# 808-12-91
(Hiver 91-92 -- Numéro VIII)
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## ÉDITORIAL
### Le monde clos du mensonge
par Jean Madiran
#### I. -- La comédie de Moscou
L'écheveau incohérent des absurdités, des trompe-l'œil et des leurres quotidiennement charriés par la surinformation médiatique ne laissait pas aisément discerner ce qui se passait à Moscou au mois d'août. Selon la version du gouvernement français exposée par son porte-parole officiel, la démocratie l'emportait sur la dictature, la résistance des progressistes avait fait échouer le putsch des conservateurs, et en somme la lumière dissipait les ténèbres (comme à Paris en 1981, avec l'élection du président socialiste).
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Un vocabulaire qui utilise le terme de « conservateurs », illustré jusqu'ici, entre autres, par Mme Thatcher, Winston Churchill et Disraeli, pour désigner les plus staliniens du parti soviétique n'est pas destiné à faire comprendre mais à empêcher de comprendre.
Il s'est assurément passé quelque chose à Moscou depuis le 19 août 1991 : le contraire en tout cas, pour le communisme, d'un triomphe. Quelle que soit la part de simagrées suspectes dans les discours, tours et retours d'un Gorbatchev, le marxisme-léninisme a connu la plus grande défaite de son histoire, jusqu'à prononcer son auto-dissolution : le simulacre n'en est sans doute pas tout à fait absent mais elle est difficilement rattrapable. Aucune feinte de Lénine, aucun « pas en arrière » n'était allé aussi loin. On savait -- ou plutôt on ne savait pas mais on aurait dû savoir -- que l'intrinsèque perversité du communisme, selon l'encyclique *Divini Redemptoris* de Pie XI (1937), consiste dans le mensonge par lequel il dissimule ses desseins d'implacable domination sous « des idées en elles-mêmes justes et séduisantes », comme la justice, la paix, qu'il traduit en « des projets en tous points conformes à la doctrine de l'Église » : et c'est un piège satanique. La dissolution du parti communiste est à coup sûr en elle-même une « idée juste et séduisante », est-ce le mensonge poussé cette fois jusqu'à offrir l'apparence de sa propre dissolution ?
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Le peu qu'en réalité nous savons avec certitude sur ce qui s'est passé à Moscou du lundi 19 août au lundi suivant suffit cependant à disqualifier la version qui est officielle (et « consensuelle ») dans les démocraties occidentales : la version de la démocratie l'emportant sur la dictature, les progressistes sur les conservateurs et la lumière sur les ténèbres. André Frossard a résumé avec bonheur ce peu de choses certaines en peu de mots ([^1]) :
« Le lundi, des conjurés croient s'emparer du pouvoir. Le mardi, ils s'aperçoivent qu'ils l'avaient déjà. Trop tard, les voilà menacés d'un procès. \[Cinq jours\] plus tard, le parti communiste suspend le parti communiste, sous le contrôle des communistes du parti. »
*Ils croient s'emparer du pouvoir... le lendemain ils s'aperçoivent qu'ils l'avaient déjà...* Les auteurs du « putsch », réunis en « comité d'urgence », étaient en effet le premier ministre, le ministre de l'intérieur, celui de la défense, le président du KGB, etc., etc., tous au pouvoir, tous membres éminents du parti, tous collaborateurs et complices de Gorbatchev, qu'ils ont évité d'assassiner ou même d'emprisonner. Quant à la dissolution du parti communiste, c'est bien *sous le contrôle des communistes du parti* qu'elle est mise en œuvre, pour la raison déterminante que seuls des communistes parvenus au sommet de la hiérarchie sont en situation d'avoir une action politique à Moscou.
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La surinformation nous en a raconté les péripéties comme si, tout au contraire, il n'y avait plus de staliniens, plus de léninistes, plus de communistes ni de communisme.
Quand Édouard Chevardnadzé fait le récit du « putsch » à l'intention des Occidentaux ([^2]), la violence la plus odieuse à son égard dont il puisse accuser les putschistes consiste à l'avoir empêché de téléphoner en province :
\[Lundi 19\] 11 h 15, j'ai réussi à joindre \[au téléphone\] Boris Nikolaïevitch Eltsine :
« *Chez moi*, m'a-t-il dit, *presque tout est débranché. Je ne puis entrer en contact avec les différentes régions de Russie*. »
Nous avons au même moment eu la même phrase : « *C'est du fascisme ! *»
Le « coup d'État » des communistes au pouvoir a donc consisté, pour les communistes qui n'étaient pas au pouvoir, à limiter leur usage du téléphone : on ne voit pas qu'Eltsine ni Chevardnadzé aient subi aucune autre brimade ou restriction. Ils pouvaient se téléphoner, mais ils ne pouvaient pas téléphoner au reste de la Russie. Et l'un et l'autre, le constatant, furent alors envahis par le même sentiment de suprême indignation : *C'est du fascisme.* Ils ne se sont pas souvenus, ces deux apparatchiks grandis dans le parti d'échelon en échelon, qu'ils avaient eux-mêmes accompli (sans qu'apparemment ce soit « du fascisme ») bien d'autres exploits répressifs que de couper le téléphone.
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Ils ne paraissaient pas non plus, ces deux communistes convertis, estimer avoir tout simplement affaire à des communistes non encore convertis. Je veux bien éventuellement admettre que ces deux-là se sentent réellement convertis à « la démocratie » : mais point à la vérité. Ils continuent à mentir, peut-être par habitude, peut-être aussi pour d'autres raisons. Leur indignation horrifiée devant l'inoffensif « fascisme », simplement téléphonique, de leurs collègues léninistes, est la mise en scène d'une comédie.
Staline déjà, en 1936, se donnait pour un converti à « la démocratie » et la Constitution qu'il promulguait pour « la plus démocratique du monde ». La vraie différence est qu'en 1936 c'était d'apogée du parti, tandis qu'aujourd'hui il est bien cassé. Nous sortons donc du communisme ; nous sommes pas sortis du monde clos du mensonge.
#### II. -- Que reste-t-il aujourd'hui du communisme
A l'heure qu'il est voici que, pour un moment ou pour toujours, la *fascination* que le communisme exerçait en Occident sur les élites déclarées pensantes est suspendue.
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C'était la fascination de la force brutale, la fascination du vainqueur supposé d'hier, d'aujourd'hui et de demain, garanti par l'évolution à gauche et le sens de l'histoire, la philosophie marxiste portée par la puissance soviétique beaucoup plus que par sa propre vitalité, les « intellectuels » séduits, comme toujours, par ce qui apparaissait la clef des carrières, de la réussite, de la célébrité, de la fortune. Toute cette efficacité (sociologique) du communisme est présentement par terre. Il reste pourtant quelque part un immense appareil militaire et policier, avec d'énormes moyens en matériel et en personnel, et aux mains de qui ? et les armements nucléaires ? En France, la structure communiste conserve un contrôle soi-disant « syndical », dissimulé mais quasiment absolu, sur l'électricité, les ports, les imprimeries de la presse parisienne et les messageries de presse, une forte implantation à l'AFP et dans divers médias ; et dans l'éducation nationale. La seule réelle majorité parlementaire est socialo-communiste, et le président Mitterrand lui-même, en 1981 comme en 1988, a été l'élu des suffrages socialo-communistes. La fascination communiste est désaimantée, le parti communiste en France n'a ni disparu, ni perdu ses places fortes.
Mais c'est sans doute chez les peuples qui furent coloniaux que la malfaisance léniniste survit le plus irréparablement. Pie XII leur avait par deux fois adressé un avertissement qui décidait de tout : que ces peuples, accédant à l'indépendance, reconnaissent à l'Europe le mérite de leur avancement.
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Ils ont au contraire écouté le mensonge marxiste-léniniste qui leur insufflait un esprit de révolte et de vengeance à la place de la gratitude due et de la piété filiale. Si bien que la décolonisation a été une catastrophe mondiale, non pas surtout parce qu'elle fut trop hâtive et prématurée, ce qui aurait pu se rattraper, mais parce que son esprit subversif a ravagé les conditions morales indispensables aux peuples du Tiers Monde pour continuer à progresser, à se développer, à se civiliser, La civilisation reçue à l'école de l'Europe chrétienne était imparfaite, mélangée, impure, accompagnée d'abus et d'injustices (comme presque toujours, dans les affaires temporelles), mais c'était la seule possible, et recevable seulement dans la docilité, -- la *soumission* à ceux qui savent mieux, qui enseignent, qui aident étant universellement la base irremplaçable du *perfectionnement.* La piété filiale consiste à se savoir débiteur, le don reçu ne profite durablement qu'à celui qui le reçoit avec la piété due. Maintenant l'ambassadeur de France auprès du saint-siège peut bien déclarer dans son adresse au pape ([^3]) que « les milliards d'êtres humains qui vivent dans le Tiers Monde sont trop souvent laissés pour compte du développement » ; ils sont même en déclin, voire en déchéance, par rapport au niveau de vie matériel et moral qu'ils avaient atteint au moment où commence leur décolonisation.
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Ces anciens peuples coloniaux ont été installés dans une insurrection morale permanente, et suicidaire. Le léninisme leur a fait croire qu'on les avait non pas élevés, mais exploités ; privés de leur culture propre, qui était égale ou supérieure à celle de l'Europe ; et qu'ils étaient donc en droit de réclamer à l'Europe des compensations et réparations illimitées. La sorcellerie communiste en a même persuadé, grâce à l'inculture croissante, les classes dirigeantes européennes, les autorités morales de la maçonnerie internationale, les hiérarchies religieuses. Cette malfaisance-là du léninisme semble, pour les peuples du Tiers Monde, aussi irrémédiable qu'une innocence perdue : c'est une fois pour toutes. On ne voit pas comment ils pourraient accepter à nouveau ce qui les avait élevés, cela seul qui pourrait les sauver : être guidés, conduits, instruits par d'autres qu'eux-mêmes.
Et, en même temps, évangélisés.
Ce ne peut être que de l'extérieur, par de plus savants, de plus civilisés, de plus sages, de plus saints ; et non point du dedans, par eux-mêmes. Les Saintes Écritures sont pour toujours en hébreu et en grec ; les Pères de l'Église, source et critère de la vraie foi, sont éternellement grecs et latins. Les trois langues seront sans cesse traduites, mais elles demeureront toujours l'origine, le repère : premièrement l'hébraïque, secondement la grecque, troisièmement la latine. L'évangélisation, partout et toujours, demeurera forcément dans la dépendance intellectuelle de ceux qui seront capables de retrouver, de recevoir, de scruter, de transmettre le message des trois langues.
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Nous autres Français nous sommes devenus ce que nous avons été parce que nous ne nous sommes pas dressés contre la colonisation romaine avec un ressentiment artificiel, instillé par la méchanceté menteuse qui sera celle du léninisme ; nous avons été gallo-romains et fiers de l'être ; nous avons accepté d'être à l'école de la culture gréco-latine et de la culture juive (celle-ci par la Bible et l' « histoire sainte »), elles n'ont pas opprimé notre identité française, elles l'ont inspirée, nourrie, illuminée. La décolonisation, étant hypothéquée par le mensonge léniniste, a ouvert pour les peuples qui furent coloniaux une porte vers le retour à leur barbarie : il leur faudrait se (re)mettre à l'école, sinon ils n'en sortiront pas. Encore leur faudrait-il retrouver quelque part l'équivalent d'une Europe chrétienne pour se mettre à son école...
La démocratie maçonnique trompe les peuples du Tiers Monde en les recentrant sur eux-mêmes, sur leur négritude, sur leur arabisme, sur leur indianité, ils n'en tireront jamais qu'une envieuse insatisfaction qui veut absurdement se venger des bienfaits reçus. Sans la piété filiale à l'égard des colonisateurs, ils perdent progressivement le mode d'emploi profitable des techniques et des idées inventées par l'Europe. L'Europe elle-même, d'ailleurs, commence à s'infliger la même perte, par la même absence de piété. Des blessures faites au genre humain par le léninisme, on ne guérira pas en un jour.
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#### III. -- La conversion : à la démocratie ?
Lors des péripéties soviétiques du mois d'août, Marie-France Garaud déclarait :
-- *Ce n'est pas une conversion. On se convertit à une religion. On ne se convertit pas à* « *la démocratie* »*.*
A moins que la démocratie moderne ne soit devenue une sorte de religion.
Le sentiment religieux, autant que le sentiment national, a joué un rôle décisif dans le démantèlement de l'empire soviétique en Europe de l'Est ; et non seulement un sentiment religieux indéterminé, mais la foi chrétienne en Pologne, dans les États Baltes, en Tchéco-Slovaquie, en Russie même. Il est vrai pourtant que si le sentiment religieux apparaît étroitement lié, et plus que lié, au sentiment national polonais, balte, tchèque ou russe, il se manifeste aussi souvent, dans tous ces cas, par une croyance plus ou moins mystique en des notions abstraitement énoncées, les « droits de l'homme », la « liberté », la « démocratie », terminologie habituellement non précisée, utilisée comme une collection de slogans, et à ce titre devenue commune à la pastorale chrétienne et à l'idéologie maçonnique, -- même si ces mots n'ont pas toujours le même contexte et la même portée dans l'encyclique *Centesimus annus* et dans les discours présidentiels de Bush, de Mitterrand et de Gorbatchev.
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Toutefois la fraîcheur enthousiaste des commencements de l'utopie est désormais remplacée par le consensus médiatique obsessionnellement orchestré, l'effet n'est plus le même : l'enthousiasme, c'était lève-toi et marche au combat, le consensus obsessionnel c'est couche-toi, approuve et subis. La conversion, ce n'est pas encore pour cette fois.
#### IV. -- La surinformation
La conversion du monde moderne implique ce que Soljénitsyne appelle une joyeuse auto-limitation des droits au profit des devoirs ; elle implique en outre ce qu'il dit aussi : une limitation volontaire du volume de cette « information » qui, avec une autorité péremptoire, nous encombre et nous abrutit de nouvelles, de faits, de chiffres, de bavardages sans importance pour nous.
C'est la surinformation. Elle n'a pas seulement le grave défaut généralement aperçu : trop c'est trop pour l'esprit humain, un clou chasse l'autre, un flot damages efface le flot précédent, et finalement l'on ne retient plus rien, l'encombrement permanent conduit au vide mental.
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Et elle n'a pas seulement non plus l'autre grave défaut, à vrai dire moins aperçu : ce trop est un divertissement, il nous détourne de ce qui échappe à l' « information », et qui ne commence à apparaître qu'avec le recul, le silence, la rumination intérieure.
Par-dessus tout, la surinformation est un charlatanisme. Elle parle sans savoir, sans compétence, sans expérience, sans jugement. Ses chiffres sont faux, ses statistiques sont fausses, comme on s'en aperçoit quand on prend la peine de faire subir un examen critique à ses présupposés arbitraires. Par exemple, déclare Sylvie Brunei (dans *Catholica,* numéro 27 d'août), les chiffres de l'UNICEF et de la FAO sont odieusement truqués en ce qu' « ils n'ont aucun fondement scientifique... ils sont construits de toutes pièces et de façon aberrante », mais ils prétendent à cette autorité en quelque sorte scientifique que s'attribue l'information péremptoire. L'avalanche quotidienne de statistiques, de sondages, de documentaires est matériellement fausse souvent, et toujours spirituellement. Il ne suffirait pas de limiter quantitativement la surinformation, et de n'en retenir que des morceaux choisis : c'est un courant continu qui ne se laisse pas fragmenter sans perdre toute consistance, un feuilleton perpétuellement à suivre, inséparable du résumé des chapitres précédents, sans quoi l'on n'y discerne quasiment plus rien d'appréhendable ;
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mais surtout, les données matérielles elles-mêmes en sont sollicitées, faussées, extrapolées ou carrément fabriquées, comme les prétendues statistiques des avortements avant et après l'IVG, ou celles des immigrés. De tout ainsi, dans tous les domaines.
L'imposture contemporaine, c'est le magistère de l'information.
Jean Madiran.
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## CHRONIQUES
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### Retour au Liban en août 1991
par Danièle Masson
#### Une liberté amère
Française résidant au Liban, Anne nous avait prévenus : « Nous payons le prix de la sécurité par le sacrifice de la liberté. »
Les choses ne sont pas si simples. Nous étions à Beyrouth-Ouest le même jour que Jérôme Leyraud. Il allait apprendre qu'au Liban, la sécurité est toujours un pari. Mais avait-il vraiment risqué sa vie ? Son enlèvement et sa libération précipitée ressemblaient à un montage destiné à prouver l'efficacité de la « protection » syrienne appuyant les forces de sécurité « libanaises ». S. Khatib s'en faisait le porte-parole complaisant :
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« Je tiens à remercier le président syrien Hafez el-Assad, dont les services de sécurité ont contribué de façon efficace à la libération de Jérome Leyraud ; je félicite également nos forces de sécurité qui ont œuvré en coordination avec les forces syriennes. » (*L'Orient-Le Jour,* 12 août)
Cette coordination, nous l'avons incessamment trouvée dans les barrages volants qui quadrillent le Liban, et où notre œil peu exercé distinguait mal les Libanais et les Syriens, sinon par la tenue camouflée, d'un pourpre passé, des « panthères roses », et par un discret portrait d'Assad. Il valait mieux sourire, saluer d'un « marhaba », éclairer l'intérieur du véhicule à la tombée du jour. Ces soldats, souvent à peine sortis de l'adolescence, souriaient aussi parfois. « Ils avaient le même sourire quand ils nous massacraient et qu'ils violaient nos femmes », nous dit un ami libanais.
L'omniprésence syrienne permet aux Libanais chrétiens, autrefois cantonnés dans le réduit, de découvrir leur pays, et donne à leur nouvelle liberté la saveur amère de la dhimmitude. De Beyrouth aux Cèdres, à Baalbek, à Jezzine, de Tripoli à Tyr et Sidon, nous avons sillonné un Liban méconnu depuis 1975.
A l'aller, nous avons renoué avec le Liban par les moyens du temps de guerre : avion jusqu'à Chypre ; bateau de nuit jusqu'à Jounieh. A Larnaca, l'agence Socomare propose une croisière au Liban. Publicité tapageuse : « Odyssée de la paix au Liban, carrefour d'échanges, auberge ouverte aux quatre vents de l'esprit. » Et de promettre un « voyage unique avant que la reconstruction n'efface les empreintes de la guerre ».
La guerre ne fut-elle donc qu'un mauvais rêve ? Rencontré sur le bateau, Jean, qui n'a pas quitté son pays, en a presque la nostalgie : « Bien sûr, c'est plus tranquille maintenant. Mais je préférais le Liban de la guerre. Voyez-vous, nous sommes un peuple qu'on ne fait pas marcher au bâton. »
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Sans doute, mais d'autres s'accommodent de la servitude, et Jean nous a donné le sentiment que le goût de la liberté est un goût d'aristocrate. Il refuse de passer par l'aéroport. « Je n'aime pas voir les Syriens. Je ne sais pas comment je réagirais ; Kurdes, Syriens, Palestiniens remplissaient chez nous des fonctions subalternes. Nous avons le sentiment d'être une majorité supérieure dominée par une minorité inférieure. C'est une situation explosive. » Pour ce chrétien aisé dont la guerre n'a pas entamé la réussite professionnelle, la seule raison de partir serait la mort de l'enseignement libre. « Nous resterons tant que nos enfants pourront être éduqués dans les écoles chrétiennes, où du reste des musulmans riches inscrivent leurs propres fils. »
Comme beaucoup de Libanais, Jean refuse la notion de « ghetto chrétien », et reste persuadé qu'une entente avec les musulmans est possible. « Les musulmans libanais ne sont pas comme les autres ; nous nous entendrons avec eux s'ils ne sont pas manipulés par l'étranger, malgré notre méfiance à l'égard des sunnites, qui sont lâches, et toujours du côté du plus fort. »
Illusion mortelle de croire encore, dans le Liban syrianisé, à la restauration de la souveraineté libanaise, à l'unité d'un grand Liban -- projet de Michel Aoun -- et de refuser l'ensemble libanais morcelé en cantons confessionnels -- qui fut le projet de Samir Geagea ? Illusion tenace en tout cas, et largement partagée. Et pourtant les Libanais savent que les concepts de majorité et de minorité n'ont pas en Orient le même sens qu'en Occident, que l'abandon du confessionnalisme et l'islam au pouvoir, parce que majoritaire, réserveraient aux chrétiens le statut discriminatoire de dhimmis.
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Mais Béchir Gémayel aussi refusait la partition : « Ceux qui nous accusent de vouloir la partition sont fous. Mutilée, notre région crèverait... Si quelqu'un veut nous acculer à ces 50 km de littoral et à ces 2.000 km^2^, on refusera, on foutra le camp. Ou les 10.452 km^2^ seront à l'image de ces 2.000, ou le Liban ne vaudra pas la peine qu'on se batte pour lui. » (Selim Abou : *Béchir Gémayel ou l'esprit d'un peuple,* p. 248-9)
Et d'ailleurs, Samir Geagea lui-même vient d'abandonner la thèse d'un Liban fédéral en créant le « parti des FL », dont l'objectif est de « préserver l'indépendance et la souveraineté du Liban, ainsi que son caractère spécifique, dans le cadre de ses frontières reconnues internationalement ». Comme si, après l'exil du général, il voulait recueillir son héritage.
Dans son admiration pour Aoun, il entrait chez Jean, comme chez la plupart des Libanais, une part d'irrationnel. Comme s'ils avaient besoin de croire qu'un Libanais, naguère Béchir, aujourd'hui le petit général, avait l'art d'apprivoiser l'impossible. Et, dans ce pays où nul n'est neutre, sa détestation de Geagea -- « il s'est déconsidéré en s'asseyant à la table de l'ennemi » -- entrait, sans qu'il le sût, dans un plan étranger qui, depuis 1975, maquillait la guerre de libération nationale en guerre civile et religieuse. Gémayel l'avait compris, et refusait le piège : « On nous a attaqués en tant que chrétiens, nous avons riposté en tant que Libanais. » (Selim Abou, p. 118) Aujourd'hui, les plus lucides des Libanais le comprennent : le Liban est un échiquier dont les Libanais sont les pions, les Syriens les mains, et l'Amérique la tête. Les Libanais, pour lesquels la politique est un sport national et qui ont pris passionnément parti dans « la guerre des frères », ont été, en cela, les dupes du « grand manipulateur » américain, selon l'expression de *L'Orient-Le Jour.*
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#### Images de Beyrouth
Dans la voiture qui nous conduit à Beyrouth, un colonel de l'armée libanaise est notre compagnon d'un moment. Collaborateur du régime, il se laisse pourtant aller à la confidence : « Les infrastructures sont détruites. Le retour des élites libanaises et des coopérants français est nécessaire. Mais les Libanais hésitent à investir, surtout les partisans d'Aoun, c'est-à-dire presque tout le monde ici. »
Entre Jounieh et Beyrouth, des images discrètement pornographiques, au tunnel du Chien, ont remplacé le poster géant de Béchir, et les publicités : « jardins de rêve clefs en main » ont un goût d'humour noir.
Il est vrai qu'à Beyrouth la frontière est indécise entre rêve et réalité. La place des Canons est déminée mais désolée ; on se demande cependant si l'on parviendra à « lui redonner son éclat d'antan ». Le centre-ville n'est que décombres. Mais on songe à les raser et à « créer des zones touristiques et commerciales, des centres balnéaires, des jardins, des parcs publics, une bibliothèque nationale, etc. » (*Nouveau Magazine,* 3 août).
Le gouvernement, paraît-il, a fait une priorité de la réhabilitation de l'infrastructure : communications, eau, électricité. Eau, électricité sont toujours mesurées. Les liaisons téléphoniques sont impossibles entre différents secteurs. Communiquer, c'est un moyen de s'organiser, et, peut-être, de résister. L'isolement est favorable à la soumission.
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Lina, qui nous attendait avec ses fils dans son appartement de Hazmieh, ne cache pas son impatience de gagner la France, où son mari a trouvé du travail. Pendant la guerre, elle allait quotidiennement à l'Ouest « Les miliciens s'étaient mis d'accord pour échanger du pétrole et des fruits jusqu'à quatorze heures ; après, ils étaient d'accord pour se bombarder. C'est à ce rythme que je vivais au bureau, comme mes garçons à l'école. » Choc en retour de cette intrépidité forcée, elle a maintenant des peurs irrationnelles. Des chats aux scorpions en passant par les cafards, l'irruption réelle ou supposée d'intrus la saisit de panique.
Elle tient pourtant à ce que nous connaissions Beyrouth-Ouest, et traverse la ville livrée à l'anarchie avec ce mélange de virtuosité italienne, de flegme britannique et d'insouciance orientale qui est le propre du conducteur libanais. Nous passons des images discrètes de Hraoui et d'Hafez el-Assad, à l'Est -- celles d'Aoun sont régulièrement placardées la nuit, nous dit-on, et arrachées au petit matin par les Syriens -- aux portraits géants des ayatollahs. Nous passons des immeubles éventrés de l'Est, que les Libanais ont abandonnés, aux immeubles ravagés de l'Ouest, mais squattés par les musulmans (25.000 squatteurs), où la vie grouille surréalistement, linge séchant le long des murs vérolés, femmes en tchador caquetant sur des avancées de terrasses épargnées, béant sur le vide. Le soir, Lina nous emmène sur le front de mer. La foule musulmane est dense. Lina ne s'attarde pas : « Je n'aime pas leurs visages. » Le lendemain, nous apprenons l'enlèvement de Jérôme Leyraud, et Lina ne voudra pas revenir à Beyrouth-Ouest. Quel lien pourrait unir ces musulmans et ces chrétiens que presque tout sépare ?
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Lina se moque : « Le hezbollah donnait aux femmes deux cents dollars pour qu'elles portent le tchador. Elles couvrent leur visage, mais elles relèvent leur jupe. »
Dans cette famille de six enfants, un seul demeure au Liban. Antoine est chirurgien et professeur à l'Université. « Pendant les mois les plus meurtriers de la guerre, je faisais parfois plus de trente opérations par jour. » La moitié des malades ne paie pas, et Antoine opère gratuitement les malades de Jezzine, son bourg natal. Mais de cette générosité, qui lui vaut son prestige, Antoine ne tire pas vanité. C'est de sa réussite sociale qu'il est fier, et qu'il aime palper, avec une sorte de candeur, en nous montrant son appartement flambant neuf, sur les hauteurs de Jounieh, en évoquant son chalet de montagne, et en nous présentant, dans la foulée, sa jolie jeune femme. Malgré l'approche de la quarantaine, il n'a pas d'enfants, et y songe enfin : « Au Liban, il faut programmer à long terme. » Cette obsession de l'avenir cohabite avec une insouciance qui est peut-être la grâce d'état de la guerre, ou la manière orientale de s'offrir au destin : « Même au plus fort des combats, je n'ai jamais eu peur. Il fallait partir, ou vivre comme si tout était normal. Il était fou, sans doute, d'agir ainsi ; il était encore plus fou d'agir autrement. » Antoine, qui ignore superbement le passé -- il nous emmènera à Tripoli parce que les confiseries y sont les meilleures du Liban, mais en ignorant le château Saint-Gilles --, croit au redressement de son pays, qu'il aime avec un chauvinisme enfantin, et un certain cynisme. « La France aime mal son élite, mais le Liban se relèvera parce qu'il sait qu'il doit aider les riches plus que les pauvres. Chez nous ne sont restés que les très pauvres, et les riches.
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Nous ne pouvons nous offrir le luxe de materner les pauvres. Il y a peu de couverture sociale, mais je n'aime pas l'État-providence. Les chômeurs ne touchent rien au Liban ; alors ils se débrouillent pour travailler. »
#### Le bonheur menacé de Jezzine
La moiteur de l'août beyrouthin est oppressante. Lina rêve de passer quelques jours à Jezzine, fief de sa belle-famille. Ce gros bourg est la carte libanaise d'Israël, qui refuse de desserrer son étau tant que ne sera pas réglé l'ensemble des problèmes du Sud. Verrou capable d'isoler les chiites de la Bekaa de ceux du Sud, dont la force réunie menacerait Israël, et voie directe pour maintenir le contact avec Joumblatt, Jezzine vit cependant dans une insouciance royale.
Nous traversons le Chouf, dont les hommes d'âge portent noblement la coiffe traditionnelle blanche et le cherwal noir. Parmi ces hommes à l'allure fière, il y eut des massacreurs de chrétiens, qui encerclèrent le village de Deir el-Kamar où les kataëbs s'étaient réfugiés. Boutros, patriarche de Jezzine, se contente de nous dire « Les druzes et les chrétiens ? Ils ont l'amour féroce. Ils s'entre-déchirent mais ils ne peuvent se passer les uns des autres. » Aujourd'hui, Deir el-Kamar est paisible de la paix des morts ; sur la place, des photos de Dany Chamoun embrassant Hafez el-Assad. Aujourd'hui, Walid Joumblatt, à l'occasion massacreur de chrétiens, se vante de son amitié avec le père Boulos Naaman « Un grand ami à moi, qui dénonce violemment les relations de certains chrétiens avec Israël » (*Nouveau Magazine,* 17 août).
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Cette « entente druzo-maronite » fortifie la position inconfortable de Joumblatt, promoteur, au pays du confessionnalisme, d'un « nouveau Pacte libanais » appuyé sur le laïcisme et le sécularisme. Tentation de bien des chrétiens, qui scellerait pourtant leur dhimmitude.
A quoi tient le bonheur fragile de Jezzine ? L'air y est sec, et la vallée, où la rivière rejoint l'ouadi Azzibé, a des airs de Provence, avec ses pins d'où émergent les taches rouges des rochers de grès. A Jezzine, on est tous plus ou moins cousins, et nous n'éviterons pas les interminables déjeuners à la préparation desquels chacun a apporté un soin quasi rituel. On n'est jamais tout à fait pauvre à Jezzine, parce que les légumes et les fruits y sont généreux. Alors, après les poires et les pêches, la table en fête se couvre de mezzés -- tabboulé, hommos, mtabal, labné, kebbeh. Les tables plus riches nous offrent des méchouis de lahm ou de farrouj, ou de la viande d'agneau cru hachée avec du blé concassé ou de l'oignon, et des cubes de foie d'agneau ou de chèvre crus -- « si tu veux qu'on t'aime, il faut faire honneur ».
Rançon de leur bonheur menacé, les habitants de Jezzine ont le goût de l'autarcie. Le père de Liliane, paysan par vocation, a jeté son dévolu sur une petite terre fertile et soigne sans relâche, avec ses fils, légumes et fruits qu'il exporte maintenant dans les pays arabes et en Europe. Étudiante en histoire, Liliane est fière de son père et ne boude pas son plaisir en révélant toutes les richesses de son petit paradis terrestre. On montre aussi du doigt, sur les hauteurs de Jezzine, d'une fierté à peine honteuse, « le château du fou », entreprise insensée commencée il y a un quart de siècle par un chirurgien beyrouthin. Palais où coexistent les architectures perse, chrétienne, hindoue, arabe.
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Au fronton : « Vis ta vie comme si tu devais toujours vivre, vis ta religion comme si tu devais mourir demain. » Quelle religion ? Peu importe. Ces messages œcuméniques gravés dans la pierre, le Libanais moyen ne les désavoue pas. Au monastère de Machmouché un moine maronite nous vante, en vrac, Taizé, le mariage des prêtres, la réconciliation universelle, l'homme debout devant Dieu, signe de résurrection -- qu'illustrent les offices maronites, où l'on ne s'agenouille pas.
#### L'Église en détresse
Que sont devenus les moines guerriers, irréductibles du christianisme oriental ? Monseigneur Sfeir est peut-être patriarche d'Antioche et de tout l'Orient, mais il règne à peine sur son palais patriarcal de Bkerké. Nous sommes passés devant sa résidence d'été, à Dimane. Il était loisible aux Libanais de le rencontrer : « Il est seul, il serait heureux de vous voir. » La réponse fut cinglante : « Sa solitude, il la mérite ; je lui cracherais au visage si je le voyais. » Lina, qui n'oublie pas son signe de croix dans sa voiture, boude la messe, et Boutros aussi, « depuis que Monseigneur Sfeir a trahi ». Une jeune maman libanaise nous fait cette confidence : « Les pauvres prient Dieu, parce qu'ils n'ont que Lui. Mais les autres, qui réussissent par eux-mêmes à éduquer leurs enfants, le prient moins, parce qu'ils n'ont rien à Lui demander. »
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La foi, c'est dans les quartiers pauvres d'Aïn el-Rhemmaneh que nous l'avons trouvée. Une maman consacre l'essentiel de son salaire à la scolarité de ses deux filles, trop chétives pour leurs dix et douze ans, mais soucieuses d'offrir somptueusement le café, et rappelant, dans leur dignité de pauvres, le mot de Georges Schéhadé : « Il faut respecter son visage. » C'est au cœur de ce quartier que nous avons rencontré l'abbé Tournyol du Clos : il a transformé en oratoire un magasin désaffecté, et, sous la protection de saint Louis, saint Charbel et sainte Rafka, les Libanais nombreux assistent à la messe quotidienne, et les voix claires des enfants donnent au chapelet vespéral leur vitalité franche, lumineuse, que tous les malheurs du monde n'entament pas. Soutien aux familles, assistance spirituelle, projet de reconstruire, au cœur de Beyrouth, l'école Saint-Sauveur, Abouna Philippe poursuit infatigablement sa mission.
Privé de télévision où il sévissait un peu trop, le père Mouannès est maître à Kaslik, où il nous reçoit avec son exubérance méridionale, à peine estompée par la guerre. Il a rompu avec les FL -- « je ne comprends pas une résistance qui tire sur son peuple » -- et vomit Taëf : « Taëf a été un nouveau Yalta. On nous a sommés d'accepter le non négociable : l'abandon de la souveraineté nationale. »
Mais il n'est pas désespéré : « Le glas de l'agonie n'est pas pour demain. Le Liban a tout perdu. Mais nous reprendrons le chemin de notre histoire. » Au Liban, l'histoire se lit au présent. Naguère libanité renvoyait à christianisme et arabité à islam ; aujourd'hui, une libanité fragile unit, contre l'occupant syrien, chrétiens et musulmans du Liban. La civilisation arabe s'est constituée avec et par l'islam, qui a déterminé ses moindres manières d'agir, de penser, de sentir. C'est au nom du nationalisme arabe que la Syrie pouvait se dire « chez elle au Liban ».
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Joseph Mouannès bute sur l'arabité : « Non, je ne suis pas arabe. » Puis, se rappelant peut-être Antar, personnage de Chucri Ghanem, figure du chevalier-poète et porte-parole des Arabes contre la domination ottomane : « Si l'arabité, c'était la résistance au Turc, alors oui, je suis arabe. Nous ne voulons pas laisser l'arabité aux musulmans ; nos racines sont dans le désert arabe. Les mots ont leur printemps, leur été, leur automne : aujourd'hui le patrimoine arabe nous appartient. »
Sur les hauteurs de Baabda, le monastère de l'Unité de Yarzeh impose sa silhouette massive. Jean XXIII avait confié à l'Ordre de sainte Claire une mission spéciale : fonder au Liban un monastère de rite oriental voué à l'œcuménisme. L'espace courbe du sanctuaire, qui définit les grandes alvéoles s'ouvrant l'une sur l'autre par l'autel, illustre cette vocation.
Mère Jeanne d'Arc, abbesse, est française. Elle a, nous dit-elle, attrapé « le virus libanais ». Elle vivra et, sans doute, mourra au Liban. Elle se souvient des ravages du treize octobre. Deux bombes, cinq obus Grad tirés par les canons dévastent le monastère. Aux Syriens s'ajoutent les tirs des FL : « Autour de la région encore libre, cent vingt canons des FL déversent des tonnes d'acier et de feu sur nous. » Proches du palais présidentiel, les moniales se rappellent aussi le premier octobre : votant avec leurs pieds, les fervents de Michel Aoun inventent le pèlerinage laïque et prennent le chemin de « Beit Chaab » : sur le pont de Nahr-el-Mott, vingt-cinq sont fauchés par les miliciens des FL.
Si les clarisses pratiquent le pardon des offenses, d'autres Libanais nous montreront que la plaie de la guerre fratricide est ouverte, et la haine irréconciliable. La brutalité des miliciens, les taxes perçues, les enrichissements suspects leur ont gagné une impopularité durable.
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Nul ne devinait en revanche, avant 88, que, dans cette armée qui avait laissé aux milices le monopole de la résistance, un petit général se lèverait, qui aurait l'art de galvaniser la foule et de lui faire faire des folies.
L'abbesse nous sensibilise à une priorité : la menace sur l'enseignement libre. Sur décision de la Chambre des députés, Elias Hraoui a promulgué une loi par laquelle « le gouvernement libanais est autorisé à adhérer au Pacte de l'Unité culturelle arabe et à la Constitution arabe pour l'éducation, la culture et la science » (Alecso). Cheval de Troie de l'islamisation, ce pacte, s'il entrait en vigueur, conduirait à unifier la pensée et la culture, « fondement essentiel de l'unité arabe ». Il illustre la collusion voulue par le gouvernement fantoche de Hraoui contre le réveil de la conscience nationale, entre islam et arabité. Car l'identité arabe, selon le pacte, se confond avec « la culture arabo-musulmane », et la culture chrétienne n'est pas mentionnée. Le ministre de l'Éducation promet, pour la forme et sans précision, « le respect des libertés fondamentales », mais il prétend imposer l'unification de l'histoire et de l'éducation civique, par la composition d'un « livre-mère », référence obligée de tout livre scolaire concernant l'histoire, la civilisation, la langue, la littérature. Unification parachevée par une contrainte linguistique : l'arabe serait l'unique langue d'enseignement aux niveaux primaire et secondaire. Tout commence par l'école. Si un tel pacte entrait en vigueur, le Liban serait définitivement privé de ses élites chrétiennes et entrerait dans l'ère du totalitarisme islamique. C'est pourquoi les pères jésuites de l'Université Saint-Joseph sont aussitôt entrés en guerre contre l'Alecso. C'est pourquoi l'abbé Tournyol du Clos privilégie les parrainages scolaires et l'aide à l'éducation.
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#### Tourisme libanais
Lorsque l'on quitte Beyrouth pour le Nord, on est étonné du nombre de complexes balnéaires et d'hôtels de luxe. Certains palaces affichent complet pour les trois mois d'été : la diaspora libanaise est nombreuse, certes, mais on a aussi, entre autres, enregistré deux cents demandes de visas de Séoudiens désireux de passer l'été au Liban.
La suppression des frontières intérieures permet aux Libanais de partir à la découverte de leur pays, mais le tourisme aussi est un piège : l'organisation de voyages touristiques communs a permis au ministre Marwan Hamadi de dire : « Il existe une complémentarité touristique entre la Syrie, le Liban, la Jordanie. »
L'agence Nakhal propose les premières excursions à Baalbek, aux Cèdres, à Tyr et Sidon. Nous étions à peu près les seuls Français -- à part quelques « couples mixtes » -- et les Libanais usent et abusent de la seule liberté qui leur reste : celle de la parole. S'ils n'appellent plus là France « leur tendre mère », ils restent en confiance et connivence avec les Français : « La Méditerranée ne nous a jamais vraiment séparés. »
Le chauffeur est chiite, as du volant, mais d'une intrépidité que décuplent les déjeuners abondamment arrosés d'arak. A la sortie de Beyrouth, il déchaîne le « klaxon Aoun », qu'il appelle « le klaxon de la fierté », surtout sous le tunnel du Chien, et presque tous les automobilistes répondent en écho, bien que ce klaxon soit interdit par décret et passible d'une amende de 12.000 LL (1 F = 150 LL).
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Les Libanais aiment à conter une anecdote : un automobiliste passe devant un barrage et klaxonne : première amende. Il récidive deux fois, trois fois. A la troisième : « Vous voulez vous ruiner ? » « J'ai 100.000 livres en poche, je préfère les gaspiller pour Aoun plutôt qu'au casino. »
Madeleine, notre accompagnatrice, est chrétienne. Sa petite fille de onze ans, après deux ans passés en France, revient au Liban. « Je suis très mauvaise en arabe, mais seconde en français. Maman me gronde, mais chez nous, quand on dit un mot arabe, elle m'interrompt : « A la maison, on ne parle que français ». » Lydia, jeune maman de deux enfants qui n'ont pourtant pas quitté leur Kesrouan, nous confie : « Mes enfants maîtrisent mal l'arabe ; il me faut leur donner des cours particuliers à la maison. »
Sur le chemin des Cèdres, nous apercevons Bcharré. Les Libanais ont pour leurs poètes une sorte de vénération. Madeleine fait applaudir la patrie de Khalil Gebrane, mais observe un curieux silence sur Geagea, dont les portraits, pourtant, fleurissent ici. Depuis le *Cantique des Cantiques,* le Liban est marié emblématiquement au « Cèdre de Dieu », et il arrive aux Libanais d'affirmer qu'ils n'ont que l'usufruit d'une terre dont Dieu avait la propriété ! Bien sûr, ils sont beaux, ces cèdres parfois millénaires, mais d'une beauté menacée, décimés à cause de leur incorruptibilité même, par les Phéniciens qui les transformaient en trirèmes. En cela aussi ils sont le symbole du Liban, même si les Libanais préfèrent voir en eux l'histoire enracinée dans une terre d'altitude, qui se déploie, branches et civilisations mêlées, face à la Méditerranée qui s'achève et à l'Asie qui commence.
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Sidon est, paraît-il, « la perle de la Phénicie ». C'est dans sa région que saint Matthieu place la guérison par le Christ de la fille d'une Cananéenne. C'est aussi sur une plage de Tyr ou de Sidon que, selon la mythologie, Europe, princesse phénicienne, séduisit Zeus. Selon la légende, l'Europe est née au Liban. Et pourquoi ne pas voir dans l'aventure d'Europe la Phénicienne la séduction de l'Orient sur l'Occident qui s'en saisit et le conquiert ? Aujourd'hui, le charme de Sidon tient au contraste entre le château des Croisés, vigile du port, à une encablure du rivage, et l'animation des venelles des souks, jeux d'ombre et de lumière, échoppes débordant d'objets hétéroclites. Madeleine est nerveuse. Il y a un mois, la ville était aux mains des Palestiniens ; l'armée, depuis, l'a « nettoyée ». Bombardée par Israël, Sidon a versé un lourd tribut à la guerre, et l'accueil y est contrasté. Des enfants ne répondent pas aux sourires. Des militaires sont menaçants devant l'intrusion insolite des appareils photographiques. Mais des sunnites dont le foulard ne cache pas le visage posent avec complaisance.
Tyr, l'orgueilleuse cité chantée par Ézéchiel, est la ville-phénix, qui tour à tour résiste vingt-cinq ans aux Assyriens, et ne se laisse réduire par Alexandre qu'après sept mois de siège. Les Phéniciens qui arrivèrent là en 2750 avant Jésus-Christ, selon Hérodote, y fondent une série de ports organisés non en un État phénicien mais en cités autonomes parfois rivales : en cela aussi les Libanais peuvent voir dans les Phéniciens leurs ancêtres.
Il ne reste plus ici que la Tyr romaine. L'alliance de la mer et de la pierre des colonnes monolithiques en cipolin d'Eubée fait la beauté de Tyr, et rappelle Camus, chantant Tipasa et, « ses ruines, plus jeunes que nos chantiers et nos décombres ». La nécropole, l'arc de triomphe, l'hippodrome (l'un des plus vastes et des mieux conservés du monde romain) disent l'alternance de la mort et de la vie, et nous aimons nous réfugier un moment dans ce Liban musée des croyances défuntes.
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Le déjeuner près du Litani est l'occasion pour les Libanais d'une joie un peu coupable : ils n'avaient pas revu ces lieux depuis seize ans. Inévitablement les conversations deviennent politiques. Une directrice d'école, orthodoxe, renvoie dos à dos chrétiens et musulmans ; alibi de la grande Syrie, dont l'intelligentsia orthodoxe est à l'occasion le fer de lance ? Lydia a cru en Aoun. Mais, dit-elle, « il n'avait pas les moyens de sa politique. Le pays n'a plus la force de résister. Et d'ailleurs à quoi bon ? La réalité est trop dure pour nous permettre de rêver encore ». C'est vrai. Si Samir Geagea a finalement adopté la politique de ses moyens, Michel Aoun n'avait pas les moyens de sa politique. Il a cru follement à l'internationalisation du conflit et au réveil national musulman. Double pari perdu. Mais tout le monde ici parle de son départ proche pour la France, et certains le considèrent comme « en réserve de la République ». Lydia oppose à Aude, jeune Française charismatique, et fervente d'Aoun, sa lassitude et sa souffrance : les Libanais ne veulent plus recevoir de leçons de la France. Mais Lydia garde son estime au général : « Il n'a pas, lui, fondé sa popularité sur le sang d'autrui ; il n'est pas courtisan de l'argent ni du crime. »
Au retour, vers Magdouché, notre chauffeur double imprudemment un camion militaire, et déchaîne « son klaxon ». Ils se retrouvent, et l'un des soldats vient l'embrasser et lui montre son bras : un tatouage : « j'aime Aoun » ; c'est un sunnite. Magdouché désert, village martyr pris en étau entre les camps palestiniens et Israël, est paradoxalement protégé par une Vierge géante, « Notre-Dame de la Garde », où une chapelle creusée dans le roc rappelle que, selon la tradition, la Vierge Marie aurait trouvé là, lors de sa grossesse, un refuge momentané.
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Étrange symbole, quand on contemple la statue monumentale criblée d'impacts de balles, et dont le socle est éventré par un obus. Avec Lydia, nous en faisons l'ascension, et elle déchiffre pour nous les graffiti palestiniens, chiites, Amal : toutes les milices musulmanes sont passées par là et ont profané le lieu sacré. Mais, dans la main de Notre-Dame, un drapeau libanais claque au vent : « C'est un chiite acrobate qui est allé le planter là », nous dit Madeleine.
L'atmosphère n'est plus la même quand nous partons pour Baalbek. Au contraire des cars libanais, celui-ci est confortable, à air conditionné, mais il est syrien, et le chauffeur aussi. Madeleine n'en persiste pas moins à nous faire écouter Feyrouz : « Revenez au pays... le Liban refleurira », et me glisse : « C'est une chanson composée avant la guerre, mais elle prend tout son sens aujourd'hui.
Centre d'entraînement pour terroristes du monde entier Baalbek est maintenant rendu au tourisme effréné : vente d'objets hétéroclites, de keffiehs que même les femmes trouvent de bon goût pour se protéger du soleil-dieu de la cité phénicienne, promenades à dromadaire. Mais le hezbollah sévit encore et, il y a quelques jours, une alerte a contraint les touristes à rebrousser chemin, « pour donner une leçon aux infidèles », trop légèrement vêtus. Est-ce pour cela que les panthères roses syriennes y sont omniprésentes, rappelant aux Libanais, ici plus qu'ailleurs, leur dhimmitude ?
Site étrange, où les six colonnes géantes du temple de Jupiter, le grandiose sanctuaire, peut-être dédié à Bacchus, le temple de Vénus, témoignent que le Liban a un pacte avec les dieux.
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Au culte de Baal, puis d'Hélios, puis de Jupiter Héliopolitain, Dieu et la nature ont fait la guerre : si les dieux phéniciens ont été récupérés par Auguste et Trajan, ils ont été combattus, en revanche, par les empereurs chrétiens Théodose et Justinien, grands destructeurs d'idoles, si bien qu'il ne reste plus guère de statues à Baalbek. Les séismes ont parachevé leur zèle et donnent à Baalbek, par ses colonnades encore debout et le désordre de ses ruines, le spectacle de l'orgueil païen, indestructible dans l'agonie de ses œuvres.
Une étape à Chtaura, but de nombreux voyages de noces autrefois, nous rappelle le divorce du Liban d'avec lui-même : « l'élection », en ce lieu, d'Elias Hraoui, à l'ombre des baïonnettes syriennes et que Radio-Damas diffusa avant même que le vote fût terminé. Que Samir Geagea et Elie Hobeika fussent ministres d'État du nouveau gouvernement composé en décembre 90 par Omar Karamé et présidé par Elias Hraoui consacrait le divorce entre le « pays légal » et le pays réel. La démission du premier n'a pas réussi à lui redonner sa popularité perdue.
#### L'histoire au présent
A Byblos, mon village-fétiche, où flotte encore le drapeau des FL, le temps semble s'être arrêté. Les blessures de la guerre y sont discrètes. La plus vieille cité du monde, jadis débordante d'activité, somnole. Rien de spectaculaire n'accroche le regard ; mais l'imagination a le champ libre, et mieux que nulle part ailleurs, s'opère ici le mariage de la pierre, de la mer, du soleil.
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On nous dit que le vocabulaire sémitique ne correspond pas au découpage du réel qu'expriment nos langues indo-européennes : « Le temps est fractionné chez vous. Chez nous, l'instant est sacrement d'éternité. » Et si la vie éternelle était plus facile, ici, à pressentir ? Et si l'on comprenait mieux ici ce que dit de l'au-delà saint Jean Damascène ? : « Après la résurrection le temps ne sera plus mesuré par les jours et les nuits, mais il y aura un seul jour, sans soir. »
Hyamé, jeune archéologue, a la passion de son passé, ce qui n'est pas si courant au Liban. Du temple aux obélisques -- pierres dressées que les prophètes exécraient -- au château des croisés, en passant par le théâtre romain, tout lui est héritage.
Nous sommes le quatorze août et assistons à la messe, en plein air, entre le site plurimillénaire et la mosquée. Relations distantes et courtoises : chrétiens et musulmans se sont accordés pour que le muezzin et les cloches de Saint-Jean-Marc ne rivalisent pas.
Quelques jours plus tard, à l'aéroport de Beyrouth, se multiplient les humiliations et les contrôles. Images insolites : tchadors et robes légères se frôlent le temps d'une attente ; une jeune maman chrétienne, angoissée, serre contre elle sa petite fille ; nulle communauté de destin ne paraît unir ceux qui se disent pourtant « libanais d'abord ». Je cachais le livre de Daniel Rondeau, *Chronique du Liban rebelle,* hymne un peu frelaté à Michel Aoun ; best-seller au Liban, que les Syriens avaient fait interdire. Mais, en plein aéroport, un présentoir offrait un magazine rempli de photos de l'incontournable et désormais inoffensif petit général.
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Ce qu'ont désormais compris les Libanais chrétiens -- et ce fut le crime de Michel Aoun de ne pas l'avoir compris assez tôt -- c'est que l'histoire est une maîtresse volage, et que la France ne tiendra pas les promesses faites par saint Louis. Le Liban restera le remords du monde. Pas même : le silence qui de toutes parts le cerne est celui de l'oubli sans remords.
