* que K.P. connaissait, et son prolongement chez Nietzsche. Mais Aristote est présent aussi, et d'ailleurs Heisen­berg. Toutes les avenues qui par­tent de ce texte ou qui y aboutis­sent sont recensées, parcourues quelquefois par un esprit infatiga­ble et qui entend ne rien laisser dans l'ombre. Boutang va chercher dans une note publiée dans la N.R.F. par K.P cette merveilleuse indica­tion : « Le Réel (l'essentiel) c'est le cœur du premier Adam. » Le voilà à son tour au cœur de sa préoccupation ancienne, notre lien avec le premier homme. C'est là que le ramène encore la page, très belle, de K. Pozzi, sur le jardin de juillet : « Soudain vous enten­dîtes les jours passés... Ce n'était pas du souvenir, mais du sentir. Une fissure, une faille de temps, ouverte plus qu'aux entrailles de la conscience, rejoignait un élé­ment nouvel, inépuisable, trou­blement pur, où des instants pas­sés pareils à celui-ci étaient pris. Je sens ce que j'ai déjà senti. » Pour Boutang, ce sentiment est indépendant du *je* empirique. Il se réfère à une « humanité origi­naire ». Et ajoute-t-il, « si la rai­son et la foi s'accordent pour appeler un premier homme qui ne serait plus exactement un moi au sens dérivé (dont nous avons la fragile expérience) mais l'huma­nité originaire, générique, alors c'est du côté du premier homme que le transcendental va commen­cer ». Et c'est par là que nous rejoignons la piste de « l'étrange dogme catholique » et de l'im­mortalité assurée par le fait que le Christ, deuxième Adam, a revêtu la condition corporelle de l'homme. « Est-elle la première à com­prendre ce qu'elle comprend ? Oui, pour ce qu'elle comprend le mieux, qui est le mode de la sensibilité au monde, la fonction « extérieure » de l'âme, que la phénoménologie a recherchée sans parvenir à l'exprimer, car cela exigeait un mythe -- et peut-être plusieurs. » 358:807 Tel est le jugement de Boutang sur l'auteur de *Peau d'âme.* On pense bien qu'il n'oublie pas le poète. Six poèmes, c'est peu, sans doute. Il se trouve que ce petit nombre de vers suffit à équilibrer de lourds volumes qui n'ont pas su capter la poésie. Ici, je veux dire dans *Ave, Vale* et les autres, il y a une concentration, une densité poétique qui fait pâlir bien des *charmes* contemporains. Allusion à Valéry*,* bien sûr. Elle ne va pas sans injustice. Cependant, regar­dez. De la rencontre de M. Teste avec K.P, de l'amour qu'ils eurent l'un pour l'autre, il reste d'un côté *Tes pas enfants de mon silence...* beau poème, à peine déparé par l'expression *vers le lit de ma vigi­lance,* qui est bien gauche. Mais K. Pozzi nous donne, elle, *Vale,* qui est encore plus beau (... Où fut la flamme, où fut la destinée...) Et il y a *Ave,* qui parle d'un autre amour, qui n'est plus de la terre, *Maya,* si mystérieux. De telles œuvres éclipsent non seulement toutes les figures du romantisme féminin, qui faisaient tant de bruit quand K. Pozzi restait dans l'om­bre, mais rejettent au second rang bien des noms célèbres. Georges Laffly. #### Philippe Bourdrel *L'épuration sauvage,* tome II (Perrin) Voici un ouvrage étonnam­ment brouillon, pour un travail d'universitaire. Philippe Bourdrel présente quantité de récits atroces et pathé­tiques sur l'Épuration de 1943-1945 dans l'Ouest, le Centre, le Sud-Ouest, la région parisienne, l'Est et le Nord (les autres régions étaient évoquées, à gros traits elles aussi, dans le tome I). Mais nulle part on ne trouve un travail précis, donnant ou utili­sant entièrement les sources dis­ponibles, visant à l'exhaustivité au moins sur tel ou tel point. Il parvient même à être plus flou que Thierry Guidet, auteur d'une enquête sur l'assassinat de l'abbé Perrot (dans le Finistère en décembre 1943), qui établit claire­ment que ce meurtre fut décidé et perpétré par le parti communiste (alors clandestin). Il ignore ou feint d'ignorer (car il y a là un tabou auquel on ne touche pas sans prendre le risque de