# 810-06-92 (Été 1992 -- Numéro X) 5:810 Jean Madiran ## Gilson *Chroniques philosophiques* Éditions Difralivre 7:810 > *-- S'il te plaît, donne-moi un peu d'eau de ta cruche.* > > *Elle répondit :* > > *-- Bois, et elle pencha sa cruche sur son bras, et elle le fit boire.* > > (*Genèse, XXIV, 17-18*) *A celle-là* ####### A celles-là 9:810 ### Préface 11:810 FALLAIT-IL vraiment recueillir, et présenter au public à nouveau, mais pour la première fois rassem­blées en un seul ouvrage, ces chroniques philosophiques rédigées en des occasions si diverses des années soixante à quatre-vingt-dix ? Fallait-il ? En un sens il ne faut jamais rien, tout est vanité, que sert à l'homme, demande l'Ecclésiaste, toute la peine qu'il prend sous le soleil... Il ne faut jamais rien mais il faut toujours tout. C'est un sentiment et sans doute un devoir de piété intellectuelle envers Étienne Gilson qui m'incite à ne pas m'abstenir. Je lui devais ce recueil. 12:810 De son vivant Gilson fut consulté, entendu, apprécié comme historien. Seulement comme un historien. En France du moins. On savait qu'il exprimait en outre ce que l'on tenait pour des opinions, voire des humeurs, on admettait qu'il en expri­mât, cela le regardait, on le laissait faire sans y prêter attention. Je crois au contraire que nous avons eu au XX^e^ siècle un philosophe : un philosophe français, un philosophe chrétien, un philo­sophe catholique. Par une ironie météoro­logique, il était de gauche ; accidentelle­ment mais durablement. Tant pis, tant mieux. Philosophe, c'est l'important, ne le lâchons pas. Les quatre études qui composent la première et principale partie de cet ouvrage ont été écrites dans les semaines qui suivi­rent la mort d'Étienne Gilson en 1978. Les autres à divers moments, de 1960 à 1992. 13:810 ### 1 -- Pour saluer Gilson 15:810 IL N'ÉTAIT PAS DES NÔTRES. Mais nous sommes des siens. Nous l'admirions, nous l'aimions, nous lui devons beaucoup, nous l'avons dit. C'était un philosophe. C'était aussi un homme de gauche, encore que d'une mer­veilleuse santé, sa gauche n'était pas la gauche idéologique, méchante, empoisonnée comme chez Maritain, c'était une gauche toute concrète et viscérale, la gauche des pauvres qui se méfient des riches, des petits bourgeois qui suspectent les grands seigneurs, des simples contre les gros. Il était de gauche par ses amitiés, Chenu et de Lubac, et en cela il n'était pas des nôtres, nous n'avons pas cherché à l'an­nexer durant sa vie, nous ne l'annexerons pas après sa mort. « Je connais fort bien ITINÉRAIRES, m'écrivait-il, ce qu'il reste de maurrassien, pour le ton et l'esprit, me demeure étranger. » ([^1]) 16:810 Il était résolument du camp de Sangnier contre celui de Maurras mais, ô merveille incroya­ble et pourtant vérifiable, il l'était en toute innocence, sans quasiment rien connaître de l'un ni de l'autre. Il prenait Maurras pour « un athée qui se disait tel » et qui « faisait profession d'utiliser l'Église à ses propres fins politiques ». Il aimait en Sangnier « un catholicisme social tourné vers le peuple et sincèrement républicain », mais sans non plus en rien savoir : « Je n'avais jamais vu Marc Sangnier, je n'ai jamais assisté à une seule réunion du Sillon, aujour­d'hui encore je n'ai jamais lu un seul article sorti de sa plume. » Alors ? Alors ceci : « Fils de petite bourgeoisie chrétienne et républicaine, nous savions seulement qu'il y avait quelque part un républicain chrétien qui se battait pour nous. » ([^2]) Un *républicain chrétien* qui était *tourné vers le peuple* et donc *se battait pour nous,* voilà toute la gauche qui sera toujours celle de Gilson. Illusion, mais illusion au ras de terre et qui n'entre pas en sa philosophie. Grande différence