# 809-03-92
(Printemps 1992 -- Numéro IX)
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### L'engagement du Cardinal
par Jean Madiran
JE NE SAURAI sans doute jamais si le cardinal Lustiger croit vraiment, comme il le prétend, que le Front national est anti-sémite « sous l'influence de Jean Madiran ». Après l'avoir publiquement affirmé, il refuse de s'en expliquer. Il refuse de m'entendre. Il refuse de me parler. Toujours est-il qu'il l'a écrit, dans un texte officiel, où il en a d'ailleurs écrit bien d'autres, et où il affiche un engagement politique extrêmement agressif.
Ce texte, l'a-t-il écrit lui-même ? Je ne sais. En tout cas, il a travaillé à son élaboration, et il en a approuvé tous les termes. Il s'agit du rapport intitulé « La lutte contre le racisme », présenté par la Commission nationale consultative des droits de l'homme et officiellement publié par la Documentation française le 21 mars 1991.
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En sa page 5, il est précisé que « les termes » en ont été « adoptés à l'unanimité par la Commission ». Un an plus tard, le Cardinal n'a toujours pas démenti cette « unanimité » qui l'engage personnellement, il n'a pas non plus démissionné de la Commission dont il est toujours membre. La violence unilatérale de ce qui est donc bien son engagement politique se manifeste dans l'esprit général de ce rapport comme dans « les termes » très significatifs employés presque à chaque page. Les hiérarques de l'Église orthodoxe russe sont très vivement contestés pour avoir écrit ou contresigné des communiqués, manifestes et proclamations directement ou indirectement favorables au pouvoir soviétique. Du moins le faisaient-ils sous la contrainte. Le cardinal Lustiger n'a subi en France aucune contrainte physique du pouvoir socialiste. Il était libre de ne pas participer à la Commission gouvernementale, libre de ne pas approuver son rapport au gouvernement. S'il l'a fait, c'est donc bien pour exprimer sa conviction, y manifester sa pastorale politique, y indiquer le sens de son action. Écoutons donc ce qu'il nous y dit.
Question préalable :\
racisme\
et droits de l'homme
On pourrait objecter que le Cardinal n'a pas fait spécialement attention au détail de ce qu'il a contresigné, n'ayant en vue que de s'affirmer globalement « contre » le racisme et « pour » les droits de l'homme, ce qui, à condition de rester dans le vague, est parfaitement honorable.
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Eh bien, examinons.
1\. -- « CONTRE LE RACISME » : assurément le Cardinal a raison d'être « contre ». Mais la *lutte contre le racisme* où nous le voyons militer est la seule « lutte contre » où il soit politiquement engagé. Il ne participe à aucune commission, il ne collabore à aucun rapport dont l'objectif serait la *lutte contre le socialisme.* Or le socialisme, qu'il soit communiste ou seulement marxisant, est aussi funeste et autant rejeté par la doctrine catholique que le racisme ; et en outre il est au pouvoir, tandis que le racisme est fort loin d'y être. Lutter contre le racisme *et ne pas lutter contre* le socialisme, cela implique que l'on trouve le racisme plus dangereux, plus puissant en France, plus insupportable qu'un socialisme qui est pourtant le maître de l'État depuis onze années (et de l'Éducation nationale depuis quarante-huit ans). Cette majoration d'un prétendu péril raciste, cette indifférence à ce que le socialisme accomplit et impose de malfaisant, voilà un phénomène bien étrange, mais enfin c'est une opinion. C'est une opinion politique. C'est une opinion de gauche. C'est celle du Cardinal.
2\. -- « POUR LES DROITS DE L'HOMME » : dans la « Commission nationale consultative des droits de l'homme », il n'est question que des DHSD, les droits non pas de n'importe quel homme, mais de l'homme sans Dieu ; ceux de la déclaration de 1789 ; ceux dont se réclament en commun la présidente-consort Danielle Mitterrand, la propagande communiste, le Grand Orient, le pouvoir socialiste.
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La Commission elle-même est un organe de l'État socialiste, et son rapport officiel, renouvelable chaque année, lui a été impéré par la loi socialo-communiste du 13 juillet 1991, la loi Gayssot-Rocard : il s'agit clairement d'une opération idéologique de l'extrême-gauche communiste et de la gauche socialiste a laquelle le cardinal Lustiger participe librement, selon sa conscience et ses convictions.
De tel ou tel autre évêque français, on aurait pu supposer que sa naïveté et son ignorance avaient été surprises. Du cardinal-archevêque de Paris, on ne peut mettre en doute ni l'information intellectuelle ni l'acuité de l'intelligence. Il sait ce qu'il fait.
*Une hostilité sans égale*
Le rapport est un volume de 246 pages. Il saute aux yeux que les institutions et les personnalités consultées, les témoignages cités, sont tous soit des organes du pouvoir socialiste soit des auteurs ou des militants de gauche. Les publications et les personnalités mises en accusation sont toutes de droite. Cette unilatéralité, cette partialité est massive et quasiment sans exception.
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Cela est d'autant plus frappant qu'il ne s'agit pas simplement d'une mise en accusation intellectuelle et morale, mais bien d'une dénonciation juridique. Selon le pouvoir socialiste et selon la législation en vigueur, le « racisme » n'est plus une « opinion » mais un « délit ». Le rapport rédigé ou contresigné par le cardinal Lustiger insiste d'ailleurs lourdement sur la répression judiciaire d'un tel délit et prône une intensification de cette répression : quand il dénonce non pas seulement des idées mais des personnes ou des groupements nommément désignés, il s'agit donc bien d'une délation publique. Elle ne se limite pas au Front national. On y voit, explicitement dénoncés à la justice par le cardinal Lustiger, jusqu'à des gens comme Jean-Claude Gaudin ou Jacques Médecin (p. 60) et jusqu'à des groupes comme les Scouts d'Europe, les Scouts Godefroy de Bouillon et les Cadets de la Mer (p. 35) ; on y est coupable d'anti-sémitisme du simple fait que l'on « banalise la notion de génocide en l'appliquant aux massacres des guerres de Vendée » (p. 35) ou que l'on mentionne « la notion ascientifique (*sic*) de seuil de tolérance » (p. 33). A quoi l'on pourrait opposer que la notion de « seuil de tolérance » a été invoquée par le président Mitterrand lui-même, et que d'autre part, en fait de notions *ascientifiques,* et même de charlatanisme pseudo-scientifique, le rapport en est plein d'un bout à l'autre. Ce n'est point là ce qui m'occupe pour le moment : mais sa constante *exagération* verbale et son *extrémisme* idéologique. Cette exagération, cet extrémisme sont donc ceux du cardinal Lustiger, expression de sa conviction intime. Intéressant.
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Le Cardinal, en effet, pourrait assurément nourrir une intense hostilité à l'égard, pêle-mêle, des Cadets de la Mer, des Scouts d'Europe, de Jean-Claude Gaudin, du quotidien PRÉSENT et du Front national, après tout pourquoi pas, et de moi-même bien entendu, mais l'intéressant n'est pas dans cette constatation isolée : il faut, pour qu'elle devienne vraiment significative, la rapprocher de l'absence inverse. L'hostilité du Cardinal est sans égale, sans analogue, sans complémentaire, elle est unilatérale, orientée, strictement partisane, il ne manifeste aucune hostilité équivalente à des personnalités, des institutions ou des publications de la gauche socialo-communiste. Même sans extrémisme, même sans exagération semblable, il ne participe (par exemple) à aucune commission des droits de Dieu incitant à la lutte contre l'idéologie maçonnique et le marxisme et réclamant contre eux une répression juridico-policière.
Je n'interroge pas ici sa théologie. Je constate sa politique.
Alors les autres,\
bien sûr...
D'autres évêques ont davantage frappé l'opinion publique par leurs déclarations contre le Front national. Mais, leurs déclarations ne vont pourtant pas aussi loin dans l'engagement politique à gauche que le cardinal Lustiger dans son rapport de « lutte contre le racisme ». Allant moins loin, tout l'épiscopat français se sent à ce sujet en quelque sorte couvert par le cardinal-archevêque de Paris, puisque celui-ci passe (à tort ou à raison) pour le plus réactionnaire d'entre eux, le plus orthodoxe, le plus intimement familier du souverain pontife régnant.
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D'ailleurs il vient de Rome, par le canal d'André Frossard ou par celui de la *Civiltà cattolica,* une rumeur menaçante pour le nationalisme français, marmonnant des choses comme « Jésus a certainement repoussé le nationalisme », « le nationalisme est une religion inversée », il existe une « contradiction radicale entre nationalisme et religion » ([^1]) ; autrement dit, « il ne peut exister de nationalisme chrétien » : la nation oui, le nationalisme non ([^2]). Cette démarche intellectuelle consiste à *condamner un* « *nationalisme* » *défini d'une manière incompatible avec le christianisme, et à étendre comme allant de soi cette condamnation à des nationalismes qui ne se définissent pas du tout de cette manière-là.* Le cardinal Lustrer y contribue de son côté dans son rapport qui assimile le nationalisme français à un racisme. Ainsi se prépare en substance le renouvellement de ce que furent en 1926-1927 le procès et la condamnation de l'Action française : avec comme conséquence prévisible le même désastre pour la France mais aussi pour le catholicisme. Une différence toutefois : l'autorité morale et l'influence politique du clergé sont beaucoup plus limitées aujourd'hui qu'elles ne l'étaient il y a soixante-cinq ans.
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Insuffisante consolation néanmoins, car une renaissance nationale restera toujours bien incertaine sans un clergé nombreux, influent, pieux, pleinement romain et pleinement français. A l'heure où l'européo-mondialisme maçonnique a programmé l'effacement des nations d'Europe, une défense politique est nécessaire, et le « oui » à la nation demeurera tristement platonique s'il est pratiquement neutralisé par un « non » à ce nationalisme défensif, mesuré, civilisé qu'est le nationalisme à la française ([^3]).
*Comme le cardinal Andrieu*
L'idée cléricale d'un retour à la condamnation de 1926 est bien dans l'air romain de la *Civiltà cattolica* et des confidences pontificales sans guillemets rapportées par André Frossard. Cela ressemble plus ou moins à une préparation psychologique. Le cardinal Coffy s'en fait l'écho à sa manière quand il risque l'hypothèse que « le Front national est peut-être la résurgence d'un vieux nationalisme d'extrême droite et du maurrassisme » ([^4]). Le Front national n'est certainement pas cela, ou du moins pas seulement ; mais à coup sûr il a en commun avec l'Action française le culte de Jeanne d'Arc et le nationalisme. Quant à la « résurgence », c'est en tout cas déjà celle des procédés cléricaux de diffamation.
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Les faux du cardinal Andrieu, dans son réquisitoire introductif contre l'Action française en 1926, sont demeurés célèbres, et leur nature de faux caractérisés n'est plus contestée par personne : il accusait Maurras d'avoir proclamé « défense à Dieu d'entrer dans nos observatoires », il l'accusait de réclamer le rétablissement de l'esclavage, et une demi-douzaine d'autres fabrications de même farine. Son honteux réquisitoire n'en reçut pas moins l'approbation et la louange publiques du pape Pie XI, trompé de bonne foi, et qui ne put être détrompé qu'au bout de plusieurs années. Jean-Paul II sera-t-il semblablement conduit à féliciter le cardinal Coffy ?
Le cardinal Lustiger, du moins, ne s'encombre pas de textes falsifiés, il accuse gratuitement : c'est sans aucune citation, sans aucune espèce de justification qu'il prétend que si le Front national est anti-sémite, c'est « sous l'influence de Jean Madiran ».
Voici la « citation » extravagante que le cardinal Coffy fait de Jean-Marie Le Pen :
L'attitude de Le Pen me gêne quand il dit : « Je suis catholique, je crois en Dieu, je condamne ceci et cela au nom de l'Évangile » ([^5]).
Que le cardinal Coffy se déclare « gêné » d'entendre un homme politique dire « je suis catholique » ou « je crois en Dieu », cela le regarde, on sait bien qu'il y a aujourd'hui, comme il y a eu dans l'histoire, des cardinaux de toute sorte.
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Mais il y a autre chose.
Le Pen n'a pas du tout l'habitude de proclamer : « Je condamne au nom de l'Évangile. » Je n'ai jamais entendu une telle parole dans sa bouche.
Certes il est bien difficile d'affirmer qu'il ne l'a *jamais* dite : lui seul pourrait le faire. Même ayant beaucoup lu et beaucoup entendu Le Pen, on ne peut se déclarer absolument sûr que pas même une fois, un jour lointain, par exemple quand il était collégien ou étudiant, il n'a jamais prononcé cette parole-là. Le cardinal Coffy n'appuie d'aucune référence la citation qu'il fait entre guillemets. Or justement : il ne prétend pas que Le Pen l'aurait dit une fois, dont il donnerait le lieu et la date. Il lui reproche une expression courante, il lui impute de dire : « Je condamne *ceci et cela* au nom de l'Évangile. » Ceci et cela c'est donc une formule présentée comme habituelle, ou au moins fréquente, une formule répétée en plusieurs occasions : « Je condamne ceci et cela... » Il s'agit alors d'un faux manifeste. Auteur ou victime de ce faux, le cardinal Coffy s'en fait le propagateur. Sans vérification. Sans aucune preuve. D'autres le citent en se référant à son autorité ([^6]). C'est pourquoi ce faux gardera son nom. Il sera pour toujours « le faux Coffy ».
Et pourtant cela n'est qu'anecdote, sans influence décisive sur le cours des événements. Ce n'est pas parce qu'il a la rage qu'on veut noyer le chien ; c'est l'inverse.
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Ce n'est point parce que l'on avait pris pour authentiques les faux du cardinal Andrieu que l'Action française fut condamnée : les faux démasqués comme tels, l'Action française restera cependant condamnée pendant treize ans. C'est parce que l'on veut condamner le mouvement national en France que l'on fabrique contre lui toutes sortes d'énormités sans être très regardant sur leur authenticité. Le fait politique n'est pas que les arguments allégués et les moyens employés ne soient pas honnêtes ; le fait politique le plus important en l'occurrence est qu'en y employant des moyens honnêtes ou non, la plus grande partie de la hiérarchie catholique milite contre le nationalisme français avec une ardeur pastorale et une violence verbale que depuis au moins un demi-siècle on ne lui a point vues contre le communisme, le socialisme ni le laïcisme. L'exemple spectaculaire du cardinal Lustiger couvre tous les autres dont les excès, par comparaison, paraissent mesurés.
L'accompagnement,\
le dialogue\
et la part de vérité
A l'égard du communisme même le plus stalinien, la hiérarchie catholique en France nous a fait vivre quarante années d'indulgence, voire de connivence. Les apparatchiks léninistes de la CGT, accomplissant leur tâche de « révolutionnaires professionnels », étaient présentés comme de généreux « militants du mouvement ouvrier »,
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il convenait d'*accompagner leur démarche,* de *maintenir le dialogue* et de *discerner la part de vérité* détenue par les doctrines et les revendications de ce communisme que l'on avait antérieurement jugé intrinsèquement pervers. D'ailleurs l'œcuménisme le plus bienveillant se déploie maintenant tous azimuts. Tous azimuts sauf un. Les nationalistes français, et eux seuls, ne sont pas « accompagnés » par l'aimable pastorale d'un clergé attentif à découvrir et à mettre en relief leur « part de vérité » ; ils n'ont pas droit au « respect de l'autre », ils ne bénéficient pas du « refus de l'exclusion ». Le programme du Front national est épiscopalement dénoncé comme « absolument inacceptable » ; parmi les mesures qu'il préconise il n'y en a « aucune », en rien, qui soit recevable, sa logique est « totalement païenne » et « totalement malsaine ». Dans ces expressions manifestement excessives, les évêques réitèrent les uns après les autres des *totalement,* des *absolument* dont l'usage insolite est réservé à la condamnation du nationalisme, le seul en somme qui désormais soit tenu pour intrinsèquement pervers. Toutefois ces expressions violentes demeurent, même dans leur exagération, davantage des insultes que des diffamations, à la différence du rapport co-rédigé et co-signé par le cardinal Lustiger qui, lui, appelle explicitement une répression juridico-policière renforcée sur ses ennemis politiques nommément désignés, le Front national, le quotidien PRÉSENT, Chrétienté-Solidarité, l'AGRIF, l'hebdomadaire *Rivarol,* les Scouts d'Europe, etc., etc.
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Sans aller aussi loin dans l'engagement et la « lutte » politique que le cardinal Lustiger, l'épiscopat français s'affiche tout de même comme un épiscopat de gauche. Il n'est pas de gauche en vertu des sophismes qu'il énonce ou des faux qu'il publie, il n'y aurait alors qu'à les réfuter. Mais non, s'il a choisi de s'afficher à gauche, c'est parce qu'il est mentalement prisonnier d'une bureaucratie et d'une médiacratie où tout le monde est à gauche ; il est coupé du peuple réel des familles et des métiers ; il se renseigne en regardant la télévision ; les plus instruits lisent *Le Monde* et s'imaginent y trouver une « information » que l'on peut croire sur parole. Le cas individuel du cardinal Lustiger est apparemment différent ; qu'importe, il aboutit au même résultat, à la même pastorale, avec davantage d'exagération verbale et d'excès militant : finalement tous favorisent, par action et par omission, des politiques de gauche dont ils n'ont pas aperçu, je suppose, que l'âme secrète, le dessein caché sont non seulement « incompatibles avec la foi chrétienne », mais encore carrément anti-chrétiens. Maritain non plus ne l'avait pas aperçu. C'est qu'il existe une gauche que je dirai innocente, une gauche honnêtement revendicative, modérément égalitaire : seulement, mêlée à elle, il y en a une autre, de même apparence ; mais consciemment ou inconsciemment maléfique. On peut en faire l'analyse. On peut aussi, et plus simplement, tester ces deux gauches d'après leur comportement. Étienne Gilson était de gauche, on pouvait parler avec lui, sereinement, amicalement, nous l'avons fait, et en public ; Maritain était devenu d'une autre gauche, et refusait de parler avec nous, fût-ce de thomisme ; en définitive il ne dialoguait quasiment plus qu'avec les hommes et les idées de gauche.
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Une Église à gauche, une Église dans la mouvance politique de cette gauche-là, cela ne pourra marcher ni au temporel ni au spirituel, cela ne pourra pas durer un siècle, mais pour la seconde moitié du XX^e^, c'est la plus grande infortune, la plus lourde disgrâce ; et la plus grave responsabilité des successeurs actuels des Apôtres.
Jean Madiran.
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Appendice
### Le président de la Conférence épiscopale
De la *Documentation catholique* du 3 novembre 1991, « Événements », page 962 (citation intégrale) :
En employant le mot « invasion » à propos des immigrés, dans l'hebdomadaire *Le Figaro magazine* du samedi 21 septembre et en persistant dans l'émission télévisée « Sept sur sept » dimanche soir, et sur RTL lundi matin, Valéry Giscard a provoqué un tollé dans la classe politique. Mgr Duval, président de la Conférence épiscopale, interrogé le 23 septembre par *La Croix l'Événement,* s'est déclaré « surpris qu'un ancien président de la République emploie une expression aussi ambiguë que celle d'invasion. Parler d'invasion, c'est sous-entendre que nous avons à faire face à des envahisseurs, que nous sommes agressés. Un tel mot ne peut que contribuer à augmenter le climat passionnel qui entoure le débat sur l'immigration...
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La France ne peut, c'est vrai, accueillir tous les étrangers car, alors, elle ne pourrait pas leur assurer une vie digne et décente. Cette question doit donc être posée. *Mais elle mérite mieux que des slogans simplificateurs* »*.* (*La Croix,* 24 septembre.)
Mgr Duval semble avoir ignoré que le terme *invasion* est couramment employé depuis des années, avant même 1981 et l'installation du pouvoir socialiste, par ceux qui contestent la politique d'immigration de la V^e^ République.
Mais le plus surprenant est ailleurs : il est de le voir rétorquer à Giscard d'Estaing que la question « *mérite mieux que des slogans simplificateurs* »*,* comme si, sur cette question, dans cet article, Giscard d'Estaing n'avait rien fait d'autre que de lancer un slogan.
Le président de la Conférence épiscopale paraît croire -- et donne à croire -- que l'intervention publique de Giscard d'Estaing à laquelle il fait référence se serait limitée à l'emploi du « slogan simplificateur » d'*invasion.*
Or l'article de Giscard d'Estaing dans le *Figaro-Magazine* du 21 septembre était un long texte d'analyses et de propositions dont la reproduction intégrale occuperait une douzaine de pages d'ITINÉRAIRES, voire davantage. On peut trouver ses analyses plus ou moins inexactes et ses propositions insuffisantes ou excessives : on ne pouvait honnêtement point insinuer qu'elles n'existent pas et prétendre qu'un article aussi ample et détaillé s'en tenait à des « slogans simplificateurs ».
Si Mgr Duval se permet d'énoncer une telle contrevérité, de la faire publier dans *La Croix* du 24 septembre, de la laisser reproduire identique dans la *Documentation catholique* du 3 novembre,
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c'est manifestement parce qu'il n'a pas étudié lui-même l'article du *Figaro-Magazine* qu'il condamne, il ne l'a vraisemblablement même pas eu entre les mains, sinon il se serait immédiatement rendu compte de sa méprise. Il a dû s'en tenir au résumé tendancieux du *Monde* ou peut-être même à la mise en scène caricaturale de la télévision ; ou alors à une notice méchante et trompeuse de sa bureaucratie ?
Mais que le président de la Conférence épiscopale puisse se permettre d'accuser publiquement un ancien président de la République (de « droite », il est vrai, ce qui autorise tout) avec une telle légèreté intellectuelle et une telle désinvolture morale, cela nous indiquerait suffisamment, si nous avions encore besoin d'en être avertis, que nous autres chétifs, anciens présidents de rien du tout, simples citoyens, simples nationalistes français, chrétiens ordinaires, catholiques du rang, nous ne pouvons espérer être plus honnêtement traités par nos seigneurs princes d'Église, au savoir-faire si expéditif en matière de jugements téméraires.
Et ils ne rectifient ni ne réparent jamais. Dans le présent numéro d'ITINÉRAIRES, on trouvera plus loin la lettre célèbre de l'abbé Berto au cardinal Lefebvre, où il stigmatise un fameux spécimen de la même attitude. Il y en a beaucoup d'autres. On en ferait tout un livre. On le fera peut-être un jour ; pour mémoire.
J. M.
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### Une pseudo théologie biblique contre le Front national
par Guy Rouvrais
L'ÉPISCOPAT français manifeste une opposition militante à l'égard du Front national ([^7]). Il s'en prend plus particulièrement au principe de la préférence nationale qui entend donner aux Français, en France, une priorité d'emploi et de logement.
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Dans l'impossibilité de trouver dans la loi naturelle, la doctrine sociale de l'Église, la tradition, des arguments qui fonderaient cette condamnation, nos évêques ont élaboré une pseudo théologie biblique qui établirait le caractère anti-évangélique du Front national.
Cette « théologie » s'articule autour de deux thèmes :
1. -- L'Écriture enseignerait que le peuple d'Israël fut lui-même « immigré », tout comme Jésus.
2. -- La parabole du Bon Samaritain nous inviterait à voir notre prochain dans l'exclu, le "lointain", le rejeté. Ainsi, la préférence nationale se situerait-elle aux antipodes de la démarche évangélique enseignée par Notre-Seigneur.
En conséquence, les catholiques favorables au Front national s'inscriraient « dans une logique totalement païenne » (*La Croix* du 11 juillet 1991), selon Mgr Joatton, évêque de Saint-Étienne et président de la Commission épiscopale des migrations.
La pseudo théologie biblique que nous dénonçons est bien celle de *l'épiscopat* français. Dans le *Nouvel Observateur,* ce n'est pas seulement en tant qu'évêque de Poitiers que Mgr Rozier s'est prononcé mais également en tant que « *membre de la Commission sociale de l'épiscopat* »*,* exprimant, par conséquent, le point de vue de *l'épiscopat* dont la commission est l'émanation. Et de fait, il ne s'est attiré aucun démenti ni des autres membres de cette commission ni d'aucun de ses frères dans l'épiscopat.
Quant à la déclaration du 3 mai 1991 de Mgr Joatton, président de la « Commission épiscopale des Migrants », déclaration qui contient, entre autres, son propos sur le « peuple d'immigrés qui a été longtemps porteur de la promesse de Dieu », elle a été reprise *in extenso* dans le document émanant de la « Conférence des évêques de France », publié à Noël et intitulé « Le courage de l'espérance ». La Conférence souligne même que le texte de l'évêque de Poitiers garde « son actualité ».
Pour ce qui est de l'autre déclaration de Mgr Joatton, du 11 juillet 1991, sur « la logique païenne », non seulement elle n'a suscité aucune protestation ni même une simple réserve des autres évêques mais, comme nous l'avons vu, Mgr Joatton est toujours considéré comme le plus qualifié pour, au nom de l'épiscopat français, traiter de l'immigration-invasion. -- G.R.
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Nous parlons d'une « pseudo » théologie biblique car il s'agit d'une exégèse qui fait violence à la Parole révélée, c'est une falsification de l'enseignement de l'Écriture sainte à des fins politiques et qui débouche sur une calomnie grave à l'égard des catholiques qui se reconnaissent dans le mouvement national.
\*\*\*
1\. Mgr Joatton affirme : « *Les chrétiens ne doivent pas oublier que Dieu s'est manifesté dans le visage d'un expulsé et d'un réfugié.* »
Un « expulsé » ou un « réfugié », ce n'est pas un immigré. Un immigré s'établit librement dans un pays étranger pour y travailler. Notre-Seigneur ne fit rien de tel. Jusqu'à l'âge de 30 ans il travailla à Nazareth. Son ministère public se déroula dans les limites de l'Israël d'alors, puisqu'il était venu d'abord pour les Juifs : « Je n'ai été envoyé qu'aux brebis perdues de la maison d'Israël » (Saint Matthieu 15 24).
Ce à quoi Mgr Joatton fait allusion, c'est à la fuite en Égypte. Il n'y est pas resté et ne s'y est point établi. Réfugié, certes, il le fut ! Mais le programme du Front national ne prévoit pas de remettre en cause le statut des authentiques réfugiés politiques, ou des persécutés. Il refuse les faux réfugiés politiques qui sont d'authentiques réfugiés économiques, ce que n'était pas Notre-Seigneur.
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Et quand bien même Dieu se serait manifesté dans le visage d'un immigré, qu'est-ce que cela impliquerait pour le chrétien ? Que les immigrés seraient intouchables et qu'il serait moralement illicite de légiférer à leur sujet ? Absurde ! C'est comme si l'on disait que Dieu s'étant manifesté dans le visage d'un charpentier (et pendant 30 ans !), il serait à jamais interdit aux chrétiens de traîner un charpentier indélicat devant les tribunaux.
Mgr Joseph Rozier, évêque de Poitiers, use d'un argument « biblique » analogue (*Le Nouvel Observateur* du 8 novembre 1991) : « ...*C'est une troisième perversion, celle de l'idée de Dieu. Du Dieu de la foi en tout cas. Dans la révélation chrétienne, c'est un peuple d'immigrés qui a été longtemps porteur de la promesse du Dieu de l'alliance.* »
Il n'y a qu'un inconvénient, c'est que *jamais* le peuple biblique n'a été un « peuple d'immigrés ». Au temps d'Abraham, c'était un peuple *nomade,* c'est-à-dire dont le refus de l'enracinement est constitutif de son état. En Égypte, c'était un peuple de *déportés,* à sa sortie, il fut de nouveau nomade, pendant quarante ans. Dans la terre promise, il ne s'est pas installé comme immigré, sollicitant du travail des indigènes, mais comme conquérant, passant par le fil de l'épée les peuples qui y résidaient. A Babylone, les juifs étaient *prisonniers de guerre ou déportés.*
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2\. Mgr Rozier explique en outre : « *D'abord la perversion de l'idée de prochain. J'aime mieux mon frère que mon cousin, mon cousin que mon voisin, etc., répète M. Le Pen. Cela aboutit à l'exclusion de l'autre, de celui qui est différent. Au regard de la foi, de l'Évangile, le prochain est au contraire celui qui porte les traits de la différence, voire de l'exclusion.* »
Même propos de Mgr Joatton : « Au regard de la foi, le prochain, c'est celui qui porte les traits de la différence, de la distance, de l'exclusion, et dont il faut savoir s'approcher. »
La définition du prochain à laquelle NNSS font allusion, nous la trouvons dans l'Évangile selon saint Luc (chapitre 10, versets 25 à 37). Nous reviendrons sur le sens de cette parabole.
En quoi serait-il exclusif d'aimer ses proches et d'exercer la charité à l'égard de ceux qui souffrent ? Certes, l'amour chrétien, parce qu'il est participation à l'amour divin, est universel, il n'exclut personne, mais il n'est évidemment pas en contradiction avec l'affection privilégiée que nous devons à ceux qui nous sont proches. Au contraire ! C'est dans la mesure où nous apprenons, dans le cadre familial, à nous aimer les uns les autres que nous pourrons élargir notre cœur aux dimensions du Cœur divin, englobant tous les hommes.
Mais nous avons bien des devoirs particuliers à l'égard de nos proches. Saint Paul va jusqu'à écrire :
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« *Si quelqu'un n'a pas soin des siens, et principalement de ceux de sa famille, il a renié la foi, et il est pire qu'un infidèle* » (I Timothée 5 : 8). Constatons que la « logique païenne », telle que la conçoit saint Paul, n'est pas la même que Mgr Joatton...
La préférence nationale n'est pas une exclusivité mais une priorité. L'amour de la patrie n'est pas exclusif de l'amour des autres qui n'en sont point : il en est le point de départ. L'universalisme de nos évêques est désincarné, il ne prend racine nulle part.
Le 20 avril 1956, le cardinal Feltin, archevêque de Paris, écrivait :
« L'Église corrige l'interprétation erronée qu'on donne parfois à cette fraternité universelle. Elle déclare en effet que chacun doit aimer particulièrement ceux qui sont nés sur le même sol que lui, qui parlent la même langue, ont hérité des mêmes richesses historiques, artistiques, culturelles, qui constituent dans l'humanité cette communauté spéciale que nous appelons notre Patrie, véritable mère, qui a contribué à former chacun de ses enfants. Elle a droit à un amour de préférence.
« C'est du reste en vivant dans un groupe défini que j'apprends à connaître et à aimer tous les hommes. Je ne m'élève à l'amour de l'humanité qu'à partir de l'amour du prochain le plus proche et la Patrie est le lieu de rencontre privilégié, où les communications entre hommes sont suffisamment faciles, où les problèmes de vie sont assez connexes pour que chacun prenne conscience des problèmes de l'autre.
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« C'est aussi en servant cette communauté nationale à laquelle j'appartiens, au sein de laquelle j'ai été engendré, qui m'a enrichi de corps et d'esprit, que je sers l'humanité. Car on sert la famille humaine en servant d'abord la famille nationale. Ce service peut aller très loin, jusqu'au sacrifice de ma vie personnelle, me commande l'Église. »
Il n'y a rien à ajouter. Sauf peut-être une question : Mgr Joatton osera-t-il prétendre que le propos du cardinal Feltin s'inscrivait dans « une logique totalement païenne » ?
\*\*\*
Revenons à la parabole du Bon Samaritain et à sa définition du prochain.
Remarquons d'abord qu'elle a un sens religieux et non politique. C'est un « docteur de la loi » qui interroge le Seigneur, c'est un « sacrificateur » qui passe, indifférent, puis un « Lévite » ; c'est-à-dire des ecclésiastiques. Elle ne vise pas Hérode ou les zélotes, révolutionnaires de ce temps-là. La leçon n'est pas pour les politiques...
Ensuite, ce n'est pas le Samaritain, « l'exclu », qui est l'objet de la miséricorde : mais c'est lui qui l'exerce. Si nous nous en tenions à l'explication contemporaine de nos évêques, il faudrait en conclure que c'est l'étranger, l'immigré, qui doit faire preuve de sollicitude à l'égard des Français, et non l'inverse ! Enfin la « pointe » de la parabole qui aboutit à la définition du prochain ne comporte aucune connotation politique : -- Le prochain ? -- « C'est celui qui a exercé la miséricorde », ce n'est pas « celui qui porte les traits de la différence, de la distance, de l'exclusion », bien que celui-là, comme tous les autres, doive être l'objet de notre miséricorde dès lors qu'il souffre.
25:809
Il n'y a rien là qui s'oppose à la doctrine politique du Front national, qui se situe sur un autre plan. Jean-Marie Le Pen a cent fois répété qu'il ne s'en prenait pas aux immigrés mais à la politique d'immigration. Il est bien évident que si moi, chrétien, sympathisant du Front national, je trouve sur ma route un homme agressé, gisant dans le ruisseau, je lui porterai secours, sans m'inquiéter de sa race, de sa nationalité, de sa religion. Et je puis, néanmoins, en tant que citoyen chrétien, vouloir *inverser le flux de l'immigration.*
Si -- ce qu'à Dieu ne plaise -- je m'abstenais de porter secours à celui qui a besoin de mon aide, par égoïsme, indifférence, mépris, ce ne serait pas le fruit de la politique que je professe, mais parce que je me serais comporté en pécheur au cœur dur.
Mgr Rozier écrit :
« L'utilisation des valeurs religieuses, de l'idée de Dieu pour étayer les propositions du Front national est une contrefaçon. Une perversion. C'est plus qu'une supercherie, c'est une escroquerie. »
Or, la récupération des Écritures à des fins partisanes, en en falsifiant le sens, est le fait de Mgr Rozier et ses compères épiscopaux : ils veulent, à partir de cette parabole, justifier une certaine *politique de l'immigration* qui ne s'y trouve pas !
Guy Rouvrais.
26:809
La démocratie au bout du fusil
### Interdire *avant* les élections
par Danièle Masson
LA DÉMOCRATIE est-elle au bout du fusil ? C'est la très sérieuse question que pose le *Nouvel Observateur* du 16 janvier à propos de « l'interruption du processus démocratique » qui, en Algérie, a privé le FIS d'une victoire électorale quasi certaine.
L'enquête qu'il mène suscite des réponses violemment opposées. Divergence d'opinions ? Pas vraiment. Équivoque et malentendu plutôt : les uns et les autres ne perçoivent pas la même réalité sous le même mot.
27:809
Pour les uns, il est inadmissible de donner le pouvoir au peuple et de lui en interdire l'usage. Pour les autres, la démocratie est une idéologie qu'il faut imposer.
Selon le sens courant, la démocratie est la doctrine qui place l'origine du pouvoir politique dans la volonté collective des citoyens. Mais dès l'antiquité grecque, l'éloge de la démocratie que Thucydide attribuait à Périclès était ambigu. On pouvait le traduire ainsi : « Quant à la démocratie, elle est ainsi appelée parce que le pouvoir est organisé en vue non de la minorité mais de la majorité. » Mais on pouvait le traduire aussi : « Le pouvoir est organisé par la majorité, non par la minorité. » La préposition employée par Thucydide (*eïs*) marque la destination et non l'origine. La première traduction est donc plus exacte. Mais alors le démocrate peut très bien travailler pour le bonheur et le bien du peuple tels qu'il les conçoit, sans demander au peuple son avis sur sa propre conception du bonheur. La démocratie ainsi conçue ne se distingue pas du despotisme éclairé cher à Voltaire, dont Frédéric II de Prusse et Catherine, tsarine de toutes les Russies, incarnaient l'idéal politique.
Il y a donc deux types de démocratie : la démocratie comme manière d'être des institutions, technique politique, mode de désignation des gouvernants ; et la démocratie comme idéal, Bien suprême et obligatoire, écrin de ce bibelot d'inanité sonore que sont aujourd'hui « les valeurs ».
28:809
Interviewé par le *Nouvel Observateur,* Claude Lefort, naguère auteur d'un remarquable essai sur Soljénitsyne : *L'homme en trop,* exprime bien l'équivoque, l'ambiguïté démocratique : « L'opinion de la majorité, contrairement à une thèse répandue et perverse, ne saurait être un critère absolu pour juger du caractère démocratique d'un régime. »
Pour le commun des mortels, la démocratie, c'est le pouvoir directement ou indirectement exercé par l'opinion de la majorité. Mais pour l'intellectuel de gauche, cette démocratie-là peut avoir des effets pervers : même médiatiquement anesthésiée, même sournoisement ou franchement martelée par la propagande, l'opinion populaire est imprévisible ; seule la contrainte physique ou morale permet de la programmer sans risque de déviance.
Les démocrates ont toujours rusé avec l'opinion populaire. Pour le Rousseau du *Contrat social,* la « volonté générale », critère de la démocratie, n'est nullement l'addition pure et simple des volontés particulières, ni la volonté du plus grand nombre. Elle ne tient pas sa légitimité de l'origine, mais de la destination : la « volonté de tous » ne considère que l'intérêt privé, la « volonté générale » considère l'intérêt commun. Rousseau fonde là une théologie de la volonté générale : le monde de l'intérêt particulier (et de la volonté de tous), c'est le monde du péché ; le monde de l'intérêt commun (et de la volonté générale), c'est le monde de la grâce et du salut. Spontanément, l'homme tend naturellement à l'intérêt privé : alors sa liberté sera dénaturée, transformée, éduquée. S'il demeure rebelle, il sera privé de liberté d'expression :
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« Il importe, écrit Rousseau, pour avoir bien l'énoncé de la volonté générale, qu'il n'y ait pas de société partielle dans l'État et que chaque citoyen n'opine que d'après lui. » Dans les cas extrêmes, la dissidence sera punie par l'exil ou la mort, puisque, écrit Rousseau, « la vie du citoyen est un don conditionnel de l'État ».
Il s'agit donc, selon Rousseau, pour soumettre la volonté particulière du citoyen à la volonté générale, de « le forcer à être libre ».
Pratiquement, qui pourrait bien opérer cette contrainte, sinon un conseil des sages, un aréopage d'éducateurs, chargé de définir le bien et le mal, le vrai et le faux, aujourd'hui « les valeurs » ? C'est aussi l'opinion de Jean Daniel. Il connaît ce qu'il appelle « les pièges de la démocratie », et ne veut pas y tomber. Pour parer à ses pièges, il s'appuie donc sur l'idéal démocratique. La démocratie contre la démocratie.
Jouant l'innocence, il se sert de la déclaration d'une étudiante algérienne : « Eh bien oui, c'est vrai, je mets les valeurs permanentes de notre République au-dessus des humeurs conjoncturelles de la démocratie. » Et il commente : « C'est une nouvelle façon d'opposer république et démocratie. Et l'on retrouve dans cette formule l'esprit qui a conduit à instaurer notre Conseil constitutionnel. » L'opinion majoritaire n'est d'aucun poids si elle ne se conforme pas aux « valeurs ». Bref, tous sont libres, mais certains beaucoup plus libres que les autres.
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Désireux de restreindre la liberté, Jean Daniel sait qu'il ne risque guère d'opposition : la soif d'égalité est plus forte que la soif de liberté, qui, pour reprendre le mot de Tocqueville, est une « passion aristocratique ». Il est commun de « *préférer l'égalité dans la servitude à l'inégalité dans la liberté* »*.*
Expliquant avec mes élèves « la corruption du principe de la démocratie » vue par Montesquieu, je leur montrais comment, selon lui, l'esprit d'égalité extrême était le germe de mort des démocraties, conduisant à l'anarchie, pépinière du despotisme. Je voulais surtout provoquer une de mes élèves. Pétroleuse en jupons, mais plus souvent en Jeans soigneusement déchirés, elle arbore fièrement sur son cartable le mot d'ordre anarchiste « Ni Dieu ni maître », assorti d'un avertissement : « Quiconque met la main sur moi pour me gouverner est un usurpateur et un tyran, je le déclare mon ennemi. » La réaction fuse : « Nous n'avons pas besoin de gouvernants. Je ne veux ni de Mitterrand, ni de Le Pen, ni d'aucun autre. » Comme je lui oppose le proverbe portugais : « Le navire qui refuse d'obéir au gouvernail obéira à l'écueil », elle rétorque : « Pour que l'anarchie soit possible, il faut être éduqué. » Cette candide petite fille, fervente du « Ni Dieu ni maître », n'avait qu'une faim : la faim du maître, la manne de l'éducateur comme un don du Dieu qu'elle refusait.
D'ailleurs Montesquieu n'a-t-il pas tort ? Si le principe de la démocratie est l'esprit d'égalité, il est logique que l'esprit d'égalité extrême conduise, par l'homogénéisation des individus, à la démocratie parfaite.
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Bien sûr, cette égalité n'est pas naturelle. Mais justement le but de nos démocrates de gauche est de briser la nature, et d'interdire, comme Rousseau, les oppositions. Jean Daniel se déclare partisan de l'interdiction du FIS, « à la condition que cette interdiction ait lieu avant les élections et non pas après le succès ». Nous n'avons pas à choisir entre le terrorisme FLN et le fanatisme islamiste. Mais ce qui nous intéresse ici, ce sont les raisons de cette interdiction. Pour Jean Daniel, il sied d'interdire « un parti religieux ». Puisqu'il s'agit de saisir ces insaisissables « valeurs » démocratiques, nous sommes assurés d'un point : elles excluent le sentiment religieux. Comme disait Jean Madiran, la démocratie moderne, « c'est l'athéisme de la légitimité et du devoir ».
Il faut donc oser interdire avant les élections l'allusion est transparente, mais Jean Daniel, grand seigneur, ne la traduit pas. C'est le *Nouvel Observateur* qui pose à Claude Lefort la question : « En France, faudrait-il interdire le Front national s'il menaçait de prendre le pouvoir ? »
La réponse est évidemment positive : « Aucun souci de la légalité formelle ne doit empêcher de barrer la route à un ennemi qui est prêt à détruire nos valeurs fondamentales. » Pour les intellectuels de gauche, on s'en doute, l'élection de Jean-Marie Le Pen serait le pire effet pervers de la démocratie. Même légale, elle ne serait pas légitime. Elle légitimerait un coup d'État. Mais, pour éviter les effets de la frustration populaire, mieux vaut interdire le Front national *avant* les élections : c'est la leçon que la gauche tire du vote algérien.
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Revient donc le vieux débat entre « légalité » et « légitimité » Seulement, l'opposition entre légalité et légitimité ne peut se justifier que si l'on adhère à une morale, ou une métaphysique qui ne dépendent en rien du suffrage : Créon ne peut rien contre Antigone qui invoque le droit imprescriptible d'enterrer ses morts.
En démocratie, en revanche, si l'on n'admet aucune autorité qui n'émane de la nation, légalité et légitimité se confondent. Jean Daniel le sent bien et, pour justifier son désir d'interdiction, il rappelle que le FIS n'est pas démocrate : il faut donc refuser la liberté aux ennemis de la liberté, et ne pas respecter la règle démocratique « jusqu'au point où l'on faciliterait le suicide de la démocratie ».
Ainsi, si la démocratie consiste, par le jeu de l'élection, en l'acceptation de l'alternative, elle comporte, selon Jean Daniel, une limite : l'irréversibilité du régime ; il n'y a pas d'alternative à la démocratie. La démocratie n'est donc pas un moyen, mais une fin, un horizon indépassable, un idéal obligatoire.
Quel idéal ? Lefort le définit ainsi : « La démocratie suppose l'acceptation de la pluralité des intérêts et des croyances, et le respect des droits de l'homme. » Elle implique donc l'indifférentisme religieux, le droit commun des religions, et exclut « tout parti religieux ».
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Les « droits de l'homme » laissent songeur. Si le FIS les ignore, ne connaissant que la charia, on peut difficilement dire que l'État FLN, qui ne dispose pas de la souveraineté populaire, pratique le terrorisme, n'hésite pas à tirer massivement sur son peuple, est respectueux des droits de l'homme.
A moins que les droits de l'homme soient tout autre chose que le respect de la liberté, de la dignité, de l'intégrité physique de l'homme.
Jean Daniel et Claude Lefort nous aiguillent quelque peu : il convient d'interdire « un parti religieux », il convient d'établir comme un dogme l'indifférentisme religieux. La croyance religieuse ne peut être admise que comme un mini-phénomène culturel, sans plus de conséquence que de porter le kilt ou de danser le bouzouki. Mais si la croyance religieuse devient elle-même fondatrice de morale, si elle imprègne les manières d'être, d'agir, et de penser, elle entre en rivalité avec les valeurs des droits de l'homme, qui se confondent avec l'idéal démocratique. Si Tocqueville voyait dans le christianisme une sorte de garantie de civisme, antidote contre les maladies de la démocratie, il constatait aussi que les siècles démocratiques ressentent un « dégoût presque invincible pour le surnaturel ». Car, dans la mesure où la démocratie devient un idéal religieux, toute religion lui est ennemie.
L'idéal démocratique est contenu dans la réponse que donnait Kant à la question « Was ist Aufklärung ? » « Qu'est-ce que les Lumières ? La sortie de l'homme de sa minorité !... Minorité : c'est-à-dire incapacité de se servir de son entendement sans la direction d'autrui. »
34:809
Adulte trouvé qui meurt célibataire, l'homme des Lumières, par un long affranchissement qui va de la Réforme aux philosophes du XVIII^e^ siècle, s'émancipe de tout ce qui pourrait entraver son indépendance : Dieu, famille, patrie. C'est pourquoi Montesquieu a tort de dire que l'esprit d'égalité extrême corrompt la démocratie, et qu'elle meurt lorsque sont méprisées les inégalités naturelles et qui ne dépendent pas du suffrage respect à l'égard des vieillards, des pères, des maris, des maîtres. Le vrai père, c'est désormais l'État, et l'individu est seul face à lui.
Ma petite élève, contre Montesquieu, n'avait pas tort : la démocratie moderne, c'est « Ni Dieu ni maître ». A condition d'ajouter que le propre des inégalités naturelles étant de renaître sous les décombres, il faut des maîtres pour forcer l'homme à être libre de cette liberté qui consiste à ne vouloir « ni Dieu ni maître ». C'est ce que mon élève appelle éducation, c'est ce qu'on appelle, aussi bien, démocratisation. Démocratisation incessante, car l'être abstrait, intemporel, universel est contre nature, et la nature repousse comme une hydre.
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Cet homme abstrait, intemporel, universel suppose que l'idéal démocratique ignore les frontières. Il est donc logique, de même qu'Athènes démocrate se voulait « l'école de la Grèce » tout entière, et imposait des régimes démocratiques à des peuples qui n'en voulaient pas, de même que la France révolutionnaire prétendait exporter en Europe, par les armes, sa révolution clés en main, qu'aujourd'hui, au nom du « devoir d'ingérence », la France mitterrandienne prétende exporter les « valeurs démocratiques », fût-ce contre la volonté populaire.
La démocratie moderne est bien au bout du fusil.
Danièle Masson.
36:809
## CHRONIQUES
37:809
### Sur les origines de l'antisémitisme
par Judith Cabaud
A peu près tous les cinquante ans, on voit paraître de nombreux bilans sur l'antisémitisme et à chaque génération, leurs auteurs se croient plus éclairés sur le sujet que leurs prédécesseurs. Pour parler de cette question épineuse, on commence toujours par ce qui est plus proche dans le temps : ainsi aujourd'hui l'actualité d'un cimetière comme celui de Carpentras, bien qu'il se soit révélé être un faux incident ; le Carmel d'Auschwitz pour lequel les juifs attendent sans justification des excuses ; le problème de la non-reconnaissance de l'État d'Israël par le Vatican pour des causes « inter-religieuses » parmi lesquelles la part musulmane est non négligeable, sans parler naturellement de l'holocauste nazi qui plane encore ignominieusement sur notre vingtième siècle finissant.
38:809
Pour toutes ces raisons d' « actualité » ou d' « actualisation », on fait facilement un amalgame défavorisant en général la Chrétienté où l'on ne distingue plus les éléments vrais devenus les tabous d'un antisémitisme faux.
\*\*\*
Il est aisé de démontrer que l'antisémitisme ne commença pas en même temps que l'Église catholique, mais encore faut-il accepter de considérer les faits historiques auxquels l'Ancien Testament fait souvent allusion : la captivité de Babylone ou la persécution des Grecs ou des Perses. Tout cela est bien antérieur à la fondation de l'Église romaine. Mais combien d'âmes sans vrai catéchisme aujourd'hui vivent encore dans l'ignorance et croient aveuglément tout ce que débitent les médias ?
Ainsi depuis environ cinq millénaires, depuis qu'Abraham entreprit de conduire le peuple juif au pays de Canaan, l'antisémitisme naquit-il spontanément du seul fait de l'exclusivisme des juifs à l'égard des peuples non juifs. Ce ne fut pas seulement un événement culturel suscité par des différences linguistiques, comme par exemple pour le « barbare » qui ne parlait pas le grec aux yeux du monde hellénique. Dès le début, du côté juif, on se distinguait des non juifs par la foi en un seul Dieu, unique et éternel, et une Loi garantissant une moralité à toute épreuve.