se brouil­ler avec les milieux influents de l' « école historique française ») les travaux de Robert Faurisson sur Françoise Armagnac (captu­rée à la sortie de sa messe de mariage et fusillée dans sa robe blanche dès le lendemain), 359:807 sur l'abbé Heymès (torturé à mort pour avoir réprouvé en chaire un massacre commis par la Résis­tance) et autres victimes des maquis du Confolentais (nord-est de la Charente), -- travaux parus dès juillet-août 1977 dans *Défense de l'Occident, puis* en mars 1986 dans *Écrits de Paris,* et encore dans la *Revue d'Histoire révision­niste* de février-mars-avril 1991. Rendant compte du livre de Bourdrel dans *Ouest-France* (4 juillet), le journaliste résistantia­liste J.-D. Boucher écrit, comme pour se rassurer et convaincre lui-même : « Le procès de l'Épuration a été clos, sur le plan histori­que, par le livre de l'Américain Peter Novick en 1985. » Or Peter Novick, qui veut s'en tenir au nombre officiel de victimes (9.300 à 11.100, chiffres déjà énormes si l'on tient compte du fait qu'il ne s'agit pas d'une guerre), écrivait lui-même : « Ces chiffres sont à prendre ou à laisser puisque l'ac­cès aux archives concernant ce problème n'a pas été autorisé, pas même à des chercheurs habituelle­ment privilégiés » (on savourera l'expression, dans un pays qui commémore chaque 4 août l'abo­lition des privilèges). Robert Fau­risson a critiqué la méthode pares­seuse de Novick dans *Écrits de Paris* de mars 1986. Philippe Bourdrel incline lui aussi à penser que les statistiques officielles actuelles ne suffisent pas, et que le bilan se situe entre dix mille et vingt mille victimes, -- ce qui reste bien vague... J.-P. Hinzelin. #### Laurence Miroux *L'Oise sous la Restauration* (*1815-1830*)* *(Gemob) C'est l'ouvrage d'une débu­tante, consciencieuse, peut-être un peu naïve parfois sur les ques­tions éducatives et religieuses (d'après Armand Mathieu dans *PRÉSENT,* 5-6 janvier 1991), mais sur un sujet qu'elle est la première à défricher. Dans sa préface, le Professeur Jean Tulard la félicite d' « apporter une abondante moisson sur un département qui conserva, sous la Restauration, sa propre personnalité ». Et d'abon­dants index (personnes, localités, thèmes auxquels il faudrait ajou­ter ultramontanisme pour la p. 142) rendent cette moisson facile d'accès. 360:807 D'autre part, l'illustration, due à Philippe Bonnet-Laborderie, est somptueuse, souvent en couleurs : architecture et mobilier, portraits, monnaies, souvenirs royalistes (de Louis XVII au duc de Bordeaux). Ne serait-ce que pour ceux-ci, tous les royalistes de l'Oise (et même les autres) voudront avoir ce livre dans leur bibliothèque. Robert Le Blanc. #### Mircea Eliade *Fragments d'un journal* (III) (1979-1985) Le premier tome de ce journal était passionnant ; le second, hon­nête ; celui-ci, décevant. La glace de l'âge y est peut-être pour quel­que chose, et les nombreux maux qui accablaient Eliade dans ses dernières années. Mais plus encore, il faut voir là l'effet des honneurs et cérémonies qui alour­dissent une vie, devenue pour une grande part une vie officielle. Les tristesses de l'âge sont hélas présentes : proches et amis qui meurent, bibliothèque et papiers dont on se sépare, vieux projets qu'on enterre, regrets. Celui-ci, par exemple, très justifié : « J'au­rais dû terminer *Histoire* par les chapitres sur l'Islam, la Renais­sance et la Réforme. » (Il s'agit de l'*Histoire des croyances et des idées religieuses,* parue en France chez Payot.) Les chapitres cités en effet ne manquent pas d'intérêt, mais le livre boite, il me semble, dès l'apparition du christianisme. L'auteur tient à prendre ses dis­tances, en homme de science, et il s'y prend mal. Pour parler simple­ment : le juge a trop de liens avec le prévenu, et tient trop à les faire oublier. Il y a un bon passage, au moins. C'est la note sur Alexandra David-Neel : « L'extraordinaire résistance physique et la