Bien sûr, « la guerre des frères » est un alibi commode, dont l'Amérique a impudemment usé. Lorsque, en novembre 88, Aoun accepte d'élargir son cabinet pour y inclure Geagea, afin d'accroître la cohésion de l'Est chrétien, les Américains tentent à nouveau de faire élire un président de la République, bloquant ainsi l'élargissement. A propos de la terrible décision du 14 mars 89, Karim Pakradouni écrit : « Il semble bien que sans les promesses non tenues de Washington et les discrets encouragements de Paris, Aoun n'aurait pas déclenché sa guerre. » (*Le Piège. De la malédiction libanaise à la guerre du Golfe,* p. 237.) Daniel Simpson, ancien chargé d'affaires américain à Beyrouth, résume bien la pensée de Lawrence Eagleburger, disciple de Kissinger, et de l'ambassadeur Mac Carthy : « En dehors de Damas, il n'y a pas de solution. »
Dans l'accord de Taëf, en septembre 89, chacun des deux frères ennemis a trouvé de quoi condamner et de quoi approuver : Aoun le qualifiait de trahison, puisqu'il légalisait la présence syrienne. Mais il convenait à Geagea dans la mesure où il neutralisait Aoun ; la justification de son ralliement par la nécessité de faire du texte « une lecture libanaise » et non syrienne ne trompait personne au Liban : par-delà la divergence idéologique des deux hommes, la vraie dissension résidait dans le monopole de la résistance et de la légitimité chrétiennes, qui ne se partagent pas. Aoun avait tort de voir en Geagea « le cheval de Troie de l'Amérique », mais la haine entre les deux hommes faisait le jeu des USA.
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En août 90, l'ambassadeur américain à Damas réclama, au nom de son pays, une application immédiate de l'accord de Taëf. La « II^e^ République » naissait, en même temps que se brisaient constitutionnellement les liens avec la France. En octobre 90, Washington donnait son feu vert au scénario syrien d'élimination d'Aoun, qui qualifiait l'Amérique de « Ponce-Pilate du XX^e^ siècle ». Pakradouni conclut : « Américains et Syriens s'étaient mis d'accord pour tenir la France à l'écart et réduire son rôle dans une région en voie d'américanisation forcenée. » (*op. cit.,* p. 268)
Le dernier pas de la France dans l'abandon de son rôle séculaire de protectrice des chrétiens du Levant, ce fut l'asile politique offert à Michel Aoun -- dernier réduit de « l'honneur français » -- contre l'acceptation officielle de la syrianisation du Liban, par la réception à Paris d'Elias Hraoui, qui conclut triomphalement : « Il n'y a plus de problème entre la France et le Liban. »
Et pourtant, deux semaines passées au Liban suffisent pour que l'on ne songe pas sérieusement à faire une croix sur le Liban. Ce pays est-il donc celui des sirènes, ou rien n'y est-il impossible ?
« Race agile, et vite distraite », disait Salah Stétié du peuple libanais. « Sarabande de races », plutôt, comme l'évoquait Barrès ; habile à oublier, à s'adapter, à se redresser ; douée pour le bonheur. L'exil et le paradis sont les deux thèmes qui courent dans l'œuvre de Georges Schéhadé. Ces sémites ont toujours su l'impossibilité du lieu sûr, et beaucoup gardent au cœur une double appartenance, un double pays. Mais aussi la nostalgie du paradis terrestre, dont ils sont mal guéris.
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Ce n'est qu'à leur retour que ce « pays-message », selon la belle expression de Jean-Paul II -- auquel le monde est resté sourd -- devrait de n'être pas le balcon méditerranéen de la Syrie.
Danièle Masson.
*Octobre 1991.*
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### Un arlequin
par Georges Laffly
UN TISSU, ou un article tout aussi bien, composé de pièces et de morceaux, un Français aujourd'hui appellera cela un *patchwork.* Je m'étais imaginé qu'on disait autrefois *arlequin ;* emprunter à l'italien vaut mieux qu'emprunter à l'anglais, et d'abord parce que le mot est plus facile à prononcer. Vérification faite, nos dictionnaires ne donnent pas ce sens. Littré non plus. Je suis allé voir dans Furetière. Il ignore le mot.
A vrai dire Littré signale un emploi (que Levis et Robert disent vieilli) d'*arlequin* pour désigner un mélange de bas morceaux de viande, utilisé par la cuisine populaire. De ce sens, il me semble qu'on peut passer au tissu composite, et à l'article sans queue ni tête. Mieux encore, le Grand Larousse du XIX^e^ siècle, ce monument d'érudition laïque et républicaine, est abondant sur cet article et signale « par analogie avec le costume de ce personnage, *habit d'arlequin,* tout ce qui est composé de pièces disparates ».
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Ce n'est pas tout. Il cite les emplois du mot dans le vocabulaire de la chasse (un bateau plat pour chasser le gibier d'eau), de la minéralogie (« opale remarquable par la vivacité et la variété de ses couleurs »), de l'ornithologie (espèce de colibri) et de l'entomologie (le grand arlequin de Cayenne est un insecte du genre acrocine). Enfin, le dictionnaire note que le mot est employé adjectivement, et reste alors invariable. Il cite deux emplois : « L'hôtel de ville de Cologne, situé assez près du dôme, est l'un de ces ravissants édifices arlequin, faits de pièces de tous les temps et de morceaux de tous les styles. » (Hugo) « Au fond, on aperçoit un lit recouvert d'une courte-pointe arlequin. » (E. Sue) Pour la courtepointe, pas de doute. Nos romanciers diraient que le lit est recouvert d'un *patchwork.*
Tout cela me laisse la possibilité, je pense, d'intituler *arlequin* cette suite de morceaux sans suite.
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Qui vit à Paris n'est vraiment rentré de vacances qu'après avoir retrouvé le métro. J'y ai été accueilli par une affichette d'allure triomphaliste où la RATP célèbre le fait que, depuis le 1^er^ août, on peut voyager en 1^re^ classe toute la journée. Ce qui veut dire que la 1^re^ classe est supprimée.
40:808
Il se trouve que je n'en usais pas et que, depuis plusieurs années, ces wagons étaient des moins engageants : les plus sales, les plus barbouillés de peinture, parce que les plus encombrés de resquilleurs. Cette avancée de l'égalité, ce progrès dont se réjouissent tous les cœurs vraiment démocratiques, n'est donc en fait qu'un abandon, un de plus, un renoncement à faire appliquer la règle.
Résultat d'une révolution tranquille dont nous n'avons pas fini de cueillir les fruits. Si la force publique tourne la tête pour regarder ailleurs quand il y a vol, agression, destruction, on peut dire qu'une loi nouvelle apparaît. Elle satisfait les désirs des éléments a-sociaux, et de tous ceux qui, s'estimant brimés, veulent rattraper leur retard, satisfaire leurs envies. La 1^re^ classe était une offense au prolétariat ; le *lumpen Proletariat* s'est chargé de rétablir la justice. Voilà ce qu'entérine la déclaration de la RATP qui est du style des communiqués de guerre, quand une armée reçoit la pâtée : « repli sur des positions préparées à l'avance », « effacement de la saillie et raccourcissement opportun de la ligne de front ». Il faut savoir encaisser les coups de pied au derrière.
Où je trouve le bonbon dur à avaler, c'est lorsque la RATP ajoute : « Les personnes pour lesquelles la station debout est pénible sont prioritaires aux places réservées. » Paroles de vent, tout à fait irréalistes.
Il est intéressant en effet de voir d'année en année évoluer la tenue des usagers. Depuis longtemps déjà, on a pu sentir les effets libérateurs de mai-68.
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Place aux jeunes, et que les autres se débrouillent pour arriver sans casse. Cette année, ce qui me frappe, c'est le nombre de gens à qui il faut deux places. De tous âges et de toutes conditions, leur premier soin, assis, est de garantir la place voisine en y déposant un paquet, des gants, le couffin du chienchien, ou un de ces énormes bagages de toile, style traversin, qu'on appelle je crois bananes. Si les sièges sont occupés, la banane sera posée au sol, obstruant le couloir.
Les voyageurs debout, dans les cahots, ont bien besoin de se retenir aux piliers dont sont équipés les wagons. Cinq ou six mains pouvaient sans se gêner y prendre appui. Mais l'habitude est prise. Le premier arrivé s'y adosse, ou étreint le pilier à la manière dont un singe s'enroule autour d'un palmier. Les autres passagers n'ont plus qu'à chavirer au hasard. Il y a trois ou quatre ans, on entendait quelques représentations polies, mais c'est fini. Tout le monde a renoncé. On aurait l'air de tomber d'une autre planète. Il me semble voir le même renoncement chez les automobilistes. On ne reproche plus au gêneur d'être en double file, de bloquer un bateau etc. Ce n'est pas passivité, ou lâcheté. C'est qu'on ne voit plus en lui un coupable, mais un chanceux. Il est arrivé avant. Il a fait ce qu'on aurait fait aussi. Et il faut reconnaître que les gens n'ont pas assez de mauvaise foi, en général, pour reprocher aux autres ce qu'ils s'apprêtaient à faire eux-mêmes.
42:808
D'une façon générale, chacun se comporte comme s'il était seul. Ou seul digne d'un privilège au milieu d'un peuple d'esclaves. Ne pas se gêner, c'est la libération suprême où l'on a abouti. Je vois avec surprise (toujours attardé) des hommes, des femmes, d'allure assez élégante, et qu'on classerait parmi les bourgeois, se mettre à bâiller en public, ouvrant une gueule d'hippopotame qu'ils ne pensent pas à couvrir de leur main. Et les baladeurs grésillent à vos oreilles, en vous transmettant le halètement de la batterie, ce rythme de tam-tam qui est celui de notre musique.
On n'en finirait pas. Il y a deux France : celle qui pratique les transports en commun et celle qui les ignore. Celle-ci ne se conduit sans doute pas mieux, et je ne cherche pas à établir un classement. Je pense seulement que cette France de l'auto perd nombre d'occasions de savoir la pratique réelle de ses contemporains. On m'a parlé cet été d'un sénateur amené (pur hasard) à prendre un train local sur la Côte. Il a découvert la diversité des voyageurs, qui n'avaient guère qu'un point commun : l'absence de billet. Un fonctionnaire lui a expliqué ensuite qu'il faudrait trop de monde. Il a peut-être laissé entendre aussi qu'un contrôle entraînerait des troubles bien inutiles. C'est le genre de réponse que fait le préfet de police, à Paris, quand on lui parle de déloger des immigrés qui occupent un terrain municipal. C'est toujours la loi qui doit céder, dans notre « État de droit ».
43:808
Le train sans billet (au moins l'été, dans les zones touristiques) montre que la SNCF. est sur la voie de la RATP. Le plus grave n'est pas le déficit qui s'ensuit... C'est la perte de confiance des gens dans leur société. Un système social quelconque donne beaucoup et reçoit beaucoup. Mais s'il ne donne plus ce qu'on attend de lui ?
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Je ne passe plus, rue de Sèvres, au coin de la rue Saint-Romain, sans un petit pincement. C'est là, au 9, qu'habitait André Fraigneau (il est mort en mai, à l'hôpital Necker, à cent mètres de là) dans un appartement au rez-de-chaussée, assez sombre, qu'il appelait son « tournebride » par allusion plaisante à Barbey d'Aurevilly et à son tournebride de la rue Rousselet, tout près.
La mort de Fraigneau m'a fait connaître un ami avec qui il était lié depuis sa jeunesse -- ils sont restés en correspondance jusqu'au bout, j'espère qu'on publiera au moins une part de ces lettres -- le peintre Georges Dezeuze. Ce Montpelliérain vit maintenant à quelques kilomètres de sa ville, près d'un village, sous les pins. J'ai vu ses tableaux, des paysages pleins de la lumière d'oc, des natures mortes rayonnantes de sérénité, où les objets sont magnifiés (peut-être, sous un regard divin, toute chose est-elle ainsi exhaussée). C'est à Montpellier que Dezeuze a connu Fraigneau, à l'occasion d'un bal (celui dont il est question dans *l'Irrésistible *?) dont il avait dessiné l'affiche.
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C'était une œuvre assez originale pour avoir attiré l'œil de Fraigneau, toujours aux aguets des formes les plus récentes de la beauté, et amoureux de la peinture, dont il parlait à merveille. Il voulut connaître l'auteur de l'affiche. Puis un hasard les réunit au Val-de-Grâce, tous deux troufions éclopés, Fraigneau au « quatrième nerveux » comme on pouvait s'y attendre.
Après, ils ne se sont plus perdus de vue. Dezeuze est l'un des *Voyageurs transfigurés* dont Fraigneau a raconté le séjour en Grèce. Vous trouverez ces anecdotes, et bien d'autres, dans un petit livre que Georges Dezeuze a intitulé *Écrit le dimanche* (les Presses du Languedoc, Max Chaleil éditeur, 33, rue Roucher 34000 Montpellier). C'est un livre plein de fraîcheur, où revit la vieille ville méridionale qu'a aimée Larbaud, et enrichi, comme on pense, de dessins et croquis du peintre.
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Mon goût pour l'œuvre de Fraigneau n'a jamais cessé, et il s'est même accru. Elle résiste mieux aux variations du temps et des sensibilités que bien d'autres, plus bruyantes, mais dont le bruit s'éteint vite. Ils se font d'ailleurs gloire d'être périssables, et de s'effacer avec leur temps, on se console comme on peut. Fraigneau n'a guère parlé que de choses éternelles ; d'abord la jeunesse, l'âge de *la grâce humaine,* fragile, éphémère, mais qui revient toujours, comme les bourgeons de mars ; puis dans la trilogie des « mémoires apocryphes » de la lutte entre cette beauté terrestre et la beauté céleste.
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C'est le combat qui occupe Louis II de Bavière, comme M. de Pontchâteau, comme l'empereur Julien, les trois figures à travers lesquelles l'écrivain fait s'affronter et se nouer ces thèmes jusqu'au moment où se résout leur opposition dans un accord supérieur, le moment où, converti, l'Apostat peut dire : Tu as vaincu, Galiléen. Voyez *Le Livre de raison d'un roi fou,* le *Journal profane d'un solitaire* et *le Songe de l'empereur.*
Je peux le dire sans manquer je crois à ce que je lui dois, je ne comprenais pas son admiration totale, absolue, pour Cocteau. Il en était resté ébloui. Il n'admettait pas la moindre réserve. Je me demande si cette allégeance ne l'a pas bloqué, et s'il n'aurait pas mieux valu pour lui échapper à cette influence (il n'aurait pas supporté qu'on lui pose une telle question).
Un trait encore de son caractère : suivant, disait-il, la leçon de Keyserling sur la fécondité de l'insuffisant (mais à mon sens, selon son être profond et sa fierté naturelle), il savait tirer le bien du mal, et considérer le parti que l'on peut et doit tirer des circonstances les plus malencontreuses. Dans le jeu assez truqué de la renommée, depuis que les idéologies et les médias faussent les cartes, il était perdant : il n'avait pas la place qu'il pouvait revendiquer. Non seulement il n'était pas homme à s'en plaindre, mais il se considérait comme un miraculé, disant avoir été ressuscité trois fois. La première par Blondin, Déon et Nimier. La seconde par une génération plus jeune, celle de Jean Moal, de Michel Mourlet et de son équipe de *Matulu.*
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La troisième par les jeunes éditeurs comme Jaujard qui remirent en circulation pratiquement toute son œuvre, et des jeunes gens comme Van Plasten et Marc-Gabriel Malfant, qui a écrit une thèse sur lui.
\*\*\*
Ma première visite a été pour l'exposition Apollinaire, qui s'est tenue au musée historique de la Ville (c'est dans Le Marais, à l'hôtel Lamoignon). Beaucoup de documents entassés dans les vitrines, les uns sur les autres, l'ensemble faisant un peu fouillis, mais très émouvant. On avait l'impression d'approcher l'intimité du poète. Beaucoup de livres bien sûr, les siens, ceux des amis, et aussi les classiques dans les exemplaires qu'il possédait : un don Quichotte sous une couverture bariolée, un La Fontaine, *Les amours de Psyché et de Cupidon,* je crois, avec la dédicace : à Guillaume Apollinaire Jean de La Fontaine esq. (La Fontaine se présentait comme écuyer). Des revues aussi, celles où il publiait ses poèmes, *le Festin d'Ésope, Les Soirées de Paris,* le *Mercure.* Des manuscrits, dont des strophes du *Mal-aimé* sur un papier quadrillé. Il y a même sa bibliothèque ; une statue nègre, sa cantine d'officier, une bien petite cantine verte, portant en lettres blanches Lt Kostrowitzki. Et le casque troué par l'éclat d'obus qui s'enfonça à droite au-dessus de la tempe.
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Apollinaire était passé dans l'infanterie à ce moment-là, au 96^e^, j'avais oublié. Mais c'est dans l'artillerie qu'il s'était engagé au début de la guerre, faisant ses classes à Nîmes.
As-tu connu Gui au galop\
du temps qu'il était militaire\
As-tu connu Gui au galop\
du temps qu'il était artiflot\
A la guerre
Je crois bien que la première fois que j'ai lu cela, encore écolier, j'ai été contrarié par cet *argot,* mot de l'argot militaire, du langage parlé, indigne du poème, à ce que je m'imaginais. Mais Apollinaire savait que la poésie se nourrit du langage le plus familier. Il y a dans *Alcools* des poèmes-conversations, et mieux que cela, certains de ses débuts les plus célèbres semblent copier ces romans-feuilletons qu'il aimait (l'exposition montre plusieurs livraisons de *Fantômas,* dont il se délectait). Je pense à *la Chanson du mal-aimé :* « *Un soir de demi-brume à Londres...* » ou encore au début de *l'Émigrant de Landor road,* si mystérieux dans sa banalité.
*Son chapeau sur la tête il entra du pied droit*
*Chez un tailleur très chic et fournisseur du roi.*
*Ce commerçant venait de couper quelques têtes,*
*De mannequins vêtus comme il faut qu'on se vête.*
T.S. Eliot a fait la théorie de cette ressource littéraire, affirmant la nécessité de se retremper dans le langage commun.
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Apollinaire savait cette leçon, comme Péguy ou Supervielle (comme La Fontaine, comme Villon). On pourrait en faire une allégorie la prose venant au secours de la poésie et lui rendant des forces. Beau sujet pour un plafond de bibliothèque.
L'engagement d'Apollinaire dans l'armée française a longtemps fait grincer des dents à nos intellectuels, toujours pacifistes quand il s'agit de leur patrie (et puis la guerre de 14 était impérialiste, Lénine l'a dit, et soixante-dix ans les sots l'ont répété). Ils se rattrapent aujourd'hui en citant le poète comme un exemple de ce que la France doit à l'immigration. Pour une fois, l'exemple est bon. Regardons-le bien. Il prouve d'abord qu'Apollinaire savait ce qu'il devait à son pays d'adoption. C'est pour le montrer qu'il s'est engagé. Et j'ajouterai : il aimait la France. C'est beaucoup moins fréquent qu'on ne le croit. Les Français sont vaniteux. Ils imaginent toujours qu'on les adore, alors qu'on les moque, qu'on les déteste. Beaucoup d'immigrés sont humiliés d'être ainsi contraints de vivre à l'étranger, et retournent leur fureur contre le pays d'asile. Et pour beaucoup, même quand ils acceptent la France, elle ne vient qu'en seconde place dans leur cœur. Apollinaire n'était pas ainsi. Il ne pensait pas à une double nationalité.
Il y a beaucoup de portraits, dans cette exposition, tableaux, dessins, photos. On retrouve partout le regard si vif du poète, dans son curieux visage en pyramide. Quelle activité chez cet homme gras.
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Mort à trente-huit ans, il laisse une œuvre considérable (les vers et le théâtre à eux seuls font un gros volume de la Pléiade, les écrits en prose deux autres).
On l'aimait. André Rouveyre, qui saisissait d'un coup d'œil implacable les gens jusqu'à l'âme, nous a laissé sur lui un livre enthousiaste et attendri, ce qui n'est pas le registre habituel de ce caricaturiste. Ils se sont peu connus, en somme. A peine se sont-ils rencontrés quelques jours à Deauville, en juillet 4914, que la guerre les sépare. En 1917, 1918, Apollinaire, trépané, vit à Paris, mais Rouveyre est plus souvent prisonnier de son lit de malade, à Nice. Il retrouve pourtant quelquefois son poète. Il en a laissé une image inoubliable. J'en citerai quelques traits : « Il m'apparut tout habillé de neuf, dans le bel uniforme d'officier, bleu horizon, que nous étions aller commander et essayer ensemble, chaussé haut en cuir jaune léger que lui avait donné un bottier de la rue du Bac. Là aussi, j'avais appuyé la confection de mes conseils. Sur la tête le bonnet de police chevauchait, haut de forme et placé penché sur le linge du pansement, qui lui entourait complètement la boîte crânienne. A la main, il portait une canne Louis XVI, petit pommeau en bois de rose, entouré d'une bague festonnée en argent. Un cordonnet de cuir traversait le jonc et permettait de l'assurer au poignet. Cette canne ne l'avait point quitté à la guerre ; il la tenait de moi. Il était parfaitement heureux et trônait véritablement dans le fiacre découvert qui nous menait, par le boulevard Saint-Germain, rue de Condé.
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Il n'était jamais beaucoup présent d'esprit, sa fantaisie était trop maîtresse. Pourtant il se tournait de temps en temps vers moi dans une familière confiance ; il souriait de sa renaissance, se regardait sérieusement dans son bel équipage céleste et doré ; enlevait d'une pichenette la moindre poussière sur sa culotte ou sa vareuse. Tout à sa coquetterie, loin de s'en gêner devant moi, tacitement il m'y associait, m'encourageant au sourire complice. »
Les deux amis vont au *Mercure de France,* celui de Valette. C'est la revue qui avait publié *La chanson du mal-aimé* (grâce à Léautaud et c'est pourquoi le poème lui est dédié). C'est la maison d'édition qui publia d'abord *Alcools* et *Calligrammes,* que la NRF n'eut que de seconde main.
Citons encore un peu :
« Arrivé au *Mercure,* il reprit cet air soucieux et important qui était la représentation parfois de son mystère intérieur et de sa juste considération de lui-même... »
...
« Il eut son vrai succès. L'allure, le costume, sa gloire militaire et comme il la portait, tout séduisait dans la joie de son retour bienheureux. Car on l'aimait bougrement, fichtre ! et si on ne l'embrassait pas, c'était tout juste ; chacun l'eût fait dans le particulier. Il nous regardait en face, et ravi, les uns après les autres.
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On admirait cet air de ténor marseillais d'opéra-comique qu'il avait, avec une double barbiche invraisemblable, à la Tartarin, où son caprice s'était plu ; puis sa corpulence étendue, mais allègre tout de même, un peu serrée à mon goût ; un peu trop moulée. Mais, diable ! c'était bien ainsi, -- et il n'était rien de trop galant pour les loisirs d'un tel guerrier. On l'entourait comme une idole. On le regardait comme lorsque, bambins, nos yeux s'étonnaient au Châtelet sur Michel Strogoff.
« Il nous entretint, bien entendu, de ses idées sur la guerre, où il s'était entrevu une destinée de capitaine. Il en parlait d'un point de vue suprême, où sa pensée se déployait en paraboles séduisantes, courant de l'art de la défense des places fortes aux larges mouvements de campagne. Il était devenu homme d'armes comme il était poète, de tout son être, de toute sa générosité de moyens, et ce n'est pas peu dire. »
(André Rouveyre. *Apollinaire.* Gallimard 1945)
On voit aussi, dans cette exposition, le bandeau de cuir avec une plaque ronde, destiné à cacher la cicatrice de la trépanation (des trépanations, Apollinaire fut opéré deux fois), et que Cocteau désignait comme un écouteur, par lequel lui parvenaient les poèmes.
Apollinaire est mort de la grippe espagnole, qui vint parachever les massacres de la guerre. Il succomba jeune encore mais affaibli par sa blessure et les opérations.
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Les amis sont présents. André Salmon, que j'ai découvert dessinateur, ce qui n'est pas étonnant chez un ami des peintres, excellent caricaturiste (la tête de Remy de Gourmont). Giorgio de Chirico est là, non pas avec le portrait du poète en 1911 où il montre, cinq ans avant, la place de la future blessure, mais avec un portrait de Paul Guillaume, le marchand de tableaux. L'œuvre avec ses couleurs très franches et son dessin scrupuleux fait penser aux Derain des années trente.
Cela doit nous rappeler que les camps n'avaient pas de frontières aussi fermées que la légende universitaire le laisse croire. Les professeurs aiment bien ranger les gens dans des tiroirs, mais les vivants s'en échappent, débordent les classements et les étiquettes. Breton le dogmatique n'était pas encore là pour remplacer Charlemagne, mettre à sa droite les bons et à sa gauche les mauvais élèves. J'aime assez que ce gendarme, ce procureur, laisse percer sa réticence devant Apollinaire qui au fond lui reste suspect. Cette incompréhension révèle une faille secrète.
La réalité était mouvante, complexe, enchevêtrée. Apollinaire aimait beaucoup Moréas (l'école romane ! Les *Stances *!) et il a fait l'éloge de l'*ode sur la bataille de la Marne* qui embarrasse les plus fervents admirateurs, j'en suis, de Maurras poète. Jusqu'à la fin, l'auteur de *Calligrammes* ouvrit des voies nouvelles sans renoncer aux anciennes. Dans le même volume, on peut lire *Lettre-Océan* et *Tristesse d'une étoile :*
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*Une belle Minerve est l'enfant de ma tête*
Une étoile de sang me couronne à jamais
La raison est au fond et le ciel est au faîte
Du chef où dès longtemps déesse tu t'armais
où la mythologie la plus classique renaît à partir d'un combat d'artillerie.
Il savait très bien ce que vaut « la perfection de l'ordre » qu'il évoque dans un autre poème :
*Soyez indulgents quand vous nous comparez à ceux qui furent la perfection de l'ordre*
*Nous qui quêtons partout l'aventure.*
Il n'aurait nullement pensé à une trahison quand Chirico abandonna ses toiles oniriques pour un art plus traditionnel. Et Picasso, vers 1918, bien loin du cubisme, regardait vers Ingres (de même, sur un poète sensible aux variations de température comme Cocteau, l'apparition de la *Jeune Parque* le fait passer du *Cap de bonne espérance* à *Plain-Chant*)*.*
Apollinaire n'excluait rien. Il avait le goût de la surprise, lui dont la devise était « j'émerveille », défi difficile à tenir et qu'il a toujours gagné. Mais cela ne signifiait nullement à ses yeux de refuser les moyens classiques. On a vite fait le tour de la surprise quant aux moyens techniques. On le voit bien avec les « recherches » actuelles qui répètent, c'est fatal, les trouvailles de Marcel Duchamp ou de Dada, à l'autre bout du siècle.
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Léautaud lui trouvait un charme tzigane. Un charme, oui, au sens d'incantation. On le sent bien avec des poèmes comme *Le Voyageur,* si classique, si neuf aussi, où le ton très pur n'exclut pas tout un bric-à-brac d'images. Mais il faut avoir entendu Apollinaire dire son poème, comme cela était possible à l'exposition :
*Ouvrez-moi cette porte où je frappe en pleurant*
C'est la porte même de la mort qui semble s'ouvrir pour laisser passer cette voix. Oui, il avait enregistré un disque, rien d'étonnant, le phonographe est déjà vieux alors, plus vieux que lui (1877, inventé par Edison, dit Petit Larousse qui signale quand même que la même année le poète Charles Cros trouve le même appareil). Mais on reste étonné, plus peut-être que lorsqu'on voit, filmés par Sacha Guitry, Renoir ou Degas. Dans ces films, les voix manquent, et rien ne donne le sentiment de présence autant qu'une voix. Celle d'Apollinaire est chantante, avec même une pointe d'accent méridional quand il dit *Le Pont Mirabeau :*
*Et comme l'espérance est violente*
avec un appui sur la dernière syllabe, et *l'an* devenant *a.* Une voix un peu de théâtre, mais j'ai entendu aussi Eluard, Cocteau, Aragon dire leurs vers, et ils y mettaient encore plus de drapé. Peut-être est-ce le souci de bien articuler. Plus haut, je parlais d'incantation. Il y a de la mélopée, dans la diction d'Apollinaire. On sait qu'il composait ses poèmes en les chantonnant. Cela confirme.
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Le poète d'*Alcools* était attentif à la modernité ; attentif jusqu'à l'anxiété. Il entendait par là ce que l'Allemagne nous a habitué à nommer l'esprit du temps, son essence cachée. Il a été moderne, et le plus moderne des poètes. Comprenez : l'homme qui a le mieux senti et exprimé son époque, ses forces propres, les courants qui y naissaient. Moderne est un adjectif difficile à manier, qui a même pris un air nigaud, il n'est plus permis de dire que : postmoderne. Mais l'emploi qu'en fait Apollinaire n'est ni naïf ni sot. Cela se voit assez dans *Zone.* Il écrit :
*Seul en Europe tu n'es pas antique ô Christianisme*
*L'Européen le plus moderne, c'est vous pape Pie X.*
où l'on voit que moderne peut être le contraire de moderniste.
Georges Laffly.
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### Le « Maurras » de Nguyen
par François Leger
VOICI UN LIVRE important et tragique. Il se proposait de raconter les années de formation d'un grand esprit, et son auteur avait rassemblé à cette intention tous les matériaux, toutes les informations qui, situant son héros dans son époque, permettraient de comprendre à la suite de quels événements, sous l'effet de quelles réactions, cet esprit avait pris l'allure qui fut la sienne et commencé d'agir sur son temps dans le style qui fut le sien.
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Ce livre se proposant un tel but l'a largement atteint, mais, sans le vouloir, il évoque aussi pour nous une tout autre histoire, celle de son malheureux auteur, Victor Nguyen, garçon de génie qui, né à Marseille dans un milieu très humble, fils d'un matelot tonkinois et d'une ouvrière provençale, durement travaillé -- il nous l'avait dit -- par le conflit de ces hérédités affrontées, n'en avait pas moins, à force d'intelligence, de sacrifice et de volonté, réussi à s'imposer à l'attention de ses professeurs, à poursuivre des études supérieures, à commencer de se faire un nom. N'ayant jamais de sa vie rencontré Maurras, il avait un jour découvert son œuvre et en avait été à tel point transporté qu'il s'était voué depuis lors à tout apprendre et tout comprendre du vieux maître.
De là l'idée de lui consacrer une thèse qui est devenue ce livre, de là les proportions que l'ouvrage a atteintes, ses 950 pages qu'il a fallu amputer des 950 pages supplémentaires qui auraient contenu les notes justificatives du moindre des propos des 950 premières.
Ce livre-thèse se clôt cependant par un point final dont l'imprévu surprend. Il s'arrête tout d'un coup, sans explication, sans l'ombre d'une conclusion, sans même l'esquisse de la moindre phrase qui fût l'équivalent de ce qu'on appelait jadis la « chute » d'un poème. Cette fin brutale a cependant sa raison d'être. Ce livre s'arrête comme s'est arrêtée la vie de Nguyen, las de trop de pauvreté, de trop d'efforts, d'angoisses et d'épreuves.
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Je le connaissais depuis une vingtaine d'années et dans nos dernières rencontres avais noté sa lassitude. Il ne semblait plus pouvoir travailler et, lorsqu'il apparaissait à la Nationale, ne semblait y être venu que pour causer dans le hall de la salle de lecture ou sa travée centrale. Il avait toujours été mystérieux et abrupt mais tenait maintenant des propos bizarres. Je l'entends encore m'expliquer, de sa voix grave et hachée, avec la prononciation à la fois chuintante et chantante qui était la sienne, que le sommeil était une perte de temps absurde et qu'il avait décidé de ne plus du tout dormir. Je ne cite ce trait que parce que, comme tout biographe, Nguyen a mis pas mal de lui dans son portrait intellectuel de Maurras et qu'il a plutôt compliqué que simplifié les traits de son héros.
Le texte qu'il lui a consacré, n'en est pas moins un beau texte, superbe même par échappées.
M. Pierre Chaunu, qui est un juge sérieux du savoir et du talent, l'a lu après la mort de l'auteur et en a tout de suite compris la qualité. Il a su en faire aboutir la publication et a écrit pour elle une préface superbe d'émotion contenue, de richesse d'idées, de vues qui font penser. On ne pouvait souhaiter pour introduire à ce monument de plus nobles propylées que la préface d'un tel maître.
Un autre nom est indissociable de la publication de ce livre, c'est celui de mon vieil et éminent, ami René Rancœur qui, depuis longtemps associé de Nguyen dans les savantes publications des *Études maurrassiennes,* s'est astreint à la vérification posthume du monument abandonné.
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La modestie de l'avertissement qu'il a inséré à ce propos dans le volume ne donne pas l'idée de l'ampleur de la tâche qu'il a assumée.
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Et maintenant je dirai très franchement ce que je n'ai pas aimé dans ce beau livre.
Je n'aime pas le titre que Nguyen lui a donné : *Aux origines de l'Action française.* Je veux bien que cet « *Aux* » signifie « *autour des* » origines etc., mais l'étude appuyée des premières pensées de Maurras, de la diversité infinie de ses lectures, des troubles et confusions de sa jeunesse peut laisser une impression trompeuse. Même si ces tâtonnements initiaux ont certainement laissé leur marque sur l'homme qui mettra à jamais sa marque sur « l'Action française », ils ne l'orientaient pas nécessairement vers elle et eussent à certains moments fort bien pu le mener ailleurs.
Maurras a dû renier beaucoup de ses premières pulsions pour devenir ce qu'il fut. Il a dû se livrer à un prodigieux travail d'éclaircissement de sa végétation intérieure pour sortir du désordre de ses jeunes années. Le récit de ce travail s'est trouvé en quelque sorte rejeté au second plan par la forêt des détails dans lesquels le biographe s'est ici enfoncé. L'enthousiasme avec lequel il a décrit cette jungle lui en fait suivre beaucoup de sentiers qui se perdent et l'on ne parvient pas à retrouver avec lui la voie que Maurras s'est frayée, d'ailleurs à grand peine, vers ce qui sera sa lumière.
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Se jugeant rétrospectivement dans une lettre que, de sa prison, le vieux maître adressait en 1950 au professeur Roudiez, il n'a pas hésité à parler de la « *folle hâte avec laquelle* » il avait voulu « *écrire et publier* »*,* de la « *prétention* » de ses premiers « *jugements* »*,* de l'obligation dans laquelle, ignorant de toutes choses, « il s'était alors trouvé de *céder à une mode* »*,* de se « *laisser glisser à des idées toutes faites trouvées autour* » de lui...
Voilà ce que j'eus aimé voir mieux rappelé, et voilà ce dont la demi-omission me gêne lorsque ce volume s'intitule : *Aux origines de l'Action française.*
\*\*\*
Quand il s'agit de l'évolution proprement littéraire de Maurras, la chose n'est pas trop gênante, car on sait qu'il deviendra le champion du classicisme éternel et il est assez amusant de découvrir les sautes de goût par lesquelles il est passé. Il est assez intéressant de le voir en chemin aux prises avec le Naturalisme, le Parnasse, le Symbolisme, de le voir rudoyer Rodenbach, Heredia, Henri de Régnier, Sully Prudhomme, encenser Moréas. On sait que l'histoire finira bien.
Il en est de même en matière politique dans la mesure où l'on assiste au même spectacle d'un imbroglio dont on connaît l'éclatant dénouement. Fils d'un fonctionnaire du Second Empire, d'inclination plutôt républicaine, et d'une mère qui, comme celle de Renan, était « philippiste », le jeune Charles n'était pas particulièrement destiné à devenir un « Blanc » du Midi.
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Sa bonne était pour Henri V, sa famille ne l'était pas, et son indifférence pour la forme politique du régime de la France fut durable. Les influences qu'il subit furent multiples. Presque encore enfant, il passa par une période de frénésie mennaisienne qui fut suivie de la lecture précoce de Taine qui n'allait pas précisément dans le même sens. *La Réforme sociale* des héritiers de Le Play, qui seront parmi ses premiers employeurs, confortait l'influence de Taine, mais le jeune homme n'en deviendra pas moins bientôt le collaborateur très actif de *L'Observateur français,* quotidien clérical dont la grande préoccupation était de préparer le ralliement des catholiques à la République et à la bonne démocratie.
Mistral entre cependant en scène. Maurras s'enthousiasme alors pour le *félibrige* et formule pour lui un programme presque autonomiste qui n'aura pas de suite, mais n'empêche pas son auteur de voter aux élections de 1889 pour un candidat boulangiste et juif. On pourrait poursuivre sur quelques années encore la liste de ses zigzags et on viendrait à se demander comment des matériaux et souvenirs hétéroclites recueillis dans un itinéraire aussi tortueux il a pu tirer de quoi bâtir la doctrine cohérente qui fut la sienne.
Ici ce fut la lecture de Sainte-Beuve, le Sainte-Beuve des derniers *Lundis,* qui le sortit d'affaire, un Sainte-Beuve infatigable collectionneur de documents sur les comportements humains,
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un Sainte-Beuve historien qui, sans en avoir l'air, a pris l'habitude de classer les individus selon leurs mérites ou leurs erreurs, erreurs de goût mais, de plus en plus fréquemment, erreurs de jugement politique dont il signale les conséquences, un Sainte-Beuve qui initie ainsi Maurras à un travail de sélection et d'induction très fin qui l'entraîne à identifier les familles d'esprit, les parentés et les alliances d'idées, les rencontres et associations d'événements, leur succès ou leur échec, un Sainte-Beuve qui l'incite à distinguer dans l'histoire de notre pays les séquences des faits favorables ou défavorables, des idées bienfaisantes ou nuisibles qui détermineront ce que Bainville appellera plus tard les *Heurs et malheurs des Français.*
Maurras a baptisé *empirisme organisateur* cette méthode que Sainte-Beuve lui a inspirée et, lorsqu'on se donne la peine de voir de près comment il s'est mis à cueillir à son tour, chez certains de ses prédécesseurs ou contemporains, la fleur de leurs pensées -- qu'il s'agisse de Le Play, de Taine, de Sumner Maine, de Comte, de Joseph de Maistre ou de Barrès -- lorsqu'on le voit discerner comment ces pensées se recoupent ou divergent, comment leurs recoupements se renforcent, on comprend qu'il a trouvé sa voie et saura saisir les données directrices de notre vie publique, dans le domaine des faits comme dans celui des idées.
Le voyage d'Athènes est alors pour lui décisif. Là, Maurras procède sans faiblesse au tri de l'essentiel et de l'accessoire, au tri du meilleur et du pire.
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Il reviendra de Grèce fort des deux conclusions auxquelles désormais il se tiendra : mortelle nocivité de la démocratie à l'exercice de laquelle Athènes n'a pas survécu, perfection du goût qu'Athènes avait su atteindre dans son art tandis qu'elle se perdait par sa politique.
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Ce fut sur le plan métaphysique et religieux que son évolution fut longtemps moins satisfaisante, et ce sera en pensant aux phases qu'elle avait traversées que Maurras refusera que soient recueillis dans son *Dictionnaire politique et critique* ses articles antérieurs à une certaine date, comme ce sera encore en pensant à elles qu'il déconseillera formellement à ses amis catholiques de lire les contes du *Chemin de Paradis,* bien qu'il les ait lui-même largement caviardés dans leurs rééditions. Le livre de Nguyen, qui ne tient pas compte de ces interdits, n'est pas à mettre entre toutes les mains.
On sait que Maurras adolescent a perdu la foi et que ses efforts intellectuels pour conserver la conviction de l'existence du Dieu des philosophes furent longtemps aussi vains que ses efforts pour rester fidèle au Dieu des chrétiens.
Peut-être l'épreuve de la surdité dont il fut frappé à l'âge de quatorze ans joua-t-elle un rôle dans cette perte de foi, car il connut des heures de vrai désespoir.
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Peut-être les appels d'une sensualité irrésistible n'y furent-ils pas non plus étrangers, tandis que la fausse image, l'image révolutionnaire du Christ, que lui avait laissée sa période mennaisienne, le détournait toujours davantage du Sauveur, au fur et à mesure que se précisait, dans le domaine social et politique, son allégeance aux idées d'ordre.
Mais, dans le même temps, il gardait et toujours gardera la nostalgie de son enfance catholique, de la paix de l'âme et de l'esprit qu'il y avait connue, comme toujours il gardera une gratitude sans bornes pour la bonté, la charité, les attentions dont il fut l'objet de la part des prêtres de son collège et de son entourage, lorsque sa surdité faillit briser sa vie. L'abbé Penon, futur évêque de Moulins, remplaça auprès de Maurras son père disparu. Il le prit en charge, parvint à lui faire reprendre ses études, compensa les cours qu'il ne pouvait suivre et littéralement le tira de l'abîme où il était prêt à sombrer. Pas plus qu'ils ne se laissèrent arrêter par son infirmité, ni ce saint prêtre ni ses confrères ne se résignèrent à l'agnosticisme qui envahit l'esprit de leur protégé. Ils firent l'impossible pour le sauver de ce nouveau mal et n'y réussirent pas, mais au moins parvinrent-ils à l'instruire des doctrines dont il avait perdu la clef. Il apprit par eux à admirer le prodigieux édifice de la théologie catholique, les beautés de son culte, l'intelligence de ses sacrements et, s'il ne retrouva pas Dieu, acquit pourtant le plus profond respect pour Son Église en laquelle il prit bientôt l'habitude de saluer « *le Temple des définitions du devoir* »*,* « *la seule Internationale qui tienne* » et cent autres mérites.
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Ainsi Maurras se trouva-t-il partagé entre l'image d'un Sauveur, dont Lamennais lui avait tracé un portrait faux qu'il prenait pour vrai, et une Église, dont il en vint à se dire qu'elle n'avait pu parvenir au degré de sagesse qui était la sienne qu'en altérant et corrigeant le dangereux message de son fondateur ! Étrange et périlleuse conclusion !
Nguyen ne dit pas ce qu'il en advint. Cette suite ne s'insérait pas dans la période qu'il étudiait, mais elle nous tient encore aujourd'hui suffisamment à cœur pour que nous en rappelions quelques traits.
Les catholiques qui s'allièrent à Maurras dans l'entreprise de « L'Action française » ne badinaient pas avec leur foi et lui firent rapidement comprendre qu'ils ne toléreraient pas indéfiniment qu'il continuât à développer l'opposition christianisme-catholicisme à laquelle il paraissait si attaché. Dans la longue lettre de 1950 au professeur Roudiez, que nous avons déjà citée, Maurras a mentionné les conversations très sérieuses qu'il eut vers 1902-1903 avec ses nouveaux amis sur ce sujet, et ajoute qu'à partir de la date de ces conversations, il renonça « à tout usage impropre et injurieux du nom de chrétien » pour désigner telle ou telle divagation anarchisante dont il s'était imaginé découvrir le germe dans le christianisme du Christ.
Dès lors, des éloges de l'Église se poursuivirent seuls et sans contrepartie blessante, avec ce résultat que, détruisant beaucoup de préjugés hostiles au catholicisme et exaltant sans cesse sa haute bienfaisance, loin, comme on le prétendra en 1926,
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de miner la foi de ses proches ou de ses lecteurs, il la confortait et amenait même certains de ceux d'entre eux qui ne croyaient pas à se convertir, tandis que les tristes ironies et fâcheuses imaginations du *Chemin de Paradis* tombaient dans un oubli mérité. René Rancœur comme moi-même pourrions apporter ici notre témoignage. Les jeunes maurrassiens des années trente se souciaient comme d'une guigne de ces contes sinistres qu'ils ne lisaient pas, et Philippe Ariès, pour ne citer que lui, ne s'y intéressa que vers 1960, lorsque, ayant commencé à réfléchir sur le problème de la mort et ayant entendu dire qu'ils étaient macabres, il me demanda de lui prêter l'exemplaire que je n'en possédais moi-même que depuis peu, un de mes oncles l'ayant trouvé chez un bouquiniste et m'en ayant fait récemment cadeau.
La déchirure intérieure avec laquelle vivait Maurras, quels que fussent le soin avec lequel il la dissimulait devant nous et la discipline qu'il s'imposait, devait quand même un jour se refermer.
Dans l'immense mine de ses archives, Nguyen a en effet -- parmi tant d'autres découvertes -- déterré la correspondance échangée, peu avant sa vingtième année, par Maurras avec un de ses anciens camarades de collège, le séminariste, plus tard abbé, Victorin Audier. Cet excellent garçon argumentait ferme avec lui pour le faire revenir à la foi, mais avec sa prescience de prêtre savait aussi qu'il faudrait recourir à d'autres armes pour gagner la partie. « *Ce que je n'ignore pas,* lui écrivit-il un jour, *c'est qu'il faudra pour t'obtenir cette inappréciable faveur bien des larmes et des prières des personnes qui tiennent à toi, à ton âme, à ton bonheur...* »
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Ainsi, dès 1897, commençait de s'établir autour du jeune Charles la conjuration de prières qui ne cessera plus et finalement, au soir de sa vie, l'emportera.
\*\*\*
Sur un tout autre plan, Nguyen nous fait assister, au passage, à l'un des premiers succès de l'empirisme organisateur, lorsque Maurras commence à se convertir à cette méthode. Il avait été très frappé de la ressemblance qu'il avait constatée entre le félibrige, pour lequel il avait tant milité si récemment encore, et la renaissance tchèque qui battait alors son plein. Dans les deux cas il s'agissait d'un effort d'intellectuels pour ressusciter une langue, une culture, une tradition et une identité collective. Mais alors que le félibrige commençait d'échouer, la renaissance tchèque ne cessait de s'affirmer au sein de l'Empire autrichien. Beaucoup plus tard, de notre temps à nous, quand il lui arrivait de parler des Tchèques à la veille de la guerre, j'entends encore Maurras nous dire : « *C'est un félibrige qui a réussi.* » On retrouve cette formule parfaite et qui dit tout dès la correspondance de Maurras avec l'abbé Penon.
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Le résultat de tout ce travail d'esprit fut, en tout cas, qu'au tournant du siècle il était prêt à affronter le combat essentiel de sa vie. Il avait tout lu, il tenait ses conclusions et était rompu à toutes les formes de discussion. Il avait acquis une aisance de plume sans pareille, une promptitude de réplique, un bonheur de formulation et une abondance d'idées qui feront de lui le grand fournisseur de pensées de son temps, en même temps qu'elles lui assureront, lorsqu'il les mettra au service de la patrie en danger, la supériorité constante qui fut la sienne. Il ne suffit pas de dire le vrai pour en imposer l'évidence, Maurras l'imposera par une fécondité d'argumentation infinie.
Alors apparaîtra, parmi tant de titres à notre respect et à notre gratitude, le plus rare peut-être de ces titres qui fut son intrépidité. M. Chaunu l'a bien compris : Maurras fut un homme qui a *osé.* Il a osé marcher à contre-courant, il a osé, lorsque tout fut en jeu, passer outre à tous les désaveux, il a osé prendre tous les risques personnels, y compris les risques d'idées, dans une lutte sans merci contre les malheureux et les misérables qui menaient son pays au désastre et l'humanité au massacre. Il a été l'Académicien qu'on envoie au bagne, il y a été, et ainsi est-il devenu le grand exemple moral qu'il demeure dans notre mémoire et qu'il restera dans notre Histoire, si nous en avons encore une.
François Leger.
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### Deux Roumaines à Paris
*Anna de Noailles et Marthe Bibesco*
par Armand Mathieu
Nous avons la chance de disposer désormais de solides biographies des deux « Roumaines capitales » de nos lettres françaises d'entre-deux-guerres, d'ailleurs cousines par alliance, la comtesse de Noailles (née Brancovan-Bibesco) et la princesse Bibesco (née plus modestement Lahovary, mais Mavrocordato par sa mère).
Ni l'une ni l'autre n'avaient de sens politique (la seconde finira dévotement gaulliste), quoiqu'elles aient espéré chacune devenir l'égérie d'un grand ministre.
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Mais elles avaient une bonne plume, ce qui les sauve davantage aux yeux de la postérité. Sans parler d'un charme certain, et même d'une exceptionnelle beauté pour la Bibesco, immortalisés par une foule d'artistes, Blanche, Helleu, Forain, Sem, Rodin, entre autres, pour la première, Boldini pour la seconde.
Elles se détestaient, bien entendu. Alors qu'Anna était une pure cosmopolite, Marthe avait de solides racines roumaines ; la première occupation de la Roumanie par les Allemands, en 1916, lui ayant été adoucie par le Kronprinz, avec qui elle entretint toujours, de notoriété publique, une correspondance sentimentale, une cabale l'attendait à Paris en 1919, menée par Anna : « ce fut le combat du cygne et du colibri », écrivit André Germain. On fit des mots sur Martha-Hari, la mouche du Boche, etc. Anna parvint même à empêcher *in extremis,* en 1932, qu'elle fût décorée de la Légion d'honneur.
Marthe avait pourtant mis la main à la pâte dans les hôpitaux alliés (notamment le 118 de Bucarest), tandis qu'Anna y avait simplement fait du théâtre... Elle n'avait d'ailleurs peur de rien, Marthe, sautant dans les premiers avions et les premières automobiles -- pour une expédition en Perse, en 1905, beaucoup plus risquée que le Paris-Dakar.
Ce qui ne l'empêchait pas de sentir profondément les choses, parfois. C'est elle qui a ce jugement, en novembre 1917, en Suisse où elle se morfond : « La plupart des êtres humains s'ennuient à périr et préfèrent n'importe quoi à ce qu'ils ont à faire le lendemain. C'est une des raisons qui rendit la guerre possible en 1914. On a préféré ça à la vie de famille dans un nombre incalculable de foyers et dans chaque pays... »
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Le livre de François Broche ([^4]) est plus sec, moins intime que celui de Ghislain de Diesbach ([^5]). Des faits, des dates, des jugements. On y glane cependant aussi des anecdotes : saviez-vous que Paul Souday proposait dès 1922 l'élection d'une femme (Anna, bien sûr) à l'Académie Française ? Sur les relations avec Barrès, François Broche, auteur d'une monumentale biographie de l'écrivain nationaliste, est incollable. Il ne cache pas les opinions fluctuantes, mais qui inclinaient plutôt à gauche (la gauche-caviar avant la lettre) de la comtesse. Mais il ne dit rien de sa participation à la fondation de la LICA, à l'occasion du procès de Schwartzbard, l'assassin de l'Ukrainien Petlioura (qui n'était nullement responsable des pogroms, loin de là) : Schwartzbard était probablement inspiré et armé par la police soviétique, ce qui n'empêche pas l' « historien » Yves Courrière, dans son *Joseph Kessel,* ou Cholvy et Hilaire, dans leur *Histoire religieuse,* d'en faire aujourd'hui encore un héros !
\*\*\*
Pour ma part, je donnerais volontiers, comme en 1923 cette journaliste dont Diesbach ne dit pas le nom, tout le « fatras poétique » d'Anna « pour une seule page de la prose pure et musclée de la princesse Bibesco ». Ce fut dit à propos d'*Isvor, le pays des saules,* évocation de la paysannerie polonaise qu'il serait peut-être opportun de relire aujourd'hui.