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Cependant, pour expliquer l'hostilité du monde envers les juifs, il convient d'en examiner les deux aspects fondamentaux : l'*antisémitisme racial,* celui de Nabuchodonosor, par exemple, que l'on retrouve chez Hitler, et l'*antisémitisme religieux* à l'intérieur duquel il faut distinguer le judaïsme ancien du judaïsme moderne.
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D'abord, du point de vue racial, l'antisémitisme est sans véritable fondement. A l'origine, les Hébreux étaient un peuple parmi les peuples sémites, les *Ibhri* en égyptien, « ceux qui ont passé le fleuve », en somme, ceux qui ne se contentaient pas de leur sort ou qui cherchaient autre chose. Parmi la descendance d'Abraham, on ne fait pas cas du pedigree des femmes épousées par les douze fils de Jacob. Elles apportaient vraisemblablement dans leur corbeille de mariage les chromosomes des habitants de la Mésopotamie ou de la Judée, de l'Assyrie ou de la Basse Égypte. Tous les sémites n'étaient pas des Hébreux, mais les Hébreux, à l'origine, étaient principalement des sémites. Demandez aujourd'hui à un Libanais ou à un Iraquien s'il se sent concerné par l'antisémitisme, il haussera les épaules. Pourtant, si on veut parler strictement d'une race...
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Par ailleurs, et ce qui ne facilite pas les choses, c'est qu'au cours des siècles, de par sa dispersion et même son prosélytisme dans certains pays comme en Russie au Moyen Age, le peuple juif s'est plus ou moins assimilé avec les habitants d'Europe, d'Afrique et d'Asie. De nos jours, un juif russe ne se reconnaît nullement en ses frères sépharades du Maroc ou de la Tunisie. Il n'est donc pas possible de parler d'antisémitisme racial au même titre où l'on parle de racisme anti-noir, blanc ou jaune. Tout le programme des nazis, basé sur l'élimination d'une race juive hypothétique au profit d'une race aryenne aux cheveux blonds et aux yeux bleus, tombe à l'eau.
\*\*\*
Ce qui distingue par contre le peuple juif aujourd'hui comme hier demeure d'ordre spirituel : le monothéisme, la croyance en la Loi, en l'immortalité de l'âme. L'antisémitisme religieux est donc la véritable pierre de touche de l'exclusivisme et de l'intolérance des juifs à l'égard de monde païen : cause première des conflits des Hébreux avec les autres peuples tout au long des récits de l'Ancien Testament. De plus, ne pas adorer les idoles des peuples environnants signifiait ne pas céder aux autorités païennes.
Jusqu'aux valeureux Maccabées, les choses paraissaient donc claires et nettes. Et de toute manière, Yahvé, Dieu unique et tout-puissant, se montrait infiniment plus efficace que les idoles pour les enfants d'Israël, Il alla jusqu'à écarter les flots de la mer Rouge, protéger et nourrir son peuple dans le désert, l'établir sur ses terres et lui faire remporter des victoires sur ses voisins.
41:809
Le côté spectaculaire de ces faits fit oublier à maintes reprises sa véritable destinée au petit peuple juif. Car ce judaïsme ancien fondé sur la Loi, la Torah, révélée par Dieu à Moïse sur le mont Sinaï, devait prévaloir *en attendant* le Messie-rédempteur promis par Dieu aux hommes depuis le récit de la Genèse. Cette Loi n'était donc pas une fin en soi, mais un mode de vie en attendant mieux. Les prophètes le disaient de siècle en siècle. Mais pour le peuple il fallait vivre au jour le jour, se défendre contre les païens. Après on verrait bien.
\*\*\*
Puis on a vu. Un certain Jésus de Nazareth mit fin à leur bonne conscience. La pureté de l'homme préconisée par la Torah devait être autant intérieure qu'extérieure. Sinon on pouvait facilement n'être qu'un « sépulcre blanchi ».
Pourquoi ne reconnurent-ils pas le Messie-rédempteur en la personne de Jésus-Christ ? Celui-ci avait accompli les prophéties de l'Ancien Testament et effectué des miracles. Un coup monté ? En quel but ? Ou est-ce que ce sont les Romains qui auraient tout manigancé ? Diviser pour régner Jérusalem sera nôtre et la Méditerranée deviendra vraiment *Mare nostrum.*
-- Mais le Nazaréen ressuscita un mort avant de se ressusciter lui-même.
-- Cela change tout.
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On connaît le récit des Évangiles. Il s'agit de comprendre pourquoi Israël refusa le Messie tout en l'attendant ailleurs. C'est le fond de l'affaire de l'antisémitisme.
\*\*\*
D'abord, tous ne refusèrent pas. Comme on le sait, tous les premiers chrétiens étaient des juifs, à commencer par Notre-Seigneur, la Vierge Marie, saint Joseph, tous les apôtres ainsi que les foules qui les suivaient partout. La nation juive se trouvait ainsi déchirée entre ceux qui acceptèrent et ceux qui refusèrent. Parmi ces derniers qui considérèrent celui qui se faisait appeler le « roi des juifs » comme un imposteur, il y eut une subdivision : un premier groupe de ceux qui rejetaient les vérités enseignées par Jésus et les miracles accomplis en leur présence. Ce groupe, composé de Pharisiens, était réduit mais tout-puissant (nous verrons bientôt pourquoi). Puis un deuxième groupe de juifs qui étaient trompés par les premiers (et nous verrons combien ils continuent de l'être).
L'influence des Pharisiens était surtout d'ordre politique. Leur heure de gloire datait de la fin de la captivité de Babylone (vers 538 av. J.-C.) lorsque les juifs, revenus de déportation et se trouvant à nouveau à Jérusalem, voulaient se protéger du monde extérieur et païen. Cette séparation fut concrétisée par un mur de fortification (sorte de mur de Berlin avant la lettre, sans doute) et les Pharisiens étaient, d'une certaine manière, les gardiens de ce « rideau de pierre » destiné à protéger l'orthodoxie ; d'où le nom même de « Pharisien » qui signifie « séparatiste ».
43:809
Si donc à l'époque du Christ ces juifs attendaient un Messie, celui-ci devait être, en toute logique, un Messie temporel. En escamotant la notion de « serviteur souffrant » annoncé par les prophètes, les Pharisiens prêchaient un nationalisme religieux, une restauration de l'indépendance nationale juive, donc la libération de l'occupant romain par la montée irrésistible d'un roi d'Israël qui confondrait à jamais tous les ennemis du peuple juif.
Le judaïsme ancien avec sa révélation, sa Loi et ses prophètes, céda le pas devant le désir de réussite temporelle de la nation juive.
\*\*\*
Le judaïsme moderne est né au lendemain de la Passion et de la Résurrection de Jésus-Christ. Celui-ci, juif Lui-même, désirait non pas abolir mais accomplir la loi ancienne. Messie souffrant comme celui des Écritures, son « royaume », disait-il, « n'était pas de ce monde ». Des juifs fidèles et sincèrement religieux, par milliers, reconnurent le message de ce Messie et beaucoup crurent en Lui. C'est saint Jean qui le dit. Ces « conversions », à proprement parler, étaient des actes d'adhésion qui signifiaient l'accomplissement religieux de juifs croyants qui ne confondaient pas la prise de conscience spirituelle de l'homme avec l'ambition politique et temporelle d'une nation, si légitime soit-elle.
44:809
Très vite, la Synagogue chercha à exclure ces juifs messianiques et croyants. Sur le plan théologique, elle justifia cette opposition à Jésus en l'accusant d'imposture et de blasphème. Ne prétendait-il pas que son autorité dépassait celle de Moïse et d'Abraham ?
Les Pharisiens craignaient la « contagion » répandue par ces Juifs-chrétiens, et vingt ans environ après la chute de Jérusalem en l'an 70 de notre ère, devant une nette augmentation de « conversions » au christianisme, les rabbins décidèrent d'instituer une prière-anathème qui excommunia les juifs ayant embrassé la foi dans le Christ. Cet anathème fut inséré dans les offices de toutes les synagogues du monde juif. Ce fut un élément décisif dans la rupture entre Juifs-juifs et Juifs-chrétiens, car ceux-ci étaient ainsi facilement repérables par leur refus de prononcer les paroles de cette prière.
L'apôtre Jean, d'ailleurs (12 ; 42), nous assure que beaucoup encore croyaient en Jésus-Christ mais qu'ils n'osaient pas se manifester à cause des Pharisiens et de l'excommunication qu'ils risquaient d'encourir.
Quelques années plus tard, pendant une période très courte, un faux Messie se proposa en Israël en la personne du général d'armée Simon Bar-Kokheba. Héros militaire de l'époque, celui-ci persécuta ouvertement ceux qui refusaient de l'accepter comme « celui qui devait venir ». Après la défaite de Bar-Kokheba devant les Romains en 135, cependant, une rupture irrémédiable avait été effectuée entre ces deux courants chez le peuple juif.
45:809
La pression des rabbins ayant imposé la « prière-excommunication » contre les Juifs-chrétiens, l'interdiction de lire les Évangiles, de s'associer avec les chrétiens ou d'en épouser, furent autant de contraintes exercées sur le peuple juif par leurs autorités religieuses. Et pour satisfaire leur éventuelle curiosité concernant les vies de Jésus et de la Sainte Vierge Marie, certains talmudistes du Moyen Age écrivirent des bribes d'une histoire chrétienne diffamante que l'on retrouve dans un livre allemand du IX^e^ siècle, intitulé en hébreu : *Toledoth Jeshu,* une généalogie imaginaire de la sainte famille dans laquelle Jésus est qualifié de « magicien », quand ce n'est pas de « menteur », la Vierge Marie maltraitée et traînée dans la boue, jusqu'à prétendre que son divin fils ne fut qu'un enfant illégitime...
Devant ce tableau affligeant de mensonge, on comprend mieux le comportement et les réactions de méfiance du peuple juif, au sortir des ghettos où ils vivaient volontairement au Moyen Age pour éviter la « contamination » avec le Christianisme, et ignorant complètement la vérité libératrice sur le Christ Jésus.
De plus, dans les siècles récents, on sait comment le peuple juif fut injustement persécuté, jusqu'aux abominables camps de concentration d'Hitler. Aujourd'hui encore c'est un peuple « martyr » en quelque sorte, mais martyr de la *désinformation religieuse.*
46:809
Car deux formes d'antisémitisme religieux subsistent dans le monde aujourd'hui : la première est celle de *la Synagogue qui cache toujours la vérité aux juifs* en se dissimulant derrière le paravent des persécutions païennes des nazis ; la seconde est celle de l'*Église post-conciliaire* qui a *refusé d'évangéliser les juifs au nom d'une tolérance mal comprise.* Eh quoi ! Doit-on prêcher l'Évangile aux Africains, aux Chinois, aux Esquimaux et pas aux Juifs ? Doit-on baptiser toutes les nations *sauf* Israël ?
Et au lieu de chercher les vraies raisons de l'antisémitisme religieux, on culpabilise le vieux fourre-tout : l'Église catholique romaine, fragile édifice d'un royaume qui n'est pas de ce monde.
\*\*\*
-- Comment donc ? Et l'Inquisition ? Et les ghettos ? Et Shylock ? Et « Le Vicaire » ? Aujourd'hui encore le Carmel d'Auschwitz et les méchantes gens à qui les médias appartiennent et qui disent « Le Vatican est antisémite par définition. Le pape aussi. Forcément : le pape est polonais, les Polonais sont antisémites, donc... »
Et ainsi va le monde au gré du mensonge institutionnalisé.
Ce n'est pas en admettant une fausse culpabilité, ni un œcuménisme à sens unique, que l'on s'achemine vers la vérité, même si l'on veut rayer ce mot du dictionnaire. Il faut réunir les hommes de bonne volonté (plus rares que l'on croit) pour mettre en route un processus de vérité de part et d'autre.
47:809
La « tolérance » (mot sécularisé, issu de « charité ») entre juifs et chrétiens sonnera toujours faux si, dans le respect de l'autre, le désir de vérité reste absent. Pour éviter l'écueil du « chacun sa vérité », quelques théologiens intelligents pourraient nous définir, à ce propos, le discernement entre ce qui est relatif et ce qui demeure absolu.
Puissions-nous ensuite regarder ensemble les faits historiques concernant l'antisémitisme avec notre foi en Dieu ainsi qu'avec des cœurs d'enfants.
Judith Cabaud.
48:809
### Alice et le Dodo cyclopède
*Analyse d'une révolution pédagogique*
par Hervé de Saint-Méen
La récente loi d'orientation du 10 juillet 89 ([^8]) qui, après avoir été « appliquée » -- au forcing -- dans 33 départements privilégiés en janvier 91, est étendue à la France pédagogique entière à partir de janvier 92, n'est pas une réforme au sens exact du mot, mais une révolution totale. A la fois dans ses postulats, ses moyens, ses voies et ses objectifs. Aux nombreuses inquiétudes, angoisses, interrogations qu'elle a suscitées, tant venant des enseignants que des parents, il n'a été répondu que par des propos lénifiants, du genre « ne vous en faites pas, ça marchera quand même ».
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Nous citerons en exergue à cette étude qui ne se veut ni exhaustive ni critique, mais posant un certain nombre de questions, cette prophétique formule d'Alexandre Vialatte qui nous paraît résumer exactement le trouble qui s'est emparé de tout l'appareil éducatif français :
« Les moutons ont mangé du cresson ([^9]), les mangeurs de ce cresson ont attrapé la douve. Comme des moutons. Ils ont le tournis. Tout le village est en train de tourner, je ne sais trop où, depuis trois jours, autour de ses murs, le maire en tête, suivi des notables, des commerçants, du boulanger, des enfants, des mères de famille. On ne sait pas quand ça s'arrêtera. C'est un spectacle lamentable. » (*L'Éléphant est irréfutable.*)
#### I. -- L'assassinat de Jules Ferry
J'ai assisté il y a peu à une conférence sur la « réforme » scolaire de M. Jospin. C'était très intéressant. Un inspecteur de l'enseignement primaire expliquait qu'en fait ce n'était pas une « réforme », que de toute façon cette « réforme » était impossible et utopique. Et que cette réforme, qui n'existait pas et qui était impossible, on l'appliquerait néanmoins lentement mais sûrement. Parce que c'étaient des gens sérieux et au courant qui l'avaient pondue.
L'essentiel de cette « Nouvelle Politique pour l'École » (NPE), telle que l'a pompeusement intitulée un ministre pompeux et pompier, réside dans ce postulat incontournable : « Chaque enfant se développe à son rythme propre. »
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Il est toujours réconfortant de voir à quel point les gens qui nous gouvernent vont au fond des choses, ont le regard lucide et la parole précise. « Le fond des mers est toujours humide », disait Vialatte. En fait ils voient d'un coup d'œil aigu l'évidence qui crève les yeux de tous. Partant de là, comme le ministre était de toute évidence inspiré ce jour-là (conférence de presse du 15.02.1990 parue au Bulletin Officiel de l'Éducation Nationale le 1.03.90), il a ajouté ceci : « Ce n'est plus l'enfant qui doit aller à l'école, mais l'école qui doit aller à l'enfant ! » Belle formule, redondante, calquée sur Paul Féval : « Si tu ne vas pas à Lagardère, Lagardère ira à toi », -- ou au contraire sur le fameux : « Si Mahomet ne vient pas à la montagne, la montagne viendra à Mahomet », bien dans la ligne de l'information-spectacle, si justement stigmatisée, avec quelle belle rigueur, le 10 octobre 1991, au congrès de la presse, à Montpellier, par le propre patron de M. Jospin, le Chef de l'État, M. François Mitterrand lui-même.
Un jour, ils s'apercevront, comme ça, tout à coup que la terre est ronde ([^10]). Alors ils feront une loi d'orientation de 125 pages, obligeant la terre à être ronde... Et toutes les terres environnantes. Avec les décrets d'application un an plus tard : ce sera la rotondisation de l'univers.
Tel est le maître-mot de cette « réforme » qui ne veut pas en être une. -- En fait, c'est vrai, ce n'est pas une réforme, c'est une vraie révolution, un changement complet de perspective, une implosion de l'école égalitaire voulue par Jules Ferry -- « l'école *méritocratique* de Jules Ferry, où les enfants issus de familles déjà instruites ont un avantage sur les autres, mais qui n'empêche pas un grand nombre d'enfants doués des milieux populaires d'accéder aux plus hauts diplômes ». ([^11])
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L'école égalitaire de Jules Ferry avait ses défauts. Mais aussi ses qualités. Le sérieux, la rigueur, trop de rigueur, une rigueur quasi militaire (avant mai 68 et les Barbus). Mais elle avait ses vertus, et les résultats. On l'a remplacée par quelque chose qui n'existe pas encore, la réforme des Cycles, une utopie inégalitaire basée sur le constat cité plus haut. Cette école inégalitaire de M. Jospin part du même postulat démocratique et républicain (il peut se discuter, mais il se défend, et il s'applique) : tous les citoyens, ayant les mêmes droits, ont droit à la même instruction. Or, on a constaté que le point de départ étant identique, le résultat à l'arrivée est tout différent. Les uns passent le bac, ou la licence ou la maîtrise ou l'agrégation. Les autres entrent à l'usine ou au supermarché comme caissière ou pour ranger les boîtes de lait demi-écrémé. L'égalité a disparu en route.
Même parmi ceux qui collectionnent les diplômes, les uns deviennent ministres ou millionnaires (c'est parfois la même chose), d'autres croupissent dans un laboratoire ou un bureau sous un chef grincheux qui ressemble à Coluche, d'autres encore finissent clochards sous les ponts. C'est qu'il y a d'autres « paramètres » que la quantité, déversée, d'instruction obligatoire, sur ces chères têtes blondes, brunes, bouclées ou frisées, et que tous ne digèrent pas de la même façon, même à égalité de dons (on doit dire de « facultés » car le mot « don » est devenu tabou, à notre époque de liberté d'expression). En 1989, nous avions pris l'habitude de poser la question suivante :
« Qu'est donc, selon vous, le monument le plus significatif de la Révolution française ? »
J'ai obtenu en nombre pratiquement égal les deux réponses : la Bastille, la guillotine. A égalité, ce qui a un considérable intérêt qualitatif.
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Ceux qui répondent la Bastille -- qui n'est pas un monument significatif, mais plutôt un dé-monument significatif ; significatif par son absence, sa destruction et sa vente par le citoyen Palloy ; c'est un monument en creux par son inexistence progressive suite à la Révolution. (Le citoyen Palloy, d'ailleurs, après l'avoir dépecée et vendue comme une vieille haridelle, obtint l'adjudication de la construction de trois prisons à la place. A la différence de la Bastille qui était la prison de la tyrannie, celles-ci étaient les prisons de la liberté et de la fraternité. Donc baptisées et justifiées !) -- ceux qui répondent la Bastille sont donc les bons esprits conformistes qui pensent « bien », à qui échappent toutes les malicieuses méchancetés ci-dessus et qui croient tout ce qu'on leur dit (Victor Hugo : « La destruction de la Bastille est la destruction de toutes les Bastilles. »). Et il en faut dans toutes les sociétés et sous tous les régimes pour construire et maintenir, sinon la société s'écroulerait sous le venin corrosif et délétère des sceptiques et critiques impénitents et impertinents. C'est ainsi que les camps de la mort, que les Alliés fermèrent (heureusement ! m'empresserai-je d'ajouter de peur qu'un conformiste n'allât s'imaginer que j'en fais l'apologie) en Allemagne et Pologne, furent remplacés par ceux où périrent des milliers de soldats allemands prisonniers de guerre dans l'indifférence ou, au mieux, dans l'ignorance qu'on reprochait précisément à ces mêmes Allemands ([^12]), par ceux où s'illustra le sinistre Boudarel.
Mais on ne doit pas le dire ; on ne doit pas le savoir. Cela infirmerait le dogme sacro-saint du Droit des Démocraties à faire la leçon à l'Univers au nom du Droit du plus juste, alors que c'est le Droit du plus fort. Parfois le monde vacille, comme en ce moment, et les bons deviennent les mauvais, mais pas tous, et Fidel Castro, qui ressemble de plus en plus à l'abbé Pierre, à moins que ce ne soit l'inverse, semble de plus en plus isolé sur son rocher dévasté.
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Ceci pose d'une autre manière le problème de l'Instruction. Celle-ci est-elle un catalogue d'idées reçues dictées par le pouvoir, pour sa conservation, ou le développement de l'esprit critique ?
Ceux qui répondent la guillotine sont précisément les esprits critiques, malicieux, suspects d'ailleurs de penser mal -- qu'ils approuvent ou non l'invention du bon docteur Guillotin. C'est une question de lucidité et d'angle de vue, sinon d'angle de coupe.
« La nouvelle politique se propose, comme le stipule la loi d'orientation dans son article premier, « d'organiser » le service public de l'éducation en fonction des élèves ([^13]) et de « promouvoir », ainsi qu'en dispose l'article 4, un « enseignement adapté à leur diversité par une continuité éducative au cours de chaque cycle et tout au long de la scolarité. Il s'agit de mettre plus résolument l'enfant au cœur du système éducatif et de permettre une adaptation plus fine à chaque cas particulier. Ainsi la prise en compte de l'hétérogénéité des élèves recentre l'action du maître tout autant sur celui qui apprend que sur ce qu'il doit apprendre » (p. 11-12 de *Les Cycles à l'École Primaire,* publication du Ministère).
Si l'action des maîtres n'était pas autant centrée sur celui qui apprend que sur ce qu'il doit apprendre, c'est que la formation des enseignants a été bien négligée depuis pas mal de lustres ! Il est difficile de croire que c'est bien là le sens de cette phrase qui ne sert qu'à justifier en réalité l'installation de la théorie des cycles.
Car le mot « Cycles » est devenu la pierre de touche, le sésame ouvre-toi de ce changement. « La notion de cycle est une notion pédagogique fonctionnelle étroitement liée à *l'évolution de l'apprentissage* de chaque enfant et à l'évaluation de ses acquis » (cf. cit. page 12).
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Pour le ministre, c'est là la panacée universelle pour toutes les maladies qui aboutissent à l'échec scolaire « Les cycles c'est plus souple », « chaque enfant va à son rythme », « plus de redoublement, plus d'échec »,
(« RIEN N'EST PLUS HYPOCRITE ET MENSONGER », Commente majusculairement l'École Syndicaliste, organe de FO, dans son numéro de septembre 90).
Ceux qui ont eu la chance de lire Henri Charlier (*Culture, École, Métier*) croiront retrouver dans la récente loi d'orientation nombre de notions et de concepts d'éducation qu'il avait effectivement dégagés, mais qui, ici, tournent à vide, sont détournés de leur portée pratique pour une seule et unique raison. Il faudrait, avant toute réforme, révolution, bouleversement ou renouvellement pédagogique, « enlever de l'école les professions et les âges qui n'ont rien à y faire » et ne pas prolonger, pour résorber en partie le chômage, l'âge de la scolarité obligatoire. « C'est en 1965 que les enquêtes sociologiques situent la soudaine prise de conscience par les parents de la vertu anti-chômage d'études prolongées dont ont résulté un gonflement d'apparence irrépressible du nombre de lycéens et une modification de l'atmosphère des classes devenues beaucoup plus hétérogènes... » (J.-P. Clerc, in *Le Monde de l'Éducation*)*.*
Il faudrait pratiquer la priorité nationale... Henri Charlier préconisait le retour au réel, par l'atelier, le grand air, la considération des acquis et du cursus personnel de chaque enfant à l'intérieur d'un petit groupe -- à dimension familiale -- et à condition de modifier la structure elle-même de la classe et de l'école. Ici nous restons en classe, jusqu'à 16 ans, sans distinction de goûts, de facultés, d'aptitude et de nationalité. En conséquence il est impossible -- comme l'avait fait remarquer le conférencier -- de faire travailler l'élève à son rythme personnel en considérant uniquement ses acquis, ainsi que le propose fortement -- sans l'obliger absolument -- la NPE ([^14]).
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Car pour cela il faudrait presque donner des leçons particulières. Ne parlons pas des banlieues envahies ! C'est la mort de Jules Ferry ! Et plus qu'on ne croit. Pas du tout par une formule polémique ! On n'a pas remarqué que l'École Obligatoire -- l'obligation scolaire elle-même -- clé de voûte de l'Éducation Nationale ne se tirera pas indemne de ce naufrage. On n'a pas remarqué que si « chaque enfant doit progresser à son rythme », il est indifférent que les parents lui fassent manquer selon leurs convenances un ou plusieurs jours, une ou plusieurs semaines. Puisque le maître, sacré d'ailleurs Professeur des Écoles, au moment où l'on sape sa dignité et la stabilité de sa fonction, doit de par la loi -- disons même la « force injuste » de la Loi d'Orientation -- le faire travailler à son rythme, à sa cadence. Qui ou quoi l'empêchera de manquer ?
Sûrement pas l'impératif catégorique.
Ce qui était le motif principal de l'obligation scolaire, les uns, les adversaires de l'École Laïque, le dénonçaient comme une mainmise sur la totalité des jeunes esprits français à endoctriner laïquement, les autres plus délibérément optimistes y voyaient une libération des tâches imposées à de jeunes enfants au détriment de leur santé morale et physique en même temps qu'un moyen de s'élever socialement. Le diable porte pierre. La présence assidue et journalière des enfants, de tous les enfants de 6 à 16 ans sur les bancs de l'École, qui sont d'ailleurs maintenant des petites chaises, est désormais caduque, même si elle est inscrite dans les textes, logiquement et contradictoirement condamnée par les Cycles.
On ne l'a pas assez -- pas du tout -- remarqué dans les rangs de ceux qui se posent traditionnellement en défenseurs de ceux qui sont soumis à l'oppression, et surtout à l'oppression des plus faibles, des plus démunis, des enfants.
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Certes, l'École de Jules Ferry n'est pas complètement morte. Elle survivra quelque temps encore, ici ou là, au gré des entêtements, des habitudes, de la routine. Les cycles doivent être définitivement en place en janvier 93. Dans cette vue on fait du forcing dans les Académies. D'ici là, se dit l'instituteur, la loi aura changé, ou le ministre, ou moi je serai parti. Version moderne du Charlatan de La Fontaine (Livre VI, Fable XIX) « Avant l'affaire » : « Le Roi, l'Ane ou moi nous mourrons. »
*Le cadavre bouge encore*
Et puis il ne faut pas être sottement négatif. Il y a beaucoup de choses de la NPE qui se faisaient déjà dans l'ancienne École qui vient de décéder sous les coups conjugués du Ministère, de la FCPE et du SNI. D'abord les classes ne disparaîtront pas comme cela. Elles subsistent en tant que structures encadrées par les cycles, ensuite les pratiques pédagogiques ne sont pas vraiment nouvelles. Elles sont simplement systématisées. « La notion de cycle donne simplement une cohérence qui existe ici ou là. Aussi les maîtres peuvent-ils trouver dans ce qu'ils font déjà ou dans les pratiques de leurs collègues des moyens de s'adapter à la diversité de leurs élèves, comme par exemple : -- la pédagogie différenciée -- la constitution de groupes de besoins ou de compétences -- les ateliers autour d'une activité, comme ceux que les enseignants des écoles maternelles organisent depuis fort longtemps -- les classes à plusieurs niveaux, en zone rurale, qui réunissent en un même lieu des groupes multi-âges » (page 5 in *les Cycles Pédagogiques,* septembre 1991. Publication du Ministère de l'Éducation Nationale).
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Le cyclope cycliste, cyclotron des cycles cycliques, cyclomoteur cycloïde de ce cyclone cyclopéen, l'encyclopédique Jospin lui-même, dans une de ses encycliques, déclame : « ...d'une manière générale, c'est en fonction de ce que l'enfant a déjà acquis et de ce qu'il lui reste à acquérir que les maîtres doivent l'aider à construire sa scolarité, en ayant toujours pour lui, grâce à une dynamique constante de l'apprentissage, la plus grande ambition » (page 13 -- orientations générales. *Les Cycles à l'École Primaire*)*.* Ce qui est nouveau, c'est le postulat que l'enfant construise lui-même sa scolarité. Prendre en compte les acquis des élèves, les faire avancer à leur propre rythme, nous l'avons toujours fait, répondront dix mille instituteurs consciencieux. Comment faire autrement, d'ailleurs ! Il est impensable, impossible, de faire avancer toute une classe de vingt-deux à trente élèves d'un même pas. Dans une certaine mesure, les enfants ont toujours été conduits par la méthode du « développement séparé ». Il ne faudrait pas la remplacer par un « apartheid » méthodique, qu'on dénonce ailleurs, sous d'autres cieux, pour d'autres catégories d'individus. C'est souvent une des critiques majeures adressées au système des « cycles » s'il est appliqué de façon massive que de favoriser les différences de niveau. L'École de Jules Ferry reposait sur ce trépied : Égalité, Laïcité, Obligation scolaire, celle-ci découlant des deux premiers postulats. L'école était égalitaire en ce sens qu'à égalité de droits à l'instruction correspondait : droit à évoluer à partir d'un même point de départ, et que les inégalités de compréhension, de vitesse, mettaient une inégalité de fait dans le point d'arrivée. Le Résultat était inégalitaire. Le postulat nouveau étant qu'il est nécessaire d'amener 75 % des enfants au bac, on a choisi de les faire évoluer chacun à leur vitesse dans un ordre dispersé. On court dans tous les sens, et chacun dessine sa propre course à sa guise. Comme dans le chapitre III d'*Alice au Pays des Merveilles* du divin Lewis Carroll, la Course du Dodo. Et tout le monde a gagné.
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Le Dodo de l'Ile Maurice étant une espèce aussi radicalement disparue que le vieux Prussien dont le dernier s'éteignit au début du XIX^e^ siècle, on mesurera l'ironie de la chose. Dodo-Jospin, même combat. Dans cette description chaque mot compte.
Je vais vous expliquer comment procède le Dodo. Il détermine d'abord un certain parcours, à peu près en forme de cercle (la forme exacte importe peu d'ailleurs, explique-t-il) ; puis il place ses compagnons çà et là le long de ce parcours. On ne donne aucun signal, mais chacun s'élance quand bon lui semble pour s'arrêter quand il veut. Aussi est-il assez malaisé de savoir quand finira la course. Après avoir ainsi couru pendant une demi-heure, (...) ils entourent le Dodo qui vient de proclamer que la course est finie et, pantelants, à bout de souffle, ils lui demandent quel est le vainqueur (...). Il rend enfin son jugement : tous ont gagné et tous doivent recevoir un prix. « -- Qui donc nous donnera les prix ? demandent-ils tous en chœur. -- Qui donc ? mais *elle,* bien sûr, et, du doigt, le Dodo désigne Alice. Pressée de toutes parts, Alice entend tous ces heureux champions lui réclamer leurs prix. Elle ne sait que faire et, en désespoir de cause, elle plonge la main dans sa poche, d'où elle sort une boîte de bonbons (...) il y en a tout juste un pour chaque animal. »
C'est ainsi que le corps enseignant (Alice) est chargé de distribuer des diplômes pour une course dont les règles ont été fixées par le Dodo-ministre. Quant à la rémunération des enseignants, surchargés de réunions, projets, évaluations, PAE, FAI, ZEP et actions culturelles artistiques et ateliers de pratiques artistiques qui font de l'École un nouveau Club-Med, il suffit de lire la suite de l'apologue pour conjecturer ce qu'il en sera. « -- Mais elle aussi mérite un prix, fait observer la souris. -- Naturellement, opine le Dodo avec le plus grand sérieux. Qu'avez-vous encore dans votre poche ? continue-t-il en se tournant vers Alice. -- Je n'ai qu'un dé, répond-elle l'air piteux.
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-- Donnez-le-moi, dit le Dodo (...) Le Dodo lui offre solennellement le dé en disant : -- Nous vous prions d'accepter ce petit dé. Cette courte harangue terminée, tous se mettent à pousser des acclamations retentissantes. »
Tout est dit. Sauf peut-être qu'on est loin des acclamations retentissantes. Les Syndicats SNUDI-FO, SNECGC, objectent vigoureusement et appellent à la résistance. Même le sacro-saint SNI et la FCPE, qui ont signé un protocole d'accord -- pour ne pas être classés avec la réaction -- suivent en traînant les pieds, coincés entre la fidélité obligée à leur chef-ministre, et les réticences, voire les clameurs diverses, des parents et des enseignants terrorisés, mécontents.
Bref, la confusion est indescriptible. « Le spectacle est lamentable » (Vialatte). Il y règne comme une odeur putride de fin de règne.
I\) -- Extraits de l'École Syndicaliste, numéro de la rentrée 91/92, organe mensuel du SNUDI-FO (57, Bd de Strasbourg 75010). Le Bulletin cite d'abord les textes, page 4 :
Loi du 10-07-1989. Décret n° 90-788 du 06-09-1990. Note du 11-03-1991.
Les principales dispositions :
● La scolarité de l'école maternelle à la fin de l'école élémentaire est organisée en 3 cycles pédagogiques :
-- cycle des apprentissages premiers qui se déroule à l'école maternelle
-- cycle des apprentissages fondamentaux (grande section de maternelle, CP, CE1)
-- cycle des approfondissements (CE2, CM1, CM2)
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● L'action pédagogique doit être adaptée au rythme et au cheminement de chaque élève alors qu'elle était davantage liée auparavant à la notion de programme annuel.
● Il n'y a plus de redoublement. Simplement, la durée passée par un élève dans l'ensemble des cycles des apprentissages fondamentaux et des approfondissements peut être allongée ou réduite d'un an.
LES PROJETS D'ÉCOLE
Les textes : Loi du 10-07-1989. Circulaire n° 90-039 du 15-02-1990. Décret n° 90-788 du 6-09-1990. Note du 11-03-1991.
Les principales dispositions :
● Chaque école doit élaborer un projet qui définisse « les modalités particulières de mise en œuvre des objectifs et des programmes nationaux ».
● Le projet doit tenir compte de l'environnement socio-culturel et économique de l'école.
● La démarche du projet est fondée sur le partenariat avec les municipalités, les entreprises, les mouvements associatifs.
● Le projet est élaboré par la communauté éducative. Il est adopté par le conseil d'école qui statue en particulier sur la partie pédagogique.
LES HORAIRES D'ENSEIGNEMENT
Les textes : Arrêté du 01-08-1990. Décret du 22-04-1991. Circulaire du 2404-1991.
Les principales dispositions :
● La durée hebdomadaire de la scolarité des élèves est ramenée de 27 à 26 heures..
● Les horaires d'enseignement de l'école élémentaire sont répartis par groupe de disciplines dont l'horaire peut varier de plus ou moins 4 heures par semaine.
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● Les Inspecteurs d'Académie peuvent, sur proposition des conseils d'école, apporter des aménagements aux règles nationales concernant l'organisation du temps scolaire.
LE SERVICE DES PERSONNELS
Les textes : Décret n° 91-41 du 14-01-1991. Arrêté du 15-01-1991. Circulaire du 15-01-1991. Note n° 91-133 du 11-06-1991.
Les principales dispositions :
● Les enseignants du 1^er^ degré consacrent d'une part 26 heures à l'enseignement, d'autre part 1 heure hebdomadaire en moyenne annuelle, soit 36 heures par an hors du temps de présence des élèves, à des travaux au sein des équipes pédagogiques (18 heures), à des conférences pédagogiques (12 heures) et à la tenue des conseils d'école obligatoires (6 heures).
● Les 18 heures de travaux en équipe sont consacrées à des activités nouvelles au sein des conseils des maîtres de l'école et des conseils des maîtres de cycle, en vue de la mise en place des cycles pluri-annuels.
● L'inspecteur de la circonscription communique en temps utile, à chaque école, les dates arrêtées pour les conférences pédagogiques.
● Toute possibilité est laissée aux IEN, après concertation avec les équipes pédagogiques des écoles, de fixer les conférences pédagogiques, soit après la classe, soit le mercredi ou le samedi matin, selon l'organisation retenue de la semaine scolaire.
● Le conseil d'école et le conseil des maîtres sont réunis au moins une fois par trimestre. Le conseil des maîtres de cycle se réunit selon une périodicité au moins équivalente.
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Ensuite les commentaires, page 5 :
L'ANNÉE DE TOUS LES DANGERS
A la lecture de ces différentes dispositions, on mesure concrètement les graves menaces qui pèsent sur notre enseignement et notre statut.
-- remise en cause des finalités de la grande section de maternelle ;
-- remplacement des cours annuels par des cycles tri-annuels, sans possibilité de redoublement ;
-- suppression des horaires propres aux différentes disciplines qui sont remplacées par des groupes de disciplines aux horaires variables selon les écoles ;
-- modulation des horaires scolaires au niveau de la journée, de la semaine ou de l'année ;
-- suppression des programmes et des normes nationales (basées sur l'annualité) qui seront remplacés par des objectifs définis, au niveau de chaque école, dans le cadre d'un projet qui devra tenir compte des réalités de l'environnement socio-économique et culturel ;
-- obligation pour les instituteurs de conformer leur pédagogie au projet adopté par le conseil d'école.
Chacun le constate :
Ce qui est en jeu, ce n'est pas une simple modification des pratiques pédagogiques, c'est l'avenir de l'école, c'est l'avenir notre profession.
Plus que jamais, la rentrée scolaire, avec son cortège de nouvelles fermetures de classes, éclaire de façon saisissante la logique ministérielle qui, sous couvert de « nouvelle politique à l'école » entend poursuivre et aggraver la politique de rigueur engagée depuis plusieurs années.
Dans cette situation, le SNUDI-FO, fort de l'écho que rencontrent ses propositions et de l'appui que lui apportent la fédération FO de enseignement et la Confédération FORCE OUVRIÈRE continuera à œuvrer pour la défense des intérêts ces collègues.
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Contre l'obligation de mettre en place les cycles.
Contre l'obligation d'élaborer un projet.
Contre l'ingérence des conseils d'école dans la pédagogie.
Pour la préservation de l'indépendance pédagogique et professionnelle des instituteurs.
Pour l'amélioration des conditions d'enseignement.
Pour le maintien des classes, des horaires et des programmes nationaux.
Retrait du décret du 6 septembre 1990 !
Voici ce qu'ont exigé dans une pétition nationale avant les vacances des milliers et des milliers d'instituteurs avec le SNUDI-FO.
II\) -- Extraits de la Voix de l'École, numéro 194, septembre 91. Bulletin du Syndicat National des Écoles (30, rue de Grammont, 75002 Paris), page 3 :
LE TABLEAU NOIR DE LA RENTRÉE
Contrairement aux discours idylliques que le Ministère et l'Administration ne manqueront pas de tenir face à la presse force est à votre Syndicat de dresser un constat accablant pour le Gouvernement : si « Tout va très bien, Madame la Marquise », c'est aujourd'hui uniquement grâce à la bonne volonté et au dévouement des instituteurs et des directeurs d'école ! Tous les enfants seront accueillis dans une classe, pas d'inquiétude pour les parents ! Mais après ?
Après, c'est le retour prochain à la situation des années 60 avec un recours obligé à l'auxiliariat et à la précarité qui s'ensuit pour nos collègues. Les concours de recrutement font peut-être le plein de candidats mais sait-on qu'ils sont loin de permettre le simple remplacement des départs en retraite dans les prochaines années !
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Les inspecteurs d'Académie seront vite dans l'obligation de puiser dans les listes supplémentaires et de nommer dans les classes des enseignants à former... plus tard. Quant à la formation initiale qui sera dispensée dans les IUFM, les incertitudes continuent à peser sur sa qualité.
Force est de constater par ailleurs l'absence de mobilisation des personnels autour des objectifs de la « Nouvelle Politique pour l'École ». Pour permettre le retour de la confiance chez les enseignants, il ne faut pas imposer et se précipiter, il faut convaincre : si le projet d'école n'est qu'une obligation, il restera une « coquille vide » ! La réforme va à l'échec, pas seulement faute de moyens, mais aussi faute de missions claires : les enseignants perçoivent mal les objectifs de l'État et le malaise des enseignants s'est transformé en ressentiment avec la pseudo « revalorisation-historique ».
Nous en sommes maintenant au stade du désarroi, également faute de considération des enseignants, pris individuellement (le rapport hiérarchique dans l'Éducation Nationale est à revoir... et ça ne coûte pas cher !) ou dans leurs spécificités : l'avenir de l'École Maternelle, le réseau de maîtres formateurs et de conseillers pédagogiques, le démantèlement de l'enseignement spécialisé le directeur d'école (point de passage obligé pour (a réussite de la « Nouvelle Politique pour l'École ») qui ne peut assurer pleinement son rôle s'il a en plus la responsabilité permanente d'une classe.
Page 4 :
« Le Syndicat National des Écoles refuse la mise en place des « PROJETS D'ÉCOLES » et des « CYCLES » tels qu'ils sont définis dans la Loi d'Orientation dans les conditions actuelles.
Le S.N.E. dénonce la confusion, soigneusement entretenue par la hiérarchie, entre projet pédagogique et projet d'établissement. Cette confusion conduit à de graves remises en cause des initiatives et des responsabilités des enseignants.
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OUI AU PROJET DES MAÎTRES !
Le Syndicat National des Écoles n'est pas opposé au « projet d'école » mais il donne la priorité au « projet pédagogique » des enseignants de l'école. Cette méthode de travail suppose un projet élaboré par l'ensemble des maîtres de équipe pédagogique.
Le S.N.E. reste favorable à un travail des enseignants ouvert sur l'extérieur et à une étroite collaboration avec les parents d'élèves, en particulier au niveau du suivi du travail scolaire de leurs enfants.
NON AUX PROJETS IMPOSÉS !
Le Syndicat National des Écoles n'accepte pas les conditions dans lesquelles le Ministère et les Inspections Académiques veulent imposer la mise en place d'un « Projet d'École » et un fonctionnement en « Cycles ». Le S.N.E. dit :
● NON à la précipitation et aux délais imposés.
(Il faut du temps pour la réflexion, la mise en place, l'évaluation des besoins...)
● NON aux pressions de l'Administration.
(II est inadmissible qu'une école soit menacée de fermeture si elle ne se plie pas au projet obligé !)
● NON aux pressions des « partenaires » de l'école.
(L'indépendance pédagogique et l'efficacité de l'école impliquent une attitude de bienveillance et de non-ingérence de la part des municipalités.)
● NON aux tentatives d'intimidation des IDEN.
(Il est inadmissible qu'on menace les enseignants de « retombées » sur leur carrière.)
NON AUX PROJETS SANS MOYENS !
Le Syndicat National des Écoles n'accepte pas la mise en place de projets sans les moyens indispensables pour leur assurer des chances de réussite.
Le S.N.E. demande autre chose que les fonds PAE-FAI distribués à quelques-uns.
Le S.N.E. revendique :
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● des effectifs adaptés : profitons de la baisse des effectifs pour améliorer le fonctionnement de l'école, pas pour fermer des lasses !
● du temps de concertation pour les maîtres (pas 10 minutes par jour !)
● du temps pour les directeurs (priorité à l'amélioration des décharges)
● des maîtres « à dominante » afin de permettre l'échange fructueux de compétences au sein des équipes pédagogiques
● un effort de formation (initiale et continue) pour aider et rassurer nos collègues.
POUR UN VÉRITABLE\
« CONTRAT DE CONFIANCE » !
La « Réforme JOSPIN », c'est le flou artistique comme méthode de gestion ! Les enseignants exigent maintenant des engagements clairs et précis pour construire sur du solide.
Les enseignants sont désorientés et l'on tend, de plus en plus, vers l'écœurement général. On ne réussira pas à améliorer le fonctionnement de l'école sans un retour à la « sécurité pédagogique » des maîtres.
III\) -- Extraits de Unité-Action Infos -- Courant unitaire du SNI-PEGC Spécial Écoles, numéro 5 d'octobre 91 (B.P. 155 -- 28003 Chartres Cedex).
« Système éducatif : quelle cohérence ?
Ce n'est pas une querelle de mots mais les qualificatifs habituels ne conviennent pas... Au-delà des « classes surchargées, déficit de remplaçants, gonflement des effectifs, etc. etc. » apparaissent des phénomènes nouveaux particulièrement préoccupants, révélateurs de la multiplication des problèmes et de la surcharge de travail...
1 050 directions d'écoles vacantes cette année, + 41 % par rapport à l'année passée. La mise en réseaux des moyens AIS menace ces structures de dilution.
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Alors que les IUFM sont généralisés, que les futurs profs d'école entrent en formation, il va falloir mettre 6.500 personnels directement sur le terrain, sans aucune formation pour occuper les postes vacants... Sans parler pour certains départements de la redécouverte des suppléants éventuels qui avaient disparu l...
Dans sa plaquette « Les cycles à l'école primaire », envoyée à toutes les écoles ! le ministre annonce qu'une attention toute particulière sera apportée à la formation continue. Des départements peuvent faire la démonstration que, pour qu'un instit puisse bénéficier du droit à la formation continue que lui donnent les textes (36 semaines pour l'ensemble de sa carrière), il faudrait dans les conditions actuelles qu'il travaille pendant environ... 100 ans...
Dans les maternelles, l'émotion et la colère dominent. Par deux fois le ministre de l'éducation a fait la même « erreur » : lors de sa conférence de rentrée et à l'Heure de Vérité face à Catherine Bédarida (« le Monde de l'Éducation ») qui a eu la « gentillesse » de le lui signaler... Par deux fois il a situé le 1^er^ cycle au niveau grande section CP, CE1. Nous étions déjà inquiets car en n'accueillant plus les 2 ans, ce sont par le jeu de la carte scolaire des 3 ans qui ne sont plus accueillis...
Avec les 2 ans exclus, la grande section à cheval sur deux cycles, quel avenir reste-t-il pour l'école maternelle ?
De ce point de vue les propos ministériels se voulant rassurants sont tellement nombreux que, comme disait Coluche à propos des CRS... ils sont là pour rassurer, mais plus y en a et plus les gens sont inquiets.
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Profondément attachés à l'identité de la maternelle de 2 à 6 ans, nous devons rappeler publiquement, et cela a été confirmé par les statistiques du ministère, le rôle décisif joué par cette école pour TOUS les enfants (...)
Les cycles sont-ils une réponse à cette problématique ? Cette année est marquée par leur généralisation dans toute la France avec des exigences fixées devant les parents, l'opinion publique. Dans une lettre publiée à 14 millions d'exemplaires le ministre annonce qu'à cette rentrée avec les cycles : « chaque enfant suivra sa scolarité à son rythme et ce dans chaque discipline », rien de moins !
Nous savons que cette question est difficile. Levons tout de suite une ambiguïté. Il ne s'agit pas d'un problème technique même si on ne peut éluder cet aspect du problème. Ce n'est pas non plus comme on l'a laissé trop complaisamment entendre une difficulté à changer les « habitudes ». Les difficultés portent sur le fond de cette réforme.
Le « rythme propre » ? N'est-ce pas un marché de dupe, qui déplace tout simplement la responsabilité des difficultés, de l'école vers l'enfant, de l'État vers les enseignants ? »
IV\) -- L'avis de Jean Foucambert, chercheur INRP ([^15]) -- qu'on ne supposera pas de quelque connivence avec la réaction, dans l'AFL de juin (cité dans le même numéro de Unité-Action-Infos).
« Jean Foucambert chercheur INRP, à propos des cycles et groupes de niveau, dans la revue de l'AFL de juin : « Et si c'étaient les systèmes les moins inégalitaires qui avaient les progressions les plus fortes ? Et si c'était le souci de la promotion collective qui permettait mieux de satisfaire les réussites individuelles ? »
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Quelques extraits significatifs :
« Incontestablement, l'organisation en groupes de niveau »... élève le niveau moyen... mais les écarts entre les enfants selon leur origine sociale se creusent et les enfants des milieux favorisés progressent bien plus que ceux des milieux défavorisés. Le pouvoir sélectif de l'organisation en groupes de niveau est certain.
Les effets de la « pédagogie de soutien » sont plus nuancés (...) mais globalement les écarts de réussite se maintiennent quand ils ne s'accroissent pas. Le projet d'individualiser les interventions pédagogiques et de mieux les adapter aux difficultés, ou mieux, aux stratégies de chacun et à chaque moment, ne peut guère être contesté : toutes les organisations à venir devront intégrer cette exigence de différentiation. Mais pour autant cette organisation est en elle-même impuissante à réduire les inégalités des chances, et les écarts qui se creusent... sont plus importants que ceux observés dans l'école traditionnelle. Autrement dit ces modifications de structures n'ont pas d'effets démocratiques par eux-mêmes, bien au contraire, l'école traditionnelle n'a pas à rougir de ses effets en ce domaine. Elle établit une sorte de compromis entre les résultats moyens et une sélectivité moyenne... Alors que les groupes de niveau et la pédagogie de soutien considèrent que la cause des difficultés des élèves est propre aux élèves et donc étrangère à l'école, les innovations entreprises... tentent de changer ce qui dans l'école met l'enfant en difficulté. D'où l'importance, dans toutes ces expériences, de l'hétérogénéité des groupes de projet comme condition de l'apprentissage. C'est le seul groupe... qui réduit les effets ségrégatifs et inégalitaires et qui obtient une élévation du niveau moyen des enfants grâce à un resserrement des résultats autour des performances des meilleurs... »
C'est une condamnation sans appel des travaux en ateliers diversifiés en petits groupes et le retour à la notion de classe traditionnelle.