avec Maritain, dont toute la pensée, y compris la pensée religieuse, fut gauchie par son évolution à gauche. Même quand nous étions d'accord avec lui, Mari­tain nous maintenait à distance, nous ressentait comme étrangers ; nous désignait comme adversaires, nous réputait les pires. Gilson, quelle qu'ait été la vivacité de nos désac­cords accidentels, nous déclarait : 17:810 « Je me sens profondé­ment d'accord avec vous sur l'essentiel. » ([^3]) Pour Mari­tain, « l'intégrisme est la pire offense à la Vérité divine et à l'intelligence humaine » ([^4]). La pire ; il dit bien la pire ; la pire offense à Dieu ; la pire offense à l'intelligence humaine. C'est le retournement très conscient de la sen­tence de saint Pie X désignant les modernistes comme « les pires ennemis de l'Église » ; c'est l'authentification en 1966 du cri de guerre qui, pour la préparation du concile Vatican II, avait été lancé contre la « Cité catholique » et contre ITINÉRAIRES : *Les intégristes sont les pires ennemis de l'Église, plus dangereux que les communistes* ([^5])*.* Non, la gauche sauvagement imprécatoire et détestante de Mari­tain n'était pas celle de Gilson. Je ne l'ai jamais rencontré. Nos relations ont été pure­ment intellectuelles, seulement épistolaires. Mais depuis plus d'un tiers de siècle, j'ai beaucoup lu, relu, médité ses livres la plume à la main. Pas tous. Pas ceux sur la litté­rature et sur l'art, qui ne m'enthousiasment guère. Mais tous les autres ou presque. Je l'ai toujours trouvé très différent de Maritain, même quand il disait comme lui. Maritain est finalement un idéologue, même quand il fait la critique des idéologies. 18:810 Gilson n'a pas d'idéologie, il n'a (quelquefois) que des préjugés, que des illusions, comme nous tous, mais pas les mêmes, voilà tout. \*\*\* Le plus bel hommage à Gilson paru dans la presse après sa mort, ou en tout cas celui qui m'a semblé je moins inadéquat, est celui d'Étienne Borne dans *La Croix* du 22 septembre. Ce n'est pas l'hommage d'un thomiste. C'est pourtant un écho réel à la pensée réelle de Gilson. Étienne Borne, ce farouche adversaire, anathématiseur infatigable de la droite et de l'intégrisme, vieillit plutôt bien. On n'en saurait (intellectuellement) dire autant de Fabrègues, qui a fait l'article dans *Le Monde* du même jour ([^6]). Les deux discours funèbres ont en commun que, mis à part les détails bio et bibliographiques, ils pourraient presque être dédiés aussi bien à Maritain qu'à Gilson. Comme si Maritain et Gilson n'avaient été que les deux voix d'une unique pensée, les deux ouvriers interchangeables d'une seule et même « renaissance du thomisme ». C'est vrai en partie. Ce n'est qu'une partie du vrai. Il y a aussi chez Gilson une démar­che intellectuelle très différente de celle de Maritain ; une démarche qui peut être résolument opposée. Démarche dis­crète, presque secrète, perceptible seulement au lecteur attentif. 19:810 Gilson n'a jamais, croit-on, écrit le nom de Mari­tain que pour le défendre, l'honorer, le louer : « Il n'est pas nécessaire de lire longtemps n'importe quel livre de Jacques Maritain pour s'apercevoir qu'on a affaire avec un des tout premiers écrivains de notre temps. » ([^7]) « Cet exposé de la question \[l'exposé par Maritain de la notion de « philoso­phie chrétienne »\] définit, beaucoup mieux que je n'aurais pu le faire, les éléments d'une solution doctrinale de la question (...). Je suis donc entièrement d'accord avec lui. » ([^8]) Une telle déclaration -- qui cependant ne fut pas souvent renouvelée -- donnait à croire que Gilson lui-même se considérait comme le second de Maritain, quasiment son disciple, en quelque sorte son subordonné chargé des questions historiques et recherches annexes. 