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La Bibesco avait d'ailleurs un talent varié. Art du portrait et du mot (« J'ai deux poupées, l'une qui dit *Papa,* l'autre qui dit *Maman* »*,* disait-elle après les visites des fils Barrès et Noailles), aussi bien dans son journal intime que dans ses romans. L'un de ceux-ci, *Catherine-Paris,* connut un gros succès aux États-Unis. Mais sous le pseudonyme de Lucile Decaux elle savait aussi filer des intrigues sentimentales (*Louison, le dernier amour du roi de France,* etc.) pour les midinettes et le cinéma.
La biographie de Diesbach ne manque pas d'anecdotes savoureuses ([^6]), mais son grand art est de faire revivre aussi tous ceux qui gravitent autour de la princesse, depuis son mari (si peu !) Georges Bibesco jusqu'à l'abbé Mugnier (je comprends mal la sympathie que lui inspire ce confesseur indiscret, qui apparaît, ici comme dans son Journal, complaisant et tripoteur), en passant par le Kronprinz, très « hanneton », par le ministre autrichien Czernin (voilà un personnage qui mériterait une biographie), par les deux rois Ferdinand (le Roumain et, plus fin, « Foxy Ferdy », le Bulgare), par Mauriac (« aigri par le succès » *-- dixit* Diesbach) ([^7]).
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« Tout cela nous amuse, mais l'important c'est d'écrire un bon livre. » Voilà encore un mot superbe de cette Bibesco qui faisait pâmer le vieux lion Claudel « L'amitié d'une femme intelligente est un des grands plaisirs de la vie », lui écrivait-il en 1928, et encore en 1929 : « Comme on est heureux que les femmes existent et qu'il y ait une princesse Bibesco pour exhaler enfin en lignes délicieuses tout ce que leur sexe jusqu'ici s'était limité à nous promettre ! »
Armand Mathieu.
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### Le comte de Néverlée
par Jean Crété
La famille de Néverlée était belge. En 1815, elle opta pour la France, ne voulant pas reconnaître le roi protestant de Hollande.
NÉ EN 1806, Louis-Charles-Philippe de Néverlée acheta en 1836 le vieux château fort de La Brûlerie, qui tombait en ruine. Il le fit abattre et remplacer par un château dans le goût de l'époque. Ce château est situé au sein d'un parc boisé de 53 hectares, sur la commune de Douchy (Loiret). Le comte s'intéressa tout de suite aux affaires de la commune et de la paroisse. Très vite il fut élu conseiller municipal et conseiller de fabrique, et siégea dans les deux conseils jusqu'à sa mort.
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Dès son arrivée il réussit à régler un conflit entre la commune et l'évêché. Sur promesse de construction d'un presbytère, Mgr de Beauregard avait nommé, en 1836, un jeune curé, M. Sérain. La promesse n'ayant pas été tenue, Mgr Morlot déplaça le curé et mit Douchy en desserte. Le comte de Néverlée proposa alors d'acheter à la commune les ruines de la chapelle Sainte-Anne, située sur une hauteur à 200 mètres de l'église, et de laisser la commune construire un presbytère sur les fondations de la chapelle ; ce qui fut accepté. Mgr Morlot nomma à Douchy un nouveau curé, M. Le Réculley, qui s'entendit toujours parfaitement avec M. de Néverlée.
Le maire de Douchy était alors le notaire, Me Fénard. Il fit élire le comte de Néverlée adjoint, préparant ainsi sa succession. En 1846, Me Fénard quittait Douchy et le comte devenait maire. Légitimiste fervent, il dut faire face aux changements de régime. En 1848, il n'y eut pas de difficultés ; le nouveau maire accepta un adjoint républicain, Louis Cachon.
La situation s'avéra beaucoup plus délicate après le coup d'État du 2 décembre 1851. Le canton de Châteaurenard était un fief des républicains et des socialistes. Il y eut des tentatives de résistance, qui furent brisées impitoyablement ; dans toutes les communes, il y eut des arrestations. Le comte de Néverlée manœuvra si habilement qu'à Douchy, il put tirer d'affaire tous les suspects, à commencer par le nouveau notaire, Me Doin, socialiste très affiché. Du coup, Me Doin fit baptiser ses enfants. Les républicains et socialistes du canton gardèrent une grande reconnaissance au comte de Néverlée.
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Le comte de Chambord avait donné à ses fidèles le mot d'ordre : « *Abstenez-vous des plébiscites et des élections législatives, mais prenez le plus de places possible dans les assemblées locales.* » Le comte de Néverlée se présenta donc aux élections cantonales. La pression administrative était si forte qu'il dut faire imprimer ses affiches et ses bulletins à Paris. Finalement, le candidat officiel l'emporta ; il y avait eu 50 % d'abstentions. Après cet échec M. de Néverlée n'insista pas.
\*\*\*
Le comte de Chambord, qui devait publier en 1865 la *Lettre de Mgr le comte de Chambord sur la question ouvrière,* avait des idées sociales très en avance sur son époque. Or, un grave problème social se posait alors dans nos campagnes. La population avait augmenté. En été, les travaux agricoles demandaient une main-d'œuvre très abondante. Mais, en hiver, les journaliers agricoles se trouvaient en chômage pendant plusieurs mois. Et ils gagnaient 90 centimes par jour ! Comment faire vivre une famille avec une si petite somme ? Comment surtout faire des économies pour l'hiver ? La nourriture de base était alors le pain et un homme dans la force de l'âge mangeait facilement son kilo de pain par jour ([^8]). Les journaliers et leur famille souffraient de la faim et du froid. Le comte de Néverlée eut le mérite de comprendre que l'aumône, qu'il pratiqua toujours largement, ne suffisait pas. Il eut la préoccupation constante de fournir un travail d'hiver aux journaliers. Il en employa le plus possible à la construction de son château, puis à l'entretien de son parc, mais le problème ne s'en trouvait pas entièrement résolu.
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Alors il fit construire trois ponts sur l'Ouanne et aménager tout un réseau de chemins vicinaux. Les conseillers municipaux paysans, fort économes des deniers de la commune, votaient volontiers les crédits pour des travaux dont ils étaient les premiers bénéficiaires. L'Ouanne est une rivière modeste, mais qui connaît des crues redoutables. En période de crue, les hameaux du Sud se trouvaient complètement coupés du village, à tel point qu'il fallait faire les baptêmes et les enterrements à l'église de Chêne-Arnoult. Avec les ponts les communications restaient possibles en toute saison. Les chemins vicinaux reliaient les fermes entre elles ainsi qu'avec le bourg et les villages voisins. Tous ces travaux avaient lieu en hiver et on y employait un maximum d'hommes. Ils durèrent des années. Après leur achèvement, le comte fit entourer son parc d'un immense mur, ce qui employa les chômeurs pendant plusieurs hivers. Il fit ensuite aménager une fabrique de drains, qui ne fonctionnait que l'hiver. Mais cette dernière initiative était vue d'un mauvais œil par les riches paysans qui entendaient que les journaliers restent à leur disposition, si l'on avait besoin d'eux, ne serait-ce qu'une journée de temps en temps. Après 1870, la fabrique de drains fut victime d'un incendie dont les auteurs ne furent jamais identifiés.
Une autre grande œuvre du comte de Néverlée fut la restauration de l'église. En 1842 il avait fallu abattre le porche. Vingt ans plus tard, le clocher devenait un danger public. Le conseil municipal vota 14.000 francs de crédits et le clocher abattu fut remplacé par un nouveau, en pierres et en briques, sur le côté droit et joint, par une nouvelle nef, à la chapelle Saint-Vincent située à droite du chœur ; l'église avait désormais trois nefs au lieu de deux.
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Mais, au cours de ces travaux, on s'aperçut que la voûte de la nef centrale menaçait ruine. Par ailleurs, le comte de Néverlée avait constaté des malfaçons dans le travail de l'entreprise Perthuis et Sadout, de Montargis. Il obtint de s'adresser à l'entreprise Heurteau d'Orléans pour la suite des travaux.
Les lettres de Heurteau au comte commencent toujours par un : *Monsieur le compte,* plein de révérence. Les bons comptes font les bons amis et, si Heurteau ignorait l'orthographe, il connaissait son métier. Son travail de restauration de la voûte centrale en croisées d'ogives est d'une solidité à toute épreuve. Pour toutes ces démarches, et pour l'octroi de crédits par le département et l'État, M. de Néverlée avait l'appui de M. de Grouchy, député de Montargis de 1852 à 1869. La fabrique contribua, dans la mesure bien modeste de ses moyens, aux frais de restauration de l'église ; et M. Le Réculley donna 2.000 francs, soit plus de deux ans de son traitement de curé !
En 1865, les travaux se trouvèrent interrompus, faute de crédits. Le 28 avril 1865, Mgr Dupanloup vint à Douchy et confirma 147 personnes de 13 à 55 ans. Il s'irrita de l'interruption des travaux et, bien à tort, en rendit M. Le Réculley responsable. Le 19 mars 1866, il nommait à Douchy un nouveau curé, M. Gauthier, et, en juin, M. Le Réculley curé de Rebréchien.
Très gêné de sa nomination prématurée contraire à toutes les règles canoniques, M. Gauthier se montra discret. Le 1^er^ juillet seulement, il était installé en présence du seul conseil de fabrique et l'ancien curé rédigeait encore les actes des 3 et 4 juillet ; donc, contre l'usage, il avait assisté à l'installation de son successeur qui inaugura son ministère le 8 juillet.
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En 26 ans de pastorat, M. Le Réculley avait baptisé 875 enfants, fait faire 668 premières communions, présenté 583 personnes à la confirmation, béni 264 mariages et assisté 239 mourants. M. Gauthier continua l'œuvre de son prédécesseur.
Le 26 août 1866, le conseil de fabrique adressait une supplique au ministre des cultes, demandant des subsides. Le 5 décembre, celui-ci accordait 5.000 francs, et le préfet 3.000. Les travaux purent reprendre ; en 1867, ils étaient achevés. Le 7 juillet 1867, le vicaire général Rabotin procédait à la bénédiction de l'église ([^9]).
Peu de temps après, Napoléon III, de passage dans la région, entendit dire que l'église de Douchy avait été magnifiquement restaurée. Il y vint à l'improviste avec l'impératrice et le prince impérial. En souvenir de sa visite il offrit la garniture du maître-autel : la croix et les six chandeliers en cuivre doré, du plus pur style empire, c'est le cas de le dire. Restait à payer les frais : les crédits en couvraient tout juste la moitié. Le comte de Néverlée paya le reste, soit 31.615 francs. Ce ne fut pas sans peine : la préfecture lui reprochait sa « gestion occulte des deniers de la commune ». A-t-on jamais vu un particulier se permettre de régler une dette communale ? Le comte dut reprendre les sommes qu'il avait remises aux entrepreneurs pour les verser au percepteur qui se chargea de payer, en bonne et due forme,... les entrepreneurs !
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La vieillesse venait ; il fallait penser à l'avenir. En 1864 arrivait à Douchy un jeune notaire, Me Vignon. Le comte le fit élire adjoint, préparant ainsi sa succession, mais de dures épreuves l'attendaient. Ses trois fils poursuivaient des carrières militaires. En 1869, le deuxième, Raoul, fut tué à Saïgon. En avril 1870, Néverlée envoya sa démission de maire. Le préfet fit des difficultés : il n'accepta la démission qu'en juillet en posant comme condition que le comte de Néverlée serait l'adjoint de son successeur. Me Vignon devint donc maire et M. de Néverlée adjoint. Le dernier acte de sa magistrature avait été, le 3 juillet, la bénédiction des deux cloches de l'église, refondues pour être mises en harmonie. Quinze jours plus tard, les cloches sonnaient pour annoncer une guerre désastreuse.
L'armée française avait négligé de protéger le Gâtinais qu'elle ne croyait pas menacé. Mais, en novembre, après la capitulation de Metz, la 1^re^ armée prussienne du prince Frédéric-Charles de Prusse se porta rapidement en avant au secours de l'armée bavaroise, défaite par les Français à Coulmiers (9 novembre 1870). Toute la région fut occupée sans combat. Douchy vit défiler plus de 15.000 soldats prussiens et le prince Frédéric-Charles établit pendant deux jours son quartier général à La Brûlerie. Le 2 décembre, l'héroïque résistance des zouaves pontificaux à Loigny ne retardait que de quelques heures l'avance de l'armée wurtembergeoise ; les trois armées firent leur jonction. Le 1^er^ décembre, l'armée de Paris avait tenté en vain à Champigny de briser le siège. C'est au cours de cette sortie que le capitaine de Néverlée fut tué. En un an le comte avait perdu ses deux aînés.
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Pourtant il s'intéressait encore aux affaires de la commune. En 1872, il proposa d'abandonner à la commune une somme de 1.232 francs, qui lui était due pour les réquisitions prussiennes, en vue de la construction d'un lavoir. Comme le lavoir n'aurait profité qu'aux femmes du bourg, les conseillers municipaux paysans refusèrent ce don et le bienfaiteur en fit profiter la fabrique.
Les élections municipales de 1872 n'avaient apporté aucun changement. Il n'en fut pas de même en 1876. MM. de Néverlée et Vignon se trouvèrent en minorité et Louis Cachon devint maire. Jusqu'en 1879 il se montra relativement modéré ; mais, en 1880, il tourna à l'anticléricalisme virulent. (En 1846 M. de Néverlée avait fait planter des noyers le long de l'allée menant de l'église au presbytère, sur un terrain réputé fabricien. Les curés de Douchy avaient toujours joui paisiblement des fruits de ces arbres. En 1879, Louis Cachon était venu lui-même aider M. Gauthier à élaguer les noyers. Or, en janvier 1880, alors que ce dernier commençait son travail d'élagage, Louis Cachon envoya le garde-champêtre lui signifier de ne plus toucher à ces arbres, « propriété de la commune ». M. Gauthier ne prit pas au sérieux ce qui lui paraissait une rodomontade ; il continua son travail d'élagage, mais laissa les fagots sur place. Peine perdue le maire, qui cherchait une occasion de conflit, lui intenta un procès.)
Les élections de 1880 se déroulèrent dans un climat de fièvre. La liste de Louis Cachon remporta huit sièges ; quatre conseillers d'opposition étaient élus : MM. de Néverlée, Vignon, Ravinot et Buisson. Mais ce dernier, trésorier de la fabrique, mourut le 2 juin, avant d'avoir pu siéger. Le conseil de fabrique élut M. Vignon trésorier.
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Le 19 juin, M. de Néverlée, qui avait reçu les derniers sacrements à Paris au moment de Pâques, se faisait porter une dernière fois à la mairie pour défendre les droits de la fabrique, avec MM. Vignon et Ravinot. Par huit voix contre trois le conseil municipal décidait la poursuite du procès. Me Vignon obtint les autorisations légales pour défendre les droits de la fabrique et le 13 septembre, le juge de paix la déboutait, déclarait le terrain et les arbres propriété de la commune et condamnait M. Gauthier à dix francs de dommages et intérêts.
A cette date le comte de Néverlée n'était plus de ce monde ; il était mort le 16 août, après avoir reçu de nouveau les sacrements. Le 19 août, le maréchal de Mac-Mahon vint présider les obsèques de cet homme de bien, qui avait donné deux de ses fils à sa patrie d'adoption.
Les deux officiers n'ayant pas laissé de descendance, ce fut le troisième fils, Gaétan, né en 1848, qui hérita de La Brûlerie. Il avait épousé Nicole d'Audiffret-Pasquier dont il eut deux fils et une fille. Son second fils, Gaston, fut tué en 1916. En moins d'un demi-siècle la famille de Néverlée, fidèle aux traditions de la noblesse, avait donné trois de ses enfants pour la France.
Gaétan tenta de continuer l'œuvre de son père et devint tout de suite conseiller de fabrique. En 1884, il fut élu conseiller municipal mais se trouva isolé au sein d'un conseil hostile. Il mourut prématurément le 21 novembre 1891 et le maréchal de Mac-Mahon vint encore présider ses obsèques. L'anticléricalisme qui sévit pendant un demi-siècle ne permit pas à la descendance de Gaétan de s'occuper des affaires de la commune ; elle se contenta d'exercer sa munificence envers l'église.
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La famille de Néverlée a aujourd'hui quitté Douchy. Il nous a paru bon d'évoquer le souvenir de son chef qui, fidèle aux enseignements du comte de Chambord, accomplit dans sa commune et sa paroisse une œuvre magnifique.
Jean Crété.
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### Entretiens avec Gustave Thibon (V)
recueillis par Danièle Masson
*Une des meilleures manières, peut-être, de comprendre Gustave Thibon, est de connaître la terre et les lieux qui l'ont façonné, depuis la maison de Libian devant laquelle montent les thuyas qui ont le même âge que lui, jusqu'à la vallée du Rhône, qui, dit-il, lui a donné ses premières émotions esthétiques. Quand elle s'offrait au couchant, il sentait monter en lui* «* ce levain de nostalgie, cet appel amer et doux vers l'impossible que laisse après soi le contact avec la beauté trop parfaite *»*.*
*C'est dans un petit livre introuvable aujourd'hui -- Paysages du Vivarais -- que j'ai lu ces lignes. Il y disait déjà -- il n'avait pas quarante-cinq ans -- les choses colorées d'éternité au déclin de la vie, transmuées par le souvenir, fixées par l'idée qui est* «* un commencement du ciel *»*.*
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*Il ne songeait pas à l'absente de tout bouquet chère à Mallarmé. Car la terre et les êtres qui l'ont mûri sont évoqués dans ce petit livre avec amour, mais sans concession ni complaisance, et concrètement, au plein sens, latin, du terme : dans leur enracinement, leur épaisseur, leur croissance.*
*L'analogie court entre les lieux et les êtres, à la fois inévitables et élus :* «* Ils pouvaient s'aimer ou se haïr, ils ne pouvaient pas se séparer. *» *Les paysans du Vivarais étaient* «* à l'étroit dans l'espace, mais au large dans le temps *»*, immobiles sans doute, mais à la manière des racines* «* qui ne voyagent pas, mais s'abreuvent aux nappes d'eau souterraines, et ce contact avec les sources profondes est plus vivifiant qu'un voyage *»*.*
*La source est d'une présence constante chez Gustave Thibon, et témoigne en lui d'une pensée vivante qui n'est pas d'un dévot du passé mais d'un amant de la vie qui demande au passé la sève propre à nourrir le présent et l'avenir. Le* «* levain de nostalgie *»*, c'est moins pour lui le désir du retour que le pressentiment douloureux de l'éternité.*
*Il répugne à parler de lui, persuadé qu'au fond il n'a rien à donner, que nous sommes tous des mendiants qui nous faisons l'aumône les uns les autres.*
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G.Th. -- Saint Jean de la Croix disait à une de ses pénitentes : « Concentrez-vous dans la prière et vous n'aurez plus besoin de venir frapper aux portes des pauvres. » Il est vrai que tous ici-bas nous sommes des pauvres qui nous donnons réciproquement. En provençal on appelle « aumône fleurie » l'aumône qu'un pauvre fait à un autre pauvre. Ma grand-mère disait : « Qui donne de son donné sauve son âme du péché. »
Et puis, parler de soi, c'est risquer l'embellissement complaisant ou la confession publique.
*-- Dites-nous tout de même quel enfant vous étiez.*
G.Th. -- J'étais un enfant sensible, à l'imagination exaltée, comme souvent les enfants solitaires. Fils unique *--* mes parents, mes grands-parents n'avaient que moi *--* je n'avais pas de vrais camarades. Les autres se liguent, j'étais seul.
J'étais très attaché à ma mère. Elle avait un peu de culture, ayant fréquenté l'école jusqu'à seize ans, et avait de l'ambition pour moi : « Si tu travailles bien, tu deviendras instituteur. » Cela lui paraissait le sommet de l'ascension sociale. Mais l'école m'ennuyait, j'ai préféré travailler la terre avec mon grand-père, et j'évitais l'instituteur, qui me promettait un brillant avenir, c'est-à-dire l'École Normale. Mon instituteur est devenu mon beau-père. Plus tard, il s'est engagé dans la résistance, et il est devenu préfet.
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Quant à mon père, j'avais pour lui respect et admiration, une sorte de tremblement sacré. Les années de guerre avaient renforcé l'intimité avec ma mère, de sorte que lorsqu'il revenait en permission, j'étais triste : il m'enlevait à ma mère.
Elle est morte en 1918 ; j'avais quinze ans. Nous étions tous les deux atteints de la grippe espagnole, et je ne croyais pas, je ne voulais pas lui survivre. Mais ma guérison a entraîné un regain de vitalité, de sorte que je n'ai pas vraiment souffert de la mort de ma mère, comme si le passé était liquidé. Nous avons vécu seuls, avec mon père, en véritable symbiose.
*-- Vous étiez d'une famille anciennement paysanne ?*
G.Th. -- La légende du philosophe paysan est en grande partie fausse. Il y a parmi mes aïeux des négociants, des notaires, un consul à Saint-Marcel. Nous sommes même alliés à l'aristocratie locale : Simon Thibon a épousé une demoiselle de Burzet et acheté en 1670 cette terre de Libian. Selon un vieil oncle féru de généalogie, nous descendrions du baron des Adrets... Sinistre ascendance dont je préfère douter ! Mon bisaïeul, officier de marine, s'est retiré sur cette terre, et a épousé une petite paysanne, dont il a eu trois garçons.
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C'est avec mon grand-père qu'a commencé vraiment la tradition paysanne. Il était aussi cultivé, imbattable en histoire. Mon père, destiné aux études, s'est évadé du collège la première nuit, et a préféré travailler la terre. Il était nourri de culture et passionné de poésie. Du matin au soir, il berçait ma mère enceinte de poésie : s'il est vrai que le fœtus a une immense réceptivité, eh bien, la poésie a été, depuis toujours, mon élément naturel.
Nous étions pauvres, mais la terre produisait ce qui était nécessaire à la vie : tous les légumes ; les haricots et les lentilles pour l'hiver ; la graisse des cochons pour la matière grasse ; l'huile puisque nous avions des oliviers ; le blé donné au boulanger qui nous le rendait en pain. Nous vivions presque en autarcie, n'achetant que le sucre, le poivre, le sel. Pour la viande, il y avait les poules, les lapins, les porcs ; la viande de la boucherie était un luxe coupable. Ma grand-mère me parlait avec horreur des femmes gourmandes. « Faire des loups », c'était prendre à la maison du grain, le vendre clandestinement pour s'acheter des friandises : c'était pire que l'inconduite, car ça ruinait les maisons.
Si l'inconduite était considérée comme grave, c'était surtout par son incidence économique. La raison d'être des vertus paysannes était en grande partie économique. La mauvaise santé était plus mal vue qu'un péché moral, car la vie était dure, et la maladie coûtait cher.
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Si la sexualité a été soumise à des lois sévères, c'est sans doute moins à cause de la gravité du péché qu'elle peut entraîner que parce qu'elle donne naissance à des perturbations sociales. Le châtiment de l'adultère est terrible dans la Bible : voyez la lapidation. Le Christ, lui, est plus indulgent.
*-- Et renverse donc un ordre social ?*
G.Th. -- Oui et non, car sa loi est amour et cet amour exclut par surcroît le péché antisocial. Mais la sévérité de l'Église est sage : on n'a rien pour rien ici-bas ; « tout bien réel, disait Simone Weil, projette du mal ; seul le bien imaginaire n'en projette pas ». L'Église est allée au moindre mal, il le fallait bien, car elle s'adresse à l'ensemble des hommes.
*-- Entre l'enracinement paysan et le nomadisme, vous avez parfois hésité ?*
G.Th. -- J'ai eu besoin d'aventures. Je suis parti en 1925. J'ai passé un hiver à Londres, où j'ai essayé de faire un peu de courtage pour vendre des produits du Midi : j'y réussissais très mal. La langue anglaise a été refoulée en même temps que mes mauvais souvenirs. Puis j'ai fait de petits travaux en Italie : j'ai même lavé la vaisselle dans les restaurants.
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J'ai eu un grand émoi à Naples parce qu'une jeune Italienne m'a dit un jour : « Ti voglio bene » : je te veux du bien. Cette parole me paraissait exclusivement réservée ; c'est toute la différence avec la possessivité espagnole : « te quiero » : je te veux. Mais j'ai déchanté quand j'ai entendu un couple d'Italiens se dire la même chose...
Puis je suis allé en Afrique du Nord où, là, j'ai connu la faim. J'avais oublié que j'étais passible du service militaire, m'étant déjà présenté trois fois, et chaque fois ajourné ; 1 mètre 79, 55 kilos : je n'avais pas le coefficient voulu entre la taille et le poids... Faute de me présenter à nouveau, j'ai été incorporé d'office.
Puis, ayant encore perdu du poids au cours de mes pérégrinations, je fus proposé une fois de plus pour la réforme et mis en instance, dans l'attente d'un conseil de réforme lent à venir, dans un fort tunisien, lieu de transit des soldats de la Légion étrangère et des bataillons d'Afrique, ces derniers étant composés de délinquants. L'attente ayant duré deux mois, j'ai beaucoup appris sur la mentalité des délinquants. Ce qui m'a frappé surtout chez eux, c'est l'absence de prospective : ils vivaient dans le présent sans égard aux conséquences futures de leurs actes, captifs du plaisir ou de l'intérêt immédiats. Exemple l'un d'eux, qui sortait du conseil de guerre pour infraction mineure, devint fou de rage en entendant le réquisitoire peu flatteur de l'officier de service et lança son godillot militaire à la figure de l'officier.
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Sanction : cinq ans de Biribi, autant dire de travaux forcés. On nous le renvoya pour quelques heures en attendant son départ pour le bagne. Et comme je lui disais « Imbécile, tu ne savais donc pas ce que tu risquais ? A quoi pensais-tu ? », il me répondit calmement : « Mon vieux, je ne pensais qu'à une chose : j'avais peur de le manquer ! » Ainsi, seule comptait pour lui la vengeance immédiate, le reste se perdait dans les brumes abstraites de l'avenir...
Enfin j'ai été définitivement réformé. Je suis revenu chez moi : c'était en 1927.
*-- Et vous est venue la passion de l'étude ?*
G.Th. -- Oui, une soif démesurée, une fièvre de savoir. Sans relations, dans une solitude parfaite. Nous vivions de peu, et j'achetais quelques livres. J'ai d'abord aimé les Parnassiens, alors en vogue, la beauté des *Poèmes barbares,* aujourd'hui oubliés.
*-- Et vous avez écrit, sans idée de publication. Camus dit pourtant que* « *vivre, c'est un peu le contraire d'exprimer* »*. Et vous-même évoquez souvent les écueils de l'écriture, qui a des effets ambigus : nourriture pour l'un, poison pour l'autre. Les choses les plus profondes sont incommunicables :*
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*vous évoquez le silence de saint Louis et de Gilles, qui s'étaient quittés sans se parler, communiquant mieux par l'échange des âmes que par celui des paroles.*
G.Th. -- Paradoxe : pour louer les vertus du silence seul, il faut encore parler !... Et puis, j'avais besoin de ne pas me sentir inutile, le goût de l'expression, mêlé, peut-être, d'un peu de vanité humaine. L'essence de ma vie, c'est la poésie, et la connivence avec la nature.
*-- Entre la nature et vous, il y a une histoire d'amour et l'histoire d'une rupture. Le regard sur les choses est souvent pour nous l'amorce d'une leçon sur l'homme :* « *Le fruit vert s'accroche à la branche. La loi du fruit mûr est de se détacher, sinon il se dessèche et pourrit... Si l'on vit en surface, le désert vient très vite. C'est dans les profondeurs qu'est la source.* » *En même temps, vous êtes comme dépaysé devant une nature qui ne nous fait pas vraiment de confidences.*
G.Th. -- Les deux sont vrais. La nature est une leçon et un mystère. Le propre de la vérité, c'est de déboucher sur la contradiction. Là où il y a union, il y a identité des contradictions. « Summis ima conciliare » : il faut réunir, réconcilier les sommets et les abîmes. La parabole de l'ivraie et du bon grain est troublante, et il ne faut pas trop en parler : on risquerait d'encourager le mal et de décourager le bien. Mais à la mort, « tout sera à l'envers », comme dit l'abbé Houghton.
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La nature est la contradiction même. Elle m'attire par son côté maternel, et elle est pourtant l'indifférence totale à l'homme. Il faut bien se défendre contre les fléaux naturels. Mais pourquoi vouloir guérir ce que la nature a condamné ? et jusqu'à quel degré ? à quel moment commence le sacrilège ? Pourquoi faut-il cent mille glands pour qu'il pousse un chêne Pourquoi ce gaspillage effréné ? Pourquoi cette élimination monstrueuse dans la nature ? La création est étrange. Songez au mot de Sénèque : « *Dieu a commandé une fois. Il obéit toujours.* »
A l'égard de la nature, j'ai un sentiment parfaitement ambivalent, comme à l'égard de l'amour : où finit la plénitude de l'amour humain et où commence l'idolâtrie ?
*-- Pourtant la beauté de la nature, pour saint Bruno contemplant le massif de la Grande Chartreuse et s'écriant* « O bonitas », *est le signe de la bonté de Dieu.*
G.Th. -- La beauté nous inspire de la bonté. Elles semblent s'allier dans l'homme. Mais sûrement pas dans la nature. Un printemps est enivrant, mais l'hiver est indifférent. Imaginez le spectacle des soldats de la retraite de Russie, dans la tourmente de neige : ce devait être très beau, et c'était meurtrier.
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Et puis la beauté est parfois dangereuse. On a toujours l'impression de trouver la bonté unie à la beauté. Pour les femmes par exemple, la beauté crée de telles facilités qu'elles les empêchent d'aiguiser toute leur intelligence et de déployer toute leur bonté. Cette femme est intelligente et belle : comme elle serait plus intelligente si elle n'était pas si belle ! Je me rappelle quelques dévotes qui se réjouissaient à l'idée que les belles femmes paieraient dans l'au-delà. « *La carne para el mundo, los huesos para Dios* »*,* dit un proverbe espagnol. Il n'y a pas de restes pour Dieu. Songez au mot insondable de Shakespeare : « L'amour n'est pas le bouffon du temps. »
*-- Que pensez-vous de l'idée néo-païenne selon laquelle le monothéisme judéo-chrétien aurait désacralisé le monde, brisant l'accord nuptial entre l'homme et la nature, si bien que le sacré disparaît au profit de la sainteté, qui est séparation d'avec le monde ?*
G.Th. -- L'homme est séparé du cosmos, par le fait même qu'il a un esprit : « *L'esprit est entré dans le cosmos du dehors* »*,* dit Aristote.
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Il faut revenir aux romantiques allemands : selon Klages, l'esprit est le parasite de l'âme ; il détruit la vie en remplaçant les images par des concepts. Il dénature le cosmos, il est une plaie dans la nature. Selon lui, ce que nous appelons le mal est une illusion que projette l'esprit. En dehors de l'esprit, il n'y a pas de mal : quand un animal est dévoré par un autre, il y a dit Klages, « une transformation douloureusement bienheureuse ». La pensée de Klages m'avait profondément séduit à une époque.
Et maintenant, cette antinomie de l'esprit et de la vie, je l'expérimente : il suffit d'être vieux, de sentir en soi la vie se retirer, pour savoir que l'esprit est resté ; mais l'esprit est sec, il n'y a plus de sève, tout se décolore.
*-- Votre petite pièce* Vous serez comme des dieux *est votre pièce préférée. Pourquoi ? Parce qu'elle exprime secrètement une agonie personnelle, intime, un déchirement entre le temps et l'éternité ?*
G.Th. -- J'aime les choses du temps d'un amour éternel, et c'est déchirant. Les grands moments de l'amour humain sont appel beaucoup plus que plénitude. Nous y devinons l'ébauche de ce qui ne peut pas se réaliser ici-bas. Inversement le surnaturel est enraciné :
« *Car le surnaturel est lui-même charnel*
*Et l'arbre de la grâce est raciné profond.* »
Je me sens très péguyste. Dieu s'est fait chair. La technique a dénaturé la nature. La nature est faite pour nous mener en dehors d'elle-même et en même temps au cœur d'elle-même, dans le lieu où elle est incorruptible.
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Rien n'est pire en revanche que le monde de paradis artificiels lorsqu'il n'est plus vécu comme artificiel. Quand les drogues seront suffisantes pour éliminer toute souffrance, on aura l'enfer indolore, dont Simone Weil disait : « L'enfer, c'est de se croire au paradis par erreur. »
*-- Que pensez-vous de la définition du péché par Simone Weil ? :* « *Tous les péchés sont des essais pour fuir le temps.* »
G.Th. -- Il ne faut pas fuir le temps, mais à la fois être au cœur du temps et le dépasser. Il y a une contradiction inhérente au temps que l'on retrouve dans l'Évangile, lui-même foyer de contradictions : « Heureux les pacifiques », mais « Les violents l'emporteront. » Le Christ affirme la loi et Il la viole. Aux savants qui lui reprochent de guérir un aveugle le jour du sabbat : « Si vous ne saviez pas vous seriez innocents ; mais vous êtes savants et vous êtes coupables. » Les théologiens prennent ici leur part. Montherlant avoue avoir perdu la foi à cause des contradictions de l'Évangile. Il n'a pas trouvé dans son école un jésuite assez intelligent pour lui dire : « C'est le propre de la divinité, cela. » L'Évangile a ses contradictions, qu'il ne faut pas atténuer. Elles font partie de cet être qu'est l'homme et qui est de l'éternité en devenir.
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Je suis déchiré par les contradictions du temps : je voudrais à la fois éterniser ce qui passe et le dépasser. Mais il y a un lieu, « le lieu sans lieu », où l'essence même du temps sera sauvée : cela je le crois. La saveur du temps sera sauvée mais son pouvoir érosif s'effacera. Les grands poètes l'ont bien deviné : Hugo par exemple quand il dit sentir « l'être sacré frémir dans l'être cher » ; ou « compléter ce qu'on voit avec ce qu'on devine ». Les poètes vont plus loin que les philosophes, car on ne fait pas de système avec les contradictions.
Tout devrait nous être sacré, tout devrait nous être sacrement. L'Église a inventé la théorie des sacramentaux. Qui donc disait : « Il n'y a pas de profane, il n'y a que du profané. »
*-- On a souvent dit qu'en votre pensée s'inscrivaient ce que vous avez observé et ce à quoi vous aspirez. Mais n'y a-t-il pas, aujourd'hui plus qu'avant, en vous, déchirement entre l'expérience et le vœu ? Pouvez-vous dire avec Dom Gérard* « *les noces de l'espérance avec le paradis* »*, ou bien votre espérance est-elle un au-delà du désespoir, l'éblouissement qui ne permettrait pas de discerner et d'épouser l'objet de l'espérance ?*
G.Th. On peut faire de l'espérance même avec les motifs de désespérer, parce que les désespoirs sont comme des convulsions de l'espérance.
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Le désespoir est bien le signe que nous ne sommes pas faits pour lui, de même que le doute à sa manière est une blessure de la foi. Il faut bien que cet Être soit nécessaire pour qu'on éprouve le besoin d'en douter ou de le nier.
Le pessimisme apporte sa pierre parce que le *mal* existe, et le scepticisme aussi apporte sa pierre parce que Dieu est ineffable. D'une certaine manière je me sens agnostique ; agnostique adorateur.
Mon espérance est inconditionnelle, elle est l'offrande de moi-même à l'inconnu : « Faites de moi ce que vous voudrez. »
*-- Ne pensez-vous pas que nous vivons une époque privilégiée ? Le vide spirituel des temps modernes a suscité une littérature métaphysique -- par exemple la littérature de l'absurde -- qui elle aussi porte pierre.*
G.Th. -- Simone Weil disait : « Dieu t'a bénie de naître à une époque où on a tout perdu », et où naturellement on peut tout retrouver, plus personnellement, moins par la pesanteur sociale. Dieu devient évident *a contrario *; je crois que c'est un privilège. Mais on risque aussi de tout perdre : le pire risque côtoie la plus haute espérance.
Je me sens profondément de mon temps, ce qui me sépare des dévots du passé. Ce qui est passé a été moderne à un moment, cela va de soi. Paul-Louis Courier disait à un apologiste du passé : « C'est entendu, le présent ne vaut rien, ne vaudra jamais rien et n'a jamais rien valu. »
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La tradition est belle, mais il faut l'écheniller. Il ne faut pas confondre la dévotion du passé et l'éternel. Et c'est par l'éternel que se résolvent les contradictions. Le brave Teilhard, qui disait beaucoup de sottises, a eu une parole profonde « Tout ce qui monte converge. » Oui, à condition de monter, et de ne pas confondre le temps et l'éternité, comme il le faisait. Au sommet de la montagne on embrasse les deux versants du même regard : l'unité se fait par l'ascension irrévélable qui fait éclater toutes les mesures humaines et toutes les définitions.
Propos recueillis par Danièle Masson.
*19 juin.*
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### La demi-heure
*conte téléphonique*
Huit heures du matin.
L'abbé Roudil que toute la paroisse appelait « le Père Jacques » (et les jeunes filles *Jacky*), 34 ans, responsable du secteur, était à son bureau, frais et dispos, heureux de la journée qui s'annonçait. Rien ne le mettait en train comme de penser aux tâches quotidiennes dont tout le monde reconnaissait, à St-Martin-de-Riez, qu'il s'acquittait avec brio.
La veille, avec deux vicaires, il avait organisé une petite fête d'adieu en faveur du *Père Curé,* le bon chanoine Ferragut, qui prenait sa retraite. L'aimable vieillard courtois et conciliant que l'on voyait toujours en soutane avait depuis longtemps laissé les rênes de la « pastorale » à ses vicaires. Beaux joueurs, ils lui en savaient gré.
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Appelé à lui succéder, le Père Jacques songea qu'il était temps de donner un visage nouveau à la paroisse, que son tempérament généreux aurait vite fait de transformer en chantier de démolition. Cette perspective lui souriait : « Peut-on mettre le vin jeune dans de vieilles outres ? », se demandait-il.
Huit heures du matin. Les premiers rayons du soleil entraient par la fenêtre grande ouverte. Le Père Jacques s'étira. Un sentiment de plénitude l'envahit.
Soudain la sonnerie du téléphone retentit. Le jeune prêtre décrocha l'appareil. Une voix lointaine lui parvint.
-- Allô, je voudrais parler à M. l'abbé Roudil, s'il vous plaît.
-- C'est lui-même. De la part de qui ?
La voix :
-- Permettez-moi de ne pas dévoiler mon identité. Voudriez-vous m'accorder un entretien d'ordre spirituel pendant une demi-heure, aujourd'hui, dans votre bureau, au moment qui vous conviendra ?
-- Cher monsieur, cela m'est *absolument impossible,* pour la bonne raison que je n'ai pas le temps. Vous ne semblez pas imaginer ce que peut être le ministère sacerdotal à notre époque ! Tenez, pour vous prouver ma bonne volonté voici l'horaire de ma journée ; permettez que je regarde mon calepin. Ce matin : réunion avec les militants syndicalistes pour organiser les piquets de grèves ; ça durera jusqu'à midi. (Le père évêque tient à ce que l'un d'entre nous soit présent dans les structures du monde de demain.)
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Ensuite, déjeuner chez un confrère et, tout de suite après, recyclage organisé par les religieuses du diocèse : on commence à mettre sur pied les eucharisties sans prêtre. A dix-huit heures, réunion œcuménique avec partage d'évangile et, après le dîner, les fiancés viennent au presbytère pour la préparation au mariage. Il s'agit de les persuader de renoncer à la cérémonie au profit d'une bénédiction pré-sacramentelle. Ce n'est pas facile, croyez-moi. Ils resteront jusqu'à 11 heures-minuit comme d'habitude.
La voix : -- Alors, donnez-moi seulement un quart d'heure.
L'abbé : -- Inutile d'insister monsieur, je vous dis que c'est impossible.
La voix : -- Mais au fait, M. l'abbé (veuillez excuser ma hardiesse), avec un tel emploi du temps, comment trouvez-vous le temps de faire oraison ?
-- Oh, vous êtes tout excusé ! Je vois que vous n'êtes pas au courant. Aujourd'hui, voyez-vous, on ne fait plus de séparation entre la prière et les autres activités. On trouve le Christ dans le contact avec les autres. Vous n'avez pas lu Teilhard de Chardin ? « *Tout ce qui monte converge.* » Travailler pour la collectivité équivaut à prier. C'est même une activité bien supérieure. D'ailleurs croyez-vous que dans la vie moderne on puisse s'isoler tous les jours pour mettre sa tête entre les mains pendant 20 minutes ?
103:808
Vous semblez avoir une conception moyenâgeuse de la vie spirituelle.
La voix (*douce et résignée*)* : --* Pardonnez-moi, M. l'abbé, pardonnez-moi. J'aurais tant aimé... mais je ne veux pas insister de nouveau, je vois que ce n'est pas possible ! (*Avec gravité*)* :* Alors je vous dis : adieu. Adieu, M. l'abbé.
L'abbé Roudil intrigué demanda :
-- Voulez-vous cependant me dire votre nom ?
A l'autre bout du fil la voix devenue à nouveau douce et lointaine murmura son nom. A ce nom le prêtre sursauta. Il hurle maintenant dans le téléphone :
-- Comment ? Ce n'est pas possible ! Qu'est-ce que c'est que cette plaisanterie ? Répétez : qui êtes-vous ?
Avant que le mystérieux interlocuteur ait raccroché l'appareil l'abbé Roudil a entendu, pour la deuxième fois, la voix articuler très lentement avec une grande douceur les syllabes sacrées :
« JÉSUS-CHRIST »
L'histoire ne dit pas si ce matin-là le « Père Jacques » fit, comme on le lui avait enseigné au séminaire, sa demi-heure d'oraison.
Patiens.
104:808
### Le festin des noces
par le P. Emmanuel
I
REMARQUONS tout d'abord combien sont riantes et attrayantes les images sous lesquelles le Sauveur nous dépeint la vie chrétienne. Ce sont des noces, c'est un festin. Nous sommes conviés à la joie. Loin de nous la tristesse, qui suppose l'absence de Dieu. Là où Dieu se trouve, la joie coule comme d'une source intime. « Le royaume de Dieu est au-dedans de vous », dit le Sauveur (Luc XVII, 21) ; « il est justice, paix et joie dans le Saint-Esprit » (*Rom. *XIV, 17).
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Remarquons en second lieu que les noces s'entendent de Notre-Seigneur et de son Église. C'est la réflexion de saint Grégoire : « Gardons-nous bien, dit-il, de chercher en Jésus-Christ lui-même les deux personnes qui constituent les noces, à savoir l'époux et l'épouse. Notre-Seigneur (comme disent les Pères et les Conciles) subsiste *de deux natures* et *en deux natures *; mais c'est un blasphème de dire qu'il est composé de deux personnes. Pour trouver et reconnaître les deux personnes distinctes que représentent dans les noces l'époux et l'épouse, il faut nécessairement se reporter à Lui et à son Église. Il est l'époux, elle est l'épouse. Le sein de la Vierge Marie fut la chambre nuptiale de cet époux. *Il plaça son tabernacle dans le soleil, et se montra comme l'époux qui sort de la chambre nuptiale.* Car le Dieu fait homme sortit du sein immaculé de Marie pour consommer son union avec son Église. » Ainsi parle saint Grégoire (*Hom*. XXXVIII, in Ev.)
Les noces ne se célèbrent pas sans un festin de réjouissance. Les noces du Verbe et de l'Église ont leur festin. Il est question de ce festin dans saint Mathieu (XXII, 1-15), et dans saint Luc (XIV, 15-25). Les Pères signalent quelques différences entre les deux textes. En saint Mathieu le repas est nommé dîner ou repas du midi ; en saint Luc, il est appelé souper ou repas du soir. En saint Mathieu, il y a exclusion d'un convive qui est jeté hors de la salle ; en saint Luc, il n'y a pas d'exclusion marquée.
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Malgré ces différences, les deux récits se déroulent avec un rapport si précis, avec une telle analogie, qu'il semble plus exact de reconnaître, sous la plume de l'un et de l'autre évangéliste, la même parabole avec des variantes et des traits qui se complètent.
Il s'agit, dans les deux Évangiles, des noces terrestres de Notre-Seigneur avec son Église, et du banquet temporel de l'Église auquel tous les hommes sont conviés à entrer, dans lequel on leur sert à tous la même nourriture, à savoir la chair de l'agneau sans tache enveloppé sous les voiles du Sacrement. Ce banquet serait appelé plus justement le repas du midi. Les méchants s'y glissent et y prennent part avec les bons ; ils trompent la vigilance des serviteurs de l'époux.
Il est un autre banquet, non plus temporel mais éternel, où les méchants n'entreront pas, où les bons seuls prennent place. Il s'ouvrira définitivement à la fin du monde, quand Notre-Seigneur prendra avec lui son Église, et l'introduira dans son royaume, dans *la maison de son Père.* Alors seront consommées les noces qui ont ici-bas leur commencement l'Épouse sera parfaite, *sans tache ni ride,* pourvue de l'intégrité de ses membres. Les heureux invités participeront à la même nourriture ineffable, qui est Dieu contemplé face à face et son Verbe consubstantiel. Le festin qui leur sera servi peut s'appeler le souper ou le repas du soir.
Libre à chacun d'y voir une allusion dans le récit évangélique de saint Luc. En tout cas ce banquet éternel est clairement indiqué dans l'Apocalypse, là où saint Jean s'écrie :
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*Bienheureux ceux qui sont appelés au souper des noces de l'Agneau !* (*Ap. *XIX, 9). Il est dépeint en termes précis dans l'Évangile, là où le Seigneur dit : *Bienheureux les serviteurs que le Seigneur, quand il viendra, trouvera vigilants ; je vous dis en vérité qu'il se ceindra, les fera mettre à table, et, passant devant eux, il les servira* (Luc XII, 37).
Le banquet temporel a pour objet de nous préparer, de nous initier au banquet éternel. Ce sont les mêmes noces, ici commencées, là consommées. C'est le même festin, le même aliment qui est Jésus-Christ, ici sous les voiles du Sacrement, là face à face et sans voiles. Qui participe d'un cœur sincère et pur au premier banquet s'assiéra au second. C'est la conclusion qui découle de la parabole que nous entreprenons d'expliquer.
II
« Le royaume des cieux est semblable à un roi qui fait les noces de son fils. Il envoya ses serviteurs appeler les invités aux noces et ils ne voulaient pas venir. Il envoya de nouveau d'autres serviteurs, avec ce mandat : « Dites aux invités, j'ai préparé mon repas, mes taureaux et mes volailles son tués, tout est prêt, venez aux noces. Or ils méprisèrent cette invitation, et ils s'en allèrent, l'un à sa villa, l'autre à son négoce ; les autres s'emparèrent des serviteurs, et, les ayant accablés d'outrages, ils les tuèrent.
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Le roi ayant appris ces choses se fâcha ; envoyant ses armées, il extermina ces homicides et brûla leur ville » (Mat. XXII, 1-8).
Le roi, c'est donc Dieu le Père, qui fait les noces de son Fils en lui associant la sainte Église. Il y avait des invités à ces noces, ce sont les juifs, parents de l'Époux selon la chair. Ils étaient *les invités,* comme étant les héritiers des promesses faites à leurs pères, Abraham, Isaac et Jacob. Le grand Roi leur envoie ses serviteurs, les prophètes d'abord, puis les apôtres, non point, comme il ressort du texte, pour les inviter aux noces spirituelles de l'Époux divin, mais simplement pour les avertir d'y entrer.
Il leur envoie ses serviteurs par deux fois, et ce ne sont pas les mêmes serviteurs. Comment faut-il distinguer ces deux sortes de serviteurs ? Nous venons de le dire, il est vraisemblable d'entendre par les premiers les prophètes, par les seconds les apôtres. Ceux-ci se présentent à l'obstinée nation des juifs, même après le crucifiement et la résurrection du Sauveur. A ce dernier moment, tout est prêt, taureaux et volailles sont tués, rien ne manque au festin, *venez* donc *aux noces !* Toutes les prophéties sont accomplies, toutes les figures remplies ; la mort du Sauveur, après celle de tant de prophètes, donne au festin son dernier achèvement. Malgré leur déicide, les juifs y sont encore conviés ; il faut leur *annoncer,* à eux *tout d'abord, la parole de Dieu* (*Act*. XIII, 46).
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Mais ils la repoussent, ils se jugent eux-mêmes *indignes de la vie éternelle :* et pour quels motifs bas et rampants, grand Dieu ! L'un s'en va à sa villa, l'autre à son négoce. Il s'agit bien de la vie éternelle : et mon exploitation rurale, et mon négoce, et mes affaires ! Saint Luc nous présente, avec quelques développements de plus, les mêmes excuses. « Ils se mirent tous à s'excuser. L'un dit : je viens d'acheter une villa, il faut que je m'absente, que j'aille la visiter ; je vous en prie, excusez-moi. Et l'autre : j'ai acheté cinq paires de bœufs, et je vais les mettre à l'essai : je vous en prie, excusez-moi. Et le troisième : j'ai pris femme, c'est pourquoi je ne puis venir » (Luc XIV, 18-21). Voilà bien le monde. Il y a du temps pour tout, excepté pour la grande et solennelle affaire du salut qui prime tout. Saint Augustin, en ces trois genres d'excuses, voit en jeu la triple concupiscence. Le premier invité, si fier d'avoir agrandi ses possessions par l'achat d'une villa, est possédé par le faste et l'ambition. Le second, qui veut mettre à l'essai les cinq paires de bœufs, est dominé par le démon de l'avarice. Enfin le troisième est capté par l'attrait de la volupté. Alors que les deux autres mettent une forme de politesse dans leurs refus, lui, plus sèchement, se contente de dire : vous voyez bien que je ne puis venir. La volupté enlève à l'âme toute délicatesse ; elle la rend brutale et parfois cruelle. (Aug. *Serm.* CXII.)
Ces excuses sont bien mauvaises dans leur frivolité ; elles décèlent une âme basse, terrestre, qui se crée des mensonges pour éluder la vérité. Voici qui est pis encore. D'autres se saisirent des serviteurs du roi ; et, après les avoir couverts d'outrages, ils les tuèrent.
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Bien souvent une noire malice provient du dédain de la vérité. On ne se contente pas de tourner le dos aux importuns qui vous crient *il faut vous convertir et vous sauver ;* parfois on les accable d'outrages, et finalement on les tue. Excellent moyen de leur imposer silence. Ainsi furent tués plusieurs prophètes, Isaïe, Jérémie, Ézéchiel : ils furent lapidés, sciés par le milieu, exterminés par le glaive. Ainsi furent tués les apôtres : Étienne fut lapidé, Jacques le Majeur eut la tête tranchée, Pierre se vit crucifier, Jacques le Mineur fut précipité du haut du temple. Ainsi au-dessus d'eux de toute la distance qui sépare des hommes l'Homme-Dieu, Notre-Seigneur Jésus-Christ fut élevé de terre et crucifié entre deux larrons.