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V\) -- L'avis du Conseil National des Programmes (B.O. numéro 27 du 5 juillet 1990, page 1486).
« La généralisation de l'enseignement d'une langue étrangère doit être menée avec la plus grande prudence et fondée sur l'évaluation sérieuse des expériences en cours. Il est nécessaire de réfléchir sur les objectifs de cet apprentissage.
Les cycles ; groupes-classes hétérogènes,\
petits groupes homogènes
Des cycles d'études plus amples (de trois ans), une démarche éducative souple, ajustée aux rythmes personnels, la notion de « parcours scolaires individualisés »... constituent des avancées positives, toutefois la mise en place de groupes ne doit pas mettre en cause le brassage des enfants de niveaux différents ni la relation de la dosse au maître.
-- Les objectifs doivent être clairement définis. Il ne s'agit pas seulement des objectifs de fin de cycle mais aussi des objectifs intermédiaires marquant les étapes successives des parcours de référence.
● On prendra soin de dégager les objectifs essentiels qui devront être atteints par tous les enfants. (...)
-- La responsabilité du maître dans le travail scolaire de l'enfant doit être précisée en évitant deux excès contraires : ou se défausser des charges éducatives (sur les parents, des tiers, etc.) ou tout faire à l'école. (...)
L'évaluation
L'idée selon laquelle l'évaluation n'est pas une sanction de l'élève mais une composante de la démarche pédagogique est tout à fait positive. D'autre part, les modalités de l'évaluation sont inséparables des objectifs visés. Ceci devra être précisé sur quelques points importants.
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● Quels sont les critères des évaluations continues et terminales ?
● Quel est le type d'évaluation souhaité : évaluation du niveau atteint et/ou des progrès accomplis par chaque élève dans son parcours individuel ? Classement des élèves ou jugement absolu de chacun d'eux ? Par référence à une norme subjective de chaque maître ou à une norme officielle (objective ?) s'imposant à tous ?
● Quelle importance respective faut-il accorder à l'évaluation des performances et à l'évaluation de l'attitude de l'élève ? (...)
L'équipe pédagogique
L'école, jusqu'ici, a été préoccupée surtout des matières enseignées et d'une stricte programmation de celles-ci. L'école à venir est centrée sur l'enfant et ses acquisitions. Passer de Rune à l'autre implique un changement radical d'attitude, de démarche et une formation différente des maîtres.
Le projet d'école et le travail en équipe visent à la mobilisation des acteurs à l'intérieur et autour de l'école ; il faut préciser les conditions de la participation des intervenants extérieurs : déontologie éducative, compétence, gratuité pour les élèves, modalités d'évaluation.
Les maîtres de l'école élémentaire sont polyvalents. Mais, dans la réalité, la polyvalence totale est rare. Il faudra trouver un équilibre raisonnable entre une large polyvalence et une certaine spécialisation. Différentes solutions peuvent être imaginées : option renforcée (en arts plastiques, expression dramatique, musique, danse, éducation physique et sportive...) choisie par les intéressés au cours de leur formation ; association d'un maître polyvalent et d'un intervenant extérieur spécialisé dans un projet éducatif commun, etc. Il convient alors de se demander si la polyvalence ne pourrait être aménagée au niveau de l'équipe pédagogique de l'école ce qui impliquerait en conséquence un autre mode d'affectation des enseignants.
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Il faut dire clairement qu'enseigner est un métier complexe qui s'apprend.
Il est nécessaire de prendre en compte ces problèmes non seulement dans la formation initiale et continue des enseignants mais dans celle des inspecteurs départementaux de l'Éducation nationale et de leurs conseillers pédagogiques.
Le projet gouvernemental est ambitieux, novateur et ouvre la possibilité d'importants changements dans le système éducatif : c'est au niveau des propositions concrètes qu'apparaissent les principales difficultés.
Le Conseil national des programmes engagera un travail approfondi sur l'école maternelle et élémentaire et présentera en juin 1991 un ensemble de mesures réalistes. »
Bien que ces choses soient dites en termes galants, la prudence est de rigueur pour les fonctionnaires ! On sent pointer les réserves, de grandes réserves sous les questions posées...
Nous avons cité les textes critiques de fin 91 puis ceux de 90. En remontant dans le temps, on se rend compte de la pertinence de l'analyse polémique proposée dès septembre 90 par le SNUDI-FO, alors que tous étaient dans une morose expectative.
VI\) -- Extraits de l'École Syndicaliste, numéro de septembre 1990 (SNUDI-FO).
« Jusqu'à maintenant, l'école était structurée par niveau (CP, CE, CM) avec un programme de connaissances à acquérir. On veut les remplacer par des cycles appelés : cycles des apprentissages fondamentaux de 5 à 7 ans, soit les grands, le CP et le CE1, cycles des approfondissements de 8 à 10 ans, soit le CM1 et le CM2.
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Qu'est-ce que cela signifie ? Qu'est-ce que cela cache ?
Là où il avait 3 classes avec 3 niveaux (grands, CP, CE1), chaque instituteur aura alors une classe d'élèves quel que soit le niveau. A qui va-t-on faire croire qu'ainsi la pédagogie « différenciée, individualisée » sera plus facile ou efficace ? Les instituteurs du cycle seront obligés de travailler ensemble, et de décloisonner, de se répartir les élèves suivant les matières ou le niveau, rappelant étrangement la situation antérieure...
Vous avez dit ABSURDE...
ALORS OÙ EST LE BÉNÉFICE DE L'OPÉRATION :
1\. Pour supprimer l'échec scolaire, la solution est toute trouvée : PLUS de redoublement, grâce au cycle. A ceux qui pensent que, pour cela, il faut des classes moins chargées, plus d'enseignants, les cycles vont permettre de globaliser les effectifs et de camoufler les redoublants.
2\. Qu'importe que certains apprennent à lire en 1 an, d'autres en 3 ans. Il n'y a pas d'échec, d'inégalité scolaire. (sic !)
3\. Sous couvert du rythme propre de l'enfant chaque école devra avoir son propre niveau-programme. Il n'y aura plus une même école pour tous, au contraire une école par quartier, par commune. C'est la fin de l'école de la République, garantissant dans tout le pays le droit égal à l'instruction !
EXAGÉRONS-NOUS ?
Un arrêté du 1^er^ août 90 abroge les instructions officielles du 23 avril 85 plus connues sous le nom d'instructions Chevènement. Les horaires propres à chaque discipline n'existent plus. Elles sont regroupées en 3 groupes, avec une fourchette de 4 heures.
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Ainsi d'une école à l'autre, on pourra avoir de 8 h 30 à 12 h 30 de français dans le cycle des approfondissements.
Quel programme national pourra prendre en compte une telle diversité sinon un programme « minimum ».
Le Conseil National des Programmes doit élaborer les nouveaux programmes pour 1991, au moment de l'application de la loi Jospin dans tous les départements.
La suppression unilatérale de la Physique et de la Chimie en 6^e^ et en 5^e^ par le ministre contre l'avis unanime de tous les enseignants et les syndicats indique dans quel sens les programmes nationaux vont tendre ! »
La majorité des instituteurs -- dinosaures en voie de disparition -- est depuis longtemps exaspérée par ces changements continuels, ces remises en question permanentes tous les six mois, avant qu'ils aient eu le temps de mettre sur pied quelque chose de cohérent. La première condition de la solidité d'un service public, c'est la stabilité...
\*\*\*
*Nota :* L'avis de Jean-François Revel : « Quand l'enseignement pour tous devient mauvais, il faut appartenir à un milieu favorisé. Ce système « soviétiforme », donc irréformable, est le produit de la « corporation » \[ensemble des syndicats d'enseignants suivant Revel\], société fermée, qui a usurpé l'autorité de la République. » (*Le Point,* numéro 995 du 12/ 18 octobre 91.)
Jules Ferry a bien été assassiné. Par ses disciples !
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#### II. -- Vous avez dit « projet » ?
PROJET est le leitmotiv passe-partout de la langue de bois médiatique, qui a remplacé « PROBLÈME » et « STRUCTURES ». On n'entend plus que ça. Avez-vous un projet ? Le PS a élaboré un projet. Le projet du PC est dépassé par l'Histoire. Elf-Aquitaine a établi un projet. Le projet de la ménagère... Il suffit d'avoir un projet pour être quelqu'un. Peu importe qu'il soit irréalisable. Que les résultats soient le contraire de ce qu'on attendait. Pour décrocher des crédits, il faut un projet. Et les écoles doivent établir un PROJET D'ÉCOLE. Différent pour chacune. Il ne s'agit pas de recopier les Instructions Officielles, mais de décrire la manière particulière dont chaque école les applique en fonction des circonstances de lieux, de situation, de population, de recrutement. Il est évident qu'une école de ZUP (zone à urbaniser en priorité), ou de ZEP (zone d'éducation prioritaire) ne fonctionne pas de la même façon qu'une école rurale, à tendance semi-résidentielle, à l'extérieur des faubourgs d'une ville de moyenne importance, où les enfants ont presque tous un ordinateur à la maison, fréquentent les clubs de ski et de tennis, vont aux sports d'hiver, effectuent de somptueux voyages scolaires, trouvent auprès de leurs parents une aide culturelle importante et une bibliothèque utilisable pour aider leur travail dès 8, 10 ans, pendant que les autres grimpent sur les bureaux et rackettent leurs camarades.
Établir un projet demande un temps considérable. Il faut tenir compte d'une foule de paramètres réglementaires, matériels et financiers, et faire approuver ce texte par le Conseil d'École avant de le présenter, pour approbation définitive, à l'Inspection Académique. Le Bulletin du SNE 13 commente : « B.O. n° 9 du 1^er^ mars 1990
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Le Projet d'École est élaboré par la communauté éducative au sein de laquelle l'équipe pédagogique doit jouer un rôle central pour tous les aspects concernant spécifiquement l'enseignement... » Qu'en termes galants,... la fin de l'INDÉPENDANCE PÉDAGOGIQUE du maître est dite : « un rôle central » mais pas unique. Le projet sera soumis 2 FOIS au Conseil d'École (on ne sait jamais...). Les parents, la mairie, le service sanitaire et social, les animateurs du centre de loisirs, le personnel de service, tous ceux qui assisteront au Conseil d'École donneront leur avis et décideront sur des problèmes purement pédagogiques. Le maître ne travaillera plus dans un climat serein. Il sera soumis à toutes sortes de pressions. Cela va provoquer la rancœur de bien des enseignants et risquera parfois de les braquer contre la Communauté Éducative au lieu d'en favoriser la bonne entente. Il est certain que le maître doit *donner des informations sur sa pédagogie* à la Communauté Éducative et en particulier aux parents des élèves de sa classe. Mais informer seulement, pas être soumis à un avis. *A chacun son métier,* le maître reste et *doit rester* le spécialiste. Que faire des mécontents ? C'est là qu'on saisit le côté « soviétiforme » (voir plus haut J.-F. Revel, *Le Point* du 12/18 octobre 1991), l'utilisation de la dialectique et du procès stalinien avec accusations publiques. En septembre 1990, l'École Syndicaliste (organe SNUDI-FO) tire la sonnette d'alarme :
« UN EXEMPLE SIGNIFICATIF :\
VA-T-ON LE VOIR SE GÉNÉRALISER ?
A Gargas, petite localité de 300 habitants à côté d'Apt, dans le Vaucluse, un conflit éclatait à l'école en juin 90 :
Des parents d'élèves occupent l'école, multiplient les actions d'intimidation contre deux institutrices et exigent leur départ.
Extrait de leur pétition :
« Elles bloquent le projet d'école.
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« Elles n'ont accepté aucun travail d'équipe par cycle pour la rentrée...
« Elles refusent de faire des ateliers décloisonnés avec les autres classes au grand désespoir des enfants de leur classe...
« Elles refusent d'avoir un cours double... »
L'indépendance (pédagogique), fondement de tous les fonctionnaires de l'État, garantit la neutralité de l'école et l'égalité de tous les citoyens devant le service public, de tous les enfants au droit à l'instruction.
L'ingérence d'associations, des élus, l'introduction d'une pédagogie officielle, de projets « propres » à chaque école vont détruire cette garantie, mettre l'école sous tutelle. »
La NPE par cycles brasse les classes, fait éclater les barrières entre les cours, « décloisonne » (autre nouveau mot magique de la nouvelle langue de bois). On aurait pu penser que si l'école par cycles devait être l'école de l'avenir, il aurait fallu la faire fonctionner avec des maîtres spécialement formés à cette nouvelle technique dans des écoles particulières, en parallèle avec l'école traditionnelle. On aurait pu comparer les résultats. De façon à laisser chacun travailler comme il le savait le mieux. On verra plus loin ce qu'il en est des fameux IUFM (Instituts Universitaires de Formation des Maîtres). Non ! Le totalitarisme socialiste « soviétiforme » décide de changer l'école comme ça. Du jour au lendemain. Par une loi. Il n'y a pas eu débat. Débat des intéressés. Des professionnels. Comme Jean Madiran l'a dit pour l'Église : « Le débat est donc sur l'autorité du Concile avant d'être sur son contenu. Car aussi longtemps qu'à chaque objection sur son contenu on pourra opposer son autorité, soi-disant indiscutable, irréformable, infaillible, le débat sur son contenu n'aura pas lieu. » (*Quand il y a une éclipse,* Éditions Difralivre.)
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Comme l'Église, avec trente ans de décalage, l'Éducation Nationale fait son aggiornamento, et impose sa liturgie nouvelle avec les mêmes méthodes, décrites par Augustin Cochin pour la Révolution française (*Les Sociétés de Pensée,* Plon éditeur). On impose la liberté au nom de l'autorité. Comment ? On ne sait pas ! Il n'y a pas d'explication (?) sauf la consigne d'établir des projets à tout prix, des projets qui doivent tenir compte des directives de la loi ([^16]).
On conçoit que les directeurs d'école soient au centre de cette nouvelle guerre civile :
La direction d'école traverse un malaise. On n'a jamais vu autant de directions restées vacantes après le mouvement.
Son origine est dans la loi d'orientation. On veut faire du directeur « un relais docile de l'application de la réforme sur le terrain ».
Le directeur est submergé de tâches : (projet d'école, recherche de subventions PAE-FAI incessantes réunions). Il est soumis à toutes les sollicitations, qu'elles soient commerciales, qu'elles viennent des associations de parents, des élus par le biais du conseil d'école.
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Si on veut que les directeurs et directrices puissent effectuer leur fonction, essentielle pour la bonne vie de l'école, normalement,
QUE L'ÉTAT ASSURE TOUS LES MOYENS AU SERVICE PUBLIC D'ÉDUCATION NATIONALE, POUR TOUTES LES ÉCOLES SUR DES CRITÈRES D'ÉGALITÉ.
QUE LE MINISTRE ABANDONNE SA RÉFORME, AVEC SES PROJETS ET SES CYCLES.
(SNUDI-FO -- l'École Syndicaliste,\
octobre 1991.)
Le tout puissant et engagé politiquement, aux côtés du gouvernement, SNI-PEGC l'avoue lui-même :
1 050 directions d'écoles vacantes cette année, + 41 % par rapport à l'année passée. La mise en réseaux des moyens AIS menace ces structures de dilution. (...)
Dans sa plaquette « Les cycles à l'école primaire », envoyée à toutes les écoles, le ministre annonce qu'une attention toute particulière sera apportée à la formation continue. Des départements peuvent faire la démonstration que, pour qu'un instituteur puisse bénéficier du droit à la formation continue que lui donnent les textes (36 semaines pour l'ensemble de sa carrière), il faudrait dans les conditions actuelles qu'il travaille pendant environ... 100 ans.
(Unité-Action-Infos spécial École,\
numéro 5 d'octobre 91.)
Ainsi, quand Jean-Yves Le Gallou se lamente, dans son diagnostic de l'Éducation Nationale du numéro 2164 de PRÉSENT du 27/09/90, du « baratinage » qui envahit l'institution, des stages de formation, des journées qui vont morceler le travail des enfants, on voit que la « grande majorité silencieuse » des enseignants de l'École Primaire est loin d'approuver et de se réjouir. Elle subit, elle feint, car les opposants sont marqués, fichés, pour être bientôt rétrogradés, éliminés.
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Le SNI, au lieu d'opposer un ferme NON POSSUMUS, qui lui vaudrait peut-être un renouveau de considération, déçoit les militants, décidant une fois de plus, comme il l'avait fait avec les Conseils d'École, qui ont introduit la dialectique marxiste dans l'administration des écoles, de prendre le contrôle du mouvement (puisqu'il est du gouvernement socialiste !) en espérant le maîtriser à son profit, tout en le critiquant du bout des lèvres, pour ne pas décourager le militant de base. En trahissant ses troupes une fois de plus ([^17]).
Cette position équivoque a été d'avance stigmatisée comme suit par le SNUDI-FO dans l'École Syndicaliste, numéro d'octobre 1990 :
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« LES INSTITUTEURS\
NE SONT PAS LES EMPLOYÉS\
DES CONSEILS D'ÉCOLE
C'est en décembre 1976*,* René Haby étant alors « Ministre de l'Éducation », que les Conseils d'École firent leur apparition.
Guy Georges, qui était alors secrétaire général du SNI-PEGC, avait expliqué que ces conseils représentaient « la plus grande attaque contre l'école publique depuis PÉTAIN ». Mais ces prises de position n'avaient pas duré bien longtemps et, quelques mois plus tard, le SNI-PEGC appelait les instituteurs à aider les parents d'élèves à mettre en place les Conseils d'École.
Aujourd'hui, quel est le résultat ? Les pouvoirs desdits conseils sont considérablement renforcés. Ceux qui prétendent parler au nom des parents s'appuient sur les nouveaux textes pour tenter de s'ingérer un peu plus dans la vie des établissements scolaires.
Mais, estimant vraisemblablement que le soutien, pourtant sans faille, des dirigeants du SNI et des associations de parents ne suffirait pas pour faire passer sa réforme, le Ministre a décidé de lancer une campagne de grande envergure en direction des parents.
Ainsi a-t-il fait imprimer, à 13 millions d'exemplaires, un bulletin d'information à leur intention intitulé « La lettre aux Parents » et qui est destiné à faire un maximum de publicité à sa politique et aux associations qui la soutiennent. Et pour couronner le tout, M. Jospin demande aux instituteurs de diffuser sa propagande. »
Il s'agit bien d'une réforme « soviétiforme », comme l'a fort bien analysé J.-F. Revel dans son article « Le Pouvoir de la Corporation » sur le livre de Philippe Népo « Pourquoi ont-ils tué Jules Ferry ? ». Revel note :
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« Depuis 1920, le projet pédagogique de la gauche française est de transformer l'école en outil préparant l'entrée des jeunes dans la société socialiste. C'est, ô paradoxe ! sous la V^e^ République qu'elle a pu commencer à réaliser ce projet grâce au fameux tronc commun, où tous les élèves devaient faire les mêmes mauvaises études et avoir le même bas niveau. En 1981, la gauche a cru le moment venu de franchir le pas décisif vers la création d'un « grand service public laïque unifié » de l'Éducation Nationale. Devant la résistance de la société française, elle a dû reculer. Mais elle n'a pas renoncé. Le système Jospin, avec plus de discrétion que le système Savary, pousse toujours l'enseignement dans cette direction, sans absorber, mais en alignant le privé et, surtout, en évitant le public. A vrai dire, le seul vrai patron de l'Éducation Nationale, c'est l'ensemble des syndicats d'enseignants. Appelons-les : la Corporation. \[J.-F. Revel met une certaine malice, semble-t-il, à employer contre les syndicats de gauche un terme entaché de vichysme. Il aurait été plus avisé à notre sens d'utiliser le mot *Syndicat* qui a un relent dreyfusard.\] (...) C'est elle qui décide, en toute illégalité, des programmes, des recrutements, des affectations. Là encore, ce syndicalisme monopolistique, politique, idéologique et omnipotent tourne le dos à Jules Ferry, qui avait d'ailleurs vu le danger. Si, disait-il en 1887, on laisse « se constituer cette coalition de fonctionnaires, outrage vivant aux lois de l'État, à l'autorité centrale, au pouvoir républicain, il n'y a plus de Ministère de l'Instruction publique ». C'est le cas aujourd'hui. » (J.-F. Revel, art. cité)
Quant aux IUFM, qui remplacent les écoles normales, et forment les nouveaux « Professeurs des Écoles » de la maternelle au lycée, ils ne font que commencer à fonctionner et connaissent déjà une cruelle désaffection. Citons un témoignage peu suspect, celui du SNI-PEGC :
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Alors que les IUFM sont généralisés, que les futurs profs d'école entrent en formation, il va falloir mettre 6500 personnels directement sur le terrain, sans aucune formation pour occuper les postes vacants... Sans parler pour certains départements de la redécouverte des suppléants éventuels qui avaient disparu l...
L'École Syndicaliste (FO-SNUDI), numéro 25, est encore plus catégorique.
FORMATION INITIALE : ENSEIGNER EST UN MÉTIER\
UNE EXIGENCE :\
ABANDON DE LA MISE EN PLACE DES IUFM
M. Philippe Merieu, collaborateur du rapport Bancel sur la mise en place des IUFM, professeur à Lyon II, explique : « Il y a aujourd'hui une véritable rupture de contrat entre les critères de recrutement des enseignants et ce qu'ils ont à faire dans les établissements. Le professeur ne doit plus être un transmetteur de connaissances mais un médiateur qui accepte de renvoyer pour l'acquisition de connaissances vers d'autres lieux, d'autres champs sociaux, les médias... »
« C'est pitié, note Claude Imbert dans *Le Point,* numéro 995, du 12/18 octobre 1991, de constater qu'une nouvelle réforme, celle de la formation des maîtres, prolonge et magnifie les vices d'un système, conçu voici plus de trente ans par l'utopie marxiste, et qui depuis roule sur son erre comme un mastodonte aveugle et sourd (...) Depuis les années 60, tout le système d'enseignement est peu à peu devenu, dans sa masse comme dans sa doctrine, une sorte d'énorme colonie collectiviste installée au sein de la nation française. » Le même numéro du *Point* contient un « Pour/Contre » : « Que pensez-vous des IUFM ? » entre respectivement Philippe Peirieu, l'un des pères du projet, et Alain Finkielkraut qui insiste :
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« Aujourd'hui, le professeur qui refuse de devenir un prof de bureautique, qui persiste à enseigner les œuvres du passé, est traité de réactionnaire. (...) Ce qu'on n'arrive plus à enseigner au peuple, on ne l'enseignera plus aux bourgeois. »
Ceci me remet en mémoire une réflexion malicieuse d'Arthur Koestler dans la préface (1944) de « Le Yogi et le Commissaire ». « Rien de plus ridicule que ces professeurs qui ne parlent que d'exciter chez l'élève l' « invention personnelle » dont eux-mêmes sont dépourvus, et qui se figurent former l'esprit en lui arrachant les fruits amorphes de sa faiblesse, de son inexpérience et de son immaturité. » Et il ajoute : « Lorsque j'étais écolier, j'étais surpris chaque année en me rappelant quel imbécile j'étais l'année précédente. »
Voilà qui risque de ne plus se produire.
Un sot restera un sot. Mais « évalué ».
#### III. -- Complot, régression, ou les deux
« Et c'est d'ailleurs, probablement, à une régression de cette ampleur que tendent, naïvement ou sournoisement, les réformes de l'instruction qui visent à supprimer chez l'homme le souvenir de ce qu'il sut dans les siècles passés, en ne lui laissant pour tout potage que la connaissance limitée de quelques philosophes d'aujourd'hui et de quelques journaux dirigés. Au lieu de lui commenter Platon, Pascal, Voltaire ou Lamartine, on ne lui commentera plus que Karl Marx, Mao, Marcuse, ou le texte indigent de la petite rédactrice illettrée de quelque magazine féminin. On fondera l'instruction et la culture de l'âme sur le texte des bandes dessinées. » (A. Vialatte : *Dernières nouvelles de l'homme,* page 274 de l'édition Julliard Press-Pocket.)
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Il y a peut-être autre chose. François Brigneau explique : « Ce Jospin, s'il se trouvait brusquement à poil entre les parents d'élèves en fureur, les enseignants en colères idéologiques et sociales, et les élèves, toujours là quand il y a du chahut, ça ne devrait pas déplaire au ténébreux tonton. » (*National-Hebdo,* numéro 311 du 26 juin 1991).
La manie réformatrice ne date pas d'hier. Nous avons dénoncé ici assez souvent, dans notre famille de pensée, le sectarisme laïcard et le fanatisme antichrétien de l'École Publique pour être à l'aise en soulignant le sérieux, la compétence et le dévouement des Instituteurs (et des Institutrices, car la profession est maintenant ultra-féminisée) -- ceux que Péguy qualifiait de « Hussards Noirs de la République » -- au service de leur métier, on pouvait compter sur eux. Ils avaient fait de l'École française la meilleure du monde : malgré tant de réformes ravageuses depuis Edgar Faure, celle de Haby, celle de Monory, celle de Savary, celle de Chevènement, ils avaient continué de faire leur travail, et de le faire bien, dans de mauvaises conditions, dans un climat de contestation permanente, de baisse de la considération publique, à apprendre à lire, à écrire, à compter. Au fil des modes successives distillées par les groupes de recherches, ceux de pression, les ministères avides de faire leur petite réforme pour marquer le terrain, pédagogie d'éveil, pédagogie Freinet, puis pédagogie par objectifs, Foucambert, etc. ils avaient intégré, chacun suivant sa personnalité, ce qu'il y avait de bon dans ces doctrines excessives. Dans l'intérêt, en fin de compte, de la nation française, des petits Français, et de leurs jeunes hôtes. Dans leur grande majorité, alors que les trompettes des médias ne résonnaient que focalisées sur quelques troupes agitées et bruyantes de révolutionnaires pédagogiques, les autres continuaient comme par le passé à « faire la classe ». Pierre Lasserre écrivait, déjà, en 1913, dans « La doctrine officielle de l'Université » :
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« Toute la question pédagogique est pourtant résolue par un maître qui fait bien la classe et ne l'est que par lui. Cela est très modeste et cela est très grand. » (Mercure de France éditeur).
En 1913 ! deux guerres sont passées là-dessus !
Dans le numéro 361 de *National-Hebdo* (26 juin 91), François Brigneau attribue à un très vieux complot l'actuelle débâcle du système éducatif français :
« Si les causes de cette destruction sont plus anciennes et très profondes (il faut remonter à la fin du siècle dernier et à la naissance d'un courant d'antimilitarisme aigu dans les écoles normales d'instituteurs), c'est dans les années soixante que tout va s'embraser... il ne m'étonnerait pas que certaines forces anglo-américaines eussent également prêté leur concours. Il y a toujours de l'intérêt à déstabiliser le pays français. On se tromperait cependant si l'on oubliait que Mai 68 fut la victoire sur le terrain de l'univers pédagogique que prônaient les enseignants que j'ai dits plus haut. (...) Le maréchal Pétain les avaient dénoncés un jour en deux phrases que je vous demande de méditer : « Des membres du personnel enseignant se donnent pour objet de détruire l'État, ou la Société. Ce sont de tels maîtres qui élèvent nos fils dans l'ignorance ou le mépris de la Patrie (1934) ». »
Que ce soit le résultat d'un complot ou la tendance naturelle à tout organisme -- fût-il social -- à s'autodétruire dès qu'il atteint une sorte de maturité ou la conjugaison des deux, la dégénérescence entraînant de soi-même ses moyens, le complot et les comploteurs, il est certain que les critiques adressées aujourd'hui à l'enseignement traditionnel -- je veux dire : faire la classe -- par les réformateurs et les révolutionnaires, sont exactement les mêmes qu'au début du siècle. C'est donc bien du corps et même de la tête -- le poisson pourrit par la tête -- qu'est sécrété le dissolvant.
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Ce n'est pas un rêve mitterrandien, mais un « projet » universitaire, lui aussi longuement préparé, dans les secrets couloirs du ministère, depuis des décennies, par des idéologues fumeux, mais résolus, et qui s'applique pas à pas, à coups de réformes, de réformettes, et de lois, dispersées dans le temps et dans l'espace, puis le grand coup de ce qui restera comme la Loi Jospin.
Relisons ce que disait, déjà, en 1913, Pierre Lasserre dans l'ouvrage cité plus haut. Il semble écrit pour aujourd'hui. En 1913. Je le répète :
« *Les gens de la Sorbonne, et généralement les chefs les plus influents de l'administration universitaire, font volontiers allusion à une profonde révolution pédagogique qui changera les lois de l'éducation et s'accomplira demain, si ce n'est ce soir. Ils attendent le Messie* ([^18]) *et ils le harcèlent. L'effet de cette révolution sera d'arracher à jamais l'enseignement au* « *formalisme* » *pour le ramener au* « *réalisme* »*, d'* « *adapter l'école à la vie* »*, de* « *préparer des hommes qui soient de leur temps* »*. Ne savent-ils pas qu'au XVIII^e^ siècle, Condorcet et quelques autres, dont le rédacteur universitaire de l'Encyclopédie, faisaient des phrases analogues ; qui furent impuissantes à susciter quoi que ce fût de conforme* à *elles-mêmes dans la réalité ? Ce prétendu* « *réalisme* » *scolaire, cette fallacieuse adaptation de l'école à la vie, consisteraient à faire de l'école un grand instrument de propagande et de conquête au service de toutes les idées fausses et de toutes les modes intellectuelles dont l'humanitarisme, la démocratie et la religion du Progrès sont autant de pépinières. Ce qui serait bien nommé un comble d'irréalisme, de snobisme et de servitude mentale. Il faut rendre aux mots leur vrai sens, aux choses leur vraie place et dire que le* « *formalisme* » *du collège, bien entendu, y est le* « *réalisme* » *même.*
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*Ces réformateurs agitent toutes les manières dont on pourra faire de la Classe autre chose que la Classe. Toute la question pédagogique est pourtant résolue par un maître qui fait bien la classe et ne l'est que par lui. Cela est très modeste et cela est très grand. C'est le seul moyen d'identifier la culture de l'esprit avec la trempe du bon sens éternel.* » (p. 394).
Il faut lire et relire ce texte prophétique. Tout y est et tout y est dit !
En conclusion, cette « réforme » va dans le sens d'une subversion totale. Elle est une révolution, par l'intérieur, de l'École Socialiste et Révolutionnaire de Jules Ferry, une subversion de ce qui y subsistait de bon. Elle est dans la droite ligne du Rousseauisme régnant qu'elle amplifie et institutionnalise.
Elle n'est pas la vraie révolution, la réforme intellectuelle et morale que nous attendons.
#### IV. -- Tombeau de Jules Ferry
J'emploie ce mot « Tombeau » au sens d'éloge funèbre comme on dit le « Tombeau de Corelli » par Couperin ou le « Tombeau de Marin Marais », ou le « Tombeau de Rameau ».,
Il était beau Jules Ferry. Avec sa barbe carrée en éventail comme un pinceau plat d'encolleur de papier peint, et ses lorgnons dorés. Neptune avec un smoking et un nœud papillon. Et sérieux comme un pape. Il le fallait d'ailleurs. L'électeur républicain n'aurait pas admis la moindre gaudriole.
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Je l'imagine, Jules Ferry, dans son salon pelucheux avec des fauteuils à franges III^e^ République, ces fauteuils au-dessous desquels on ne sait jamais s'il ne va pas surgir un chat, un rat, un cafard, ou le catalogue de la Manufacture des armes et cycles de Saint-Étienne, je l'imagine, après le repas, tortillant distraitement la chaîne de sa montre de gousset, qui brille discrètement sur son ventre de chanoine, abrité par le gilet. Car on n'est pas débraillé chez les Ferry. On est laïque, mais pas luxurieux. Au contraire une rigueur toute puritaine est plus que de bon aloi pour désarmer les mauvaises langues qui prétendraient que la laïcité n'est qu'un mauvais prétexte pour s'affranchir du Décalogue. Plutôt dix fois « logue » qu'une !
Aujourd'hui Jules Ferry est mort ! Assassiné ! Ça été horrible ! On ne sait pas qui l'a assassiné. Mais on s'en doute ! La police est sur la trace des assassins ! Présumés ! Et ses propres amis, ses chers disciples, les ministres successifs de l'Éducation l'ont bien enterré ! Porté solennellement en terre avec des chants funèbres. En grande pompe, avec des fleurs, des couronnes et des discours pathétiques.
La cérémonie était magnifique. Tous les corps de métiers et les syndicats étaient représentés. Même les embaumeurs et les taxidermistes. Un pompier pleurait dans son casque. Quand le casque fut plein une goutte tomba. Le casque déborda, ce fut bientôt un ruisseau puis les petits ruisseaux faisant les grandes rivières un fleuve immense roulant des eaux majestueuses et nigériennes déferla, emportant tout sur son passage ; un recueil de poésies écrit en anglaise dans un cahier quadrillé seyès, un notaire de province avec sa canne, son lorgnon, son chien, sa dame, des élèves en rang, plusieurs écoles normales, le livre de comptes d'Urba-Gracco, un ou deux Inspecteurs d'Académie, un taxi, deux képis d'agent de police, un timbre postal mal oblitéré de l'île Maurice, les quatre points cardinaux, la règle de Trois inverse, l'île d'Elbe, la Bataille de Marignan, tout ça pêle-mêle,
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la quadrature du cercle, un pot de fleurs avec trois tulipes peintes en blanc, la Guerre de Troie, la règle d'accord des participes passés conjugués avec le verbe avoir, un annuaire téléphonique du département du Cantal, deux poireaux, trois carottes, une courgette, un bouquet garni, une pincée de sel, les Écoles Normales... Les écoles normales elles-mêmes ont été emportées. Il n'y a plus d'Instituteurs, les « Hussards loirs de la République » chers à Péguy, probablement parce qu'il n'y a plus de Républiques mais seulement des démocraties comme Cuba ou Haïti.
Il n'y a plus d'Écoles Normales, mais des Instituts Universitaires de Formation des Maîtres, IUFM, qui sécréteront des « Professeurs des Écoles » comme l'huître sécrète la perle.
Les Écoles Normales s'en sont allées, avec les classes du service militaire -- dit maintenant national comme le Front et promis pour cela à un étranglement certain -- et les Instituteurs sont partis rejoindre les curés en soutane et en latin, et l'Armée de Papa et la lampe à huile au Grand Musée de la Marine à Voile et des Nostalgies de l'Occident. C'est la vie, il paraît que c'est le cours du temps et qu'on n'y reviendra plus. Jules Ferry s'est envolé au pays des vieilles lunes avec son école républicaine, laïque et obligatoire et ses bataillons de militants barbus remplacés par des technocrates. La place est prise pour autre chose. Quoi ? on ne sait pas. On ne sait pas où on va. Mais on y va lentement mais sûrement comme disait l'autre. « Festina lente. » Hâte-toi lentement. L'école de Jules Ferry fabriquait automatiquement des élèves avec des maîtres ponctuels, méthodiques, rigoureux et sûrs d'eux. Elle avait ses défauts, qui étaient grands, ses qualités, qui étaient immenses, sa morale, qui était républicaine (on peut verser un pleur). Maintenant tout est changé. On ne sait pas ce qu'on fera. Mais on le fera. C'est sûr. Si ! Si ! Ça c'est sûr !
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Aujourd'hui, 11 octobre 1991, l'ONU propose une résolution condamnant la « junte militaire » d'Haïti, et soutenant le Président-Père Aristide. Vous ne voyez pas le lien. Moi non plus. Pourtant, logiquement, il doit exister quelque part. Cherchons-le. Pensez-y ! Pensez-y bien.
Hervé de Saint-Méen.
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### Effets pervers
par Danièle Masson
Le mot « pervers » et ses dérivés sont à la mode. C'est d'autant plus étonnant que les références morales et spirituelles s'estompent, et qu'il est difficile d'être immoral, puisque l'immoraliste se rend tributaire d'une morale dont il abuse mais à laquelle il croit. Feu Dom Juan qui, de Molière à Anouilh, troque sa fascinante jeunesse satanique contre les traits usés d'un vieux noceur, et ne peut plus mourir de la main du Commandeur, mais prend le visage d'Ornifle, foudroyé, non par Dieu, mais, singulière déchéance, par un infarctus.
On parle pourtant beaucoup de perversions et d'effets pervers. *Pervertere,* en latin, signifie mettre sens dessus dessous ; et *perversus* signifie de travers, défectueux, appliqué à contretemps.
L'effet pervers, aujourd'hui, c'est une application à contretemps, une déviation, un dérapage, une situation improbable et imprévue, qui échappe à la volonté. A cela s'ajoute, subrepticement, une coloration morale, mais l'une morale non issue du Décalogue, contraire à lui le plus souvent, élaborée par une intelligentsia subversive qui l'a brevetée : ce sont « les valeurs ».
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Les effets pervers sont un avatar de l'hétérotélie chère à Jules Monnerot : les hommes, poursuivant une fin, en atteignent malgré eux une autre, parfois contraire à la fin poursuivie. Ou bien une situation, favorable ou défavorable, sécrète un effet non attendu et non désiré. Conséquence et finalité deviennent contraires.
Exemples : le réveil des nationalismes est un effet pervers de la chute du communisme, la « revanche de Dieu » un effet pervers de la foi perdue en la révolution, la montée du mouvement national un effet pervers du désarroi politique. Bref, les effets pervers sont des dissidences qui offusquent le maître penseur dont le rêve est la maîtrise des esprits et des faits.
La découverte des effets pervers est triplement significative : elle jette une lumière brutale sur les valeurs de l'intelligentsia ; elle révèle l'abîme entre cette intelligentsia et ses troupes ; plus pratiquement, elle éclaire l'irrésistible montée du Front national.
La résurgence du bien et du mal à visage nominaliste succède au déclin de la morale. Profitant d'une enquête de *Passages* (novembre 91) sur les intellectuels en cour, André Glucksmann la résume clairement : « Les élites politiques n'ont pas l'air d'avoir saisi que le choix du XXI^e^ siècle se fera entre l'intégrisme et la démocratie. » Glucksmann définit moins nettement « le bien » (la démocratie) que « le mal » (l'intégrisme) selon son penchant à penser que seul le mal est universalisable et communicable, alors qu'il doit y avoir pluralité de biens ; à chacun ses paradis, seul le mal est commun : c'est tout le sens de son dernier livre, *Le onzième commandement.* Le mal, donc, c'est « l'intégrisme », qui va du fanatisme religieux au « penchant à vivre entre nous », en passant par les « nationalismes emmurés et verrouillés ».
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Le bien, c'est la démocratie, notion floue, qui n'est pas, en tout cas, la force de l'opinion majoritaire, mais une idéologie inspirée, persuadée, finalement imposée par l'intellectuel au « citoyen attentif, sorte de sentinelle de la société ». Le choc de ce « bien » et de ce « mal » permet à Glucksmann de suggérer aux Croates assiégés par les Serbes de « faire amende honorable en déclarant qu'ils ne sont pas les héritiers du régime croate néo-nazi ». Qu'importe que la Croatie ait voté à 92 % pour son indépendance. Qu'importe qu'elle résiste follement, comme naguère le Liban à la Syrie, à un envahisseur écrasant de supériorité : elle expie des crimes qui ne sont pas les siens.
Mais Jean Daniel est plus précis. Le mal, pour lui, (*Nouvel Observateur* du 28 novembre), « ce n'est pas agressivité d'un pays contre un autre... c'est la terrible idée que chacun doit rester à sa place, et que cette place, est la patrie d'origine ». Terrible idée en effet, qui fait de la piété filiale un nouveau péché originel : les Croates expient alors leur propre crime.
Car ce que craint Jean Daniel, c'est que « les nations libérées du communisme se réapproprient leur culture nationale *avant* de rejoindre l'Europe ». Europe sans visage et sans communauté de destin, et donc sans volonté, qui prétend déraciner les nations pour les rendre sans force et soumises au nouvel ordre mondial. Jean-François Kahn (*Événement du jeudi,* 28 novembre) complète Jean Daniel, rêvant d'un « cosmopolitisme », autre nom, selon lui, de « l'universalisme humaniste dont le message chrétien représente la quintessence ». Étrange perversion, au sens habituel cette fois, que de confondre cosmopolitisme, ou citoyenneté du monde et donc de nulle part, et l'universalisme chrétien, ou conversion à l'unité surnaturelle à travers les diversités naturelles -- mariage de la lumière divine et de la couleur humaine, selon la belle expression du *Dialogue* de sainte Catherine de Sienne -- qui faisait dire à Maurras : « L'Église catholique est la seule internationale qui tienne. »
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Cette perversion fait comprendre l'incapacité grandissante des maîtres penseurs à faire marcher leurs troupes sur les chemins que, tout exprès pour elles, ils ont balisés, jalonnés de poteaux lumineux. Résultante de l'abîme incommensurable entre l'idée et le réel ; Jean Daniel en est l'exemplaire victime. Il sait bien que son idéal cosmopolite n'est pas partagé par le peuple français, il sait bien que ce peuple n'est pas raciste, il sait bien enfin -- il l'écrit -- qu' « une aberrante démographie conduit ceux qui n'ont rien à se rendre dans les territoires de ceux qui ont quelque chose ».
Alors il conjugue trois stratégies. Le réalisme, qui doit s'accommoder d'une réalité inévitable : l'immigration est un phénomène « irréversible » ; l'expression revient de manière obsédante dans son éditorial. D'où la nécessité d'une prodigieuse pédagogie. « La pédagogie ne consiste plus à faire croire que l'on va endiguer ces phénomènes, mais à expliquer comment on va s'en accommoder », en vue « d'un avenir commun ». Ah ! Les vertus de l'explication ! Jean Daniel retrouve la conception de l'intellectuel petit père des peuples, mage éclairé de la foule aveugle, qui va des Encyclopédistes à Mao en passant par Hugo :
« *Il voit, quand les peuples végètent...*
*Dans notre nuit, sans lui complète,*
*Lui seul a le front éclairé*. »
Pour éviter les effets pervers de cette pédagogie à haut risque, Jean Daniel a perdu l'audace de pourfendre les « mythes de supériorité raciale ou du racisme ordinaire ». Il préfère débusquer le racisme extraordinaire, d'autant plus pernicieux qu'il est subtil et invisible. Jean Daniel et André Glucksmann le baptisent à grand renfort d'étymologie grecque.
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« Le penchant à vivre entre nous » est si commun qu'il en semble véniel. Aussi Glucksmann l'appelle-t-il « endomanie », ce qui lui donne une touche pathologique propre à susciter l'inquiétude. Jean Daniel abandonne le racisme pour « l'hétérophobie ». Par son exotisme, son ésotérisme, son élasticité, son extensibilité, ce mot nouveau permet à Jean Daniel d'exercer sans risque d'effet pervers sa police de l'inconscient : « Une vague d'hétérophobie déferle sur le continent. » Et de filer la métaphore : puisqu'il n'est pas possible d' « endiguer » l'irréversible flux migratoire, l'intellectuel aura la tâche de « remonter le courant » de « l'hétérophobie ». Si les Français ne sont pas tous racistes, ne sont-ils pas, peu ou prou, endomanes et hétérophobes ?
La tâche de Jean Daniel est sisyphéenne. Aussi se fait-il aider -- sans vergogne, bien qu'il soit juif originaire de Blida, et athée par surcroît -- par l'Église catholique. Ou du moins par monseigneur Rozier. Monseigneur Rozier expose sa propre conception de la perversion en s'attaquant frontalement à Jean-Marie Le Pen. L'amour du frère ? perversion de l'amour du prochain. Le nationalisme ? perversion de la nation, qu'il définit comme « l'alliance de populations d'origines et de cultures diverses ». La défense de la chrétienté ? perversion du christianisme, le peuple élu étant d'ailleurs « un peuple d'immigrés ».
Ce que monseigneur Rozier désigne comme « perversion », c'est l'incarnation, l'inscription temporelle d'une idée, d'une foi, d'un amour. Pour monseigneur Rozier comme pour beaucoup de clercs aujourd'hui, et de laïcs militants « pédagogisés » par ces clercs, c'est la chrétienté qui est une perversion du christianisme. Pour eux, il n'y a pas d'alliance entre le ciel et la terre, et le surnaturel est une idéologie qui commence par écarter tous les faits.
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Nier le réel ou le torturer, à la manière du lit de Procuste ou de la valise de Charlot, c'est à quoi se livre, à sa manière, Hervé Le Bras, démographe à l'INED, dans *Passages* de novembre. Selon Hervé Le Bras, le Front national récupère le discours alarmiste de certains chercheurs sur la dénatalité. Hervé Le Bras use donc d'une pédagogie de choc : il faut affirmer que « la population française n'a jamais été aussi nombreuse et sa fécondité positive. On viderait de fait l'argument de l'invasion de toute substance ». C'est ce que ce curieux démographe appelle « être vigilant ». Curieux vigile, policier de la pensée, censeur du vrai, émule du Big Brother d'Orwell : comme « la paix c'est la guerre, la liberté c'est l'esclavage », la dénatalité, c'est la fécondité. Il suffisait d'y penser.
« Les intellectuels peuvent-ils nous sortir de la crise ? » se demande *Passages.* Interrogeant tour à tour Edgar Morin, André Glucksmann, Hervé Le Bras, c'est la même question, lancinante, qui est posée « Comment résister à la montée des idéologies réactionnaires ? » « Pour un chercheur, comment s'opposer au discours du Front national ? » Face à cette montée, *Passages* évoque « la gloire perdue des intellectuels » et « le désarroi actuel des politiques » : Pavane pour une gauche défunte.
Effet pervers, la droite nationale ? Mais alors pourquoi Jean-François Kahn, après avoir vainement, dans son titre, vitupéré « le fascisme tricolore », se plaint-il de sa banalisation ? « On commençait, écrit-il, à être « facho » à la droite du centre. » Pourquoi pleure-t-il la perte irréparable du triptyque « travail, famille, patrie » ? « Qu'une certaine gauche ait laissé filer dans le camp de la réaction totalitaire ces trois étendards qui flottèrent si longtemps en tête de ses cohortes constitue certainement la plus effarante idiotie idéologique de ce demi-siècle. »
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Pourquoi, sinon parce que le mouvement national, du moins dans le meilleur de lui-même, est au service de réalités naturelles et surnaturelles, spirituelles et charnelles, plus riches que des « valeurs » vides, qui sont Dieu, la famille, la patrie, et qui vivent au cœur des peuples, et qu'ils savent spontanément reconnaître, sans l'aide pédagogique d'intellectuels à bout de souffle qui ne savent même plus s'il faut les récupérer ou les pourfendre. L'effet pervers, c'est la revanche de la nature qui se redresse quand on croyait l'avoir soumise, la revanche de l'instinct surnaturel qui se ravive quand on croyait l'avoir éteint.
Jean-François Kahn l'a deviné : le fascisme étant usé pour avoir trop servi, et le nazisme étant surréaliste, de bons apôtres accusent le « national-populisme » de Jean-Marie Le Pen. Kahn s'effare : la notion de « national-populisme est suicidaire ». « Comme si se réclamer du peuple et de la nation était rédhibitoire. »
Aveu pathétique d'une gauche qui se prend elle-même aux pièges qu'elle tend, qui ne sait plus s'il faut diaboliser ou banaliser le Front national, le marginaliser ou en faire la cible privilégiée et donc le centre de la politique française. Car la diabolisation, la banalisation, la marginalisation, la conspiration du silence, la médiatisation tapageuse concourent toutes au même effet pervers : l'irrépressible montée du mouvement national.
L'endomanie, l'hétérophobie, le national-populisme seront aussi inopérants que e le nazisme et le fascisme : le langage orwellien, la police de la pensée ne sont efficaces que dans un régime parfaitement totalitaire, sans fissure et sans faille par où s'engouffrent, comme autant d'effets pervers de la liberté, les aspirations populaires au vrai et au bien.
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Mais après tout, à quoi rêvent-ils donc, nos maîtres penseurs ? N'est-ce pas d'être, sculpteurs des esprits, les conseillers du prince totalitaire qui brise les corps, et ne connaît pas d'effets pervers comme il ne connaît pas de dissidence ?
Danièle Masson.
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### Christophe Colomb selon Bloy et Claudel
par Georges Laffly
L'HISTOIRE est un message chiffré que nous adresse Dieu. Il parle à travers elle, comme à travers la Nature presque aussi clairement qu'il nous parle par l'Écriture. En somme toute histoire est *sainte.* Barbey d'Aurevilly, préfaçant *Le Révélateur du globe* de Léon Bloy, préfère employer l'expression : histoire *sacrée.* Elle évite des difficultés.