volonté de cette femme. Et pourtant aussi bien lors de ma première lecture de *Voyage d'une Parisienne à Lhassa* qu'aujourd'hui, j'ai trouvé bien quelconques ses réflexions sur le bouddhisme, sans parler de ses banalités antichrétiennes et théosophiques. » Puis il énumère les chances et les dons de cet auteur, toujours à la mode, pour conclure : et tout cela « pour révéler en fin de compte des « vérités » que n'importe quel lec­teur cultivé aurait pu découvrir en lisant les volumes à la disposition de tous au musée Guimet ». Et voilà qui suffit pour classer cette dame à son rang, le sixième ou dixième. Georges Laffly. 361:807 #### Dominique Bagge et Dominique Suriano. *Diran *(L'Harmattan) C'est le récit d'une jeunesse arménienne, par un vieil homme arrivé en France dans les années vingt. Fin lettré, il n'a pas eu cependant le cœur d'écrire lui-même ses souvenirs, mais les a confiés à deux amis. Cela com­mence par un garçon de sept ans qui regarde l'assaut de son village célicien par les Turcs. Aux cris d' « Allah » répondent les « Christos » des villageois. Cela se termine par l'arrivée à Paris. Le premier soir, il dîne dans un res­taurant dont le cuisinier s'appelle Aznavourian. Il va bientôt avoir un petit-fils qui sera prénommé Charles. L'ensemble est étonnant. G. L. #### Paul Ribeaud *La grande porte *(Ouest-France) « 45.000 km en stop de Paris au Cap et retour. » C'est le premier exploit de Paul Ribeaud, qui vou­lut entrer dans la carrière de jour­naliste par la grande porte -- et réussit. En fait de portes, il eut aussi l'art de les claquer, tout au long de sa vie. Car s'il est un des grands reporters les plus éton­nants, et peut-être le plus fou, il est aussi le plus loyal. Cette course vers Le Cap, c'était en 1951, et il avait à peine plus de vingt ans. Pas un sou, bien sûr, mais beaucoup de culot (le mot toupet serait faible) et une grande persévérance. Faute d'argent, c'est douleur non pareille, on le sait depuis Panurge. Paul Ribeaud saura trouver des expédients aussi ingénieux que ceux de Panurge, et son voyage devient plus fabuleux que n'importe quel rallye. Mais il faut y aller voir. Il s'agit là d'une réédition. L'auteur, qui apprit de 51 à 62 à bien connaître Alger, aurait bien dû corriger de petites erreurs. 362:807 Il n'y avait pas dans cette ville une avenue d'Isly montante : il doit s'agir de la rue Michelet. Il n'y avait pas non plus de Fort-Carré dans la banlieue, mais les deux villes de Maison-Carrée et de Fort-de-l'eau. Il est vrai que nous ne sommes plus très nom­breux à savoir cela. G. L. #### Michel Mohrt *Un soir, à Londres *(Gallimard) Le temps a passé, comment est-ce possible ? Le passé englouti, inimaginable pour les jeunes gens, toujours ricaneurs, le passé est pourtant toujours vivace, actif. Cette question est au cœur des romans de M. Mohrt. Il a le grand art de la densité. En cent pages, gros caractères, c'est pourtant bien un roman qu'il nous donne, avec ses perspectives, ses plans différents. Avec cela, pourquoi l'opération parfaitement réussie avec *Le Télésiège,* une de ses meilleures œuvres, n'arrive-t-elle pas à aboutir pleinement cette fois-ci, je n'en sais rien. Une cer­taine fatuité, peut-être ? G. L. 363:807 ## DOCUMENTS ### Un catéchisme pour adultes de gauche *Au mois de mai 1991 a paru en librairie un volume de 450 pages intitulé :* « *Catéchisme pour adultes* » *et portant comme nom d'auteur :* « *Les évêques de France* »*.* *A ce sujet le quotidien PRÉSENT a publié le 3 juin l'article suivant, signé Jean-Baptiste Castetis :* Voici une observation que d'emblée je déclare latérale et non essentielle, concernant ce gros *Catéchisme pour adultes* de 450 pages, qui a pour auteur « les évêques de France » et qui, selon un éditorial de Geneviève Esquier dans *L'Homme nouveau,* « a trouvé un équilibre dans l'exposition de la foi peut-être encore jamais atteint jusqu'ici en France ». 