Saint Mathieu avait précédemment spécifié cette gradation dans la parabole de la vigne (XXI, 33-40). « Il est un père de famille qui planta une vigne (c'est le peuple d'Israël), l'entoura d'une haie (c'est la loi mosaïque), creusa en elle un pressoir (c'est l'autel des sacrifices), bâtit une tour (c'est le temple de Jérusalem), la loua à des vignerons (c'est le sacerdoce lévitique), puis partit au loin (c'est-à-dire qu'il cessa les prodiges qu'il avait multipliés pour son établissement). Lorsque le temps des fruits fut proche, il envoya ses serviteurs aux vignerons pour les recueillir. Et les vignerons se saisirent des serviteurs (les premiers prophètes), battirent l'un, massacrèrent l'autre, lapidèrent celui-ci. Il leur envoya d'autres serviteurs en plus grand nombre (les derniers prophètes), et ils leur infligèrent les mêmes traitements.
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En dernier lieu, il leur envoya son Fils, en disant : ils respecteront mon Fils. Or, à la vue de celui-ci, les vignerons se dirent : c'est lui l'héritier, venez, tuons-le, et nous aurons l'héritage. Et, s'emparant de lui, ils le jetèrent hors de la vigne, et ils le tuèrent. (Ils traînèrent Notre-Seigneur hors des murs de Jérusalem et là ils le crucifièrent.). »
Ainsi la malice des hommes s'exaspère de plus en plus. Ils commencent par tourner le dos aux envoyés de Dieu. Puis ils les outragent, leur infligent de mauvais traitements, et enfin ils les tuent. D'abord ils n'en massacrent que quelques-uns, puis ils en font un vrai carnage. Enfin l'excès de l'iniquité monte à ce point de crucifier le Fils même de Dieu.
Ici la patience de Dieu se lasse. *Il envoie ses armées, extermine les homicides et détruit leur ville.* Les conquérants sont les fléaux de Dieu ; il se sert de leur ambition et de leur audace pour exécuter ses secrets desseins ; ils sont dans sa main comme un glaive ou un bâton qu'il brisera peut-être après s'en être servi. Dans la circonstance, les armées de Dieu sont les armées romaines, qui, après un siège terrible, exterminèrent les juifs réunis à Jérusalem, brûlèrent et détruisirent à fond la cité déicide.
Que ceux-là d'ailleurs, qui se contentent de renvoyer les messagers de Dieu avec des formules de politesse, ne se croient pas indemnes et à l'abri de la justice divine ! Qu'ils ne s'excusent pas en disant nous ne sommes pas de ceux qui tuent les prophètes.
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Qu'ils écoutent en tremblant la sentence du Seigneur qui les concerne : *Je vous le dis, aucun de ceux qui ont été appelés* (et ont refusé de venir) *ne goûtera de mon festin !* Ceci se trouve en saint Luc, où il n'est question que de simples refus (XIV, 24). Avis aux braves gens, qui saluent leur curé, sont en bons termes avec lui, mais qui sont prêts à l'éconduire poliment s'il leur rappelle leurs devoirs de chrétiens ! Aucun de ceux-là, dit le Seigneur, ne prendra place à mon banquet éternel.
III
« Que fera le maître de la vigne aux vignerons (qui ont massacré ses envoyés et tué son Fils, demande le Seigneur aux pharisiens) ? Ils lui répondirent : il perdra les méchants selon leur méchanceté, et il louera sa vigne à d'autres vignerons, qui lui en rendront le fruit en son temps. Et Jésus leur dit : « C'est pourquoi, je vous le dis, le royaume des cieux vous sera enlevé, pour être donné à la nation qui le fera fructifier. » (Mat. XXI, 41-43). »
Les juifs ayant repoussé la prédication évangélique, et tué les messagers de Dieu, celui-ci envoie vers la gentilité ses autres serviteurs. Ce nouvel envoi est spécifié dans la seconde partie de la parabole du festin :
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« Le roi dit à ses serviteurs : les noces sont prêtes, mais ceux qui avaient été invités n'ont pas été dignes : allez donc aux carrefours, et tous ceux que vous trouverez, appelez-les aux noces. » (Mat. XXII, 8-9) C'est exactement l'apostrophe de saint Paul aux juifs : « Puisque vous avez repoussé la parole de Dieu, vous jugeant vous-mêmes indignes de la vie éternelle, voici que nous nous tournons vers les nations. » (*Act*. XIII, 46)
Les messagers de Dieu sont envoyés aux carrefours, là où les chemins se croisent en différentes directions. Ces carrefours nous semblent désigner les grandes villes, Antioche, Alexandrie, Éphèse, Athènes, Rome, Rome surtout qui, par les voies partant de son sein et plongeant jusqu'aux extrémités du monde, fut le plus étonnant carrefour de l'antiquité. Les apôtres allèrent en ces carrefours ; en ces villes encombrées de faux dieux, pétries d'orgueil et de luxure, ils firent retentir la sonore invitation au royaume céleste. Et les âmes furent prodigieusement ébranlées ; elles entrèrent en foule au festin. « Nous ne sommes que d'hier, disait Tertullien aux persécuteurs, et nous remplissons vos cités, vos campagnes, vos forums, nous ne laissons vides que vos temples. »
A la phrase succincte de saint Mathieu, saint Luc ajoute quelques développements suggestifs. « Le maître irrité dit à son serviteur : hâte-toi d'aller dans les places publiques et par les rues et fais entrer ici les pauvres, les malades, les aveugles et les boiteux. Le serviteur dit c'est fait, Seigneur, comme vous l'avez commandé, et il y a encore de la place. Le Seigneur lui dit : va par les chemins et les broussailles, et contrains d'entrer, afin que ma maison s'emplisse. » (Luc. XIV, 21-24).
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Deux ordres d'invités sont ici marqués : les citadins et les gens de la campagne. En fait la prédication évangélique parcourut successivement les deux stades : elle s'adressa d'abord, comme il était normal, aux centres populeux, puis elle rayonna dans les campagnes ; elle eut affaire aux civilisés, aux raffinés d'Éphèse, d'Athènes et de Rome, avant d'aller pour ainsi dire battre les buissons des peuples barbares.
Mais, dans les villes païennes même, la prédication, sans dédaigner les savants et les lettrés comme saint Denys et autres, s'adressa particulièrement à ceux que le texte évangélique appelle « les pauvres, les malades, les aveugles et les boiteux », à ceux en un mot qui sont le rebut du monde. C'était la clientèle habituelle de Notre-Seigneur ; on le voit, dans saint Mathieu (XV, 30-32), entouré de pauvres et d'infirmes, « muets, aveugles, boiteux, malades ». Il s'écrie avec un tressaillement, parlant de la loi d'amour qu'il vient promulguer : « Je vous le confesse, ô Père, Roi du ciel et de la terre, vous avez caché ces choses aux sages et aux prudents, et vous les avez révélées aux petits. Il en est ainsi, ô Père, il vous a plu de la sorte. » (Mat. XI, 25-26.) L'Église primitive prit racine dans les mêmes couches humbles et populaires. « Voyez votre vocation, mes frères, écrit saint Paul aux Corinthiens : il n'y a pas parmi vous beaucoup de sages selon la chair, beaucoup de puissants, beaucoup de nobles. Mais le Seigneur a choisi les moins nobles, les plus méprisables, ceux qui ne sont rien, pour détruire ce qui est quelque chose : afin qu'aucune chair ne se glorifie en sa présence. » (*I Cor.* I, 26-30).
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Voilà donc de quels éléments se composa l'Église pauvres évangélisés, malades guéris, aveugles qui voient, boiteux qui marchent. Matériellement il en fut souvent ainsi ; moralement, il en est toujours ainsi. L'humanité, laissée à elle-même, est un ramassis de tous les vices et de toutes les misères. Pauvres, malades, aveugles, boiteux, c'est, comme le disait saint Augustin, la matière des transformations miraculeuses de la grâce. Le malheur est que, par la plus lamentable des illusions, il y a des pauvres orgueilleux, des malades qui se croient bien portants, des aveugles qui s'imaginent voir clair, des boiteux qui se disent ingambes. Et dès lors ils repoussent les invitations du grand Roi, les visites du charitable médecin ; ils se montrent réfractaires à toute amélioration de leur état, à toute rédemption, à tout salut.
Mais que signifie cette sorte de violence qui est faite aux derniers invités ? Les premiers semblent se rendre spontanément à l'invitation du serviteur ; les seconds entrent au festin des noces comme par contrainte. Saint Grégoire distingue à ce sujet deux modes d'action de la grâce divine. Parfois elle sollicite les âmes, en leur découvrant le radieux éclat de la Vérité, la splendeur attirante du Verbe divin ; elles courent à lui, entraînées par la délectation de l'amour ; heureuses âmes qui, grâce à la révélation du Père céleste, ont trouvé en Jésus une source d'immortelles délices ! D'autres âmes sont amenées à lui par les peines, les déboires de la vie présente ;
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désillusionnées, dégoûtées de la terre, non par un mouvement qui viendrait d'elles, mais par un travail de la grâce qui leur fait sentir la vanité de tout ce qui passe, elles se tournent vers le ciel, elles y cherchent le bonheur pour lequel elles sont faites, et qu'elles ont inutilement mendié auprès des créatures. Il est clair que ces dernières âmes vont à Dieu comme par contrainte, volontairement toutefois, mais comme flagellées par l'infortune. (*Greg. Hom. *XXXVII, in Ev.)
Ceci est l'explication morale du passage en question : le docte Estius nous en donne une explication historique qui est très intéressante (*Annot. in sacram script. --* in Ev. Lucae CXIV). Il rappelle le mystérieux verset de Jérémie, où Dieu dit au prophète *J'enverrai de nombreux pêcheurs, et ils les pêcheront, puis je leur enverrai de nombreux chasseurs, et ils les chasseront de par toute montagne et toute colline, et dans les cavernes des rochers* (*Jer. *XVI, 16). Dieu, dit cet interprète, envoie d'abord des pêcheurs : ce sont les apôtres qui agissent uniquement par persuasion, qui jettent dans l'océan de la gentilité les filets de la prédication où les âmes se prennent d'elles-mêmes. Puis il envoie des chasseurs : ce sont les princes chrétiens qui usent de leur prestige et de leur autorité pour amener à la foi des nations barbares, comme fit Charlemagne pour les Saxons ([^10]).
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Leur intervention n'exclut nullement l'instruction et la prédication, elle les suppose, elle les facilite et les rend efficaces par le stimulant de la crainte. Elle ne doit pas aller à violenter les consciences ; mais, comme l'explique saint Augustin, elle aiguillonne la paresse des négligents, et réprime l'insolence des méchants qui seraient tentés de s'opposer aux progrès de la foi. C'est ainsi que s'est réalisé dans l'histoire le *compelle intrare *; c'est ainsi que l'Église, maison du père de famille, s'est trouvée entièrement remplie.
IV
« Les serviteurs s'en vont par les chemins, ils ramassent tous ceux qu'ils trouvent bons et méchants, et la salle des noces fut remplie de convives. » (Mat. XXII, 10)
Ici nous transcrivons les profondes réflexions de saint Augustin (*Ser. *XC)
« Le banquet du Seigneur, dont il est question en cet Évangile, comprend des bons et des méchants. Tous ceux qui se sont excusés d'y entrer sont méchants ; mais tous ceux qui y sont entrés ne sont pas bons pour cela. Je m'adresse à vous qui êtes du nombre des bons, qui méditez la parole de l'Apôtre, *quiconque mange et boit indignement, mange et boit sa propre condamnation.* (*I Cor.* VI, 27). Vous donc qui êtes tels, ne cherchez pas les bons en dehors de ce banquet, et apprenez à y supporter les méchants. »
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Mais quels sont ceux qu'il est permis d'appeler les bons ? Si vous tirez au clair la parfaite notion du bien, *personne n'est bon que Dieu seul.* (Mat. XIX, 17). C'est la parole même du Seigneur. Comment donc, si nul n'est bon que Dieu, ces noces contiennent-elles des bons et des méchants ? Il faut savoir, mes frères, que tous d'une certaine manière nous sommes des méchants. *Si nous disons que nous n'avons pas de péché, nous nous séduisons nous-mêmes, et la vérité n'est point en nous.* (*I Joan.* 1, 8.) Mais si nous confessons nos péchés, nous devenons des bons. *Si nous confessons nos péchés, Dieu est fidèle et juste pour nous les remettre et nous purifier de toute iniquité.* (*Id., ibid.* 8). Telle est la solution de l'énigme. Nous sommes à la fois bons et méchants, sous différents aspects. Et néanmoins il y en a qui sont formellement bons, comme étaient tous les apôtres à la réserve de Judas, suivant l'attestation du Seigneur, *vous êtes purs mais non pas tous.* (*Joan*. XIII, 10.) Et il y en a d'autres qui sont formellement méchants, à savoir ceux qui ne confessent pas leurs péchés d'un cœur sincère et contrit. Or les noces terrestres de l'Église contiennent des uns et des autres..
Rien qui revienne plus souvent dans les paraboles évangéliques que ce mélange des bons et des méchants dans le sein d'une même Église, ou sous le voile du même nom chrétien.
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« L'Église, dit saint Grégoire, engendre tous ses enfants par la foi, mais elle ne les amène point tous, par un réel changement de vie, à cette liberté qui provient de l'esprit de grâce et à laquelle le péché fait obstacle. » (*Hom. *XXXVIII in Ev.) Malheureusement !
On pourrait s'étonner que les serviteurs aient fait entrer ainsi comme pêle-mêle bons et méchants. C'est que le discernement n'est pas proprement de leur ressort. Il se fait dans un secret de l'âme, où leur œil ne pénètre pas. Sans doute ils n'admettent pas tout le monde indifféremment dans l'Église, sans préparation, sans garantie d'aucune sorte ; ils exigent de ceux qui entrent l'abstention des plaisirs grossiers, la cessation des scandales, la profession de la foi chrétienne, la pratique des commandements ; mais ils ne peuvent reconnaître que conjecturalement la sincérité des promesses et la droiture des intentions ; ils sont donc exposés, là surtout où des foules pressées entrent à la fois dans l'Église, à laisser passer les méchants avec les bons. C'est ici que s'applique la comparaison du filet jeté dans la mer. « Le royaume des cieux est semblable à un filet jeté dans la mer, et qui ramasse des poissons de toute sorte. Quand il fut rempli, (les pêcheurs) le tirèrent sur le rivage, et, s'y asseyant, ils choisirent les bons pour les mettre dans des vases, et ils jetèrent dehors les mauvais. Ainsi en sera-t-il à la fin du siècle : les anges sortiront, et sépareront les méchants du milieu des justes, et ils les jetteront dans la fournaise de feu là où il y aura pleur et grincement de dents. » (Mat. XIII, 47-51.)
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Mais voici le discernement qui va se faire. *Le Roi entra dans la salle du festin pour voir ceux qui y étaient assis.* Entrée solennelle, entrée saisissante ! Jusqu'alors les convives n'ont eu affaire qu'aux serviteurs ; à cette heure, c'est le Roi en personne qui entre dans la salle des noces ! Il vient visiter ses conviés ; grand est l'honneur qu'il leur fait, grande la surprise où il les jette.
V
Le Roi parcourt des yeux la salle, et son regard s'arrête sur *un homme qui n'a pas le vêtement des noces.*
Quel est ce regard ? De quoi s'agit-il ? La suite le montre ; il s'agit d'un jugement. C'est d'un regard de justice que Dieu fixe le malheureux qui n'a pas le vêtement des noces alors qu'il est assis aux noces.
Mais quel est ce jugement ? Il y a on le sait, deux jugements, le général et le particulier. N'est-on pas porté à croire qu'il s'agit plutôt ici du jugement particulier ? C'est un homme seul qui est fixé par le roi, interrogé par lui, condamné par lui, jeté par ses ordres dans les ténèbres extérieures. Il semble bien que, ce malheureux étant emporté de la salle des noces, le festin continue, et que les autres convives restent à leur place. Là où il est question du jugement général, par exemple dans la parabole des dix vierges, la mise en scène est tout autrement solennelle et explicite.
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Cette interprétation résout une grosse difficulté qui frappe tous les commentateurs de cet Évangile, à commencer par les Pères de l'Église, et que voici. Un seul homme, dans cette salle bondée de convives, est tiré de sa place, et jeté dehors : et néanmoins Notre-Seigneur conclut la parabole par cette déclaration, *beaucoup d'appelés peu d'élus.* Comment concilier avec cette exclusion qui semble unique ce que dit le divin Maître du petit nombre des élus ?
On peut dire tout d'abord que les appelés, qui ne sont pas élus, sont ceux qui ont refusé de se rendre au festin, et qu'ils sont en plus grand nombre que ceux qui ont consenti à y entrer. Cette observation ne manque pas de justesse ; mais elle ne résout pas toute la difficulté. Il est manifeste, par l'exemple de l'homme qui est jeté dehors, que tous ceux qui sont entrés au festin ne sont pas tous des élus. Sont-ils au moins *presque tous* des élus, puisque l'exclusion d'un seul est marquée ? En d'autres termes, comme ceux qui sont assis au festin sont les catholiques, faut-il conclure de notre parabole que presque tous les catholiques sont sauvés ?
Les Saints Pères, qui ont commenté la parabole, saint Augustin et saint Grégoire, n'ont pas admis cette conclusion, et même ils la combattent *ex professo.* « Cet homme unique exclu des noces, dit le premier, est une multitude et même une multitude qui surpasse le nombre des bons. -- En cet homme, dit le second, on entend tout le corps des méchants. »
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Et les deux Pères accentuent leur pensée en la manière qui suit :
« Nombreux sont les bons, déclare saint Augustin, mais ils sont le petit nombre relativement aux réprouvés. Il y a beaucoup de grains de froment ; comparés à la paille, ils paraissent peu de chose. -- Faut-il vous effrayer, enseigne saint Grégoire, de ce qu'il y a dans l'Église beaucoup de méchants, peu de bons ? L'arche, qui flottait sur les eaux du déluge, et qui était la figure de l'Église du temps présent, était large dans sa partie inférieure là où elle enfermait des bêtes et des reptiles, étroite dans sa partie supérieure là où elle abritait des oiseaux et des hommes. Ainsi l'Église s'élargit pour ainsi dire dans ses membres charnels, et se resserre dans ses membres spirituels. *Large est la voie qui conduit à la perdition, et beaucoup y marchent ; étroite la voie qui mène à la vie, et peu la trouvent.* Plus les saints sont élevés, plus ils sont rares. A son sommet l'Église aboutit à Celui qui, seul parmi les hommes et hors de toute comparaison, naquit dans la sainteté, celui de qui le Psalmiste dit qu'il fut *comme le passereau solitaire en haut d'un toit.* Apprenons d'autant mieux à tolérer les méchants qu'ils sont en plus grand nombre : sur une aire, faible est le monceau de grain qu'on réserve pour les greniers, énorme le tas de paille destiné au feu. »
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Ainsi ces deux Pères estiment que la majorité des catholiques mêmes, à cause de leurs œuvres charnelles, suit le chemin de la perdition ; et l'exclusion d'un seul convive dans la parabole ne leur paraît pas un motif suffisant pour penser autrement. Si l'on rapporte cette exclusion à un jugement particulier, tout se concilie admirablement et sans effort. Le texte ne dit pas qu'il n'y ait eu qu'un seul réprouvé, mais que les yeux du Roi s'arrêtèrent sur un homme qui se trouvait digne de réprobation. Les autres convives pour cette fois sont mis hors de cause, leur tour viendra. L'exemple terrible qui est mis en avant doit servir à tous les hommes pour qu'ils se tiennent sur leurs gardes, et corrigent s'il y a lieu leurs œuvres mauvaises.
VI
D'où vient que l'invité est condamné ? De ce qu'il ne porte pas le vêtement des noces ; vêtement tout intérieur, dit saint Augustin, vêtement que l'on porte dans le cœur et non sur la peau, dont les serviteurs ne remarquent pas l'absence qui est relevée par l'œil pénétrant du Roi. Quelle est la signification de ce précieux vêtement ?
« Il désigne la charité, déclare, après saint Augustin, saint Grégoire. Il ne saurait signifier simplement la foi et le baptême ; ceux qui n'ont pas l'un et l'autre sont par le fait même hors du repas des noces. Mais il signifie proprement la charité.
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C'est elle le vêtement nuptial, que prit le Fils de Dieu quand il vint ici-bas pour s'unir à son Église ; car sa mission ici-bas provient de l'incompréhensible dilection de Dieu pour le monde ; car son Incarnation fut essentiellement une œuvre d'amour. Ayant pour vêtement nuptial la charité, il veut que ses élus le portent comme lui. Croire en Dieu et en Jésus-Christ, c'est entrer aux noces ; mais celui-là seulement y entre avec le vêtement nuptial, qui possède la sainte charité. Assurément, mes frères, celui qui assisterait aux noces de la terre prendrait un habit en rapport avec l'allégresse générale, rougirait de s'y montrer couvert de vêtements sordides. Eh quoi ! nous sommes conviés à des noces divines, et nous négligeons de revêtir notre cœur d'un vêtement qui soit en harmonie avec la joie des anges, et qui arrête avec complaisance les regards de Dieu !
« Sachez d'ailleurs que, si le tissage d'un vêtement suppose deux montants de bois, l'un supérieur et l'autre inférieur, la charité se développe en deux préceptes, l'amour de Dieu et l'amour du prochain. Car il est écrit : *Tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton cœur, de toute ton âme et de toutes tes forces ; et ton prochain comme toi-même.* Où nous voyons qu'il y a une mesure dans l'amour du prochain, alors qu'il n'y en a pas dans l'amour de Dieu. Celui-là seul aime Dieu véritablement, qui ne se réserve rien de soi-même, et qui donne tout son être à l'amour. Quiconque veut entrer aux noces avec le vêtement nuptial doit garder le double précepte de la charité.
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Ézéchiel nous dit que le vestibule de la cité mystérieuse, qu'il vit sur la montagne, mesure deux coudées, parce que l'entrée de la cité céleste, dont l'Église présente est le vestibule, ne s'ouvre qu'à ceux qui observent les deux commandements de l'amour de Dieu et du prochain. Les courtines du tabernacle devaient être garnies d'une écarlate deux fois teinte. Ces courtines, c'est vous-mêmes, mes frères, parce que vous cachez dans vos cœurs par la foi les secrets célestes ; elles seront d'une écarlate deux fois teinte si vous ne séparez pas, dans la pratique de votre vie, l'amour de Dieu qui vous porte au recueillement de la prière, et l'amour du prochain qui vous invite à toutes les œuvres de miséricorde.
« N'oubliez pas non plus que l'amour du prochain se subdivise en deux préceptes : ne rien lui faire de ce que nous ne voudrions pas qu'il nous fasse, lui faire tout ce que nous souhaiterions qu'il nous fasse. Enfin pesez bien attentivement le motif qui vous fait aimer votre prochain : si vous ne l'aimez pas pour Dieu, c'est une illusion de croire que vous avez la charité, vous ne l'avez pas. La charité vraie nous fait aimer notre ami en Dieu, et notre ennemi pour Dieu. Elle nous porte à aimer ceux-là mêmes qui ne nous aiment pas. Quand on aime ainsi, on peut être en assurance, on a vraiment la charité. Un tel amour est grand, un tel amour est élevé, un tel amour est difficile à pratiquer pour beaucoup, mais c'est là le vêtement nuptial. Craignons d'être surpris par le Roi qui entre dans la salle des noces, si nous en sommes dépourvus, et, sans excuse possible, d'être jetés dehors.
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« Mes frères bien aimés, nous sommes assis aux noces du Verbe, nous avons la foi, nous nous nourrissons des mets de la Sainte Écriture, nous faisons la fête de ce que la Sainte Église est unie au Seigneur. Examinez, je vous en prie, si vous êtes entrés à ces noces avec le vêtement nuptial, discutez vos dispositions intérieures par un examen sérieux. Descendez au fond de vos cœurs et, la balance à la main, voyez si vous n'avez de haine contre personne, si vous n'êtes pas brûlés de jalousie en pensant au bonheur d'autrui, si par une secrète malice vous ne cherchez pas à nuire à quelqu'un. »
Ces hauts et pratiques enseignements, saint Augustin les donnait à son peuple, avant saint Grégoire, en les relevant de considérations dogmatiques propres à son génie. Transcrivons-en quelques-unes :
« Le vêtement nuptial, c'est la charité qui est *la fin du précepte,* qui provient *d'un cœur pur, d'une bonne conscience ; d'une foi sans déguisement.* Ce n'est pas un amour quelconque ; on voit en effet s'entr'aimer, au moins en apparence, des hommes dont la conscience est évidemment mauvaise. Ceux qu'unit la fraude, qui se concertent pour les maléfices, qui s'éprennent d'un comédien, qui mêlent leurs clameurs dans les jeux du cirque, sont liés ensemble par quelque affection : je ne reconnais point là cette charité qui procède d'un cœur pur, d'une bonne conscience, d'une foi sans déguisement.
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« L'Apôtre dit : Parlerais-je les langues des hommes et des anges, posséderais-je le don de prophétie, connaîtrais je tous les mystères, aurais je toute la science, et une foi capable de transporter les montagnes, si je n'ai la charité, je ne suis rien. Eh quoi ! la prophétie n'est-elle donc rien ? Rien, la science des mystères ? L'Apôtre ne dit pas cela ; il reconnaît leur valeur à ces dons. Mais il dit : quand je les aurais tous si je n'ai la charité, je ne suis rien. Ah ! que de biens rendus inutiles par le manque de ce seul bien !
« Saint Paul continue, il explique que l'aumône jusqu'au dépouillement complet, que le martyre même par les flammes, ne servent de rien à qui n'a pas la charité. Tout cela peut être flétri et perdu par un secret amour-propre, par une cupidité insidieuse ; la charité seule rend ces œuvres agréables à Dieu.
« En tout homme, conclut le saint docteur, il y a deux choses, la charité et la cupidité. Que la charité naisse en nous, si elle n'est pas née encore ; si elle l'est, qu'elle soit entretenue, alimentée et qu'elle grandisse. Quant à la cupidité, si elle ne peut pas être entièrement éteinte en cette vie (car alors nous serions sans péché, ce qui d'après saint Jean n'est pas possible), au moins qu'elle aille en décroissant. Que la charité croisse, que décroisse la cupidité, jusqu'à ce que la première atteigne sa perfection et que la seconde soit anéantie.
« Revêtez donc le vêtement nuptial, vous qui ne l'avez pas encore. Vous êtes dans la salle, vous participez au banquet, et vous n'avez pas encore le vêtement qu'on porte en l'honneur de l'Époux. Pourquoi ? Vous cherchez encore vos intérêts et non ceux de Jésus-Christ.
128:808
C'est Lui, l'Époux ; l'Église est l'Épouse. Soyez-leur tout dévoués, par là vous deviendrez leurs enfants.
Saint Augustin s'étend ensuite sur la charité envers le prochain, qui découle de l'amour de Dieu, qui est une marque sensible qu'on aime Dieu véritablement. Il montre que tout homme est notre prochain ; car nous provenons tous d'un même couple humain, et même d'un unique auteur, Adam ; et, parmi tous les êtres, cette unité d'origine nous est propre. « Nous sommes tous sortis d'une même source, mais cette source s'est tournée en amertume de l'olivier primitif sont sortis des sauvageons. La grâce est apparue. Un seul homme nous a tous engendrés au péché et à la mort, tous ne faisant qu'une race, tous non pas seulement semblables, mais parents et frères. Un autre est venu qui a pris le contre-pied du premier ; ramassant, alors que celui-ci dissipe ; vivifiant, alors que celui-ci tue. *De même que tous meurent en Adam, ainsi tous en Jésus-Christ seront vivifiés.* Quiconque naît d'Adam meurt ; quiconque croit en Jésus-Christ est vivifié, mais seulement s'il a le vêtement nuptial, à savoir *cette foi qui opère en dilection.* »
Désormais ce n'est plus en Adam qu'il faut envisager et aimer son prochain, c'est en Jésus-Christ. Mais pour cela, il faut aimer Jésus-Christ tout d'abord, l'aimer chèrement, l'aimer pour ainsi dire uniquement, ou tout au moins l'aimer par-dessus tout autre objet. Alors on aime en lui son ami ; et il devient même doux d'aimer son ennemi.
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Lui-même nous a donné l'exemple d'aimer nos ennemis. « Que fais-tu, malheureux, s'exclame saint Augustin, quand tu viens demander à Dieu, comme une grande faveur, qu'il fasse mourir ton ennemi ? Ne crains-tu pas qu'il ne te réponde ? : Eh bien ! je commencerai par te faire mourir toi-même, car tu es mon ennemi. » Ne faut-il pas distinguer, dans un ennemi, la nature qui est bonne en elle-même, et le mal du péché qui fait de lui un ennemi ? Haïssons en lui le mal du péché ; mais aimons en lui la nature créée de Dieu, rachetée par Jésus-Christ.
« Étendez votre dilection, mes frères, au-delà de vos épouses et de vos enfants. Cette dernière dilection se trouve jusque dans les animaux et dans les oiseaux. Vous savez comment hirondelles et passereaux s'entr'aiment, couvent ensemble, ensemble nourrissent leurs petits, par une bonté naturelle et gratuite, sans espoir de réciprocité. Un passereau ne songe pas : je vais nourrir mes petits, pour qu'ils me nourrissent étant vieux. Il ne fait pas de tels calculs. Et vous aussi, je le sais, vous aimez vos enfants d'un amour gratuit ; pour eux vous travaillez, pour eux vous thésaurisez. Mais que cette dilection s'étende ; elle n'est pas le vêtement nuptial. Étendez-la jusqu'à Dieu ; et tous ceux que vous pourrez, entraînez-les à Dieu. Fils, épouse, serviteur, étranger ; entraînez-les tous à Dieu. Ennemi ; entraînez-le à Dieu, entraînez-le, et il cessera d'être un ennemi. Qu'ainsi la charité croisse et s'alimente, pour arriver à la perfection ; ainsi soit revêtu l'habit nuptial, ainsi soit frappée à nouveau l'image de Dieu, à laquelle nous avons été créés...
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L'homme est la monnaie du Christ ; on doit trouver en lui l'image du Christ, le nom du Christ, le don du Christ, les fonctions du Christ. »
C'est ainsi que saint Augustin explique splendidement comment la charité est le vêtement nuptial du chrétien.
VII
Le Roi, le grand Roi, entra donc aux noces, *il vit un homme qui n'avait pas le vêtement nuptial, et il lui dit : mon ami, comment êtes-vous entré ici, n'ayant pas le vêtement nuptial ?*
Mon ami ! Parole pleine de douceur dans la résonance du mot, mais en fait terrible interrogation ! Mon ami ! Notre-Seigneur dit de même à Judas : Mon ami, pourquoi êtes-vous venu ici ? (Mat. XXVI, 50) Dieu, même dans les jugements, conserve la tranquillité et la douceur : cum tranquillitate judicas (Sap. XII, 18). Ce qui est précisément formidable, c'est quand il arrive que cette douceur, au lieu de nous attirer, nous repousse, parce que les premiers nous l'avons repoussée. Oh ! alors, c'est terrible au-delà de toute expression. Ce mot d'ami, qui fut pour l'âme une réalité, qui eût pu devenir pour elle un appel béatifiant, se tourne contre elle en une condamnation plus tranchante que l'épée.
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*Comment êtes-vous entré ici sans le vêtement nuptial ?* C'est ici le lieu des noces, la fête de l'éternelle charité. Vous êtes disparate avec tout ce qui vous entoure ; vous êtes une note fausse dans le concert des âmes. Être ici sans le vêtement des noces, sans la charité, c'est une anomalie criante qui vous condamne sans appel. Il est à peine besoin de sentence : vous vous séparez, vous vous excluez vous-même. Jetez un regard sur vous, un autre autour de vous, vous comprendrez jusqu'à l'évidence que votre place n'est point ici.
*Et l'homme se tut.* Pas d'excuses, elles ne sont pas de saison. L'anomalie est trop flagrante. Ô silence effrayant du pécheur surpris par la justice d'en haut, comme le voleur qui est en train de faire un mauvais coup ! Tant qu'il est sur la terre, il trouve des excuses : il n'a pas le temps, c'est trop difficile, il se convertira plus tard, les dévots valent moins que lui... Tristes excuses, pitoyables défaites ! Il s'en repaît, il s'y étourdit, il s'en fait un mol oreiller pour endormir sa conscience. Mais, au jugement, tout cela tombe, tout cela lui échappe. Il reste bouche close ; il n'a rien à dire, il ne dit rien. S'il dit quelque chose, c'est le mot des impies : *Ergo erravimus,* nous nous sommes égarés ! (*Sag.* V, 6) Cri de suprême désespoir, à l'heure où les voiles tombent, où les illusions se dissipent, où la vérité luit d'un triomphant éclat ! Nous nous sommes égarés ! Nous avons suivi un chemin qui n'était pas le bon, où nous a-t-il conduits hélas !
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L'interrogatoire est fermé en un clin d'œil ; et il est suffisant. On ne se figure pas ce que sera le jugement de Dieu. Mis en regard de l'éternelle justice, le pécheur sera du premier coup trouvé fautif. La règle immuable fera ressortir sa tortuosité voulue, l'immarcescible lumière son opacité ténébreuse. Il sera exclu par incompatibilité, par la force des choses.
Et néanmoins, il y a une sentence d'exclusion. Car le pécheur fut libre, il a mérité d'être exclu. Sa responsabilité exige que le juste Juge, ayant pesé ses œuvres et les ayant trouvées défectueuses, prononce sur son sort éternel. Écoutez cette sentence. *Le Roi dit aux ministres : liez-lui les pieds et les mains, jetez-le dans les ténèbres extérieures, là où il y aura pleur et grincement de dents.* Les ministres sont les anges exécuteurs du jugement prononcé. *Les anges sortiront, et ils sépareront les méchants d'avec les bons,* est-il dit dans un autre Évangile (Mat. XIII, 59).
*Liez-lui les pieds et les mains !* Ces mains qui se sont refusées à la prière, qui se sont fermées au pauvre, qui se sont prêtées à des étreintes trompeuses, qui ont fait le mal, qui ont ourdi l'iniquité, mains de rapine et de volupté, qu'elles soient liées, impuissantes à tout jamais ! Ces pieds qui ont couru çà et là, dans une folle agitation, après l'argent, après les plaisirs, après les honneurs, qu'ils soient frappés d'immobilité, garrottés par le châtiment. -- Ah ! Mon Sauveur, qui avez été cloué à la croix par les mains et les pieds, ne permettez pas que cette terrible condamnation nous atteigne.
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Liez nos mains et nos pieds aux vôtres, clouez-les même avec les vôtres, pour que nous méritions de vous suivre au ciel, et d'y jouir de la liberté de vos enfants. -- Malheureux pécheur, la liberté dont tu te fais une arme contre Dieu, tu la perdras un jour, tu seras rivé à ton châtiment par des liens de feu.
*Jetez-le dans les ténèbres extérieures, là où il y a pleur et grincement de dents.* « Les ténèbres intérieures, dit saint Grégoire, c'est l'aveuglement du cœur ; les ténèbres extérieures, c'est la nuit de la damnation éternelle. Pour être tombé volontairement en celles-là, le damné est jeté malgré lui en celles-ci. Et là, il y a pleur et grincement de dents : les dents grincent, pour s'être livrées à la gloutonnerie ; les yeux pleurent, pour s'être répandus en concupiscences illicites ; à chaque vice spécial répond un spécial tourment » (*Hom. ut supra*)*.*
Méditons sur ces paroles. Le pécheur commence lui-même sa damnation. Il chasse Dieu de son âme ; et Dieu le chasse de sa présence. Il étouffe la lumière de sa conscience ; et Dieu le relègue dans les lieux où il n'y a pas de lumière. La nuit du cœur appelle la nuit de la damnation éternelle. La sentence que Dieu prononce contre l'impénitent obstiné ne change rien à son état intime ; elle ne fait qu'en déduire les conséquences, en sorte que le dehors soit mis par le châtiment en rapport avec le dedans qui n'est que ténèbres, désordre et confusion.
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Il est des âmes qui, en cette vie, portent leur enfer, comme il en est d'autres qui portent leur paradis. Celles-ci ont au-dedans d'elles-mêmes l'huile sainte et bénie qui produit l'allégresse, le vêtement de clarté qui les rend dignes des noces de l'agneau ; elles ont la charité, sceau de distinction des élus, caractère des enfants de l'Époux.
Terminons cette explication par quelques paroles vraiment encourageantes et consolatrices de saint Grégoire :
« Sachez, mes frères, que quiconque a ce vêtement de vertu et de charité, encore qu'il y manque quelque chose, ne doit pas désespérer de son pardon à l'entrée du Roi miséricordieux. C'est lui-même qui nous donne une ferme espérance de trouver miséricorde auprès de lui : *vos yeux,* nous fait-il dire, *ont vu mon imperfection, et dans votre livre tous seront écrits* (Ps. 138, 16). Ainsi l'imparfait n'a pas à redouter une condamnation : le Roi de miséricorde aura compassion de lui, il achèvera en lui son œuvre, il parfera le vêtement de charité qui le couvre déjà, il l'introduira dans les tabernacles éternels » (*Hom. ut supra*)*.*
VIII
*Beaucoup sont appelés, peu sont élus.* Telle est la conclusion de la parabole, d'après le Seigneur lui-même. Tout d'abord, parmi ceux qui repoussent l'invitation du grand Roi, aucun, il le déclare expressément lui-même, qui prenne place à son banquet éternel.
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Ensuite, même parmi ceux qui s'y rendent, quelques-uns seront rejetés dehors, témoin le convive qui n'a pas le vêtement nuptial. Combien mériteront cette exclusion ? Nous n'en savons rien. Il nous suffit d'être avertis qu'il y en aura, pour que nous nous tenions dans la vigilance et dans la crainte. Gardons-nous de toute exagération ; ne réduisons pas le nombre des élus, qui est grand en lui-même, à des proportions infimes ; mais tenons, d'après la doctrine unanime des Pères, que, soit à cause de ceux qui refusent d'entrer aux noces, soit à cause de ceux qui y entrent mal vêtus, relativement aux réprouvés, il est le petit nombre.
Écoutons encore une fois saint Grégoire :
« Ce qui suit, mes frères, *beaucoup d'appelés et peu d'élus,* inspire une crainte salutaire. Nous tous ici, ayant reçu la vocation de la foi, nous sommes entrés aux noces du Roi céleste, nous croyons et confessons le mystère de son Incarnation, nous prenons part au banquet du Verbe divin. Au jour de son jugement, le Roi entrera. Nous savons que nous sommes des appelés ; nous ignorons si nous sommes des élus. Il faut que chacun de nous se tienne d'autant plus abaissé par l'humilité que le mystère de son élection lui reste caché. Les uns ne commencent même pas à bien vivre ; les autres ne persévèrent pas dans la bonne vie jusqu'au bout. L'un passe presque toute sa vie dans la dépravation, et vers la fin de ses jours il revient à Dieu par les gémissements d'une sincère et stricte pénitence. L'autre paraît mener la vie d'un élu, et, finalement, il se laisse aller au mensonge et à l'injustice. Celui-ci commence bien, et termine mieux encore ; celui-là se jette dans le mal dès son jeune âge, et s'enfonce de plus en plus en sa voie mauvaise.
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L'ignorance de ce que l'avenir nous réserve doit nous maintenir dans la crainte ; car il faut le dire Souvent et ne l'oublier jamais, *beaucoup d'appelés et peu d'élus* » (*Hom. ut supra*)*.*
C'est ainsi que ce grand docteur et saint pape rappelait à ses chrétiens que *la voie de l'homme n'est pas en sa puissance* ([^11]) ; que, sujets au changement, ils ne devaient jamais se confier en eux-mêmes ; que Dieu seul par sa grâce peut fixer au bien notre inconstance. Il les tenait ainsi dans l'humilité, il les jetait pour ainsi dire dans les bras de Dieu.
Par une sincère humilité, le chrétien porte le cachet des élus. Par une prière suppliante, il attire en lui le don de la persévérance, qui strictement parlant ne tombe pas sous le mérite. Par une constante application aux bonnes œuvres, il peut *assurer,* dit saint Pierre, sa *vocation* et son *élection.* (*II Pet.* 1, 10). Ces assurances doivent lui suffire. Il vaut mieux pour lui que son salut soit dans les mains de Dieu que dans les siennes propres. Dieu est toujours le Père des miséricordes, le Dieu de toute consolation. Espérons en lui, et nous ne serons pas confondus. *In te, Domine speravi, non confundar in aeternum.* (*Ps*. 10, 1).
Père Emmanuel.
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### Vous n'êtes pas seuls
*... Mais il ne faut pas essayer de travailler sur ce qui n'entre pas dans notre juridiction ; il faut travailler sur ce que le Seigneur nous a confié.*
*Conférence prononcée le 11 juin 1991 à Scherbrooke* (*Canada*) *par le T.R.P. Dom Gérard, Abbé de Sainte-Madeleine du Barroux.*
Chers amis canadiens, nous sommes dans le pays de Jeanne Mance, de M. de Maisonneuve, de M. de la Dauversière, de Marie de l'Incarnation, ces géants de la sainteté, et de l'apostolat.
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Le Québec a été fondé par des Croisés, de grands mystiques, des hommes qui se sont lancés dans une aventure, risquée par amour pour leurs frères, par amour pour le Christ. Et c'est peut-être là l'unique épopée de colonisation missionnaire dont la charité ait connu une telle incandescence. Ce sont les historiens qui redécouvrent aujourd'hui votre patrimoine, notre patrimoine réciproque, c'est donc toujours une émotion pour moi de parler à des Canadiens, parce que j'y retrouve ces grâces que le Seigneur a données à nos deux pays comme par une mystérieuse transfusion de sang.
Si je n'ai pas refusé cette communication, ce soir, c'est parce qu'elle nous permettra de nous serrer les coudes et de travailler ensemble à cette restauration d'un ordre temporel chrétien. Tout cela fait une grande amitié fraternelle. Nous ne devons pas rester seuls. Nous ne devons pas dire que nous serons toujours les victimes de cette avalanche, de ce raz-de-marée matérialiste ; ce n'est pas vrai.
Récemment, à Paris, un jeune homme me disait qu'il avait été pris à partie, au cours d'une manifestation contre l'avortement, par une cinquantaine de fous, de sauvages libertaires, qui voulaient le mettre en pièces. Il avait communié le matin à la messe. Il s'est présenté sans armes devant eux. Il avait une chaise. Il l'a fait tournoyer et les cinquante fous hirsutes ont été refoulés.
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Les témoins ont parlé. Ça fait plaisir d'entendre cela. Nous avons besoin de héros et de saints, de gens qui dépassent un peu la mesure commune, qui, malgré leur solitude, leur isolement, sont capables de renverser le cours de l'histoire. Rien de grand ne s'est jamais fait que par des hommes qui, aidés par une puissance divine, ont dépassé la mesure des forces humaines.
Nous avons fondé notre monastère à l'époque la plus mauvaise de l'après-concile, vers les années soixante-dix, dans un sentiment de grande solitude. Et puis, au bout de vingt ans de travail, on s'aperçoit qu'on n'est pas seul, que d'autres travaillent dans le même sens : comment expliquer, en ce moment, en plusieurs pays, ce grouillement, cette fermentation, cette jeunesse qui bouge, qui se met sur les routes ? Par exemple, Chartres : 20.000 pèlerins entre 18 et 25 ans, avec un millier d'enfants, qui ont fait 120 kilomètres en trois jours. Le cardinal Mayer, quand il a vu cette générosité, cette prière active, en pleurait d'émotion. Comment expliquer ce grand élan de foi malgré le peu d'encouragement des évêques ? Et arrivés à Chartres, tout le monde n'a pu entrer sans doute dans la grande cathédrale, comment expliquer cette ferveur d'une messe célébrée selon le rite traditionnel par le cardinal Mayer avec l'évêque de Chartres à ses côtés ? Comment l'expliquer, alors que tout semblait perdu, que les gens étaient plutôt démoralisés.
140:808
On nous dit que les jeunes gens vont dans les sectes, dans le rock, dans la drogue ; ce n'est pas vrai. Il existe toute une jeunesse qui désire autre chose, vivre autrement. Non, nous ne sommes pas seuls.
Comment, en effet, expliquer d'autres phénomènes semblables ? Comment se fait-il qu'il y a déjà un pèlerinage préparé, en vue du 15 août prochain, pour drainer des milliers de pèlerins de France, d'Allemagne, de Hongrie, de Belgique, de Suisse, du nord de l'Italie, pour aller au sanctuaire de la Vierge Marie à Czestochowa, où elle nous attend pour rendre à Notre-Seigneur Jésus-Christ cette civilisation jadis chrétienne, sous le sourire et la protection de la Très Sainte Vierge ?
Nos amis sont allés à Vilnius, en ce moment assiégé par les chars russes, pour serrer la main du président lituanien et lui dire que la chrétienté est avec lui, que nous admirons son courage, et que ce n'est pas un seul pays, c'est une grande communauté chrétienne qui doit se lever contre cette pourriture des médias, cette pourriture de pornographie, ce « socialo-communisme », et tous ces débordements de l'enfer pour, encore une fois, redonner la civilisation au Christ Jésus, parce qu'elle lui appartient de droit.
Et comment oublier le Liban chrétien ? Une délégation des scouts du monastère est partie là-bas pour y reconstruire symboliquement une chapelle avec des jeunes Libanais et y former une troupe scoute.
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Ils sont même venus à notre monastère, à la sortie des messes, faire une quête pour acheter des uniformes -- les pauvres jeunes gens libanais sont démunis de tout -- et leur rendre courage, leur dire que le Liban n'est pas mort. On n'est pas mort quand on lutte. C'est le pays chrétien le plus ancien, le pays de Notre-Seigneur, puisque le sud du Liban, c'est la Galilée, Tyr et Sidon ; Jésus l'a parcouru. Il a posé ses pas sur cette terre. Ensuite les chevaliers, les barons francs y ont débarqué lors des croisades. En 1984, nous y sommes allés, pendant quelques jours, pour répondre à l'invitation des moines maronites qui disaient : « Tout le monde nous abandonne, le Vatican et même la France « *notre tendre mère* » »*,* comme ils disent. Et pendant qu'ils nous présentaient quelques personnes de la société, j'aperçus une jeune femme toute blonde ; j'ai dit : « Celle-là, c'est une immigrée, ce n'est pas une Libanaise. » « Mais si, répondirent-ils, c'est une descendante des Croisés. Les barons francs ont fait souche, ils ont formé une civilisation, il y a toute une partie de la population qui sont leurs descendants. » Alors, voyez-vous, au fond, la chrétienté, c'est cela : une grande famille, qui dépasse les frontières des nations.
Parlons encore de choses qui se passent autour de nous, toujours pour élargir un peu le front de notre grande armée, pour élargir l'horizon. Aujourd'hui, en France, nous avons, comme vous au Canada, les « sauvetages de vie humaine non encore née ».
142:808
Les « avortoirs » sont probablement les officines du crime le plus atroce qu'on puisse imaginer. Le Concile a dit, entre autres bonnes choses, que l'avortement est un *crime abominable.* Alors que faire quand les lois permissives donnent une totale liberté à ces cliniques pour faire ce que vous savez, sinon protester... protester le plus pacifiquement possible, sinon on vous envoie en prison, et vous avez un casier judiciaire qui vous suivra toute votre vie. Et nous n'avons pas le droit d'entraîner des jeunes gens de 18 ans dans cette aventure. Alors, il y a une méthode de travail à tenir : des jeunes gens se rendent devant les cliniques d'avortoirs, après une nuit de prière ; puis, une discipline très exigeante leur apprend à ne pas répondre aux provocations ; certains se font enchaîner aux tables d'opération... Je connais une jeune fille, étudiante en droit, qui s'est enchaîné le cou à une table où l'on fait des avortements, afin de déstériliser la salle, pour pouvoir retarder ces opérations et parler aux jeunes mamans (qui, hélas ! se prêtent à ces choses-là), afin de convaincre médecins et infirmières. Alors les C.R.S. sont arrivés -- je le sais, parce que les jeunes gens nous l'ont raconté tout de suite après -- avec une scie à métaux pour sectionner la chaîne, et puis, au bout de vingt minutes, ils n'y arrivaient pas. C'était une chaîne extrêmement solide, une grosse chaîne de moto.
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Alors ils sont allés chercher un chalumeau. Enfin, en France, tout finit en chansons ; il y a une gaieté française qui prend le pas sur tous les états d'âme, ce qui fait que l'expédition s'est terminée dans la joie. Mais cela veut dire une chose : c'est qu'il y a une réaction. Il y a toute une jeunesse qui veut se battre pour Jésus-Christ, pour faire triompher le droit de Jésus-Christ sur la société. Voilà un petit peu ce que je voulais vous dire avant tout : nous ne sommes pas seuls.
\*\*\*
Et maintenant, chers amis, essayons de suggérer ce que peut être une chrétienté, ce versant ensoleillé de la civilisation, où les droits de Jésus-Christ, non seulement sont reconnus, mais gagnent en extension et en profondeur. Trois grands saints, qui appartiennent au Moyen Age chrétien, sont dignes d'être évoqués. Le premier, saint Bernard, au XII^e^ siècle ; ensuite, vous avez saint Louis, cent ans après ; et puis, au XV^e^ siècle, sainte Jeanne d'Arc.
Pourquoi, ce soir, nous attarder davantage sur saint Bernard ? Parce que nous fêtons cette année le neuvième centenaire de sa naissance ; il est né en 1090, à l'aube du XII^e^ siècle. Saint Bernard est une très haute figure qui fait honneur à la chrétienté, à la vie monastique, à la France, au Moyen Age, à l'humanité. Figure rayonnante, il a rempli son siècle. Il est entré dans la légende.
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Qui était saint Bernard ? Saint Bernard, né en Bourgogne, était le fils du seigneur de Fontaines. A l'âge de dix-huit ans, du haut de la terre du château paternel, il scrute l'horizon : là-bas, derrière les marécages, il y a un monastère très pauvre. Tout le monde sourit de ces hommes fous qui sont allés dans le dénuement et la pénitence imiter Jésus-Christ, prier et s'offrir pour la rédemption de leurs frères. Curieusement, lui qui est épris d'idéal chevaleresque, c'est dans cette direction qu'il regarde. Et un jour, il n'y tient plus. Il décide dans son cœur de partir et d'entraîner les autres dans cette grande aventure, au point qu'il va frapper à la porte de Cîteaux avec vingt-neuf compagnons -- dont certains sont ses frères, ses cousins, ses oncles -- demander la miséricorde de Dieu, la fraternité monastique. Mais juste avant le départ, son petit frère Nivar lui dit : « Où est-ce que vous allez en me laissant tout seul comme ça ? » et Bernard répond à son petit frère : « Ne t'inquiète pas, nous partons, c'est vrai, mais tu auras tout pour toi : le château, les dépendances, les bastions, les domestiques, la ferme, les troupeaux, tu seras un grand chevalier, on te laisse tout cela. » Alors l'enfant, qui n'a que treize ans, réplique : « Vous prenez le ciel et vous me laissez la terre. Je ne suis pas d'accord avec ce marché. » Et il rejoint la troupe, pour faire son apprentissage monastique à Cîteaux.