Bloy a considéré toute sa vie -- *le Révélateur* est son premier ouvrage -- qu'une de ses tâches était de décrypter ce sens caché. Il s'en explique dans un chapitre du *Désespéré :* « Il rêvait d'être le Champollion des événements historiques... » Pour accéder à cette science, il faut ce que n'enseigne aucune école :
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« Le désir enthousiaste de la vérité, appuyé sur le pressentiment d'un plan divin. L'Histoire alors cesserait d'être « la bagatelle fascinante » de l'incrédulité pour redevenir ce qu'elle fut dans les Saints Livres : la transcendante *information* du Symbolisme providentiel. » (*Le Révélateur du globe*)
Une telle vision est à l'opposé des philosophies de l'histoire. Celles-ci construisent un schéma explicatif qui, donnant la clé du passé, l'ordonnant de façon raisonnable, doit englober aussi l'avenir, le décrire à l'avance. Ce sont des utopies qui dévoilent *le sens* (la direction) des événements, et nous les voyons démenties aujourd'hui, comme le sont toutes les grandes utopies du XIX^e^ siècle. Ou bien des machines explicatrices (Spengler, Toynbee) prétendant être des modèles réduits applicables aux faits à venir. Mais ces machines ne fonctionnent pas non plus.
L'histoire sacrée est plus modeste. Elle connaît la fin de l'Histoire (le Jugement), elle ne prétend pas savoir quel chemin, quels détours nous y mènent, ni le délai qui nous en sépare. Elle scrute le passé pour en révéler le message.
\*\*\*
*Le Révélateur du globe,* c'est Christophe Colomb. Léon Bloy, nouvel écrivain (il a trente-huit ans) se fait en 1884 l'avocat de la béatification du grand Génois, s'appuyant sur un livre écrit dans cette vue par le comte Roselly de Lorgnes, en 1856, à la demande du pape Pie IX. Ce livre a été réédité dernièrement, paraît-il.
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La cause parut presque entendue au concile de Vatican I, malheureusement interrompu par la guerre franco-allemande, et qui ne fut pas repris ensuite. Dans les années qui suivirent, et disons vers 1883-1884, date où écrit Bloy, on compta jusqu'à 860 évêques pour appuyer la demande d'un procès en béatification. Elle n'aboutit pas, cependant.
\*\*\*
Un siècle a passé, et le cinquième centenaire de la découverte de l'Amérique marque l'année en cours. Un demi-millénaire, cela compte. Et puis le poids de ce continent n'a pas cessé de grandir dans l'histoire mondiale ; tout se passe comme si la capitale de la Terre se trouvait à Washington, avec un parlement nommé l'ONU siégeant à New York. Il n'y a là rien de plus qu'une apparence, mais on mesure le chemin parcouru depuis l'arrivée des caravelles espagnoles.
Fêter l'événement est une expression inexacte. Il s'agit d'un procès, et certes pas d'un procès en béatification. On condamne, on rejette avec horreur cet acte qui est par excellence *colonialiste.* C'est le plus grand désastre écologique de l'histoire, selon une revue de vulgarisation scientifique, il signe la destruction de grandes civilisations, c'est le moment où l'Europe révèle sa vocation de mort par l'extermination des Indiens et la traite des Noirs. Voilà un bilan qui révèle à quel point notre monde a mauvaise opinion de lui-même.
Il chargerait volontiers Colomb de tous ces péchés, mais une autre attitude prévaut. Colomb est à peu près acquitté pour nullité. On ne sait trop qui il était, d'où il sortait.
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Il a découvert l'Amérique par hasard, et même par erreur (il cherchait les Indes). Il n'a jamais su qu'il l'avait découverte. Enfin, d'autres l'avaient découverte avant lui, et ce grand fait n'est pas dû à un Méditerranéen, mais à de vaillants Nordiques. Voilà ce qu'il faut dire aujourd'hui si on ne veut pas avoir l'air attardé.
\*\*\*
Tout le livre de Bloy prend le contre-pied de cette légende réductrice, déjà active de son temps. Parmi ceux qui disent : hasard, ignorance de l'ampleur de la découverte, Bloy cite le bon Jules Verne, plus expert dans la lecture de l'avenir que dans celle du passé. Il parle aussi beaucoup d'un chanoine génois acharné à calomnier la personne du navigateur, et dont les libelles faisaient la joie des ennemis de l'Église. Il y a donc un long acharnement à l'égard du Révélateur du globe, et ces coups posthumes devraient être inscrits après la longue liste des souffrances qu'il subit de son vivant.
\*\*\*
Pour Bloy, le travail de déchiffrement commence par le nom même de l'homme, où s'inscrit sa destinée. Il est *la colombe qui porte le Christ.* Les armes de sa famille sont d'azur à trois colombes d'argent, avec la devise « *Fides, Spes, Charitas* » (mais ces armes sont-elles antérieures aux voyages ?).
Analysant la légende d'Oferus, qui devint Christophe, celui qui porte le Christ, Roselly de Lorgnes écrit que, dans les récits méridionaux, ce n'est pas un fleuve que traverse le géant, mais la mer :
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« Ce géant porte Jésus et passe la grande mer, n'ayant de l'eau que jusqu'à la ceinture, tenant en guise de bâton l'arbre mystique à transplanter, ou même ayant à la main la Croix qu'il va porter de l'autre côté de la mer. Le saint voyageur est tellement revêtu de ses attributs de missionnaire qu'il tient appendue à sa ceinture la gourde du voyage... »
M. de Lorgues en conclut, et sur ce point Bloy ne fait que le suivre, que cette légende est une figure prophétique de la mission de Colomb. Cela est si naturel, dit-il, « que le premier géographe de l'époque de la découverte, Juan de la Cosa, en achevant de dessiner la carte du Nouveau Monde et de montrer le moderne progrès géographique dû à Colomb, au lieu de nommer le vainqueur de *la mer ténébreuse,* se contente de peindre l'image symbolique du saint qui porte le Christ à travers la mer. A ses yeux la prédiction contenue dans cette religieuse figure était enfin réalisée ».
Au lieu que la légende naisse d'un fait historique sublimé, c'est le fait historique qui accomplit, incarne ce que la légende avait décrit. Le temps ne compte pas. *On* savait que la tâche devait être accomplie.
Le vendredi 12 octobre 1492, à peine aborde-t-il à l'île qu'il nomme San Salvador (Saint Sauveur), Colomb y plante une croix pour annoncer le salut, et se prosternant, il prie.
Sa première pensée est de faire des chrétiens de ces hommes sauvages qu'il a découverts. Il l'écrit à Ferdinand et Isabelle : « Je tiens pour dit, Sérénissimes Princes, que dès l'instant où des missionnaires parleront leur langue, ils se feront tous chrétiens.
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J'espère en Notre-Seigneur que vos Altesses se décideront promptement à y en envoyer, afin de réunir à l'Église des peuples si nombreux ; et qu'Elles les convertiront aussi certainement qu'Elles ont détruit ceux qui n'ont pas voulu confesser le Père, le Fils et le Saint-Esprit. » (Il pense aux Maures d'Espagne.)
Bloy le dit : le principal titre de gloire de Colomb est qu'il libère cette Amérique prisonnière jusque là de ses océans, royaume de terreur et de nuit livré à Satan (il évoque le chiffre de 20.000 sacrifices humains par an, pour le seul Mexique). « Le saint fait invasion » dans cette prison oubliée. Le saint, c'est Colomb. Et Bloy redouble : « La découverte de l'Amérique est une véritable descente aux enfers », comparable donc à celle du Christ entre vendredi et Pâques.
La croix qu'on avait vue dans les steppes d'Asie et jusqu'à Pékin, comme aux Indes, et qui régnait sur au moins un royaume africain : l'Éthiopie, apparaissait pour la première fois sur les rivages d'Amérique.
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Bloy souligne que Colomb avait demandé de grands titres pour exercer sa mission en toute indépendance. Une à une on lui arracha ses dignités, on rogna son pouvoir. « Il avait demandé qu'aucun colon espagnol ne pût aborder aux terres nouvelles à moins qu'il ne fût certainement chrétien, alléguant le but vénérable de cette entreprise qui était « l'accroissement et la gloire de la religion chrétienne ». On vida pour lui les prisons et les galères. »
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Toujours le monde où la réalité n'est pas « la sœur du rêve ». Et c'est lui, parce qu'il était un empêcheur de danser en rond, et de piller à fond, qu'on accusa de tous les crimes, pour mieux l'écarter. Un contemporain écrit : « Parce que l'Amiral avait puni des Espagnols qui maltraitaient les Indiens, et qu'il ne voulait souffrir ni leurs débauches ni leurs spoliations, ils le prirent en haine au point de ne pouvoir plus l'entendre nommer. » (Benzoni, *Histoire du nouveau monde,* cité par Bloy.)
Il ne s'agit pas de rejoindre la légende noire qui indigne notre époque vertueuse. Il est vrai que l'or fait délirer. Il est sûr que Ferdinand et Isabelle ont équipé l'expédition parce qu'ils avaient besoin du « fabuleux métal ». Le pouvoir manque toujours d'argent. Mais ils pensaient aussi à christianiser ces peuples inconnus, et d'autres Espagnols s'y employaient, puisque aujourd'hui l'Amérique est chrétienne. Avec des résurgences indiennes, des infiltrations africaines ? Sans doute. Mais la Croix plantée à Saint Sauveur a rayonné d'un pôle à l'autre.
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Colomb est « le Messager de l'Évangile » ou encore comme le nomme Don Jaime Ferrer « ambassadeur de Dieu ». Il apporte un monde, il complète le globe, le révélant dans sa totalité. Dans l'ordre de l'histoire sacrée, c'est un personnage colossal, et Léon Bloy ne cherche pas à esquiver la vérité. « Chargé de réaliser l'événement le plus considérable qui se soit accompli depuis la Pentecôte, et qui doive vraisemblablement s'accomplir d'ici la fin des temps, l'Inventeur de l'Amérique arrive le sixième depuis six mille ans que Dieu fait des hommes.
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Le comte Roselly de Lorgnes, qui rencontre ici le sublime, n'hésite pas à tracer cette ligne de fronts quasi divins : Noé, Abraham, Moïse, saint Jean-Baptiste, saint Pierre... Christophe Colomb ! On voit que l'anecdote du *pilote génois* devient une histoire assez grandiose. »
L'histoire sacrée impose son éclairage et ses méthodes d'élucidation : les analogies (les figures), les symétries, la manifestation dans l'histoire d'une prophétie -- ici, c'est la légende de saint Christophe qui sert de base. Noé est rappelé comme navigateur sur l'océan du déluge, Abraham comme Père des fidèles (Bloy écrit que Colomb est le Père des Indiens à qui il ouvre la voie de l'Évangile) etc.
Mircea Eliade (*la Nostalgie des origines*) montre que Christophe Colomb avait cette vision de son aventure, non qu'il se comparât aux patriarches et aux plus grands saints, mais parce qu'il attribuait un sens eschatologique à sa découverte. Il rappelle que l'Évangile doit être prêché sur tout le globe avant que le monde finisse. L'ouverture du Nouveau Monde à la bonne nouvelle est une étape qui nous rapproche du jugement.
Colomb écrit : « Dieu m'a fait le messager d'un nouveau ciel et d'une nouvelle terre, dont il avait parlé dans l'*Apocalypse* de saint Jean, après avoir parlé par la bouche d'Isaïe. Et il m'a montré le lieu où le trouver » (cité par Eliade). Une telle phrase suffit d'ailleurs à montrer qu'il n'est pas un ignorant chanceux, comme on veut nous le faire croire. Il est conscient d'avoir découvert beaucoup plus que quelques îles, un continent qu'il nomme « Terre de la Sainte Croix » ou aussi « Nouveau Monde ».
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Un autre argument de Bloy en faveur de la sainteté de Colomb est qu'il fut malmené, maltraité, bafoué. « Qui a souffert plus de travaux, plus de blessures, plus de prison, plus de dangers de mort, plus de flagellation, plus de lapidation et plus de naufrages ? » Mis à part flagellation et lapidation au sens strict, rien de plus vrai. Cet homme, à qui un pouvoir immense est attribué sur un empire dont on ne connaît même pas les limites, subira ensuite le rejet et l'humiliation. On voudra saisir la mule qui à un moment est son dernier bien. On le présente enchaîné à la reine Isabelle qui l'avait lancé sur l'océan. Abreuvé d'outrages, il peut s'exclamer « que la Terre pleure sur moi ».
Dans un temps où les portraits foisonnent, on n'a pas une image de lui. Le plus extraordinaire est peut-être que sa découverte lui sera volée. Un autre lui donnera son nom, un Florentin, Amerigo Vespucci. Et jusqu'au bout l'ingratitude le poursuit, à la mesure du service rendu. « L'Espagne n'a jamais pu pardonner à Christophe Colomb de l'avoir faite, pendant deux siècles, la plus puissante nation de l'univers. »
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Près d'un demi-siècle plus tard, Paul Claudel est lui aussi frappé par la haute figure de l'Amiral. Mais chez lui, pas question de canonisation. Le temps en était passé, semble-t-il, aux yeux du diplomate.
Si l'on veut, d'ailleurs, indiquer ce que représente le Découvreur de l'Amérique pour Claudel, il ne faut pas trop s'attarder au *Livre de Christophe Colomb,* œuvre théâtrale de commande, où l'auteur a l'idée bizarre d'opposer deux personnages, Colomb I et Colomb II, l'homme historique (avec ses petitesses, ses crimes aussi) et l'homme du mythe. Maladroite prudence.
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Le portrait de Colomb digne du poète, c'est dans *Le Soulier de satin* qu'il faut le chercher. Il y devient une espèce de précurseur de Rodrigue, et toute sa grandeur lui est rendue. Comme on sait, le thème de l'Amérique est capital dans la pièce.
Il apparaît dans la première journée (scène 6).
« LE CHANCELIER. -- Notre grand Amiral !
« LE ROI. -- Lui, c'est quelque chose d'absolument neuf qui lui surgit à la proue de son bateau, un monde de feu et de neige à la rencontre de nos enseignes détachant une escadre de volcans !
« L'Amérique, comme une immense corne d'abondance, je dis ce calice de silence, ce fragment d'étoile, cet énorme quartier du paradis, le flanc penché au travers d'un océan de délices !
« ...Grâce à toi, fils de la Colombe, mon royaume est devenu semblable au cœur de l'homme. »
(A ce seul mot de « fils de la Colombe », on reconnaît que Claudel avait lu *Le Révélateur du globe,* ce qu'il reconnaissait volontiers. Il me semble aussi que l'expression « calice de silence » vient de la page où Bloy montre le continent prisonnier, exclu jusqu'à Colomb de l'écho même du salut.)
Dans la deuxième journée (scène 6), le long monologue de saint Jacques prolonge la méditation de Bloy :
... « Et c'est là sur ce môle à demi englouti que j'ai dormi quatorze siècles avec le Christ,
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« Jusqu'au jour où je me suis remis en marche au-devant de la caravelle de Colomb.
« C'est moi qui le tirais avec un fil de lumière pendant qu'un vent mystérieux soufflait jour et nuit dans ses voiles. »
Dans la deuxième journée encore, scène 12, on voit des Espagnols découvrir les monuments, au milieu de la jungle, des Aztèques et des Mayas :
« DON GUSMAN. -- Je veux rendre à l'humanité ce peuple deux fois mort, je veux élever la Croix sur leur tombe, je veux chasser le Diable de son repaire empesté, qu'il n'y ait pas un endroit au monde où il soit sûr !
« Colomb a découvert les vivants, et moi je veux posséder tous ces peuples que la mort a soustraits au roi d'Espagne.
« Je veux apaiser avec la Vraie Croix les anciens maîtres. »
(La Vraie Croix parce que des voyageurs ont dit avoir découvert dans ces ruines des pierres gravées d'une croix. Et Don Gusman parlant de chasser le Diable de ces terres nous rappelle le chapitre où Bloy décrit l'Amérique comme royaume abandonné à l'Enfer jusqu'à sa délivrance par Colomb.)
Enfin, dans la troisième journée, scène 8, nous voyons comment, aux yeux de Claudel, son héros, ce Rodrigue auquel il s'est tant complu, est le successeur de l'Amiral, et complète ce qu'il avait commencé :
« L'ANGE GARDIEN -- ... il a achevé l'entreprise de Colomb, il a exécuté la grande promesse de Colomb.
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« Car ce que Colomb avait promis au roi d'Espagne, ce n'est pas un quartier nouveau de l'Univers, c'est la réunion de la terre, c'est l'ambassade vers ces peuples que vous sentiez dans votre dos, c'est le bruit des pieds de l'homme dans la région antérieure au matin, ce sont les passages du Soleil !
« ...L'Inde pendue cuit sur place dans une vapeur brûlante, la Chine éternellement dans ce laboratoire intérieur où l'eau devient de la boue piétine ce limon mélangé à sa propre ordure.
« Et le troisième se déchire lui-même avec rage.
« Tels sont ces peuples qui gémissent et attendent, le visage tourné vers le Soleil levant.
« C'est à eux qu'il est envoyé comme ambassadeur. »
(Ainsi Rodrigue achève la découverte de Colomb. C'est que Claudel lui fait imaginer un moyen de transporter les bateaux espagnols, avec des palans, à travers l'isthme de Panama, de l'Atlantique au Pacifique. Voilà donc le chemin qui mène aux Indes, et dont rêvait Colomb. On peut rappeler que Bloy note que l'Amiral cherchait un tel passage au cours de ses deux derniers voyages. Et les expressions d' « ambassadeur », de « révélateur du globe », inspirent directement cette page de Claudel.)
Avec un lyrisme plus sûr et plus ample, plus direct aussi, Claudel, on le voit, ne fait que reprendre les intuitions de Léon Bloy. Il n'y ajoute rien. Et il est en retrait, quant à la canonisation. Mais lui aussi laisse de Christophe Colomb une image grande et vraie.
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Sortons ici de l'histoire sacrée pour considérer une de ses déviations, dont l'action est encore très vivace. Quand il écrit « de nouveaux cieux et de nouvelles terres », Colomb lui-même n'est-il pas coupable, prenant la prophétie au sens le plus physique, le plus *charnel *? On peut se le demander. Cependant, il semble qu'il ne s'arrête pas à ce sens, et qu'il voie dans le Nouveau Monde des hommes à évangéliser, et un signe, l'aurore peut-être de la fin du monde et de la deuxième venue du Christ.
D'autres s'en sont tenus au sens littéral, et jusqu'à nos jours. L'Amérique a passé, aux yeux des Puritains, pour la nouvelle chance donnée à l'homme. C'est parce qu'il venait d'y avoir la Réforme de l'Église, pensaient-ils, que Dieu avait permis la révélation d'une terre qui serait le refuge des vrais fidèles.
Plus généralement, pendant des siècles, on allait voir des foules d'émigrants traverser l'océan. Ils rompaient avec le passé, l'histoire et ses cruautés, avec leur langue même. Ils croyaient retrouver l'innocence première (et en ce sens, le passage par l'Atlantique devenait un baptême lavant de la faute originelle, la faute d'avoir un lieu de naissance avec ses vieilles querelles). Ajoutez à cela que ce n'est pas seulement le Pape que l'on fuyait, mais le Roi, et que c'est sur cette terre nouvelle que devait prendre élan la démocratie moderne.
Il en reste encore aujourd'hui aux citoyens des États-Unis la conscience de représenter le modèle de l'avenir et la force de proposer « un nouvel ordre mondial ». Sur ces sujets, il faut voir Thomas Molnar et son *Américanologie.*
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M. Eliade a étudié le phénomène dans *La Nostalgie des origines.* Sans multiplier les citations, on peut avancer celles-ci :
« Les premiers Anglais installés en Amérique se considéraient comme choisis par la Providence pour établir une « Cité sur la colline » qui servirait d'exemple de la vraie Réforme pour toute l'Europe. »
« ...C'est dans l'activité des missionnaires de la Frontière qu'on doit chercher l'origine du complexe de supériorité américain, qui se manifeste aussi bien dans la politique étrangère que dans l'effort enthousiaste pour diffuser « l'american way of life » sur la planète entière. »
Mais il faut voir aussi l'autre face de cette bonne conscience et de cette supériorité. C'est le sentiment profond, rongeur, que la nouvelle chance donnée par Dieu a été trahie, et que le péché dont on se croyait lavé a redoublé. Triple crime : l'extermination des Indiens, la traite et l'esclavage des Noirs, la destruction de la Nature. Il y a une malédiction sur l'homme. Il ne cesse de se perdre.
Sans doute cette culpabilité est-elle exploitée par la gauche américaine, qui peut être aussi marxiste que la nôtre. Mais ce sentiment est répandu bien au-delà, atteint des régions de la conscience bien plus profondes que celles qui peuvent être sensibles aux modes intellectuelles.
Cette conviction que l'Américain blanc a trahi le don divin, on la trouve exprimée de façon inégalable dans les nouvelles de *Descends, Moïse.* Le personnage principal en est Isaac Mac Caslin.
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Dans *L'Ours,* W. Faulkner lui prête un long monologue, d'où il ressort qu'en effet l'Amérique était une grâce : « ...un nouveau monde où une nation de gens pouvait être fondée dans l'humilité, la pitié, la tolérance et la fierté mutuelles ».
Mais cette grâce, les hommes n'ont pas su en profiter, parce qu'ils étaient imprégnés de péché « ...cette terre déjà souillée... grâce à ce que grand-père, sa race, ses ancêtres avaient, du crépuscule corrompu et vil de ce vieux monde, apporté dans ce nouveau pays, qu'Il avait daigné leur accorder, par pitié et longanimité, sous condition de pitié, d'humilité, de tolérance et de patience... » (oui, il y a un piétinement chez Faulkner, une allure assez semblable à celle de Péguy, les mêmes mots triturés, repris, pour leur faire exprimer tout leur jus).
Le vieux monde, donc, reste perdu, mais le nouveau ne l'est pas moins. Et Isaac Mac Caslin explique que le grand péché est d'avoir eu des esclaves, d'avoir acheté et vendu des hommes parce qu'ils avaient la peau noire. Mais péché aussi d'avoir dépossédé les Indiens. En fait, pour lui, c'est la propriété qui est criminelle, qui est toujours une usurpation. Et pour Faulkner aussi
... « La terre que le vieux Carothers Mac Caslin, son grand-père, avait achetée en monnaie de Blanc aux sauvages dont les grands-pères avaient chassé sur elle sans fusils, et qu'il avait domestiquée et soumise, ou croyait avoir domestiquée et soumise parce que les êtres humains qu'il retenait en esclavage, et sur lesquels il avait pouvoir de vie et de mort, en avaient fait reculer la forêt... »
Et le narrateur fait l'historique. Une part de la forêt achetée par le vieux Mac Caslin. Une autre part achetée par le major de Spain à Thomas Sutpen ; celui-ci l'ayant achetée lui-même au chef indien Ikkemotube, et sans doute en le trompant sur le prix ;
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mais le chef n'avait aucun titre à vendre une terre qui était restée indivise entre tous ceux de la tribu depuis un temps immémorial. On le voit, c'est la propriété qui est illégitime.
Dernier crime, enfin : les Blancs détruisent la forêt et la brousse pour y faire pousser le maïs, comme ailleurs ils éventrent les montagnes pour en tirer la houille qu'ils brûlent. On sait le succès de cette pensée naturiste. Les hommes de la société technique, sans rien renoncer de leur mode de vie, se sentent coupables de défigurer la nature, de la meurtrir, de la polluer.
Ainsi se termine sur un retournement complet l'élan d'orgueil entraîné par l'interprétation charnelle de l'expression « un nouveau monde ». Les mots pris à la lettre font que le salut est pris comme une possibilité immédiate et terrestre. Tout Américain se croit élu, et en situation de donner au monde un modèle de bonheur, et des leçons de morale (de démocratie). Cette naïveté ne résiste pourtant pas aux faits, et il reste des Isaac Mac Caslin, ayant le sentiment profond de leur péché et de l'indignité de leur race, renonçant à l'héritage impur. Mais là, j'anticipe sans doute : l'Amérique de Bush ne semble pas prête à se conduire comme un personnage de Faulkner, romancier d'ailleurs impopulaire.
Georges Laffly.
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### Retour à la pensée orante
par Jean-Baptiste Morvan
Même ceux qui n'ont pas la superstition des chiffres doivent tenir compte de l'approche d'un nouveau siècle et d'un nouveau millénaire : ces nombres riches de zéros impressionnent le public, lui suggèrent des sentiments divers ; ils le rendent accessible à une notion de renouvellement, vague et fruste encore, mais dont ordinairement il ne se souciait nullement. Certes, cette proximité donne lieu à des prophétismes trompeurs, à des rêveries angoissées, à des attentes hagardes. Mais il n'est pas impossible de tirer un meilleur parti de cette apparente rupture chronologique ; c'est le moment d'opérer des renouvellements d'examens de conscience et de bilans, dans l'ordre moral et dans le domaine psychologique qui déterminent tous deux un climat dit « culturel » commun à tous les gens de l'époque.
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Cet ensemble intéresse la recherche intellectuelle et littéraire, mais aussi le tissu de la vie intérieure ordinaire et commune.
J'imagine parfois l'esquisse d'une fiction ou d'une fable. Un musicien et un cavalier se sont arrêtés devant la porte ogivale d'une ville ancienne. Pour un instant, le musicien a posé sa harpe, le cavalier a mis pied à terre et attaché à un gros anneau de fer la bride de sa monture. L'un s'interroge sur le sens et la nécessité de son art, l'autre sur la valeur de son voyage. Dans quel monde allons-nous entrer ? Nous sommes tous à la fois le musicien et le cavalier en cette fin de siècle.
La vie de l'esprit présente nombre de carences et de désarrois. On évoque volontiers la politique, mais elle ne représente qu'un aspect de nos déficiences générales. L'absence de lignes directrices, de thèmes de recherches, de repères et de références essentielles apparaît dans le jugement critique aussi bien que dans l'imagination, dans l'affectivité, dans la création. L'univers familier est déconcerté et troublé ; on subit un flux d'impressions, de visions, sans distinguer ce qui est précieux ou ce qui peut le devenir. Notre liberté est restreinte, les fictions romanesques, cinématographiques, télévisées, s'imposent et confèrent une primauté à la facilité radotante ; leur abondance apparente révèle vite une. faible quantité de clichés ; leur accélération implacable ne laisse point de place à nos réflexions, à nos choix, à nos refus.
Faute de références certaines, une lassitude, une progressive indifférence provoque une usure de l'affectivité intellectuelle. Cette désaffection entrave la construction d'un univers personnel pourvu de portraits et de paysages vraiment nôtres et capables de devenir des centres, des carrefours de la pensée intime. Le monologue intérieur sans doute a ses bizarreries, ses cocasseries, ses fictions niaises, et tout cela assez souvent ;
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mais aujourd'hui il n'y a rien qui dans la pensée « culturelle » extérieure puisse corriger les pauvretés et les obliger à se mesurer, à se comparer avec des éléments supérieurs, voire sublimes. On retire du romanesque littéraire et de l'audiovisuel un impératif catégorique, conscient ou subconscient, qui prescrit de « vivre avec son temps », mais justement dans un temps qui n'est pas celui qui vraiment nous appartient. La vie quotidienne, dans les mises en scène médiatiques, se voit imposer des décors vulgaires et piteux, des schémas d'existence présentés comme naturels et normaux désormais, pourtant capables encore d'indigner ou d'humilier profondément une conscience formée aux enseignements traditionnels. Ce conformisme autoritaire substitue au vrai miroir un écran fallacieux et brouillé, au théâtre intérieur personnel un répertoire d'intrigues pour histrions. Les spectacles de la création, les visions de la nature subissent les découpages d'une vulgarisation scientifique parfois douteuse et souvent hallucinante en ses illustrations, ou bien, pour les paysages, les poncifs d'une esthétique pour tourisme publicitaire. Partout, on se charge de nous dire ce qu'il faut voir, et comment il faut le voir.
La mémoire aussi semble malade. Récemment, au cours de la réunion annuelle des rédacteurs d'une revue locale, j'entendis louer particulièrement l'un des auteurs pour avoir restitué l'image vraie des années de la dernière guerre. Paradoxalement, on connaissait bien l'histoire de la ville et de la contrée au XIX^e^ siècle, mais pour le XX^e^, de façon incertaine ou dispersée. Une mémoire collective, institutionnelle et préfabriquée donne peut-être à penser que les mémoires individuelles sont négligeables ou suspectes. L'homme du XX^e^ siècle est devenu timide et réticent quand il s'agit de narrer ses expériences personnelles. J'ai parfois songé à faire une étude de la mémoire sous un double titre latin : « Memoria discens, Memoria docens » ; la mémoire qui amène l'homme à approfondir sa pensée, la mémoire consciente de devoir léguer un enseignement aux successeurs.
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Actuellement, on propose aux esprits des méthodes arbitraires, dissuasives et répressives souvent, pour la conservation et l'interprétation des apports personnels : psychologie freudienne, sociologie marxiste, plus ou moins déguisées. Pour l'enseignement scolaire, la puissance politique s'en charge ; or la mémoire enseignante est un héritage, et à ce titre elle ne saurait être en faveur.
Quels remèdes rendront à la pensée son authenticité, ses procédés, ses règles, tout ce qui, qu'on le veuille ou non, constitue sa liberté ? J'ai toujours été frappé par une anecdote des « Souvenirs d'enfance et de jeunesse » de Renan. A Saint-Sulpice, après 1830, les séminaristes ressentaient avec une émotion indignée les discussions politiques et leurs polémiques anti-religieuses. « Un jour, l'un de ceux-ci lut au supérieur, M. Duclaux, un fragment de séance qui lui parut d'une violence effrayante. Le vieux prêtre, à demi plongé dans le nirvana, avait à peine écouté. A la fin, se réveillant et serrant la main du jeune homme : « On voit bien, mon ami, lui dit-il, que ces hommes-là ne font pas oraison. » Le mot m'est dernièrement revenu à l'esprit, à propos de certains discours. Que de choses expliquées par le fait que probablement M. Clemenceau ne fait pas oraison ! »
C'est pourquoi, au risque d'encourir le juste courroux des puristes, je vais prendre le mot « orant » comme adjectif, et proposer le recours et le retour à la « pensée orante ». « La demi-heure, conte téléphonique », publié récemment dans « Itinéraires », m'y encourage. « Nous ne savions même pas qu'il y eût un Saint-Esprit », disaient à saint Paul de tout nouveaux chrétiens. Ce qui est pour nous autres une vérité essentielle est volontairement négligé ou totalement méconnu par la majorité de nos contemporains et compatriotes. Pour eux, l'esprit est tout et n'importe quoi ; mais leur affirmer que la sainteté lui est indispensable les surprendrait fort.
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Mais cet étonnement, et la révélation des avantages primordiaux de la « pensée orante », pourraient être pour certains esprits un prélude à la conversion...
Une attention supérieure portée à notre univers de pensée restaure une dignité personnelle en conférant à l'esprit la certitude consciente d'une autorité et d'une responsabilité. La liberté athée ou agnostique n'y consent pas ; elle veut une abondance déroutante où tout est mis sur le même plan, car elle refuse toute finalité. Elle applaudit à un encombrement tenu pour richesse, dans une sorte de supermarché psychologique. L'esprit y perd la notion du temps, ou n'en conserve qu'une image mécanique et asservissante. La pensée orante rétablit les dimensions réelles du temps, en ménageant les pauses, les silences, en réservant le droit à l'attente, et éventuellement au refus. Au lieu d'une farandole accélérée, d'un temps extérieur accepté automatiquement, la pensée orante établit d'autres perspectives : d'abord l'action de grâces, qui implique une méditation sur les valeurs, instaure un dialogue avec le divin. Ce dialogue peut être naïf, mais son apparente naïveté suppose la conscience de la personnalité, avec ses voies secrètes, ses portes mystérieuses : tout le contraire d'un monde cadenassé. De même, la prière pour les vivants et pour les morts amplifie extraordinairement le domaine de la mémoire ; elle met en garde contre le danger de considérer le monde familier des êtres comme un roman réaliste ou naturaliste, une collection de présences fugitives et négligeables, méprisables ou grotesques.
L'habitude de la pensée orante rétablit le sens de la composition, qui ne concerne pas les seuls écrivains. On ne peut plus faire de la pensée une maison ruinée, ouverte à tous les vents, à toutes les pluies. Les prières, les liturgies ont une structure intellectuelle : rien de plus contraire au déversement incohérent des propos qui a marqué tant d'œuvres de ce siècle, depuis James Joyce et quelques autres considérés comme des modèles.
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L'accoutumance à l'esprit d'oraison dissuade de céder à l'incohérence amorale et irrationnelle, dès le courant imaginatif du monologue intérieur.
Impliquant les exercices de l'action de grâces comme ceux de l'examen de conscience, la pensée orante, donnant leur prix aux éléments de la vie intérieure, assigne leur valeur exacte aux satisfactions et aux insatisfactions. C'est un bénéfice considérable pour l'homme que la conviction d'être situé dans un monde où les réalités ne sont jamais indifférentes : leur compréhension, leur interprétation constituent des interventions d'artiste passionné pour cette Création totale, œuvre divine, exigeante jusque dans les détails mineurs. Un ami me disait qu'à son avis le déclin de l'orthographe était allé de pair avec le déclin d'une pensée religieuse. Tout élément de type rituel, outre son utilité intrinsèque, correspond avec un grand nombre de résonances secondes, d'harmoniques, de réseaux subtils.
Le langage nourri de la prière a notablement constitué le langage français. Un jour peut-être, si l'ignorance progresse, les érudits devront rassembler tous les mots, expressions, formules, proverbes, simples exclamations mêmes que déjà il faut expliquer aux élèves à propos des textes étudiés. Ces apports ont pu se banaliser, se fossiliser au cours des temps ; il demeure pourtant qu'ils régissaient le style et l'allure des propos les plus ordinaires. Leur présence marquait les limites de la dignité ; on connaissait d'emblée la différence entre le juron trivial et la simple exclamation en forme d'invocation pieuse, tout comme la frontière entre la verve malicieuse et la malignité. Les allusions à l'Écriture, à l'hagiographie introduisaient dans le parler populaire une orchestration culturelle, qui était encore un fruit de la « mémoire enseignante », animée et soutenue par la pensée orante.
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La vie intérieure en son déroulement constant requiert une méditation affective sur le monde ambiant. A partir du moment où ce monde est conçu comme création divine, l'esprit accède à des possibilités nombreuses et complexes. Les paysages et les scènes familières peuvent éveiller une action de grâces immédiate, qui transcende la satisfaction simple et correspond à ce que Chateaubriand nommait « les ascensions du cœur ». Mais il arrive aussi que l'intervention de la piété, de l'esprit de charité commande des révisions ultérieures à propos des personnages et des visions d'abord indifférentes ou décevantes. Et même le chrétien doit conserver l'espérance d'une alchimie paradoxale grâce à laquelle la douleur, la révolte passagère donnent matière à une action de grâces différée. Je sais des âmes offusquées par les grands poèmes de Marie Noël où elle soutient un dur et difficile dialogue avec Dieu ; réfléchissons pourtant au fait que, si elle a soumis ces dialogues à la forme poétique, c'est afin que Dieu ait le dernier mot et que les lecteurs futurs dépassent le dualisme apparent de la présence divine dans la Création. Il est réconfortant de penser que nous ne sommes pas les propriétaires éternels de nos déceptions, de nos souffrances ; qu'elles font partie d'une Création continue, dont notre vision personnelle est un élément transitoire, préparant la contribution différemment éclairée de nos successeurs. Dans la littérature présente, trop de chemins sont sans issue ; la marche s'arrête, le dégoût de l'auteur semble prévaloir sans recours, et la tentation d'un rejet total apparaît : la Création n'est plus que la matérialité morne du « monde comme il va ». L'auteur et le lecteur ont envie de jeter le bébé avec l'eau du bain.
L'honneur rendu à la Création par la pensée orante est une géométrie non euclidienne de la vie intérieure.
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Notre pensée est un élément de la Création ; elle lui rend honneur par l'action de grâces, mais elle lui rend honneur aussi par l'effort attentif que nous mettons à insérer dans la Création un apport enrichi de possibilités infinies et multipliées. La Création représente l'idéal asymptotique d'une « Terre Promise » supérieure, sublime. Pascal disait que les lieux où l'on ne fait que passer, on ne se soucie pas d'y être estimé. Cela traduit assez bien l'aspect des démarches humaines dans les fictions d'un certain existentialisme. Nous substituons à ce passage, à cette errance, un itinéraire éclairé par les réminiscences de l'Écriture, par les paraboles de l'Évangile. La Création apparaît alors comme le domaine du Père de Famille ; « Bethléem » est la « maison du pain », du pain quotidien de l'âme. Mais il faut semer en tout lieu, à tout instant, des prières, comme les cailloux du Petit Poucet. Un des aspects de la bonté de Dieu, c'est la croyance même en sa bonté, qui fait de nous les coopérateurs de cette bonté, et non des présences inertes attendant que tombe le gros lot ou la tuile inéluctable.
La pensée orante concilie la familiarité, conçue dans son authenticité et sa densité, avec le grandiose conforme à un besoin permanent d'élévation. Les œuvres illustres, ayant subi l'épreuve des siècles, présentent toujours au moins l'embryon d'une aspiration religieuse : une pensée qui ne serait en aucune façon une pensée orante ne serait que pensée vaine ou funeste. C'est ici qu'il paraît bon d'évoquer le rôle majeur, dans la pensée d'autrefois, du culte des Anges et des Saints. Le culte des Anges venait rompre heureusement l'enchaînement des spectacles ordinaires du monde matériel, en y apportant ce sentiment de mystère, cette ouverture sur le ciel de la vie que, de nos jours, une littérature d'intention poétique s'efforce de ménager grâce à de douteuses alchimies, des singularités hagardes ou hallucinées.
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Le culte des Saints empruntait aux hagiographes les éléments d'une musique intérieure, d'une certitude spirituelle dans la prise de conscience du réel le plus ordinaire. Les Saints avaient leurs champs, leurs ateliers, leurs solitudes sylvestres : présences urbaines ou rustiques diamétralement contraires à la notion d'un peuple anonyme et massif, ou d'une nature réduite à la succession morose des reproductions et des extinctions. Les Saints faisaient partie de la Communauté familiale, des généalogies, des repères des générations, par les prénoms attribués aux nouveau-nés ; jadis le prénom choisi se référait au Saint, et n'était point une simple étiquette fantaisiste et bizarre, empruntée aux personnages et acteurs de cinéma, ou à n'importe quelle plante ou objet. Nos rénovateurs ont d'abord commencé par malaxer le calendrier, par introduire des noms nouveaux ; les Saints qui les avaient portés avaient pour rôle essentiel de créer une diversion exotique, et je n'ai pas souvenance qu'on ait véritablement fait connaître leur vie aux chrétiens de ce temps-ci. Il arrive certes qu'on revienne à des prénoms anciens, mais souvent plus par désir d'originalité que par retour aux sources. Quant aux prénoms sans référence hagiographique, leur bizarrerie fréquente peut sembler anodine ; elle rappelle pourtant fâcheusement l'entreprise des jacobins de 93, au moins pour le résultat : l'héritage chrétien s'estompe ou s'efface.
Les noms des villes, des bourgs, des hameaux et des rues étaient souvent ceux des saints ; on les retrouvait dans les proverbes, dans les dictons de la météorologie rurale et familière, dans les appellations des plantes. Les apports légendaires des vieilles hagiographies, qui n'étaient pas d'ailleurs toujours des fictions, contribuaient au supplément d'âme, à l'ennoblissement des propos les plus simples. Le paysage français est encore un paysage hagiographique et assure encore une défense contre le nivellement des terroirs et des personnalités, malgré la tendance officielle à remplacer les noms par des numéros.
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J'ai insisté sur ces prolongements familiers de la « pensée orante », même si leur valeur édifiante est moins sensible ; ils invitaient au moins les esprits à une curiosité spirituelle, à une remontée vers l'essentiel. On nous bourre d'une « culture » de remplacement qui ne remplace pas. Sans le culte des Saints et le culte des Anges, le croyant a l'impression d'errer dans une maison vide où Dieu serait seul et où les hommes seraient enfermés.
La « pensée orante » permet à l'esprit humain de considérer avec fruit tous les instants de la vie : ceux qui appellent l'effusion du cœur aussi bien que ceux qui imposent le chagrin, la douleur et la difficulté comme des obstacles à franchir et des problèmes à résoudre. La pensée orante nous suggère d'aller vers Dieu même à travers les choses futiles, les faits anodins et fortuits, les étrangetés fugitives. L'itinéraire est sous le signe d'une perpétuelle et persévérante attente. Nous plaçons des croix jusque dans les lieux informes, les terrains vagues de la vie : partout où les carences présentes du cœur et de l'intelligence nous font amèrement regretter l'absence de la Croix. Si cette démarche semble risible à ceux qui se sont érigés en maîtres à penser, nous leur adresserons toujours la même réclamation : « Qu'est-ce que vous nous avez donné ? » Aux enfants du siècle finissant, qui demandaient des œufs, ils ont donné des scorpions. L'heure du réveil des âmes est venue.
Jean-Baptiste Morvan.
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### Sophie Maury femme de pasteur
par Jacques-Yves Aymart
DES MILLIERS de femmes ont laissé des « journaux intimes », mais rares sont celles qui savent *se borner,* et donc, selon Boileau, *écrire.* Or Sophie Monnerat était de ces rares, et sa petite-fille Anne-Rose Ebersolt a été bien inspirée de publier ce journal tenu entre 1885 et 1918, avec quelques interruptions.
Elle l'a fait, modestement, aux éditions de la Pensée universelle (*Du Léman au Limousin,* 1989). Dans une préface, Robert Merle d'Aubigné note que sa tante Sophie, fort heureusement, ne pratique pas « le patois de Chanaan » (le jargon du pieux protestant), mais il regrette de ne pas retrouver les « propos malicieux » qu'elle tenait dans la vie quotidienne (elle-même se reproche des « paroles amères »).
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Il évoque, comme la photo de couverture, son nez aquilin, ses yeux bleus brillants d'intelligence, sa bouche qui parfois laissait passer une remarque sarcastique.
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Sophie est née en 1863 d'un des mariages de Jules Monnerat (plusieurs fois veuf), propriétaire de l'Hôtel des Trois-Couronnes à Vevey, et de l'usine Nestlé. A 22 ans, cette riche héritière, protestante fervente, épouse Édouard Maury, qui en a vingt-sept et vient d'achever ses études de pasteur à Neuchâtel et Tübingen. Le père d'Édouard, d'une famille de huguenots réfugiés en Suisse à la Révocation, a été pharmacien à Lyon ; les sœurs d'Édouard épouseront des pasteurs (Cordey et Merle d'Aubigné).
Le jeune couple Maury va d'abord vivre un an à Villefavard, en plein Limousin, un Limousin où on loue encore des pleureuses pour les enterrements en 1916 : Édouard est pasteur de cette enclave de la Société évangélique. Sophie, qui n'a pas froid aux yeux, est conquise par la beauté du pays, ses rivières, ses bruyères ; son cœur y restera toujours. De 1886 à 1890, Édouard est pasteur de Saint-Gall, où naît leur seconde fille (ils ne pourront avoir d'autres enfants, ce sera un des grands chagrins de Sophie qui rêvait d'une famille nombreuse) : ennui mortel chez ces « mangeurs de saucisse », ces « braillards de Suisses allemands ». De 1890 à 1896, Édouard est pasteur du Raincy, paroisse plus animée, mais leur fille aînée est atteinte brutalement d'une coxalgie, et la famille se retire à Biarritz pour la soigner.
Sophie aime et admire Édouard : il porte bien costume et cravate, il est digne et pieux (culte en famille tous les soirs), il prêche bien, il se fait le mécène des peintres Schmied et Dunand, il offre toujours des cadeaux somptueux (avec la fortune de sa femme, peut-on supposer, mais elle trouve parfaitement normal qu'il en soit le gérant, « il fait grandement les choses »).
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Mais il a un défaut : il s'ennuie. Sophie supporte mal son agitation et laisse échapper un ou deux soupirs de soulagement quand il part en voyage, car il aime voyager (Irlande -- il s'intéresse aux moines irlandais du Moyen Age --, Italie, Bosnie et Monténégro), il est « très pratique », et emmènera parfois sa famille. Cela nous vaut des notes pittoresques : une fête populaire à Wissant (Pas-de-Calais) en 1895 ; en 1900, la côte dalmate et la Basse-Bretagne, « ce pays qui serait encore la France, et qui cependant n'est plus la France » (et où M. le pasteur trouve désagréable de voir les vacanciers descendre dîner en costume de bain, filets et épuisette).
Cependant, à Biarritz, Édouard s'ennuie tant que Sophie ne dit mot quand il s'offre au premier de l'an 1897 un très beau jouet mécanique : une automobile à trois roues et deux sièges, type *Bella.* Dès le 6 février, grisé par la vitesse, il bascule dans le fossé avec son ami le notaire ; il reste plusieurs jours dans le coma mais s'en sort.
En 1898, la famille Maury s'installe à Paris, mais fait construire à Villefavard. Sophie y organisera des colonies de vacances jusque pendant la Grande Guerre. Mais lors du « torride été 1906 », il y a une petite émeute de la lie du village, criant « Mort aux étrangers, la France aux Français », quand on démolit le vieux temple protestant (il avait été impossible de retrouver les héritiers des multiples familles fondatrices, le temple menaçait ruine, et M. Maury en avait reconstruit un autre à ses frais).
Sophie jette souvent sur la province française un regard de bonne Suissesse : « chez les Moreau, vrai milieu de bourgeois français enrichis qui gardent leur capital, vivant de rien et restant mal logés jusqu'à la fin de leurs jours » ;
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« chez Mallebay, vilaines chambres à lits antiques encapuchonnés de rideaux, de ciels-de-lit, de tout l'attirail antihygiénique poudreux, si estimé de la province française ».
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Mais en 1914 elle se découvre pure patriote française. Elle hésite à garder des relations avec ses amies suisses alémaniques, pleure sur les cathédrales de Malines et de Reims, maudit « ces odieux Prussiens dignes des Huns », croit aux récits les montrant affamés ou « combattant en rangs serrés se tenant par le bras et fauchés par nos 75 », ou aux rumeurs sur nos régiments méridionaux prenant la fuite (juin 1915).
C'est à partir de juin 1915 cependant qu'elle devient plus critique : « J'ai bien peur que nous n'en ayons pour dix ans », « ils ont des vivres en abondance et des hommes nombreux comme le sable de la mer » ; elle déplore le malthusianisme français et craint que le pays ne revienne après la guerre à l'alcoolisme, à l'immoralité, aux « divisions intérieures, abus, procès scandaleux ». En juin 1916 elle est choquée par les nouvelles modes féminines (bottines à talon, jupes qui couvrent à peine le mollet), à l'automne elle constate le découragement des troupes, elle qui craignait comme Forain que les civils ne tiennent pas...
Elle s'occupe de promener les aveugles de guerre. En janvier 1917, elle part transférer de Zurich à Genève ses titres, en mars 1918 avec son gendre elle rend inutilisables « l'auto, ainsi que l'orgue, en cas d'occupation » ; elle croit enfin à la victoire le 16 juillet ; mais en décembre 1918 (fin de son journal), comme en 1917, elle est lucide devant les capacités à se relever de ceux qu'elle appelle pour la première fois « les Boches ».
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Peu de lectures sont consignées. On a le culte de Flaubert, de Sand, de Tolstoï, on admire Musset, Leconte de Lisle, on trouve « L'Art de Taine » un peu démodé. On « s'enthousiasme sur les livres de Romain Rolland » en 1908, et il devient un ami de la famille. Sophie, qui fait de l'aquarelle, a une prédilection pour Fromentin, « le littérateur et l'artiste ». A propos de Renan, elle note le 23 septembre 1906 à Tréguier : « Sur sa statue, il personnifie la laideur, la lourdeur. Quand donc aura-t-on fini de le couler dans le bronze au lieu de le faire connaître par ses livres uniquement ? » (Mais les a-t-elle lus ?)
De politique, encore moins. Juste une allusion au « vaillant peuple boer opprimé » le 14 mars 1902. Il faut attendre le 22 mars 1915 pour lire cette unique précision sur la « ligne » de la famille : « *Le Temps* ne dit pas toujours la vérité, alors pour nous tenir au courant nous achetons *L'Écho de Paris,* les articles de Barrès ont du bon, mais on le sent prisonnier de son parti ! » Le « parti » de Sophie Maury la conduira, pour sa part, à se réjouir à tort de la révolution russe en mars 1917 (« Des choses miraculeuses se passent : qui aurait pensé qu'un vent de liberté soufflerait, mais cela ne se passe pas ainsi en Allemagne, ils en tiennent encore pour leur Empereur ! ») et à accorder du crédit à Kerenski, « cet homme de valeur ».
Jamais d'acrimonie envers le culte ou le clergé catholiques (il y a quelques coupures dans cette édition, mais elles ne semblent pas toucher ces questions). Plutôt comme une nostalgie dans cette note : « Il n'y a pas de confession dans notre religion, mais aurais-je quelque trouble ou difficulté, c'est au pasteur Stapfer que j'irais les confier ! » Et Sophie a prié avec son mari, à Notre-Dame du Port à Clermont-Ferrand, comme les femmes désireuses d'enfants.