20:810 On n'a pas remarqué qu'il existe pourtant plusieurs critiques explicitement adressées à Maritain par Gilson. Elles portent sur l'intuition de l'être et sur la connaissance de Dieu ([^9]). Gilson n'est pas d'accord avec Maritain sur le Dieu d'Aris­tote ([^10]). Il ne concède à Maritain aucune connaissance de l'essence divine ([^11]). Il lui reproche d'avoir « oublié l'élé­ment positif de la théologie négative » ([^12]) ; il lui fait honte de rejeter une formule du P. Sertillanges ([^13]) qui « n'a d'autre tort que de supposer comprise la doctrine de saint Thomas », le reproche est raide ([^14]). Il l'accuse aussi d'avoir, par un « artifice typographique », cherché à « changer le sens d'une phrase » de saint Thomas pour « garder » frauduleusement « quelque connaissance de l'essence divine » ([^15]). 21:810 Autant de divergences *techniques,* qui n'empêchent pas Gilson de saluer en Maritain « l'un des plus profonds interprètes de saint Thomas » ([^16]). L'un des plus profonds, oui, mais je ne crois pas qu'il ait jamais écrit : l'un des plus exacts. Car si les critiques explicites sont mesurées, modérées, quoique non sans sous-entendus, et si elles peuvent laisser incertain de leur portée réelle un lecteur de passage, en revanche quelle vivacité, quelle gravité, quelle dureté lorsque Gilson réprouve les positions de Maritain sans écrire son nom, sans désigner la cible, faisant mine de parler à son chapeau, mais non pas entre ses dents. Ses trois chapitres de 1960 sur Bergson ([^17]) sont d'une extrême sévérité pour Maritain : « les censeurs catholiques de Bergson étaient thomistes », mais d'un « thomisme » qui « manquait de mordant », car « ce n'était pas celui de saint Thomas, c'était celui des thomistes » ([^18]), « *aucun* dont on se souvienne n'a pris la peine de reprendre pour son propre compte la discussion du problème que Bergson s'était proposé de résoudre » ([^19]). 22:810 C'était, dit Gilson, un de ces moments où il semble que la sagesse, « fatiguée d'avoir si longtemps enseigné le vrai, se repose en dressant des listes d'erreurs » ; « c'est comme lorsqu'on se trompe de chemin ; celui qui nous dit : Vous n'y êtes pas, nous rend assurément service, mais moins que celui qui nous renseigne sur la manière d'y aller » ([^20]). Après avoir rappelé la véritable doctrine de saint Thomas sur Dieu, il ajoute : « On ne trouve *pas un mot* de cet aspect du thomisme dans les censures dont Bergson fut victi­me. » ([^21]) Sans doute Gilson vise-t-il là Tonquédec ([^22]) et Garrigou-Lagrange ([^23]), qui sont ses habituelles têtes de turc. Mais il s'abstient d'indiquer que Maritain ferait exception. Et quand il dit *aucun*, quand il dit *pas un mot,* il est impossible de douter qu'il veut donner à entendre que Maritain tombe directement sous le coup de ces con­damnations. On objectera peut-être que critiques et com­mentateurs n'ont remarqué ni les objections explicites ni les condamnations implicites sous lesquelles Gilson acca­ble Maritain : 23:810 mais critiques et commentateurs n'ont en général jamais rien remarqué de Gilson, passant ses livres sous silence ou ne les mentionnant que pour la forme. Étienne Borne fait allusion à l' « un de ses derniers livres » ([^24]) qu'il qualifie de « peu remarqué, quoique remarquable ». Peu remarqué, et même pas du tout, dans le chobiz cosmopolite de la classe intellectuelle qui occupe les commandes du pouvoir culturel. Mais ce fut le sort de quasiment tous les autres livres de Gilson. Il le ressentait vivement et me l'écrivit plusieurs fois ([^25]). Et pourtant il ne fut pas du tout le marginal pour lequel il finirait par se faire passer. L'inscription temporelle ne lui a pas manqué : professeur à la Sorbonne, professeur au Collège de France, sénateur ([^26]), membre de l'Académie française. 