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A la mort de saint Bernard, on a compté plus de trois cent cinquante monastères vivant sous la règle cistercienne. Je ne sais si on se rend compte de cet élan de générosité : trois cent cinquante monastères vont vivre sous la règle remise en vigueur par saint Bernard, qui apparaît ainsi comme un des plus grands réformateurs monastiques. Mais cette générosité ne s'arrête pas à former des moines : on le demande de toute part. Il va devenir le réconciliateur des princes, le conseiller des papes, le chantre de la Très Sainte Vierge, et l'un de nos plus grands docteurs marials. Il a été le prédicateur de la deuxième croisade et le fondateur de l'ordre religieux militaire du Temple. Il pensait que la chevalerie ne devait pas seulement se mettre en quête d'un honneur humain, mais qu'elle doit défendre les pauvres pèlerins, les religieux de Terre sainte persécutés par l'islam.
Mais ceci n'est encore qu'une image d'Épinal. Remarquez que l'image d'Épinal n'est pas fausse, elle est l'histoire inscrite et comme cristallisée dans la mémoire des hommes. Mais le fondement secret, invisible, qui a donné son essor et son développement à la spiritualité du XII^e^ siècle est plus mystérieux : c'est dans la pensée mystique de saint Bernard et des premiers cisterciens qu'il faut le chercher.
146:808
Quel est ce fondement secret ? Je vais vous décevoir. Il se résume en un mot : Jésus. Cent ans avant saint François d'Assise, qui va chanter son amour pour le Christ sur les chemins du monde, il y a déjà chez saint Bernard cet amour vif, affectueux, passionné pour Jésus-Christ. Voilà ce qu'il écrit à ses moines : « C'est pourquoi ce que j'ai toujours à la bouche, comme vous le savez, ce que j'ai toujours dans le cœur, comme Dieu le sait, ce que sans cesse j'écris, comme il apparaît sans cesse dans mes œuvres, ce qui fait ma philosophie la plus profonde, c'est Jésus et Jésus crucifié. Je ne demande pas, comme l'épouse du Cantique, où il repose à l'heure de midi, puisque j'ai la joie de le tenir sur ma poitrine. Je ne demande pas où il fait paître ses troupeaux, puisque je le contemple comme Sauveur sur la croix. » Le ton est donné.
Saint Bernard a introduit dans la piété un accent nouveau et très moderne, très proche de nous, très affectif, très vivant. Jésus, il veut le connaître, le voir, l'aimer, parler de lui, le chanter. C'est tellement vrai qu'il s'en fera une sorte de règle de vie, capable d'inspirer ceux qui veulent reconstruire une civilisation dans le registre très modeste de nos familles, de nos professions, de nos milieux. C'est là qu'il faut insérer l'idée d'une reconnaissance de la royauté du Christ sur nos vies. Il ne faut pas essayer de travailler sur ce qui n'entre pas dans notre juridiction ; il faut travailler sur ce que le Seigneur nous a confié. Où trouvera-t-on l'inspiration qui a rendu fécondes les activités de la cité temporelle ? Demandons-le à saint Bernard.
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« *Veux-tu,* dit-il, *ne pas être entraîné par le désir de la gloire du monde ?* \[On dirait aujourd'hui par la volonté de puissance, l'esprit de domination.\] *Eh bien, que le Christ Jésus -- la Sagesse même -- te soit plus que toute douceur. Veux-tu n'être point trompé par l'esprit de mensonge ?* \[On dirait aujourd'hui par les idéologies, les fausses doctrines, le faux humanisme, le culte du corps, toutes ces erreurs naturalistes.\] *Que le Christ -- la Vérité même -- soit ta lumière ! Veux-tu n'être point vaincu par l'adversité ?* \[Nous dirions aujourd'hui lutter contre le découragement, quelquefois contre le désespoir.\] *Que le Christ, vertu de Dieu, devienne ta force !* » Ceci nous paraît très complet. Il faut que nous puissions ramasser, en effet, en une seule réalité tout ce qui va nous permettre de réfuter, de repousser les grandes hérésies parce que le Christ est la Vérité même et le principe d'une force invincible. Que craignons-nous ? Avec la grâce, le chrétien est un surhomme. Qu'est-ce qu'on peut contre un martyr en prison ? Rien, sinon le tuer, c'est-à-dire hâter son triomphe. Dieu, dans un homme, rend l'homme plus fort que tout.
Il faut découvrir le Christ Jésus, la douceur même, notre vraie raison d'être, Celui qui fonde notre vraie personnalité. Voilà rapidement suggéré ce qu'a pu être cet amour incandescent de saint Bernard pour l'humanité de Jésus. Jésus, c'est l'Homme-Dieu. « L'Homme-Dieu », quand on pense à cela !... Le déisme est très dangereux.
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Le déisme, c'est une sorte de coloration pseudo-religieuse qui permet n'importe quel déploiement, le « Nouvel Age », par exemple, et qui permettra de marier sa pensée avec toutes les erreurs et son cœur avec tous les vices. Voilà le déisme. Il ne dérange personne, le déisme. Tout le monde peut être déiste. Tandis que se soumettre à la royauté du Seigneur Jésus-Christ, c'est autre chose.
Notre-Seigneur Jésus-Christ a parlé. Il a donné les lois de l'évangile : « Celui qui ne portera pas ma croix tous les jours, *quotidie,* celui qui ne veut pas *tous les jours* porter sa croix ne peut être mon disciple. » La doctrine de Jésus est exigeante. Il demande le sacrifice « *Il n'y a pas de plus grand amour que de donner sa vie pour ceux qu'on aime* »*,* et encore : « *Ne craignez pas ceux qui peuvent faire du mal au corps, mais ceux qui peuvent plonger l'âme dans la géhenne* » etc. L'enseignement de Notre-Seigneur est un enseignement exigeant qui peut former une élite, redresser, changer notre vie, surtout lorsqu'il annonce la venue de l'Esprit Saint : « *Il vous conduira à la vérité tout entière et mettra dans votre bouche ce que vous devrez répondre en face de ceux qui vous accusent.* » Alors soyons des hommes du Christ Jésus. Il faut que nous ayons un amour passionné pour Notre-Seigneur. C'est cela que le monde attend. Il n'attend pas qu'on lui donne une vague théosophie, il y en a partout de ces théosophies ; le monde pullule de pseudo-religions.
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Dernièrement, on me disait qu'il y avait plus de deux cents sectes actuellement au Québec. C'est épouvantable ! L'Évangile de Notre-Seigneur Jésus-Christ transmis par 2.000 ans de tradition et d'actes héroïques, pour en arriver là ! L'Évangile est exigeant et peut soulever une civilisation. Les jeunes, c'est ce qu'ils attendent. Les jeunes n'attendent pas du tout des choses molles, vagues, permissives. Ils attendent quelque chose qui peut les soulever au-dessus d'eux-mêmes.
La pensée de Bernard de Clairvaux nous livre un autre secret, que j'appellerai sa doctrine de l'image. Je vais être très rapide parce que, là aussi, il faudrait des livres entiers pour parler de cette image de Dieu reflétée en nous, qui fonde la dignité de l'homme, sa force, sa beauté. L'image de Dieu, pour en comprendre le sens, il faut se référer immédiatement, comme l'ont fait saint Bernard et les Pères grecs, à la Bible, au livre de la Genèse, chapitre 1^er^, où il est écrit « *Dieu a fait l'homme à son image et à sa ressemblance.* » Nous savons ce texte par cœur mais nous oublions parfois qu'il y a là toute une doctrine, toute une mine à découvrir. Pourquoi ? Parce que l'homme a besoin de se connaître lui-même. Ce n'est pas seulement la connaissance de Dieu que nous donne l'Écriture sainte mais aussi la connaissance de l'homme. Et vous verrez que tous les mensonges qui peuvent détourner l'humanité sont des mensonges aussi bien du côté de l'essence de Dieu que de la destinée de l'homme, de sa nature, de son origine.
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Et dès que nous avons saisi ce rapport entre Dieu et l'homme, dès que nous savons que cette image que le Créateur a inscrite en nous doit être ressemblante -- parce que si cette image n'est pas ressemblante, c'est une image imparfaite, qui a échoué -- alors nous sommes près du but ; car la perfection de l'image de Dieu en nous, c'est qu'elle arrive à lui ressembler parfaitement. Telle est la doctrine des Pères grecs, reprise par saint Bernard qui a saisi, d'une façon géniale, que là il y avait la vérité sur l'homme.
Si nous comprenons que notre âme est comme frappée d'un sceau divin à l'image du Verbe, et que cette image doit être débarrassée de toutes les scories, de toutes les poussières, de toutes les souillures pour être vraiment elle-même, alors c'est tout un programme de purification spirituelle qui s'offre à nous. Ce programme ne consistera pas tellement à se mettre au pain sec et au coin, comme les enfants qui ne sont pas sages, mais à enlever de notre cœur ce qui blesse l'image divine, ce qui offense cette bonté, cette générosité infinie de Dieu, qui se penche sur sa créature et qui veut se refléter en elle. Quelle ingratitude de mêler à cette image si pure des taches qui la déforment, qui la souillent, la séparent de Dieu ! Et qu'est-ce que c'est qu'un damné, qu'un démon, sinon précisément quelqu'un qui a brisé le sceau, déformé l'image de Dieu en lui. L'image difforme est pire qu'une absence d'image. Voilà donc ce qui fonde notre ascèse.
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Mais allons plus loin que l'ascèse... Pourquoi saint Bernard a-t-il été un très grand mystique ? Parce que, pour lui, contempler consiste à laisser Dieu se refléter en son âme.
La doctrine des Pères grecs du IV^e^ siècle et des Pères cisterciens du Moyen Age est tellement universelle qu'elle est à la portée autant d'un grand philosophe que d'un enfant. On peut expliquer cela par des images très simples. Guillaume de Saint-Thierry, disciple de saint Bernard, dira que l'âme est comme un lac tranquille qui reflète le ciel. Or c'est dans la mesure où un lac est totalement calme qu'il peut être parfaitement bleu et lumineux ; ainsi en va-t-il de l'âme, si elle chasse ses passions, tout ce qui remue en elle, les choses impures et indignes, alors, à ce moment-là, elle reflétera Dieu. Voilà qui fonde une mystique, parce que c'est en regardant Dieu qu'on peut pacifier son âme et laisser la divinité s'inscrire en nous, frapper notre âme à l'effigie de Dieu, au sceau du Verbe, qui est l'image du Père.
Veut-on voir ce qu'il y a de fécond dans cette théologie ? C'est qu'elle trouve son prolongement dans la doctrine de l'amour. Pourquoi ? Parce que dans mon frère, je verrai l'image de Dieu, l'image du Christ.
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Ces géants de la charité qui ont volé au secours des pauvres, des orphelins, saint Vincent de Paul, saint Jean Bosco, le curé d'Ars, ces grands apôtres ont vu dans l'homme l'image du Christ. Et cette contemplation de l'image provoque l'amour. C'est toute la spiritualité occidentale qui est en dépendance de cette théologie de l'*Homo capax Dei,* l'homme capable de ressembler à Dieu.
Tenez, je vous lis ce qu'Aelred de Rievaulx, abbé cistercien, disciple de saint Bernard, écrivait sur la charité dans la communauté : « Avant-hier, tandis que je faisais le tour du cloître, mes frères étant assis comme une couronne d'anges, et que j'admirais comme si j'avais été au milieu du paradis, je ne trouvais personne dans cette multitude que je n'aimasse point et dont je n'eusse confiance d'être aimé en retour. Je fus alors envahi d'une telle joie qu'elle surpassait toutes les délices de ce monde. Je sentais en effet mon esprit passer en eux et leur affection à tous passer en moi au point de m'écrier avec le prophète : "*Comme il est bon pour des frères d'habiter ensemble !"* »
Voyez-vous, on touche alors du doigt cet humanisme monastique du XII^e^ siècle, qui n'a pas enfermé des hommes dans les cloîtres pour qu'ils fassent pénitence, mais pour que fleurisse au milieu d'eux la charité. La charité aimable, douce, puissante, qui montait au cœur des grands mystiques parce que leur regard contemplait le reflet de Dieu, la trace et le vestige de Dieu, dans leurs frères. Ah ! n'est-ce pas cela seul qui peut sauver le monde ?
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Tout à l'heure, je vous parlais de cette jeunesse, autour de nous, qui s'inquiète, qui cherche un maître, qui cherche une doctrine, eh bien, nous essayons précisément de leur donner de très grandes doctrines. De ne rien leur donner au rabais. Ne pas donner des recettes, des petits trucs, des petites neuvaines, mais de grands aperçus, et de grands témoignages sur le mystère de notre destinée humaine, car c'est cela qui peut soulever la jeunesse. Dans un esprit d'exigence. Si en mai 68, au lieu de parler de contestation, on avait parlé d'exigence, on aurait sauvé la situation parce que l'exigence, on la doit envers soi-même d'abord, ensuite envers les autres pour les aider à monter.
Voyons maintenant ce que sainte Catherine de Sienne dit de la beauté de l'âme, miroir de Dieu. C'est Notre-Seigneur qui parle à la sainte alors qu'elle venait, brûlante de charité, d'œuvrer pour le salut d'un pécheur. Soulevant le voile qui cachait à ses yeux de chair les splendeurs spirituelles, Jésus lui dit : « Très douce fille, voici que par toi j'ai recouvré cette âme perdue. Ne te semble-t-elle pas bien gracieuse et belle ? Qui donc n'accepterait pas n'importe quelle peine pour gagner une créature si admirable ? Si moi qui suis la Souveraine Beauté, moi de qui vient toute autre beauté, je suis épris d'amour pour la beauté des âmes au point de vouloir descendre sur terre et répandre mon propre sang pour les racheter, combien plus devez-vous travailler les uns pour les autres afin de ne pas laisser perdre de si belles créatures.
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Si je t'ai montré cette âme, c'est pour te rendre plus ardente à procurer le salut de tous et pour que tu entraînes les autres à cette œuvre selon la grâce qui te sera donnée. » Et Catherine dit au bienheureux Raymond de Capoue, dominicain comme elle : « Ô père, si vous aviez vu la beauté de l'âme raisonnable, je ne doute pas que pour le salut d'une seule âme, vous ne soyez prêt à subir cent fois la mort corporelle, si c'était possible. Rien dans ce monde sensible n'est comparable à cette beauté. »
Je crois qu'il faut que nous cherchions à donner à une élite (qui commence à se réveiller) une grande doctrine mystique capable de chasser tous les désespoirs, en faisant ressortir chez nos contemporains la beauté, la dignité de l'homme créé par Dieu et racheté par le Christ. Ceci n'est pas tellement courant ; on observe que dans le discours officiel de l'Église moderne, on prêche un optimisme qui ne prend pas le mal au sérieux, parce qu'il ne se fonde pas sur une métaphysique de véritable grandeur. Les modernes pensent -- finalement, c'est du « rousseauisme » -- que nous sommes tous bons par nature ; à force de bonne volonté, surtout si l'État socialiste nous aide par des lois, on finira par faire une humanité bien astiquée, bien reluisante, où tout le monde s'aimera beaucoup. Et ça, c'est de la bêtise ; vous le savez aussi bien que moi : c'est de l'escroquerie ; il est impossible de parler comme ça.
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Au contraire, nous pensons que le mal existe, que le démon travaille ; si nous sommes obligés parfois, au monastère, de faire des exorcismes sur des possédés qu'on nous amène, c'est parce que le démon est déchaîné, parce que le mal existe. L'humanité est au bord du gouffre. Je ne suis pas du tout optimiste sur la marche de l'humanité, croyez-moi.
Mais attention, nous sommes beaucoup plus forts que nous ne le croyons, et notre civilisation chrétienne, depuis deux mille ans, repose sur des fondements de certitude, de joie et d'espérance. Et cela me semble déjà présent dans la théologie de l'image. Parce que la perfection n'est pas à chercher en dehors de nous : elle est à chercher en nous et nous pourrons la trouver -- ce sera le troisième point, ou, si vous voulez, le troisième secret de saint Bernard : la recherche du Dieu intérieur.
La vie intérieure n'est pas une introspection. Elle n'est pas une auto-analyse, ni une recherche des ressorts psychologiques qui nous font agir. Laissons la psychanalyse et essayons de voir le Dieu intérieur, mystérieux sans doute, mais *présence objective,* existant indépendamment de ce que nous en saisissons nous-mêmes. Dieu, Réalité sublime, est venu en notre âme au baptême. Par la grâce du sacrement, l'âme est devenue le temple de la Sainte Trinité, elle est habitée par les trois personnes divines. Est-ce que nous y pensons suffisamment ? Cela fonde la vie intérieure et les ascensions mystiques, parce que nous trouvons à ce moment-là l'image de Dieu reflétée en nous, qui commence à vivre et qui cherche la ressemblance.
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Et voilà le courant rétabli. La recherche du Dieu intérieur par l'oraison, par la prière, par le silence de la cellule, consiste à permettre à cette image divine inscrite au plus profond de nous-même de retrouver sa source malgré le poids de notre inertie, un peu à la façon d'une tornade qui soulève les lourds océans jusqu'au ciel. Voilà ce qui nous est proposé si nous écoutons les trois secrets de saint Bernard.
Disons pour finir que c'est cela que nous essayons modestement de réaliser au monastère. On s'y exerce la vie entière, car c'est la seule chose intéressante au monde. S'il est vrai que la civilisation s'est formée par les premiers moines, qui furent les successeurs des martyrs, aux temps de l'Église primitive, s'il est vrai que la civilisation est née de cette contemplation admirative du Dieu intérieur qui a imprimé en nous son image, et d'un amour passionné pour le Seigneur Jésus et pour nos frères, je pense que nous pourrons, à notre faible mesure mais avec vous et beaucoup d'autres, contribuer à reconstruire une civilisation digne de ce nom.
Fr. Gérard OSB.
Abbé
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## Le théâtre à Paris
### Début de la saison
par Jacques Cardier
L'Atelier, l'Athénée, la Comédie des Champs-Élysées, la Porte Saint-Martin, noms de théâtres illustres souvent depuis plus d'un siècle, où se sont succédé de grands acteurs, de grandes œuvres. Cela m'intimiderait, il me semble, si j'étais de l'autre côté de la rampe. Je ne prendrais pas d'emblée mes caprices pour des intuitions géniales, et ce que me souffle la mode pour une révélation sacrée. Il me semble aussi que je respecterais mon public, en évitant de le faire rire par des moyens faciles et bas.
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Remarquez, il en est quelquefois ainsi, mais cela se remarque, alors que c'est une exigence toute naturelle. A l'Atelier, ces temps-ci Laurent Terzieff présente un *Richard II* que ses grands aînés ne siffleraient pas. Je ne suis pas sûr que la version française qui a été choisie soit la meilleure. Elle ne défigure pas la tragédie, cependant, qui est tragédie de l'usurpation. Nous n'y pensons pas, nous Français, par ignorance de l'histoire, mais avec les Capétiens nous avons une famille royale régulière, saine, bienfaisante. Quand on regarde l'Angleterre, ces séries de crimes royaux, ces familles qui font penser aux Atrides, le contraste est fabuleux. Et ils sont tout heureux de leur monarchie quand on nous a inculqué la haine de la nôtre, leçon que nous avons avalée avec plus de docilité que les Moscovites.
L'histoire que raconte Shakespeare est la déposition de Richard II par son cousin Bolingbroke. C'est l'origine lointaine de la guerre des Deux-Roses (York et Lancastre) où le pays s'enfonça pendant un bon tiers du XV^e^ siècle ; guerre qui fit couler en abondance le sang princier et le sang populaire. Shakespeare fait dramatiquement prédire ces malheurs par le vieil évêque de Carlisle, que joue noblement Raymond Hermantier. Il défend magnifiquement et raisonnablement le principe de la légitimité (le mot, comme on sait, n'apparaît qu'au XIX^e^ siècle. Faut-il que la chose disparaisse pour qu'on éprouve le besoin de la nommer ?). L'évêque, donc, rappelle que le roi est sacré. Il a reçu l'onction divine. On ne peut y toucher, malgré ses crimes. Dieu se chargera de punir son serviteur indigne, les hommes n'en ont pas le droit. Richard a fait pourtant assassiner son oncle Gloucester. Un des frères de la victime, Jean de Gand (ici, c'est Michel Etcheverry, haut fantôme habité par la grandeur), dès le début de la pièce parle comme parlera l'évêque ; le châtiment viendra, mais ne peut venir que de Dieu. Bafouer le principe qui donne sa cohésion et sa durée à la cité, c'est ouvrir la porte à la discorde et aux meurtres sans fin.
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Tout au long de cette tragédie, on retrouvera l'hésitation devant le geste sacrilège et la forfaiture. Bolingbroke lui-même recule ou feint au moins de reculer devant la conclusion. Il a vaincu son cousin, il veut tenir sa couronne de celui qu'il hait et qu'il a mis à bas. A la fin, on ne sait trop s'il le fait exécuter ou s'il est surpris quand Exton lui annonce qu'il a tué Richard. On pense à César qui pleure et se couvre de sa toge quand on lui apporte la tête de Pompée.
Laurent Terzieff, aidé par certains raccourcis d'une version modernisante (due à Romain Weingarten) donne au personnage du roi un lyrisme, parfois une dérision qui en soulignent la singularité. On penserait à Louis II de Bavière -- celui qu'Apollinaire, dans un de ses contes, nommé le roi-lune -- ou même au Caligula de Camus. C'est très séduisant, fascinant même. Le risque, avec ce romantisme de l'individu étranger à la société où il vit, est d'oublier le thème fondamental. Shakespeare ne voulait pas cela. Il montre bien son Richard conscient de son caractère sacré, *intouchable.* Voyez la scène où il cède les attributs royaux. Ou, pour dire mieux : la scène où il s'arrache le sceptre et la couronne.
Le spectacle brille d'un sombre éclat. Triste comme la grandeur, disait le Premier Consul (la phrase est citée par Barrès dans *L'Enquête aux pays du Levant* ([^12])*,* on l'a souvent reprise depuis). Après les acteurs que j'ai cités, il ne faut pas manquer de nommer Francis Lemaire (le duc d'York), Olivier Brunhes (Bolingbroke), Philippe Laudenbach (Northumberland) et Isabelle Thomas, qui joue la pauvre Isabelle de France.
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Les décors mouvants de Louis Bercut aménagent l'espace de façon très ingénieuse.
\*\*\*
Je ne chercherai pas de lien d'un spectacle à un autre. Et même, ayant fait ci-dessus allusion à *Caligula,* je n'en parlerai qu'à la fin. Il y a trop de distance entre les deux héros (et entre les deux pièces) pour les rapprocher. Je parlerai donc ici de la pièce que j'ai vue juste après *Richard II* et qui est Ornifle. La France étant peuplée de profonds penseurs, Anouilh est ouvertement dédaigné comme amuseur. Et qui pis est amuseur de droite. J'ai lu récemment un livre sur lui, écrit par sa fille, où cette tare si fâcheuse est minimisée autant qu'on a pu, mais cela ne suffit pas : les textes restent. Donc, Anouilh est mal vu des gens convenables. Ce n'est pas d'hier. Il n'y a que le public qui l'aime. Le public non prévenu, spontané, qui comprend d'ailleurs des gens très divers. Le soir où j'assistais à *Ornifle,* j'avais près de moi un cadre supérieur, comme on dit (sa conversation, peu discrète, révélait abondamment son état). Cet homme, qu'on aurait pu croire dressé par le snobisme général, eut ce mot à la fin du 1^er^ acte : « mais c'est chouette, ce truc ». Aujourd'hui, il ne faut pas en demander plus.
On dit volontiers qu'Ornifle est le *Dom Juan* d'Anouilh. Ne trichons pas. Il ne faut pas penser qu'il a cherché à rivaliser, à faire mieux que Molière (alors qu'il est vrai que Claudel, quand il écrit *Le Soulier de satin,* veut faire oublier, anéantir le *Cid* de ce Corneille qu'il détestait). Il n'y a pas dans *Ornifle* le défi et la tension tragique de *Dom Juan.* L'époque d'ailleurs ne le permettait pas. Les affaires de sexe, en 1955, avaient déjà perdu leur importance. Et puis, regardez le sous-titre : *Ornifle, ou le courant d'air.*
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Si l'on me poussait, j'irais jusqu'à dire qu'il y a une façon de jansénisme dans l'œuvre d'Anouilh. Une rigueur, une austérité naturelle, qui sont d'ailleurs compensées par la peur d'être dupe et la complaisance envers ses propres caprices. Il leur cède, mais il les juge (le contraire de Lucien de Rubempré qui, dit Balzac, « prenait ses remords pour des absolutions »). Comme c'est bien normal, les grandes œuvres d'Anouilh, *Bitos* ou *l'Hurluberlu* constituent son autobiographie rêvée. Non ce qu'il fut, mais ce qu'il a craint ou souhaité d'être.
Il faut encore rappeler qu'*Ornifle* est placé dans « les pièces grinçantes », et illustre au mieux un sentiment qui est au cœur de ce théâtre, le sentiment de la solitude de chacun. On rit beaucoup en écoutant la pièce, on sourit encore plus. Ce sourire et ce rire doivent être un peu crispés, si l'on ne fait pas de contresens. Et pour en finir avec les remarques générales, je note qu'ici l'amour, ses folies et ses tromperies, tient une bonne place, mais la médecine, l'incertitude de cette science et la frivolité de ses servants, y tient une place non moins grande. Si on se réfère à *Dom Juan* il faut aussi penser au *Malade imaginaire.*
Le personnage d'Ornifle est tenu par Jean-Claude Dreyfus, une vedette qui monte, dit-on. Non, il n'est pas mauvais, mais il est difficile de penser que le rôle lui convient (et lui-même a l'air d'hésiter à ce sujet). Pierre Brasseur devait y être étonnant, avec cette allure fanfaronne, plastronnante, qu'il avait si naturellement. C'est cela : J.-C. Dreyfus manque de prestance. Il se tient gauchement (au 1^er^ acte, surtout) dès qu'il est à la verticale. Or, il ne peut pas toujours se vautrer.
162:808
Curieusement, sa diction est imitée tout au long de celle de Sacha Guitry, sauf quand il se met à crier, au 3^e^ acte, sur son lit de malade, ce qui ne vaut pas mieux. Erreur de distribution. On le verrait mieux dans *Volpone.*
A côté de lui, heureusement, les autres rôles sont très bien servis. J'ai admiré Michèle Laroque (Mlle Supo) et Françoise Dorner (la Comtesse), et aussi Marie Pillet (Nénette). Ticky Holgado (Machetu) est très bon. Mais pourquoi prendre l'accent corse ? Machetu, on verrait cela plutôt auvergnat. Les médecins (Olivier Pajot et Étienne Draber) sont excellents dans le grotesque. Alain Fromager joue Fabrice (le jeune homme honneur). Rôle bien difficile et, comme toujours, les filles ont de la chance, celui de Marguerite est plus conforme à nos mœurs, à notre veulerie : Gwendoline Hamon s'en tire très bien. Reste Jacques Mathou, le père Dubaton, un jésuite. Le texte le montre onctueux, plein de souplesse, mais conscient de son importance sociale, et du respect dû à son sacerdoce. Il est en robe blanche. La scène nous montre un vicaire banlieusard, emprunté, mal fagoté, disant faux, et à plat-ventre. Cette dégringolade est significative. C'est la différence entre l'Église des années cinquante -- qui était loin d'être parfaite -- et celle d'aujourd'hui -- qui nous attriste.
La mise en scène de Patrice Leconte est correcte, mais la musique qu'il impose est bien inutile. Ce sont des habitudes de cinéma. Le décor est laid.
\*\*\*
Je suis allé voir *Volpone* (oui, rien que des reprises). *Volpone* est une farce. Le trait y est toujours gros, la mécanique très apparente, mais infaillible.
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Ce qui a plu à Jules Romains (adaptant le texte de Stefan Zweig qui s'inspirait lui-même de Ben Johnson), c'est la logique simplificatrice menant droit à l'absurde, comme dans *Knock* ou *Donogo-Tonka.* En somme, le canular. Et l'on rit bien. Plus que jamais, peut-être, puisque plus que jamais nous vivons dans le monde de l'argent. Tout est marchandise, et ce qui n'est pas marchandise est comme s'il n'existait pas. On ne sait comment le classer, le penser, puisque c'est incotable en Bourse.
Or, l'argent, c'est tout *Volpone* déjà. La scène est à Venise, ville du commerce par excellence. Volpone, est un richissime étranger. Il vient de Smyrne. Il s'amuse à jouer les mourants et à faire miroiter son héritage. Ils sont trois à le combler de cadeaux pour décrocher cette merveilleuse timbale : un notaire, un marchand, un usurier. Et comme on sait, la course sera gagnée par un quatrième, le parasite, l'intendant des plaisirs, Mosca. Pas de doute, nous sommes en plein dans la société actuelle. Il n'y a pas là un seul producteur. Nous n'avons affaire qu'à des gens du secteur tertiaire, et même du tertiaire marchand, si on met à part le capitaine Leone et le juge, les seuls personnages honnêtes de la pièce, les seuls qui ne soient pas uniquement préoccupés de plus-value.
Dans cette lutte entre intermédiaires, celui qui l'emporte est Mosca, qui est l'homme de la communication (pour parler exactement : l'entremetteur), des spectacles, de l'information. Nous dirions : l'homme des médias L'or finira chez lui.
La pièce est donc la farce du capitaliste. On se trouve tout naturellement du côté de Mosca, parce qu'il est quand même moins ignoble que Corvino, jaloux qui vend sa femme, ou que Corbaccio, déshéritant son fils. Mosca, ici, c'était Francis Perrin, sympathique, plaisant peut-être pas assez déchaîné comme il a su l'être en d'autres occasions.
164:808
Il ne faut pas oublier qu'avec *Volpone* nous sommes dans l'énorme. Ce n'est pas le moment de se brider. Volpone est joué par Guy Tréjean, de façon somptueuse. Un brin de méchanceté supplémentaire rendrait le tableau parfait. Corbaccio (Jacques Herlin) étourdissant et Corvino (Albert Delpy) mielleux et faux à souhait ne méritent qu'éloges. J'ai bien aimé la scène où le capitaine (Jacques Le Carpentier) seul honnête homme face à ces escrocs et tricheurs se fait huer, maudire et finalement condamner au pilori parce qu'il dit la vérité. Il y a là un moment où de la farce on s'élève à la grande comédie. Cécile Bois est charmante (Colomba) et Magali Renoire (Canina) aussi. Elle en rajoute un peu. Les courtisanes vénitiennes ont laissé la réputation d'être plus subtiles dans leurs mômeries.
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Quand je parlais au début de cet article des héritiers indignes, je pensais au *Misanthrope* que Christian Rist présente à l'Athénée-Louis Jouvet. Voilà un grand nom, de grands souvenirs, dont on aimerait qu'ils suscitent le respect et l'émulation. Christian Rist dirige « le studio classique » qui se propose, semble-t-il, une exploration de ces terres inconnues et sauvages que sont les œuvres de Corneille, de Molière, de Racine. Que peuvent-elles bien nous dire ? Voilà la question. La réponse dépend de la pièce, sans doute, mais nous oublions trop aisément qu'elle dépend du lecteur, du spectateur. Le chef-d'œuvre le plus assuré reste fermé pour un ignorant, pour un barbare. A qui est nourri de films aux héros musclés et de bandes dessinées, il est bien difficile de faire aimer *Bajazet* ou *les Femmes savantes.* L'école autrefois formait, plus ou moins bien, à l'appréciation de ces œuvres. Aujourd'hui, les enseignants, pour la plupart, en sont bien incapables, et leur troupeau renâcle.
165:808
Christian Rist a fait une grande découverte : c'est qu'Alceste doit faire rire, et que Molière le jouait ainsi. Sans doute, et c'est depuis Rousseau seulement que l'humeur chagrine du personnage a paru noble et exemplaire. Léautaud se voyait en Misanthrope, il ne pensait pas pour autant être un personnage ridicule. Je veux bien d'ailleurs que l'on revienne à l'interprétation première et que l'on joue la pièce dans le sens où Molière le voulait. Reste à s'entendre sur les moyens de faire rire d'Alceste. Ici, le premier procédé est de lui faire détacher les « morbleu » de son rôle comme si le mot en soi avait quelque chose d'extravagant (d'anachronique, peut-être ?). Et de lui faire prononcer « traîtresse », qui est également de son vocabulaire, comme dans un mélo tiré d'Eugène Sue. Cela faire rire en effet le jeune public ; tout à fait à contretemps. Car « morbleu » est le juron le plus courant, le mot qui passe le plus inaperçu, dans le vocabulaire de l'époque. Alceste est un homme toujours exaspéré, il lance ce mot pour se soulager, comme une cocotte-minute lâche ses jets de vapeur, pardon pour la comparaison. Et traîtresse, de même, fait partie du vocabulaire galant. Son emploi n'a rien de comique. Quant à le prononcer en roulant l'r, et en prenant une mine furibonde, c'est un moyen bien vulgaire d'attirer l'attention.
Faire rire des excès d'Alceste, ce n'est pas le caricaturer. Le personnage n'est pas grotesque. Ni agité, au sens psychiatrique du terme. J'ai vu aussi M. Simon Eine, à la Comédie-française, le jouer comme si l'on était sur le point de recourir à la camisole de force. Mais non. Alceste ne bave pas, ne vocifère pas. C'est un jeune homme trop raide, et qui attache de l'importance à des gestes, à des attitudes qui n'en ont pas vraiment.
166:808
Le sonnet d'Oronte ne mérite pas un cours sur la poétique. Par parenthèse, j'ai trouvé très bon qu'Alceste le chante, et sur l'air qu'il faut, celui de « la bonne aventure ô gué ». Je remarque avec cela que la chanson fait rire, soit que le public ait décidé que tout était comique chez Alceste (ce doit être cela), soit qu'il incline à la préciosité, et prenne le parti d'Oronte, qui est celui de Trissotin également.
Ces jeunes acteurs ont l'âge de leurs rôles, ce qui est bien agréable, et rare pour le *Misanthrope.* Mais ils n'ont pas appris à se tenir, à se déplacer. Ils ne savent que faire de leurs bras. Célimène est particulièrement gauche. Je ne nomme pas ces jeunes gens. Il ne faut nommer que les responsables : Christian Rist, assisté dans sa mise en scène de Tamar Sebok et de Michel Liard. La pièce est jouée en habits de ville. Pourquoi pas ? L'illusion théâtrale peut se passer des rhingraves et des perruques dont il est question dans le texte. Mais la robe pailletée de Célimène est plutôt faite pour le trottoir que pour le salon. Ce qui est plus grave, c'est que l'actrice donne une gifle à Alceste, puis qu'on voit Arsinoé la bousculer, la repousser, comme si les deux femmes allaient rouler à terre dans une bagarre de chiffonnières. C'est idiot. Autre jeu de scène saugrenu : les deux rivales s'agenouillent côte à côte pour se dire les perfidies que l'on sait.
Il semble bien que « le studio classique », avec beaucoup de prétention et de pédantisme, soit tout à fait incapable d'aborder une comédie comme le *Misanthrope.* L'habit est trop grand. Je me demande si on ne doit pas voir là un signe de l'infantilisation qui frappe notre temps.
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C'est Alceste en BD qu'on nous a montré. Il faut ça pour intéresser les lycéens ? Alors on ne les intéresse qu'à une parodie qui n'a guère de rapport avec ce que Molière dit.
\*\*\*
S'il n'est pas sûr du tout qu'Anouilh ait voulu reprendre le thème de *Dom Juan* avec son Ornifle, c'est en tout cas le dessein de M. Eric-Emmanuel Schmitt. *La nuit de Valognes* a pour sujet le jugement de Don Juan par six de ses anciennes conquêtes. Cela se passe dans un château de Normandie. Nous voyons arriver les « victimes ». Il ne leur reste que la haine, dit l'auteur. Après quoi il les montre toutes encore très amoureuses de leur bourreau, la plus passionnée étant, attention délicate, une religieuse. Cela permet de brocarder la vie monacale, la chasteté des couvents, et de multiplier les signes de croix en scène, ce qui est le grand trait à quoi on reconnaît aujourd'hui le progrès de la liberté d'esprit et de l'audace, et la preuve évidente qu'en France, il n'existe pas de censure. *Sic.*
Le jugement de Don Juan a été imaginé par la duchesse de Vaubricourt (la pièce est pleine de ces noms de vaudeville, il y a la comtesse de la Roche-Piquet, Hortense de Hauteclaire, qui vient de Barbey, et Angélique de Chiffreville). Cette duchesse a même fixé le châtiment : le bourreau des cœurs épousera Angélique. Il y sera bien forcé puisque notre juge aristocratique, puissante à la Cour, dispose d'une lettre de cachet. Comme on sait, avant 1789, la France était sans loi, et livrée au bon plaisir du despote. C'est du moins ce qu'on apprend à l'école, et l'auteur est un bon élève, puisqu'il est, nous dit-on, agrégé de philosophie. Je ne vous ai pas tout dit. La nouveauté, l'invention suprême de ce *Don Juan,* c'est qu'en fait le séducteur de tant de femmes était homosexuel.
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Il ne s'en doutait pas. Il séduisait et il haïssait ses conquêtes. Mais le chevalier de Chiffreville s'est trouvé sur sa route, et le coup de foudre a été réciproque. Le chevalier, victime de la réputation de Don Juan, désespère et décide de mourir. Duel, où il saisit l'épée de son adversaire pour s'en percer. Don Juan serait prêt à épouser la sœur, Angélique, chez qui il retrouve le regard de son aimé, mais les femmes, bien déçues, on le comprend, n'admettent pas la combinaison, et d'ailleurs renoncent au jugement, qui n'a plus de raison d'être.
Cette insanité est jouée par d'excellents acteurs. Micheline Presle (la duchesse) est charmante. Danièle Lebrun mêle comme le veut son rôle le ton de Mme de Merteuil à celui de Zazie, et réussit à amuser le public. Mathieu Carrère a de la prestance, mais un accent déplorable. André Gille est très bien en Sganarelle.
\*\*\*
Le gouvernement et les entreprises attendent la *reprise* économique qui tarde. Au théâtre, on a sinon la reprise (car ça ne va pas bien fort) au moins les reprises. Et quand on voit les nouveautés, on ne se plaint pas de retrouver des pièces connues.
Sans le vouloir, un certain ordre s'établit dans cet article décousu. Au roi-lune et au Don Juan (ou réputé tel) du début répondent à la fin un Don Juan, si raté soit-il, et un autre roi-lune, avec le *Caligula* de Camus. Camus avait la passion du théâtre ; il n'a pourtant pas écrit de très bonnes pièces. Nous parlerions peut-être autrement sans l'accident de 1960. Plusieurs indices montrent qu'une nouvelle étape commençait dans son œuvre. Il l'a dit lui-même. Il avait fini d'amortir le choc vertigineux qui l'avait envoyé tout jeune au premier rang. On ne peut que rêver et regretter.
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*Caligula* est une pièce fabriquée et confuse, mais la vie n'y manque pas et, je viens de le constater, elle s'écoute avec intérêt. Cette affirmation semble contredire ce que je viens d'écrire, mais c'est ainsi. Et un texte très daté, des démonstrations ostensibles n'empêchent pas qu'on entre dans le jeu. Évidemment, il y a un message, comme on disait alors, mais par grâce, il est brouillé. Que veut-on nous faire savoir ? Que les hommes meurent. On peut hausser les épaules, c'est une banalité qu'on ne peut regarder en face. Les hommes n'en reviennent pas. Ils fuient cette évidence de toutes les façons. Rares ceux qui découvrent la leçon terrible et refusent de l'oublier. C'est l'origine de bien des conversions, Regardez Rancé, mille autres. Et bien sûr, l'objection des imbéciles ne tient pas : ce n'est pas par peur que l'on va de cette découverte de la mort à la foi, c'est parce que cette foi donne un sens, explique l'énigme. Cet aspect de la pièce montre l'influence sur Camus de son professeur, Jean Grenier, excellent esprit (en particulier l'influence de ce beau livre : *Les Iles*)*.*
Caligula, lui, ne se convertit pas. Il décide que n'importe quoi est possible, il décide aussi de faire partager son expérience. C'est un prosélyte. Il faut comprendre ainsi ses extravagances, ses crimes : l'acte le plus insensé n'est pas plus insensé que la mort. En provoquant ses proches par des caprices odieux, Caligula veut donner le choc qui ouvrira les yeux sur l'horreur et l'absurdité du monde.
Où les choses se compliquent, c'est que cet être -- seul lucide dans un monde d'aveugles -- devient en même temps la figure même du despote, tuant, volant, violant. Il souille et il humilie. Pour provoquer le choc libérateur ? également par plaisir.
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Cela ôte beaucoup de poids à la leçon. Mais il fut compter avec un nouveau retournement. Ses victimes, ceux qu'il tue et qu'il déshonore, sont des patriciens qui supportent tout. Ils le supporteront pendant trois ans. Ils semblent bien mériter leur sort. Camus hait la tyrannie, mais il hait aussi ces riches, ces grands. Il les méprise. Helicon, l'esclave affranchi, est chargé de le leur dire, de nous le dire. Il est clair que, pour l'auteur, Helicon, fidèle exécutant des volontés de l'empereur, n'est pas du tout un personnage vil. Caligula serait donc justifié ? non. Camus ne veut pas oublier la dignité humaine.
De ce fait la leçon de la pièce, le message, n'est (heureusement) pas simple. Y voir une variation sur le thème brechtien de la bête immonde et de sa fécondité, c'est un peu court, et c'est faux. Il semble bien que ce soit la forte (et simplette) pensée qui ordonne la mise en scène de Jacques Rosny. A la fin de la pièce, le personnage de Camus, percé de coups, trouve la force de dire « Je suis encore vivant » (ce qui nous ramène au thème fondamental de la mort). Au Théâtre 14, la voix de Caligula semble sortir des enfers, et prononce, j'ai bien entendu : « Je suis toujours vivant. » Ce qui donne un sens idéologique très clair : luttons contre le fascisme, unissons les forces démocratiques etc. La salle devrait se lever et chanter l'*Internationale,* puis voter une statue à Dzerjinski, comme la France du socialisme rêve de le faire.
Il faut encore parler d'un troisième élément. Ce tyran qui fait « de l'art dramatique », (acte III, scène 2) est beaucoup trop conscient pour être dément. Ses folies se moquent d'elles-mêmes : il se sait vaincu dans son défi à la réalité. Et cela suffit à rappeler que la pièce fut créée dans un lieu, et à un moment (1945, Saint-Germain des Prés) où la parodie semblait le fin du fin.
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*Orion le tueur,* les frères Jacques chantant l'Entrecôte, les chansons de Queneau, ces rapprochements ne sont pas faits pour diminuer Camus, mais pour rappeler une note fondamentale de ses jeunes années. Ici, la mise en scène et les costumes ne font que souligner ce côté parodique. Par exemple, la ridicule chemise de Caligula, à la fin. Les chapeaux mous de Cherea et des patriciens. Et leurs revolvers. Pourquoi faire tuer Caligula à coups de revolver, Seigneur ? Pour souligner *l'actualité* de la pièce. Et on doit bien avouer que l'extravagance est au sommet de l'État, le droit des gens bafoué, et des milliers condamnés à mort, ayant commis le crime d'avoir besoin d'une transfusion.
Ces revolvers font un effet comique. Dommage, la pièce mérite mieux. Elle contient de beaux cris, et sa boiterie d'œuvre de jeunesse tourne à l'ambiguïté, ajoutant à sa densité. Emmanuel Dechartre est à l'aise dans ce rôle tout de démesure. Il sait en marquer l'ironie, le cynisme, comme le déchirement angoissé et la solitude. Les autres aussi sont dans le ton juste, notamment Philippe Bouclet (Cherea), Jean-Paul Bazziconi (Helicon) et Pascale Roberts (Caesonia). Le décor est un atelier de sculpteur d'hier, encombré de plâtres antiques. Pourquoi pas ?
Jacques Cardier.
*-- *Atelier : *Richard II,* de Shakespeare.
-- Bouffes-Parisiens : *Ornifle,* d'Anouilh.
-- Porte Saint-Martin : *Volpone,* de J. Romains.
-- Athénée-Louis Jouvet : *Le Misanthrope,* de Molière.
-- Comédie des Champs-Élysées : *La Nuit de Valognes,* de Schmitt.
-- Théâtre 14 : *Caligula,* de Camus.
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## PHILOSOPHIE
### Science et connaissance
*La lecture du réel*
par Rémi Fontaine
« *Comment pouvez-vous précisément passer des données scientifiques à l'idée d'un être transcendant ?* »
La question est posée à Jean Guitton à propos de son fameux livre réalisé avec les frères Bogdanov *Dieu et la science.* Réponse évasive du philosophe : « *C'est un peu comme un avion qui roule sur le sol et qui à un moment décolle...* » (*La Croix* du 12 août)
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Ce que ne précise pas Guitton, c'est que l'avion -- pour reprendre sa métaphore -- ne peut vraiment décoller sans quitter totalement le terrain scientifique dans ce qu'on pourrait appeler à l'instar de Bachelard (mais dans un sens quasiment inverse) une « *rupture épistémologique* »*.* Il laisse entendre au contraire que la science serait autorisée à se prononcer sur l'existence de Dieu à partir de ses seuls moyens et mérites. Avec un concours philosophique certes, mais un concours si étroitement dépendant et mêlé qu'il paraît fondre à la fois science et philosophie dans le même mode de connaissance, les données de l'une fondant les inductions de l'autre.
Dans PRÉSENT du 27 juillet, Guy Rouvrais démontait justement cette prétention :
« *Il ne s'agit pas de mépriser le travail des scientifiques ou de négliger la science pour se réfugier dans un fidéisme destructeur. Au contraire : il convient de la reconnaître souveraine dans son ordre. Elle a pour objet de constater des faits et de les relier entre eux par des lois. Elle peut remonter très loin la généalogie des causes secondes : elle n'arrivera jamais, de son propre mouvement, à la cause première. On y parvient par une autre voie, un autre mode de connaissance, philosophique, en rupture avec l'appréhension scientifique qui, elle, reste dans la sphère du sensible.* »
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Les principes de la connaissance scientifique
Quels sont en effet les trois grands principes sur lesquels repose l'attitude scientifique, la privant délibérément de toute quête métaphysique ([^13]) ?
1\) *Le déterminisme :* « *principe absolu des sciences expérimentales* » (Claude Bernard). Principe méthodologique, opératoire plus qu'ontologique, même s'il possède un certain fondement dans les choses ([^14]). Rien ne peut se produire dans le monde sans que des conditions nécessaires soient remplies : tout phénomène a une cause, les mêmes causes produisent toujours les mêmes effets. D'où le lien nécessaire, exclusif et réciproque entre deux phénomènes (relation antécédent-conséquent du type *si*... *alors...*)*.* Le déterminisme, c'est la loi nécessaire et universelle fondée sur l'enchaînement des phénomènes. « *Si un phénomène,* résume Claude Bernard, *se présentait dans une expérience avec une apparence tellement contradictoire, qu'il ne se rattachât pas d'une manière nécessaire à des conditions d'existence déterminée, la raison devrait repousser le fait comme un fait non scientifique.* »
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2\) *Le relativisme.* Le savant ne cherche pas à atteindre l'absolu à la différence du métaphysicien. Sa science demeure spécialisée, particulière, relative. Contrairement à la philosophie qui se veut une connaissance plénière, générale. Une recherche au-delà des causes propres de la science qui, elles, se cantonnent à des aspects divers et superficiels de la réalité. Le scientifique cherche seulement (selon une méthode propre qui dépend de l'objet de sa science) à établir entre les phénomènes (physico-chimiques, biologiques...) des relations constantes, mathématiques. « *Exister, c'est dépendre* »*,* disait Alain. Toute connaissance est relative à d'autres connaissances parce que tous les phénomènes de la nature sont reliés les uns aux autres : « *La science est un système de relations* » (Poincaré).
3\) *Le matérialisme.* Le savant donne des phénomènes des explications « positives » sans faire intervenir ni principe ni cause profonde des choses (comme dans l'induction philosophique) au-delà de l'expérience sensible, des liaisons phénoménales : « *Tout est extérieur à tout : il n'y a point d'intérieur dans les choses* » (mécanisme).
Les affirmations provocantes des positivistes ou des scientistes du XIX^e^ siècle « interdisant à Dieu l'entrée de leur laboratoire » ou dédaignant « l'hypothèse Dieu », au-delà d'un dérisoire athéisme militant, ne faisaient que rendre compte de l'incapacité chronique de la science à nous parler du spirituel, de la nature profonde des choses, des causes premières et des fins dernières.
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Rien de surprenant à ce que tel biologiste nous assure qu'il n'a pas « trouvé l'âme au bout de son scalpel ». Incroyant ou pas, sa méthode l'y condamne. On ne donne que ce qu'on peut. Ce n'est pas en étudiant au microscope le *conditionnement* matériel du vivant, sa texture, son agencement, son *comment,* qu'on peut découvrir son *principe* et sa *fin...*
Les tendances mathématiques de la science
On ne s'étonne pas non plus que les mathématiques, modèle de science formelle et modèle de la connaissance scientifique, fournissent au savant « *la seule langue qu'il puisse parler* »*,* pour reprendre l'expression de Poincaré. Connaître, c'est alors mesurer. La rationalité que la connaissance scientifique recherche à travers ses principes se trouve au plus haut point dans les mathématiques grâce au caractère strictement mesurable de leur objet (être matériel sous l'aspect quantitatif, abstraction faite de ses propriétés sensibles, c'est-à-dire quantité « intelligible » possédant une perfection rationnelle) et à la certitude et la rigueur de leur méthode (démonstration hypothético-déductive).
La méthode scientifique s'est constituée en application du modèle mathématique. Cette tendance explique du reste les principes de la connaissance scientifique ou vice versa. Les sciences modernes ont préféré se mathématiser, s'adosser au deuxième degré d'abstraction (l'abstraction mathématique), plutôt qu'au troisième degré (l'abstraction métaphysique). Privilégier la vérité formelle (validité du système, cohérence interne) et donc la méthode plutôt que la vérité matérielle de ses propositions.
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Aussi le scientifique cherche-t-il toujours à déterminer quantitativement son objet, en substituant des déterminations mesurables quantitativement à des données qualitatives. D'où le rôle de la mesure dans la constitution de la science expérimentale, l'élaboration des lois comme relations invariables de succession et de similitude, l'explication des lois elles-mêmes dans le cadre de théories liées aux mathématiques et plus soucieuses de cohérence que de conformité au réel... Ainsi la formalisation croissante des sciences selon un processus calqué sur les mathématiques...
Cette intervention -- voire cette ingérence -- des mathématiques, si caractéristique de la science moderne depuis la révolution galiléenne, fait en quelque sorte toute la force et la faiblesse, la grandeur et la servitude de la connaissance scientifique. Car, malgré sa séduction et ses potentialités, le deuxième degré d'abstraction enferme plus qu'il ne libère, incapable de l'ouverture et de la relation qui unit le premier et le troisième, qui va des choses à Dieu...