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Un mouvement d'humeur, cependant, en mars 1915, devant les baptêmes « à tour de bras », confessions, médailles, conversions, recours à Jeanne d'Arc.
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On meurt debout dans ce livre. Édouard Maury s'éteint à 57 ans en toute lucidité, de faiblesse cardiaque. Sur ses derniers jours, Sophie écrit, avec précision, des pages d'anthologie. Elle-même meurt d'un cancer de l'utérus, à 56 ans, en octobre 1919, avec la même lucidité : « Je ne me fais aucune illusion », écrivait-elle après les résultats d'une opération en juillet 1918 ; et nous avons le récit de ses derniers jours par le pasteur Wilfred Monod, moins obscur le jour de ses obsèques qu'à Noël 1917, où il avait prêché sur la prise de Jérusalem (par les Anglais) : « personne n'a rien compris ; mais c'était fort beau », avait noté Sophie, sans ironie.
Qu'était-ce que le bonheur sur la terre pour Sophie Maury ? Sans poser la question elle y répond plusieurs fois en quelques phrases. A 37 ans, c'est : « l'idée d'avoir une maison à moi, d'y retourner aux vacances, d'y recevoir des parents et des amis, de retrouver des souvenirs ». Elle conclut aussi, après le voyage jusqu'au Monténégro avec une institutrice des enfants devant qui elle craignait un peu, au départ, que son ménage ne gardât pas toujours la bonne entente de façade : « Jamais nous ne retrouverons l'intimité de cette vie de voyage où chacun se montre à découvert, et donne souvent à ses amis le meilleur de soi ! » A la fin de sa vie, c'est regarder du dehors, le soir, la maison de Villefavard avec ses fenêtres illuminées et se dire que chacun est heureux derrière. Ça a toujours été aussi, pour la fille de l'hôtelier des Trois-Couronnes qui était un maître du genre, d'organiser un beau repas de fête :
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au mariage de Lucy Maury, en 1889, « le dîner est tout à fait réussi malgré le garçon d'honneur, un salutiste bien intentionné qui porte son toast avec de l'eau claire et fait de fréquentes allusions à la tempérance ». Au réveillon du 31 décembre 1901, « ce n'est point la Saint-Sylvestre que j'aurais rêvée, mais l'aller et le retour par la nuit avec la lune qui se reflète dans l'étang Dugaud, les chouettes qui crient, sont exquis ; c'est toujours ça ».
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J'ai gardé pour la fin, à l'intention des bloyens, qui le connaissent bien, les trois mentions de Félix Raugel. En avril 1910, Juliette, la cadette des Maury, participe comme violoniste au *Messie* de Haendel donné au Trocadéro sous la direction de ce « jeune et génial chef d'orchestre ». Il réapparaît le 29 avril 1915 : « Notre ami Raugel se bat comme un lion, il aime le courage, la vaillance, toute la tranchée l'adore, il a fondé un petit journal qui s'appelle *Le Sourire de l'Argonne.* Raugel est toujours persuadé que nous aurons la victoire ! » Enfin, le 30 janvier 1917 : « Raugel est venu déjeuner, aussi gentil, généreux et plein de vigueur qu'autrefois. Il est parfaitement guéri et ne boite presque pas. Qui aurait jamais cru qu'il se remettrait après avoir eu le pied en bouillie et dix-huit mois d'hôpital ? Son enthousiasme a fléchi quand même, il va retourner à son dépôt, et espère bien ne pas être à nouveau versé dans le service armé. »
Il sera pourtant à nouveau sur le front, comme observateur d'artillerie, en novembre 1917, mais une mission à Paris lui permettra d'être avec Jacques Maritain l'unique ami de Bloy présent à ses derniers moments (il devra repartir pour le front avant l'enterrement).
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Après la guerre, Geneviève Maury, la fille aînée de Sophie, épousera un autre chef d'orchestre, l'Alsacien Charles Münch. Sophie en avait fait un étonnant croquis, le 26 juillet 1914 à Villefavard : « Les journaux deviennent de plus en plus alarmants. Charles Münch fait son bagage pour s'en retourner à Strasbourg. Il nous annonce cela à six heures du soir, et, avec l'insouciance de son âge, fait une cabriole avec le geste de tirer un coup de fusil : pan ! pan ! Cela sera un peu différent quand il faudra mettre le casque à pointe et se battre contre ses frères de France. »
Jacques-Yves Aymart.
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### La Vigile pascale au temps de saint Augustin
La nuit vient à peine de tomber et déjà la basilique d'Hippone a commencé à se remplir dans un bourdonnement de voix sourdes, tous âges confondus. Les lampes à huile qu'on vient d'allumer répandent une odeur âcre, éclairant une foule remuante et bariolée cherchant l'emplacement que l'ordre liturgique assigne à chaque groupe de fidèles.
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L'évêque Augustin s'est installé au fond de l'abside, entouré de ses prêtres, et se prépare à entendre les lectures sacrées, au milieu d'un brouhaha d'appels, d'invectives et de va-et-vient. Nous sommes en Afrique, au milieu de populations numides, non pas à Carthage où les fidèles, plus instruits, ont l'habitude d'une prédication suivie, mais à Hippone, au début de la plus auguste cérémonie de l'année, la *Nox sancta*.
Le murmure des voix s'apaise peu à peu, tout le monde est en place, la plupart des fidèles sont debout ; appuyés sur leur bâton, ils resteront immobiles et attentifs durant des heures d'affilée, mais non pas silencieux. Souvent ils poussent des exclamations, ils se frappent la poitrine, rient ou pleurent en entendant lire les textes ou lorsque leur évêque prononce le sermon et parfois les interpelle. On distingue là une majorité de gens du peuple habitant la petite cité, des artisans, des pêcheurs et des matelots du port, parfois des étrangers et des notables. Quelques femmes pieuses ont pris place et d'autres, qui le sont moins, ressemblent à celles que dépeint Isaïe, les ongles vernis et les cheveux bouclés, marchant à petits pas et faisant sonner leurs bracelets. Les vierges consacrées et les veuves ont leur place réservée. Parmi cette assemblée, on remarquera surtout ceux pour lesquels la liturgie va se dérouler :
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les catéchumènes, dont l'instruction n'a pas été trouvée suffisante pour prendre part au grand événement ; ils se tiennent près de la grande porte de bronze afin de se retirer à la voix du diacre, quand on entendra crier : *Sancta sanctis !* « Les choses saintes pour les saints ! », ce qui n'implique aucune sorte de mépris mais la garde vigilante auprès des *mystères,* dont les seuls baptisés pourront s'approcher.
Tout près de l'autel se tiennent les *competentes,* qui devront « rendre le symbole », puis recevoir le baptême et l'onction chrismale (confirmation) pendant la nuit. Durant les huit jours qui suivront la vigile pascale, ces nouveaux baptisés, appelés *infantes* ou encore *renati* (renés), ne quitteront pas leurs habits blancs ; ils les déposeront le samedi, appelé pour cela *in albis deponendis,* et le lendemain, qui est le huitième jour, *octavus dies,* jour solennel entre tous, l'évêque, au cours de la messe, leur adressera un sermon de félicitations émues, que nous lisons encore à l'office nocturne de *Quasimodo.* Ainsi les *infantes,* devenus des *fidèles,* sont désormais aptes à prendre leur place dans l'assemblée liturgique.
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En quoi consistait la reddition du symbole ? Il fallait, avant d'entendre les lectures sacrées, monter sur un podium et réciter le symbole (*Credo*) à voix haute, en présence des fidèles et de l'évêque. Il y avait là un aspect social proche de l'attraction dont le peuple était friand, mais la *redditio* en intimidait certains. On rapporte qu'un rhéteur fameux nommé Marius Victorinus qui avait enseigné le néoplatonisme -- à l'époque, le rival le plus sérieux du christianisme -- s'étant converti à la fin de sa vie, devait donc lui aussi monter sur la sellette. On lui proposa, pour ménager son amour-propre, de faire sa *redditio* en privé. Mais il refusa noblement en disant : « C'est publiquement que j'ai depuis si longtemps répandu des mensonges, et c'est publiquement que je veux confesser la vérité. »
Puis viennent les rites essentiels du baptême et des onctions. La piscine qui attend les *competentes* (aspirants) est alimentée par une eau chaude versée d'une certaine hauteur par des bouches d'airain. L'eau vive est ainsi mieux signifiée, et Augustin ne se prive pas d'en souligner le symbolisme. La nuit est maintenant fort avancée. L'évêque qui est déjà accablé par la fatigue prononce une brève explication des rites et des formules liturgiques. On remarquera d'ailleurs que les sermons des Pères de l'Église sont en général des préparations ou des commentaires de l'action sacrée, surtout du baptême ou de l'eucharistie. Il nous est resté une quinzaine de ces sermons nocturnes.
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Voici comment au cours de l'un d'eux l'évêque exhortait ses fidèles :
« Si l'on cherche les raisons de l'importance de notre veillée de ce soir, on peut en trouver de pertinentes et répondre avec assurance, car celui qui nous a donné la gloire de son nom, c'est lui-même qui illumina notre nuit ; celui à qui nous disons : « Tu illumineras nos ténèbres », c'est lui qui a mis la clarté dans nos cœurs, pour que, comme nos yeux se réjouissent à regarder l'éclat des lampes, de même nous puissions, d'une âme illuminée, saisir la signification de cette nuit si glorieuse. » (*Ita huius tam claræ noctis rationem illuminata mente videamus.*) On ne s'étonnera pas des justes retombées de la phrase latine. Augustin, ne l'oublions pas, a enseigné la rhétorique pendant plus de dix ans et ses auditeurs méditerranéens sont avides de l'entendre manier le verbe.
« Pourquoi donc, en une fête annuelle les chrétiens veillent-ils aujourd'hui ? Car c'est maintenant notre plus grande veillée, et on ne pense à aucune autre célébration d'anniversaire, quand on s'interroge avec impatience en disant « Quand sera la veillée ? -- Dans tant de jours ce sera la veillée. » Comme si en comparaison de la veillée de ce soir, aucune autre ne devait compter. \[...\]
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« Qui s'adonne aux jeûnes, chastement et dans la pureté de son cœur, s'exerce sans aucun doute à la vie des anges -- car les désirs célestes sont étouffés dans la mesure où la faiblesse de la chair pèse sur eux de son poids terrestre --, travaillant à soulever, par une veille plus longue, la matière porteuse de mort, pour lui acquérir valeur spirituelle en la vie éternelle. Qui désire vivre toujours et n'aime pas veiller un peu longuement est en désaccord avec lui-même ; il ne veut pas de la mort et il ne veut pas effacer l'image de la mort. C'est pour cette raison, c'est dans ce sens, que le chrétien doit assez souvent tenir son esprit en alerte dans des veilles. »
Le saint jour de Pâques qui suivra la veillée nocturne, les *infantes,* qu'entourent parents et fidèles, écouteront à nouveau leur évêque. Celui-ci après un court sommeil retourne à son ministère de prédicateur avec un enthousiasme renouvelé. Le thème préféré auquel il revient sans cesse est celui de la lumière et de la joie, en accord avec les splendeurs d'une liturgie qui donnait à l'homme un moyen de transformation dont il rêvait depuis des siècles, mais qui n'aboutissait jamais. Le sermon dont nous donnons un extrait est une homélie du dimanche de Pâques. Tout y respire un air de victoire et de délivrance, c'était l'atmosphère même des premières communautés chrétiennes :
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« L'Apôtre nous rappelle : « Vous êtes tous des enfants de lumière, des enfants du jour. Nous ne sommes pas de la nuit ni des ténèbres. » Notre hymne exalte donc la beauté de notre vie. Quand nous nous écrions tous d'une même voix, dans la joie de l'esprit et la paix du cœur : *Voici le jour que fit le Seigneur ;* mettons-nous à l'unisson de notre chant, de peur que nos lèvres ne portent témoignage contre nous-mêmes. Tu vas t'enivrer aujourd'hui et tu dis : *Voici le jour que fit le Seigneur ?* Ne crains-tu pas la répartie : « Non, ce jour n'est pas l'œuvre du Seigneur, et tu oses dire bon ce jour que corrompent tes indignes plaisirs ? »
« Voici la joie, mes frères, la joie d'être ensemble, la joie de chanter des psaumes et des hymnes, la joie d'évoquer la passion et la résurrection du Christ, la joie d'espérer la vie éternelle. Et si un espoir nous remplit d'une joie si vive, que sera-ce lorsqu'il sera comblé ? Oui, en ces jours où retentit l'*Alléluia,* notre esprit n'est plus le même. N'y sentons-nous point déjà comme un parfum de la cité céleste ? Si ces jours nous inspirent tant de joie, que dire de celui où on nous appellera : *Venez les bénis de mon Père, recevez le royaume.* Là, tous les saints seront réunis, là se rencontreront ceux qui ne s'étaient jamais vus, là se retrouveront ceux qui se connaissaient, là l'union sera parfaite. L'ami ne mourra pas, l'ennemi n'inspirera nulle crainte.
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« Voici que nous chantons l'*Alleluia !* Il est doux, il est joyeux, il déborde de grâce et de tendresse ! Mais si nous le répétions sans fin, nous nous en lasserions. Quand il ne revient qu'une fois l'an, quelle fête ! Et quel regret à sa fin ! Quoi ? Goûterons-nous là-haut à la fois l'allégresse et l'ennui ? Non. Et peut-être direz-vous : d'où vient qu'on puisse ne jamais se lasser d'une joie éternelle ? Si je vous montre dans votre propre vie des joies qui ne s'épuisent pas, vous croirez que toute vie, là-haut, jouit du même privilège. Or on se lasse de manger, on se lasse de boire, on se lasse des spectacles, on se lasse de ceci et de cela, mais nul ne s'est jamais lassé d'être en bonne santé. Et si, dans cette chair mortelle et fragile, si dans ce corps pesant et triste, la santé n'a jamais été importune à personne, quel ennui pourrait jamais naître de l'amour, de l'immortalité, de la vie éternelle ? »
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Faut-il donc être un saint, faut-il être Père et docteur de l'Église pour parler de la vie éternelle avec cette simplicité, avec cette candeur, avec cette fringale de petit pensionnaire qui songe aux grandes vacances, qui songe nuit et jour à revoir ses parents, sa maison et ses frères et sœurs ? Non, il suffit d'avoir la foi gros comme un grain de sénevé, mais aussi le don de la sagesse qui donne le goût de Dieu et des choses de Dieu, et de consentir à ce que la flamme haute du désir laisse parfois après elle un léger dépôt de cendre.
Fr. Gérard OSB,
**†** Abbé
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## Le théâtre à Paris
### Six bons spectacles et deux mauvais
par Jacques Cardier
VIVENT les petites salles. C'est là que s'est réfugié le théâtre, le vrai, c'est là qu'il survit, de façon semi-clandestine. Quant aux belles scènes ornées de pourpre et d'or qui fascinaient Cocteau, elles sont livrées à la production marchande (souvent importée des États-Unis), ou, devenues officielles, et culturelles, on y trouve les exercices de torture de tous les hurluberlus de la terre, les œuvres férocement défigurées par des metteurs en scène bourreaux.
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Par exemple, la vraie maison de Molière, à Paris, ce n'est pas la Comédie-Française, c'est le théâtre du Marais, salle minuscule qui doit bien compter quatre-vingts places parce qu'on peut s'asseoir sur les marches d'escalier (les rangées de sièges sont en forte pente, on voit très bien). Jacques Mauclair y joue Molière comme on doit le jouer.
Molière, c'est-à-dire le naturel et la vérité, est évidemment peu accessible à une époque de préciosité (de préciosité ordurière, ce qui fait une notable différence avec celle de Cathos et Madelon) et de mensonge. La vérité a toujours quelque chose d'un peu dur. Elle effraye les âmes douillettes, les idéalistes et généralement les gens en place. *L'École des Femmes,* qu'on joue au Marais, repose sur cette constatation simple. Entre un garçon de vingt ans, souriant, amoureux, et un barbon grincheux, la fille la plus désarmée ne peut hésiter. Elle ne voit le plus vieux que comme obstacle. Le plus vieux, pas nécessairement très vieux. On dit qu'au temps de Molière, cela commençait à quarante ans, le « troisième âge ». Ce n'est pas sûr. La Rochefoucauld a quarante-cinq ans quand il fait son portrait, où il dit : « Pour galant, je l'ai été un peu autrefois ; présentement, je ne le suis plus, quelque jeune que je sois. »
Un barbon, c'est à ce moment-là d'abord l'homme de la vieille mode, celle où l'on portait la barbe, comme Sully, comme Henri IV.
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La difficulté de jouer *l'École des Femmes* aujourd'hui, c'est que les repères ont changé. La société n'est plus la même. Hier encore, Arnolphe passait pour un extravagant, mais non pas pour un homme à contre-courant. Il pousse à l'extrême, et en cela il est ridicule, des principes qui paraissent raisonnables, mieux, évidents : on ne pense pas à mettre en cause une dépendance sociale de la femme. Aujourd'hui ses propos sont d'une absurdité lunaire, démente. « *Du côté de la barbe est la toute-puissance* »*,* on ne peut même pas dire que cela révolte, tant cela paraît contraire au bon sens, à la norme. Il suffisait pour s'en convaincre de voir dans la salle les jeunes couples, la fille couvant le garçon, sa propriété. L'égalité des sexes tend tout de suite au matriarcat.
Jacques Mauclair a su résoudre cette difficulté. La salle rit comme il faut, quand il faut. Et on doit cette justesse à l'interprétation, plus sûrement qu'à une bonne connaissance de Molière dans le public. J'entendais une jeune femme dire, admirative, à une autre : « toi qui as lu la pièce ». Mauclair oriente la salle avec tact, évite les effets faciles, montre le vrai sens de la comédie.
Il joue comme les autres acteurs en costumes 1900. Lui porte le melon sur l'œil, Horace un canotier et des lunettes rondes, Henrique est vêtu en chauffeur (on imagine la de Dion-Bouton) avec lunettes, fourrure et serre-tête de cuir à oreillettes. Cela convient très bien. Vus de 1992, Louis XIV et Fallières semblent tenir au même bloc de temps. Et puis cette mode d'avant 14 a quelque chose de gai, de comique, Dieu sait pourquoi, qui donne le ton.
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C'est Mauclair, bien sûr, qui joue Arnolphe, de la façon la plus sensible. Il passe subtilement du grotesque à l'émouvant, comme le veut un rôle complexe. Car le vieux, le birbe, le barbon émeut quand il avoue aimer Agnès. Il capitule si bien qu'il lui promet de *fermer les yeux,* si elle consent à l'épouser, ce qui est un comble après ses fanfaronnades. Et Agnès a la sincérité cruelle qu'il faut. C'est Agnès Debord qui a ce rôle. Elle est charmante, vive, elle a le ton juste. Un peu trop piquante pour une ingénue ? Le style de l'ingénuité a bien dû évoluer, comme le reste. Tous les autres sont très bien aussi, et le décor, parfait.
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On avait promis un théâtre à Silvia Monfort. Elle est morte avant d'avoir vu le chapeau pointu de tôle qui remplace le chapiteau de toile où elle a joué avec ferveur Corneille et Racine.
Le théâtre qui porte son nom vient d'ouvrir à la porte Brancion, un lieu qui devient joliment agréable. Des abattoirs, il ne reste que deux taureaux de bronze, qui ont fière allure, un garçon portant une carcasse, le tout aussi en bronze, et une sorte de belvédère où avaient lieu les enchères. Le reste est devenu jardin, avec une jolie roseraie, des blocs à escalader, pour les enfants, une vigne, un manège -- et le théâtre à côté. J'oublie que des pavillons couverts accueillent chaque semaine des bouquinistes. Personne ne lit plus, mais les amateurs de livres subsistent, passionnés et farfelus, comme les philatélistes et les chasseurs de papillons.
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Premier spectacle, chez « *Silvia-Monfort* »* : la Valse des Toréadors,* d'Anouilh. La bonne critique, celle de gauche, a foncé sur le général Saint-Pé, héros de la pièce, et l'a traité de « salaud » (au sens sartrien, bien sûr, on a l'injure savante) en tant que massacreur de Marocains. Je crois bien me souvenir que la critique de droite, à la création, avait été ulcérée de voir sur scène une ganache de ce calibre. Eh bien, il ne s'agit pas du tout de ça. On le doit peut-être à Régis Santon (le metteur en scène) et à Marc de Jonge, qui joue le général, mais le personnage de Saint-Pé, s'il est amusant, et proprement comique, n'a rien d'un fantoche. Il émeut (comme Arnolphe, eh oui) parce que le vrai sujet de cette pièce, c'est le vieillissement. Anouilh n'avait pas quarante ans quand il l'a écrite, mais il a beaucoup mieux deviné le phénomène que Proust dans *Le Temps retrouvé.*
Le général Saint-Pé, qui dicte ses mémoires, et trousse les bonnes pour oublier sa mégère de femme, se sent toujours le lieutenant Saint-Pé, hardi, galant, sorti 2^e^ de Saumur. Il ne sait pas que le temps a passé. On va le lui apprendre. Arrive son grand amour (en tout bien tout honneur, que croyez-vous), Mlle de Sainte-Euverte, qui attend depuis dix-sept ans qu'il soit libre pour l'épouser. Elle ne veut plus attendre. Si bien qu'elle tombe dans les bras du secrétaire qui l'aime et qui le lui prouve sur-le-champ. Avec une candeur féminine, elle peut dire qu'elle reste fidèle, puisqu'un coup de théâtre moliéresque nous apprend que le secrétaire est un fils naturel du général.
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Cela, c'est le côté extravagant et charmant de *la Valse des Toréadors.* Il y a le côté sinistre, féroce (le vieillissement, hélas, là aussi) : l'interminable scène de ménage entre deux époux qui se torturent sans vouloir se séparer. C'est cet aspect, je crois, qui avait dominé à la création, peut-être parce que le monde caricaturé par Anouilh n'avait pas encore disparu. La pièce se passe en 1910. Les personnages sortent des *Mariés de la Tour Eiffel* et de *La Famille Fenouillard* (les deux filles de Saint-Pé, c'est Artémise et Cunégonde), les livres de son enfance, en somme. Anouilh anime tendrement ces guignols.
Évidemment, ses moyens sont un peu gros, le ton facilement trivial. Il était ainsi. Un auteur doit commencer par poser sa voix, comme un chanteur. Pour Anouilh, la base, c'est la gouaille. C'est à partir de là qu'il peut monter ou descendre, aller du grave et du satirique au tendre et au délicat. Il ne se prive jamais d'un morceau de bravoure. Ici, écoutez la lettre d'adieu de Ghislaine de Sainte-Euverte, si charmante, si digne (l'auteur se paye le luxe de la faire lire et commenter par la cuisinière).
Anouilh essaye ici, pour la première fois, je crois, son grand thème de l'honneur. Saint-Pé, c'est déjà l'Hurluberlu, et le secrétaire, une première version du Fabrice d'*Ornifle.* Il y a comme cela des airs qu'il reprend de pièce en pièce. Celui de la solitude, par exemple, et des petits garçons qui ne grandissent jamais. Seules les petites filles grandissent, ajoute-t-il, ce que les femmes nient prudemment.
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Ce romanesque, ce caricatural, ce grinçant qui se mélangent donnent au total une pièce très comique. Je ne dis pas que les spectateurs rient toujours juste (ils voient des intentions satiriques là où l'auteur fond d'attendrissement devant ces fantômes, confondant Anouilh et *le Canard enchaîné*) mais ils ont raison de rire souvent. Le sordide même est enlevé à une allure entraînante. On le doit à la qualité de la mise en scène, et à celle aussi des acteurs, auxquels je ne donnerais que des premiers prix, de Marc de Jonge, déjà cité, à Marie-France Santon (la femme du général), à Éric Boucher (le secrétaire) ou à Anne-Marie Philipe (Mlle de Sainte-Euverte).
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Encore une belle surprise : *les Patients,* de Jacques Audiberti, montés par Georges Vitaly. Tout concourait au bonheur de la soirée : le texte, la mise en scène au service du texte, les acteurs qui sont pris au jeu et même le public.
*Les Patients,* si j'en crois mon édition du théâtre (éd. Gallimard ; épuisée, évidemment), sont une pièce écrite pour la radio. Ce texte est précédé d'un *Prologue* qui raconte sur le mode loufoque, le seul convenable en ce cas, une conférence internationale après une guerre mondiale encore plus ravageuse que les deux premières. Une séance à huis clos où la bouffonnerie la plus odieuse se déploie.
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Les grands monstres froids parlent -- ou plutôt bafouillent (c'est l'État qui est « le grand monstre froid » selon Nietzsche). C'est irrésistible, à mon goût.
On enchaîne tout naturellement avec *Les Patients,* où il s'agit d'une guerre encore. Une maison miraculeusement intacte du royaume de Patience -- nous en sommes tous citoyens -- abrite le maître. Vieux maître en porcelaine et en philosophie. Il sait que « *rien ne peut nous arriver de plus grave que d'être né* »*.* Il attend que chante l'oiseau de porcelaine qu'il a modelé autrefois : alors, la paix régnera sur le monde. Avec lui vivent sa petite-fille, Nassia, seize ans, Jean, seize ans aussi, surnommé Pâquerette, et la mère de Jean. Entre deux attaques de tigres volants arrivent Houm et Hong, colonels des deux armées adverses. Nassia est séduite par leur force. Il ne reste plus à Pâquerette, pour se refaire aux yeux de la fille, qu'à prendre l'uniforme, lui aussi.
Après quoi, on peut passer aux résultats. C'est le deuxième « temps » (acte) de la pièce. Nassia vient de revenir de la ville, enrichie par le commerce qu'on devine. Les colonels, promus généraux, sont de retour. Une trêve va permettre de négocier la paix. Elle échoue, bien sûr, et la guerre reprend. Mais avant cela Jean survient, blessé à mort. Il voulait un casque lourd pour que Nassia ne l'appelle plus Pâquerette -- et l'embrasse. Il en meurt. Sa mère maudit les généraux, qui parlent d'indemniser (comme un ministre socialiste pour le sida). Et le maître conclut l'affaire, il fait sauter tout le monde avec une grenade. C'est le danger des surplus militaires.
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Bien sûr, il ne s'agit pas d'un prêche pacifiste. Audiberti pleure avec la mère qui se lamente. Il hait la guerre, « *cette rose du rat* »*,* dit un poème de *Tonnes de semences.* Mais tout homme sans doute tient du rat, car on trouve toujours une raison de s'emballer pour tuer l'autre, l'affreux d'en face. Ici, c'est la petite Nassia qui alimente la guerre, par sa coquetterie. Et, depuis l'autre monde, le maître donne la conclusion : « *Voulez-vous tout à coup que l'oiseau chante* \[le fameux oiseau de porcelaine\] *et que se termine à jamais la vie ? Non ? Non, sans façon ? Alors, on continue ?* »
Ce n'est même pas un point d'interrogation. La guerre, l'affreuse rose, se nourrit au cœur de l'homme. Voilà ce que disent Les Patients. Ce texte merveilleux de verve, d'invention, de vérité est parfaitement servi par les interprètes : Monique Delaroche, Damien Witeka, André Thorent. Georges Vitaly a mis en scène. Là aussi justesse, goût, efficacité. Une remarque. Un détail m'a fait tiquer. Tandis que Jean agonise, les deux généraux s'agenouillent. C'était bon dans les guerres anciennes. Voyez-vous les éminents PDG de l'OTAN ou d'en face prêts à s'agenouiller devant un mort ? Je peux m'appuyer sur le texte. Quand aux bombes succèdent les trompettes, le vieux maître dit : « Drôle de race, l'humanité... Ils vous écorchent les oreilles avec le piston de leurs tigres aériens, et tout d'un coup, comme du temps du roi, comme du temps du prêtre, un soldat, le coude levé, boit sa salive dans sa trompette. »
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Manières révolues, dans le monde technique. Ne confondons pas.
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Goldoni écrivait des pièces comme le pommier porte des pommes. Le prétexte le plus mince se transforme sous sa plume en un dialogue plein de charme et de vie. Ce fut le cas de Guitry, aussi, mais il y a chez le Vénitien une bonhomie, une gentillesse à quoi le Parisien ne prétendait pas. Il semble bien aussi que les bons sentiments, aussi à la mode au XVIII^e^ que les mauvais le sont aujourd'hui, imprègnent cette pièce. Si bien que Louis-Basile Samier, qui incarne le tisserand Zamaria, s'est fait la silhouette d'un père selon Greuze.
Mais insister sur cet aspect serait faire tort à un spectacle qui ne manque ni de vivacité ni de drôlerie. Le sujet : un jeune dessinateur de tissus, plein de talent, et dont Venise est fière, est sollicité par Moscou. Désolation chez les tisserands. Et plus encore, désolation de l'aimable Domenica, la fille de Zamaria, qui est amoureuse du jeune homme. Lui aussi l'aime, mais il voudrait bien devenir célèbre. Tout cela se discute au cours d'une soirée chez Zamaria, vers la fin du carnaval. Les voisins sont invités, cela fait une galerie de portraits : l'épouse qui est tout le temps au bord de l'évanouissement, et que son béat de mari dorlote comme un trésor ; le couple de jeunes mariés jaloux et farouches ;
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Momolo, le calandreur, léger, plein d'esprit ; Bastian et sa femme, marchands riches et pourtant bons. Et enfin la Française, Mme Gatteau, vieille dondon maniérée qui parle en alexandrins et rêve du jeune dessinateur, elle aussi. A la fin, elle épousera Zamaria, Domenica et Anzoletto pourront s'aimer tranquillement.
Ce départ pour Moscou, c'est le départ de Goldoni (le jeune talent, c'est lui) pour Paris. Les rapports du dessinateur et des tisserands, ceux de l'auteur comique et des chefs de troupes théâtrales. Au passage, on voit que Venise, au XVIII^e^, ce n'est déjà plus qu'un beau passé. Ce qui triomphe, ce sont les tissus français, le théâtre français. Mme Gatteau est ridicule, mais c'est son pays qui donne le ton. De tels accents sont mélancoliques, pour qui les entend deux siècles après. Sommes-nous même encore dans la position des Vénitiens au temps des derniers doges ?
*Une des dernières journées de Carnaval* est jouée avec le goût le plus sûr et la gaieté la plus franche par la troupe du Campagnol. Les acteurs sont tous à leur place, dans le ton de Sophie Lahayville (Domenica) à Jean Aubert (Momolo) et Frédérique Ruchand (Mme Gatteau).
La troupe joue franc jeu. Elle a une pièce qui, sans être la comédie larmoyante qui enchantait Diderot, est bourrée de bons sentiments. Elle ne cherche pas à la travestir, à lui faire dire autre chose. Tant mieux. Ce n'est pas le cas avec la représentation de *L'Épouse prudente et avisée,* du même Goldoni, qu'a donnée peu après la Comédie-Italienne.
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*L'Épouse* est une pièce morale, encore plus morale que *Carnaval.* On y voit une épouse bafouée retourner la situation, reconquérir son mari, et faire fuir la sotte et coléreuse maîtresse. C'est le triomphe de la vertu. Il est clair que cela a paru bien plat, bien benêt à A. Maggiulli (adaptateur et metteur en scène). Il a cru habile de s'en tirer par la dérision, en jouant, comme on dit, au second degré. C'est le vieux procédé des frères Jacques faisant rire avec des couplets mélodramatiques qui avaient tiré des larmes aux clients des caf'conc'. On force le trait, on caricature, on renverse le sens de la pièce. L'ennui, c'est que le procédé fait long feu. On ne s'amuse pas du tout de ces pitreries forcées et de ces gaillardises soulignées.
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Grande est mon ignorance de Dürrenmat, et je n'ai aucune intention de modifier cette situation. Je ne saurais donc dire quelle part lui revient, et quelle à Marcel Aymé, dans *le Météore.* Je suis moins ignorant de l'œuvre de Marcel Aymé, et du noircissement qu'on y observe dans les dernières années. Avec les *Tiroirs de l'inconnu,* par exemple, roman prémonitoire où l'homme est réduit à peu près à la marionnette et aux instincts élémentaires. Tel est très exactement l'homme des années 90, dans la zone française de l'espace marchand mondial. On rit encore, cependant, comme un homme rit seul dans le noir. Il me semble bien reconnaître ce ton dans la pièce.
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Une bonne couche de coaltar, façon Aymé, a été passée probablement sur un scénario beaucoup plus conventionnel, comprenant la « révolte » inévitable contre la société, une grave et morne dénonciation des propriétaires, des pasteurs, et de tout ce qui s'oppose à « la vie » incarnée par un lit, un litron et un casse-croûte. Je crois ne même pas exagérer. Il y a bien quelque chose qui a dû tenter Marcel Aymé (sans cela, il n'aurait pas adapté la pièce), c'est la donnée d'humour fantastique : ce prix Nobel, Schwitter, n'arrive pas à mourir. Scandale pour la Faculté. Deux fois, un médecin a constaté le décès, et voilà l'homme plus gaillard et pétulant que jamais, un vrai jeune homme. On finit là-dessus d'ailleurs : un chœur de l'Armée du Salut célèbre ce survivant, condamné à l'éternité « *dans la terreur du Seigneur* »*,* ce qui est une vue bien particulière. Cocteau parlait de « *l'ennui mortel de l'immortalité* » (prémonition du bicorne et de l'habit vert ?). Nous voilà avec la terreur, qui ne peut être en bonne logique qu'une image de l'enfer.
En attendant ce dénouement -- ce refus de dénouement -- nous aurons vu ce Schwitter vitupérer tout ce qu'il rencontre, dans une espèce de jeu de massacre cocasse et monotone. On rit beaucoup, il faut le dire, dans cette pièce grinçante. Ce qui m'a le plus amusé, c'est le désarroi du chirurgien qui veut défendre la science (et sa réputation) contre ce refus de trépasser.
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Mais les scènes les plus extraordinaires sont celles qui opposent le Nobel au grand Muheim (un vautour des plus classiques, sordide d'avarice) puis à Mme Nomsen (dame-lavabo, maquerelle et femme d'affaires), ces deux personnages joués par Georges Wilson, tandis que c'est Dufilho qui incarne Schwitter, le défunt récalcitrant.
Il y a là un duo qu'il faut bien dire grandiose, et qui dans sa loufoquerie inquiétante fait pour l'essentiel l'attrait du spectacle. Jacques Dufilho, armé d'une grande moustache, agile, nerveux, plein de fougue, sorte de lutin cynique, la vie même. Georges Wilson, gigantesque, majestueux, papelard, énorme dans l'impudence et la conscience de tenir son rôle social avec le juste respect des convenances, avec tact, disons-le (et peu importe que ce rôle soit celui de l'usurier qu'on devine prévaricateur ou de la pourvoyeuse de filles). Le succès est assuré.
Cela ne doit pas faire oublier Paola Lanzi, si habile dans ses rôles divers, et Jean-Paul Dravel, pataud à souhait. Une question : je me demande si vraiment Marcel Aymé a si largement employé les mots de « con » et de « connerie ». Cette facilité étonne.
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Je vide mon sac, assez peu chargé. J'ai encore vu une pièce bien jouée : *l'Échange,* de Claudel. Je laisse pour la fin une lamentable caricature de Racine.
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*L'Échange* montre deux couples. Le couple des riches (l'actrice et le milliardaire) veut un échange de partenaires avec le couple des pauvres (l'aventurier et la Française). Les riches sont toujours plus avancés dans la décomposition : ils ont les moyens. Et d'ailleurs *avancé* est un mot qui a une odeur forte.
Curieuse affaire, mais plus étrange encore tout ce que Claudel fait tenir dans cette soirée. Un homme veut acheter, dollars en main, la femme d'un autre, l'actrice met le feu à la maison, le milliardaire est ruiné, l'aventurier assassiné. Et tout cela n'éclaire guère sur les personnages, sauf peut-être l'assassinat. On dirait que Louis Laine a cherché la mort (il sait qu'un nègre furieux veut le tuer, il part comme qui dirait à sa rencontre et sans armes).
De ces quatre êtres le plus fort, le plus monumentalement solide est Marthe. Forte par sa nature paysanne, endurante, tenace, invincible, forte par son amour pour Laine et plus encore par ce petit enfant qu'elle sent grandir en elle. Mais l'amour pour Laine, est-ce que ce n'est pas d'abord le besoin de le protéger, plus que de recevoir quoi que ce soit de lui ? « *La femme est profonde / Et son sort est d'aimer et de ne pas être aimée, car l'homme ne l'aime point.* » C'est Lechy, l'actrice, qui dit cela, mais il est clair que Marthe le sait. Virginie Lacroix joue le rôle avec des sourires paisibles, assurés, jusque dans les moments de faiblesse, et une justesse continue. Elle est très bien.
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Thomas Pollock Nageoire (il faudrait s'attarder sur les noms que trouve Claudel, où il semble que le personnage est pris tout entier), c'est ici Michel Lonsdale, et il me semble que ce n'est pas de jeu. Il y a quelque chose de sympathique dans l'aspect de cet acteur, une force paisible, de la bonté (je ne le connais pas, il est ainsi ou autrement, j'ignore, je parle de l'apparence) qui inévitablement sont portées au crédit de son personnage. Or celui-ci est haïssable. C'est l'homme d'affaires pour qui ne compte qu'acheter et vendre. Il essaie d'acheter Marthe, ou au moins le départ de Laine. Son mot, c'est : « Tout vaut tant. » C'est la devise universelle, la devise du nouvel ordre mondial.
Il est vrai qu'à la fin il a un geste assez chevaleresque. La maison va brûler, avec sa fortune, mais il n'y court pas. Il reste avec Marthe. Nous voilà au niveau de l'amour courtois. Et la jeune femme ne le déteste pas. Elle est sensible à ce poids de richesse, à ce réalisme, à ce bon sens. « *Vous ne vous payez point de rêves* »*,* dit-elle. « *Vous êtes hardi, actif, patient, rusé, opportun, persévérant, croyant. J'aime ça.* » Bref, elle l'admire. A ce moment, on se rappelle qu'il y a là tout un côté du caractère de Claudel, le côté Turelure.
L'autre personnage, c'est un autre Claudel, une tentation de Claudel : l'aventurier, l'homme libre comme le vent. Laine, c'est le voyou Rimbaud, que personne ne peut retenir, qu'on ne peut pas garder sous un toit. Il était joué par un jeune acteur dont j'ignore le nom. Acteur doué, qui dit juste, bâti en boxeur (ce qui va bien avec le rôle) mais à qui on devrait apprendre quelque élégance dans ses attitudes.
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Louis Laine exprime des sentiments assez fins, subtils, pour qu'il soit impossible de le prendre pour une brute.
Lechy, l'actrice (Maïa Simon), est un personnage, entièrement artificiel et Claudel l'a voulu ainsi. Elle n'intéresse que lorsqu'elle parle de théâtre. Elle en parle très bien.
Le théâtre Renaud-Barrault était un des bons théâtres de Paris : Je mets cela au passé. A partir de février, il ferme pour devenir en septembre un « théâtre d'accueil » dirigé par Chérif Kaznadar. De grands comédiens ont lancé une protestation, regrettant d'être privés d'un théâtre. J'ai lu cela dans *Le Figaro :* il y avait Maria Casarès, Victor Haïm, Jean Desailly, d'autres encore dont les noms m'échappent aujourd'hui, et j'ai égaré la coupure. *Le Monde* a signalé l'appel pour le condamner, *et sans donner aucun nom.* Ainsi la pratique de la censure se répand-elle.
Je suis allé à ce spectacle en décembre. Des agents du théâtre distribuaient un tract. On y lit « La quasi-totalité du personnel qui *refuse* cette nouvelle orientation, et la façon autoritaire avec laquelle on voulait l'obliger à l'accepter, se trouve *licenciée.* »
Encore une victoire du socialisme. Ils s'en iront en laissant un champ de ruines.
\*\*\*
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La Comédie-Française, c'est une sorte de Guignol qui se croit sérieux. Exemple, cette *Iphigénie.*
La scène est occupée par une toile immense, évoquant la tente du roi, ou la voile de ces navires qui attendent le vent. Cette toile est pleine de taches, par un naïf souci de réalisme. Les costumes : la robe de Clytemnestre, les voiles noirs d'Eriphile et de Doris méritent un bon point. Mais Iphigénie est affublée en fiancée villageoise. Achille, Ulysse sont en petite tenue noire, genre sous-off de cavalerie au quartier. Agamemnon aussi, mais il s'entoure d'un manteau. Achille, au I^er^ acte, agite une cravache, et au IV^e^*,* un sabre, qu'il se fourre sous le bras, pommeau en bas, avant de le brandir belliqueusement sous le nez d'Iphigénie. C'est Jean-Yves Dubois qui tient ce rôle. Il est sans cesse au garde-à-vous. Il a une diction syncopée, absurde, qui hache le texte. Tout à coup, il pousse des hurlements, et cet Achille paraît moins bouillant qu'ébouillanté.
La pièce est transformée en une série de tableaux vivants. On pourrait prendre des clichés pour un roman-photos d'Iphigénie, où les moments forts ne manqueraient pas. Quand, par exemple, la belle Sylvia Bergé (Eriphile) se met à genoux, puis avec une extrême souplesse renverse en arrière le buste et la tête, jusqu'à toucher le sol. Ou quand Agamemnon s'évanouit. L'ensemble est plutôt hiératique, mais de temps à autre les confidentes se mettent à tourner comme des folles, comme des toupies, autour de la reine ou d'Eriphile.
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Le responsable de toutes ces beautés est le metteur en scène, Yannis Kokos. Et sans doute aussi Jacques Lassalle, l'administrateur, puisque le spectacle est produit par la Comédie-Française et par le Théâtre national de Strasbourg, dont il vient.
Quelques expériences de ce genre font que je me méfie de plus en plus de ce malheureux théâtre. J'y mets rarement les pieds maintenant. Aucune envie d'aller voir le *Caligula* de Camus trituré par un metteur en scène égyptien. Ni non plus d'aller écouter *le Roi s'amuse,* pièce d'une puérilité rare. Cela doit donner au mieux quelque chose qui ressemble à la reprise de 1882, telle que l'a racontée Léon Daudet (dans *Paris vécu,* je crois), terminant par cette forte parole : ce soir, il n'y a que le roi qui s'est amusé. Les vaillantes opinions démocratiques du poète n'empêchent pas que son œuvre romanesque et théâtrale hésite entre le grotesque et l'enfantin. Mais notre respect des conventions est si profond, si abject, qu'on n'ose pas regarder cette simple vérité en face.
Jacques Cardier.
Théâtre du Marais : *L'École des Femmes,* de Molière.
Théâtre Silvia-Monfort : *La Valse des toréadors,* d'Anouilh.
Petit-Montparnasse : *Les Patients, d'*Audiberti.
Renaud-Barrault : *Une des dernières journées de Carnaval,* de Goldoni.
Comédie-Italienne : *L'épouse prudente et avisée,* de Goldoni.
Théâtre de l'Œuvre : *Le Météore,* de F. Dürrenmat, adapté par M. Aymé.
Renaud-Barrault : *L'Échange*, de Claudel.
Comédie-Française : *Iphigénie,* de Racine.
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## RÉCIT
### « We Love Dixie »
*L'épopée d'un orchestre*
par Hervé de Saint-Méen
Les notes au bas des pages étant indispensables à la compréhension du récit, nous les imprimons en un caractère inhabituellement important.
LE 3^e^ coup de 6 heures venait de retentir. Les musiciens de l'orchestre, harassés, se regardaient, atterrés, le teint gris de fatigue et d'alcool de qualité inférieure. La contrariété se lisait aisément sur les visages. Pourtant la séance avait été superbe. Mais l'enregistrement était calamiteux.
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On ne pourrait pas sortir ce volume II, qui avait été conçu avec un soin jaloux, tant de tendresse, tant d'analytique délicatesse. D'autant plus contrariant qu'on n'avait jamais si bien joué. Alexander's Ragtime Band, My blue Heaven, Jingles Bells -- avec des clochettes accordées en do et si b -- une idée du washboard ([^19]), Now's the time, Colonel Bogey -- avec coups de sifflet -- et Wait in for Robert E. Lee qui déménageaient le tonnerre.
Le responsable, on le connaissait. Pourtant un des meilleurs ingénieurs du son de la Côte d'Azur. Mais cuit comme un régiment de patates. Rond comme vingt-six queues de pelles. Bourré comme un Scud irakien, ivre jusqu'au trognon -- d'alcool de coquilles d'œufs mal distillées, il avait mélangé les boutons, supprimé un canal d'enregistrement stéréo, ajouté de l'écho en tombant sur le pupitre. Bref un désastre. Et dire que le volume I avait si bien marché. Le volume II avait d'avance bouffé toutes les économies, -- il avait fallu vendre les SICAV monétaires et changer les dollars à la baisse. Il ne restait plus en réserve que l'hypothétique Emprunt Russe, dont certains optimistes recommençaient à parler depuis la péréstroika.
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Pendant qu'on se regardait tristement au piano-bar du Garden Beach Hôtel à Juan-les-Pins, puisque c'était là qu'avait eu lieu l'enregistrement, devant des verres pleins à ras bord de bière pression, dont ma mousse tremblotait à chaque passage du T.G.V. Méditerranée, une idée germait lentement. Et si on publiait quand même ! Si on publiait quand même !
\*\*\*
Ça avait été un succès fou. L'idée était de faire croire au public qu'il s'agissait d'un enregistrement réalisé en 1929, sous le manteau, à la sauvette, à Colorado Springs ([^20]), dans les pires conditions. Ainsi s'expliqueraient les résonances excessives, les échos incongrus, les stridences inexcusables. Tout cela remixé, filtré et fixé inexorablement dans les analogiques ([^21]) alvéoles d'un compact-disc irréfutable : « enregistrements inédits ».
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JAZZ-TRANS regrettait de n'avoir point été le premier à découvrir ces faces inconnues et d'autant plus vénérables -- et qui ne figuraient ni chez Jepsen ni chez Bruninxk ([^22]) ! Et pour cause. De nos jours où les techniques de communication ont fait les progrès que l'on sait, les médias, on le sait, peuvent faire avaler n'importe quoi à n'importe qui, parfois même la vérité, laquelle, dans ces conditions, devient automatiquement suspecte.
Et le producteur-réalisateur-organisateur, Ray Schwartzbardt ([^23]), lequel taquinait vaguement le trombone à piston et le piccolo à ses moments perdus et déclarait volontiers à la cantonade : « Je suis une gouape... je suis un imposteur ! » ce qui n'était que la simple expression d'un truisme incontestable, se lamentait d'avoir -- sur les conseils de son épouse -- congédié l'orchestre dans un mouvement d'humeur :
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« Qu'est-ce que tu es tarte ! c'est rien de le dire », rugissait-il à l'adresse de cette grande bringue mal peignée, dotée naturellement d'un tarin fouineur et interminable, pendant qu'elle peignait ses ongles en croisant très haut ses jambes gainées de bas résille, « tu ne me fais faire que des c... ! Tu mériterais une « bonne trempe » !
Méprisante, elle lui lâchait :
« Tu t'es pas regardé dans la glace ! eh ! pignouf ! As-tu perdu tout sens de l'humour ?
-- Tu sais où je le mets le sens de l'humour ? Tu le sais ? Dis ?
-- Je ne discute pas avec un rustre !
-- Un rustre... ! »
La surprise, la douleur l'étouffaient.
Entracte
Il avait eu une aventure avec la femme d'un percepteur. Pendant cette escapade luxurieuse, il alla voir une voyante qui lui révéla qu'il avait été envoûté par sa femme. Comme il était las de son aventure et qu'il voulait se débarrasser de sa maîtresse, il avait le choix entre deux solutions, soit lui faire écouter des disques de Miles Davis, soit la faire disparaître. Il l'aspergea d'essence et la fit brûler. Au juge d'instruction il affirma : « C'est ma femme qui m'a fait envoûter... » Contre toute attente, il obtint un non-lieu, suite à de mystérieuses pressions venues de très haut. Quant à sa femme, elle avait l'habitude de se faire sécher les cheveux dans le four à gaz. Il arrivait à lui faire sortir la tête du four avant qu'elle ne soit rôtie ! On l'essuyait avec une serviette mouillée.
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Alors elle voulait à toute force retourner se sécher les cheveux dans le four. C'est dire l'ambiance qui régnait dans ce couple pittoresque.
\*\*\*
Pendant ce temps, l'orchestre WE LOVE DIXIE poursuivait sa marche triomphale, accumulant les AWARDS, les GRANDS PRIX DU DISQUE DE JAZZ, du disque folklorique, de l'Académie du Jazz, etc. Les critiques avaient unanimement consacré l'habileté, le savoir-faire et la compétence d'un groupement capable de restituer aussi bien la musique que l'ambiance et le son de l'âge d'or ([^24]) du jazz. Car la supercherie -- si supercherie il y avait ; tout au plus un simple arrangement chronologique -- avait été révélée sitôt le succès incontestable e enregistré. Ne pouvant se déjuger de s'être engagés, les critiques avaient surenchéri. Mais toute médaille a son revers, tout rêve son réveil, tout Capitole sa roche Tarpéienne. Partout où se produisait WE LOVE DIXIE, les organisateurs exigeaient qu'il sonnât exactement comme dans le disque ([^25]).