364:807 Ce qui n'est pas latéral, ce qui est en effet essentiel dans tout catéchisme, ce sont les choses dont Geneviève Esquier parle avec enthousiasme, la « doctrine », la « fermeté courageuse », la « pédagogie ouverte et aimante » : je n'en dirai rien, du moins à cette place et en ce jour, me contentant pour le moment de prendre acte des précisions données à ce sujet par l'article cité de *L'Homme nouveau.* Mon observation non théologiquement essentielle, mais existentiellement inévitable, est que « les évêques de France » manifestent dans cet ouvrage une inclination politique à gauche qui va jusqu'à la partialité. Une partialité inconsciente, je présume, mais justement, si elle est inconsciente elle est l'indice d'un infléchissement des convictions, d'une dérive mentale. Premier signe. Un seul « *anti* » est mentionné dans ce catéchisme des évêques, et c'est pour être approuvé et recommandé. Mais ce n'est pas l'anti-communisme. Ce n'est pas non plus l'anti-maçonnisme. C'est l'anti­racisme ; et sans aucune mise en garde contre sa princi­pale forme actuelle, celle d'un faux anti-racisme, impos­teur et persécuteur. Signe complémentaire : il faut page 329 *refuser toute forme de racisme,* et réitération insistante page 331, on doit *exclure le racisme sous toutes ses formes.* D'accord assurément, sous la seule réserve que la France étant le pays le moins raciste du monde, mais étant aussi un pays dominé par un socialisme anti-chrétien, il serait au moins aussi important de *refuser et exclure toute forme de socialisme et de communisme :* cela n'est pas dit. Au communisme, le catéchisme épiscopal reproche seulement (p. 353) de « stériliser la responsabilité et la créativité », ce qui est vrai mais n'est pas tout, il s'en faut, et encore on ne lui reproche de le faire que « trop souvent », ce qui indique que parfois il ne le ferait pas, on voudrait bien savoir où ! 365:807 La précision erronée « *trop souvent* » (au lieu de : constamment) est d'ailleurs répétée deux fois dans le même alinéa, ce qui est appuyer beaucoup le clin d'œil. Autre signe : le « nationalisme » est décrété n'être qu'*une forme dégradée du patriotisme* (p. 331), affirma­tion violemment inexacte, en France du moins : le nationalisme à la française, celui de Maurice Barrès et de Charles Maurras, n'est pas *une forme* (dégradée ou non) *du patriotisme,* il est une doctrine politique. Je n'entends certes point reprocher aux évêques de vouloir enseigner la *morale politique.* C'est à juste titre que la morale politique trouve place dans le catéchisme. Mais la passion et la partialité politiques ont dû s'en mêler, d'une manière choquante pour la « sensibilité » des catholiques français qui, dans leur majorité, ne sont pas de gauche. Du moins je suppose qu'il ne s'agit de rien d'autre que partialité et passion politiques, je le suppose jusqu'à une éventuelle preuve du contraire. C'est l'hypothèse la plus bienveillante. Car sinon, nous aurions affaire à la conséquence visible d'un secret infléchisse­ment philosophique ou théologique, ce qui serait un symptôme véritablement ennuyeux dans un catéchisme. Suspendons notre jugement, et interrogeons là-dessus le délicat discernement et la fine plume de Geneviève Esquier, en espérant que dans un prochain éditorial de *L'Homme nouveau* elle nous apportera quelque lumière explicative. \[*Fin de la reproduction intégrale de l'article de Jean-Baptiste Castetis :* «* Un catéchisme qui pense et penche à gauche *»*, paru dans le quoti­dien PRÉSENT du 3 juin.*\] 366:807 A notre connaissance cet article de *Présent* ni les questions précises qu'il a soulevées n'ont fait l'objet d'aucun commentaire, d'aucune réponse, n'ont suscité aucune explication, ni non plus aucune esquisse de « dialogue », pas même de la part de Geneviève Esquier ou d'une autre personnalité de *L'Homme nouveau *; ni d'aucune autre publication religieuse. Il n'y a apparem­ment personne aujourd'hui dans la presse catholique française avec qui l'on puisse parler de ces choses. Ni d'ailleurs d'autres choses. On ne se parle plus. Du tout. Par principe ; par système. 