La critique philosophique de la science
Les caractères, les principes et les tendances de la science la condamnent toujours à laisser échapper quelque aspect essentiel du réel.
La connaissance scientifique suppose en effet un appauvrissement délibéré de la réalité dont on ne retient que les déterminations quantitatives, observables et mesurables.
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Avec une indifférence prodigieuse à tout le reste, à la nature des choses, à la richesse de l'être non quantifiable...
Mais cette nécessité, cette « intelligibilité » mathématique, que la science cherche à découvrir dans les choses ainsi dépouillées est à la fois artificielle et insuffisante :
-- *Insuffisante :* parce qu'elle nous fait seulement connaître le « *comment* » et non le « *pourquoi* » des phénomènes, dans une lecture extrinsèque du réel par mensuration, dépendante de l'instrument et liée à la quantité divisible (abstraction mathématique). Elle ne satisfait pas toute notre curiosité intellectuelle ([^15]).
-- *Artificielle :* parce qu'elle répond à une exigence de notre pensée (esprit scientifique qui suppose le primat donné à la méthode) plutôt qu'à la nature profonde des choses.
Elle implique toujours un prisme, des lunettes au travers desquelles nous voyons les choses. Nous ne pouvons savoir ce que sont les choses indépendamment de la manière dont nous les voyons à travers l'abstraction « oblique », plutôt séparatrice, des mathématiques : c'est, pour parler comme Kant, une *réalité-pour-nous* (« phénoménale ») et non une *réalité-en-soi* (« nouménale »).
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Valeur de la science
La science n'en est pas moins un mode de connaissance particulier tout à fait légitime dans son ordre : « *Ou bien la science ne permet pas de prévoir, et alors elle est sans valeur comme règle d'action ; ou bien elle permet de prévoir d'une façon plus ou moins imparfaite et elle n'est pas sans valeur comme moyen de connaissance.* »
Elle donne une certaine intelligibilité ou plutôt une certaine rationalité liée au deuxième degré d'abstraction. C'est une saisie du monde sous l'aspect par lequel il se prête le mieux à notre action à travers les catégories de la quantité et de la relation. D'où la subordination des sciences au modèle mathématique. D'où le caractère fécond et fructueux des résultats scientifiques (plus certains et rigoureux qu'en philosophie par exemple si la certitude se prend du côté de la méthode davantage que de l'objet), immédiatement applicable à la technique (intelligence pratique).
Deux réalités
Autant de raisons qui font de la réalité scientifique une espèce différente de la réalité au sens où l'entend le philosophe (réaliste) ([^16]). Même si les deux concepts conservent forcément un fondement et un lien communs.
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Mais enfin, déchiffrer le livre de la nature avec les signes mathématiques implique une construction qu'ignore l'appréhension philosophique nécessairement docile dans sa rencontre de l'être. L'objet scientifique est toujours construit. La science est par essence un travail, une production qui se donne des objets « *idéaux* »*.* Elle n'est pas une perception « *vraie* »*,* reconnaît l'épistémologue moderne :
« *C'est seulement dans la mesure où les faits sont formulables dans son propre langage que la science se donne pour tâche d'en rendre compte. C'est par là qu'on peut dire que les faits qui constituent le domaine objectif de base d'un problème scientifique sont toujours des idéalités* » (Michel Fichant).
Et l'on aperçoit l'analogie qu'on peut faire entre mode de connaissance scientifique et mode de connaissance artistique dans leur rapport actif au réel : une activité transitive, reconstruisant le réel selon un langage et une vérité propres (objectifs dans un cas, subjectifs dans l'autre). Analogie également entre la connaissance scientifique et la théorie d'un certain idéalisme qui, précisément, s'est inspiré de la nouvelle science galiléenne pour faire carrière. La philosophie devenant ainsi la servante -- sinon la copieuse -- de la science qu'elle entendait fonder ou justifier, s'aliénant totalement en une connaissance constructive sur le modèle mathématique.
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C'est la chimère idéaliste qui prétend construire ou déduire le monde à partir d'idées innées (Descartes) ou par l'application de catégories à l'expérience sensible (Kant).
La science moderne n'en est pas moins apparemment *factice* au sens cartésien du terme, c'est-à-dire fabriquée ou construite par l'esprit (indépendamment de la nuance usuelle de faux ou arbitraire). Même si cette reconstruction de la réalité selon des principes mathématiques renvoie fatalement à un ordre des choses, à une intelligibilité du monde.
Le réel (scientifique), déclare Mouy, c'est « *le contenu de la représentation qu'élabore l'esprit dans son effort pour comprendre* »*.* Entendez : si la matière est donnée par les choses, sa forme est donnée (du moins en partie) par l'esprit ([^17]). Une présentation qui n'est pas sans évoquer l'épistémologie d'un Descartes ou d'un Kant. Mais là où cette présentation demeure grossièrement recevable en raison d'un mode de connaissance particulier avec ses principes et ses présupposés propres (qui ne la relient et subordonnent pas moins d'une certaine façon au réel), elle devient totalement inepte en philosophie qui, se privant de sa seule source féconde -- l'expérience sensible externe très différente de l'expérience scientifique --, se dévoie en logomachie monstrueusement coupée du réel.
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Divorçant irréversiblement avec l'être, là où la science ne prétendait, par abstraction singulière, qu'à une sorte de « séparation des corps », mais sans rompre le « lien conjugal » qui existe entre raison et réalité...
Et l'on voit aussi le danger qu'il y a de confondre les deux réalités (la « concrète » et la scientifique), comme le fait notamment Jean Guitton dans son livre *Dieu et la science.* Car la science ne dit jamais l'être adéquatement. Et confondre l'idée (fût-elle scientifique) avec le réel, c'est-à-dire *ce par quoi* je connais avec *ce que* je connais, n'est-ce pas justement le premier péché de l'idéalisme ?
Le scientifique et le philosophe
Que *l'* « *expérience* » et le « *réel* » scientifiques soient fondés dans leur ordre, cela ne fait pas discussion. Encore ne faudrait-il pas les prendre pour l'expérience et le réel philosophiques. Pas plus qu'il ne faudrait prendre la science pour toute l'activité théorétique ou cognitive de l'homme ou du moins sa plus belle part, le seul savoir rationnel authentique : « *le point de vue de l'entendement* »*,* qui est celui de la science, n'est pas assurément « *le point de vue définitif de la connaissance des choses* » (Émile Boutroux). C'est le propre du scientisme que de prétendre avoir le monopole de la vraie connaissance, alors qu'on a vu les limites de cette connaissance particulière et limitée ([^18]).
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Le chemin qui va de l'expérience à Dieu ne passe pas par l'induction scientifique rivée par système aux phénomènes sensibles et aux causes secondes, mais par l'induction métaphysique qui implique une lecture intrinsèque du réel à partir du jugement d'existence, véritable toucher de l'intelligence. Pas besoin d'appareils ou de laboratoire ! Mais de sa seule intelligence (« lire à l'intérieur ») livrée à ses propres lumières. C'est l'exercice de la raison autonome à la recherche des causes suprêmes et des explications dernières des choses. A partir d'une interrogation qui se veut radicale, au-delà de la simple interrogation scientifique : -- *Comment ?* Car le propre de l'intelligence, c'est d'interroger et l'intelligence ne peut se satisfaire de la seule interrogation scientifique demeurant au niveau des phénomènes.
L'abstraction mathématique et par suite scientifique est réductrice, meurtrissante, si elle n'est pas dépassée par l'abstraction métaphysique qui éclaire la réalité profonde à la lumière de la finalité, c'est-à-dire qui permet à « l'avion de décoller »...
Sans prétendre ici développer les modalités de la démarche philosophique (qui autorise notamment à conclure par la métaphysique à l'existence d'un être transcendant, immatériel que nous appelons Dieu) retenons, pour terminer sous forme de métaphore comme nous avons commencé, que l'intelligence n'est pas faite pour le célibat !
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Toute connaissance vraie est un mariage entre l'intelligence et le réel. Disons un mariage de raison en science et un mariage d'amour en philosophie. Tandis que le scientifique se demande *comment* il va l'aimer (calcul), le philosophe se demande *pourquoi* (*fin*)*...* Aussi la science débouche-t-elle logiquement sur la technique alors que la (vraie) philosophie mène à la contemplation.
Rémi Fontaine.
185:808
## TEXTE
### Le génocide français
par Bernard Antony
*Ce grand article de Bernard Romain Marie Antony a paru dans ITINÉRAIRES en novembre 1980* (*numéro 247*)*. Je le redonne aujourd'hui intégralement, sans aucune modification. Il n'est que de le* (*re*)*lire onze ans plus tard pour comprendre pourquoi. -- J. M.*
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#### I. -- Les images d'une semaine en automne
*Lundi matin*
En Languedoc, c'était encore l'été. Je découvre l'automne à 8 h du matin entre la gare d'Austerlitz et celle de Lyon. A Toulouse, hier au soir, j'ai pris l'Occitan, le meilleur moyen encore pour être dans la matinée à Montargis où, depuis quelques mois, je me rends chaque semaine dans une usine qui ne se porte pas très bien.
Est-ce le gris du matin ? La population aussi est grise, triste, semble-t-il, et moutonnière.
Premier arrêt. Comme les autres fois, avant l'été, ils sont montés, une quinzaine, pour se rendre dans je ne sais quel centre « d'éducation » à Fontainebleau, envahissant le fond du wagon où je suis. Pas exactement agressifs mais turbulents, sans gêne ; pas du tout navrés de ce que les pauvres gens tristes soient obligés de se lever pour aller se serrer à l'avant ; sans rien dire, je leur ai fait comprendre, et ils sont compris, que pour ma part je ne bougerai pas.
Quelquefois, étonné, l'un ou l'autre me regarde les regarder. D'une certaine manière je dois constituer un public. Sans doute parlent-ils ou plutôt hurlent-ils leurs histoires un degré plus fort à cause de moi.
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Ils racontent les exploits de la veille et du samedi ; toujours les mêmes. A vrai dire, ils me fascinent. Quatorze, quinze ou seize ans ? Certains ont encore des visages d'enfants mais d'enfants déjà étrangement trempés dans la vie. L'un d'entre eux semble avoir une position de chef : celui à qui le petit, au coin de la fenêtre, un peu tassé, manifeste son approbation ; le petit qui a dû être élevé par des parents gentils et besogneux et dont les habits sentent encore le marché fait par la maman pour qu'il ait « ce qu'il faut ». Le petit qui sûrement doit s'appliquer pour avoir son C.A.P et puis après sa mobylette.
Mais en attendant, il lui faut tenir dans cet univers. Et il approuve le grand qui parle le plus fort. Parce qu'il vaut mieux, sans doute, essayer de se trouver un protecteur. Et le grand d'ailleurs a besoin d'admirateurs.
Le grand, lui, a la peau sombre. De quel pays, de quel continent, de quelle île procède-t-elle ? Difficile de deviner.
Il est habillé comme ceux qu'il a dû admirer au cinéma, style loubards d'Harlem s'efforçant déjà à prendre le genre gangster cossu costume rayé agressif, chaussures très cirées, chemise et foulard sans nul doute mûrement choisis, bagues et gourmettes, et la casquette perfectionnant le tout. A lui seul, toute une évocation de Chicago des années 30, de la prohibition, des incorruptibles d'Al Capone. Jamaïquain, Haïtien ? Décidons-le Jamaïquain.
188:808
Il parle un étrange langage, aux composantes diverses : ni le français ni l'argot savoureux des faubourgs d'autrefois, et quel accent ! Beaucoup de ces R qui, tournant sur le H aspiré et s'exprimant en un désagréable « rot » de gorge, indiquent bien l'influence maghrébine.
Pourtant, lui ne semble pas tellement un Africain du Nord. Mais qu'importe : tous, Arabes ou pas, Zoulous plus ou moins, Bambaras ou Chaouias, parlent de la même façon. Et même les deux ou trois à la peau plus claire qui ont bien dû apprendre chez eux un peu de portugais.
Et le petit Français du coin de la fenêtre s'évertue à s'exprimer lui aussi comme cela pour raconter l'exploit qu'il n'a pas commis la veille. Protecteur, le grand Jamaïquain l'a laissé parler le temps d'une longue cigarette.
Et les voilà tous qui racontent leurs histoires, en rajoutent, surenchérissent, enjolivent -- si l'on peut dire. J'écoute celle des flics à qui l'on a fait peur et qui n'ont pas osé entrer dans la zone et celle de la bande des Portugais qui a tabassé celle des « Rrrabeu » (Arabes ?), et les virées en bécane (motocyclette) pour aller « saigner les mecs qu'on aime pas ».
Tous bien sûr ils ont « pointé » un flic (poignardé ?) et puis, bien sûr, ils ont fait mieux que dans le film classé X avec les sœurs de Bouziane...
Peut-être, sans doute, espérons-le, exagèrent-ils ; mais ils évoquent, à leur façon, l'immensité de la banlieue, les hordes qui la peuplent, la drogue, la violence sans frein et la peur.
189:808
Fontainebleau. Les voilà descendus. Fontainebleau : vieux noie de France. Beauté des châteaux et des chaumières ; quelques chansons d'autres temps montent en moi. Elles disent de nos pères les prières, les joies et les peines, l'amour et la fuite du temps, le rossignol et le bon vin. Ces chants ne sont pas les leurs. Ils n'auront ce soir que leurs décibels en juke-box.
*10 h. -- L'usine près de Montargis*
La réunion du comité d'entreprise commence aussitôt. Autour de la table, de braves gens dans l'ensemble et qui savent bien que nous nous battons pour sauver cet établissement ; mais plutôt silencieux. Car les deux délégués des syndicats révolutionnaires sont là qui tiennent encore, pour un temps, le haut du pavé. Rien d'étonnant d'ailleurs lorsqu'on sait l'extraordinaire démission de la hiérarchie qui caractérise la gestion précédente de l'établissement. L'ambiance est lourde. Comment parler de communauté, de propriété du travail à des gens dont l'usine a changé quatre fois de mains en quatre ans, à qui l'on n'a jamais su dire la signification de leur travail ; ils ressentent qu'ils ne sont qu'une pièce dans un dispositif mécanique de production déshumanisée.
190:808
Microcosme d'une réalité plus vaste : d'un côté la seule loi du profit, le travail impersonnel, la monotonie ; de l'autre, la volonté de faire que tout aille plus mal, la haine habilement suscitée et entretenue, le nihilisme révolutionnaire.
*Mardi. -- 8 h.*
Autre mission. Versailles cette fois ! La gare St-Lazare. Dès l'entrée, une maison dite de loisirs. Elle n'ose pas encore s'appeler de la culture (cela viendra). D'immenses affiches lisibles de très loin annoncent les films pornographiques au menu. Des enfants qui vont à l'école s'arrêtent pour regarder...
*Mercredi. -- 15 h.*
De retour à Paris. Au Kremlin-Bicêtre pour visiter un local de travail. J'attends durant un quart d'heure. La rue est bruyante, grouillante. Mais quelle est cette foule ? Je n'y reconnais guère le peuple de France.
*Jeudi*
La joie du retour à Castres.
Mes filles me montrent leurs livres d'histoire. Étonné, j'appelle notre ami Jacques de Chambon, professeur au lycée Fermat de Toulouse.
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C'est encore pire dans les autres ouvrages me dit-il. Et de me lire quelques extraits de ceux que l'on voudrait qu'il utilise. J'apprends ainsi que le cas de Jeanne d'Arc (à qui l'on concède 8 lignes contre une page au Club Méditerranée) relève de la psychanalyse. Quant à Louis XIV, il est défini comme un roi qui se prenait pour Dieu. J'apprendrai donc l'histoire à mes filles. Mais qu'apprendront la plupart des petits enfants des écoles de France ?
*Vendredi soir*
Les voisins du dessous fêtent le centenaire de la grand-mère. Nous avons aperçu la famille dans les escaliers : de bonnes gens venus de la campagne voisine, des jeunes aussi, sans doute comme presque tous peu ou prou écologistes et occitanistes. Longtemps la maison a retenti du bruit lancinant du disco et de mélopées étranges. Nous n'avons pas entendu de chants, ni en français ni en langue d'oc...
*Samedi soir*
Dîner avec des médecins amis travaillant dans une clinique de la ville où bien sûr on travaille à sauver des vies, pas à tuer. J'apprends qu'à l'hôpital de la ville, au service de Mme Myriam Fraijmann, on procède certains jours jusqu'à quatre de ces « actes » que l'on appelle I.V.G.
192:808
Au train où vont les choses, en 10 ans, dans le seul avortoir de ce seul hôpital la France aura subi plus de pertes que dans la guerre d'Algérie...
I.V.G. : cela passe mieux qu'avortement. Quand on se contente de prononcer les trois lettres, cela donne même un petit piment technico-scientifique. Si l'on évoque « l'Interruption Volontaire de Grossesse », on passe alors dans un contexte plus psychosociologique avec arrière-plan de libération de la femme, d'affirmation adulte, de libre choix de sa destinée, etc.
Le mot d'avortement, lui, est à proscrire. Il ne tient aucun compte de l' « idée généreuse » qui le sous-tend. Il évoque sans complexe la réalité. Il est cru, brutal, réactionnaire, fasciste en un mot. Ceux qui l'emploient sont ceux qui appelant juif un juif et nègre un nègre relèvent de la loi Pleven.
Le proscrire et sanctionner ceux qui l'utilisent est urgent car son emploi menace la démocratie.
*Dimanche matin*
L'ancien évêché de Castres, son jardin dessiné par Le Nôtre : la mairie a pris une partie des bâtiments ; l'autre est occupée par le musée Goya. L'Agout, la rivière indolente qui traverse la ville, bordée par de très vieilles maisons, se précipite à ses pieds en une petite chute.
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De mon balcon, rive gauche, j'aperçois un peu cela ; un peu seulement, car il y a 20 ou 30 ans une municipalité que je ne qualifierai pas a laissé construire deux énormes « H.L.M ». Rive droite le XVII^e^ siècle, dans sa grâce, son harmonie, sa paix. Rive gauche : le XX^e^ siècle, pas à son avantage.
Trop rarement, je traverse le pont pour aller flâner dans le jardin ; je le fais ce matin, en compagnie de mes filles. Elles voulaient que je découvre les « choses » dont on a flanqué le perron d'accès au musée. Statues, sculptures, comment ose-t-on nommer ainsi ces difformités provocatrices qui ne sont là que pour souiller, pour injurier. Témoignage d'une époque qui, incapable de créer, se réfugie dans la grimace.
Nous avons poursuivi la promenade. Sur la place nationale « rebaptisée » (si l'on peut dire) Jean Jaurès, la lourde silhouette de la statue du personnage devient presque acceptable. Le ciel est bleu. Des fatmas passent là, des hommes souvent enturbannés parlent en gesticulant ou vous dévisagent dans une semi-torpeur. En semaine, ils sont là aussi mais les passants d'origine française sont encore nombreux. Le dimanche matin, le tableau est plus homogène ; quelques indigènes sortent de la célébration eucharistique (ou de la synaxe comme ils disent) et passent rapidement ; sans doute un peu confus : la cathédrale au centre ville n'a pas encore été transformée en mosquée.
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Nous retraversons la rivière pour aller vers le Mail, long et ombragé. Mes filles jettent un coup d'œil, heureusement distrait, sur les affiches du Palmarium où on les a quelquefois amenées voir Alice, Blanche Neige ou Peter Pan lors des séances scolaires. Mais, j'y pense, sans en enlever les affiches ordinaires comme celles du jour où, sous un titre que je ne puis réécrire, l'on promet des « scènes d'un réalisme brutal, une sexualité moderne, pleine de perversion et de violence ». Je l'avoue, cela ne me déplaît point de voir ainsi ingénument (où se glisse l'ingénuité...) associée la notion de « moderne » avec celle de « perversion » et de « violence ». A moins qu'ils n'apprécient ce type de sexualité, ce qui après tout n'est pas impossible, voilà une jolie pierre dans le jardin des adversaires du Syllabus !
Non loin de là, au kiosque à journaux rempli de revues présentant un vaste choix d'études sur le même sujet, je me risque à demander *Rivarol, Monde & Vie* et *Aspects de la France.* Va-t-on me prendre pour un anormal ? Pour un original, cela ne fait pas de doute, mais la vendeuse est compréhensive. Elle croit avoir *Aspects.* Las, ce n'est que *Jours de France.* « Mon pays me fait mal... » Car le mal qui l'assaille semble, chaque jour, s'étendre plus inexorablement. Ce mal, c'est LE GÉNOCIDE FRANÇAIS.
#### II. -- Cela s'appelle un génocide
Un génocide : « Quelle exagération ! », diront certains. « Que la situation ne soit guère brillante, d'accord ! Que l'on soit peut-être en décadence, c'est possible ;
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mais enfin, nous ne sommes, nous Français, ni dans la situation des Arméniens face aux Turcs, ni dans celle des Juifs face aux nazis, ni dans celle des Cambodgiens ou des Afghans. »
Certes ! Et pourtant, nous l'affirmons, c'est bien un véritable génocide qui frappe aujourd'hui la France et les Français. Et c'en est même la forme la plus élaborée, la plus achevée.
Dans l'esprit de la plupart, le terme de génocide évoque les scènes sanglantes de massacres collectifs, le fer et le feu ou l'anéantissement dans les camps de la mort. Mais ne nous y trompons pas, le massacre n'est qu'un des aspects du génocide, le plus violent, le plus radical sans doute. Mais le génocide est plus et autre chose que le massacre.
Et d'ailleurs, la nouveauté même du mot ne devrait-elle pas nous inviter à réfléchir sur la nature réelle de ce qu'il est. Car l'histoire bien sûr est riche en guerres inexpiables, en effroyables tueries collectives. Et nous savons bien que Satan, qui n'est pas inactif à notre époque, n'était pas non plus au chômage lorsque, par exemple, les hordes de Tamerlan ravageaient les immensités orientales et bâtissaient des villes avec des ossements ; et qu'alors, l'importance des destructions et des massacres ait pu conduire à l'extinction de peuples ou de nations ne semble pas douteux.
Mais ce qui distingue le génocide des grands massacres d'autrefois, c'est qu'il est pensé, travaillé, programmé. Et surtout il est « justifié ».
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Or, ni Attila ni Tamerlan ne cherchaient sans doute beaucoup de justifications. Le souci de la propagande leur était étranger et s'ils brisaient les corps, du moins se souciaient-ils fort peu de l'adhésion des cerveaux. Aussi leurs massacres demeurent-ils. entachés d'un archaïsme certain.
Certes, un peu d'idéologie aidant, et eu égard à leurs dons naturels, ils seraient devenus à n'en pas douter de grands « génocideurs ». Mais, sans idéologie, il n'est pas de génocide qui vaille...
Le génocide en effet est toujours mû par de grandes raisons.
Or, comme chacun sait, les hommes d'autrefois étaient trop primitifs, trop demeurés, trop aliénés ; insuffisamment adultes. Ils ne savaient pas la nécessité d'accélérer le cours de l'histoire et d'acheminer l'humanité vers sa libération...
Par contre, pensons à ce qu'auraient pu devenir les grands massacreurs antiques s'ils avaient pu, comme le révolutionnaire Carrier, se justifier en prononçant des phrases comme celle-ci :
« Nous ferons un cimetière de la France plutôt que de ne pas la régénérer à notre manière. » Ou si, comme Lénine, ils avaient eu l'occasion, en toute bonne conscience révolutionnaire, de dire calmement que s'il fallait exterminer les 9/10^e^ de la population russe pour imposer le communisme, il n'y avait pas à hésiter un seul instant.
Or aujourd'hui, d'une certaine façon, Carrier et Lénine eux-mêmes sont dépassés. Comme dit le bon peuple, « on n'arrête pas le progrès ».
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Car, pour faire disparaître une race, il n'est plus nécessaire de l'exterminer complètement. Diable merci, grâce au progrès de la biologie, de la génétique, de la psychologie, de la dynamique des groupes, des médias, l'on sait bien aujourd'hui qu'il y a des moyens moins violents mais autrement efficaces, plus adaptés à la conscience moderne, et même conformes à la déclaration universelle des droits de l'homme.
Oui, il y a mieux, plus propre, et plus intelligent que le fer de Tamerlan, l'eau de Carrier ou le feu de l'Armée rouge ; il y a plus radical... et plus économique.
Pour détruire un peuple, pour détruire une race, il n'est plus besoin de détruire les individus. Mieux vaut les changer, mieux vaut les transformer !
Et c'est bien ce que l'on a fait.
L'on nous a changés, l'on nous change la France et les Français.
Destruction effroyable, plus sûre et plus subtile, et qui ne provoque aucune indignation.
Et là réside l'explication de l'étonnement de nos contemporains lorsqu'on leur dit qu'un génocide les menace.
Ce génocide est en effet d'autant plus efficace qu'il s'attache d'abord à anéantir les centres mêmes de perception que l'on pourrait en avoir feutré, gradué, insidieux, multiforme, il se développe d'autant mieux que ceux-là mêmes qui en sont les artisans ne sont pas, pour la plupart, conscients de ce qu'ils font.
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Sans précédent dans l'histoire, sophistiqué au point que ce sont les Français eux-mêmes qui, sans le savoir, se suicident collectivement, il est LE GÉNOCIDE FRANÇAIS.
Une triple atteinte
Les raisons profondes de ce génocide ? Nous allons y venir. Le constater, en analyser les principaux aspects, voilà qui d'abord importe avant de remonter aux causes.
Car, si nous ne reconnaissons plus la France et les Français, c'est que ce sont toutes les composantes de leur être, spirituelles, intellectuelles et physiques qui ont été touchées.
*Le génocide spirituel : le détournement de Dieu*
Jésus-Christ : « un mec bien », « un mec qui m'aide à cheminer », « un copain avec qui je me serais entendu », « un gars sympa »... Voilà donc ce que disent les jeunes du Dieu fait homme, mort et ressuscité ; du moins d'après les innombrables publications des maisons de la dite bonne presse et éditions convexes. Voilà en réalité non pas ce qu'ils disent mais ce que l'on fait dire aux jeunes et même aux moins jeunes.
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« La Vierge Marie ; la première militante syndicale ! » C'est ce qu'en 1967, dans un stage de quinze jours dirigé par le Révérend Père Malescours, aumônier d'étudiants devenu peu après supérieur des Jésuites de Toulouse, on laissait dire avec ravissement à un syndicaliste C.F.D.T. de la S.N.C.F. de Tarbes. Laisser dire, faire dire, rassurer, appliquer pleinement la méthode rousseauiste « de l'éducation des enfants » ([^19]), voilà en réalité un des leviers essentiels de la praxis subversive utilisée par des hommes d'Église pour effectuer ce que nous appellerons un véritable détournement de Dieu ou plutôt de l'idée de Dieu.
Car croient-ils encore au Dieu du Credo, ceux qui ne sont mus que par une étrange volonté de puissance et qui, experts dans l'utilisation frauduleuse de certaines méthodes dites de dynamique des groupes, n'enseignent plus le catéchisme et falsifient l'Écriture ; et qui ont abandonné la messe pour la transformer en ces assemblées démocratiques où se manipulent à des fins révolutionnaires les cœurs et les cerveaux.
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Ont-ils encore le respect de l'Église ceux qui ne cessent d'en salir insidieusement le passé et qui, se parant avec ostentation d'une humilité qui ne les affecte guère, battent leur coulpe... sur le cœur de leurs prédécesseurs.
Et ainsi, lorsque de moins en moins nombreux, les petits Français vont encore au catéchisme, n'est-ce plus le catéchisme qui leur est enseigné. Au contraire, et sans bien sûr que soient très explicitement niés les dogmes catholiques, les prépare-t-on insidieusement, sans risque de rejet, à ingurgiter tous *les* poncifs du néo-arianisme qui triomphe avec le modernisme.
Ainsi, l'attachement aux droits de l'homme remplace l'observation de la loi naturelle, les variations démocratiques sur le bien et le mal se substituent au Décalogue intangible et, pour finir, le culte de l'homme qui se croit Dieu remplace celui du Dieu qui s'est fait homme.
Le génocide intellectuel :\
une fausse éducation, faussement nationale
Attaqué dans son âme, le petit Français l'est aussi nécessairement dans son esprit. Comment, en effet, pour ceux qui rêvent d'un monde débarrassé de Dieu, ne passe méfier de l'intelligence qui inéluctablement remonte toujours à sa cause. Aussi, de plus en plus, ce que l'on appelle l'éducation vise-t-elle à limiter l'exercice de cette intelligence au seul domaine de la technique.
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En particulier, toute connaissance vraie du passé risquerait-elle de faire découvrir à l'enfant combien la chrétienté, pour imparfaite qu'elle ait pu être, du fait des hommes, a été une grande et belle chose. Et le risque alors serait grand que l'enfant remonte des manifestations de la foi à la foi elle-même.
Aussi, notre dite éducation nationale ne peut-elle, dans sa logique, que faire du passé table rase. Elle ne *transmet* donc plus ; et par le fait même n'éduque plus. Car elle ne peut plus cultiver les vertus intellectuelles et morales qui furent celles des Français. Mais, à ces vertus, elle est bien incapable d'en opposer d'autres. Aussi la culture dont on nous rebat les oreilles n'est-elle qu'un ersatz dont les tenants ne produisent rien. Ne respectant plus le sol nourricier et les enseignements des prédécesseurs, ils ne croient plus ni aux lois d'ensemencement, ni à l'effort, ni à l'amour. Aux fruits de la contemplation, de la méditation, de l'ascèse, ils opposent la fausse valeur d'une pseudo-spontanéité créatrice.
Ils cherchent le plus à partir du moins et l'être à partir du néant.
Refusant les lois de gradation de l'espèce chères à Edgar Poe et toute loi en général, ils sont des barbares. Mais leur barbarie est la pire. Le barbare d'autrefois en effet, sans héritage et donc sans civilisation, n'ayant pas encore eu la grâce de la Révélation, était riche d'une nature en friche mais forte.
Et l'histoire prouve qu'il pouvait ainsi reconstruire et défendre ce que, ignorant, il détruisait la veille.
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Le barbare moderne, lui, se sait héritier, connaît les lois de vie et de mort des sociétés. Mais son héritage lui pèse, trop lourd à assumer.
Aussi, les barbares modernes qui détiennent le quasi-monopole de ladite éducation qui n'est pas nationale, sont-ils, consciemment ou non, les complices actifs du génocide.
De leur enseignement ils ont en effet banni ce qui est le plus important dans toute éducation, à savoir ce qui permet à l'enfant de situer sa destinée individuelle par rapport à celle des communautés familiales, provinciales, nationales, professionnelles dans lesquelles il s'épanouit.
N'apprenant plus leur histoire, ni leur langue, ne connaissant plus ni les prières ni les chansons de leurs pères, les Français, au fil des ans, sont-ils de moins en moins chrétiens et se sentent-ils de moins en moins français.
Et alors se vérifie une fois encore la parole de Chesterton : « Ôtez le surnaturel, il ne reste que ce qui n'est pas naturel. »
Faute de demeurer chrétien en effet, le naturel français s'efface jusque des choses les plus quotidiennes, les plus humbles, qui pourtant faisaient la beauté et le charme d'une civilisation.
Il y avait une façon française de vivre et de mourir, légère et grave à la fois, d'aimer et de rire, d'accueillir l'invité et l'ami et même de goûter ce merveilleux don de Dieu qu'est le bon vin.
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Or la vulgarité et la lourde tristesse de la société de consommation, peu à peu, submergent tout. Et les Français vont jusqu'à boire un médiocre liquide appelé « *vin en provenance de divers pays de la communauté européenne* » en attendant que, définitivement, M. Doumeng impose du vin sans raisin. Pauvres Français, de moins en moins français, qui hier prenaient le vin trafiqué pour du vrai et qui aujourd'hui prendraient le vrai pour du faux... Mais cela bien sûr n'est que la moindre des conséquences du processus.
*Et puis enfin : le génocide physique*
Que les Français soient de moins en moins chrétiens et se sentent de moins en moins français n'était pas suffisant. Les artisans du génocide savent bien qu'il est difficile de tuer définitivement l'âme d'un peuple s'il en demeure la racine charnelle.
Alors, de même que dans les camps de concentration communistes il est d'usage de miner alternativement la résistance physique des prisonniers pour anéantir la résistance spirituelle, puis leur résistance psychologique pour les affaiblir physiquement, le génocide s'exerce à la fois dans les ordres spirituel et intellectuel mais aussi dans l'ordre physique.
Atteindre l'esprit avant d'affaiblir le corps ; affaiblir les corps pour mieux en finir avec l'esprit, ainsi apparaît clairement la stratégie qui préside à sa mise en œuvre.
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Car, si la France était demeurée un pays catholique, comment aurait-elle toléré que l'esprit de jouissance l'emportât à ce point sur l'esprit de devoir et de sacrifice ?
Comment aurait-elle admis cette conception selon laquelle la loi ne doit avoir pour objet que le respect de la satisfaction la plus large possible des désirs des individus au détriment même de la survie de la communauté ; conception entraînant nécessairement l'affirmation du bien-fondé des trois facteurs essentiels du génocide : la généralisation de la contraception érigée en bienfait social, la pornographie, l'avortement (sans parler de l'euthanasie demain).
Les destructeurs savaient bien en effet qu'en s'attaquant au catéchisme on ouvrait la porte à tout cela et que, réciproquement, en légalisant et en normalisant l'avortement et la pornographie, on ne risquait guère de faire surgir des parents qui enverraient leurs enfants au catéchisme.
Enfin, si les Français étaient demeurés chrétiens, comment auraient-ils pu accepter l'incroyable détournement du sens de l'accueil et de l'hospitalité que constitue l'immigration ?
Car tout se tient et l'on s'exposerait à une inefficacité totale dans le combat pour la survie de la France si l'on ne voyait pas le lien évident entre tous ces facteurs.
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Oui, par la contraception, par l'avortement, par la pornographie, par l'immigration, la survie physique du peuple français est menacée. *Par la contraception* en faveur de laquelle s'exerce une propagande continuelle, odieuse : dès leur plus jeune âge, les enfants (rescapés de l'avortement) sont soumis à un incroyable apprentissage dans lequel ce qu'on ne peut décemment appeler l'amour est réduit aux techniques de le pratiquer sans « risque d'accident » comme on le dit et l'écrit dans presque toute la presse pour les jeunes et pour les femmes.
« Une maladie qui s'attrape facilement si l'on n'y prend garde », osait écrire, en parlant de la maternité, un atroce scribouilleur dans l'infâme canard fondé pour les jeunes par un chanteur heureusement avorté par électrocution, entre sa 1.500^e^ et sa 2.000^e^ semaine.
Et n'est-il pas incroyable de traiter comme des originales et bientôt comme des malades les femmes encore dignes de ce nom qui attendent des enfants ? Nous exagérons ? Observez plutôt l'ahurissant concert de quasi-condoléances qui accompagne l'annonce par une épouse de ce qu'elle attend un troisième ou un quatrième enfant (à cinq elle passe pour une dangereuse anormale et son mari pour un candidat à l'asile psychiatrique pour cause d'inadaptation majeure aux mœurs du temps). Et que dire du fait que la pilule est délivrée gratuitement à celles qui la prennent pour leur « sécurité personnelle » grâce à l'argent de celles et ceux qui en réprouvent l'usage.
206:808
Observons en outre que, sur le seul plan de la santé physique, son utilisation, dont on sait les dangers à court terme et dont on ignore les conséquences sans doute graves à long terme, ne fait pas l'objet de la moindre campagne de mise en garde. Si bien que le slogan « A bas le tabac, vive la pilule, ne buvez plus mais avortez si vous voulez ! » pourrait résumer les grandes impulsions que donna au ministère de la santé celle qui préside aujourd'hui le parlement européen !
-- *Par l'avortement* sur lequel bien sûr tout a été dit et écrit et qu'il ne faut plus appeler ainsi comme nous l'avons vu plus haut mais désigner du beau sigle libéral et avancé d'I.V G. ; ce qui nous convient : car l'I. V. G. demeurera bien dans l'histoire comme l'Institution de Valéry Giscard.
I.V.G. qui est bien l'acte criminel exprimant le plus fondamentalement le désir du barbare moderne de procéder à la radicale I. V. C., interruption volontaire de civilisation.
-- *Par la pornographie :* instrument parfait de domination des masses. Pornographie s'étalant partout, sur nos cinémas, dans tous nos kiosques à journaux, offerte aux regards des plus petits, des plus innocents ou s'exprimant plus insidieusement mais non moins dangereusement dans toute l'affreuse publicité qui sans cesse vise à « matraquer » l'inconscient de tout individu.
Pornographie visant à créer, développer, amplifier toujours plus une obsession sexuelle destinée non seulement à avilir, mais surtout à abêtir.
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Obsession qui, suffisamment répandue et entretenue, permet plus sûrement que le goulag de « tenir » une population.
Pornographie sans entrave, sommet de la liberté libéral-socialiste qui permet de massifier, de dépersonnaliser et de rendre les hommes d'autant plus esclaves qu'ils n'ont même plus conscience qu'on leur a retiré les autres libertés, les vraies, les bonnes.
Pornographie par laquelle la Suède a pu éviter de voir surgir un trop dangereux Soljénitsyne pour dénoncer son totalitarisme feutré mais non moins répugnant que celui des régimes communistes.
-- *Par l'immigration :* dont on nous dit qu'elle est nécessaire alors qu'elle est à la fois dangereuse, odieuse, inutile, économiquement et socialement mauvaise.
*Dangereuse,* car l'histoire nous enseigne ce qu'il advient des peuples qui ne sont plus capables de faire face à certaines tâches et les confient progressivement à des étrangers nombreux et inassimilables.
*Odieuse,* parce que doublement injurieuse pour les immigrés que l'on importe pour des tâches considérées comme dégradantes et pour ceux des Français qui sont réduits à faire encore de tels travaux...
*Inutile,* parce que loin de résoudre les difficultés des pays d'origine des immigrés, elle pousse ceux-ci à demeurer dans leur état de nations d'autant plus agressives contre l'Occident en général et la France en particulier qu'elles demeurent dans une dépendance économique certaine.
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*Économiquement et socialement mauvaise,* parce que l'importation de travailleurs étrangers acceptant de faire des travaux rebutants pour des salaires relativement faibles empêche le jeu normal et sain de l'adaptation de l'offre à la demande et permet de conserver d'une manière par trop figée les hiérarchies salariales définies dans les conventions collectives.
Ainsi, la France qui, renonçant à toute mission civilisatrice, a par réflexe égoïste tranché les liens qui l'unissaient à tant de peuples, importe depuis des années des millions de prolétaires oublieux de leurs traditions et auxquels elle ne peut plus offrir que son propre vide et son propre déracinement.
Alors ces immigrés qui, dans leur pays d'origine, auraient pu progressivement bénéficier de l'apport de nos valeurs, constituent en France de vastes masses occupant lentement les centres et les périphéries de nos villes, dévorant inexorablement ce monde qui les entoure, un monde qui, de toutes façons, n'est pas le leur.
*Et l'étranger, progressivement doté de tous les droits des Français mais sans en reconnaître les devoirs correspondants, absorbe la France.* Si bien que le peuple français, chaque jour plus réduit, plus peureux, n'offre plus alors la traditionnelle hospitalité due au visiteur, à l'exilé, à l'ami ; peuple français désormais peu soucieux de sa solidarité avec le harki, l'Africain qui lutte contre le communisme ou le catholique indochinois. Peuple qui ressemble de moins en moins au peuple de France.
209:808
Les Français de moins\
en moins des hommes
De moins en moins chrétiens, de moins en moins français, de moins en moins nombreux, nos contemporains deviennent par le fait même de moins en moins des hommes dignes de leurs vocations.
Car enfin, est-il encore un homme cet être qui ne se sait plus fils de Dieu, qui n'a plus de patrie et ne veut plus de famille, qui ne cesse de revendiquer ses droits mais a perdu conscience de ses devoirs ?
Le génocide, chaque jour un peu plus, produit cet être nouveau, sans mémoire et sans avenir, dépouillé de toute dimension surnaturelle et dépossédé de sa nature.
#### III. -- Ce génocide, pourquoi ?
Il convient bien sûr, lorsqu'il s'agit d'expliquer un phénomène étendu dans le temps et dans l'espace et qui touche à la fois au spirituel, au politique et au social, de se méfier des explications par trop simplistes qui ramènent tout à un seul facteur.
210:808
Aussi, la thèse d'un seul et immense complot mené de main de maître par un groupe d'hommes solidement unis et tirant diaboliquement les ficelles est-elle, nous le savons bien, un peu caricaturale. Mais l'affirmation contraire ne nous satisfait pas davantage selon laquelle ce que nous appelons le génocide ne serait en fait qu'une sorte de suicide collectif explicable par la lente dégénérescence d'une civilisation vieillie. Cette explication, nous l'avons vu, n'est pas à rejeter. Mais si la paresse, la sclérose, l'impiété, l'esprit de jouissance qui sous-tendent le nihilisme contemporain et produisent la barbarie moderne sont bien des éléments favorables expliquant l'incroyable facilité avec laquelle se développe le génocide, il convient d'observer qu'ils sont soigneusement entretenus et développés. Plus encore que des causes, ils sont donc des conséquences..
Que l'on invoque encore que le génocide a pour cause finale l'esprit du mal, la révolte satanique contre Dieu et la loi naturelle, cela est une évidence. Mais cela ne doit pas nous dispenser de rechercher les agents de ce mal.
Parce qu'enfin, si l'on entend ne pas rester inerte devant l'étendue du mal, il importe de se demander à qui le crime profite.
Nous observerons d'abord que le génocide peut rapporter et rapporter gros.
211:808
Car enfin, sans parler des honteuses spéculations faites autour de l'immigration et de l'avortement, la pilule, le porno, la mauvaise musique, la presse pourrie, les produits de bas niveaux, tout cela se vend et se vend même de mieux en mieux au fur et à mesure que leur diffusion abat les centres de résistance tant spirituels que matériels au laid et au faux.
Du capitalisme libéral au mondialisme
Aussi convient-il de dénoncer d'abord l'immoralisme du capitalisme libéral qui, sans frein, sans règle professionnelle, sans limite, permet de vendre n'importe quoi à n'importe qui.
C'est bien ce capitalisme libéral qui, depuis 1789, essayant de détruire dans notre pays les communautés naturelles et tous les corps intermédiaires, déracinant les individus, faisant de l'État son instrument, a trouvé en Amérique sa terre d'élection.
Il n'est pas étonnant de constater que le libéralisme joua sur le plan international le même jeu destructeur qu'il avait pu mener à l'intérieur de la nation. Comment expliquer autrement l'aide financière massive apportée à la révolution bolchevique par la banque américaine, comment comprendre la création et le soutien de tous les mouvements visant à nous chasser de nos terres d'outre-mer. Comment expliquer Yalta ? Business is business. Et, pour la ploutocratie américaine ou anglo-saxonne, juive ou protestante, quel rêve que celui de deux ou trois nations capitalistes au milieu d'un monde de nations prolétaires, gigantesque marché à la fois de fournisseurs et de consommateurs.
212:808
Car un marché, pour les grandes entreprises monopolistiques, quoi de mieux que de le régler à sa convenance, d'en contrôler tous les phénomènes. Et c'est alors que, comme toujours, le loup cherche à se couvrir de la dépouille de l'agneau, et l'impérialisme des oripeaux de l'idéologie. Ainsi, le capitaliste trouva-t-il avantageux de s'avancer masqué sous les traits du philanthrope mondialiste.
Alors, ayant soigneusement mis au point leur justification idéologique et pouvant l'entretenir grâce à une armée de journalistes mercenaires et d'intellectuels dévoyés, les maîtres du libéralisme économique continuent à *libérer :* c'est-à-dire à briser impitoyablement tout ce qui demeure du passé pour construire un « nouvel ordre économique mondial ».
Ne faut-il pas d'ailleurs prendre la peine de s'arrêter ici un instant pour observer combien le capitalisme a obéi lui aussi à la loi qui veut que, selon un phénomène pendulaire, désormais bien vérifié, l'exaltation démesurée de la liberté entraîne inéluctablement le passage à un régime de dictature.
Car, observons bien : dans un premier temps, au nom de la liberté, le libéralisme détruit tout ce qui lui paraît devoir entraver la liberté de l'individu. En France notamment avec la loi Le Chapelier et les décrets d'Allarde, il abattra toutes les institutions corporatives, puis il essayera d'empêcher toute tentative de réorganisation professionnelle et la naissance des associations de défense, de solidarité, de concertation.
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De fait, au nom d'une conception abstraite de la liberté, c'est tout l'édifice naturel des libertés qui est brisé. Le libéralisme n'a cure de cela. Avec Rousseau, il proclame qu'il ne doit y avoir de rapport que d'individu à individu et que l'État est le seul garant des pactes que ceux-ci établissent entre eux. Il ne doit y avoir que l'Individu d'un côté, l'État de l'autre.
Alors s'ouvre cette ère pendant laquelle on proclame la grandeur de la liberté d'entreprendre, de créer, de développer, de vendre ou d'acheter sans aucune autre limite que celle de la loi de l'offre et de la demande.
S'exerce donc la liberté du « renard libre dans le poulailler libre » et le faible alors, démuni de toute protection, ne peut que disparaître.
Aussi, dans un deuxième temps, la concurrence ayant éliminé la concurrence, le capitalisme devient-il ce pouvoir des grands monopoles ([^20]) qui visent alors à influencer suffisamment l'État pour organiser l'économie selon leurs vues.
Dans un troisième temps enfin, les visées de ces monopoles débordant le cadre des frontières, il faut faire sauter les vieux cadres nationaux, tout aussi contraignants, à l'échelon international, pour la santé des affaires, que l'étaient, sur le plan national, les institutions corporatives.
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Ainsi voit-on, depuis des années, le capitalisme libéral se transformer progressivement en *libéral-socialisme à visée mondialiste* et, bouclant alors la boucle de sa contradiction, empêchant pratiquement toute tentative d'entreprendre, tant individuelle que communautaire ou nationale, qui ne s'inscrirait pas dans ses visées planificatrices.
La volonté de puissance brutale, les idées de domination des hommes d'affaires de Wall Street rencontrent alors les utopies des idéalistes. Et le projet d'un marché mondial bien soumis pour les uns fusionne avec le rêve des autres d'une planète enfin unifiée.
Il ne restait plus aux politiciens qu'à se faire financer par les uns et à utiliser le vocabulaire des autres pour créer ce que l'on appelle le mondialisme.
Ce mondialisme, qui n'est donc pas, au sens strict, la philosophie sous-tendant le plus extraordinaire des complots de l'histoire, mais un état d'esprit entraînant la convergence d'un ensemble puissant de forces.
Là est la racine idéologique, politique, financière, du génocide perpétré contre la France et toutes les nations « prolétaires ».
215:808
Et s'éclairent mieux alors certaines menées américaines ne visant pas essentiellement à combattre le communisme mais à abattre, avant tout, les résistances nationales, afin de pouvoir réorganiser la planète, la diviser en quelques zones d'influence : américaine, russe et japonaise, sans considération de l'étiquette politique des régimes respectifs.
Nos dirigeants mondialistes pensaient qu'à terme, à force de négociations, de rencontres sportives ou culturelles diverses, le monde communiste finirait bien, lui aussi, par jouer le jeu et battre la mesure avec l'orchestre. L'on vit donc, jusqu'à ces derniers temps, les grands-prêtres du dollar et les apparatchiks du Kremlin faire finalement bon ménage ; les premiers finançant sans trop de répulsion les révolutions des seconds, pour briser tout ce qui demeurait, en Asie, en Afrique ou en Europe, de national, de chrétien et pour tout dire d'humain. Hélas, les Soviétiques, forts d'une doctrine qui pousse jusqu'à ses conséquences ultimes la logique des erreurs révolutionnaires, ne s'encombrant pas des jeux illusoires de la démocratie, forts de leur organisation et de la continuité de leur politique, entendent bien inverser le jeu prévu par les libéraux-socialistes. Car ceux-ci leur ont, conformément aux prévisions de Lénine, non seulement payé la corde pour les pendre mais encore la potence.
Or le génocide, qui affaiblit chaque jour un peu la France, ne la frappe pas seule. Sans nul doute, c'est chez nous qu'il a trouvé le plus de complices, conscients ou inconscients et le plus de soutien dans les responsables de notre destinée nationale.
216:808
Mais partout il laisse la voie libre au « communisme, horizon indépassable de l'esclavagisme moderne ».
Parce que c'est en France qu'il a atteint sa perfection, c'est là aussi qu'il doit être le plus vigoureusement dénoncé, combattu et finalement vaincu.
En France, fille aînée de l'Église, ce combat est, comme en Pologne, celui des forces de chrétienté.
Bernard Antony.
217:808
## NOTES CRITIQUES
### La thèse de Fumaroli
Marc Fumaroli\
*L'État culturel\
*(Éditions de Fallois)
Pour résumer la situation, on peut citer cette phrase : « Un ministre français de la Culture propose en modèle aux lycées français, et il subventionne, la « culture rap » importée des quartiers ensauvagés du Nouveau Monde. »
Constat exact. Cela suppose une éclipse et un mépris de l'esprit français. Exact aussi, et l'auteur le voit bien : « La France a perdu son naturel comme Peter Schiemihl avait perdu son ombre. Elle l'a perdu avec son nom. » Il est vrai qu'on parle plus volontiers d'*Hexagone,* comme si on voulait à tout prix évacuer le passé, la personne, l'esprit encore une fois, de notre pays. Cette entreprise de dénationalisation existe, diverses forces y contribuent. Elle favorise les influences les plus étrangères et les plus basses : le *rap* (musique) et les *tags* (barbouillages et graffiti) ne peuvent constituer une « culture » que pour des inconscients -- ou des saboteurs.
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Que la défaite de 40, l'humiliation qui s'est ensuivie, et une entreprise de culpabilisation et de reniement poursuivie sans relâche depuis soient la cause première de ce décervelage, c'est un fait peu niable.
Il a fallu ce doute sur soi-même, ce refus de l'héritage, pour qu'on en vienne à écouter sans rire un Jack Lang disant : « La France est encore un vaste désert culturel. » C'était en 1974. Sept ans plus tard, l'homme accédait à la direction de la culture, qu'il n'a pas quittée depuis. Je compte évidemment pour rien les deux ans de ministère de François Léotard, tout à fait incompétent, et visiblement fasciné par son prédécesseur.
L'action culturelle de Lang aboutit, on l'a dit, au *tag* et au *rap,* à l'exaltation des groupes « Zoulous » (qu'il est de bon ton d'orthographier *zulu,* pour montrer qu'on a oublié le français et sa phonétique). Mais elle se résumait, dès 1982, dans ce bulletin de victoire, lu par Lang à l'Assemblée nationale : « Reconnaissance des pratiques culturelles des jeunes, rock, B.D., jazz, photo, culture scientifique et technique, radio locale... » Et dans une vaste vision, l'homme ajoutait : « Culturelle, l'abolition de la peine de mort que vous avez décidée ! culturelle, la réduction du temps de travail ! culturel, le respect des pays du Tiers-Monde !... »
Les principes de l'action culturelle défendus par Lang sont cohérents : égalité de toutes les manifestations (le *rap* vaut Mozart, une exposition de boîtes de conserves vaut Delacroix ou Rubens etc.) ; nouveauté (ce qui est du jour est supérieur à ce qui est d'hier, vérité indéniable quand il s'agit d'œufs ou d'huîtres, mais principe désastreux en art) ; progressisme (ce qui est à gauche est culturel). On développe une culture de l'instant et de l'éphémère, ce qui est tout à fait original, et opposé à la tradition humaine dans son ensemble.