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Or non seulement il était pratiquement impossible de reproduire en direct tous les horribles défauts qui avaient affecté cette productive mais néanmoins terrifiante et mémorable séance, mais encore les musiciens étaient profondément traumatisés du malentendu qui voulait qu'on raffolât de leur son truqué et non pas de leur vraie musique. On avait beau faire ressortir que Louis Armstrong, le grand Armstrong lui-même, leur idole musicale, avait vu des années durant le son de sa voix, voilée et cassée, mais douce, amplifié monstrueusement et rendu rauque par un enregistrement volontairement ferraillant, ils ne pouvaient se faire à cette opération décevante sur le plan de l'esthétique pure. En attendant, il faut bien manger tous les jours, comme dit le ministre Charasse, en secouant ses immenses bretelles.
De toute façon, comme ces improvisateurs ne pouvaient pas plus reproduire d'une interprétation à l'autre les mêmes variations que les défauts d'enregistrement, la seule solution était un expédient analogue à celui du four à gaz de la dame Schwartzbardt. C'est-à-dire que leur agent les persuada -- difficilement -- de mimer leur musique pendant que des baffles habilement dissimulés diffuseraient le programme de leur CD dans un ordre différent pour tromper l'adversaire.
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Cette pratique, courante de nos jours, pour pallier l'absence partielle ou totale de métier chez les locomotives du spectacle ([^26]), en était à ses débuts.
Elle donna pourtant les résultats escomptés. Et nul ne soupçonna jamais la triste réalité.
\*\*\*
Jusqu'au jour où... A l'appel de la CGT, de FO, de CGC et de toutes les organisations syndicales, un gigantesque mouvement de grève-surprise fut déclenché un soir de semaine où avait lieu, précisément, un concert de WE LOVE DIXIE au château de l'Empéri ([^27]), dans la cour d'honneur.
L'électricité fut brutalement coupée au milieu du spectacle par les vaillants combattants sociaux. C'est alors que comme dans un rêve, débarrassé des inutiles échos, du mélange des stridences électriques, on entendit s'élever un chant souple et délicat, les deux parties de clarinette joliment emmêlées, prenant tour à tour l'avantage dans un contrepoint subtil, sur le fond nourri mais léger de l'accompagnement de guitare et de basse, sur lequel crépitaient les doigts chaussés de dès du « washboardéliseur » (ou « laviplanchiste »), comme une fantastique danse à claquettes.
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Tout à la joie de jouer, nos comparses ne s'étaient aperçus de rien et furent descendus de leur petit nuage par un immense frémissement qui ressemblait à un sanglot. Le public, surpris, conquis, ravi, subjugué venait d'être ramené à la musique naturelle.
Après tout ni Rameau, ni Mozart, ni Joë « King » Oliver ([^28]) n'avaient d'amplification électrique...
Hervé de Saint-Méen.
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## TEXTE
### Prière de Charles VII
Chapelain n'est pas un grand poète, Boileau le disait déjà. Et *La Pucelle* n'est qu'une des tentatives sans succès pour donner à la France un poème épique : beaucoup ont essayé, depuis Ronsard et sa *Franciade,* oubliant que *la Chanson de Roland* en tenait très bien la place. Le personnage de Ganelon, par exemple, revient périodiquement dans notre histoire.
Le court fragment de *La Pucelle* qu'on trouvera ici est une prière de Charles VII intercédant pour les Français. Ce fragment ne manque pas non plus d'actualité. La source : il est cité dans *Valentin Conrart,* de Mabille de Poncheville (Mercure de France, 1935), livre qui se lit avec intérêt. Conrart, vrai fondateur de l'Académie, fut un érudit et un poète galant. Ses *Mémoires* sont paraît-il passionnants. Il était protestant, ce qui n'empêcha pas Richelieu de le protéger et de l'aider.
Voici la prière de Charles VII.
G. L.
172:809
*Seigneur, soyez humain à la faiblesse humaine,*
*Leur forfait en lui-même a rencontré sa peine ;*
*Ne leur ordonnez point de plus âpre tourment,*
*Il les punit assez sans autre châtiment.*
*D'insupportables maux une suite enchaînée*
*Sur le bord du sépulcre a mis leur destinée ;*
*Ils ont déjà souffert les douleurs du trépas ;*
*S'ils meurent, ils mourront, mais ne souffriront pas.*
*Grand Dieu, si leur courage et leur vertu passée*
*Ont autrefois si loin votre gloire poussée,*
*Et si, par eux, encor, vous devez quelque jour,*
*Assujettir le Monde aux lois de votre amour,*
*Après tant de malheur, après tant de souffrance,*
*Faites-leur désormais sentir votre clémence,*
*Calmez en leur faveur votre juste courroux*
*Et modérez pour eux la rigueur de vos coups.*
*Accordez-leur la vie, et bornez leur supplice,*
*Ou s'il faut d'une mort payer votre justice,*
*Pour les en délivrer, je la veux bien souffrir*
*Et viens à votre foudre en leur place m'offrir.*
JEAN CHAPELAIN, poète et critique, né et mort à Paris (1595-1674). Auteur d'un poème épique en vingt-quatre chants : *La Pucelle ou la France délivrée* (1656), que moqua Boileau. Il participa à la fondation de l'Académie française et rédigea les *Sentiments de l'Académie sur le Cid.*
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## NOTES CRITIQUES
### L'islam de plus en plus inconnu
*Le christianisme aussi*
#### Jean-Claude Barreau *De l'islam en général *(Le Pré aux clercs)
Le livre a fait du bruit, comme on en fait aujourd'hui pendant quinze jours. Certains événements pourraient ranimer cet écho : l'Algérie n'a pas fini de nous préoccuper. L'auteur de l'ouvrage a été injurié, et même menacé : preuve que notre espace de liberté, comme dit le jargon, est mince. Ce livre énonce quelques vérités qui auraient paru banales il y a cinquante ans. Aujourd'hui, Jean-Claude Barreau paraît original. C'est qu'il ne semble pas éprouver devant l'islam le sentiment le plus commun : la culpabilité et la révérence qui en découle.
Il ne déteste pas les présentations simplettes et spectaculaires, qu'on dit journalistiques. Il commence en disant : 1990, c'est la fin du communisme, 1991, on entend « Allah akbar ». La modernité a un nouvel ennemi : l'islam. Or, Khomeiny a pris le pouvoir en 1980. Et l'Algérie insurgée de 1954 prenait ses mots d'ordre chez les oulémas : chasser l'infidèle, le Roumi, et tout ce qu'il avait apporté (le monde moderne).
174:809
On peut se demander si les intellectuels français comprendront un jour que l'anticolonialisme a nourri la haine de l'Occident. Ce sont nos idées, nos livres, nos intellectuels qui ont ruiné la confiance émerveillée que nous avions fait naître. L'Occident (la France) a commencé par douter de soi. La conséquence était fatale : au lieu de vouloir l'imiter, de rêver de se fondre en lui, on le détesta. La « défaite » de la France en 1962 ne fit que confirmer. Mais alors se posait la question. Si le monde musulman vaut mieux que l'Occident, si le marxisme est haïssable étant athée, qu'a-t-il en propre, où est sa force ? Réponse évidente : dans sa foi.
J'écris ceci au lendemain du premier tour des élections en Algérie. La victoire du FIS a surpris nos faiseurs d'opinion. Depuis des mois, ils répétaient que le FIS était divisé, en déclin, qu'il avait échoué. On refusait de voir que ce parti incarne la forme algérienne du rejet de l'Occident et le besoin d'une *identité musulmane.* (On m'excusera de revenir sur ce que j'ai déjà dit dans le numéro IV d'ITINÉRAIRES.) L'Algérie est partagée entre Orient et Occident, mais une fois que celui-ci lui a dit non, elle ne peut que tomber dans le rêve oriental. Mon résumé n'oublie pas le FLN. Aux yeux de nos gens sérieux, le FLN représentait justement l'indépendance avec le choix occidental. Erreur. D'abord parce que l'indépendance, contrairement à ce qu'on rêvait, *éloignait* de l'Occident. Ensuite parce que le FLN fut pendant trente ans l'agent d'une exploitation *asiatique* du peuple par une minorité armée, celle-ci se justifiant tantôt de manière capitaliste (exactement : en mimant le capitalisme) (l'Algérie sera un nouveau Japon, disaient leurs technocrates), et tantôt en singeant le socialisme (les collectivisations décidées par Ben Bella et sur lesquelles on n'est jamais revenu). On oublie aussi que le FLN s'appuyait volontiers sur la passion arabo-islamique. Je laisse de côté Aït Ahmed, marxiste qui a une importance locale, chez les Berbères.
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A voir l'enthousiasme durable (même après les massacres d'octobre 88) de nos dirigeants politiques et médiatiques pour le FLN, on est bien obligé de penser à tous les liens qui se sont noués et resserrés d'un clan à l'autre depuis 35 ans. Liens idéologiques : porteurs de valise, pieds-rouges, Joxe et Rocard se vantant d'avoir lutté pour l'indépendance de l'Algérie. Liens qui conduisent à l'illusion que l'homme du FLN, progressiste, moderne, est donc *intégrable,* tandis que l'homme du FIS avec sa foi fatigante ne l'est pas. C'est faire bon marché du fait que l'un comme l'autre méprisent la France -- et les Français. Mais comment ne pas penser aussi à des liens d'intérêt. Le FLN avait de quoi arroser nos médias et nos partis. Et dans l'effroi suscité par la victoire du FIS on devine une arrière-pensée : vont-ils assurer mes fins de mois ? Vont-ils prendre les mêmes domestiques que leurs prédécesseurs ?
\*\*\*
A l'actif du livre de J.-C. Barreau, on relèvera qu'il traite de plusieurs points qu'on laisse d'ordinaire dans une ombre discrète. En voici quelques-uns, qu'il est bon de rappeler. L'islam est fondé sur un livre, le Coran. Ce livre existe de toute éternité ; il est en somme dans la religion de Mahomet ce qui se rapproche le plus de ce qu'est pour nous le Christ. Et ce livre est écrit en arabe. D'où le prestige de cette langue, en quelque sorte divine, et celui du peuple qui la parle, et dont est issu le Prophète.
Autre point. L'islam manque d'intériorité. Ses pratiques fondamentales peuvent demeurer gestuelles, et de fait, machinales. A la limite, on peut se contenter de faire semblant. Qu'on ne dise pas qu'il en est de même partout. Par l'exercice de la pénitence, l'interrogation de l'âme, le catholicisme a développé une vie intérieure très riche chez ses fidèles, une complexité et un raffinement d'analyse dont notre littérature témoigne jusqu'à Chardonne (je veux dire : jusqu'au bout). Et l'individu s'est développé, peut-être à l'excès. Rien de tel en islam, même si l'on pense aux soufis. Ils sont très étrangers au corps des fidèles.
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Mahomet, rappelle encore Barreau, est le seul fondateur de religion qui fut un conquérant. Pour un musulman, le monde se divise en trois parts : le *Dar el islam* (la Maison de la foi) l'empire où règne la vérité ; les pays avec lesquels il y a trêve (parce qu'ils vous tiennent en respect) ; les pays que l'islam est en train de gagner : nommément, la France, aujourd'hui. La séparation du temporel et du spirituel non seulement est inconnue, mais paraît monstrueuse : elle soustrait à Dieu une part des actes humains.
Un chrétien hérite d'Athènes et de Rome. Saint Jérôme, saint Augustin, se réfèrent à Platon, à Cicéron, à Virgile, ce Virgile que Dante choisit comme guide dans l'au-delà. Cela est inconcevable pour un musulman.
Pour nos clercs, ignorants souvent, payés quelquefois, haineux toujours à l'égard de leur héritage, la supériorité et l'antériorité de la civilisation musulmane (ou arabe, la confusion est entretenue, cf. l'Institut du monde arabe) ne font aucun doute. Haroun el Rachid éclabousse Charlemagne, Poitiers (732) fut un malheur. Sans les Arabes, nous n'aurions pas eu Aristote et Euclide, font-ils croire.
Ces clercs ne tiennent nullement compte du fait que cette civilisation naît d'un riche héritage, gagné à la pointe de l'épée par des tribus de nomades. Héritage hellénistique et romain (plus l'héritage wisigothique en Espagne) ou héritage persan. Pendant des siècles, les cadres du jeune empire seront souvent chrétiens ou juifs. Et les Turcs accommoderont cet usage : razzias d'enfants que l'on élève dans la foi musulmane, et qui deviennent janissaires ou fonctionnaires et vizirs même. On oublie aussi très bien que la transmission du savoir antique à l'Europe se fit pour une large part grâce à Byzance. Barreau le dit. Il omet de compléter : et par les Croisades. Masquons-nous cette dette à l'égard de Byzance, comme il le dit, à cause de l'assaut de 1204 ? Je ne le crois pas.
177:809
Nous la masquons à cause d'une incompréhension, d'un trouble devant l'Église grecque, dont ce qui nous sépare paraît tour à tour futile et abyssal. Et rappelons que ce n'est que depuis peu qu'on insiste sur la voie arabe (il faudrait parler du rôle des perroquets dans notre vision de l'histoire, et peut-être aussi du rôle des pétro-dollars). Corneille se réfère à Averroès, qu'il sait disciple d'Aristote. Très bien. Mais nous croirions volontiers (un journaliste du *Monde* l'a écrit) que le dôme de la mosquée de Jérusalem est une création arabe. C'est un dôme byzantin ou persan, dont le modèle est celui de Sainte-Sophie. La peinture « arabe » est persane ou indoue : à Alger, de notre temps, Mohamed Racim en fut le lointain rejeton.
La capacité destructrice des Arabes est généralement occultée. Barreau la rappelle, citant Ibn Khaldoun qui les compare « à une nuée de sauterelles » (il y a aussi sa phrase fameuse : « ce qui est arabisé est détruit »). Barreau parle des « terrifiantes tribus hilaliennes » -- que la mode est de réhabiliter. Et il a cette formule : « religion née du désert et créatrice de déserts ». Avec cela, s'il a raison sur le statut des femmes, je le juge anachronique quand il dit que le musulman méprise le travail de la terre. Cela est vrai de l'Arabe au sens strict, du chamelier pillard et marchand.
Après tout cela, je n'ai guère envie de contester un homme qui a osé enfreindre des interdits sociaux très puissants. Je le ferai pourtant. Il estime que l'islam est « adaptable ». Il cite l'Indonésie, où les femmes ne sont pas voilées etc. Il est trop clair que ce n'est pas dans ces îles que bat le cœur de cette religion. Pas plus que la France n'est aujourd'hui un modèle de christianisme. Les solutions rassurantes que propose Barreau le font retomber dans les erreurs qu'il a dénoncées : lui aussi a son islam de rêve. Il imagine une faculté de théologie musulmane « moderniste » à Strasbourg. Comment veillera-t-il à ce qu'elle reste « moderniste » et travaille au « ralliement » comme il dit encore, confondant ce problème avec des problèmes chrétiens. Il est heureux de l'existence du Conseil représentatif de l'islam, mis en place par Joxe.
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Bruno Étienne le réclamait, nous l'avons. C'est une belle arme aux mains du FIS pour tenir en main les trois ou quatre millions de musulmans de France, et faire pression sur la République. Folie pure, cette conclusion.
Avec tout cela, ce qui m'a frappé c'est l'étonnante ignorance du christianisme chez cet homme qui, nul ne l'ignore, a été ordonné prêtre. Que lui a-t-on appris ? Il parle comme un « enseignant » inscrit au PS. Pour lui, l'Évangile est subversif, et c'est même sa grande qualité. Il écrit au passage qu'on a reconnu que « tel verset attribué à Jésus est en réalité l'œuvre d'un rédacteur ultérieur ». Il croit donc que le Christ a rédigé les Évangiles ? Il écrit sans frémir : « ...le culte méditerranéen de la « terre mère » : la « bonne mère » de Marseille, la « grande Artémis » d'Éphèse ». Ainsi la Vierge, et la déesse de la fécondité, avec ses rangées de seins, c'est la même chose ? Il y a dix autres traits de ce genre. Au catéchisme, monsieur Barreau.
Georges Laffly.
### L'Amérique espagnole racontée par Jean Dumont
Jean Dumont\
*L'heure de Dieu\
sur le Nouveau Monde\
*(Fleurus)
Par sa culture encyclopédique sur l'Espagne et le Nouveau Monde, Jean Dumont veut se placer en analyste impartial à mi-chemin entre « *La leyenda negra* » (La légende noire) et « *La leyenda rosa* » (La légende rose) des XV^e^ et XVI^e^ siècles espagnols.
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Il faut quand même dire un mot de cette fameuse « légende noire », toujours imposée officiellement et dont Dumont a parlé dans le numéro VII d'ITINÉRAIRES (automne 1991). En raccourci on pourrait la présenter comme le « monstrueux complot de la culpabilité héréditaire » à l'encontre du peuple espagnol et de son histoire depuis la *Reconquête* sur les Arabes, en passant par la découverte du *Nouveau Monde,* l'œuvre des « *conquistadores* »*,* la *Sainte Inquisition,* le règne des *Rois catholiques,* et allant jusqu'à des temps plus modernes.
Les interprétations de ces événements historiques liés à la psychologie, au cœur et au sang de l'Espagne elle-même, ont été sciemment déformées, surtout à partir de la Renaissance et plus sûrement de la Réforme protestante. Ces altérations vigoureusement anti-catholiques autant qu'anti-espagnoles servirent les politiques européennes des grandes puissances opposées et luttant contre l'hégémonie hispanique. Elles trouvèrent un prolongement naturel dans les idées philosophiques du « siècle des Lumières » avant et après la Révolution française pour perdurer jusque dans les dérives historiées du catholicisme progressiste actuel.
L'un des meilleurs dénonciateurs de ces écrits calomnieux fut certainement, à la fin du siècle dernier, Juliàn Juderias qui publia cette étonnante « *Légende Noire* » en y apportant succinctement des preuves flagrantes du complot fomenté contre la catholicité espagnole.
Mais à trop vouloir prouver, sans avoir examiné à fond et impartialement les documents et les archives historiques, on risque d'affaiblir son message et Jean Dumont, pour sa part, semble estimer qu'une défense trop passionnée et pour ainsi dire viscérale du noble sentiment patriotique et religieux espagnol a pu faire naître une « légende rose » qui serait le verso de la noire : tout était beau et bon de notre côté... !
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Il s'en est déjà largement expliqué à propos de la soi-disant oppression de l'Église sur les Indiens d'Amérique et sur l'Inquisition espagnole dans son ouvrage incontournable *L'Église au risque de l'Histoire* (Éd. du Critérion, 1981).
Il reprend dans ce nouvel ouvrage sa thèse largement descriptive de la colonisation espagnole de l'Amérique du Sud en donnant, à chaque page et souvent plusieurs fois, une documentation archivée directement aux sources historiques des fonds espagnols ou sud-américains.
Comme Juliàn Juderias, il fait remonter les contre-vérités initiales aux écrits et aux discours de Bartolomé de Las Casas (1474-1566), dominicain et évêque, surnommé « l'apôtre des Indiens » et dont tous les auteurs anti-catholiques (des plus anciens aux modernes progressistes) s'inspirèrent en puisant notamment dans son traité intitulé *Brève relation de la destruction des Indiens.*
Laissons à Jean Dumont le soin d'apporter, avec sa science, la contradiction de ces thèses en dénonçant l'enflure verbale, l'exagération des chiffres cités, le faire-valoir, sans omettre d'approuver aussi les vérités qui s'y trouvent parfois.
Dumont analyse aussi les méfaits et les bienfaits de « *l'encomienda* » (concession) qui fut la règle du régime de colonisation édictée par Isabelle la Catholique, mais surtout (dans la majeure partie de son livre) il démontre avec sa science fougueuse, par un texte serré, parsemé d'intertitres synthétiques et parfois ironiques, la naissance d'une véritable « *pax catholica* » au Pérou et dans la colonisation espagnole d'Amérique du Sud, qu'il appelle « l'heure de Dieu ».
Il y dépeint en détail les vies saintes et sublimes, savantes et organisatrices, courageuses et tenaces, humbles mais grandes au regard de Dieu de quatre personnages qui illustrèrent le premier siècle du christianisme en Amérique du Sud.
En un mot : en parfaite opposition avec les images décevantes de conquistadores esclavagistes soutenus par un clergé concussionnaire et dont le seul but des uns et des autres était de tirer un maximum de profit de l'occupation des riches terres indiennes.
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Réfutant tout, donnant des précisions sur chaque cliché construit pour démolir, ses meilleures preuves au fond sont apportées par les vies de Jérôme de Loaisa (1498-1575), premier archevêque de Lima, celle de saint Turibe (1538-1606), deuxième archevêque de Lima, « la plus haute lumière de tout l'épiscopat américain », celle encore de Vasco de Quiroga (v. 1470-1565) qui fut évêque de Michoacan, « restaurateur des communautés des premiers chrétiens », et celle enfin de Bernardin de Sahagun (1500-1590), frère franciscain qui rassembla la meilleure documentation ethnographique sur le Mexique ancien.
Le mérite de Jean Dumont, méprisant en cela la légende rose, est d'avoir dans la dernière partie de son œuvre raconté avec le même discernement ce qu'il appelle « l'épopée fracassée », c'est-à-dire les dérives civiles ou religieuses dans l'apothéose de l'heure de Dieu.
On espère que ses travaux trouveront chez nos adversaires la reconnaissance du mérite et de l'objectivité...
On regrettera quand même qu'une telle somme soit un peu jetée comme une bouteille à la mer, sans explication, sans préparation. Dumont s'adresse à ses pairs certes, mais il s'adresse aussi à l'ensemble du public qui n'a pas toujours les connaissances suffisantes pour appréhender des vérités lancées comme des pavés dans une mare.
Régine Pernoud, qui est une excellente vulgarisatrice, dit qu'on ne peut comprendre les phénomènes sociaux ou politiques d'une époque sans se replonger dans le climat et les mœurs de la même période.
Pour ne pas s'étonner du mysticisme espagnol au XV^e^ siècle, pour comprendre, sans trop sursauter, l'étonnant pénitencier promulgué pour rétablir le bon fonctionnement des *encomiendas,* pour enfin saisir tout le bien-fondé de l'argumentation de Jean Dumont, il faudrait presque des lectures propédeutiques sur l'Espagne du XV^e^ siècle et sur les Indiens d'Amérique du Sud à la même période.
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Quant à Christophe Colomb que l'auteur dénonce vivement dans les toutes premières pages de son livre, il nous faut le suivre sans murmurer tout en s'étonnant que sa cause ait été introduite en béatification et qu'un pape comme Pie XI ait pu s'écrier à propos de lui : « Enflammé par le zèle de la foi catholique, il avait résolu, en entreprenant la plus audacieuse des navigations, de découvrir un monde nouveau, non point pour ajouter de nouvelles terres à la souveraineté de l'Espagne, mais afin de placer de nouveaux peuples sous le règne du Christ... »
Nous avons du mal à rayer de notre mémoire le fameux :
« *Trois jours, leur dit Colomb,*
*Trois jours et je vous donne un monde...* »
Comme les Génois ou les Barcelonais, nous rêvons toujours de la « Nina », de la « Pintà » et de la « Santa Maria »... Ah ! qu'il est donc difficile d'être historien !
Rémi Fontaine.
### Notules
#### Présence de La Varende
Sous la présidence de W. André Boscher, passionné de l'œuvre de l'écrivain, l'association « Présence de La Varende » (16, rue La Varende, 14250 Tilly-sur-Seulles) publie un cahier annuel, qui comporte les comptes rendus des réunions et rencontres, ainsi que des articles sur le romancier, l'essayiste, l'historien, puisque La Varende fut tout cela. Il faut y ajouter chaque année une plaquette inédite d'un goût très sûr, d'une belle typographie.
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C'était, l'autre année, *l'Admirable inconnue* (Charlotte Corday), et pour 1991 *La Voile et la mer.* On sait le goût de La Varende pour tout ce qui touche à la marine, et qu'il créait avec autant d'amour ses maquettes de bateaux que ses livres.
Ce grand Normand est l'un de ceux qui nous transmettent l'air, l'esprit de la France paysanne, monarchique et chrétienne. Et comme Antée avait besoin de toucher sa mère la Terre pour reprendre force et vie, il nous faut garder ou reprendre contact avec cette France-là pour ne pas dépérir. Il me paraît donc très recommandé d'adhérer à cette association.
G. L.
#### L'abbé Simon
*Acrobate du Bon Dieu,\
mémoires du Curé volant\
*(Albin Michel)
C'est au premier abord un livre-témoignage comme en fabriquent les éditeurs pour les vedettes, avec beaucoup de photographies et le concours de quelques nègres. Mais -- je ne sais s'il faut en féliciter l'abbé Simon lui-même, son auxiliaire Marc Kunstlé, ou le directeur de collection Patrick Edel (dont le nom dira quelque chose aux défenseurs de l'Algérie française) -- ce livre se tient, il a un ton, un style non seulement correct, mais personnel et attachant. (Signalons seulement qu'il faut lire *Vae soli* et non *solus,* p. 61, histoire de rappeler à Robert Simon le datif que lui apprit sûrement l'abbé Deschaux...)
Ce livre plaira peut-être surtout à ceux qui, comme moi, ont connu le temps des vicaires de patronage essayant d'éduquer, le jeudi, des garnements pas faciles à tenir. L'abbé Simon avait, il faut le préciser, des dons particuliers pour ce genre d'activité.
184:809
Casse-cou impénitent, fasciné par l'eau dès l'enfance, certains se rappelleront ses sauts de trente-cinq mètres, dans un peu toutes les rivières de France, destinés à financer les maisons-castors de sa paroisse de Saône (Doubs). Il y en eut même un dans la Seine (en septembre 1952), à Paris, avec la bénédiction de Mgr Feltin (qui avait été vicaire de la même paroisse populaire de Besançon que l'abbé Simon). Mais à Chicago, où l'abbé voulut jouer une prolongation de *Tintin en Amérique,* il se heurta au veto inflexible d'un épiscopat moins fantaisiste que celui de la vieille Europe : -- « *It is not beautiful of you !* » répliqua-t-il dans son anglais de séminaire à l'archevêque médusé...
Les amateurs de plongeons (et les autres) se régaleront du récit désopilant de quelques sauts faits dans des conditions invraisemblables : à Casablanca, de quarante mètres, les organisateurs ayant mal calculé la hauteur (et il fallut repêcher l'abbé assommé par le choc) ; à Amiens, de la grande échelle des pompiers secouée en tous sens comme pour l'obliger à bondir... A près de quatre-vingts ans, nez et vertèbres abîmés depuis longtemps, il continue à plonger (seulement de vingt mètres).
Mais les rebelles au sport (et ils sont parfois aussi intéressants que les sportifs, reconnaît l'abbé plongeur-boxeur-footballeur) en auront aussi pour leur argent (120 F). Car ce livre est une véritable autobiographie, de la conversion du voyou de neuf ans à la suite de sa première confession jusqu'aux diocèses de sa seconde carrière (curé de Nogent-sur-Marne et aujourd'hui de Sainte-Anne du Castellet).
On peut évidemment noter que sa conversion s'explique largement par le milieu comtois très catholique d'où il était issu. Ses parents, pauvres paysans, voulaient douze enfants « comme les douze apôtres ». Il y eut trois garçons... puis la guerre de 14 où le père fut tué. L'abbé Simon rend un très bel hommage à sa mère : « Quelle femme ! Et pas seulement quand je considère les modes de vie actuels. Aucune épreuve ne lui a rapetissé l'âme, ni n'a tari les largesses de son cœur ni n'a figé son sourire, même s'il était souvent grave et laissait pressentir qu'un passé secret continuait de vivre en elle intensément. »
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Livre étonnant aussi par ses silences... abyssaux. L'abbé a vécu l'une des plus grandes révolutions de l'histoire de l'Église, et il n'en souffle pas un mot. Il constate seulement, *in fine,* qu'à la piscine de Salon-de-Provence, lorsqu'il dit aux gamins qu'il est prêtre, « curé, quoi », ceux-ci ne comprennent absolument pas de quoi il parle. Et nous, nous constatons sur les photographies qu'il a abandonné le col romain et les chasubles aux couleurs du temps... Il confesse d'ailleurs au passage qu'il a eu, lui aussi, dans la période iconoclaste, « la maladie de la pierre » ; il se flatte d'avoir fait réapparaître l'autel ancien de Sainte-Anne du Castellet, mais comme le goût a changé plus vite que l'abbé, il n'est pas impossible qu'on regrette bientôt « l'emphatique pièce montée de marbre bleuté » sous laquelle était enfoui cet autel « primitif ».
Du moins il n'y a pas chez l'abbé Simon d'acrimonie contre l'Église anté-conciliaire. Au contraire : hommage est rendu au petit et au grand séminaires de Besançon (malgré certaine difficulté à y introduire le sport), à Mgr Dubourg, archevêque issu de haute bourgeoisie et à qui le lia une très forte amitié. Il fut aussi porte-queue du cardinal Binet, autre sport non négligeable décrit en quelques lignes savoureuses. Les scènes de la vie cléricale sont ici souvent cocasses, jamais amères.
En politique aussi, l'abbé reste très discret. Pas un mot du Maréchal ; et s'il parle du Général, c'est uniquement parce qu'il l'a vu et entendu sur le front un soir de mai 1940. Il évoque brièvement quelques confrères résistants morts pendant l'Occupation, mais lui-même ne s'en est pas mêlé. Curé d'un village communiste après la guerre (il fut à la fois Tintin et Don Camillo !), il a connu de près les militants du parti, et ne les idéalise donc pas du tout (mais pourquoi cette allusion facile au maccarthysme, p. 199 ?). Les militants socialistes non plus : le maire de Saint-Cyr-sur-Mer coupa l'eau à sa colonie de vacances, populaire... mais catholique. Enfin, deux fois, il prend ses distances avec l'abbé Pierre.
J.-Y Aymart.
186:809
#### Henri Guillemin ou l'art du pastiche au service du faux
Après un demi-siècle, il me semble me souvenir que je l'ai aimé assez longtemps, peut-être admiré, c'était un professeur d'une grande séduction intellectuelle, brillant et inattendu comme un papillon de printemps. Déjà insinuant et pervers, mais ce n'était presque rien encore : malheureusement son destin a été de ne pas savoir vieillir sans rancir. Il a gardé pourtant cette extrême vivacité d'esprit, ce coruscant talent de plume qu'on lui connaît depuis cinquante ans, il a révélé peu à peu une méchanceté inépuisable, il est devenu, parmi les professionnels de l'histoire de la littérature, le plus féroce et le plus envieux des diffamateurs contemporains. Le connaît-on suffisamment quand on le tient pour matériellement érudit et interprétativement tendancieux ? C'est aussi un truqueur.
Exemple, cette phrase d'une puissante densité, qui commence par un faux habile et se termine par un faux grossier, dans sa « chronique » de *Golias,* numéro de l'automne 1991, page 267 :
Dans un *Entretiens d'automne,* publiés en 1988, le père Congar qui (sic), se désolant de la mariolâtrie « *effrénée* » que Pie XII avait infligée à l'Église, ajoutait sans joie : « *A Taizé, on est très avancé dans cette direction.* »
Pour le premier faux, celui qui est habile, voici le passage authentique du P. Congar (*Entretiens d'automne,* page 81) :
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Quand j'ai commencé à théologiser de façon plus active, a débuté une seconde période qui correspond assez bien au pontificat de Pie XII. Il y eut alors un développement de mariologie assez effréné. J'ai même employé l'expression de « mariologie galopante », etc.
Le P. Congar n'a donc point parlé de *mariolâtrie,* mais de *mariologie.* Il n'a pas dit « *effréné* », il a dit « *assez effréné* »*.* Il n'a pas dit *mariolâtrie effrénée,* mais *développement* (de mariologie) *assez effréné.* Il n'a pas dit que *Pie XII l'avait infligée à l'Église,* mais que cela eut lieu dans une *période qui correspond assez bien au pontificat de Pie XII.*
Et à ce sujet, concernant Taizé, le P. Congar n' « ajoutait » rien, que ce fût « sans joie » ou avec joie.
Guillemin invente la phrase qu'il cite entre guillemets : « A Taizé, on est très avancé dans cette direction. »
Une expression semblable apparaît chez le P. Congar *seulement deux pages plus loin* (page 83), et *à propos d'autre chose,* quasiment du contraire. Pour qu'on puisse l'apprécier il me faut citer tout le passage du P. Congar (c'est moi qui souligne, en gras) :
J'adhère tout à fait au chapitre VIII de *Lumen gentium *: Marie y a une place très considérable dans le mystère du Christ et de l'Église. J'ai souvent dit à mes amis protestants, dans le cadre des réunions du mouvement œcuménique, qu'*ils devront bien venir à Marie un jour.* C'est ce qui arrive déjà chez quelques-uns, non pas seulement à *Taizé, très avancé de ce point de vue*, mais même chez pas mal de pasteurs, etc.
Le P. Congar dit bien qu'à Taizé on est « très avancé », mais *avancé dans la bonne direction,* dans la direction qu'il approuve, celle qui va vers la reconnaissance de la place de Marie. Guillemin lui fait dire *le contraire *; il lui fait dire qu'il voit « sans joie » Taizé très avancé dans une direction qu'il réprouve, la direction d'une mariolâtrie effrénée. Ce n'est pas seulement une fausse interprétation : c'est la fabrication d'une fausse citation. J'ai dit un faux grossier, mais à la réflexion je suis beaucoup moins sûr de la grossièreté. On appelle « faux grossier » celui qui est outrageusement contraire à la réalité connue et à l'évidente vraisemblance, comme le faux Moatti qui fait dire à Brasillach : « tuez-les tous » en parlant des enfants juifs, ou comme celui selon lequel Maurras aurait salué le désastre militaire de 1940 comme une « divine surprise ».
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Or le second faux d'Henri Guillemin est d'une autre nature, et d'une autre finesse, il est *vraisemblable par la sonorité,* il joue avec les mêmes mots que ceux du texte qu'il falsifie, ou avec des mots ayant une musique analogue. C'est une technique de pasticheur.
J'en ai analysé un seul exemple. On en trouverait des centaines dans les démolitions de Guillemin (Vigny, Péguy, etc.). Sans doute aussi, mais sollicités en sens inverse, dans ses hagiographies (Rousseau, Hugo, Jaurès, etc.). *Henri Guillemin ou l'art du pastiche au service du faux,* ce serait un bon sujet de mémoire universitaire ; et c'est une définition de son œuvre. Définition partielle ? Je le lui souhaite ; je ne parierais pas.
J. M.
### Lectures et recensions
#### Ernst Jünger *Lieutenant Sturm *(Éd. Viviane Hamy)
Ce « roman » est une brève et naïve nouvelle, publiée par Jünger dans sa jeunesse et retrouvée par l'excellent Henri Plard, son traducteur pendant trente ans. Il la définit bien : c'est « Des Esseintes devenu commandant de troupes de choc ». Le genre d'élégance *décadente* qui fait sourire, et aurait nourri la verve boulevardière, quand on était toujours prêt à se moquer du Teuton, soudard affectant le raffinement.
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Philippe Giraudon a traduit cela. Ce n'était pas nécessaire. Mais lui y trouve sa pitance. Il trouve qu'il s'agit d' « une œuvre majeure », parce que « la part simplement patriotique est atténuée », ce qui prouverait sans doute que dès cette époque, 1923, Jünger avait cessé d'être fidèle à son pays, ou du moins s'en détachait. Erreur profonde. Il n'a cessé d'être patriote : on ne se refait pas. Et s'il vante l'*anarque,* aujourd'hui, c'est que la légitimité manque et, qu'à ses yeux, notre monde est sorti de l'histoire. Mais c'est une autre affaire.
Le traducteur ajoute : « La guerre \[de 1914-1918\] annonce autre chose que la révolution nationale mais bien une mutation totale qu'il décrira après la Seconde Guerre mondiale. » Autre erreur, et bizarrement exprimée. *Le Travailleur* (1932) décrit cette mutation de l'esprit et de la société, et Jünger estime d'ailleurs à cette époque qu'elle profitera à l'Allemagne et se fera au détriment des démocraties occidentales.
Par-dessus le marché, on trouve dans la version de P. Giraudon des phrases comme celle-ci : « Du moment qu'ils eussent l'argent et la santé, ils dépensaient, encaissaient et étaient satisfaits. » Ernst Jünger, qui sait bien le français, a dû souffrir, s'il a lu cela.
G. L.
#### Gilles Manceron *Segalen *(Lattès)
Voici une très bonne biographie, utile et agréable. Victor Segalen n'aurait-il rien publié, elle garderait toute sa valeur. L'histoire de sa famille est à elle seule un document d'histoire et de sociologie passionnant : le père de Segalen était fils naturel (et même abandonné aux Enfants-Trouvés avant d'être repris au bout d'un mois). La triple scolarité (jésuites de Brest, clergé diocésain de Lesneven, lycée de Brest), en pleins combisme et affaire Dreyfus, est fort bien évoquée aussi.
Il y a à glaner également sur certains artistes fréquentés par l'auteur de *René Leys :* Claudel avec qui il entretint des relations ambiguës, faites d'une très forte et constante admiration (*Stèles* lui est dédié), d'une attirance et d'une répulsion mêlées ; Huysmans, qu'il alla voir à Ligugé ; Debussy pour qui il projeta un *Orphée Roi* (avec lequel Sophocle n'a rien à voir ([^29])...) ; Saint-John Perse enfin...
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Celui-ci apparaît plus antipathique que jamais, occultant l'œuvre de Segalen pour qu'on ne décèle pas ses emprunts, bâtissant lui-même son Mausolée avec cette édition de la Pléiade où Gilles Manceron soupçonne au moins un faux : la lettre où il prétend avoir prédit dès *janvier* 1917 un avenir *léniniste* à la Chine !
Il est permis d'avoir, contrairement à Gilles Manceron ou à Nicole Zand sa commentatrice dans *Le Monde,* plus de sympathie pour les administrateurs coloniaux et les missionnaires que pour ces défenseurs des civilisations maori ou chinoise qui n'avaient rien de plus pressé que de flanquer la syphilis aux jeunes vahinés, comme Gauguin, ou de pousser les Chinois dans l'opiomanie, comme Segalen... A vrai dire, Segalen reste d'un apolitisme olympien, dans la mesure où seul le point de vue esthétique l'intéresse. Il y a du « décadent » dans cet homme-là.
Étrange personnage. Ses rapports avec sa femme Yvonne sont particulièrement curieux : il l'associa à son œuvre, se montra assez indifférent à sa triple paternité (« une formalité »), finit sa vie dans une sorte de relation à trois, une amie d'Yvonne, veuve, venant les rejoindre (pour des séances d'opium ?).
Il est mort à quarante ans, ne pouvant se déshabituer de la dépression consécutive à sa désintoxication de l'opium -- tout en se refusant à admettre, lui qui était médecin, la cause de son mal.
Armand Mathieu.
#### Mircea Eliade *Cosmologie et alchimie babyloniennes *(Gallimard)
Livre de jeunesse : il a été publié à Bucarest en 1937. L'auteur avait trente ans. Les considérations sur la « vie » des métaux, sur l'alchimie comme opération visant moins la transmutation d'une matière que celle de l'esprit de l'alchimiste, très neuves alors, nous sont connues par des œuvres postérieures (*Forgerons et alchimistes* etc.)
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Ce qui retient l'attention, c'est une remarque capitale : chaque grande découverte, note Eliade, fait découvrir à l'homme un nouveau monde, transforme sa vision de la terre et ses relations avec elle. « Chaque étape fondamentale de l'histoire de l'humanité rendit possible la pénétration de l'homme dans d'autres niveaux cosmiques. »
L'agriculteur connaît une réalité, des lois, des symboles, qui restent inaccessibles au nomade. Autre métamorphose avec la métallurgie.
Eliade, en conclusion, note que ces changements ne sont pas nécessairement des progrès. La conception du monde qui s'impose à partir de la Renaissance conduit à « une conception stérile du Cosmos et de la vie » avec le triomphe des idées mécanicistes et positivistes. La technique nous a ouvert des portes. Elle en a fermé d'autres. Une étape particulière, me semble-t-il, commence avec l'informatique et les « puces » électroniques. La machine prend un aspect magique. Mais aussi, nous accroissons notre dépendance, et nous nous coupons un peu plus de la terre, de ses rythmes. Et il n'est pas exclu que cela engendre des rejets brutaux, dont les mouvements écologistes ne sont que les premiers signes encore timides.
G. L.
#### Jacques Benoist-Méchin *Le fantôme de l'Europe : l'Ukraine *(Rocher/ Valmonde)
Ce livre paru en 1941 décrit l'Ukraine comme une nation toujours vivace quoique opprimée depuis le treizième siècle. Berceau de la première nation russe, avec Kiev comme capitale, le pays est anéanti par l'invasion mongole. Il deviendra lituanien, puis polonais, puis russe pour l'essentiel. Ces plaines immenses se découpent au gré des puissances qui passent.
L'Ukraine a vocation à l'indépendance, écrivait Benoist-Méchin, qui voyait certainement une indépendance protégée par l'Allemagne. Un demi-siècle après, l'Union soviétique s'effondre -- une des grandes surprises de l'histoire, qu'on n'a pas encore mesurée -- et l'Ukraine se proclame indépendante.
De loin, la solution de Soljénitsyne, qui ne voit pas de cassure possible entre Russie, Ukraine et Biélorussie, tant les peuples sont mêlés et les intérêts liés, semble plus raisonnable. Mais le livre reste intéressant, jusque dans le détail. On parle souvent par exemple des anarchistes espagnols (du P.O.U.M.) écrasés à Barcelone par les communistes, pendant la guerre civile.
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Il y avait au moins un précédent. En 1919, un chef anarchiste, Makhno, galvanise les paysans ukrainiens : lui aussi rejette l'État russe. Mais l'ennemi numéro un lui semble être Denikine. Celui-ci, contraint de se détourner de Moscou qu'il allait conquérir, revient sur l'Ukraine. Makhno l'écrase. Mais ensuite Petlioura et l'Armée rouge vont éliminer Makhno et ses paysans anarchistes (comment peut-on être paysan et anarchiste ?).
G. L.
193:809
## LOUIS SALLERON
195:809
### Le dernier des quatre
par Jean Madiran
LOUIS SALLERON, décédé le 20 janvier, appartenait au premier cercle des quatre. Il y eut en effet deux cercles des quatre lors de la fondation d'ITINÉRAIRES en 1956. Le second cercle comportait ceux qui, avant toute parution, ne m'avaient d'abord consenti que le principe d'une collaboration occasionnelle, c'étaient Henri Massis, l'amiral Auphan, Marcel De Corte et Jean de Fabrègues. Les quatre du premier cercle, sans attendre d'avoir vu le premier numéro, m'avaient promis une collaboration régulière : Henri Charlier, Marcel Clément, Henri Pourrat et Louis Salleron.
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Du second cercle, nous n'avons plus que Marcel De Corte qui, l'âge étant venu, a cessé d'écrire ([^30]).
Du premier cercle des quatre de mars 1956, Louis Salleron était le dernier.
Henri Pourrat est mort en juillet 1959. Marcel Clément, devenu rédacteur en chef de *L'Homme nouveau,* nous a quittés en 1962. Henri Charlier est mort le 24 décembre 1975.
Le volume matériel de la collaboration de Louis Salleron à ITINÉRAIRES pendant trente ans, on peut le mesurer par la table des articles parue en février 1986 dans notre numéro 300. Mais sa substance, son poids, son éclat, pour s'en faire une idée il faut prendre le temps d'y aller voir dans le détail : un temps qui ne sera certes point perdu. Le trésor multiple de ces articles, il faudrait, pour le recueillir et l'annoter comme il convient, deux ou trois volumes de la Pléiade : ce n'est pas demain la veille. Qui a la place d'abriter chez soi la collection complète de la revue ? Elle occupe, à vue de nez, plus de cinq mètres (en longueur) ; mais on peut la consulter, je suppose, dans les bonnes bibliothèques universitaires, municipales, paroissiales ; ou à défaut, monastiques.
197:809
On y trouvera, pour la joie de l'intelligence et pour son profit, un Salleron aussi admirable que dans ses grands ouvrages. On y retrouvera nos batailles, je pense à celles que nous avons plus particulièrement menées ensemble, lui et moi : Teilhard, c'était lui (et Henri Rambaud) ; mais dès la première année nous disséquions tous deux les feintes et esquives du P. Bigo en faveur du communisme (à Rome le P. Gagnebet me disait : -- *Les évêques vous en veulent, à Salleron et à vous, ils me le racontent, ils vous en veulent d'avoir osé critiquer le P. Bigo, car c'est précisément lui qu'ils chargent de rédiger leurs enseignements sociaux ; je ne manque pas de leur répondre que vous ne pouviez pas le savoir,* réponse qui me paraissait admettre regrettablement le principe d'un privilège immunisant pour le nègre épiscopal) ; on retrouvera notre combat intellectuel pour l'Algérie française (ou plutôt pour la nation française d'Algérie) ; et l'affaire du catéchisme, avec la misérable intervention contre nous du cardinal Lefebvre. Et combien d'autres péripéties, controverses ou simples chroniques, à contre-courant de la dégradation générale...
\*\*\*
198:809
La mort du dernier des quatre m'invite ainsi à un retour sur l'aventure intellectuelle d'ITINÉRAIRES ; sur l'ensemble (et la portée ?) de l'œuvre accomplie ; et sur moi-même. Pourtant, ce n'est pas le moment. Ou plutôt, c'est bien le moment de le faire, mais ce n'est pas le lieu de le dire. Un mot seulement. Entre 1956, fondation d'ITINÉRAIRES, et 1990, création de la « nouvelle série », il s'est peu à peu passé ceci que le public intellectuel a presque entièrement disparu. Ceux qui lisent encore autre chose que des magazines sont beaucoup moins nombreux qu'ils ne l'étaient en 1956 ; eux-mêmes y passent beaucoup moins de temps, et en général avec beaucoup moins d'intérêt, de passion, d'enthousiasme ; leur lecture est souvent beaucoup plus superficielle. La cause prochaine en est la prépondérance envahissante des images audiovisuelles. Toutefois, avant et sans l'audiovisuel, une évaporation analogue de la vie de l'esprit s'était déjà produite dans l'histoire. Il fut des temps où il n'y avait plus guère que les monastères et les troubadours pour maintenir vivante cette réalité que nous nommons « la culture » depuis que nous sommes en train de la perdre. Les monastères étaient d'ailleurs plus nombreux et mieux considérés, et les troubadours n'étaient pas des voyous comme les saltimbanques actuels ; ni de diaboliques magiciens comme plusieurs de nos cinéastes.
199:809
Mais la désertification intellectuelle s'accompagne aujourd'hui de la désertification des campagnes, le génocide paysan va de pair avec le génocide mental, l'un et l'autre programmés dans le même programme qui fut d'en finir avec la France en tant que nation chrétienne et qui est maintenant d'en finir avec elle en tant que nation. En ce dernier quart de siècle, l'inculture en France est agricole en même temps qu'intellectuelle, morale et religieuse, la sève et le tissu se désintègrent au social comme au mental. Une inculture arrogante, insolente, autoritaire, dominatrice, qui ne laisse plus connaître qu'elle-même et les siens, et occulte tout le reste : aux funérailles de Louis Salleron, le 22 janvier en l'église Sainte-Jeanne-d'Arc à Versailles, ne fut présent, ni physiquement ni moralement, aucun évêque français, aucun légat du pape, aucun représentant officiel de la France.
Jean Madiran.
200:809
Appendice I
### Le premier d'entre nous
Extrait d'ITINÉRAIRES, numéro 100 de février 1966, pages 1 et 5-6.
Il y a dix ans, au moment de la fondation d'ITINÉRAIRES, quatre personnes, pas une de plus, m'avaient promis leur collaboration régulière : Henri Charlier, Louis Salleron, Marcel Clément, Henri Pourrat.
Quatre autres avaient accepté d'apporter une collaboration plus ou moins occasionnelle : l'amiral Auphan, Henri Massis, Marcel De Corte, Jean de Fabrègues.
......
Louis Salleron lui aussi est toujours là. C'est lui en quelque sorte le plus ancien d'ITINÉRAIRES, plus ancien que moi, c'est lui le premier.