24:810 Ce sont ses livres que l'on ne lisait pas ; que l'on ne lisait pas vraiment ; du moins dans les sphères dirigeantes et les milieux installés. -- *Mais qui lit ?* disait Bainville, *qui comprend ce qu'il lit, qui retient ce qu'il a compris ?* Sur tous les points de philosophie spéculative qui les opposent, je suis fort loin de donner systématiquement raison à Gilson contre Maritain. Souvent Gilson force les choses, me semble-t-il, et dramatise des différences d'ex­pression qui n'ont pas la portée qu'il insinue. L'origine de cette majoration est sans doute dans sa conviction que la philosophie chrétienne était tout à fait perdue de vue par les catholiques, puisque personne n'avait informé de son existence le catholique Gilson, qui a dû la retrouver tout seul et la remettre lui-même en circulation. On ne lui avait même pas parlé de l'encyclique *Aeterni Patris* de Léon XIII. Mais cela ne prouve rien ou en tout cas ne prouve pas ce que croit Gilson. En effet il a eu beau faire, trente et quarante ans plus tard je me suis trouvé dans la même situation ; 25:810 j'ignorais jusqu'au nom de saint Tho­mas, personne ne m'avait nommé Gilson et Maritain, je les découvris par hasard : ce n'était point leur faute, ce n'était point parce que Gilson et Maritain auraient perdu de vue la philosophie chrétienne et le vrai sens du thomisme. C'est pour une autre raison. Ce que Gilson n'a pas vu, même quand Péguy le lui montrait ([^27]), c'est l'exercice d'une domination temporelle en matière spirituelle, c'est l'exis­tence d'une tyrannie culturelle, régnant sur l'enseignement et sur l'opinion publique, une tyrannie qui nous détache de notre tradition nationale et religieuse, d'abord en nous la dissimulant. Gilson imagine au contraire que s'il n'a pas connu le thomisme avant de l'avoir par lui-même décou­vert, c'est parce qu'il s'était anémié, mutilé, défiguré lui-même. Fabrègues suit là-dessus les yeux fermés *Le philo­sophe et la théologie* et nous assure que Gilson a exhumé « des textes que personne ne lisait plus » et qu'il a « tota­lement » renouvelé la connaissance du Moyen Age ([^28]). Non, l'ignorance où Gilson était en sa vingt-cinquième an­née n'était pas absolument universelle. 26:810 Elle était répandue sans doute, mais elle était artificieusement agencée. En 1905 certes, Gilson qui a 21 ans « n'a jamais lu une seule ligne de saint Thomas ni entendu parler de sa doctrine par aucun maître » ([^29]). De 1905 à 1913, « c'est en remontant de Descartes vers ce que je supposais être les sources médié­vales de sa doctrine que je pris contact pour la première fois avec saint Thomas » ([^30]). Aventure intellectuelle pas­sionnante et toute à l'honneur de Gilson. Mais on pourrait croire à le lire (et Fabrègues l'a cru, malgré ce qu'il sait d'autre part, ou devrait savoir) que la tradition thomiste était au même moment complètement interrompue. Après 1920, Gilson connaît et reconnaît, il entend avec profit deux dominicains, le P. Théry et le P. Mandonnet ; avant 1914, aucun. Il y eut seulement « Pierre Rousselot, s.j., l'annonciateur premier de ce renouveau du thomisme de saint Thomas » ([^31]). Ce mépris des thomistes dominicains est délibéré mais il est injuste. Avant 1913, il y avait Pègues, qui écrivait volume après volume son monumental *Com­mentaire français littéral* à la Somme théologique ([^32]). 