219:808
Un aspect qu'on passe sous silence : le côté marchand. On pousse les foules à envahir des musées où elles n'ont que faire, mais on les fait payer de plus en plus cher. Et le snobisme de masse (expression de J.-L. Curtis) aidant, cela marche. Un des moyens d'attirer les foules est d'ailleurs de proclamer sans cesse que Van Gogh ou Rembrandt valent des milliards. Le respect du veau d'or fait le reste. La culture est aussi une opération commerciale.
Jusque là, il faut suivre complètement Marc Fumaroli. Sa colère est légitime, ses reproches sont vrais. Il est vrai aussi que le désastre n'a pas commencé avec Lang. Déjà avec Malraux -- premier tenant du titre -- le livre et les bibliothèques sont négligés ; et déjà communistes et compagnons de route régnaient à peu près sans partage sur le ministère et dans les maisons de la culture.
Est-ce à dire que toute action de l'État soit funeste, et comporte une tentation totalitaire ? C'est la thèse de Marc Fumaroli, qui vante la III^e^ République et son incurie. Il exagère. La III^e^ a été nulle. L'état des bibliothèques était « une des pires hontes de notre pays », disait l'historien Marc Bloch, pourtant plein d'indulgence pour le régime. Les arts ont été encouragés tout de travers : il suffit de voir les statues de nos villes.
Je crois que Fumaroli a raison quand il dit : « Le passé (ce qui résiste à la passoire du temps) est libérateur et éducateur. » Mais à l'heure où le monde marchand domine l'art, où nos monuments sont mis au service du tourisme, où la puissance du monde anglophone pèse sur nos télévisions comme sur nos publications scientifiques, il est impossible de se passer d'une action de l'État au service de la langue française et des œuvres du passé national. Elles ont besoin de protection. Elles risqueraient de disparaître. Encore faut-il évidemment que cette action de l'État soit nationale : au service de la France.
Georges Laffly.
220:808
### Notules
Dans le « Bulletin de la SEB »...
La longue étude que j'ai eu l'honneur de réaliser sur le *Léon Bloy* de Maurice Bardèche m'a valu, dans le *Bulletin* (numéros 7-8 de janvier-avril 1990) *de la Société des Études Bloyennes,* le commentaire suivant dont le lecteur d'ITINÉRAIRES appréciera l'incomparable pertinence. Cette réclame était entièrement gratuite, comme tout ce qui paraît dans cette inestimable publication :
« *Bibliographie --* page 295 : Hervé de Saint-Méen « Autopsie du Mendiant ingrat » in *Itinéraires,* n° 337, novembre 1989. A la suite de cet important compte rendu du livre de Maurice Bardèche, le plus fouillé qui soit paru jusqu'ici, figure une note additive de 10 pages sur l'historique de la Société des Études Bloyennes, refait à sa manière par notre collègue (...). Outre qu'on se demande en quoi il peut intéresser les lecteurs de la sérieuse revue de Jean Madiran, on s'étonne que l'auteur ne se soit pas renseigné auprès des responsables de la Société à propos de faits qu'il ne peut qu'évoquer de manière inexacte, n'ayant pas jugé utile de prendre à bonne source les informations nécessaires. Il procède alors par interprétations personnelles -- interprétations systématiquement malveillantes --, sans jamais entrevoir le fond des problèmes en cause faute d'avoir procédé à une enquête véritable, donc impartiale. »
Ainsi le lecteur très sérieux du très sérieux *Bulletin de la Société des Études Bloyennes* ignorera toujours que ladite note additive *n'est pas* un historique de la Société, mais l'analyse d'un encart publié par ce *Bulletin* à l'encontre de Maurice Bardèche. Et que « l'historique » de la Société qui y figure est composé de citations du *Bulletin* lui-même.
221:808
Quant aux demandes d'explications auprès des responsables de la Société, voici la copie (je tiens la photocopie du manuscrit de l'original à la disposition de ceux qui m'en feraient la demande) de la réponse qui me fut adressée :
« De Saint-Malo le 28 mars 1988
Monsieur,
de retour chez moi après une absence de plusieurs jours je tiens à vous accuser réception de votre lettre. Croyez en mon sincère dévouement.
Yves Reulier. »
Ce fut tout ?... Oui ! ce fut tout !
Après bien des tractations je réussis à obtenir ce témoignage que l'on m'autorisa à publier à condition de n'en pas donner le nom de l'auteur (bien dommage...) :
« La protestation de Mlle Galperine, telle qu'elle est insérée dans le Bulletin n° 1 de la Société des Études Bloyennes m'a surpris par sa véhémence. Le secrétaire de cette société, interrogé, m'a fait savoir que cette protestation viserait Maurice Bardèche qui se propose d'écrire un livre sur Léon Bloy. -- La société aurait été pratiquement mise en demeure de publier ce « hors texte » pour ne pas se couper de la famille du Mendiant ingrat qui possède des inédits, dont une importante correspondance nécessaire aux chercheurs et aux exégètes. »
Quant à la famille Bloy, consternée de cette publication -- et des remous occasionnés -- j'ai raconté comment elle déniait toute paternité à ce factum qui se retrouvait ainsi orphelin de père et de mère... Il y avait bien quelqu'un qui mentait dans cette affaire, peut-être tout le monde. Il était urgent de secouer le cocotier et de venir à la rescousse du persécuté, en l'occurrence Maurice Bardèche, qui n'avait rien demandé, m'empressé-je d'ajouter.
222:808
On voit à quel point cette note dénature la portée et le contenu de mon texte... On y trouve un exemple de ces constructions vicieuses -- au double point de vue intellectuel et grammatical -- dont j'avais parlé, et dont on se demande si le flou en est volontaire ou inconscient. Il faut choisir entre la confusion mentale ou le travestissement de la pensée : « à propos de faits qu'il ne peut qu'évoquer de façon inexacte... ». On devrait lire, en bon français, « qu'il ne peut évoquer que de manière inexacte ». De plus, il n'est pas question de faits mais de *textes* qui sont puisés dans le *Bulletin* même et cités in extenso. Cette distraction, si c'en est une, étonne de la part d'universitaires aussi distingués et réprobateurs.
A la suite de cette publication, mais pas forcément par voie de conséquence, le nouveau président de la SEB offrait la qualité de membre d'honneur et le patronage des deuxièmes journées d'études bloyennes les vendredi 20 et samedi 21 avril 1990, aux Facultés Catholiques, 25, rue du Plat à Lyon à... Son Éminence le cardinal Albert Decourtray, archevêque de Lyon (texte du 28 mars 1990).
Ceci peut, je pense, « intéresser les lecteurs de la sérieuse revue de Jean Madiran ».
Tout cela, l'ignorera le lecteur du *Bulletin de la SEB* dont la lecture a hélas ! trop souvent de quoi décourager le plus héroïque des déchiffreurs. Dans cette grisaille resplendissent cependant -- il faut être juste -- deux textes donnés, et même abandonnés, par des écrivains de talent, Maurice Bardèche (page 90 du numéro 10-11 : *Léon Bloy ou l'héroïsme contre les évidences*) et Jean-Marie Paupert (p. 273, du numéro 10-11 : *Sur le Bloy de Bardèche*)*,* qui contrastent avec le reste de la production. Laquelle consiste essentiellement -- mais non exclusivement, il faut avoir le courage de le reconnaître -- sous prétexte de Léon Bloy -- à chanter les louanges du président de la SEB, à publier ses innombrables et interminables communications, conférences, études, notes, contre-notes, sur-notes, prières universelles (car cet homme est un inépuisable compositeur de prières universelles, où il fait parler les morts, toujours pour la revue, ce qui explique son attachement à la réforme liturgique conciliaire), et organisateur infatigable de périples universitaires de tourisme périgourdin et gastronomique.
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Je suis sûr d'avance que ces remarques, volontairement lénifiées, seront qualifiées, une fois de plus, de malveillantes, fausses, inexactes, infondées, dans une publication qui s'est fait comme une spécialité des nouvelles imparfaites et mal vérifiées. Dans *chaque* numéro, innombrables sont les addenda et errata, sur-addenda et sur-errata des errata, qui ne tiennent pas moins de 40, -- oui, *quarante* pages (172 à 212) dans le seul numéro 9 de juillet 1990. Vous pouvez vérifier. Il n'y a qu'à voir dans chaque numéro la correction de la liste des adhérents : un poisson-chat n'y retrouverait pas ses alevins ! Voilà quel est notre censeur !
Alexandre Vialatte citait un de ces admirables proverbes bantous qu'il collectionnait et inventait au besoin : « Ne monte pas au baobab si tu n'as rien sous ton pagne.
Et le *Léon Bloy* « *Choix de textes* »*,* de Maurice Bardèche ? Qu'en dire qui n'ait pas déjà été dit ici même ([^21]) ? Il y a eu d'autres « Morceaux choisis » de Léon Bloy. C'étaient des morceaux « choisis ». Choisis d'abord par Bloy, puis par ses amis, qui citaient des pages particulièrement réussies, des pages qu'ils préféraient, sur des sujets qu'ils préféraient, parfois pour des raisons personnelles. Maurice Bardèche a effectué un « choix de textes », ce qui est tout différent, des textes qui donnent une idée aussi précise que possible des différents aspects de la pensée de Léon Bloy et de son style. Une remarquable synthèse de l'homme à travers l'œuvre. Pour la première fois on peut avoir en 261 pages, joliment imprimées, avec un joli caractère, une vision panoramique de l'atmosphère Bloy, du climat Bloy, un des plus saisissants, des plus vertigineux, un des plus brillants et des plus provocants à la fois de l'histoire des lettres et de la pensée.
Hervé de Saint-Méen.
224:808
### Lectures et recensions
#### Y.-M. Salem-Carrière *Saint Vincent de Paul et l'islam *(DMM)
Dix ans avant la naissance de saint Vincent de Paul, la victoire maritime de Lépante, le 7 octobre 1571, a pour la première fois depuis longtemps brisé la poussée turque, éloigné le péril d'une submersion et d'une subversion de l'Europe par l'islam. Le 7 octobre, pour cela, nous fêtons Notre-Dame des Victoires, il est bon de le rappeler, à un moment où l'Église elle-même, rejoignant un chœur intéressé, chante la louange de la religion de Mahomet, et où il devient courant de parler de la tolérance des Turcs. Quand je parle de chœur intéressé, c'est en pensant au double sens du terme. Il est composé en effet de tous ceux qui célèbrent Mahomet pour affaiblir la religion du Christ, plus de tous ceux qui sont payés, et, indifférents au fond, sont séduits par l'éclat des pétro-dollars.
Saint Vincent de Paul, dont l'auteur doute qu'il ait été lui-même captif des Barbaresques, ce que je croyais assuré, eut deux buts : sauver le plus possible d'esclaves chrétiens, susciter une expédition libératrice. La première mission fut assurée tant bien que mal, grâce à des appuis comme celui de Mme d'Aiguillon, la seconde n'aboutit à rien.
Parmi les agents français qui s'entremettaient pour le rachat des chrétiens asservis, on compte le père Levacher qui finit attaché à la bouche d'un canon du dey. Il avait une rue à Alger, de notre temps.
L'auteur évoque aussi la figure héroïque et romanesque du chevalier Paul, un enfant de Marseille qui devint chevalier de Malte et mena la vie dure aux Turcs et aux pirates maghrébins. Mort, il voulut partager la fosse commune de ses matelots.
225:808
Dans une belle préface, Dom Gérard rappelle que ces temps ne sont pas révolus : les Arméniens, les Coptes, les Libanais savent à quoi s'en tenir sur la douceur et la tolérance mahométanes.
Georges Laffly.
#### Gabriel de Broglie *Guizot *(Perrin)
Après divers essais d'intérêt inégal, voici enfin, sur Guizot (1787-1874), une bonne biographie, fourmillante de détails et de citations (parfois inédites, l'auteur ayant eu accès aux archives familiales, du moins celles qu'Henriette, la fille bien-aimée, n'a pas supprimées).
Tenez ! prenons le fameux *Enrichissez-vous !* Il a bel et bien été prononcé à la Chambre des Députés le 1^er^ mars 1843, contrairement à ce que dit la prière d'insérer (et à sa suite M. Jean-Pierre Rioux dans *Le Monde*) et sans la précision « par le travail et par l'épargne », forgée plus tard, semble-t-il, par les défenseurs du chef de gouvernement le plus stable (plus dure fut la chute !) qu'ait connu la France au XIX^e^ siècle.
Conscient des qualités de son personnage, Gabriel de Broglie ne cache pas pour autant qu'il était beaucoup moins scrupuleux ou rigoureux que sa légende (ou son physique) ne le laisse croire. Il resta l'ami de l'escroc Libri (qui dévalisait les bibliothèques dont il était l'inspecteur général).
226:808
Il fut l'amant de la princesse de Lieven, espionne notoire de la Russie. Certes il remboursa le moment venu les dettes de son fils Guillaume que Napoléon III avait payées, mais en vendant un Murillo qu'il tenait du gouvernement espagnol...
Guizot a d'autres facettes. On oublie souvent qu'il fut un historien novateur, qu'à son contact Taine, puis Fustel de Coulanges sentirent naître leur vocation en ce domaine, que, plus proche de nous, Brasillach découvrit dans son cours *De la Civilisation en France* les poètes Saint Avit et Fortunat (*Bulletin ARB* n° 82, p. 3)...
On n'attend pas qu'un Broglie soit très assuré en matière religieuse. Celui-ci parle de la mort de l'*abbé* Lacordaire et nous dit que Guizot « approuva Mgr Dupanloup d'avoir soulevé (?) la question de l'infaillibilité pontificale au concile du Vatican, ce qui est une position surprenante pour un protestant » (ce qui eût été surprenant, c'est qu'il ait reproché à Dupanloup d'avoir voté contre le dogme de l'infaillibilité).
Guizot soutint en effet sous le Second Empire les menées des catholiques libéraux. Pourtant lui-même, au demeurant partisan du pouvoir temporel des papes et du développement de l'Église catholique, était l'ennemi des protestants libéraux, mais le mot prend ici un sens un peu différent : les protestants libéraux se plaçaient sur le terrain de la foi, où ils refusaient toute doctrine commune. Guizot parvint à imposer, au synode de 1872, l'Incarnation et la Résurrection (il renonça pour la Création, la Providence et le péché originel, auxquels il souscrivait personnellement) comme minimum commun, ce qui provoqua pendant une dizaine d'années une sorte de schisme dans l'Église réformée de France, les pasteurs libéraux ayant été exclus. L'un de ceux-ci, Colani, exprimait une position qui est celle des dirigeants de la catéchèse catholique d'aujourd'hui en France : « Ce ne sont pas les croyances, c'est la vie qui fait une Église. Vous mettez le christianisme dans certaines croyances, nous le mettons dans le cœur. » Guizot était plus catholique que nos catéchètes !
J.-Y Aymart.
227:808
#### Ricardo Paseyro *Poésies -- Poesias *(Le temps qu'il fait)
Né Urugayen et devenu français, Ricardo Paseyro a publié dans notre langue d'excellents essais dont une biographie de son beau-père, Jules Supervielle, et un livre passionné et lucide sur la fausse culture : *Éloge de l'analphabétisme.* Mais ses poèmes, il continue de les écrire en espagnol, tant il est convaincu, comme le disait Larbaud, qu'on ne peut être créateur dans deux langues (voir l'essai de Larbaud en tête de *Domaine français*)*.*
Il publie aujourd'hui une édition bilingue d'un choix de son œuvre, pour aider les infirmes de mon espèce, incapables de déchiffrer un texte espagnol. Les traductions françaises sont d'Armand Robin, de Mario Maurin et de l'auteur lui-même. A-t-il fait passer toute la poésie des textes originaux à leurs correspondants français ? Je laisse aux hispanisants le soin d'en décider. Il est certain, en tout cas, que dans les versions françaises *on reconnaît une voix *; il y a une unité, une personnalité dans ces textes qu'on ne peut confondre avec d'autres. Le but est donc atteint.
Il est toujours difficile de parler de poèmes, et, pour ma part, je ne saurais, ce qui serait pourtant nécessaire, replacer ceux-ci dans le courant lyrique de la langue espagnole. Ce sont d'autres références qui me viennent à l'esprit. Elles risquent de m'égarer. Tant pis, elles peuvent être utiles.
Par exemple, en lisant *la colline,* souvenir de la Porta Pinciana, à Rome,
... *l'air limpide*
*Le mur rose et le cyprès pensif.*
*Extase de savoir la sphère bleue*
*Immobile, suspendue dans l'espace*
228:808
*Et d'être là -- pierre sensible, corps sans âge --*
*Sous la lumière pérenne ;*
*Extase en l'unité, extase de vivre*
*Seul et multiple -- lié, dénoué --*
*A l'abri de la main divine qui nous garde*
*Et fait durer dans sa demeure de songes*
*L'air, le mur, l'arbre et ma chair.*
j'entends en même temps les vers de Larbaud dans *Trafalgar square :*
*Que c'est beau, que c'est une chose douce d'être là*
*Errant dans ce désert architectural...*
Dans les deux poèmes, même bonheur indicible que les choses soient, et que l'homme puisse les nommer, comme Adam lui-même. Attentif aux fleurs, aux saisons, le poète se promène sur la Terre, son jardin, et rien ne lui en échappe.
Paseyro est poète de la transparence et de la louange, vrai poète donc, car il n'y a rien au-dessus de cela : dire *oui* et célébrer la Création. Ce *oui* au monde n'est pas seulement celui de poèmes comme *les arbres* ou *hêtre pourpre* ou encore de *Santorin.* Le oui est redoublé, lancé comme un serment, comme un défi, dans *Affirmation :*
*Vive le ciel d'automne*
*Vive le nuage léger*
*Vive la neige blanche*
*Fulgurante !*
qui continue par : *Vive ce qui s'écoule* (ce qui est déjà moins facile à approuver) et se termine ainsi :
*Vive le cercle d'abîmes*
*Qui nous entoure !*
Car ce poète de la louange est aussi poète du tourment. La référence à Dieu que nous avons vue dans *la colline* ne doit pas nous leurrer.
229:808
Un hiatus, une faille, laisse le poète séparé de la paix. Son domaine, c'est celui des tumultes et des guerres internes, on le voit bien dans *La tribu des vents :*
*... Et seul demeure en amitié profonde*
*Avec la fureur qui balaie l'horizon*
*Mon cœur, hôte de la foudre.*
Et la seule paix qu'il attende, semblerait-il, c'est celle du rien :
*Même les roses : tout brûle.*
*L'indifférence du néant*
*Est l'espérance qui me reste.*
Et cependant, le mouvement de refus est aussitôt perceptible. Il ne se console pas de s'effacer et de
*Faire à la mort cadeau de tant de songes !*
Et il constate à nouveau :
*Comme j'ai l'âme divisée*
*La paix aussi me rend fou.*
D'où l'aveu de la *ballade au Dieu que je n'atteins pas :*
*Je ne sais point qui je suis :*
*Le double que je porte en moi*
*Partout sans cesse me suit.*
Mais cette division n'est peut-être pas définitive, et on peut attendre, comme pour la réconciliation de Julien et du Christ dans le livre de Fraigneau (*le songe de l'empereur*)*,* l'improbable et fatal moment où les deux faces de Janus se retournent l'une vers l'autre pour le baiser de paix.
230:808
C'est d'ailleurs un autre poème (*Témoin*) qui nous permet de pressentir ce signe :
*... Mais le savoir, la saveur*
*De Dieu que je porte en moi*
*Unissent mon être à l'Être*
*La Poésie est mon témoin*
Ces courts poèmes -- souvent une dizaine de vers, quelquefois moins -- porteurs de tant d'images et de sens sont le produit d'une concentration exquise. Comme *l'art poétique* de Paseyro nous l'indique, qui, lui-même, ne comprend que deux vers :
*Du vertige de l'eau*
*jaillit soudain une mouette blanche*
Le poète prend en compte la bigarrure et le désordre du monde et il en tire une beauté parfaite, supérieure, destinée à l'essor vers un autre élément, une autre réalité.
Ricardo Paseyro est un poète savant, bien sûr, un maître des mots, mais c'est aussi un poète *naturel* (c'est le ciel qui forme les poètes, même le raisonnable Boileau sait cela). Naturel, c'est-à-dire qu'il a une communication directe avec le monde, et qu'il en connaît intimement les « correspondances ». Reste qu'il faut traduire ce savoir et le rendre perceptible aux autres hommes. Le langage n'est pas le domaine d'une problématique, il est l'outil qui porte et transmet l'esprit. Nos poètes linguistes ne le veulent pas admettre, et ils restent pris dans la pâte durcie de leur langage comme le Dutilleul de Marcel Aymé dans un mur de Montmartre. Le poète, lui, traverse les murs, comme les miroirs, et nous ouvre un autre monde, celui que nous ne savons pas voir : le nôtre, mais dans toute sa splendeur.
Georges Laffly.
231:808
#### Evelyn Waugh *Hiver africain *(Quai Voltaire)
En 1930, jeune et brillant romancier, E. Waugh a la fantaisie de se déguiser en journaliste pour le sacre du ras Tafari, à Addis-Abeba. Ce ras est connu depuis cette époque sous le titre d'empereur et le nom d'Hailé Sélassié. On lui fit une réputation glorieuse avant la guerre, en tant que victime du fascisme (Mussolini voulut conquérir l'Éthiopie, et le fit, se mettant à dos la S.D.N., à commencer par l'Angleterre qui voyait là une menace pour ses intérêts africains : l'Italie pouvait couper la ligne Le Caire-Le Cap, alors tout entière sous obédience britannique). Comme on sait, le même Hailé Sélassié ne fut plus qu'un tyran lorsque des officiers marxistes firent la révolution. Ce nouvel épisode s'est terminé ces temps-ci.
E. Waugh décrit un pays étrange, où les traces de modernisme paraissent parodiques. Le fond traditionnel -- y compris l'esclavage et les pilleries -- reste extrêmement solide. Le romancier voit bien, et décrit avec une grande précision, mais aussi avec retenue. Quand on compare ce récit aux romans de *Diablerie* et de *Sensation* (ou plutôt *Scoop,* puisque l'édition la plus récente, chez Julliard, reprend le titre anglais), si férocement drôles, on est surpris par la modération du trait, dans le récit de voyage, et par la sympathie réelle de l'auteur pour ce monde hors d'âge.
L'extravagante randonnée mène ensuite E. Waugh à Aden, à Zanzibar, au Kenya -- où les colons britanniques sont inquiets. Ils craignent d'être abandonnés par leur gouvernement, ce qui arrivera en effet après la guerre. Waugh prend énergiquement leur défense. Il voit en eux les seuls Britanniques gardant la volonté de maintenir un genre de vie traditionnel, devenu impossible en Grande-Bretagne, par ce qu'il suppose d'espace et d'indépendance.
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J'ai eu la surprise, en lisant cet excellent volume, d'y voir à deux ou trois reprises évoquer un maréchal français nommé d'Esperez -- nom à consonance évidemment espagnole. Il s'agit en fait du maréchal Franchet d'Esperey (né à Mostaganem). Il fut l'un des grands chefs de la guerre de 1914-1918. En particulier, un des chefs de l'armée d'Orient. Par parenthèse, il existe depuis, à Paris, une rue de *l'armée d'Orient* (dans le 18^e^ arrondissement). Les PTT où l'on perd les lettres, dans tous les sens de cette expression, ne trouvent rien de mieux, dans une de leurs publicités, que de parler de *l'armée de l'Orient.* Celle qui nous envahit, sans doute ?
G. L.
#### Thomas De Quincey *Les Césars *(Le Promeneur)
Thomas De Quincey écrivit ce livre en prison -- il était enfermé pour dettes -- en 1832, sans autre document que quelques notes sur un calepin. Il était depuis l'enfance un familier de la Rome antique. L'auteur des *Souvenirs d'un mangeur d'opium* propose ici une réflexion très personnelle sur cet Empire qui jusqu'à hier n'a cessé de fasciner ses anciens sujets (A.O. Barnabooth se félicite encore d'être citoyen romain, de par l'édit de Caracalla).
L'auteur a l'esprit historique, très fortement. Les Romains dont il traite ne sont pas les personnages légendaires de Tite-Live. Ce type d'homme a disparu, et d'abord parce qu'aux débuts de l'Empire à peine un Romain sur dix est-il de vieille souche.
233:808
Les autres sont des fils d'esclaves venus de tous les rivages de la Méditerranée, et affranchis par cupidité. Pas d'illusion donc sur la vertu romaine. Et pas plus sur la vertu républicaine. De Quincey préfère, à juste titre, César à Caton. Il voit dans le général chauve le plus grand homme d'action que la Terre ait porté. Il pourrait dire aussi un des plus grands politiques. La Rome républicaine était à bout de souffle, elle allait se dissoudre. Sylla, puis César l'ont compris, et ont donné à la Ville une nouvelle vigueur, le second surtout, qui a su fonder à nouveau l'autorité au point que, jusqu'au début de ce siècle, son nom a été symbole de pouvoir (Kaiser, tsar).
De Quincey est plus sévère pour Auguste, dont il dit : « Il put ainsi utiliser et développer pleinement ses véritables aptitudes -- son don de l'intrigue, sa patience, son endurance, sa dissimulation et sa fourberie tortueuse. De telles qualités avaient toutes chances de l'emporter, à long terme, sur la passion, la noblesse négligente et l'impétuosité d'Antoine. » Et il dit que la mort d'Auguste est une mort d'acteur. Je crois plutôt que le mot qui permet ce rapprochement est un signe de scepticisme et d'humilité chez l'empereur. Il a donné à l'Empire quarante années paisibles, c'est beaucoup. Antoine ne l'aurait-il pas brisé dans des luttes en Orient ? Le véritable Auguste, c'est sans doute Corneille qui l'a deviné, dans *Cinna.*
Caligula, Néron prouvent, dit notre historien, qu'il y avait de la démence dans cette famille. Folie favorisée en tout cas par la divinisation d'un homme qui tout à coup se voit attribuer un pouvoir sans limites. Noter que De Quincey, dans sa préface, met en doute certains de ces actes démentiels. Il ne croit pas que Néron ait voulu assassiner sa mère (et par des moyens aussi étranges qu'un vaisseau démontable) ni qu'il ait incendié Rome.
On passe ensuite assez vite aux Antonins. Il reproche à Hadrien le premier recul : l'abandon de la Mésopotamie que Trajan avait conquise, portant Rome jusqu'au golfe Persique. Avec Commode commence une série où les bons empereurs se font rares. Le récit se précipite un peu. De Quincey en arrive à Julien, dont l'aventure en Perse lui paraît « égaler en témérité et en présomption » celle de Napoléon en Russie.
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Cependant, au début de son livre, il se montrait assez méprisant (à tort) pour les Parthes, trop barbares pour constituer des rivaux. A noter que ce vertueux citoyen britannique hait Napoléon et les Français en général, tandis qu'il se fait une très haute idée de son propre peuple qu'il juge très supérieur aux Romains.
Des Français, il admire au moins la monarchie. Constatant que de Commode à Dèce, en 59 ans, on compte 19 souverains, et que Casaubon, sur 160 ans d'Empire, dénombre 70 empereurs, il compare : « Par ailleurs, la France en mille deux cents ans ne connaît pas plus de soixante-quatre rois, ce qui représente une moyenne de dix-neuf ans environ par règne. Cet immense écart de stabilité tient à deux principes essentiels : l'ordre de primogéniture (entre deux fils) et la transmission héréditaire (entre un fils et tout autre prétendant). » Il ajoute : « Quelqu'un a dit que si un individu avait nommément découvert le principe de la succession héréditaire, son invention mériterait d'être considérée comme la plus grande de tous les temps. » Et De Quincey dit pourquoi. Cet esprit ingénieux et logique, qui n'est pas sans faire penser à Edgar Poe, ne semble pas avoir été intoxiqué par les vapeurs démocratiques, moins denses évidemment qu'aujourd'hui.
Encore un mot. Je ne résiste pas au plaisir de citer son jugement sur Gibbon, qui passe souvent, par manie angliciste, pour un historien incomparable de Rome. Alexis Curvers devrait bien, un jour prochain, nous détailler les raisons qui lui font préférer Le Nain de Tillemont. Mais voici le jugement de Thomas De Quincey : « Gibbon a par ailleurs scandaleusement trahi les desseins fondamentaux de la recherche historique par une démarche que tout lecteur serait en droit de dénoncer dans le cadre d'une histoire exhaustive de l'Empire romain : il ne relève que les faits qui se prêtent à un éclairage théâtral et recourt sans cesse à d'évasives allusions, lesquelles présupposent une familiarité avec les événements qu'il a entrepris d'expliciter ».
G. L.
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#### Thomas Molnar *L'Europe entre parenthèses *(La Table ronde) *L'Américanologie *(L'âge d'homme)
Ces deux livres se complètent. Le second prolonge la réflexion commencée dans le premier.
Que dit Molnar dans celui-ci ? « Les pays d'Europe ne sont pas maîtres d'eux-mêmes depuis un demi-siècle... Le résultat, c'est la perte de l'autonomie et de l'estime de soi, et en définitive la chute de l'Europe dans l'insignifiance. » Oui, pendant un demi-siècle le continent a été livré aux vrais vainqueurs de la II^e^ Guerre mondiale. Le paradoxe apparent, c'est que l'Europe de l'Est, asservie au communisme dont elle vient de se libérer, a plus souffert pendant ce demi-siècle, mais a mieux résisté. Elle a sauvé son âme. Ce sont les nations, c'est la foi chrétienne, c'est donc l'héritage ancestral qui a donné à ces peuples la force de tenir, puis celle de reprendre leur liberté. Tandis que l'Ouest a subi une influence plus insidieuse, et finalement cédé beaucoup plus au modèle qui lui était proposé. Il y a eu américanisation en profondeur, non seulement dans les mœurs, dans les modes, mais dans l'idée même que l'on se faisait de la civilisation. Ces nations sortent de l'épreuve amoindries, leur image a pâli, elles semblent des survivances. L'ambition, c'est de faire des « États-Unis d'Europe ».
Ce serait sortir de l'histoire, dit Molnar. L'Europe ne serait qu'une suivante, à la manière de l'Amérique latine, ou des jeunes États du Pacifique (Japon mis à part), qui ont renoncé aussi à leur voie propre. Une Europe dirigée de Bruxelles ou de Strasbourg, par des hommes formés à Harvard (et on voit déjà partout l'anglo-américain devenir la langue des dirigeants), une Europe qui n'aurait d'autre ambition politique que d'affiner les droits des minorités, des exclus, et de parachever la libre circulation des marchandises, cette Europe serait abandonnée de toute vie réelle. Qu'on ne croie pas, Molnar le dit à juste titre, que la vie intellectuelle, créatrice, y résisterait. On peut déjà constater à quel point elle est ralentie, depuis que le processus du protectorat s'est développé.
L'opium des peuples, dit l'auteur, n'est plus la religion, c'est la supranationalité.
236:808
Évidemment, on nous promet une prospérité accrue. On affirme que tous les pays de la CEE en profiteraient. Est-ce bien sûr. ? Molnar montre la conquête économique de l'Espagne par l'Allemagne, qui va jusqu'à réduire les Espagnols au rôle de seconds, d'assistants, dans leur propre pays. Et qu'on ne croie pas que la France est mieux lotie. Parlant d'elle, Molnar (Hongrois qui vit aux États-Unis, et qui aime notre pays) écrit avec courtoisie, mais sans flatterie : « Ses vertus mêmes l'empêchent de sacrifier au dynamisme industriel moderne. Si l'on compare une quelconque usine allemande et une autre, française, on constate la différence de précision et de fiabilité. »
Si l'Europe supranationale est une illusion mortelle, si l'Europe des patries est usée d'avance, quelle solution reste-t-il ? Eh bien, visiblement, Molnar espère un retour à la réalité historique, un sursaut de l'âme des peuples. Celle-ci est plus vivace à l'Est. Je citerai à ce sujet les notes (surprenantes pour nous) du chapitre I. Le film *Étienne le Roi* (saint Étienne, premier roi de Hongrie), tourné en pleine dictature communiste exaltait malgré cela les sentiments nationaux et religieux. « A la fin des représentations, la jeunesse imposa l'hymne national qui invoque Dieu et demande sa bénédiction pour un peuple éprouvé. » Deuxième note : l'auteur y dit que, réunis en colloque en juillet 1988, les intellectuels de Prague et de Varsovie, dans leur manifeste, exigèrent moins « les droits de l'homme » que « le droit à la souveraineté » et « le droit au développement national et religieux ». Nous sommes loin de cet élan. Notez aussi que Molnar estime que le parlementarisme n'aura pas de fanatiques dans les pays de l'Europe de l'Est : pour les représenter, ces peuples penseront plus à des syndicats du type *Solidarnosc* et à des organisations issues des conseils ouvriers.
Rien ne dit que cette vitalité de l'est du continent se propagera vers l'Ouest. Mais on peut prendre en considération la prévision de l'auteur sur une résistance de fait aux *ukases* de la Communauté ; dirigée par des technocrates apatrides, elle heurtera sans même le vouloir bien des particularismes. Et de ces colères, il naîtra peut-être quelque chose.
Deux remarques : Molnar parle de la Turquie comme si elle était pratiquement admise dans la Communauté. Ce serait pourtant un cas de rupture. Dans les années qui viennent, la Turquie se montrera de plus en plus nettement un pays musulman, peut-être islamiste. Ce serait faire entrer le loup dans la bergerie. Il est vrai que des gens influents s'y emploient. Et ce n'est pas pour rien que, depuis quelques années, nous voyons livres et articles vanter la tolérance et la douceur du gouvernement des Sultans, au mépris de toute l'histoire.
Enfin, dans ce livre très riche et que je n'ai fait que survoler, Molnar oublie de parler d'un point très préoccupant. La démographie de l'Europe est suicidaire -- même en Espagne, même en Italie, qu'on croit encore trop souvent prolifiques.
\*\*\*
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Dans *l'Américanologie,* Thomas Molnar reprend et développe l'analyse déjà abordée dans *Le modèle défiguré.* Les États-Unis tiennent le rôle d'un empire, mais ne sont pas un empire. Ils n'ont ni projet ni élite pour le mener à bien. Ils se sont constitués contre l'histoire et leur seul but, c'est d'en finir dans le monde entier avec elle, c'est-à-dire avec la diversité des peuples et des héritages, la diversité aussi des formes politiques. L'ONU est une création qui doit aboutir à faire du monde entier un ensemble d'États unis -- où l'État, évidemment, serait réduit au minimum. Utopie qui emporte assez facilement l'adhésion superficielle de tous ceux qui ne réfléchissent pas à ce qu'elle représente, et en particulier au système de contraintes et de conformisme qui serait exigé.
Un peuple qui veut « acheter » le modèle américain emporte également les accessoires, tout va ensemble. Un délégué du Président Bush à la commission des droits de l'homme de Genève, Michael Novak, catholique d'ailleurs, déclare : « Nous sommes en faveur de la démocratie chez tous les peuples car c'est le cadre politique du capitalisme. Or les démocraties capitalistes voudront commercer avec nous (s'offriront à nous en tant que marchés) ce qui nous permettra de renforcer leur système, proche du nôtre. »
Je pense que la parenthèse dans la citation est de Molnar lui-même ; elle met en évidence la partie cachée de l'argument. Le monde de la bombance, dira-t-on, est un idéal que bien des peuples miséreux accueilleraient volontiers. Mais encore une fois, le paquet ne se divise pas. Et il comporte aussi la culture de masse (avec uniformisation planétaire, et rabotage des héros particuliers à chaque peuple jusqu'à ce qu'ils deviennent conformes au modèle hollywood-disney), les pratiques égalitaires poussées jusqu'à qu'à la manie, la vie publique devenant un procès sans fin sur les droits de toutes les minorités possibles, jusqu'aux sectes, jusqu'aux amateurs de flagellation, pourquoi pas ; et chaque minorité imposant son contrôle dictatorial sur toute expression publique, et demandant des quotas dans les universités, et dans les emplois.
Enfin, n'oublions pas que le modèle suppose un conformisme total : « Nous sommes un peuple moral », redisent les porte-parole, hommes politiques et journalistes. Les guerres mêmes se déclarent au nom de la morale, on vient de le voir cette année. N'oublions pas l'origine puritaine des premiers colons. Là s'est constitué cet esprit particulier qui produit l'*american way of life.* Molnar note judicieusement que le même esprit inquisiteur, tatillon, totalitaire en fait, persiste à travers les changements : « Ce n'est pas le contenu de la formule puritaine qui compte, c'est la formule elle-même. Hier la formule réprimait le sexe dans toutes ses manifestations ; aujourd'hui la formule l'impose jusqu'au dévergondage autorisé, voire enseigné. »
Le modèle, qui se présente de plus comme définitif -- il serait criminel de le mettre en cause -- est donc redoutable. Il semble aujourd'hui avoir des chances de se répandre, sinon dans le monde entier, du moins dans tous les pays industriels, à commencer par l'Europe.
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Or, derrière chaque peuple d'Europe, il y a une histoire, une âme collective qui a été forgée par l'action de l'État et de l'Église. Le modèle américain, lui, s'est constitué contre l'État et contre l'Église. Il est né du rêve d'une seconde chance donnée par Dieu à l'homme, l'Amérique, pays neuf (les Indiens étant comptés pour rien). La société civile est hypertrophiée dans ce modèle, ce qui d'ailleurs n'évite pas les conflits, mais les bataillons d'hommes de loi sont là pour ça. Un immigrant aux États-Unis devient citoyen américain en dépouillant le vieil homme, en renonçant au passé historique dont il est issu. C'est un choix. Appliquer le modèle à des nations existantes est une autre affaire. En langage journalistique d'aujourd'hui, cela doit s'appeler génocide spirituel. Mais sans aller jusqu'à ces grands mots, il faut voir que l'américanisation -- et elle est en cours en Europe, très avancée en France -- entraîne un dessèchement, et une stérilisation pour les vieux peuples. L'opération a été rendue possible par le fait de Yalta, où l'Europe continentale n'eut pas voix au chapitre.
Le pire n'est pas toujours sûr. « L'empire » américain est lui-même assailli par maints problèmes. Sa supériorité économique mise en cause par le Japon, son unité idéologique menacée par les minorités grandissantes, il n'est plus guère en état de se poser en exemple.
L'auteur est peut-être optimiste en affirmant que « l'autre aspect du tournant qu'a pris l'Occident en 1989 est que l'histoire revient en Europe, centre du monde. Parce que le nouveau centre du monde, écrit un Américain, William Pfaff, n'est pas l'océan Pacifique, mais bien la vieille Europe ». Cela supposerait que les nations du vieux continent retrouvent foi en leur esprit propre, renouent avec leur histoire et y puisent des forces nouvelles -- car ce sont les racines les plus profondes qui permettent les rameaux les plus élevés. Cela supposerait aussi qu'elles apprennent à mesurer l'échec du libéralisme, après l'échec du communisme. Le XXI^e^ siècle commençant constaterait la mort des utopies conçues au XIX^e^.
Tout cela est-il possible, je ne sais. Mais je trouve des convergences entre les espoirs de Molnar et les conseils du pape Jean-Paul II dans sa dernière encyclique. Ces gens de l'Europe de l'Est n'ont pas fini de nous étonner.
G. L.
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#### Vladimir Volkoff *La trinité du mal *(Éd. Fallois -- L'âge d'homme)
Lénine, Staline, Trotski : trois hommes qui ont pesé lourdement sur le siècle, et dont l'empreinte n'est pas près de s'effacer. Volkoff, qui se sent autant russe que français, est plus encore que d'autres obsédé par l'action de ces tyrans -- et, comme romancier, par leur secret.
En voilà qui ont voulu *changer la vie,* selon l'explosive formule de Rimbaud (transformée par nos socialistes en pétard pour 14 Juillet). Changer la vie, et changer l'homme, par une haine mystérieuse contre la réalité, considérée comme un « ancien monde » révocable, condamné. Le résultat : des massacres dont Tamerlan ou Gengis Khan n'ont pu envisager l'ampleur, et qui surpassent ceux d'Hitler lui-même (la hiérarchie établie ici ne vaut que selon le critère de la *quantité ;* on retrouve une égalité entre ces hommes si on évalue l'horreur).
Je mets Trotski au rang des deux autres. Il a ordonné ou conseillé comme eux, sa seule infériorité est qu'il ne disposa pas des mêmes pouvoirs. L'an dernier, le *Figaro* publiait l'article de je ne sais plus qui, osant soutenir que, si Trotski l'avait emporté sur Staline, la révolution bolchevique aurait pris un cours différent. Elle aurait été humaine, sans doute, pénétrée d'humanisme ? La manœuvre est grossière, mais doit alerter. On n'a pas fini de voir par mille moyens essayer de sauver ce qui peut l'être de l'odieuse et catastrophique entreprise.
Volkoff trace d'intéressants portraits des trois hommes. Et, conclusion normale d'un réquisitoire, il envisage le châtiment mérité, d'ailleurs non par les trois maudits mais par leurs millions de disciples. Ceux qui ont dénoncé, frappé, torturé, tué pour la cause de la révolution prolétarienne. Notre auteur ne voit rien d'autre que la conversion des criminels, leur pénitence, leur demande de pardon. C'est un fait remarquable (Soljénitsyne le signale lui aussi) que pas un des responsables vivants du communisme -- en France pas plus qu'en URSS -- ne reconnaisse ses torts, n'abjure publiquement son erreur, pour alerter l'humanité, pour qu'elle ne risque pas de retomber dans l'ornière. Tous, au contraire, tentent de distinguer entre les résultats indéniables -- l'échec, la misère, l'horreur -- et la théorie, la volonté que l'on désire garder intactes. Comme si la source était pure, même si le fleuve charrie la mort.
240:808
C'est ce qu'il y a de plus frappant dans l'effondrement du communisme : jusqu'ici, pour les intellectuels, pour les responsables, le mythe n'est pas atteint. Heureusement, il est ruiné dans l'esprit des masses. Il est vrai qu'elles sont oublieuses et changeantes.
G. L.
#### Georges Duby *L'histoire continue *(Odile Jacob)
Mi-essai, mi-autobiographie, ce bref bilan n'apporte rien de très nouveau. Mais on peut y glaner informations et réflexions.
Duby revient sur sa thèse de 1953 : *La Société au XI^e^ et au XII^e^ siècle dans la région mâconnaise,* fondée sur les chartes de Cluny. Il la résume : vers l'an mil, les derniers vestiges de l'État (avec tribunaux publics pour les hommes libres) se sont soudain effacés ; tout s'est organisé autour du seigneur et de son château, tout y fut désormais jugé, les guerriers d'un côté, les autres (libres et serfs) désormais mêlés. Il reconnaît certaines lacunes, certaines erreurs : avoir suggéré, en 1961, l'idée qu'une révolution agricole avait eu lieu en Europe au XII^e^ siècle.
Il rend hommage à Henri Pirenne (pp. 12-13), à Lucien Febvre, un peu décrié ces temps-ci au profit de Marc Bloch qui « n'était pas de commerce facile » (ont dit ses disciples à Duby).
Il juge sévèrement, quoique discrètement, l'Université post-soixante-huitarde. « Elle ne peut être réformée que de l'extérieur, par acte d'autorité. (...) Dans les années soixante, de Gaulle en avait le moyen. Il ne s'en est pas soucié. (...) Le gâchis s'est aggravé. Reste un autre remède : l'émulation, la concurrence. Qui oserait donner à chaque université la pleine autonomie, le droit de gérer en toute liberté ses finances ? Qui oserait placer face aux universités d'État, pour les tirer de leur torpeur, des universités privées dotées des mêmes privilèges ? » (Et qui paiera les pots cassés si ces autonomies et privatisations échouent ? C'est ce que ne dit pas Duby.)
Au passage (p. 50), une anecdote amusante sur Taizé, symbole aujourd'hui d'œcuménisme démocratique. Vers 1950, « quatre hommes en tunique bleu sombre psalmodiaient. Lorsqu'ils se turent, je les rejoignis, nous échangeâmes quelques mots. Celui qui paraissait les diriger m'expliqua que, de religion réformée, ils étaient venus depuis la Suisse, dans l'intention de renouer avec l'esprit de Cluny. Prenant congé, je tendis la main.
241:808
Mon interlocuteur jugea, je pense, qu'il n'était pas de sa dignité de donner la sienne à un laïc, à cet individu très jeune, vêtu à la campagnarde ; il la retint, la fourra dans sa manche. D'un coup, tout devint clair. Je compris ce qu'avait été l'esprit de Cluny, (...) la conception strictement hiérarchique de l'univers, la volonté de tenir son rang, et je devinais à quelle distance, je ne dis pas des croquants, mais des chevaliers, des seigneurs même, s'étaient tenus dans leur orgueil, convaincus de planer à proximité des anges, les moines de ce temps... »
A sa façon, matoise, Duby fait ici et là acte d'allégeance à son seigneur (Mitterrand). Il fait une allusion à « l'honneur souillé par les tortures » en Algérie (les tortures perpétrées par la Résistance et la Libération, par les républicains espagnols, etc., ne souillent bien entendu aucun honneur). Il ne veut pas se brouiller avec les communistes ; il écrit (peu avant août 91 ; oserait-il aujourd'hui ?) : « Tant qu'ils ne surent rien du Goulag, les plus généreux parmi les professeurs et les étudiants d'histoire furent attirés presque tous vers les extrémités de la gauche. » Comme s'il y avait jamais eu en la matière autre chose que des aveugles volontaires et aussi intéressés que « généreux » (Le Roy-Ladurie a raconté pourquoi un étudiant communiste obtenait plus facilement l'agrégation d'histoire, et ce n'est pas reluisant).
Notons que Duby, du moins, n'a jamais signé, semble-t-il, comme les Le Goff, les Delumeau, de ces manifestes haineux contre le Front national et les révisionnistes, où l'on pratique le sectarisme et l'exclusion au nom de l'humanisme et de l'amour.
Il faudra bien s'expliquer un jour sur la volonté de Duby de réduire l'influence du message chrétien sur les hommes. Il évoque ici, sans même le nommer, son livre de 1981, intitulé *Le Chevalier, la Femme et le Prêtre* qui lui valut, dit-il, « quelques lettres acerbes », mais il pose mal le problème. La question n'est pas de savoir à quelle date le mariage fut nommé sacrement, mais si l'on peut raisonnablement soutenir qu'il fallut attendre le XI^e^ siècle pour lire dans le Nouveau Testament tout ce qui a trait à la chasteté et à la fidélité conjugales.
Cher Duby, ne prenez pas les enfants du bon Dieu (même ceux du haut Moyen Age) pour des canards sauvages !
Jacques-Yves Aymart.
242:808
## DOCUMENTS
### La liberté religieuse
*Instance\
quatre ans après*
*La* « *liberté religieuse* »*, on est forcément* « *pour* » *si on la considère comme le contraire du despotisme religieux.*
*Mais quand on a dit cela on est fort loin d'avoir tout dit.*
*Il est facile de se déclarer* « *pour* »* : pour* « *la liberté* »*.*
*Il l'est beaucoup moins de préciser la nature, le contenu -- et les limites -- de la liberté dont on parle.*
243:808
*Pour la* « *liberté religieuse* »*, il y a la Déclaration de Vatican II. Cependant, elle a davantage lancé l'expression que tranché la question. Un texte posthume du P. Joseph de Sainte-Marie exposait il y a plus de quatre ans quelles difficultés doctrinales on rencontre en ce domaine ; il disait :*
« Nous soumettons nos difficultés au magistère dans le désir de pouvoir lui obéir sans réserve. »
*Publiée par le* « *Courrier de Rome* » *de mai 1987, cette ample étude du P. Joseph de Sainte-Marie avait été reproduite dans* « *Itinéraires* »*, numéro 315 de juillet-août de la même année.*
*Le magistère pastoral, sans s'arrêter aux difficultés doctrinales, continua à faire un usage abondant de l'expression* « *liberté religieuse* »*, utilisée en somme comme un slogan de propagande.*
*Le magistère doctrinal quatre années et demie plus tard, n'a toujours apporté aucune lumière sur les questions provoquées et non résolues par la Déclaration conciliaire.*
*C'est pourquoi à titre d'instance, et toujours à l'adresse du magistère, nous reproduisons à nouveau l'étude du P. Joseph de Sainte-Marie.*
L'analyse de la « Déclaration sur la liberté religieuse » du II^e^ concile du Vatican montre comment, sur trois points essentiels, ladite « Déclaration » est en contradiction avec l'enseignement traditionnel en la matière. Elle nie, en effet, que le pouvoir civil puisse intervenir par des lois en matière religieuse au profit de la religion catholique, ce qui avait été constamment enseigné auparavant, elle affirme, sans autre limitation que celle de « l'ordre public », que la liberté religieuse au for externe est un droit inscrit dans la nature de la personne humaine et dans la révélation divine,
244:808
ce qui avait été constamment et solennellement condamné jusque là, -- sauf une exception, qui en est à peine une, et que nous relèverons dans un instant ; enfin, la « Déclaration » conciliaire demande que ce droit, absolu sur le plan religieux, soit inscrit dans la loi civile, ce qui avait été également sévèrement condamné, notamment par l'encyclique *Quanta cura* (8 déc. 1864), où Pie IX engageait manifestement dans toute sa force son autorité apostolique de successeur de Pierre.
La contradiction est indéniable et justifie, non pas l'accusation, mais la simple constatation : cette déclaration marque « *un revirement de l'Église sans exemple dans son histoire* »*.* Déjà R. Laurentin l'avait relevé, en un langage différent mais qui dit la même chose : « *Bref, avec ses limites et en dépit de ses imperfections, la déclaration marque une étape ; elle assure à la fois la rupture de certaines amarres avec un passé révolu, et l'insertion réaliste de l'Église et de son témoignage à la seule place possible dans le monde d'aujourd'hui.* » (*Bilan du Concile,* Paris, Seuil, 1966, p. 329-330.)
Si nous voulons résumer en quoi consiste cette rupture, nous pouvons le faire autour des deux points suivants : proclamation, pour l'individu, d'un droit à la liberté religieuse inscrit dans la nature humaine, voulu par l'ordre divin, et s'étendant aux actes du culte public au même titre qu'aux actes du culte privé ; négation, pour la société, de tout devoir religieux envers Dieu et envers le Christ. Car c'est bien à ces deux principes fondamentaux que se ramènent les trois propositions relevées plus haut, la première et la troisième niant, à travers les droits, les devoirs de la société envers le Christ, la seconde étant l'affirmation même du droit naturel à la liberté religieuse dans le sens universel que le contexte explicite.