367:807 Calendrier liturgique pour 1992 \[...\] 423:807 AVIS PRATIQUES ANNONCES ET RAPPELS \[...\] ============== fin du numéro 807. [^1]:  -- (1). Voir dans le n° 29 de « L'Action familiale et scolaire » l'article « La doctrine sociale de l'Église comme idéologie ». [^2]:  -- (2). Si l'on se rappelle que l'organisation par corps de l'économie repose essentiellement sur trois corps intermédiaires naturels : métier, entreprise, profession, on s'étonnera que l'encyclique ne dise rien des corps de métier et des corps professionnels alors qu'elle accorde un rôle détermi­nant aux syndicats tels qu'ils sont conçus aujourd'hui (groupant les hommes d'après la place qu'ils occupent sur le marché du travail).  Cf. ce passage de l'encyclique « Quadragesimo anno » du pape Pie XI rédigée pour le quarantième anniversaire de « Rerum novarum » : « De nos jours, sur le marché du travail, l'offre et la demande opposent les parties en deux classes, comme en deux camps ; le débat qui s'ouvre transforme le marché en un champ clos où les deux armées se livrent un combat acharné. A ce grave désordre qui mène la société à la ruine, tout *le monde* le comprend, il est urgent de porter un prompt remède. Mais on ne saurait arriver à une guérison parfaite que si à ces classes opposées on substitue des organes bien constitués, des « ordres » ou des « professions » qui groupent les hommes non pas d'après la position qu'ils occupent sur le marché du travail, mais *d'après les différentes branches de l'activité sociale auxquelles ils se rattachent.* De même, en effet, que ceux que rapprochent des relations de voisinage en viennent à constituer des cités, ainsi la nature incline les *membres d'un même métier ou d'une même profession,* quelle qu'elle soit, à *créer des groupements corporatifs,* si bien que beaucoup considèrent de tels groupements comme des *organes sinon essentiels, du moins naturels dans la société.* » (souligné par nous). [^3]:  -- (3). A noter toutefois qu'au § 47 figure une liste de vrais droits de l'homme... qui se termine malheureusement par l'évocation de la liberté religieuse comprise au sens libéral du terme. Sur cette question, voir le livre de Jean Madiran : *Les droits de homme DHSD* (éditions Difralivre) et la brochure de l' « Action familiale et scolaire », « Philosophie de la Révolution et droits de l'homme ». [^4]:  -- (4). Voir plus loin ma réponse à la troisième question. [^5]:  -- (5). Cf. la remarque de l'historien François Furet : « Il existe dans tout pouvoir démocratique (...) une oligarchie cachée aussi contraire à ses principes qu'indispensable à son fonctionnement. » (« Penser la Révolution française », p. 241.) [^6]:  -- (6). Pie XII, 29 avril 1945. [^7]:  -- (7). 1963 : année de l'encyclique « Pacem in terris » (11 avril 1963) par laquelle les idées libérales ont trouvé pour la première fois droit de cité dans un texte pontifical. D'où les commentaires à son sujet de personnali­tés comme le père Rouquette s.j. : « Elle (l'encyclique « Pacem in terris ») est en effet un événement qui, pour les historiens de l'avenir, marquera un tournant dans l'histoire de l'Église » (« Les Études », juin 1963) et comme le père Jean-Yves Calvez s.j. qui, dans « Le Monde » du 27 février 1985, expliquait que, pour la question des droits de l'homme, l'encyclique « Pacem in terris », « marque un tournant décisif ». Sur cette question, voir la brochure de « l'Action familiale et scolaire » « La liberté religieuse, droit ou tolérance ? » [^8]:  -- (8). sur ce sujet, voir les articles et études suivants : -- Père Joseph de sainte Marie : « Le concile Vatican II échappe-t-il à l'accusation de libéralisme ? » (ITINÉRAIRES n° 315) ; -- Christophe Geffroy : « La doctrine du Christ-Roi et la liberté religieuse » (ITINÉRAIRES n° 327) ; -- Arnaud de Lassus : « La liberté religieuse, droit ou tolérance ? » (tiré-à-part de « l'Action familiale et scolaire »). [^9]:  -- (1). Ce paragraphe « 28 » d'Yves Chiron est bien le paragraphe « 27 » mentionné par *Centesimus annus,* et il s'agit bien du même passage. L'encyclique *Rerum novarum* n'était pas numérotée à l'origine : d'où les variations que l'on constate, selon les traductions, dans les numérotations ultérieures. (Note d'ITINÉRAIRES.) [^10]:  -- (1). Voir à ce sujet les remarques de Gustave Thibon dans son livre « L'équilibre et l'harmonie », en particulier page XI. [^11]:  -- (1). C'est bien une « erreur de référence », comme le fait remarquer dans sa réponse Jacques Trémolet de Villers. Il s'agit en réalité du paragraphe 29. [^12]:  -- (1). Ouvrage récemment remis au jour par les Éditions Dismas, 5, rue de Bayère, B-5537 Haut-le-Wastia (Belgique). [^13]:  -- (1). Jean Madiran, ITINÉRAIRES n° 336 p. 26-27 et « Quand il y a une éclipse » p. 26-27. [^14]:  -- (2). Voici un extrait plus complet du § 47 de l'encyclique : « (*Le bien commun*)*, en effet, n'est pas seulement la somme des intérêts particuliers, mais il suppose qu'on les évalue et qu'on les harmonise en fonction d'une hiérarchie des valeurs équilibrée et, en dernière analyse, d'une conception correcte de la dignité et des droits de la personne.* » [^15]:  -- (3). A ce sujet, voir le chapitre XXX « L'autonomie des valeurs » du livre *Iota unum* de Romano Amerio. [^16]:  -- (1). § 53 de l'encyclique citant le § 14 de l'encyclique *Redemptor hominis*. [^17]:  -- (1). De même dans le jargon politique : principes, vérités fondamen­tales, convictions, certitudes, vertus, devoirs... que me chantez-vous là ? Ces anachronismes sont maintenant supplantés par des « *sensibilités* »*,* des « *options* » qui ont l'avantage d'évoluer au gré des vents. Pour rappel : « ...Ce simple déplacement de mots effectue fort vite un immense déplace­ment d'idées. » (Louis Veuillot, *L'illusion libérale.*) (Note d'Alexis Curvers.) [^18]:  -- (1). Celle-là même que René Rémond fait courir des Louis-Philippards aux giscardiens dans *Les Droites en France,* 1982. [^19]:  -- (2). Jean-Paul II, *Laborem exercens,* 1981. [^20]:  -- (3). Jean-Paul II, *Centesimus annus,* 1991*.* [^21]:  -- (4). « Entre les différents systèmes liés aux temps dont ils dépendent, l'Église ne peut être appelée à adopter l'un plutôt que l'autre. Dans les limites de la loi divine qui vaut pour tous et dont l'autorité oblige non seulement les individus, mais les peuples, il y a un large champ et une liberté de mouvement pour les formes les plus variées des conceptions politiques. » In *Message de Noël* de Pie XII, 1940. [^22]:  -- (5). Jean-Paul II, *Centesimus annus,* 1991. [^23]:  -- (6). *Ibidem.* [^24]:  -- (7). *Ibidem.* [^25]:  -- (8). Jean-Marie Le Pen in *Identité,* n° 10, 1990. [^26]:  -- (1). Je parle bien sûr du flux migratoire de la campagne vers la ville. [^27]:  -- (1). Il y a cependant une grosse bourde que personne ne semble avoir relevée : la salle de la mairie, avec buste de Louis-Philippe, où Rodolphe séduit Emma, est tendue de superbes fleurs de lys neuves... que Chabrol et ses conseillers prennent sans doute pour l'emblème de la Monarchie de Juillet. [^28]:  -- (2). Sur cet épisode, voir ITINÉRAIRES, numéro 246 de septembre-octobre 1980, p. 165-166. [^29]:  -- (1). Vérité ? Légende ? Peu importe pour ce qui nous occupe aujour­d'hui, mais l'histoire est ancienne, encore qu'assez peu connue. [^30]:  -- (2). Mais il n'avait jamais, comme tant d'autres, abjuré la foi reçue. Eut-il, avant sa mort, le désir des sacrements ? Et la possibilité réelle de les recevoir ? Une courte enquête ne me permet pas de répondre fermement à ces questions. [^31]:  -- (1). « La légende noire anti-hispanique », *Revue de psychologie des peuples,* tome XIX, 1964, p. 223. [^32]:  -- (2). Fait qu'utiliseront les avocats allemands du procès de Nuremberg, pour la défense du Dr Karl Brandt. [^33]:  -- (3). Texte publié aux *Éditions S.O.S.