27:810 Sertillanges avait publié son *Saint Thomas* en 1910, Garri­gou-Lagrange son *Sens commun* en 1909 ; et avant eux Gardair : son *Corps et âme,* « essai sur la philosophie de saint Thomas », est de 1892, suivi de quatre autres volumes de 1892 à 1901 sur la nature humaine, la connaissance, les passions et la volonté, les vertus naturelles. Maritain, surtout avant 1926, a été beaucoup moins injuste que Gilson à l'égard de ces bons et véritables ouvriers d'une renaissance thomiste. Gilson ici se débarrasse trop aisément de responsabilités qui sont (en partie) les siennes. Les siennes, oui. Voyons cela. En 1931, à l'âge de 47 ans, travaillant sur la philosophie chrétienne depuis plus de vingt ans, il commence tout de même à être personnelle­ment responsable de son information et de ses lacunes. Il fait à l'université d'Aberdeen les leçons qui deviendront en 1932 son ouvrage capital sur *L'esprit de la philosophie médiévale.* Et il avait « totalement oublié » l'encyclique *Æterni Patris* de Léon XIII : « Je me suis aperçu que ce que j'étais en train de prouver en deux volumes, vingt le­çons et je ne sais combien de notes, était exactement ce que cette encyclique aurait suffi à m'enseigner, y compris l'in­terprétation même de la philosophie médiévale que je pro­posais (...). Cette notion de philosophie chrétienne que j'avais eu tant de peine à retrouver dans les faits (...), elle s'était imposée à moi au terme d'une longue recherche, dont un peu d'attention aux enseignements de l'Église eût pu me dispenser. » ([^33]) 28:810 En réalité il ne l'avait pas « ou­bliée », comme il le prétendait en 1936, il ne la connaissait pas du tout, il finira par le confesser un quart de siècle plus tard, en 1960 : « Il ne l'avait donc jamais lue ? Non, jamais, et il l'avoue à sa honte. » ([^34]) Ce n'est tout de même pas la faute de Léon XIII, ce n'est tout de même pas la faute des thomistes si Gilson n'avait jamais lu *Æterni Patris* avant 1932. Il ne l'avait même pas lue, c'est curieux, c'est un comble, chez Maritain, qui deux ans plus tôt en avait donné une traduction intégrale dans son volume *Le docteur angélique.* Elle ne lui était pas inacces­sible. C'est donc bien lui qui ne voulait pas aller y voir. Il a retrouvé, c'est son mérite, une « conception de la philosophie chrétienne » qui est « exactement » celle de l'encyclique : mais cela prouve aussi que cette « concep­tion » n'était pas complètement perdue avant lui ; que la tradition s'en prolongeait dans l'Église romaine ; qu'une première « renaissance thomiste », celle de Taparelli et des jésuites de la *Civiltà cattolica,* avait préparé *Æterni Patris,* qui n'est pas un aérolithe brusquement tombé du ciel sur une planète ignorant tout du thomisme ; bref que le vrai sens des textes de saint Thomas n'avait pas été « obnubilé par six siècles », pas moins, comme Gilson ne le dit pas, mais comme il a pu incliner Fabrègues à le supposer, et le malheureux l'écrit tout cru comme il le croit ([^35]). 29:810 Gilson a très bien compris après coup (et très bien expliqué) que Léon XIII avait fait acte de « philosophe chrétien » ; il ne semble pas l'avoir activement compris pour Pie XII (ni pour la Lettre sur le Sillon de saint Pie X), il ne semble pas s'être seulement posé la question. On n'aperçoit aucun signe qu'à partir de 1932 il ait voulu rattraper le temps perdu en étudiant les encycliques avec la studieuse atten­tion à laquelle il reconnaît désormais qu'elles ont droit. Qu'il ne l'ait finalement fait ni avant ni après, ce n'est pas la faute des autres. Les oppositions entre Gilson et Maritain n'ont jamais fait l'objet de débats en règle, étant restées implicites ou s'étant exprimées surtout de biais. C'est souvent à Maritain que nous donnerions raison, sans donner tort à Gilson sauf en ce qu'il invente ou grossit les désaccords, comme s'il voulait donner à son propre thomisme une originalité qu'il n'a pas toujours. Mais tous ces thomistes, y compris Maritain, agaçaient Gilson parce qu'ils