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Un an avant la fondation, il avait cru comprendre dans mes propos que je voulais fonder une revue. J'étais bien décidé alors à ne jamais rien faire de semblable. Je parlais de la nécessité d'une revue d'un type nouveau, sans aucune intention de me jeter personnellement à l'eau. Peut-être Salleron voyait-il plus clair en moi que moi-même ? Il a l'esprit aussi prompt que profond. Il était enthousiaste. C'était chez Lipp, la seule fois je pense que j'y aie déjeuné, avec bien sûr l'abominable choucroute. Il fut désolé que je ne fasse rien, car il en était déjà ; et comme à son ordinaire, plein d'idées et de projets. Onze ans plus tard, aujourd'hui, portant le poids commun de tout ce qui est arrivé à la France, à l'Église, à l'Occident, à la Chrétienté, il est toujours sur la brèche, il est notre maître en énergie, en indépendance, en courage. Sa pensée, sa personne sont l'honneur et la force de la revue. Et tous ceux d'entre nous qui le connaissent, avec admiration, avec reconnaissance, l'aiment fraternellement.
Jean Madiran.
202:809
Appendice II
### Un deuil discret
Reproduction de l'article paru dans le quotidien PRÉSENT du 23 janvier 1992.
Louis SALLERON vient de mourir dans sa quatre-vingt-septième année, ayant en somme parcouru à peu près tout le siècle, la guerre de Quatorze à neuf ans, la condamnation de l'Action française à vingt et un ans, la Révolution nationale à trente-cinq ans, la nouvelle messe à soixante-cinq...
Deuil discret. Un esprit de cette qualité, un écrivain de cette importance dans le mouvement des idées n'aurait pu, en temps normal et si les choses et les gens étaient à leur place, non il n'aurait pas pu quitter ce monde sans un deuil public et spécialement un deuil catholique, avec l'hommage de l'épiscopat et du nonce apostolique. Mais puisque nos télévisions socialo-communistes n'ont point parlé de sa vie ni de sa mort, il n'existe officiellement pas.
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On mesure là, une fois encore, la distance terrible par laquelle le monde clos du mensonge, celui de l'univers politico-cléricalo-médiatique, demeure séparé du pays réel.
Il avait été professeur à l'Institut catholique de Paris pendant une vingtaine d'années (dans les années 1927-1936) : « professeur d'économie politique », il était resté « professeur honoraire » et il tenait à ce titre qu'on voulut lui retirer pour le punir d'avoir publiquement contredit quelques jésuites progressistes trop bien en cour, notamment Bigo puis Teilhard, son indépendance de caractère et de jugement était mal supportée par les officiels de la politique ou de la religion. J'ignore s'il avait finalement pu conserver ce titre honorifique qu'il aimait.
Il aura été l'un des écrivains les plus représentatifs de la pensée catholique française au XX^e^ siècle, avec plus d'une vingtaine de livres parus et le plus souvent épuisés aujourd'hui. Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, il publie ses deux ouvrages les plus importants et les plus neufs d'économie politique chrétienne : les *Six études sur la propriété collective,* où il s'agit de la propriété collective *privée,* dont il demeure le principal et le plus audacieux théoricien, suivies du volume *Les catholiques et le capitalisme,* celui-ci complétant celui-là. En 1970 il est l'auteur d'un livre capital et sans équivalent sur *La nouvelle messe,* dont les questions et réclamations demeurent sans réponses, et les analyses sans réfutation encore aujourd'hui, vingt-deux ans plus tard.
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En 1977 il fait paraître son *Libéralisme et socialisme* (le titre complet précise : *du XVIII^e^ siècle à nos jours*)*,* une « somme » de sa pensée sociale et politique, reprenant sous une forme définitive treize leçons données à soixante-dix ans aux étudiants de la Faculté libre de Philosophie comparée.
Il a été longtemps aussi un militant du syndicalisme agricole ; il fut l'initiateur et le rédacteur de la loi de décembre 1940 organisant la corporation paysanne. On ne peut en quelques lignes, et sous le coup de sa disparition, recenser toute la diversité féconde de ses multiples activités au service du bien commun. A soixante-dix-huit ans il publiait *Dix dialogues sur la crise de l'Église,* ouvrage à la fois daté et intemporel, où l'on retrouve pour toujours sa manière, sa liberté d'esprit, ses intuitions acérées, son sens du réel, sa soif de la difficile justice et de la mystérieuse vérité.
Pour moi, il demeure en outre, et d'abord, celui qui fut en 1956, avec Henri Charlier et Henri Pourrat, l'un des quatre de la fondation d'ITINÉRAIRES. Il avait alors 51 ans. Il a donné à la revue, en plus de trente années, quelque trois cent cinquante articles de chroniques, commentaires, controverses, analyses, à ce jour non recueillis en volume pour la plupart, où l'on voit vivre sa démarche intellectuelle toujours en éveil. Il fut de PRÉSENT, bien sûr, dès le début. Feuilletant d'anciens numéros d'ITINÉRAIRES en souvenir de lui, je tombe sur ces lignes vieilles maintenant d'un bon quart de siècle :
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« *Portant le poids commun de tout ce qui est arrivé à la France, à l'Église, à l'Occident, à la Chrétienté, Louis Salleron est toujours sur la brèche, il est notre maître en énergie, en indépendance, en courage. Sa pensée, sa personne sont l'honneur de la revue. Et tous ceux d'entre nous qui le connaissent, avec admiration, avec reconnaissance, l'aiment fraternellement.* » Il aura été notre frère aîné.
L'univers familier de sa méditation comme de sa conversation était celui des grands mystères de la Vie, la Mort, l'Amour, la Foi. Par son œuvre écrite il demeurera l'un des meilleurs et des plus nécessaires maîtres intellectuels du mouvement national pour une renaissance française. Il faut continuer (ou se remettre) à étudier sa pensée. Nous y veillerons.
Jean Madiran.
206:809
Entretiens
### Avertissement
*Les entretiens que voici n'ont jamais encore été publiés. Ils ont été revus et corrigés par Louis Salleron :* « *rafistolés* » *de sa main, m'écrivait-il dans la lettre où il me les renvoyait avec ses corrections, et où il faisait cette remarque qui peut leur servir d'AVERTISSEMENT AU LECTEUR :*
« Les souvenirs que l'on raconte sont toujours pleins d'erreurs de fait. Précisément parce que ce sont des souvenirs personnels c'est-à-dire nécessairement subjectifs.
« Ce ne sont pas des *faits* qui sont enregistrés, mais l'*impression* que l'on en a gardée. »
*Ces entretiens datent de l'été 1984. Cette date explique certains commentaires sur la situation du communisme ou sur l'éventualité de dénationalisations en France.*
207:809
*Dans sa lettre, Louis Salleron ajoutait* (*avec la désinvolture qu'il aimait à manifester parfois à l'égard de ses propres écrits*)* :* « *Malgré corrections et suppressions, c'est illisible et de peu d'intérêt.* » *Il en concluait :* « *Je vous autorise donc à en faire ce que vous voulez et pour commencer à les mettre au panier si vous le jugez bon.* » *Et il terminait sa lettre en me répétant :* « *Faites exactement ce que vous voulez.* » *C'est ce que je fais.*
J. M.
208:809
### Premier entretien
-- *Comment avez-vous pu être économiste et théologien ?*
-- Je ne suis pas théologien, je m'en défends. Je ne suis ni théologien ni philosophe.
-- *Vous acceptez économiste ?*
-- Je ne me reconnais que vaguement économiste, en me limitant uniquement à la période que j'ai étudiée, c'est-à-dire le libéralisme et le socialisme : disons l'économie politique du XIX^e^ siècle. On vend encore un petit bouquin que j'ai fait sur les doctrines économiques du libéralisme et du socialisme. Mais un des livres les plus utiles que j'aie fait, c'est l'anthologie des textes économiques que j'ai publiée chez Fayard. C'est un livre très commode à consulter. J'y suis l'ordre traditionnel, depuis Jean-Baptiste Say (maintenant on a changé), sur les lois naturelles, la terre, le travail etc.
209:809
On n'a pas beaucoup inventé depuis, à part Keynes, qui reconnaît lui-même, dans la préface de sa *Théorie générale,* qu'il a eu des précurseurs dans certains économistes de la fin du XVIII^e^ et du début du XIX^e^ siècle.
-- *Ce que vous avez un peu inventé, c'est la propriété collective privée.*
-- Si l'on peut dire... J'ai toujours été partisan de la coopération. Mais la vraie, contre le socialisme. Pas le mouvement des coopératives de consommation. Ce mouvement a été lié au socialisme dès l'origine. En France tout au moins. En Angleterre aussi d'ailleurs, mais les Anglais sont beaucoup plus empiriques. Ils ne donnent pas toujours un sens idéologique à leur action comme nous faisons en France, ce qui conduit à des disputes sans fin...
-- *Lorsqu'il y a eu les ordonnances gaullistes sur la* « *participation* »*, est-ce que vous avez pensé qu'on reprenait quelques-unes de vos idées ?*
-- Très vaguement. C'est une question sur laquelle j'ai toujours écrit. Mais lorsqu'on parle de « participation », on pense d'abord à la participation aux *bénéfices.* Or un salarié n'a aucun *droit* à participer aux bénéfices. Le bénéfice est une question de chance ou de bonne gestion. C'est l'affaire des patrons.
210:809
Tandis que lorsque par votre travail vous coopérez à la *création d'un capital,* vous acquérez une sorte de *droit juridique sur une part de ce capital.* Il y a eu des débuts de réalisation : ici ou là on donnait aux salariés la possibilité d'acquérir des actions. Selon le projet que j'avais fait, il pouvait y avoir participation à la propriété après cinq ans de présence dans l'entreprise. Je m'appuyais sur une théorie à la fois juridique, philosophique et de bon sens. Quand un salarié entre dans une entreprise, il ne fait que recevoir, il ne donne rien, il ne crée pas le capital, c'est le capital qui le nourrit, qui le nourrit de son travail. Et il reçoit son salaire -- le juste salaire. Mais au fur et à mesure qu'il travaille dans l'entreprise, il devient coopérateur de fait de la création du capital, et acquiert ainsi un droit sur ce capital. Quant à la participation gaulliste, c'est toujours resté très flou dans l'esprit de ses promoteurs...
-- *Les idées de participation, de propriété collective privée, pourront être reprises en cas de dénationalisations...*
-- Je n'ai pas d'idée précise sur la mise en œuvre des dénationalisations, parce que ça pose des problèmes juridico-financiers complexes. Mais enfin les Anglais ont dénationalisé. Il est vrai qu'ils connaissent bien la finance. Les dénationalisations peuvent être réalisées dans un esprit coopérateur.
211:809
Seulement il ne faut pas se faire d'illusions. J'ai beaucoup lutté contre la concentration, qui pervertit facilement l'esprit coopérateur. Quand vous avez des unions de coopératives, puis une union centrale de ces unions..., il y a toujours quelqu'un qui impose son autorité. C'est un risque pour la liberté. J'aime à dire que la plus belle conception de l'économie fut celle de la IV^e^ République. C'était la pagaille. Pensez qu'il y a eu une moyenne de deux gouvernements par an pendant douze ans... Le pays n'est plus gouverné ; l'anarchie, c'est le libéralisme. Jamais la France ne se serait relevée après la guerre comme elle l'a fait, beaucoup plus vite que prévu, s'il n'y avait pas eu la IV^e^ République. Il y a eu l'intermède de De Gaulle. Mais enfin De Gaulle n'a fait que parler. C'était une pagaille complète. Il n'a rien fait. « L'intendance suivra... » Et l'intendance a très bien fait son métier parce qu'en fait ce sont les industriels qui ont tout reconstruit, avec simplement un plan directeur qui était très intelligent, le plan Monnet.
-- *Et les communistes* « *se retroussaient les manches* »*, c'était une chance, aussi...*
-- La participation des communistes a été une très bonne chose. Je ne sais pas pourquoi les communistes se sont comportés de cette façon.
212:809
Je crois que les Russes ne voulaient pas d'une révolution à Paris, ils avaient peur d'une répression terrible et définitive.
-- *Dans cet après-guerre, ils avaient aussi d'autres problèmes avec les pays qu'ils venaient d'occuper.*
-- On est très mal informé de ce qui s'est passé, et de ce qui se passe en Russie. J'ai bien connu Mgr Rupp, un homme remarquablement intelligent. Il parlait russe, et s'était beaucoup promené en Russie. Il me disait : on peut faire des enquêtes en Russie, mais quand on ne connaît pas la langue on a toujours un témoin de la conversation, l'interprète, tandis que moi j'ai pu me promener en automobile par des itinéraires qui m'étaient imposés... et que je violais.
-- *On n'a pas le droit de sortir des grands axes, normalement.*
-- Et puis en principe on n'avait pas le droit d'aller au-delà de vingt kilomètres de Moscou. C'est très curieux. On parle toujours de la constance du tsarisme... Eh bien, j'ai lu dans le récit de voyage d'un Français du XVI^e^ siècle qu'on n'avait pas le droit d'aller au-delà de vingt kilomètres de Moscou. Quatre siècles avant...
213:809
-- *Le catéchisme et la messe : pensez-vous que la situation se soit aggravée depuis votre livre sur la messe ?*
-- Je crois que la situation est stabilisée maintenant. Vous avez d'un côté les prêtres qui disent la messe traditionnelle, il y en a beaucoup mais c'est tout de même le petit nombre, il ne faut pas se faire d'illusions. Et puis il y a tous les curés de paroisse qui, pratiquement, ne peuvent pas la dire.
A Versailles, nous avons toujours eu notre chapelle, Notre-Dame-des-Armées. Il y a quatre messes le dimanche et la chapelle est pleine à chacune des messes. C'est-à-dire qu'il y a au moins autant de monde pour les quatre messes traditionnelles que dans les paroisses.
-- *Il y a au moins eu un changement, c'est la personne du pape...*
-- Le pape calamiteux a été Paul VI. Il avait la foi, il a été très courageux dans les épreuves physiques et morales qu'il a traversées, mais il était la « duplicité » incarnée, pas au sens moral, mais au sens intellectuel : il était *double.* Il disait blanc et noir. Il faisait blanc et noir. Il a fait une profession de foi admirable que saint Pie X aurait pu signer, mais il a fait cette nouvelle messe qui a semé l'anarchie dans l'Église.
214:809
Je regarde quelquefois le *Jour du Seigneur* à la télévision. La messe est forcément soignée, puisque télévisée. On y voit des choses extraordinaires. On ne sait pas comment ça commence, on est tout de suite à la consécration, il n'y a plus d'offertoire, le Credo est amputé de moitié. On ne reconnaît pas la messe. Quand la liturgie se désagrège, c'est l'unité de l'Église qui est touchée. La perte du latin est une calamité ! On voit Jean-Paul II faire le tour du monde en disant des messes en coréen, en papou... c'est grotesque. Maintenant il faut choisir un pape polyglotte !
-- *Que pensez-vous de Jean-Paul II ?*
-- Je pense que c'est un « brave type », si je peux me permettre cette familiarité. Il croit en Dieu, il a de l'impact sur les foules... Il a les qualités et les défauts du Polonais. Il y en a qui le traitent d'hérétique, mais ça n'a pas de sens...
-- *Quant à son attitude par rapport au communisme ?*
-- Jamais le mot communisme n'apparaît dans les documents officiels. C'était la politique de Paul VI. Je crois qu'il y a toujours eu l'idée qu'il pourrait y avoir un concordat quelconque entre Rome et la Russie... Il y a de perpétuelles négociations. On ne sait pas où on en est.
215:809
-- *La Pologne ?*
-- Les Polonais sont comme les Irlandais. Il y a des analogies profondes entre ces deux pays, les deux pays vraiment catholiques, aux deux extrémités de l'Europe. Ils ont la résistance dans la peau. On peut les couper en petits morceaux, ils résistent toujours. Je suis allé en Pologne juste après la Première Guerre mondiale, en 1918. Un voyage passionnant. Je peux dire que j'ai vu la vieille Pologne, il y avait encore une aristocratie avec des propriétés de vingt mille hectares... Nous sommes allés à Zakopane, au sommet des Tatras, au sud de Cracovie. Il faisait très froid. Il y avait avec nous un garçon d'une douzaine d'années, le fils je crois du consul de Pologne à Paris. Quand nous sommes arrivés en haut on nous a servi une vodka. J'y ai trempé mes lèvres, j'ai trouvé cela terriblement fort et pas très bon. Mais le fils du consul s'en est enfilé trois petits verres coup sur coup. Je me suis dit : « Ils s'y prennent tôt... Ils se vaccinent... » En redescendant, quelle frousse j'ai eue ! nos cars étaient des bateaux ivres.
Ce qui m'a frappé, c'est la différence considérable qu'il y avait d'une ville à l'autre. C'était juste après l'indépendance. La Pologne avait été divisée en trois pendant plus de cent ans. Varsovie, qui se trouvait dans la partie « russe », était restée polonaise à 95 %.
216:809
Cracovie, qui se trouvait dans la partie « autrichienne », était tout à fait une ville autrichienne, de l'Autriche catholique. Posen (Poznan) était à 90 % allemande parce que l'Allemagne y avait mis son ordre -- l'ordre prussien -- et les Polonais subissaient cet ordre avec une certaine admiration, eux qui sont tellement anarchiques...
La Pologne est un pays fait pour être gouverné fortement. Il est possible que Jaruzelski donne, malgré lui, aux Polonais une certaine consistance, une consistance dans l'opposition de Solidarité. Mais aucune puissance n'est jamais venue à bout de la Pologne, comme les Anglais ne sont jamais venus à bout de l'Irlande.
-- *Vous connaissez l'Irlande également ?*
-- Je suis allé en Irlande après la dernière guerre parce que les Irlandais avaient invité des jeunes Françaises à venir se retaper dans les couvents des privations de la guerre. C'est ainsi que mes filles sont allées en Irlande. Elles se sont beaucoup amusées. Elles étaient chez des religieuses dont l'ordre s'appelait les Faithfull companions of Jesus (les compagnes fidèles de Jésus) qu'on appelait les Frightfull companions of Jesus (les terrifiantes compagnes de Jésus). Mes filles ont été sidérées de voir à quel point les jeunes Irlandaises étaient superstitieuses.
217:809
Personne ne voulait aller dans telle allée ou devant tel bosquet parce que c'est là qu'une religieuse était tombée avant de mourir. Mes filles les scandalisaient en leur disant : « Mais vous n'êtes pas chrétiennes ! c'est de la superstition ! Nous allons y passer, nous, dans votre allée, et nous asseoir près du bosquet. » Et elles y allaient. Les jeunes religieuses étaient à la fois admiratives et un peu inquiètes. Depuis lors le mot « ghost » (fantôme) est entré dans ma maison. Quand nous entendons des bruits bizarres, nous disons « C'est le ghost. » ! Irlande est peuplée de ghosts. Et de fées. Je me rappelle très bien, quand on m'a ramené à l'aérodrome. « Nous avons le temps », me dit mon chauffeur. On s'arrête dans un bar. On prend un verre. Je paye ma tournée. Trois kilomètres plus loin il y avait un autre bar qu'il ne fallait pas manquer. Puis un troisième. Je me dis : « On va être soûls comme des Polonais. » Puis je raconte à mon chauffeur que mes filles sont très étonnées que toutes leurs amies irlandaises prétendent avoir vu des fées. Il me répond : « *But I have seen fairies* » (Des fées, mais j'en ai vu, moi aussi !) Ça crée une poésie prodigieuse...
Propos recueillis par Yves Daoudal.
218:809
### Second entretien
-- *Vous avez bien connu Bernanos. A quelle époque l'avez-vous rencontré ?*
-- Je l'ai connu après son livre retentissant *Sous le soleil de Satan.* En 1926, j'étais secrétaire de la *Revue universelle.* Je travaillais donc avec Massis, que je voyais tous les jours. Daudet avait écrit un article de sa meilleure plume qui avait lancé *Sous le soleil de Satan.* Massis demanda à Bernanos son roman suivant, d'où de fréquents passages de celui-ci à la *Revue universelle.* Et comme j'étais en permanence à la *Revue universelle,* boulevard Saint-Germain, j'ai vu Bernanos des quantités de fois à ce moment-là.
-- *Jusqu'à quand ?*
-- Eh bien Bernanos est allé dans le Midi, puis à Majorque, où il a écrit *Les grands cimetières sous la lune,* livre sur lequel je n'ai pas été d'accord.
219:809
Au moment de la guerre d'Espagne, Majorque avait été tout de suite franquiste. Les nationalistes ont traité très durement leurs adversaires. Bernanos -- toujours « chevalier sans peur et sans reproche » -- a pris fait et cause pour ceux qui étaient mis en prison, ou persécutés ou massacrés. Alors que son fils s'était engagé dans la Phalange et avait été décoré, je crois, par Franco. Il a donc écrit ce livre. Je n'étais pas d'accord, et j'ai écrit un article pour le dire.
Ensuite, il est allé au Brésil. Je l'ai revu à son retour dans les conditions suivantes. Je savais par les journaux qu'il était rentré en France. Un jour que je déjeunais dans un restaurant, boulevard Montparnasse, j'ai vu passer quelqu'un. « Mais c'est Bernanos ! » me suis-je dit... « S'il parle, je saurai si c'est lui. » De fait j'entends des éclats de voix et je me dis : « Il n'y a aucun doute, c'est Bernanos. » Je me dirige vers la table où il était, avec à sa droite un beau dominicain. J'hésite un moment car, vous savez, les colères de Bernanos étaient terribles, il était brouillé avec à peu près tout le monde, et je ne me rappelais plus très bien si j'étais, sans le savoir, brouillé avec lui.
220:809
Alors j'arrive à deux mètres de lui et je m'arrête, en me disant que s'il m'engueule, je n'ai plus qu'à partir. (Les Français étaient très divisés à l'époque. Pétain, De Gaulle, la Libération, autant de motifs à dispute.) Bernanos s'exclame : « Mais c'est Salleron ! » Je lui dis : « C'est moi », puis je me tourne vers le dominicain que je ne connaissais pas. « Comment, vous ne connaissez pas Bruckberger ? » Et moi, poursuivant sur le même mode : « Mon Père, je m'excuse de vous dire que je ne suis pas pour les dominicains progressistes. » Et j'entends Bernanos crier : « Mais non, c'est un ami, il est royaliste, comme nous ! » Bref c'était le grand amour. Alors je l'ai revu très souvent.
Je me rappelle être allé le voir un jour à l'hôtel où il était descendu à côté de Saint-Thomas-d'Aquin. Il était au pied d'un escalier, avec trois ou quatre personnes assises autour de lui. Arrive un de ses amis qui lui dit : « Vous savez que dans *L'Humanité* de ce matin il y a un article où on vous traite de fasciste ? » Bernanos hausse les épaules et lui dit : « Qu'est-ce que vous voulez que ça me fasse ! » Et puis peu à peu sa voix s'enfle. « Je pense bien, fasciste ! Vous parlez, moi qui ai écrit *La grande peur des bien-pensants,* je suis un drôle de fasciste ! Je me suis fait engueuler par tout le monde, par l'Action française ! Et puis je m'en fous de vos amis communistes ! Quand on n'est pas communiste on est toujours fasciste. Alors bien sûr moi aussi je suis fasciste ! »
221:809
Et le voilà lancé dans une profession de foi « fasciste ». Son ton montait, avec sa colère. Il n'en pouvait plus, il avait les veines du cou qui se gonflaient : « Et puis merde, dit-il après avoir repris sa respiration, j'aime mieux mourir fasciste que mourir con ! » (Ces mots sont restés dans ma mémoire et je crois les reproduire fidèlement.)
Il était aussi d'une drôlerie extraordinaire. Il nous avait invités, un jour, ma femme et moi, à déjeuner, à Clermont-de-l'Oise, où il avait acheté une maison avec l'argent du *Soleil de Satan.* C'est la seule fois de ma vie que je suis physiquement tombé par terre en me roulant de rire, tellement il était drôle quand il racontait des histoires. Pendant ce temps, ses enfants partaient les uns après les autres avec leur assiette : il riait et les engueulait. Le déjeuner n'était plus qu'un éclat de rire permanent.
Il est venu ici, à Versailles. Je le vois encore. Il avait pris dans ses bras un de mes fils qui devait avoir alors trois ou quatre ans ; il l'avait mis devant la glace et il lui disait : « Regarde le diable ! », et il lui faisait les cornes. Le marmot se met à pleurer et à se débattre. « Je ne veux pas, je ne veux pas ! » Et Bernanos en le remettant par terre me dit : « Quand même ! Quand je pense que j'ai fait pleurer un enfant... » Ça m'avait beaucoup frappé parce que j'ai vu qu'il le pensait vraiment : qu'il avait fait pleurer un enfant et qu'on n'a pas le droit de faire pleurer un enfant.
222:809
Je l'ai revu plusieurs fois, et puis naturellement il s'est brouillé avec moi. Une histoire d'argent. Il était en Algérie ou je ne sais où. Je lui passais des articles en différents endroits, notamment à *Carrefour.* Je me rappelle très bien qu'à *Carrefour* je le « pigeais » -- puisque c'est moi qui faisais les piges -- beaucoup plus que des gens aussi bien classés que lui sur le plan littéraire. (Les autres n'en savaient rien.) Un jour je lui ai procuré une interview dans un journal, dont *Carrefour* s'était gardé le droit de reproduction. Il est entré en fureur. Je l'entends encore au téléphone : « Alors c'est moi qui fais des articles et c'est vous qui empochez l'argent ! » Je lui dis : « Bernanos, laissez-moi vous expliquer... » « Non, j'ai compris... J'aurais pensé ça de n'importe qui, mais pas de vous ! » J'étais très embêté. J'aurais mieux fait de ne rien lui dire du tout.
Après cela je ne l'ai revu que sur son lit de mort. Je ne l'ai pas reconnu. Avec le nom qu'il portait, je pense qu'il avait une lointaine origine espagnole (je n'en sais rien évidemment) et il avait l'air d'un hidalgo. C'était extraordinaire.
Bernanos s'était aussi brouillé avec Massis. Mais en la circonstance l'instigatrice de la brouille fut madame Massis qui était jalouse de l'influence que Bernanos avait sur son mari.
223:809
-- *Et le P. Bruckberger ? Vous l'avez revu après votre rencontre au restaurant ?*
-- Oui, mais bien après. Je ne me rappelle plus comment. Je suis resté en relation avec lui. Il m'envoie ses livres. On se téléphone...
-- *Est-ce que vous avez connu personnellement Simone Weil ?*
-- Non, pas du tout. C'est un des grands regrets de ma vie, car je l'ai sûrement croisée à la Sorbonne. J'ai quatre ans de plus qu'elle, mais on reste des années à la Sorbonne. On poursuit ses études indéfiniment si on peut. C'est le bon temps de la vie d'étudiant... C'est à ce moment-là que j'ai beaucoup lu. J'étais un assidu de la librairie d'Adrienne Mormier qui avait toutes les nouveautés et les prêtait pour une somme dérisoire.
Vieux souvenirs.
C'était le bon temps...
Propos recueillis par Yves Daoudal.
224:809
En marge des entretiens
### Propos sur la foi (écrits en 1984)
par Yves Daoudal
La vie intérieure de Louis Salleron est un puits scellé. M'irritant de ne jamais le voir se laisser aller à des confidences intimes, je me suis plongé dans son livre : « ...*ce qu'est le Mystère à l'intelligence* » (éditions du Cèdre). Je ne sais trop pourquoi, j'étais persuadé d'aller à la rencontre du Salleron secret. Sans doute était-ce à cause du titre, qui est la deuxième partie d'un des plus beaux apophtegmes de Simone Weil, et que Simone Weil se livre entièrement (du moins dans la mesure que permet le langage humain), et aussi que penser à Simone Weil amène à penser à Gustave Thibon, dont les livres sont constellés des traits de lumière divine qui l'habitent ou le traversent.
225:809
La poésie peut être un moyen plus commode de rendre compte de son « expérience spirituelle ». Louis Salleron a écrit des poèmes. Mais il fait bien remarquer lui-même qu'il n'a jamais écrit de poèmes religieux. Ce qui n'est pas tout à fait vrai, puisque celui qui conclut « ...ce qu'est le Mystère à l'intelligence » a pour thème central les noces de Cana, et qu'il s'agit de tout autre chose que d'une paraphrase en vers du récit évangélique. Cependant, si ce poème révèle une compréhension profonde, c'est-à-dire réellement spirituelle, dépassant largement le cadre de l'intellection rationnelle, du symbolisme de l'Écriture Sainte, la part de confidence personnelle demeure très limitée et cette compréhension spirituelle des mystères ne fait qu'irriter davantage le lecteur qui attendait l'épanchement mystique.
Il faut donc en prendre son parti. Le Salleron secret demeurera à jamais secret, à moins que ses secrets ne soient cachés quelque part sous ses piles de livres et qu'un jour après sa mort ses enfants ou ses petits-enfants découvrent des notes qui nous le révéleront.
226:809
Le livre de Salleron est cependant parfaitement résumé dans son titre. A condition seulement de le comprendre sans laisser vagabonder son imagination. Le mystère (divin). L'intelligence (humaine). Le choc de ces deux réalités produit la foi, don du mystère à l'intelligence, tension de l'intelligence vers le mystère.
« ...ce qu'est le Mystère à l'intelligence » est donc une tentative d'approche, sous divers éclairages, psychologique, sociologique, théologique, philosophique, de ce qu'est la foi.
Le premier chapitre, sur le Mystère, est très bref. « Nous sommes en présence du Mystère. Tout le monde reconnaît ce Mystère. » Je crains fort qu'hélas cela ne soit absolument pas vrai. Même si on inclut dans cette proposition, comme le fait Salleron, ceux qui refusent le Mystère ou restent indifférents devant lui, il me semble trop clair que beaucoup de gens, *y compris parmi les* « *croyants* »*,* n'ont pas la moindre appréhension, même confuse et obscure du Mystère (d'ailleurs obscure pour tous ceux qui en ont conscience, et de plus en plus obscure au fur et à mesure qu'on y pénètre) et n'ont aucun besoin de prendre une attitude de refus ou de choisir l'indifférence. Le plus étonnant est qu'il semble bien que Louis Salleron pense cela *aussi.* Ainsi à la page 98 : « Pour l'immense majorité des individus, leur religion ou leur athéisme découle des *mécanismes sociaux* et de l'*autorité des meilleurs.* » On ne voit pas bien où est la place du mystère dans ce déterminisme (dont la réalité est incontestable).
227:809
Quoi qu'il en soit il est évident que la réflexion ne peut se développer qu'à partir du moment où l'on accepte l'existence des deux termes qui la provoquent et la nourrissent : le mystère et l'intelligence.
A partir de là, le développement de Salleron peut surprendre. En effet il utilise le mot *foi* dans un sens très large, dans des sens absolument non conformes avec celui fixé par la théologie catholique. Pour le catholique la foi est une vertu surnaturelle, don de Dieu, qui nous permet d'adhérer aux vérités révélées. Pour garder les termes utilisés par Simone Weil, la foi est un don du mystère à l'intelligence qui permet l'adhésion de l'intelligence au mystère. Et dans son sens courant la foi est cette adhésion même.
Mais pour Salleron, comme on l'a vu, tout le monde reconnaît l'existence du mystère. Par conséquent tout le monde confronte le mystère à son intelligence, et de ce fait tout le monde a une « foi ». S'il n'y a qu'une seule foi véridique, qui est la foi catholique, la seule qui rende compte pleinement à la fois de la réalité de l'intelligence humaine et de la vérité du mystère, la foi comme *attitude psychologique* est universellement répandue.
228:809
Autre approche. Qu'est-ce que le Mystère ? C'est le mystère de l'Être. C'est donc le mystère de la vie. Jeu de l'intelligence sur le Mystère : tout homme *sait* qu'il *vit.* Et il sait qu'il *veut* vivre. Cette volonté est le premier niveau de la « foi naturelle ». « Vivre, c'est croire. Vouloir vivre, c'est vouloir croire. Croire à quoi ? Croire à la vie. Croire donc, inconsciemment, à la vie éternelle. Pourquoi vouloir vivre si on ne croit pas à la permanence de la vie ? » Ainsi la foi naturelle en la vie temporelle doit-elle se convertir en foi surnaturelle « si nous voulons que notre vie temporelle se convertisse en vie éternelle ».
Du reste cette « foi naturelle » ne peut subsister seule. « Quand la foi catholique et plus généralement la foi religieuse disparaît, on voit croître le suicide, l'euthanasie, l'avortement et la dénatalité. L'exaltation de la seule vie temporelle aboutit à l'autodestruction de celle-ci. La foi en la vie éternelle est le support de la foi en la vie temporelle. » Constat important et d'une grande profondeur, qui replace tout ce qui précède dans le cadre de la réalité totale hiérarchisée et coupe court à toute objection d'ordre théologique.
Cependant le lecteur n'est pas au bout de sa surprise : « Pour étudier la nature de la foi au plan psychologique, sociologique, anthropologique, on ne saurait trouver de meilleur exemple que le communisme. »
229:809
De fait, avoir la foi dans un système intrinsèquement pervers et intrinsèquement menteur « révèle à un degré inimaginable le caractère irréductible de la foi ». Aucune révélation des horreurs staliniennes n'a pu venir à bout de la foi des communistes. Que le communisme réalise le contraire de ce qu'il prétendait lui-même réaliser ne change rien. « La foi est plus forte que les faits. » Louis Salleron cite les dernières lignes du *Ce que je crois* de Jacques Duclos : « Le socialisme est déjà une réalité sur une grande partie de la surface de la terre. Si ma vie s'achève avant que la France ne soit devenue socialiste, j'ai la conviction profonde que le socialisme triomphera aussi sur la terre de France. Ce que mes yeux ne pourront peut-être pas voir, d'autres yeux le verront. Et la lumière l'emportera sur les ténèbres, la vie sera plus forte que la mort. » Et Salleron commente : « Ainsi, pour le militant communiste, le totalitarisme soviétique est le royaume de Dieu. Il y met sa foi et son espérance. Le ton est religieux. C'est le ton de l'athée qui fut enfant de chœur dans son enfance. »
Je ne suis pas sûr que l'exemple de Duclos soit bien choisi (même si le texte cité est effectivement parlant). Il y a fort peu de communistes « de foi » au sommet du parti. Et dans les pays communistes, composés d'une bureaucratie de privilégiés (la nomenklatura), et d'un peuple esclave, on peut sans doute chercher longtemps un communiste convaincu.
230:809
Il reste qu'il y a effectivement de nombreux militants communistes qui pensent ainsi dans les pays occidentaux. Encore que ces dernières années un certain nombre de « têtes pensantes » (et même de simples militants) aient « perdu la foi ». Il semble même que la « foi » ait changé de parti. Les mensonges du parti communiste devenant évidents à mesure que le paradis soviétique est peu à peu reconnu pour ce qu'il est (un demi-siècle après le début de la grande terreur stalinienne !), les attitudes fidéistes sont devenues beaucoup plus prononcées au sein du parti socialiste, lequel peut prétendre être étranger aux crimes communistes. La citation de Duclos est intéressante en ce que sa plus forte image (empruntée à l'Évangile) est celle-là même qui fut utilisée en 1981 par Jack Lang, ministre socialiste de la culture : « *Le 10 mai, les Français ont franchi la frontière qui sépare la nuit de la lumière.* » Il y aurait toute une anthologie à faire des propos « religieux » tenus par tel ou tel socialiste au lendemain du 10 mai 1981. Cette phrase de Pierre Mauroy confine également au sublime : « *C'est une aube, nouvelle qui commence, avec nous la vérité voit le jour.* » Et encore Jack Lang, avec une image encore issue de l'Évangile : « *Là où la caillasse et la broussaille avaient stérilisé les terres cultivées, la sève de la vie circulera à nouveau.* »
231:809
Et encore Mauroy : « *Le socialisme est proche de ces utopies qui, à force de croire obstinément à leur rêve, finissent par l'imposer à la réalité.* » Beaucoup de ceux qui avaient cru aux grands-prêtres du socialisme n'ont pas tardé à perdre la foi. Le choc de la réalité vécue (et non imaginée dans un pays lointain ou dans le futur) a fait éclater l'imposture. Cependant plus de quatre millions de Français ont encore voté pour la liste Jospin aux élections européennes. Certes cela ne fait que 11,5 % des électeurs. C'est tout de même encore beaucoup, et cette résistance de la foi socialiste prouve effectivement comme le dit Salleron, et jusqu'à l'absurde, « le caractère irréductible de la foi ».
Une autre illustration de ce caractère irréductible nous est fournie par le moderne prestige de la science. Le scientisme est battu en brèche dans les milieux scientifiques, mais son impact populaire est resté. Ceux qui opposent la science à la religion ont fait de la science une religion, une eschatologie temporelle (comme le communisme et le socialisme, qui sont du reste scientistes). Une religion sans aucun fondement, issue uniquement de la fascination exercée par les réalisations spectaculaires dues à la recherche scientifique.
232:809
La science ne s'occupant que des phénomènes et les exaltant, on en est venu à confondre les phénomènes avec la réalité, les étants avec l'Être. Mais la science n'a rien à faire avec la réalité, avec le Mystère. Elle n'est que le jeu de l'intelligence sur les phénomènes quantifiables. Salleron a de belles pages sur l'absurdité de la religion scientiste. Nul ne peut prétendre que le phénomène soit la réalité totale, explique-t-il. Cela se constate par exemple dans la peinture : le peintre exprime sur sa toile une réalité qui est au-delà de l'objet représenté. Il en va de même pour tous les arts. Quant à l'homme, ne considérer que sa réalité phénoménale conduit immanquablement à l'erreur. Sainte Thérèse de l'Enfant-Jésus était une petite carmélite très quelconque, et Jésus n'était à Nazareth que le fils du charpentier. Ainsi la connaissance phénoménale, seule connaissance possible pour le scientiste, peut-elle se révéler être une ignorance radicale. « L'homme et le cosmos seront toujours mieux connus ; leur mystère restera toujours le même. » La science ne peut donner de réponses qu'au comment d'un pourquoi qui lui échappera toujours.
Dans ce livre, Louis Salleron parle aussi, bien entendu, de la foi catholique, après avoir « déblayé le terrain », si l'on ose dire. Il constate que la religion catholique est la seule vraie parce que « le Mystère de la foi catholique correspond seul parfaitement, et dans une égalité parfaite, au Mystère de la réalité ».
233:809
Les théologies rationalistes ont toutes fait faillite, parce que la vérité est au-delà de la raison. Le christianisme reconnaît à la fois la capacité de l'intelligence humaine et l'intégrité du Mystère, et « proclame la Réalité absolue dans ses aspects contradictoires du visible et de l'invisible, du connaissable et de l'inconnaissable, du continu et du discontinu ». « C'est l'affirmation universelle des contradictions et des antinomies, et leur solution en Dieu. » Les mystères chrétiens, qui paraissent impossibles à la raison, revêtent en même temps un caractère d'évidence supérieure. « Au fond il n'y a qu'un mystère proprement chrétien : c'est l'Incarnation. Il faut l'affirmer dans sa totalité de mystère, sans quoi c'est tout le reste qui devient irrationnel, déraisonnable et stérile. » Si chacun des mystères chrétiens est incompréhensible, leur ensemble révèle une cohérence globale issue d'une logique supérieure.
D'autre part, ce qui est au centre du christianisme, c'est la Croix, qui apporte la Rédemption et révèle le sens surnaturel du malheur absolu. Or le malheur humain existera toujours. Et seule la Croix du Christ lui donne un sens. « Un Soljénitsyne est la voix des quelques centaines ou des quelques milliers d'autres qui ont trouvé, retrouvé ou confirmé leur foi dans l'expérience du malheur absolu.
234:809
Ils sont la conscience de dizaines de millions d'autres. C'est la foi chrétienne, qui sait son nom depuis le Christ, et qui n'existe que par le Christ, même quand elle ne sait pas son nom. Croire qu'elle puisse jamais disparaître, c'est professer la foi en l'absurdité radicale du monde. » On trouve ici un écho d'une des citations de Simone Weil qui terminent le premier chapitre : « Si Dieu avait consenti à priver du Christ les hommes d'un pays et d'une époque déterminée, nous le reconnaîtrions à un signe certain, c'est que parmi eux il n'y aurait pas de malheur. Nous ne connaissons rien de pareil dans l'histoire. Partout où il y a le malheur, il y a la Croix, cachée mais présente à quiconque choisit la vérité plutôt que le mensonge et l'amour plutôt que la haine. Le malheur sans la Croix, c'est l'enfer, et Dieu n'a pas mis l'enfer sur terre. »
Ainsi peut-on conclure ce qu'on disait au début : « Vivre, c'est déjà la foi en puissance. Souffrir et continuer de vivre, c'est être, à l'insu du souffrant, dans le chemin de la foi. » Et Salleron cite les Béatitudes. La foi permet la délivrance et la vraie vie. « La foi, c'est la liberté posée sur la vie, c'est la vie de la liberté. La foi est dans la vie ce que la liberté est dans la nécessité : cet infinitésimal, cet imperceptible, cet impondérable qui distingue l'homme de l'animal -- de l'univers. »
235:809
L'acte de croire est « toujours l'inanalysable rencontre de la grâce et de la nature », de la liberté de Dieu et de la liberté de l'homme. « Dieu y est premier, mais notre liberté fait premier notre acte de croire. C'est une réponse à Dieu, mais une réponse de Dieu. Une découverte qui est recherche. Un but atteint qui est cheminement. « Tu ne me chercherais pas si tu ne m'avais trouvé. »
Tel est précisément, et remarquablement exprimé, le sens du mot *Voie.* Cette Voie qui est la Vérité. Et qui est la Vie.
Yves Daoudal.
236:809
### Troisième entretien
L.S. -- Il y a une chose dont on doit être reconnaissant à l'Action française -- même si on n'en est pas -- c'est d'avoir restauré le culte de Jeanne d'Arc.
-- *De l'avoir maintenu, en tous les cas.*
-- Oui, bien sûr. Mais je dis restauré parce qu'on avait tout fait pour le faire disparaître. La restauration de la fête de Jeanne d'Arc a été terriblement difficile à obtenir. Des bagarres, des blessés, dix mille jours de prison... Pie X avait bien raison de dire de Maurras : « C'est un beau défenseur de la foi. »
-- *Comment êtes-vous venu à Maurras ? Quel a été votre itinéraire personnel ?*
237:809
-- Mon itinéraire a été très simple. Et somme toute peu glorieux. Quand j'étais étudiant, je n'étais pas d'Action française. Et avant quand j'étais collégien, je n'étais rien du tout. J'étais à Stanislas. Vous allez dire que je n'étais pas précoce. Et vous aurez raison parce qu'il y avait autour de moi beaucoup de gens qui étaient d'A.F. Mais je ne m'occupais pas de ça. Je travaillais. Pourtant... Pensez que j'avais comme professeur de philosophie, la dernière année, Pierre Lasserre.
-- *Qui eut, par la suite, quelques anicroches avec l'A.F.*
-- Oui, c'est vrai, il l'a quittée. Il a quitté l'A.F. Il n'en a pas été exclu. Oui, il l'a quittée. Malheureusement sans doute. J'étais très bien avec Pierre Lasserre. Je l'ai rencontré par la suite. Ça a toujours été un marginal. Et puis il y avait Renan... Il avait publié son Renan. En trois volumes. Je ne sais pas pourquoi d'ailleurs. C'était un curieux type vraiment. Et j'en ai toujours voulu à l'abbé Beaussard qui était aumônier à Stanislas à ce moment-là.
-- *Pourquoi en avoir voulu à l'abbé Beaussard ?*
-- Je vous explique. Lasserre était Béarnais, oui Béarnais, je crois qu'on dit comme ça. Il était d'Orthez ou de par là. Il était catholique.
238:809
Et baptisé. L'abbé Beaussard était allé le visiter quand il n'était pas loin de mourir. Pour lui porter un réconfort. Mais finalement il est mort un soir, une nuit plus exactement, sans avoir reçu les derniers sacrements. J'en ai toujours voulu à Beaussard pour ça. Vous me direz que ça n'aura pas empêché Lasserre d'aller au ciel.
-- *Et l'abbé Beaussard n'aurait pas pu parler à Lasserre, l'amener lui-même à parler ?*
-- Vous savez, quand un prêtre vient voir un mourant, quelqu'un qui va mourir, ou qui peut mourir d'une opération, et quand ce quelqu'un est catholique -- même éloigné -- c'est au prêtre de savoir ce qu'il faut dire, ce qu'il faut faire. Évidemment, il ne s'agit pas de convertir de force une personne qui ne serait pas catholique, qui ne serait pas baptisée. Mais Lasserre... Si je pense à moi, par exemple, non pas que la question se pose pour moi, mais imaginons. Je vois le réflexe que j'aurais : je ne ferais pas les premiers pas. On se dit : le prêtre est là, il m'en parlera si... Alors s'il n'en parle pas, le malade n'en parle pas non plus. C'est ce qui est arrivé pour Lasserre. Qui est mort sans les derniers sacrements. Et moi qui le connaissais psychologiquement très bien, je suis persuadé qu'il ne demandait qu'à recevoir l'extrême-onction...
239:809
-- *A Stan., vous avez 15, 16 ans. Vous côtoyez des gens d'A.F. Vous n'avez vraiment pas le souvenir d'un engagement politique conscient ?*
-- Quand j'étais à Stan. il y avait, je devais être en première ou en seconde, un type très zélé. Un dénommé Delaveine. Je l'ai bien connu, bien qu'il n'ait pas été dans ma section. Vous savez, c'était énorme Stanislas. Pour une seule classe, il y avait quatre sections qui ne se rencontraient pratiquement jamais. Il me semble bien qu'alors j'ai donné à ce Delaveine mon bulletin d'adhésion à l'A.F. Mais je n'ai pas renouvelé en classe de philo.
-- *Et après la philo ?*
-- Je suis entré à la Sorbonne et à l'Institut catholique. Mais je ne sais plus très bien les péripéties de mon engagement ou de mon désengagement ou de mon réengagement car, à ce moment-là, est intervenue la condamnation de l'A.F.
-- *Justement, cette condamnation comment l'avez-vous vécue ? Comment a-t-elle été vécue autour de vous ?*
-- Il faut se replacer dans l'époque. Le milieu étudiant, le milieu catholique, et même le milieu sorbonnard, la Faculté de droit, le milieu dynamique était très largement royaliste ou sympathisant royaliste. Comme on peut dire qu'il a été communiste à un moment donné.
240:809
-- *Ou gauchiste en 68 ?*
-- Absolument, gauchiste en 68. Alors quand j'étais étudiant, après la première année peut-être, je me suis réinscrit, me semble-t-il. Et puis je n'ai pas renouvelé pour une raison quelconque, une raison qui m'échappe. Ce qui est sûr, c'est que, lorsqu'est intervenue la condamnation de l'A.F., je me suis réinscrit. Par principe. J'étais alors président des étudiants à l'Institut catholique et, avec mon ami Rémi Rousseau qui était, lui, président des étudiants d'A.F. de l'Institut catholique, nous avons adressé à Maurras une belle lettre de fidélité.
-- *Qui a fait quelque peu scandale...*
-- Elle a fait du bruit en tout cas ! Pour nous, en fait, c'était un geste parmi une quantité d'autres. Notre lettre a été reproduite en première page de l'A.F. Des témoignages de fidélité, il y en avait tous les jours et tous les jours reproduits dans le quotidien royaliste. Nous avions, nous étudiants, 16, 17, 18, 19 ans. Notre lettre a fait un ramdam formidable ! L'Église de France, la nonciature, vous comprenez, n'a pas apprécié du tout... Ça a été toute une histoire.
241:809
J'ai été convoqué et on m'a fichu à la porte de l'Institut catholique. Le doyen m'avait dit : « Il vous faut faire une lettre pour vous dédire. » Je lui ai répondu : « Je ne peux pas écrire une lettre de reniement huit jours après avoir écrit à Maurras que nous lui restions fidèles ! » Il a alors été très ferme : « Je regrette, je suis obligé de vous mettre à la porte. »
-- *Ce fut un drame ?*
-- Mon renvoi ? Pas tellement. La condamnation de l'A.F., sans doute. Moi, pour faire le malin, j'avais dit : « J'ai un « condé » à Solesmes. » Bien évidemment, les bonnes âmes coururent rapporter cette confidence imprudente à la nonciature. On répéta que j'avais dit que c'était Solesmes qui m'inspirait, qui me défendait, qui m'épaulait... La filière bureaucratique a suivi son cours. On a recherché qui, à Solesmes, pouvait m'épauler. Ce n'était pas compliqué. On faisait même la queue pour voir Dom... qui disait à ceux qui venaient le voir : « Tenez le coup. » Sa position était la suivante -- elle était très précise, très catho -- : « Vous comprenez bien que l'Église n'a pas le droit de condamner un mouvement politique pour des raisons qui sont manifestement politiques ; d'un autre côté, elle est maîtresse de ses sacrements ; si vous persistez, si vous vous engagez publiquement à être d'A.F., vous devez vous abstenir des sacrements. »
242:809
-- *Mais cela posait de tragiques cas de conscience à beaucoup de gens.*
-- Bien sûr. Je me souviens très bien des mariages -- *in nigris,* comme on disait -- qui n'étaient pas des mariages publics pour une fille ou un garçon qui refusait d'abjurer l'A.F. Je me rappelle comme cela le mariage *in nigris* magnifique de la sœur d'un de mes amis qui s'appelait Gassey. C'était une famille royaliste non seulement de conviction mais de tradition. Ils ont tenu bon. J'ai assisté à plusieurs mariages comme cela.