* du Secours Catholique ! Ici pages 38 et 39. [^34]:  -- (4). *Symposium frère Bartolomé de Las Casas* (en espagnol), Mexico 1985, p. 161. [^35]:  -- (5). Texte repris en espagnol dans l'ouvrage de Castro, *Cervantes y los casticismos españoles,* Madrid-Barcelone 1966, p. 257 à 312. [^36]:  -- (6). Dans *Réelles présences, les arts du sens* (Paris 1990). [^37]:  -- (7). Texte publié par Adista, Rome, le 22 avril 1991. [^38]:  -- (8). Conférence de presse donnée à New York le 16 avril 1991. [^39]:  -- (9). Comme l'a révélé Gustavo Gutiérrez, dont le livre *Vers une théolo­gie de la libération* fut à l'origine une relation présentée en Suisse devant un comité de *Justice et Paix.* [^40]:  -- (1). Selon G. Orwell ce mot est le superlatif de « faire coin-coin comme un canard » en Novlangue (G. Orwell, « 1984 »). [^41]:  -- (2). Providence : « voir d'avance » et « pourvoir à » ! [^42]:  -- (3). Dans celui de l'Aude le scandale a éclaté (automne 89). Dans d'autres il se prépare à éclater. Tout est en place et la mèche allumée. [^43]:  -- (1). *La messe à l'envers,* in *Le Figaro littéraire,* 29 janvier 1955. Texte repris intégralement, avec la polémique qui suivit, dans le *Dossier Claudel* d'ITINÉRAIRES, n° 335, juillet-août *1989.* [^44]:  -- (2). Paul Veyne, *La Société romaine,* Seuil, 346 p. [^45]:  -- (1). Compagnie d'aménagement de la région du Bas-Rhône et du Languedoc. [^46]:  -- (2). Dans l'ordre ancien de nos pays, les bûcherons et les charbonniers étaient des parias sociaux. Relégués au cœur des forêts inaccessibles, ils étaient soupçonnés de tous les crimes et facilement punis quand on pouvait les attraper. Aucun de nos paysans ne se promenait avec une machette ni, comme les paysans russes de 1839 que rencontrait Custine, avec une hache capable de « construire une maison pour la nuit ». Nous n'avons jamais été un peuple forestier. [^47]:  -- (3). Cette zone va se trouver pénalisée de sa bonne gestion puisque lui seront appliqués les décrets récents de limitation et de désarmement obligatoire. [^48]:  -- (1). Traduisons : *l'opération suit l'être, c'est-à-dire que le style de l'action opérée par un être reste tout entier en dépendance de la nature de cet être.* [^49]:  -- (1). Philosophe du Droit (1914-1988) ; voir ITINÉRAIRES de décembre 1988-janvier 1989, n° 328-329, *Un philosophe du droit à contre-courant Michel Villey,* pp 94 ss. [^50]:  -- (2). *De la justice,* D.M.M. p. 1. [^51]:  -- (3). *Ibid.* [^52]:  -- (4). Villey, *Le Droit romain,* Que sais-je ? p. 52. [^53]:  -- (5). *Le droit et les droits de l'homme,* P.U.F. p. 58-59. [^54]:  -- (6). Villey, *Philosophie du droit,* Dalloz, t. 1, p. 81, 82, 83 ; *Formation de la pensée juridique moderne,* Montchrestien, p. 42. [^55]:  -- (7). Villey, *Questions de saint Thomas sur le droit et la politique,* P.U.F p. 118. [^56]:  -- (8). Villey, *Les droits de l'homme,* p. 59, *Philosophie du droit,* t. 2, p. 150. [^57]:  -- (9). Villey, *Droit romain,* p. 53. [^58]:  -- (10). *Les droits de l'homme,* p. 57-58. [^59]:  -- (11). *Ibid.* [^60]:  -- (12). *Op. cit.,* p. 115*, Philosophie du droit,* t. 1, p. 123. [^61]:  -- (13). Villey, *Critique de la pensée juridique moderne, Dalloz* p. 30-31. [^62]:  -- (14). *Formation*..., p. 358-359. [^63]:  -- (15). Dominice Ch. *Droit international public,* Université de Genève, Faculté de Droit, Cours polycopiés 1976-77, vol. 3 p. 356. [^64]:  -- (16). *Philosophie*..., t. 1, p. 83. [^65]:  -- (17). *Philosophie*..., t. 1, p. 83. [^66]:  -- (18). Villey, *Les droits de l'homme,* p. 134, 135. [^67]:  -- (19). *Les droits de l'homme,* p. 126, 135. [^68]:  -- (20). Villey, *Philosophie du droit,* t. 2, p. 63. [^69]:  -- (21). Villey, *Seize essais de philosophie du droit,* Dalloz 1968, p. 102. [^70]:  -- (22). Villey, *Philosophie*..., t. 2, p. 63. [^71]:  -- (23). Saint Thomas cité par Villey in *Leçons*..., p. 143. [^72]:  -- (24). Villey, *Philosophie*..., t. 2, p. 64, 65. [^73]:  -- (25). Villey, *Philosophie*..., t. 1, p. 90. [^74]:  -- (26). Villey, *Philosophie*..., t. 1, p. 95 [^75]:  -- (27). Villey, *Philosophie*..., t. 2, p. 66. [^76]:  -- (28). Dig. frag. 2, 3, 4 et 5 de *Pomponius,* traduits par Villey in *Droits de l'homme* p. 73. [^77]:  -- (29). *Les droits de l'homme* p. 44. [^78]:  -- (30). Villey, *Philosophie*..., t. 1, p. 84, 96. [^79]:  -- (31). *Ibid.