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*Un précédent :* « *Pacem in terris* »
Cette proclamation n'était pourtant pas une nouveauté absolue. Chroniqueur bien au fait de ces choses, Laurentin en témoigne, et les textes avec lui : « *Ce droit de la personne* »*,* écrit-il, « *n'est pas une acquisition conciliaire* »*.* Acquisition, ou « conquête » ? « *Le décret* (qui est une déclaration) *l'a repris de* Pacem in terris *et la formule de cette encyclique, qui avait d'abord été assumée telle quelle, n'a pu être maintenue qu'au prix d'atténuations. Pourtant, la déclaration prise dans son ensemble n'est pas en retrait, et lève même certaines ambiguïtés qui avaient été volontairement maintenues dans* Pacem in terris. » Voilà un aveu qui est à retenir. Laurentin dit de qui il le tient : P. Pavan, *Libertà religiosa e Publici poteri,* Milano, 1965, p. 357 (*op. cit.*, p. 326). Et voilà une étrange manière d'enseigner la vérité.
Quelle était donc la formule de *Pacem in terris,* la dernière encyclique de Jean XXIII, -- elle est du 11 avril 1963 -- ? « *Chacun a le droit d'honorer Dieu suivant la juste règle de la conscience et de professer sa religion dans la vie privée et publique,* (AAS 55, 1963, p. 260). Suivaient une citation de Lactance et une autre de Léon XIII, ni l'une ni l'autre ne prouvant la proclamation faite, car Lactance parlait du droit des chrétiens à pratiquer leur religion dans l'empire romain et Léon XIII précisait de quelle liberté il parlait, ce que ne fait pas l'encyclique de Jean XXIII. Dans celle-ci, en effet, l'absence de toute précision fait que la proclamation du droit de chaque homme à professer sa religion peut tomber sous les coups de la condamnation du libéralisme faite par Léon XIII, précisément dans l'encyclique *Libertas* dont on cite ici un passage.
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Disons-le comme il faut le dire : de tels procédés ne sont pas intellectuellement honnêtes. Sans doute trouvons-nous ici une des « ambiguïtés volontairement maintenues » dont parle Laurentin.
Il ne sert à rien d'invoquer l'expression « suivant la juste règle de la conscience » pour dire qu'il s'agit ici de la liberté religieuse bien comprise, car, là encore, nous nous trouvons en face d'une ambiguïté. Chacun sait, en effet, que la morale catholique reconnaît le droit et proclame le devoir, pour chaque homme, de suivre le jugement de la « conscience droite » : « *conscientia recta* ». On entend par là le jugement d'une conscience qui s'est formée selon les règles de la vertu de prudence et qui s'est conformée à la vérité. Cette notion classique se retrouve même dans la constitution *Gaudium et spes* (n° 16). De cette conscience droite, on proclame la « dignité », laquelle est étendue même à la conscience « invinciblement » erronée, celle d'une personne qui est dans l'impossibilité morale et pratique de se défaire de l'erreur dans laquelle elle se trouve. Par contre, lorsque cette erreur est le fait d'une négligence coupable, la conscience perd sa dignité, et il est heureux de voir cette doctrine reprise dans *Gaudium et spes* (*ibid.*)*.* L'ambiguïté de *Pacem in terris* apparaît dans la rédaction latine du texte. Il y est parlé, en effet, de la « *rectam conscientiae suae normam* » c'est-à-dire de « la norme droite de sa conscience ». Faut-il entendre qu'il s'agit de la norme de la « conscience droite » ou bien de cette « norme droite » que serait tout jugement de la conscience ?
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Chacun pourra l'entendre comme il le voudra, et c'est en cela que consiste l'ambiguïté. Chacun la lèvera donc également dans le sens qu'il voudra, mais l'encyclique porte en elle-même un mouvement interne qui nous dit dans quel sens, selon elle, cette « liberté » est à entendre. C'est le sens retenu par Laurentin et par P. Pavan, ainsi que par les experts conciliaires de la « liberté religieuse ». C'est le sens qu'avait déjà perçu le P. Rouquette, qui écrivait dans les *Études* de juin 1963 : « *Elle* (l'encyclique) *est en effet un événement qui, pour les historiens de l'avenir, marquera un tournant dans l'histoire de l'Église* » (p. 405).
Sans doute, poursuit-il immédiatement : « *Non pas un changement des principes d'une anthropologie catholique, fondée sur la Révélation ; mais une prise de position nouvelle vis-à-vis du monde moderne.* » Seulement cela ? Peut-être pouvait-on le dire encore après *Pacem in terris,* à la faveur des « ambiguïtés volontairement maintenues », mais ce n'est plus possible après *Dignitatis humanae,* titre de la déclaration conciliaire, où ce sont bien les principes eux-mêmes qui ont été changés.
*De* « *Pacem in terris* » *à* « *Dignitatis humanae* »
De l'encyclique à la déclaration, la continuité est évidente, les textes le montrent autant que les témoignages, irréfutables en la matière, de Laurentin et de Rouquette. Nous avons vu comment le premier la souligne. Voici ce que disait le second, dans la même chronique de juin 1963, c'est-à-dire entre la première et la deuxième session du concile :
248:808
« *Parmi les droits découlant de la dignité de la personne humaine, l'encyclique insiste sur le droit à une recherche libre de la vérité* » (non pas simple « tolérance », mais « libre exercice du culte », cela étant dit dans une confusion des plans et des points de vue soigneusement entretenue).
« *Les positions prises en cette matière par l'encyclique rejoignent celles que propose le Secrétariat pour l'Unité dans un projet de schéma* De libertate religiosa *; le cardinal Bea, dans une interview dont nous avons rendu compte déjà, en a indiqué l'esprit. Ce schéma consacre la théorie traditionnelle qui a son fondement dans saint Thomas et qui est tenue par presque tous les théologiens catholiques contemporains qui ont traité de la question : en un mot, la personne humaine, douée d'intelligence et de volonté, a le droit et le devoir de suivre sa conscience en matière religieuse au risque de se tromper, sans qu'on puisse lui imposer du dehors l'adhésion à une foi ; la personne humaine étant de nature sociale, ce droit implique la possibilité légale d'association, de culte, et d'expression publique de la foi, selon la conviction de la conscience, à condition que cette expression ne nuise pas au bien commun.* » (art. cit., p. 410-411)
Qu'on relise maintenant le n° 3 de la « Déclaration » conciliaire :
« *De par son caractère même, en effet, l'exercice de la religion consiste avant tout en des actes intérieurs volontaires et libres par lesquels l'homme s'ordonne directement à Dieu : de tels actes ne peuvent être ni imposés ni interdits par aucun pouvoir purement humain. Mais la nature sociale de l'homme requiert elle-même qu'il exprime extérieurement ces actes internes de religion, qu'en matière religieuse il ait des échanges avec d'autres, qu'il professe sa religion sous une forme communautaire.*
249:808
*C'est donc faire injure à la personne humaine, et à l'ordre même établi par Dieu pour les êtres humains que de refuser à l'homme le libre exercice de la religion sur le plan de la société, dès que l'ordre public juste est sauvegardé.* »
La comparaison parle d'elle-même et nous permet d'identifier dans la personne du cardinal Bea l'auteur du passage central de la « Déclaration (conciliaire) sur la *Liberté religieuse* », ou du moins son inspirateur principal. Dans les deux cas, nous retrouvons le même sophisme consistant à passer indûment de l'affirmation indéniable, évidente et fondamentale, de la liberté essentielle de l'acte de foi, liberté faisant que toute pression sur cet acte en détruit la nature même, à l'affirmation nullement évidente, et de fait niée traditionnellement par l'Église, d'une liberté également essentielle et illimitée a priori en matière d'exercice public du culte religieux, quel qu'il soit. Non pas que l'Église dénie absolument, dans la pratique, tout droit d'expression publique à des religions autres que la sienne. On sait, au contraire, que sa tolérance s'est faite de plus en plus large dans ce domaine. Mais sans jamais aller, du moins jusqu'à *Pacem in terris* et jusqu'au concile, jusqu'à remettre en cause les principes eux-mêmes.
C'est en cela, très précisément, que consiste la nouveauté et le très grave problème posé par le texte conciliaire : en cette affirmation d'un droit à la liberté religieuse au for externe inscrit dans la nature humaine et dans « l'ordre même établi par Dieu », droit qui se voit limité uniquement par les exigences de « l'ordre public ». De cet « ordre public » il sera dit un peu plus loin (au n° 7) qu'il implique « le bien commun ». Mais il faut bien avouer que dans une telle confusion de pensée, la notion de « bien commun » devient très floue et qu'il ne reste guère, comme critère pratique de l'inévitable réglementation de la liberté religieuse, que « l'ordre public » assuré par l'État, souverain maître en ses affaires.
250:808
Notons encore, car le fait est d'une importance majeure, une autre ressemblance entre l'encyclique de Jean XXIII et la déclaration de Vatican II : dans les deux cas, en effet, ces textes, qui ont été si lourds de conséquences dans l'histoire récente de l'Église, et qui le restent pour celle de son magistère, n'ont pu voir le jour qu'à la suite de fautes graves de procédure. Pour ce qui est de *Pacem in terris,* voici encore le témoignage du P. Rouquette :
« *Je crois savoir de bonne source que le projet en a été rédigé par Mgr Pavan, animateur des Semaines sociales d'Italie ; l'élaboration en a été menée avec un grand secret ; le texte n'aurait pas été soumis au Saint-Office, dont les dirigeants ne font pas mystère de leur opposition au neutralisme politique du pape. On a voulu éviter ainsi que le Saint-Office ne retardât indéfiniment la publication de l'encyclique, comme cela s'est produit pour* Mater et Magistra. *Mais les rédacteurs de l'encyclique ont pris leurs garanties dogmatiques et ont fait revoir leur texte par le théologien officiel du pape, consulteur au Saint-Office, qui porte le titre archaïque de* « *Maître du Sacré Palais* »* ; le texte a été soumis à quelques autres experts* » (art. cit., p. 407).
La dernière phrase, qui se veut rassurante, ne fait que confirmer le fait majeur révélé par ce qui précède cette encyclique n'a pas été rédigée conformément aux règles de la prudence et, plus immédiatement, aux règles de l'exercice du magistère dans l'Église. La « Suprême Sacrée Congrégation du Saint-Office », comme elle s'appelait encore à l'époque, non seulement n'a pas été consultée, mais elle a été soigneusement évitée. Or c'est elle qui doit se prononcer en matière de doctrine et de morale.
251:808
Sans doute cette règle n'est pas une obligation stricte pour le pape. S'y conformer n'en relève pas moins de la prudence de sa part, surtout lorsqu'il est conscient de ses limites personnelles en matière doctrinale, comme c'était le cas de Jean XXIII, et plus encore lorsqu'on sait être en présence de tendances rivales dans l'Église. *Pacem in terris* a donc été publiée à l'insu du Saint-Office, ayant été rédigée et gardée dans le secret jusqu'à sa publication par le petit groupe d'experts -- et de pression dont elle était l'œuvre.
Quelque chose d'analogue et de plus grave encore s'est produit pour *Dignitatis humanae,* le décret conciliaire sur la liberté religieuse. En juin 1965, une quatrième édition en fut diffusée. Au nom du *Coetus internationalis Patrum,* Mgr de Proença-Sigaud, archevêque de Diamentina, au Brésil, Mgr Marcel Lefebvre, alors Supérieur Général des Pères du Saint-Esprit, et Mgr Carli, adressèrent au souverain pontife une lettre datée du 25 juillet. S'appuyant sur le règlement du concile, ils demandaient que des dispositions soient prises afin que les Pères conciliaires de la minorité puissent réellement exprimer leurs points de vue ; et ils exposaient leurs objections au projet de décret. Le 11 août, le cardinal Cigognani, secrétaire d'État, leur répondait en repoussant leur requête, sous prétexte qu'un groupe comme celui du *Coetus internationalis Patrum* menaçait, par sa nature, la sérénité du concile. Or cet argument allait directement contre le règlement intérieur du concile approuvé par le pape, et qui « *encourageait formellement la formation de groupes partageant les mêmes points de vue en matière de théologie et de pastorale* ».
252:808
De nouveau, le 18 septembre, le même groupe de Pères rédigea une lettre à l'adresse des modérateurs. S'appuyant sur l'article 33, paragraphe 7, du règlement, ils demandaient à donner lecture à l'Assemblée générale d'un rapport sur la liberté religieuse « *qui exposerait et défendrait, de manière complète et systématique, une autre manière de concevoir et d'exposer cette doctrine* »*.* Le règlement leur donnait effectivement le droit le plus strict de faire cette demande et d'être entendus par l'Assemblée conciliaire. Or, pas plus que la précédente, cette requête n'a été écoutée (cf. R. Wiltgen, *Le Rhin se jette dans le libre,* Paris, Cèdre (1973), p. 243-247).
Comme l'encyclique pontificale, par conséquent, et plus encore qu'elle, la déclaration conciliaire a été publiée par suite de violations expresses des règles de procédure. C'est pour le moins une exigence de prudence qui n'a pas été respectée dans le premier cas ; dans le second, c'est un droit strict qui a été bafoué.
*Conséquences et implications*
Ces faits ayant été rappelés, ce qu'il faudrait montrer ensuite, ce sont les conséquences et les implications des erreurs imposées à l'Église par ces groupes de pression et par ces voies fort troubles, sous le couvert de l'autorité pontificale ou conciliaire. Le discours serait immense. Nous nous limiterons à indiquer les principales têtes de chapitre sous lesquelles la réflexion serait à poursuivre.
253:808
1\. La première conséquence concerne l'autorité du magistère : si l'Église enseigne solennellement aujourd'hui le contraire de ce qu'elle avait enseigné jusqu'à 1963, c'est donc qu'elle s'était trompée avant. Mais si elle s'était trompée avant, c'est donc qu'elle est faillible, et qu'elle l'est aujourd'hui autant qu'hier. Alors, quelle raison aurais-je de la croire aujourd'hui plus qu'hier ?
Cette conclusion est terrible ; d'autant plus qu'elle est celle qui s'impose immédiatement au bon sens populaire.
2\. La seconde conséquence, ou implication, est qu'en proclamant aujourd'hui comme principe absolu le droit naturel à la liberté religieuse, la « Déclaration » conciliaire porte une condamnation de masse non seulement sur l'enseignement précédent de l'Église, mais encore sur sa manière d'agir ; ce qui met en cause non plus simplement sa « *potestas docendi* », mais encore l'usage de sa « *potestas regendi* ». Pendant des siècles, l'Église aurait agi en méconnaissant et même en violant un droit naturel fondamental de la personne humaine.
C'est une condamnation analogue de tous les papes de ces derniers siècles qui se trouve impliquée dans la négation conciliaire des droits et des pouvoirs de la société civile en matière religieuse.
3\. Pire encore, par la conception non seulement « laïque » mais très « laïcisante » qu'elle offre, la déclaration conciliaire nie les droits du Christ sur la société civile, ce qui est non seulement en contradiction avec l'enseignement constant de l'Église, mais encore avec les vérités les plus fondamentales de la doctrine chrétienne de la Rédemption. Il y a là une impiété, au sens propre du mot, non pas explicitement, peut-être, mais par voie d'implication immédiate.
Il faut distinguer entre « laïcité » et « laïcisme », pour autant que ce dernier mot implique, dans l'usage, l'idée d'un agnosticisme antireligieux. Si par « laïcité » on entend signifier simplement l'autonomie du pouvoir civil dans son ordre propre, le concept est parfaitement recevable.
254:808
Mais le mot reste dangereux, car le plus souvent il tend à faire passer une autre idée, celle de la neutralité de principe de l'État, ce qui n'est plus conforme à la doctrine catholique, même si une neutralité de fait peut être, dans la pratique, la solution la moins mauvaise.
4\. Enfin, pour redescendre au plan de l'ordre naturel, cette séparation indue et fausse de ce qui regarde la religion révélée et de l'ordre de la société civile aboutit à la ruine totale des fondements mêmes de cet ordre. A la limite, c'est à une exaltation de l'État comme réalité suprême et ultime que conduiront les principes ici posés. N'est-ce pas lui, en dernière analyse, qui jugera des exigences de « l'ordre public », au nom duquel il sera habilité à réglementer « la liberté religieuse » ? On parle bien d'un « ordre moral objectif » (n° 7) pour fonder ces droits du pouvoir civil. Mais dans quoi se fondera cet ordre lui-même à partir du moment où on ne reconnaît plus à l'État aucun devoir envers la religion en tant que telle et envers la religion révélée en particulier ?
Certes, on voit bien, en recoupant tous les textes, comment, de renvoi en renvoi, on arriverait, avec beaucoup de bonne volonté et en passant par bien des contradictions plus ou moins latentes, à retrouver un certain nombre des vérités de la doctrine catholique. Mais pas toutes. Notamment, les devoirs de la société civile envers le Christ, si puissamment affirmés par Pie XI dans *Quas primas,* ne sont nulle part réaffirmés. Par ailleurs, pris tels qu'ils sont, les textes concernant « la liberté religieuse » tombent immédiatement sous le coup des condamnations portées contre le libéralisme par tous les papes précédents, jusqu'à Jean XXIII exclusivement.
255:808
Car, selon cette doctrine constante de l'Église, autant il est vrai que la liberté sacrée de l'acte de foi interdit toute pression sur la conscience de la personne humaine pour lui imposer ou pour lui interdire cette adhésion religieuse de l'âme à Dieu, autant il est certain que le Christ a institué une religion à laquelle tous les hommes ont le devoir de tendre et que la société civile elle-même a le devoir de servir et de protéger dans la juste distinction entre ce qui est de son domaine et ce qui relève de l'Église. D'où les droits et même les devoirs de l'État en matière de législation en faveur de la religion et de l'Église catholique, non seulement au nom du bien commun et de l'ordre public, mais en outre et immédiatement au nom des droits plus que tous autres sacrés du Christ et de son Église. Cette affirmation ne relève pas simplement de l'autorité du magistère antérieur à Jean XXIII : elle est une conséquence directe de la doctrine catholique en ce qui concerne l'œuvre de rédemption accomplie par le Christ.
Le jugement de l'histoire\
et notre requête présente
Le jugement que l'histoire portera sur notre époque ne peut faire de doute, et le pape Paul VI l'a résumé lui-même dans le terme d' « auto-démolition ».
Mais peut-être, nous fera-t-on remarquer, serait-il plus logique, et en tout cas plus respectueux, de commencer par présenter la présente requête au magistère de l'Église : le concile Vatican II échappe-t-il à l'accusation de libéralisme que les textes analysés font peser sur lui ?
256:808
Nos analyses mêmes ne nous permettent pas de voir comment il serait possible de réfuter cette accusation. Cependant, nous posons quand même notre question, et c'est à la « Commission pour l'interprétation des décrets du concile Vatican II » que nous l'adressons. Si nous avons erré en quelque chose, qu'on nous le montre, car notre intention n'est nullement de nous substituer au magistère de l'Église. Elle est, au contraire, de l'écouter, de lui obéir et, éventuellement, de le servir. Mais comme c'est précisément en nous mettant à son écoute qu'il nous apparaît impossible de lui obéir, pour les raisons que nous avons dites -- contradiction entre hier et aujourd'hui, conséquences et implications ruineuses des Principes professés aujourd'hui -- nous soumettons nos difficultés au magistère dans le désir de pouvoir lui obéir sans réserve et, éventuellement, avec l'espoir de le servir.
En attendant cette réponse, et dans l'évidence des contradictions et erreurs que nous avons relevées, nous pouvons dès maintenant envisager ce que sera le jugement de l'histoire, d'autant plus que la parole du pape est déjà là pour nous le dire. Mais dans ce jugement global, il est un point qui mérite un examen particulier : comment sera-t-il possible de sauvegarder l'infaillibilité du « magistère » de l'Église ? La réponse est simple, et il importe de la donner dès maintenant. Cette infaillibilité, pour être engagée, exige que certaines conditions soient remplies. Or, ni l'encyclique *Pacem in terris* ni la *Déclaration* du concile ne les remplissent. Bien plus, nous avons vu les graves erreurs de raisonnement dont elles sont entachées, et les irrégularités non moins flagrantes dont leur genèse a été marquée. Dans ces conditions, il est un point au moins sur lequel les fidèles n'ont pas à être troublés : l'infaillibilité de la « *potestas docendi* » de l'Église est intacte.
257:808
Ce qui nous reste à découvrir, par contre, ce sont les limites, sans cesse repoussées plus loin, de la fragilité de ceux qui assument en elle la « *potestas regendi* ».
Mais la parole du Christ suffit à notre paix dans la tourmente présente : « *Si le monde vous hait, sachez qu'il m'a haï avant vous. Si vous étiez du monde, le monde aimerait ce qui serait sien. Mais parce que vous n'êtes pas du monde et qu'en vous choisissant je vous ai retirés du monde, à cause de cela le monde vous hait. Rappelez-vous la parole que je vous ai dite : le serviteur n'est pas plus grand que son maître. S'ils m'ont persécuté, ils vous persécuteront vous aussi.* (*...*) *Je vous ai dit ces choses afin qu'en moi vous ayez la paix. Dans le monde vous aurez à souffrir, mais courage, le monde, je l'ai vaincu.* » (*S.* Jean XV, 18-20 ; XVI, 33.)
Et c'est dans la même confiance en la parole du Christ (S. Luc XXII, 32) que nous attendons d'être confirmés dans notre foi par Pierre.
Joseph de Sainte-Marie, OCD.
\[*Fin de la reproduction intégrale du texte posthume du P. Joseph de Sainte-Marie publié par le* «* Courrier de Rome *» *de mai 1987 et reproduit dans* «* Itinéraires *», *numéro 315 de juillet-août 1987.*\]
*La désinvolture avec laquelle l'Église traite aujourd'hui ou omet de traiter les questions doctrinales de cette sorte relève de la maladie qui est actuellement la sienne. Elle ne cesse pas pour autant d'être l'Église ; d'être notre mère l'Église. Mais malade. -- J.M.*
258:808
### Le dossier de la messe à Carpentras
*Les documents ici rassemblés racontent l'histoire d'une demande de messe traditionnelle conforme aux réglementations du saint-siège et à la volonté exprimée par le pape en personne, mais bloquée par le refus épiscopal.*
Calendrier\
d'octobre 1990 à mars 1991
*Octobre 1990*
Un groupe de laïcs se propose de demander une messe traditionnelle à Carpentras. Il s'appuie sur ce qu'a dit le Saint-Père dans le *Motu proprio* du 2 juillet 1988 :
259:808
« A tous les fidèles catholiques qui se sentent liés à certaines formes liturgiques et disciplinaires de la tradition latine d'autrefois, je désire également manifester ma volonté -- à laquelle je demande que soit associée celle des évêques et de tous ceux qui accomplissent le ministère pastoral -- de faciliter leur communion ecclésiale au moyen de mesures nécessaires pour garantir le respect de leurs justes aspirations. »
*Du 15 novembre au 8 décembre*
Pour vérifier qu'il y a bien une réelle demande, les personnes susceptibles d'être intéressées sont invitées à signer une lettre au cardinal Mayer, président de la Commission *Ecclesia Dei.* 257 signatures sont recueillies à Carpentras et dans les communes avoisinantes.
*24 décembre*
Envoi de l'ensemble du dossier par la voie diplomatique normale : au Nonce apostolique en France, avec demande de transmission à Rome et annonce d'une réunion le 7 janvier avec le Vicaire épiscopal de la zone de Carpentras.
*31 décembre*
Réponse du Nonce qui accuse réception du dossier et écrit : « J'espère que votre rencontre avec le Vicaire épiscopal le 7 janvier permettra de résoudre le problème que vous lui exposerez, peut-être sans qu'il soit nécessaire de faire recours à Rome. En tout cas, avant de transmettre le dossier à Son Éminence le cardinal Mayer, il serait opportun d'en parler aussi à Monseigneur l'Archevêque et de m'informer du résultat. »
260:808
*6 janvier*
Arrivée tardive de 17 signatures supplémentaires, ce qui porte le total de demandes à 274. Mais trop tard pour en faire état !
*7 janvier*
Réunion avec le Vicaire épiscopal de la zone de Carpentras, auquel l'ensemble du dossier est remis, avec une lettre pour l'archevêque d'Avignon. Le Vicaire épiscopal nous dit, à propos de notre demande : « *C'est un droit, mais il y a aussi les questions d'opportunité.* »
*11 janvier*
Remise du dossier par le Vicaire épiscopal à l'archevêque d'Avignon.
*17 janvier*
Réponse informelle et négative de l'Archevêque au Vicaire épiscopal à l'occasion d'une réunion de secteur.
*21 janvier*
Par l'intermédiaire du Vicaire épiscopal, nous demandons à l'archevêque d'Avignon qu'une délégation soit reçue par lui. Accord sur le principe. Après quelques jours, la réunion est fixée au 23 février. Mais d'ores et déjà nous savons que la réponse sera négative.
*4 février*
Lettre au Nonce pour lui demander de transmettre le dossier à Rome, pour faire avancer les choses.
*6 février*
Réponse du Nonce assurant que le dossier a été envoyé à Rome.
261:808
*23 février*
Une délégation de signataires a été reçue par Mgr Bouchex, à Avignon. Celui-ci était accompagné des PP. Amourier et Mestre.
D'emblée, Mgr Bouchex nous a indiqué que sa réponse était négative, que le clergé local y était opposé, et le Conseil épiscopal aussi. Il nous promet une réponse écrite.
Nos arguments étaient articulés autour de 3 axes :
-- Droit accordé par le Saint-Père.
-- Demande de 257 personnes.
-- Souhait de tolérance dans la diversité, et donc aussi pour la messe traditionnelle (unité ne veut pas dire uniformité).
Les arguments de Mgr Bouchex sont repris dans sa lettre du 23 mars.
*23 mars*
Réponse négative de Monseigneur Bouchex.
#### Le refus de Mgr Bouchex *23 mars 1991*
*Lettre du 23 mars 1991, adressée à Mlle Anne-Marie Blanchard, chez qui les signatures avaient été regroupées :*
Mademoiselle,
Vous m'avez transmis en son temps la demande d'un certain nombre de personnes désirant que soit autorisée la célébration d'une Messe selon l'Ordo de saint Pie V chaque dimanche à Carpentras.
262:808
Avec Monseigneur Amourier et M. l'abbé Mestre, vicaires généraux, j'ai reçu ensuite M. Berger, Mme Amadieu, M. Schelstraete et M. Peuchaud, venus me renouveler cette demande de vive voix. Vous avez sans doute été informée de la réponse négative que je leur ai faite et que je vous confirme par cette lettre.
C'est après avoir pris l'avis de M. l'abbé Carbonneau, curé de la paroisse de Saint-Siffrein et vicaire épiscopal de la zone de Carpentras, et après avoir réfléchi longuement avec le conseil épiscopal, que j'ai donné cette réponse. Ma réflexion s'est poursuivie après la visite évoquée ci-dessus. C'est la raison pour laquelle je ne vous ai pas écrit plus tôt. Cette réflexion n'a fait que confirmer le bien-fondé de la réponse que j'ai donnée.
Les raisons de mon refus sont les suivantes :
-- Deux Messes selon l'Ordo de saint Pie V sont déjà célébrées dans la zone de Carpentras, l'une à l'Abbaye Sainte-Madeleine, l'autre à la paroisse de Malemort du Comtat.
-- Autoriser la célébration d'une nouvelle Messe selon l'Ordo de saint Pie V à Carpentras revient à créer une sorte de nouvelle paroisse et à diviser encore plus les catholiques. Selon ce qui est écrit dans l'album « Moine au Barroux » qui vient d'être publié, l'Abbaye parle d'une « grande paroisse du monastère » (p. 30). Il n'est pas possible d'en ajouter encore une.
-- Une raison s'ajoute aux deux précédentes. J'ai perçu chez certaines personnes l'idée persistante que la Messe selon l'Ordo de Paul VI n'est pas d'une orthodoxie assurée et qu'elle n'est pas sans ambiguïté doctrinale.
263:808
Je ne peux pas favoriser un tel soupçon à l'endroit de la « réforme liturgique » dont le Saint-Père Jean-Paul II écrit qu'elle « est strictement traditionnelle ad normam Sanctorum Patrum » (Lettre Apostolique de Jean-Paul II pour le 25^e^ anniversaire de la Constitution conciliaire Sacrosanctum Concilium sur la Sainte Liturgie, n. 4).
Je ne donne pas une telle réponse d'un cœur léger. Je ne pense pas par là porter préjudice aux personnes qui désirent participer à la Messe selon l'Ordo de saint Pie V et qui peuvent se rendre soit à l'Abbaye Sainte-Madeleine, soit à la paroisse de Malemort, soit pour celles qui sont proches d'Avignon à la Chapelle des Pénitents Gris.
Veuillez croire, Mademoiselle, à mes sentiments respectueux et à mon union dans la prière.
**†** Raymond Bouchex\
archevêque d'Avignon
La réponse au refus\
2 avril 1991
*Lettre de Mlle Anne-Marie Blanchard à Mgr Bouchex :*
Monseigneur,
Nous avons bien reçu votre lettre du 23 mars consécutive à notre réunion du 23 février.
Nous vous en remercions, ainsi que de la qualité d'accueil que vous nous avez réservée et à laquelle nous avons été très sensibles.
264:808
Nous avons adressé notre recours à la Commission Ecclesia Dei, instituée notamment pour cela. Nous espérons que cette instance lèvera l'équivoque qui existe entre *droit,* d'une part, et *concession,* de l'autre.
D'autant que ce problème se pose de façon semblable en de nombreuses régions en France et dans le monde.
Dans l'attente d'une prochaine rencontre comme vous nous l'avez laissé espérer, nous vous prions d'agréer, Monseigneur, l'assurance de nos sentiments respectueux.
*Pour l'ensemble des signataires\
*Mlle Anne-Marie Blanchard\
*chez qui les demandes ont été regroupées*
#### Recours auprès de la Commission « Ecclesia Dei » *même date*
*Lettre de Mlle Anne-Marie Blanchard au cardinal Mayer, président de la Commission pontificale* « *Ecclesia Dei* »*, Piazza del Sant' Uffizio 11, 100193 Roma :*
Éminence,
Nous vous avons fait parvenir, par le canal de la nonciature apostolique, un courrier daté du 24 décembre 1990 vous transmettant un ensemble de 257 demandes ayant pour objet d'obtenir à Carpentras (Vaucluse -- France) un lieu de culte pour tous ceux qui se sentent fermement attachés aux formes liturgiques de tradition latine (notamment à la messe de rite tridentin).
265:808
L'ensemble du dossier a dû vous parvenir aux environs du 10 février 1991.
Pour agir de la façon qui nous semblait la plus correcte en tant que membres de l'Église catholique, nous avons fait une série de démarches directement auprès du Vicaire épiscopal responsable de la zone de Carpentras, le Père Carbonneau, puis auprès de Monseigneur Bouchex, archevêque d'Avignon. Vous trouverez le calendrier de ce que nous avons fait, joint à ce courrier.
Finalement, la réponse négative de l'archevêque d'Avignon vient de nous parvenir, nous la joignons aussi à ce courrier.
Nous recourons à nouveau à vous pour que, ayant fait tout ce que nous pensions devoir être fait au plan local, notamment suite aux recommandations du Nonce, *vous usiez des pouvoirs qui sont accordés à vous-même et à votre Commission pour que nous obtenions satisfaction.*
En effet, face à une réelle demande, compte tenu des dispositions du Motu proprio, nous ne comprendrions pas *pourquoi un droit reconnu reste un droit sans effet.* Il nous semble, sur un plan plus général, très préjudiciable à l'unité des catholiques de rester dans une situation où ce *droit* n'a pas réellement de force, tant qu'il peut être interprété, comme une *concession*, et considéré comme une simple reprise de l'indult de 1984.
Nous ne sommes pas assez compétents en la matière pour proposer la formule canonique la mieux adaptée à notre cas, mais nous savons qu'il y a une possibilité de solution et que la commission que vous présidez a justement été mise en place dans cette perspective. Les expériences de Paris, de Lyon... prouvent que c'est possible.
266:808
A propos des arguments développés par l'archevêque d'Avignon, nous voudrions dire deux choses :
Sur le fond, un *droit à la préférence* par les catholiques pour la messe tridentine a été reconnu par le Saint-Père. Il est évident que *qui dit préférence dit comparaison.*
Nous disons donc simplement que *nous aimons mieux la messe telle qu'elle était avant*. Ce « mieux » ne devrait pas nous être si vivement reproché.
Sur les messes déjà existantes, nous voudrions dire qu'elles sont vraiment chacune très spécifiques pour ne pas dire « en marge » :
-- un monastère bénédictin (*Le Barroux*)*,*
*-- *une confrérie de pénitents (*Avignon*)*,*
*-- *une paroisse où la messe de saint Pie V n'a jamais cessé d'être célébrée (*Malemort du Comtat*).
A ces spécificités s'ajoutent des raisons pratiques, notamment de distance. Ces solutions ne conviennent donc vraiment pas à la majorité des signataires et elles ne suffisent pas en elles-mêmes à limiter l'application du Motu proprio.
En résumé, nous venons vous demander avec respect, mais avec insistance, que, pour notre cas comme pour celui de nombreux autres groupes comparables au nôtre, des mesures d'application réelle du Motu proprio soient prises pour qu'il ne reste pas lettre morte.
Enfin, nous voudrions vous dire que les personnes qui suivent la Fraternité Saint-Pie X et que nous rencontrons se sentent renforcées et justifiées dans leurs positions par des refus du type de celui que nous venons d'essuyer.
D'autre part, tant que des situations de ce genre dureront, nous vivrons de très pénibles malaises, voire divisions, jusque dans nos propres familles.
267:808
Nous vous prions d'agréer, Éminence, l'assurance de nos sentiments très respectueux.
*Pour l'ensemble des signataires\
*Mlle Anne-Marie Blanchard\
*chez qui les demandes ont été regroupées.*
Instance\
31 août 1991
*Aucune réponse n'étant venue, et d'autre part le cardinal Mayer ayant été remplacé par le cardinal Innocenti à la présidence de la Commission pontificale* « *Ecclesia Dei* »*, Mlle Anne-Marie Blanchard écrivit une nouvelle lettre, cette fois donc au cardinal Innocenti :*
Éminence,
Le 2 avril 1991, nous avons adressé à la Commission Ecclesia Dei une lettre de recours.
En effet, après avoir épuisé toutes les démarches qui nous semblaient devoir être faites au plan local pour faire aboutir notre demande d'application du Motu proprio de juillet 1988, et n'ayant malheureusement pas pu obtenir satisfaction à notre légitime demande, nous vous avons envoyé une lettre accompagnée d'un dossier complet.
Nous sommes vraiment très étonnés de n'avoir reçu, cinq mois après, aucune réponse de la part de la Commission Ecclesia Dei.
268:808
Peut-être n'avez-vous pas reçu ce courrier. Aussi, nous nous permettons de vous le faire parvenir à nouveau, en vous demandant de bien vouloir réétudier les termes de notre lettre du 2 avril 1991.
Nous vous demandons instamment de faire en sorte que notre requête aboutisse. Vous seul avez les pouvoirs nécessaires pour nous sortir de l'impasse où nous sommes du fait d'une grave divergence d'interprétation du *Motu proprio* en notre défaveur.
Les 257 signataires seraient vraiment très déçus si nous ne pouvions pas apporter une réponse positive ; ils seront tentés de rejoindre ou de rester dans le schisme ou de ne plus pratiquer, ne pouvant trouver ce à quoi ils aspirent de toutes les fibres de leur cœur.
Nous vous prions d'agréer, Éminence, l'assurance de nos sentiments très respectueux.
*Pour l'ensemble des signataires\
*Mlle Anne-Marie Blanchard\
*chez qui les demandes ont été regroupées.*
Le cardinal Innocenti\
confirme le refus\
24 septembre 1991
*Lettre du cardinal Innocenti à Mlle Anne-Marie Blanchard :*
Mademoiselle,
Votre lettre du 31 août nous est bien arrivée, ainsi qu'un envoi de signatures en faveur d'une messe tridentine à Carpentras.
269:808
En effet, le même envoi nous était déjà parvenu en son temps. Cependant, il nous avait paru bon d'attendre avant de faire une nouvelle démarche auprès de Mgr Bouchex, archevêque d'Avignon.
Considérant que l'archevêque d'Avignon a fait vraiment beaucoup en faveur des fidèles traditionalistes, il est difficile de ne pas accepter les raisons qu'il invoque dans la lettre qu'il vous a adressée le 23 mars, pour motiver son refus de votre demande.
Considérant d'autre part que les facultés données à notre Commission par le Saint-Père ne nous permettent pas d'agir en pareille matière sans le concours de l'évêque du lieu, il ne nous reste, pour le moment, que de vous conseiller la patience. Peut-être vous tâcherez d'avoir dans l'avenir un entretien personnel avec votre archevêque pour lui exposer une nouvelle fois votre point de vue.
Veuillez croire, Mademoiselle, à mon entier dévouement dans Notre-Seigneur.
Antonio Card. Innocenti\
Président.
#### A quoi sert donc la Commission pontificale ?
*Si la Commission* « *Ecclesia Dei* » *peut accorder* seulement les messes traditionnelles que l'évêque du lieu consent à accorder, *on se demande pourquoi aller faire ce détour par Rome, d'où l'on n'obtient* par principe *que l'assurance que* « *les facultés données à notre Commission ne nous permettent pas d'agir sans le concours de l'évêque du lieu* »*.*
270:808
*Une autre interprétation avait semblé prévaloir un moment, qui ne réduisait pas à néant, comme celle-ci, les pouvoirs pontificaux.*
Quant à la réaction des signataires de Carpentras, leur sentiment à peu près général s'exprime en peu de mots : « On se fiche de nous ! »
Un commentaire\
du cardinal Mayer
*Le cardinal Mayer n'a pas, à notre connaissance, commenté précisément l'affaire de Carpentras. Mais il a donné au mois de juin, en Italie, une interview dont le bulletin* « *Una Voce* » *de septembre-octobre reproduit l'extrait suivant, au sujet des difficultés qu'il a rencontrées lorsqu'il était président de la Commission pontificale :*
« Nous avons rencontré une autre difficulté, il est inutile de le cacher, avec les évêques et parfois même avec les conférences épiscopales. Le Saint-Père, dans son Motu proprio, s'était adressé à eux en les invitant à seconder sa volonté de traiter avec un grand respect et une grande charité le désir de ces fidèles. Cette invitation n'a pas été entendue partout. Il n'y a pas eu de promptitude cordiale à accueillir la demande de Jean-Paul II. Le Motu proprio a rencontré -- je voudrais éviter l'expression, mais c'est impossible -- une hostilité ouverte.
271:808
Bien souvent cela ne provenait pas des responsables du diocèse, mais des commissions (liturgiques, pastorales, etc.). Parfois c'est le conseil presbytéral qui a fait opposition, et l'évêque n'a pu faire aucune concession. Dans quelques diocèses il y a bien eu des concessions, *mais faites avec de telles restrictions de temps et de lieu que le désir des fidèles a été pratiquement méconnu.* Les demandes répétées des fidèles se sont heurtées à des difficultés énormes. Au début on ne leur concédait rien, puis, à force d'insistance, on concédait la messe deux ou trois fois par an. Ou bien, comme c'est arrivé parfois, *non pas le dimanche mais le samedi matin, de telle sorte que cela ne puisse pas valoir pour remplir le précepte dominical.* Tout cela a laissé chez beaucoup de fidèles un sentiment de frustration, au point de leur faire dire : nous vivons une vie de chrétiens des catacombes, et c'est l'Église elle-même qui nous persécute, qui nous considère comme des parias. »
*Voilà ce que le cardinal Mayer, au poste où il était, a pu observer ; et subir.*
Son successeur, le cardinal Innocenti, exprime un point de vue passablement différent. Il se représente ou en tout cas il nous présente l'archevêque d'Avignon comme celui qui « a fait vraiment beaucoup en faveur des fidèles traditionalistes ». C'est tout juste si ce « vraiment beaucoup » n'insinue pas qu'il en a presque fait trop. Mgr Bouchex est ainsi l'archevêque qui incarne le maximum de ce que l'on peut attendre ; il est nommément désigné par Rome comme la limite au-delà de laquelle on ne devra rien escompter de plus. Et nunc erudimini...
272:808
Peut-on faire le point ?
On constate donc, à Carpentras comme ailleurs, une large insuffisance du Motu proprio « Ecclesia Dei ».
Ce Motu proprio a fait en somme appel à la bienveillance, à la générosité des évêques envers les « fidèles traditionalistes ».
Dans la plupart des cas, il n'y avait pas d'abonné au numéro téléphonique que le saint-père avait ainsi composé : il n'a trouvé ni générosité ni bienveillance.
Mais l'insuffisance du processus vient surtout, je crois, de ce qu'il prend en considération les fidèles plutôt que la messe elle-même.
Le cardinal Mayer avait agi avec beaucoup de délicatesse et de bonté à l'égard des catholiques traditionnels. Quant à lui, malgré son origine bénédictine, il ne cachait pas qu'il trouvait la liturgie nouvelle de Paul VI supérieure à l'ancienne.
Jean-Paul II a reconnu comme juste et légitime l'attachement des fidèles au rite latin traditionnel lui-même, pour autant qu'on le sache, ne célèbre jamais la messe de son ordination.
De l'autre côté, ce n'est pas (ou ce n'est plus) un bon argument, lui aussi fondé sur la seule considération tactique des fidèles, de dire à Rome qu'en leur refusant la messe traditionnelle on les rejette vers la Fraternité Saint-Pie X : depuis la mort de Mgr Lefebvre, Rome est visiblement beaucoup moins sensible à une telle menace.
273:808
Sans doute, il aurait été fameusement agréable que les évêques, à l'appel du pape, deviennent aimables, gentils, charitables : ils sont occupés ailleurs et autrement, ils regardent à gauche et crachent à droite. C'est une tactique (une pastorale d'ensemble, comme ils disent). Ce n'est pas bien de leur part, c'est entendu. Mais la maladie qui affecte l'Église est plus profonde. L'Église de la seconde moitié du vingtième siècle est malade d'impiété.
Le saint-siège avait appelé (en vain) les évêques à la générosité. Il ne les a pas rappelés au DEVOIR DE PIÉTÉ FILIALE ENVERS LA LITURGIE TRADITIONNELLE DE L'ÉGLISE. Et d'une manière générale, envers son être historique. C'est à ce niveau.
Jean Madiran.
274:808
DÉCLARATION D'IDENTITÉ
\[...\]
============== fin du numéro 808.
[^1]: -- (1). *Figaro* du 31 août.
[^2]: -- (2). Dans *le Figaro* du 30 août.
[^3]: -- (3). Audience du 13 septembre 1991. *Documentation catholique* du 3 novembre, p. 921.
[^4]: -- (1). *Anna de Noailles,* éd*.* R. Laffont, 1989, 464 p. et un cahier d'illustrations, 140 F. L'index est malheureusement très incomplet.
[^5]: -- (2). *La Princesse Bibesco,* éd. Perrin, 1986, 594 p., un cahier d'illustrations, un index, 140 F
[^6]: -- (3). Celle du jeune baron von Godin est curieuse : ce lointain cousin ne manquait pas de venir saluer Marthe et ses sœurs quand l'Orient-Express les faisait passer en gare de Munich : « Nous le trouvions ridicule, lui offrions des bonbons... Il claquait des talons et portait sa main à sa casquette. » Marthe était donc menacée par sa mère quand elle l'agaçait -- « si tu n'es pas sage, tu épouseras le fils Godin. » Selon ses papiers, Godin serait devenu officier dans le régiment où Hitler était caporal, et, en 1933, lui aurait demandé sa réintégration dans l'armée ; la réponse tardant, il se serait suicidé.
Dans le gros *Hitler* (Pygmalion, 2 vol., 1978) de John Toland, il est bien question d'un Michael Freiherr von Godin : lieutenant, il commandait la petite troupe qui tira sur Ludendorff, Hitler et autres putschistes, à Munich, le 8 novembre 1923 : Graf, garde du corps de Hitler, fut tué en le protégeant. Voilà qui pourrait expliquer davantage le suicide de Godin lors de l'arrivée d'Hitler au pouvoir. Mais est-ce le même ?
[^7]: -- (4). Il n'a manqué à Diesbach que le témoignage d'Anouilh, paru en 1987, dans un petit livre de souvenirs (*La Vicomtesse d'Éristal n'a pas reçu son balai mécanique,* éd. La Table ronde) pour lequel je donnerais, à mon tour, tout son théâtre. Anouilh, à vrai dire, confirme parfaitement le portrait brossé par Diesbach, notamment le côté « écrivain professionnel » (qui-se-fait-payer), de la princesse. S'il avait pu lire Diesbach, il aurait su que ce n'est pas le Quai d'Orsay, mais le Foreign Office, qui obtint la libération par les communistes roumains de la fille et du gendre de Marthe Bibesco, (ils gardèrent des séquelles de cette captivité de sept ans). Le gouvernement communiste confisqua le palais de Mogosoèa (*Moncochon,* disait Claudel en imitant la prononciation roumaine) que la princesse avait restauré et entretenu. « Si je pleurais mes biens perdus, je ne serais pas digne de les avoir possédés », disait-elle...
[^8]: -- (1). Mon père, soldat en 1906-1908, ne pouvait se contenter de sa boule de pain quotidienne. Il demanda et obtint un supplément de ration.
[^9]: -- (2). Cette bénédiction n'était pas nécessaire puisque, malgré l'importance des restaurations, l'église restait la même.
[^10]: -- (1). Cette glose se trouve dans un traité attribué à saint Augustin, et intitulé *De l'utilité du jeûne.* Les Bénédictins le rangent parmi les œuvres douteuses du saint. La glose est simplement accommodatrice.
[^11]: -- (2). *Scio, Domine, quia non est hominis via ejus, nec viri est ut ambulet et dirigat gressus suos* (*Jer.* V, 23).
[^12]: -- (1). Je crois qu'elle vient des Mémoires de Roederer.
[^13]: -- (1). « *Les causes premières ne sont point du domaine scientifique et elles nous échapperont à jamais aussi bien dans les sciences des corps vivants que dans la science des corps bruts.* » (Claude Bernard : *Introduction à l'étude de la médecine expérimentale*)
[^14]: -- (2). Les affirmations ou les hypothèses d'un certain indéterminisme, émises notamment par Louis de Broglie ou Gaston Bachelard, ne peuvent pas écarter vraiment le schéma déterministe par lequel la science cherche à interpréter, « sauver », les phénomènes. A moins de nier la raison même de la science. Son modèle étant mathématique, donc déductif, il ne peut pas, en effet, ne pas impliquer le déterminisme comme principe méthodologique, quitte à user des lois statistiques qui ne sont pas un « calcul du hasard »...
[^15]: -- (3). « *La nature de notre esprit nous porte à chercher l'essence ou le pourquoi des choses. En cela nous visons plus loin que le but qu'il nous est donné d'atteindre ; car l'expérience nous apprend bientôt que nous ne pouvons pas aller au-delà du comment, c'est-à-dire au-delà de la cause prochaine ou des conditions d'existence des phénomènes. Sous ce rapport, les limites de notre connaissance sont, dans les sciences biologiques, les mêmes que dans les sciences physico-chimiques. Lorsque, par une analyse successive, nous avons trouvé la cause prochaine d'un phénomène en déterminant les conditions et les circonstances simples dans lesquelles il se manifeste, nous avons atteint le but scientifique que nous ne pouvons dépasser.* » (Claude Bernard : *Introduction à l'étude de la médecine expérimentale.*)
[^16]: -- (4). « *On assiste à une subversion du concept de réalité concrète. Le concret n'est plus livré dans le système de représentation qui se définit à partir du sens commun... Le concret, la marque du poids des choses, c'est proprement l'abstrait : la configuration mathématique, signe simple de la nature productrice.* » (J.-T. Desanti : *Galilée et la nouvelle conception de la nature* dans *Histoire de la philosophie* t. III, sous la direction de F Châtelet, Paris, Hachette, 1972.) La science se présente alors comme une sorte de reconstruction mathématique de l'expérience (vérifiée par l'expérimentation) et la réalité apparaît plus comme une limite que comme ce qui spécifie et détermine la connaissance...
[^17]: -- (5). Ce côté démiurge ou « idéaliste » de la science qu'il faut prendre avec grande précaution et dans un sens surtout métaphorique, ce côté par lequel c'est donc le scientifique qui « informe » quelque peu la matière, se lit déjà chez Claude Bernard :
« Dans les sciences d'expérimentation, l'homme observe, mais de plus il *agit* sur la matière, en analyse les propriétés et provoque à son profit l'apparition des phénomènes qui sans doute se passent toujours suivant les lois naturelles, mais dans des conditions que la nature n'avait souvent pas encore réalisées, l'aide de ces sciences expérimentales actives, « *l'homme devient un inventeur de phénomènes, un véritable contremaître de la création* et l'on ne saurait, sous ce rapport, assigner de limite à la puissance qu'il peut acquérir sur la nature par les progrès futurs des sciences expérimentales. » (*Introduction à l'étude de la médecine expérimentale.*)
[^18]: -- (6). Scientisme déjà condamné en quelque sorte par Aristote : « *Il est donc manifeste que dans les choses de la nature il y a un nécessaire qui se comporte comme matière ou mouvement matériel, la raison de cette nécessité tenant à la fin. Ainsi, en raison de la fin, est-il nécessaire que la matière soit telle. Le physicien, quant à lui, doit déterminer l'une et l'autre cause, à savoir la cause matérielle et la cause finale, mais surtout la cause finale, car la fin est cause de la matière, et non l'inverse. Ce n'est pas parce que la matière est telle que la fin est telle, mais plutôt la matière est telle parce que la fin est telle.* »
[^19]: -- (1). « Qu'il croie, écrit Rousseau, dans L'Émile, qu'il croie l'enfant toujours être le maître, et que ce soit toujours vous qui le soyez. Il n'y a pas d'assujettissement si parfait que celui qui garde l'apparence de la liberté. On captive ainsi la volonté même. Le pauvre enfant qui ne sait rien, qui ne peut rien, qui ne connaît rien, n'est-il pas à votre merci ? Ne disposez-vous pas, par rapport à lui, de tout ce qui l'environne ? N êtes-vous pas le maître de l'affecter comme il vous plaît ? ses travaux, ses jeux, ses loisirs, ses peines, tout n'est-il pas entre vos mains sans qu'il le sache ? Sans doute il ne doit faire que ce qu'il veut, mais il ne doit vouloir que ce que vous voulez qu'il fasse. »
[^20]: -- (2). Dont l'instauration réjouit le parti communiste qui, pour en venir ensuite à la phase finale, celle du regroupement de tous les monopoles dans un monopole d'État, a beau jeu de demander la fin du pouvoir des monopoles !
[^21]: -- (1). Voir Georges Laffly : *Léon Bloy, choix de textes par Maurice Bardèche,* dans ITINÉRAIRES, numéro V du printemps 1991, p. 282 et suiv.