-- *A des enterrements aussi, sans doute ?*
-- Oui. On ne pouvait pas empêcher que les fidèles d'A.F. soient enterrés dans des cimetières chrétiens, mais on aurait pu le faire... On pouvait faire dire une messe à côté. Mais c'était des complications, des embêtements, des humiliations.
-- *Est-ce que vous pensez que cette condamnation a porté un grave coup à l'A.F. ?*
243:809
-- C'est certain ! On l'a cassée à ce moment-là. Vous savez, l'Église -- comme tous les pouvoirs très puissants -- quand elle décide de faire quelque chose, quand la machine se met en marche, elle finit par broyer tout le monde... Et puis les gens, en changeant, en vieillissant, la peur, les curés, tout le système est passé dans le broyage. Irrémédiablement.
-- *Pensez-vous que l'Église de France se soit* « *affolée* » *après ce fameux referendum qui, en Belgique, avait montré que, pour les étudiants de l'Institut de Louvain, le grand homme, le grand penseur, c'était Maurras ?*
-- Très certainement, c'est parfaitement exact. Nous étions tous maurrassiens. Et puis il y avait Degrelle, le rexisme qui, à l'origine, a tiré son nom de « Christus Rex ». Mais Degrelle n'était pas vraiment lié à l'A.F., tandis que nous, nous avions des Belges d'A.F., complètement d'A.F., des Wallons 100 % A.F. !
-- *Et le cardinal Andrieu ?*
-- Ah, le cardinal Andrieu... Il avait été très A.F. à l'origine. Et puis il est devenu gâteux et il a écrit des lettres qui étaient d'ailleurs la simple reproduction d'une brochure belge de mise en garde contre l'A.F., publiée après le référendum des étudiants de Louvain. Il y avait des phrases directement sorties de là.
244:809
-- *Y avait-il dans la condamnation de l'A.F. le moindre fondement religieux ?*
-- A mon avis : aucun. C'était d'ailleurs une grande première que cette condamnation. C'était la première fois qu'on condamnait un journal, qu'on excommuniait des gens pour la lecture d'un journal. N'importe quel journal peut être mis à l'index. Mais une fois paru ! Comment mettre un journal à l'index *avant* même qu'il soit paru ? Non, c'était une affaire très mal foutue. Mais une affaire très politique. Pas le pape lui-même. Mais autour de lui, c'est absolument certain. Il y avait des personnes qui intriguaient.
-- *N'est-on pas allé jusqu'à reprocher à Maurras le conte de la* « *Bonne mort* »*, par exemple ?*
-- C'est vrai. J'habitais, pour ma part, en face de la « Cité des livres », exactement rue Saint-Sulpice. Je connaissais les trois directeurs. Trois types très dynamiques. La « Cité des livres » avait réédité *Le chemin de Paradis.* J'ai eu le bouquin -- on me l'avait donné car il coûtait extrêmement cher -- c'était un livre folio, sur un magnifique papier avec les illustrations d'un peintre. Maurras avait retiré de ce recueil le conte de la « Bonne mort ». Il a longuement expliqué pourquoi, d'ailleurs.
245:809
-- *Et ce local des étudiants d'A.F. sur lequel était prétendument inscrit :* « *Dieu n'entre pas dans nos laboratoires* »* ?*
-- Oui... écoutez : les étudiants d'A.F., j'en étais. Et j'allais les voir presque tous les jours. Tous les huit jours, il y avait une conférence rue Saint-André-des-Arts, une conférence d'un étudiant d'A.F., présentée par Maurras. Maurras posait des questions, y répondait même souvent en même temps qu'il les posait, concluait, apportait ses propres vues sur le sujet traité. C'était un improvisateur. Nous étions sous le charme. Il n'y avait, hélas, pas de cassettes à cette époque. On aurait enregistré des improvisations merveilleuses et d'une spontanéité ! Il trouvait des formules... Je suis resté maurrassien. Mais j'ai regretté l'attitude de l'A.F. pendant la guerre.
-- *Pendant l'Occupation, vous voulez dire ?*
-- C'est ça. Non pas que l'attitude de l'A.F ait été en quoi que ce soit équivoque. On sait combien Maurras était anti-allemand. Mais il disait : « Nous sommes en zone libre, donc on ne peut pas nous toucher. » Mais, un jour, la zone libre a été occupée et l'A.F. a continué de paraître, me semble-t-il.
-- *Oui, jusqu'aux derniers jours.*
246:809
-- Alors, vous comprenez, à ce moment-là...
-- *Mais, jusqu'aux derniers jours, l'A.F. portait en manchette :* « *La France, la France seule* »*.*
-- Évidemment. Il faut dire que ça servait les Allemands, pratiquement, qu'un journal anti-allemand paraisse sous eux, en quelque sorte. Parce que Maurras engueulait De Gaulle ou ce qui représentait le gaullisme à ce moment-là, le terrorisme, tout ça... A mon avis, quand on fait de l'empirisme organisateur, quand on prône l'empirisme organisateur, il fallait l'appliquer. C'était se taire ou rester au-dessus de la mêlée.
-- *Mais c'est la position de l'A.F. à l'époque : la ligne de crête. Quel choix voyiez-vous pour l'A.F. en 42 ? Le journal devait se saborder ?*
-- Ah oui, sûrement ! Et Maurras devait se retirer. A Martigues, par exemple. Parce que, vous comprenez, *les gens ne comprennent rien aux explications. Ils interprètent des attitudes.* Et regardez De Gaulle : on en a fait le symbole de la Résistance. Il a résisté, pourtant, derrière un micro à Londres. Pendant ce temps-là... Je me rappelle avoir fermé mon poste -- celui-là, celui que vous voyez encore dans mon salon -- parce qu'un type y prêchait pour l'Allemagne. Clan de Ferdonnet.
247:809
C'était de la propagande nazie. Ça ne touchait que ceux qui voulaient être touchés. Mais on ne résiste pas de Londres ou de Washington. Les types qui sont rentrés d'Amérique, où ils avaient attendu la fin de la guerre, on les a considérés comme des résistants ! Il fallait être milliardaire, ou écrivain, ou n'avoir pas de famille pour partir comme ça. Vous me voyez, moi, partir avec ma nichée d'enfants ?
-- *Revenons, si vous le permettez, aux années 30. Qu'êtes-vous devenu ?*
-- Eh bien, nous sortions de la condamnation de l'A.F. Et j'y avais résisté. Je me rappelle une promenade avec celle qui allait devenir ma femme. Avec elle (nous n'étions pas encore fiancés, mais ça venait) nous ne parlions pas du tout de politique. J'étais très amoureux, elle aussi, et la politique était alors le cadet de nos soucis dans les jardins du Luxembourg où nous allions souvent nous promener En tout bien tout honneur, d'ailleurs, mais la politique dans ces moments-là...
-- *Vous disiez être revenu à l'A.F. pour marquer votre résistance à la condamnation ?*
-- Exactement. Je ne dirais pas « justifié » par Solesmes, mais encouragé incontestablement.
248:809
Savez-vous que Pie XI était tellement furieux qu'il a pensé à fermer Solesmes où l'on conseillait si « mal » les catholiques d'A.F. Et ça, je le sais de source sûre. Ce n'est pas Pie XI qui me l'a dit, n'est-ce pas, mais quelqu'un de très bien informé.
-- *Nous sommes dans les années 30. Vous êtes amoureux. Que se passe-t-il alors ?*
-- Je me suis marié en 29. Et je dois avouer qu'après mon mariage, je n'ai plus du tout milité. Pour de nombreuses raisons et surtout parce que j'avais alors une profession très prenante. J'étais professeur à l'Institut catholique. Professeur d'économie politique. Pendant 19 ans. A l'Institut catholique d'où l'on m'avait chassé...
-- *Quels contacts aviez-vous avec vos étudiants ?*
-- Assez bons, je crois. Mais il y a beaucoup de professeurs qui sont ravis que les étudiants viennent les voir après les cours, leur parlent, etc. Moi, je n'aimais pas beaucoup cela. Je ne les encourageais pas. Le premier cours que j'avais suivi comme étudiant était un cours d'Arnoux qui était, à cette époque, député du VI^e^ arrondissement. Tout à fait le type du père noble, très pieux, etc.
249:809
Il nous avait fait tout un grand laïus. Très digne. Mais on l'appelait le « zouave du pont de l'Alma » parce qu'il avait une espèce de petite barbiche très drôle. Il nous avait dit, dès le premier cours, je le répète « J'espère avoir en vous plus que des élèves ou des étudiants, des disciples ! » Être disciple d'Arnoux ! Je n'ai jamais refoutu les pieds à son cours. Rien que cette idée m'épouvantait. Disciple du « zouave du pont de l'Alma » !...
-- *Vous avez enseigné pendant 19 ans ?*
-- Vingt ans même. Nous nous sommes installés à Versailles en 1935. J'ai fait une thèse en 37 : « L'évolution de l'agriculture française du régime foncier au régime corporatif ». J'ai eu, à ma grande stupéfaction d'ailleurs, la mention « très bien » pour cette thèse. Et elle a même été « retenue pour le prix de thèse ».
-- *C'était une thèse de* « *3^e^ cycle* »* ?*
-- Ça, je ne sais plus. Il y avait une thèse pour le doctorat. Il n'y avait qu'un doctorat, en droit, en lettres. Il fallait passer deux examens. Un examen de droit civil et un examen de spécialité, de la spécialité dans laquelle on faisait sa thèse de doctorat. J'ai donc passé mon examen de droit civil. Puis mon examen d'économie politique. Ma thèse, je l'avais plus ou moins bâclée.
250:809
J'étais au syndicalisme agricole depuis une dizaine d'années. J'avais déjà fait quantité d'articles sur l'organisation corporative. En deux mois, j'ai tout rédigé. Parce que tout était déjà écrit en moi, pensé pour la série d'articles que j'avais fait dans un journal qui s'appelait *Syndicat paysan.* Ça ne tirait qu'à une centaine d'exemplaires mais je l'envoyais à tous les hebdomadaires spécialisés.
-- *Votre chemin a croisé celui de Dorgères ?*
-- On a eu des rapports de bonne entente. Mais moi-même et ceux de *Syndicalisme paysan* n'avons jamais fait alliance avec lui, sauf pour certaines manifestations. Je me rappelle avoir participé à un meeting de Dorgères à Rennes, cependant. Je ne me souviens pas si j'ai parlé avant ou après lui. Cela a dû m'arriver deux ou trois autres fois. Mais je ne le trouvais pas très constructif.
-- *Et vous, l'étiez-vous ? Que proposiez-vous ?*
-- Ce que nous proposions ? L'organisation corporative de l'agriculture. Et quand Vichy s'est installé, c'est tout naturellement que j'ai élaboré la loi du 2 décembre 1940 sur l'organisation corporative de l'agriculture.
251:809
-- *Mais avant Vichy, pendant le Front populaire, par exemple, où êtes-vous ?*
-- J'ai ressenti le Front populaire comme l'ennemi. Mais je n'ai pas souvenir d'actions -- écrites ou politiques -- contre cet adversaire. Peut-être une ou deux manifestations à la Mutualité. Un jour, à la Mutu justement, Pierre Cot parlait. Au premier rang, il n'y avait que des types d'A.F. et notamment un qui s'appelait Bonnevay, neveu du ministre de la justice. Un blagueur fantastique et un costaud de première. Très courageux. Je le revois empoigné par une demi-douzaine de flics et les foutre en l'air un par un ! Comme dans les films ! Un type vraiment courageux...
-- *Alors, à la Mutu ?*
-- Il y avait donc Cot. Et de façon très originale nous gloussions de longs « cot, cot, codet »... Le tout s'est terminé dans une empoignade générale où les étudiants d'A.F. ont fait merveille.
-- *Sautons quelques années à pieds joints. La guerre est déclarée.*
-- Quand la guerre s'est déclarée, ma vie a changé. Oh, pas au point de vue des idées mais des activités. J'étais marié, j'avais une famille nombreuse et j'étais embêté parce que cela faisait que je n'étais pas mobilisé.
252:809
J'étais exempté. J'avais 35 ans mais j'étais exempté parce que j'avais six enfants.
-- *Ça vous embêtait pour quelle raison ?*
-- Je me disais : mon père n'a pas fait la guerre parce qu'il était trop vieux en 14 (il était réserviste et je le revois encore avec sa belle casquette verte de l'intendance...). Mon frère aîné n'a pas fait la guerre parce qu'il était trop jeune. Je suis donc allé voir mon ami, le vicomte Jean de Blois, un ancien de Verdun, grand blessé, affecté au bureau mobilisateur de Versailles. Je le rencontre et je lui dis : « Je veux m'engager. » Et je précise que je veux m'engager et être envoyé au front, là où il y a des risques. Je n'ai jamais fait appel au piston mais qu'au moins le piston serve à cela ! Il m'a répondu : « Impossible ! L'armée, c'est l'armée. Vous avez six enfants. Si vous voulez vraiment faire la guerre, il ne vous reste qu'une possibilité : vous engager dans la Légion étrangère. Pour 5 ans... » Alors j'ai hésité. Il y avait bien eu Blaise Cendrars dans la Légion... Je le connaissais d'ailleurs un peu. Il avait une magnifique casquette. Il était en officier de l'armée anglaise. Il était capitaine ou je ne sais quoi. Comme je regardais sa casquette, il me dit : « *Tu regardes ma casquette ? Elle t'épate, hein !* » « Oui, dis-je, mais le « sur le devant, ça veut dire quoi ? »
253:809
Il éclate de rire : « *Oui... Eh ben, c'est pas ce que tu penses ! Et c'est mieux que ce qu'il y avait avant. Il y avait : W. C. Ce qui veut dire* « *War Correspondent* »*. J'ai dit : ah ! ce* « *W. C* »*, je ne peux pas ! Ce W, tout le monde va me demander ce que ça veut dire. Tu me diras que ce C...* » Sacré Cendrars ! Il était manchot et très aimé de la presse car très rigolo. Il a été envoyé spécial de *Gringoire* pendant la guerre d'Espagne, mais ses papiers ne sont jamais passés.
-- *Trente-cinq ans et exempté de service guerrier. Que décidez-vous ?*
-- Mon ami Jean de Blois me dit : « Je vous fous dans les bureaux. Vous ferez les communiqués, la surveillance du courrier. » Je me suis cabré : « Certainement pas. Je ne tiens absolument pas à faire un boulot de bureaucrate. » A cette époque, Le Roy-Ladurie, qui était à Caen, venait avec moi pour tenir la permanence du syndicat agricole à Paris. C'était le père de l'actuel Le Roy-Ladurie, Emmanuel. Son père vit toujours d'ailleurs. Il doit avoir 80 ans. Ce sont de vieux souvenirs. De bons souvenirs.
-- *La victoire allemande vous surprend à Paris ?*
254:809
-- Elle me surprend à Versailles. Elle me surprend vraiment car je ne croyais pas à une défaite française aussi rapide. J'avais une voiture. J'ai donc fermé la maison et nous sommes partis, vers la mer, un peu au hasard, avec les enfants. J'avais pris de l'argent, ce que je pouvais, à la banque. Arrivé au bord de la mer, j'ai avisé une villa. Vide de tout occupant. On me dit alors que cette villa était retenue pour une famille d'industriels du Nord, attendus d'un jour à l'autre. Je file à la mairie et je coince le maire. Un communiste. Je lui ai dit : « J'ai ma femme avec moi et six enfants. Puis-je louer quelque part ? » C'est alors qu'il me parle de la villa que j'avais repérée : « L'industriel n'est pas là. Tant pis pour lui. Je la réquisitionne. Allez vous installer. Voilà les clefs. » Nous nous installons donc dans cette villa merveilleusement équipée. Mais, deux jours après, les types du Nord débarquent. Entre temps, 5.000 personnes, qui s'étaient arrêtées là, avaient heureusement repris leur migration vers le Sud. Finalement on s'est arrangé à l'amiable... En fait, j'ai expliqué à l'industriel que trois de mes enfants avaient la coqueluche... Il a préféré aller s'installer ailleurs...
-- *Et puis, après ces vacances forcées, vous rentrez à Versailles. Et votre vie se réorganise ?*
255:809
-- Elle s'est réorganisée doucement. Je me souviens que le problème qui s'est posé tout de suite, c'est celui du charbon. Je n'avais pas fait de provisions et l'hiver s'annonçait froid. J'étais très ennuyé et j'en fis part à un de mes voisins qui me dit : « Écoutez ! chez les X... qui habitent au 8 de la rue, on a fait rentrer je ne sais combien de tonnes de charbon. Ils sont sur la Côte d'Azur et sont résolus d'y rester tout le temps de la guerre. Je suis chargé de garder leur maison. Peut-être pourriez-vous récupérer un peu de charbon ? » Nous voilà donc, ma femme et moi, partis à faire des dizaines d'aller-retour, en pleine nuit, pour ramener de quoi chauffer la famille...
-- *Votre maison n'avait pas été* « *visitée* » *ou occupée par les Allemands ?*
-- Si, justement. Quand nous sommes rentrés, j'ai arrêté la voiture au coin de la place et j'ai dit à ma femme : « Attendez, je vais voir s'il n'y a pas d'Allemands. » Il n'y en avait pas mais ils étaient passés « visiter » la maison. Sans y rester. Pour une bonne raison, je crois. Sans doute parce qu'ils ont vu de nombreux lits d'enfants et, parce que je veux bien croire aux « bons sentiments » d'un officier allemand, parce qu'il y avait des photos d'enfants partout... Ils sont donc repartis en emportant toutes les provisions d'eau de Cologne et de savon que j'avais faites parce qu'on nous avait annoncé qu'on en manquerait.
256:809
Ah, ils avaient pris autre chose aussi, trois pistolets 6.35 -- vous pensez, des 6.35 ! -- que j'avais laissés dans un tiroir de ma chambre à coucher. Quoi d'autre encore ? *L'Histoire de l'armée allemande* de Benoist-Méchin ! Mais ils n'avaient touché à aucun autre livre. A mon grand soulagement. J'avais des livres très précieux en ce sens qu'ils étaient très rares, très difficiles à trouver, des livres d'économie politique de la collection classique des grands économistes. Elle est introuvable.
-- *Vous étiez* « *pétainiste* » *d'instinct ?*
-- Pétain... Bien sûr, j'étais pétainiste, comme tout le monde à l'époque, d'ailleurs. Mais je ne pourrais pas vous dire sans tricher quelle fut l'évolution de mes sentiments à ces moments-là. Et puis on parlait aussi beaucoup de Laval. Les gens disaient que Laval avait une très mauvaise influence... On le chargeait de tous les péchés du monde, Laval...
-- *De manière injuste, à votre sens ?*
-- Non, à juste titre. Bien sûr, il y a eu la collaboration, la poignée de main de Montoire... Moi, ça ne m'a pas impressionné Montoire ! Je disais : « Rendez-vous compte ! C'est Hitler qui s'est déplacé pour rencontrer Pétain ! »
257:809
Hitler avait alors un très grand respect pour Pétain. Il avait aussi un très grand respect pour Mussolini. Il était indéniablement impressionné par eux. Hitler avait fait 14-18. Après sa victoire-éclair en 39-40, il aurait dit : « Qu'on ne me dise pas que les Français ne savent pas se battre. Moi, j'ai fait la guerre pendant quatre ans contre eux, comme simple soldat. On ne peut pas dire des Français qu'ils ne se battent pas. Simplement, nous avons des généraux qui ont battu leurs généraux. » Un petit matin, vers 5 h, il avait visité Paris avec Brecker comme guide. Quand il est arrivé sur le Trocadéro, il s'est installé sur la terrasse et, regardant la perspective, le Champ de Mars, l'École militaire, il a répété plusieurs fois : « *Das ist ein Kapital* » (« ça, c'est une capitale »). Il avait, dit-on, donné des ordres à l'armée allemande pour qu'elle soit respectueuse de la population de Paris et des monuments.
-- *Quels ont été vos contacts avec Vichy ?*
-- J'ai passé cinq semaines à Vichy en novembre. C'est d'ailleurs la seule fois où je m'y suis rendu. Parce que j'avais une famille dont je voulais m'occuper. J'ai été en contact avec le ministre de l'agriculture d'alors pour la loi de 1940 dont je suis l'auteur. Il m'avait donc fallu séjourner à Vichy pour en modifier la forme, apporter telle ou telle correction.
258:809
-- *On ne vous a pas proposé un poste officiel ?*
-- Si, bien sûr ! Je n'ai pas voulu accepter d'être nommé secrétaire du ministre de l'agriculture comme on me le proposait. Je ne me souviens d'ailleurs même plus de la place exacte que l'on me proposait d'occuper. Toujours est-il que c'était un poste assez important dans l'organigramme ministériel.
-- *Vos réticences furent-elles d'ordre politique*
-- J'avais trente-six mille raisons de refuser ! La première étant que je ne sais pas faire ces métiers-là. Il y avait peut-être aussi quelques réticences politiques. Oh, pas sur le ministre de l'agriculture, un patriote sans faille. Non, je ne sais plus très bien. Toujours est-il que la loi du 2 décembre 1940, c'est moi qui l'ai faite pratiquement. Je ne l'ai jamais reniée. René Rémond, dans un de ses bouquins, écrit qu'il faut reconnaître que, dans le syndicalisme agricole et dans le corporatif, ce sont les mêmes que l'on a trouvés dans les départements et à la tête de l'État, que l'on a trouvés à Vichy, et que l'on a retrouvés après-guerre. Tout ça pour dire qu'il n'y avait pas eu tant des « politiques » -- ou le moins possible -- que des « techniciens ».
259:809
Il y avait pratiquement une organisation corporative par département.
-- *Et quand arrive la Libération ?*
-- Oh, la Libération fut elle aussi une période affreuse. Affreuse. Des dizaines de milliers de morts, de gens torturés, assassinés. Des procès iniques. Des milliers de personnes jetées dans les prisons. Quiconque avait assumé une responsabilité, la plus minime soit-elle, pendant l'Occupation, a été inquiété. Pour ma part, j'ai été convoqué deux fois rue des Saussaies. A chaque fois, je m'étais fait accompagner par un ami auquel j'avais dit : « Si je ne suis pas ressorti dans les deux heures qui suivent, alertez immédiatement le ministre de la Justice. » On ne savait pas ce qui pouvait arriver dans ces moments-là.
-- *Et que vous disait-on rue des Saussaies ?*
-- Je rencontrais un policier. La première fois, il m'a présenté une pile de journaux et m'a dit : « Voilà. J'ai ici tous vos articles parus pendant l'Occupation. » J'avais écrit dans *Syndicat paysan* qui disparut d'ailleurs au bout de six mois. J'avais signifié, au début, que je ne voulais pas subir la censure allemande en ce qui concernait mes articles. J'acceptai, en revanche, de me soumettre à la censure française.
260:809
Je n'en ai même plus un numéro de ce *Syndicat paysan.* Dès le premier jour, je m'étais rendu à l'imprimerie et j'avais prévenu : « Vous n'imprimerez ce journal qu'avec mon « bon à tirer » personnel. » Et j'avais fait inscrire en bas : « Directeur de la publication : Louis Salleron ». Non pas que je me méfiais, mais ces choses-là... J'ai toujours pensé à l'avenir.
-- *Mais vous me dites que le policier de la rue des Saussaies avait une grosse pile de journaux. Il y en avait d'autres que* « *Syndicat paysan* »*, alors ?*
-- Mais il y avait tous ceux *d'avant-guerre !* On était allé chercher ceux d'avant-guerre ! J'ai alors demandé au policier « Qui a fait cet éminent travail de recherche ? Un type qui se dit résistant ? Sa résistance ? Je lui souhaite de s'être conduit sous l'Occupation comme je me suis moi-même conduit ! Et de s'être conduit avant-guerre comme je me suis alors conduit ! » Le policier m'a alors dit : « J'ai regardé ces journaux d'avant-guerre. Dans nombre d'articles vous annoncez qu'on va avoir la guerre... » Je lui ai répondu : « C'est vrai. Je l'ai annoncé avant en disant qu'étant donné ce qu'on faisait, on faisait tout pour être battu. N'est-ce pas ce qui est arrivé ? »
261:809
Je sentais que le type était ébranlé mais qu'il balançait : allait-il me retenir ou me laisser partir ? Pendant qu'il réfléchissait, je me disais : « Si je passe une seule nuit en tôle, je suis bon pour un minimum de 6 mois parce que le temps qu'on instruise... » Heureusement, le type a été aimable. Il m'a dit : « C'est fini. Vous pouvez partir. »
-- *D'autres* « *incidents* » *du même type ?*
-- Non, ensuite on a été tranquilles. Une ou deux fois, on a sonné. C'étaient des voitures de FFI qui « patrouillaient ». Mais, devant chez moi, il y avait déjà une voiture de FFI : celle d'amis à moi, des chefs d'un maquis de Dordogne. Des types archi-patriotes, très à droite et anticommunistes comme vous l'imaginez. Ils m'ont d'ailleurs raconté que les maquis rouges terrorisaient les paysans. Il y avait, dans la région de Limoges, le fameux, le trop fameux Guingoin. Je me rappelle même -- c'était quelque temps après la Libération -- qu'on m'avait dit : « Méfiez-vous, entre Limoges et je ne sais plus où, parce qu'il y a une Citroën comme la vôtre qui a été signalée et Guingoin veut arrêter, pour les fusiller, les types qui sont dedans... »
-- *Comment vous situiez-vous à l'époque des années 50 ? Avez-vous évolué politiquement ? Sur le plan religieux aussi ?*
262:809
-- Ça, je ne me le rappelle absolument pas. J'ai des trous de mémoire. J'ai souvenir de ma vie jusqu'à la guerre et, dans une certaine mesure, jusqu'à la Libération. Après, tout se confond. Après 1950, et jusqu'à ma retraite à 65 ans, en 1970, j'ai fait de la « formation », de la formation de formateurs. Selon des méthodes américaines inspirées de l'armée. Un « truc » de 14-18, d'ailleurs. Les Américains avaient découvert une méthode de formation accélérée où, en deux mois de temps, on assimilait une formation militaire qui, au total, aurait demandé un an plein.
-- *En 1966, Jean Madiran écrivait dans ITINÉRAIRES :* « *Louis Salleron est toujours là. C'est lui le plus ancien d'ITINÉRAIRES, plus ancien que moi, c'est lui le premier.* »
-- Je me souviens effectivement d'avoir écrit dans le premier numéro d'ITINÉRAIRES.
-- *Et Jean Madiran dit encore :* « *Un an avant la fondation d'ITINÉRAIRES, Louis Salleron avait cru comprendre dans mes propos que je voulais fonder une revue. J'étais bien décidé, alors, à ne jamais rien faire de semblable...* » « *Ça se passait chez Lipp, cette rencontre. La seule fois où j'y ai déjeuné. Avec, bien sûr, l'abominable choucroute.* »
263:809
-- A ce déjeuner -- ou à ce dîner, je ne sais plus -- il y avait mon frère, Paul Sérant. C'est mon frère cadet, Paul ([^31]). Le petit dernier de la famille. J'appartiens à une famille de neuf enfants et Paul est né quinze ans après ma dernière sœur. Dans mon souvenir de cette rencontre chez Lipp, je me revois comprenant qu'on faisait une revue à quatre : Madiran, Paul mon frère, moi, et j'ai oublié le quatrième... Dans ITINÉRAIRES, j'ai fait de très longs articles. Maintenant, j'envoie presque régulièrement un article de deux pages. C'est comme ça que j'ai publié chez DMM *Le cancer du socialisme.* J'ai publié d'autres choses chez DMM, les deux bouquins *Dialogues sur l'Église.* Et je viens d'y publier -- et ça m'a fait plaisir -- *Heures* qui est un recueil de vers qui remontent à 30 ou 40 ans.
-- *La poésie compte beaucoup pour vous ?*
-- Énormément, Il y a un moment où j'ai beaucoup écrit de vers. Je les écrivais avec facilité. Maintenant, j'en suis totalement incapable. Pour ce recueil, j'ai fait une sélection. Il y a le quart de ce que j'avais écrit. Des vers, ce sont toujours des vers. Dans mon recueil, il y a des vers amoureux.
264:809
Je n'ai pas fait beaucoup de vers religieux. Même pas du tout, me semble-t-il. Parce que, bien qu'étant « religieux », j'ai toujours été d'une pudeur totale. Je n'aime pas parler de questions religieuses. Ou alors de questions objectives. Sur la nouvelle messe, par exemple, la liturgie, ou la théologie. Mais de spiritualité, jamais. Pour moi, tout est mystère. Mystère de la vie, mystère de la mort, mystère du monde, mystère des hommes, mystère de soi-même... Il y a une très belle définition de la croyance. Elle est de saint Bernard : un acte de la volonté qui nous permet de goûter d'avance en certitude une vérité non encore dévoilée. Tout ça me rappelle Thérèse de Lisieux. Vers la fin de sa vie -- elle a eu une agonie très longue, douloureuse, terrible -- elle confia à sa sœur Pauline : « C'est le pire des raisonnements des matérialistes qui s'impose en ce moment à mon esprit. » A cette même sœur qui, trois semaines avant sa mort, lui demande si elle n'a pas de chagrin de la quitter, elle répond : « Non. S'il n'y avait pas de vie éternelle, oui. Mais il y en a peut-être et même c'est sûr. » A une autre carmélite, elle déclara : « Je ne crois pas à la vie éternelle. Il me semble qu'après cette vie mortelle il n'y a plus rien. Je ne puis vous exprimer les ténèbres dans lesquelles je suis plongée. Je ne crois plus à la vie éternelle. » Mais je crois qu'à ce moment de sa « nuit », elle est au sommet de la foi, mais elle n'a plus aucun sentiment de foi, elle ne ressent pas la foi.
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-- *Mais elle est toujours croyante ?*
-- Elle croit dans la nuit. Elle s'est révélée à elle-même dès qu'elle a été morte, parce qu'elle avait beaucoup souffert. Elle était tuberculeuse au dernier degré. Dès qu'elle a été morte, elle a eu un visage extrêmement calme, reposé et beau. Ah, moi, j'ai une très grande admiration pour sainte Thérèse de Lisieux. Je dirais que mes deux saintes sont Jeanne d'Arc et Thérèse de Lisieux.
-- *Sainte Thérèse de Lisieux admirait beaucoup Jeanne d'Arc.*
-- Vous avez raison. C'était une admiratrice de Jeanne d'Arc. Et pourtant elles étaient bien dissemblables toutes deux. Thérèse ne s'est jamais trompée sur Jeanne. Sainte Thérèse de Lisieux était très intelligente, surdouée pourrait-on dire. A 24 ans, elle a fait une prière sur Jeanne d'Arc. Elle écrivait aussi des vers dont elle dira par la suite qu'ils étaient très mauvais. Ils ne sont, en fait, pas mauvais du tout. Elle les a écrits entre 15 et 20 ans avec une aisance admirable et il y en a de fort beaux. J'ai dû en citer à la fin d'un de mes bouquins... Non, plutôt à la fin d'un numéro d'ITINÉRAIRES sur la contemplation. Il y a un autre saint, qui fut aussi poète, que j'aime beaucoup.
266:809
De son poème, traduit en français par le père Cyprien de la Nativité au XVII^e^ siècle, Paul Valéry a dit que c'était l'un des plus parfaits poèmes de la langue française. Il faut dire que la traduction réussit ce miracle d'être une traduction d'une exactitude presque littérale du poème espagnol de saint Jean de la Croix.
-- *Vous conseillez d'écrire des vers ?*
-- Absolument. Je dis toujours aux jeunes : faites des vers même si vous ne les publiez pas. Mais faites des vers parce que ça a un double avantage : ça vous apprend à en faire -- et on les fait de mieux en mieux -- et, surtout, ça vous permet de mieux goûter la poésie. Le fait qu'on soit passé par la fabrication vous donne du « métier » de poète un sens qui vous fait voir l'essence poétique de ce « métier ». Pour moi, les plus grands poètes sont ceux qui ont le maximum de métier. Je ne dirai pas que j'aime les vers qui sont les plus proches de la prose mais, en quelque sorte, oui... Les deux plus grands, pour moi, sont Villon et La Fontaine. Et Baudelaire que je trouve admirable.
Propos recueillis par Alain Sanders.
267:809
## TEXTES
### Lettre ouverte au cardinal Lefebvre
(extraits)
par l'abbé V.-A. Berto
*Intervenant dans l'affaire du nouveau catéchisme contre le cardinal Lefebvre par une lettre ouverte, l'abbé V. A. Berto commençait par faire justice de l'accusation indigne par laquelle le Cardinal avait voulu disqualifier sans les discuter les critiques exprimées par Louis Salleron et Jean Madiran. La lettre de l'abbé Berto parut dans ITINÉRAIRES, numéro 127 de novembre 1968.*
\[...\]
*Le cardinal Lefebvre ne fit aucune réparation. Il est mort avec notamment cette calomnie sur la conscience toutefois, innocemment sans doute, ou tout comme ; les évêques français de la seconde moitié du XX^e^ siècle sont généralement inconscients de leurs devoirs envers les écrivains qu'ils condamnent témérairement.* -- *J. M.*
271:809
Subversion de la liturgie
*Article paru sous ce titre dans ITINÉRAIRES, numéro 117 de novembre 1967.*
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325:809
Solesmes et la messe
*Article paru sous ce titre dans ITINÉRAIRES, numéro 196 de septembre-octobre 1975.*
\[...\]
362:809
La déviation post-conciliaire
*Article paru en janvier 1976 dans le numéro 199 d'ITINÉRAIRES sous le titre* « *Doctrine conciliaire ? ou dérive postconciliaire ? *»
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379:809
Réponse à Mitterrand (1976)
Force et faiblesse du socialisme
*Article paru en décembre 1976 dans le numéro 208 d'ITINÉRAIRES sous le titre* «* Force et faiblesse du socialisme : réponse à Mitterrand *», *précédé de la note et du résumé également reproduits ci-après.*
\[...\]
409:809
## NOTE DE GÉRANCE
### Dans un univers mental ravagé par l'audiovisuel
Je voudrais remercier une fois encore les souscripteurs d' « abonnements de soutien ». Ils apportent à la revue un concours exceptionnel, un important renfort matériel qui est en même temps pour nous un réconfort moral en une époque où l'audiovisuel, comme un bulldozer, ravage l'espace mental. La lecture, le silence, la réflexion sont dévastés. Merci à ceux qui soutiennent malgré tout, avec une générosité qui est le signe d'une conviction, la lutte à contre-courant d'ITINÉRAIRES.
\*\*\*
Statistiquement, la principale différence entre ce qu'a été le public de la revue mensuelle pendant trente ans et celui de la nouvelle série trimestrielle qui aborde maintenant sa troisième année, c'est la disparition massive et presque complète de ces *abonnements de soutien* qui étaient un élément important dans le fonctionnement d'ITINÉRAIRES et lui assuraient une relative stabilité.
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Au bout de deux années, il me faut bien constater que la nouvelle série n'a pu être véritablement *fondée,* c'est-à-dire qu'elle n'a pu émerger de cette existence incertaine et véritablement prolétarienne, je vous l'ai expliqué ([^32]), à laquelle elle demeure condamnée. Il y aurait fallu, je l'ai indiqué plusieurs fois, au moins deux cents abonnements de soutien. Nous venons tout juste d'atteindre le chiffre de trente-neuf. Une progression aussi lente ne nous laisse guère de chance d'atteindre le chiffre de 200 avant l'an 2.000.
\*\*\*
Bien sûr, il est fort loin d'être inutile que les abonnements de soutien se réabonnent le moment venu et que leur nombre total continue, même faiblement, d'augmenter. Pour reconnaître leur mérite et leur importance, tous les abonnements de soutien qui seront souscrits ou renouvelés à partir de ce mois-ci seront non plus pour deux ans mais pour *trois ans,* au prix d'une légère augmentation de 5 %, qui porte leur tarif à *4.200 francs.*
Simultanément est institué un abonnement de deux ans qui n'est plus « de soutien », qui est simplement le versement en une seule fois du double d'un abonnement d'un an. La somme de 2.800 francs étant moins malaisément accessible que ne l'était celle de 4.000 francs, il est possible que la revue trouve dans un afflux d'abonnements de cette catégorie la sorte de fondation que j'ai demandée en vain pendant deux années.
A partir, donc, de ce premier numéro de l'année 1992, l'éventail de nos tarifs d'abonnement s'établit ainsi :
411:809
Tarif minimum : 1.000 F (étranger : 1.060 F)
Tarif normal : 1.400 F (étranger : 1.460 F)
Deux ans : 2.800 F (étranger : 2.920 F)
Abonnement de soutien (trois ans) : 4.200 F
Pour ceux qui ne veulent pas ou ne peuvent pas souscrire d'un seul coup de telles sommes, je rappelle qu'il existe deux solutions :
1\. -- L'abonnement par virement bancaire automatique de 125 francs par mois : formulaire à demander à la revue.
2\. -- La bourse (partielle) d'abonnement : faire une demande écrite aux COMPAGNONS D'ITINÉRAIRES (à l'adresse de la revue).
On peut aussi se réabonner *par anticipation* selon les divers tarifs, pour une ou plusieurs années. C'est une autre manière, si les réabonnements par anticipation sont nombreux, d'assurer enfin la nouvelle *fondation,* et l'avenir.
J. M.
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AVIS PRATIQUES
\[...\]
============== fin du numéro 809.
[^1]: -- (1). Éditorial de la *Civiltà cattolica,* 5 octobre 1991, intitulé « Nationalisme et christianisme », reproduit le 5 janvier par la *Documentation catholique* qui mentionne avec comme un clin d'œil que la revue romaine « occupe une place hors de pair »... « par sa grande proximité avec les organismes du saint-siège, dont la secrétairerie d'État ».
[^2]: -- (2). André Frossard : *Le monde de Jean-Paul II* (Fayard 1991) ; cf. le chapitre sur « Le réveil des nations », p. 57 et suiv. -- D'autres chapitres du même ouvrage sont d'une pensée plus sûre.
[^3]: -- (3). Voir notamment à ce sujet : « *Nationalistes* »*,* dans ITINÉRAIRES, numéro 302 d'avril 1986.
[^4]: -- (4). Déclaration à *Trente jours,* édition française de janvier 1992, p. 35.
[^5]: -- (5). Déclaration à *Trente jours,* loc. cit.
[^6]: -- (6). C'est ce qu'a fait notamment *La Croix* du 16 janvier. Cette reproduction à l'identique, dans un tel journal, a valeur d'authentification supplémentaire. La fausse citation, avec ses guillemets, est donc bien du cardinal Coffy.
[^7]: -- (1). Est-ce bien *l'épiscopat,* ou seulement *quelques* évêques ? Voir la note encadrée au bas de la page suivante.
[^8]: -- (1). Définie par le décret n° 90-788 du 6 septembre 1990.
[^9]: -- (2). Du... cresson ? -- Vialatte ne l'a pas fait exprès... Du moins je ne le pense pas, mais avec Vialatte on ne sait jamais.
[^10]: -- (3). Ce qui est inexact, car elle est ovale, comme un ballon de rugby. Roger Pichemolle la croyait cubique, un grand dé un peu usé aux coins. Hitler la croyait creuse et nous à l'intérieur, sur les parois. C'est par suite d'une erreur de perspective que nous nous croyions à l'extérieur comme les illusions d'optique de Vasarely. Voir le très curieux livre de Maurice Ollivier : *Physique Moderne et Réalité* paru en 1962 aux Éditions du Cèdre.
[^11]: -- (4). *Pourquoi ont-ils tué Jules Ferry ?* Philippe Némo (Grasset).
[^12]: -- (5). Voir l'ouvrage de James Bacque : *Morts pour raisons diverses.* Sand Éd.
[^13]: -- (6). Il ne l'était donc pas ? On frémit de l'apprendre de la bouche d'un ministre socialiste. Pauvre Jules Ferry ! C'était vrai ce que prétendaient de méchants critiques de droite que l'École Publique était primitivement destinée à fabriquer de « bons » électeurs, sachant lire les « bons » journaux, pour « bien » voter ? Horreur !
[^14]: -- (7). C'est le sigle de la Nouvelle Politique pour l'École. Ne pas confondre avec l'ANPE.
[^15]: -- (8). Institut National de la Recherche Pédagogique.
[^16]: -- (9). « Avec les départs massifs à la retraite -- tranche d'âge plus collègues écœurés anticipant leur départ -- dans un avenir très proche l'enseignement du 1^er^ degré sera-t-il amené, comme c'est déjà le cas dans le 2^e^ degré, à recruter des étrangers ? D'ores et déjà c'est une certitude : on aura recours, de nouveau, à l'auxiliariat. L'administration demande de plus en plus de travail sans dire aux enseignants ce qu'il faut faire de rationnel ; on assiste à de savants discours ministériels destinés aux parents. -- Il faut comme les autres ministres marquer son règne, ce qui relève d'une alchimie d'apprenti sorcier car en fait il y a une véritable inadéquation entre les discours, la réalité du terrain et surtout les moyens. La façon dont notre ministre a éludé les questions embarrassantes posées ce dimanche 15 septembre 1991 au cours de l'émission « L'heure de vérité » est significative, et affirmer qu'avant de généraliser la « réforme Jospin » à l'ensemble de la France il avait été fait un bilan positif des expériences des départements pilotes signifie soit qu'on se moque de l'avis des principaux intéressés, les enseignants, soit que les prismes déformants que sont une hiérarchie aux ordres et le syndicat qui se voulait unique fonctionnent au-delà de toute attente, ou peut-être les deux ensemble.
[^17]: -- (10). « La Commission École du Conseil supérieur de l'éducation réunie le 8 juillet a fait un premier bilan de la mise en place de la nouvelle politique pour l'école dans les 33 départements « pilotes ». Un constat d'abord : l'information a été pas ou peu satisfaisante dans l'ensemble et surtout elle était très peu précise. De même la formation, trop théorique, a plus suscité d'appétits, ou parfois d'inquiétudes, qu'apporté les aides qu'attendaient nos collègues. Enfin, les pressions et l'alourdissement des tâches ont été mal ressentis et ont contribué à accroître les difficultés dans la mise en œuvre. Cependant la nécessité de travailler en équipe est ressentie comme une modification principale dans la pratique de la classe. Mais nos collègues pensent que ce sera difficile et que, nécessairement, il faudra accroître les moyens financiers et en personnel. Car les attentes sont grandes : moyens financiers et en matériel, formation, stages, moins d'effectifs, plus de postes, information.
*Essai à transformer ou décès. *-- Ce premier bilan, même partiel, reflète néanmoins de grandes tendances, au moment où la nouvelle politique pour l'école va se généraliser. Il faudra en tenir compte pour la mise en œuvre dans les autres départements. Si bon nombre d'écoles ont déposé un projet ou un avant-projet, d'autres en sont encore à la phase de réflexion. Le manque d'informations précises a été tout aussi mal ressenti dans l'ensemble des départements.
Le petit « livre bleu » a fini par arriver en fin d'année scolaire... Mais, ce qui apparaît partout comme essentiel, c'est la notion de durée. Il faut laisser le temps au temps. Le temps pour élaborer le projet, l'amender, l'enrichir ; le temps pour le mettre en œuvre. De même, la mise en place des cycles ne peut se décréter. Ils seront ce qu'en feront les enseignants eux-mêmes. »
(École-Infos organe du SNI-PEGC, n° 1, septembre 1991.)
[^18]: -- (11). Il ne faudrait pas inférer de cette formule « ils attendent le Messie » que cette phrase accuse les juifs du complot contre l'Éducation française. Au contraire me semble-t-il, car le « formalisme » est -- à juste titre d'ailleurs -- une forte composante dans l'Éducation du Talmud, des Midrash et de la Torah. Il fallait peut-être le dire.
[^19]: -- (1). Le « washboard » est un instrument de fortune des Noirs du Mississipi. Il s'agit d'une planche à laver, assortie de divers accessoires comme poêle à frire, cloches, casseroles, cymbales de fanfare, et sur lesquels le percussionniste frappe, racle ou tape avec ses doigts chaussés de dès pour obtenir un substitut de batterie. On peut voir une photo de ce pittoresque instrument à la page 321 du *Dictionnaire du jazz* d'Hugues Panassié et Madeleine Gautier (Éd. Albin-Michel 1980).
[^20]: -- (2). *Colorado Springs* est une ville du *Colorado* (U.S.A.) où vit actuellement le grand pianiste et chef d'orchestre Horace Henderson, frère de Fletcher Henderson, qui gagne sa vie, oublié de tous, comme pianiste de bar dans un hôtel ! C'est l'Amérique, c'est ça la Démocratie !
[^21]: -- (3). L'enregistrement analogique ou numérique consiste à imprimer dans l'épaisseur de la galette du disque des impulsions électroniques positives et négatives qui sont lues par un rayon laser et transformées en impulsions électriques et de là en son. Suivant qu'on dispose d'un enregistrement réalisé à l'origine en analogique ou d'un enregistrement classique, on note sur la pochette -- AAD -- ADD ou DDD. Ce dernier étant dit entièrement numérique de la source au produit.
[^22]: -- (4). Jepsen et Bruninxk sont des discographes (des gens qui répertorient les disques de jazz, date, lieu et personnel de l'orchestre). C'est extrêmement utile, car innombrables sont les disques de jazz auxquels ont participé les musiciens les plus divers. Et il y a parfois des surprises, des musiciens enregistrant sous un autre nom ou ayant oublié qu'ils avaient participé à tel disque célèbre. Le travail des discographes dans le jazz a été rendu indispensable à cause de l'ignorance où les étiquettes de disques de jazz -- qui était considéré comme une musiquette, donc sans importance -- tenaient l'acheteur. -- On dit le « Jepsen » comme on dit le Littré ou le Larousse.
[^23]: -- (5). Lequel ne s'appelle pas du tout Ray Schwartzbardt mais Roger Pichemolle. Il avait adopté ce pseudonyme pour réussir.
[^24]: -- (6). On appelle « Age d'or du jazz » toute la période comprise entre les grands ancêtres de la Nouvelle-Orléans et la 2^e^ Guerre mondiale, sans distinction de style. On entend par là un jazz joyeux, gai, heureux, sans fioritures, ni complications inutiles, ce qui ne veut pas dire simpliste et dénué de finesse et de subtilité. La « révolution bop » des années 40 vint malheureusement *casser* ce climat avec son cortège de névroses. Rien ne sera plus comme avant.
[^25]: -- (7). Ceci était arrivé réellement au grand pianiste, le plus grand de tous, Art Tatum, décédé en 1956. Entièrement privé de la vue, Art Tatum apprenait tout d'oreille. Il possédait une technique instrumentale éblouissante que n'égalaient que ses dons d'improvisateur et son sens aigu de l'harmonie. Or, les clients des cabarets, où il jouait, exigeaient de cet improvisateur à l'imagination inépuisable qu'il leur jouât exactement les mêmes variations sur les airs que dans ses disques. Et cet homme bienveillant s'exécutait sans rechigner.
[^26]: -- (8). Est-il besoin de donner des noms ? Non, n'est-ce pas ?
[^27]: -- (9). A Salon-de-Provence, où sont venus notamment Count Basie, Lionel Hampton, Ella Fitzgerald, Clark Terry.
[^28]: -- (10). Je ne ferai pas au lecteur d'ITINÉRAIRES l'affront de supposer qu'il ignore qui sont Rameau ou Mozart. Par contre il apprendra utilement que Joë « King » Oliver, né en 1885 à la Nouvelle-Orléans (Louisiane), mort en 1938 à Savannah en Géorgie, trompettiste, ou plutôt cornettiste de jazz, a eu la gloire d'inspirer et de « lancer » Louis Armstrong, son fils adoptif musical, et, qu'il dirigea le premier orchestre de jazz de grande classe, le King Oliver Creole Jazz Band, dont les enregistrements en 1923, à Chicago, définirent le langage de la musique dite jazz, pour les siècles à venir.
[^29]: -- (1). Autre erreur de détail : plutôt qu'une « devise latine », *Quantum potes tantum aude* est un verset du *Lauda Sion ;* Segalen, sans peut-être posséder l' « érudition liturgique » de son père, instituteur public mais chantre à l'église paroissiale, le savait sûrement.
[^30]: -- (1). Voir Marcel De Corte : *En guise de testament,* dans ITINÉRAIRES, numéro 322 d'avril 1988, spécialement pages 1 et 2.
[^31]: -- (1). Non : il n'y avait que Louis Salleron et moi à ce déjeuner. J'ai connu Paul Sérant par ailleurs et non point par son frère. Je crois bien, même, ne les avoir jamais rencontrés ensemble. (Note de Jean Madiran.)
[^32]: -- (1). Voir ITINÉRAIRES, numéro VI de juin 1991, p. 278 et suiv.