* [^80]:  -- (32). Villey, *Philosophie*..., t. 2, p. 200. [^81]:  -- (33). Villey, *Philosophie*..., t. 1, p. 90, 102 ; *Formation*..., p. 360*.* [^82]:  -- (34). *Philosophie du droit*..., t. 1, p. 102. [^83]:  -- (35). Villey, *Philosophie*..., t. 2, p. 200. [^84]:  -- (36). *Op. cit.,* p. 201*.* [^85]:  -- (37). Villey, *Philosophie*..., p. 201. [^86]:  -- (38). Batiffol H., *Droit international privé,* L.G.D.J. 6° éd. 1974, t. 1, p. 10. [^87]:  -- (39). Villey, *Questions*..., p. 157, 158, 161, 162, 165 ; *Philosophie...* t. 1, p. 123. [^88]:  -- (40). Difficile à traduire. [^89]:  -- (41). Villey, *Questions*..., p. 157, 158, 161, 162, 165, 169. [^90]:  -- (42). Villey, *Questions*..., p. 161, 167. [^91]:  -- (43). Villey, *Questions*..., p. 161, 162. [^92]:  -- (44). Cité par Villey, in *Questions*..., p. 159, *Le droit romain* p. 43. [^93]:  -- (45). Villey, *Questions*..., p. 162. [^94]:  -- (46). Villey, *Questions*..., p. 159. [^95]:  -- (47). Voir article d'ITINÉRAIRES cité à la note l. [^96]:  -- (48). Trad. par Villey in *Questions*..., p. 163. [^97]:  -- (49). Villey, *op. cit.,* p. 159-160. [^98]:  -- (50). Trad. par Villey in *Questions*..., p. 160. [^99]:  -- (51). Villey, *Questions*..., p. 153. [^100]:  -- (52). *Op. cit.,* p. 161. [^101]:  -- (53). Villey, *Questions*..., p. 164*.* [^102]:  -- (54). *Ibid.* [^103]:  -- (55). *Op. cit.,* p. 163. [^104]:  -- (56). *Op. cit.,* p. 166. [^105]:  -- (57). *Op. cit.,* p. 165. [^106]:  -- (58). *Questions*..., p. 161. [^107]:  -- (59). *Formation de la pensée juridique moderne,* Éd. Montchrestien, 1975*,* p. 359*.* [^108]:  -- (60). *Op. cit.,* p. 169, 268. [^109]:  -- (61). *Op. cit.,* p. 349. [^110]:  -- (62). Villey, *Questions*..., p. 171. [^111]:  -- (63). Cité par Villey in *Questions*..., p. 171. [^112]:  -- (64). Villey, *Questions*..., p. 171*.* [^113]:  -- (65). *Ibid.* [^114]:  -- (66). *Formation*..., p. 362-363. [^115]:  -- (67). *Ibid.* [^116]:  -- (68). Villey, *Questions*..., p. 171*.* [^117]:  -- (69). *Formation*..., p. 362, 363. [^118]:  -- (70). *Ibid.* [^119]:  -- (71). Villey, *Formation*..., p. 362*.* [^120]:  -- (72). *Ibid.* [^121]:  -- (73). Villey, *Formation*..., p. 378*.* [^122]:  -- (74). *Ibid.* [^123]:  -- (75). Villey, *Philosophie*..., t. 2, p. 209-210. [^124]:  -- (76). *Formation*..., p. 377*.* [^125]:  -- (77). Villey, *Formation*..., p. 169. [^126]:  -- (78). *Op. cit.,* p. 291*.* [^127]:  -- (79). *Ibid.* [^128]:  -- (80). Villey, *Critique de la pensée juridique moderne,* Dalloz 1976, p. 20. [^129]:  -- (81). Villey, *Formation*..., p. 398*.* [^130]:  -- (1). André Charlier enseigna toute sa vie à l'École des Roches dont il fut le directeur à Maslacq, dans le Béarn de 1940 à 1950, puis à Clères, en Normandie de 1950 à 1960. [^131]:  -- (2). Recueil de lettres qu'André Charlier adressait à ceux de ses grands élèves qui avaient la responsabilité de leurs camarades plus jeunes. On les nommait *capitaines* comme ils l'étaient dans les grandes écoles anglaises dont le fondateur des Roches, Edmond Demolins, s'était inspiré, le siècle dernier. [^132]:  -- (1). Le Professeur Rey inventa au CNRS de Toulouse la merveilleuse « carte de la végétation ». [^133]:  -- (2). *La Gloire des Nations* (Fayard). [^134]:  -- (3). A. Soljénitsyne : *Archipel du Goulag,* particulièrement tome II, III^e^ partie, chapitres 3, 16, 17, 19.