étaient plus ou moins des idéologues plutôt que des philosophes. Leurs doctrines n'étaient pas fausses. Gilson trouvait insupportables leurs manières de parler, on le comprend ; il se trompait, je crois, en dramatisant leurs erreurs. Des erreurs, il y en a chez Maritain, surtout au chapitre de la personne et du bien commun ([^36]) ; 30:810 il ne semble pas que Gilson les ait aperçues ; je suppose même qu'il les a plus ou moins parta­gées : mais implicitement, car sa philosophie n'est jamais une philosophie du bien commun ([^37]), encore que souvent il ait du bien commun une vue concrète assez juste ([^38]). La philosophie de Maritain comporte une philosophie explicite du bien commun, mais c'est une fausse philo­sophie. Nous préférons Gilson. S'il fallait dire en résumé la différence fondamentale qui nous fait préférer l'un à l'autre, je m'en rapporterais à la distinction qui est, je crois, de Schopenhauer, reprise à son compte par Gilson ([^39]) : « Le philosophe parle des choses, mais le professeur de philosophie parle de philo­sophie. » Gilson a été à la fois professeur et philosophe, bon professeur et bon philosophe, ce qui le sépare de Mari­tain, excellent professeur à ses heures et trop souvent mauvais philosophe. Maritain a presque toujours très bien parlé des philosophies, de celles qui sont thomistes et de celles qui ne le sont pas : quand il a parlé des choses en elles-mêmes, il l'a fait avec un tel irréalisme que Salleron, peu scolastique mais ayant souvent le sens du réel, lui refuse la qualité de thomiste : refus exagéré mais significatif. 31:810 Quant à ce qu'ont pu être les relations personnelles entre Gilson et Maritain, cela n'apparaît ni dans l'œuvre de l'un ni dans l'œuvre de l'autre. Ils sont réciproquement absents des volumes de mémoires où ils racontent leurs aventures intellectuelles et leurs grandes amitiés ([^40]) : on dirait deux étrangers qui ne se connaîtraient que par leurs livres. Une trace, unique en son genre, de relations profes­sionnelles pas très intimes, au moment où Gilson prépare ses leçons d'Aberdeen sur la philosophie chrétienne ([^41]). Il semble que les rapports amicaux ont existé surtout quand tous deux eurent une fonction officielle : Gilson sénateur MRP, Maritain ambassadeur de France auprès du saint-siège. A ce moment ils se fréquentent avec une certaine familiarité. J'ai quelque raison de supposer que la rencontre Montini-Gilson, organisée par Maritain, désirée par Monti­ni, consentie par Gilson, prenait place dans une certaine manœuvre de politique religieuse ([^42]). 32:810 Peu de temps aupa­ravant, Gilson avait salué d'un article étrange et excessif la nomination de Maritain par De Gaulle : l'un des très rares écrits publics où il se dise son « ami », mais en quels termes ! 33:810 Maritain y est représenté comme un « vrai chef » (!?), pour qui « la spéculation fut toujours la forme éminente de l'action », doué d' « une merveilleuse pru­dence des hommes et des choses » ; enfin, pour tout dire, « l'incarnation vivante de la France chrétienne » ([^43]). Ces hyperboles soulignent que dans l'ordre des relations personnelles, Gilson et Maritain sont réunis davantage par la politique, qui ne leur est qu'occasionnelle, que par la philosophie qui leur est commune. \*\*\* Pour saluer Gilson à l'occasion de sa mort, je voudrais apporter seulement quelques considérations nouvelles concernant premièrement la crise de l'Église, secondement l'humanisme intégral, et peut-être aussi ce que l'on appelle l'avenir du thomisme. Mars 1979. 35:810 ### 2 -- La crise de l'Église 37:810 ON ATTÉNUE BEAUCOUP, on voile et on minimise, au vrai, plus souvent, on ignore ce que fut le jugement terrible de Gilson sur la décomposition du catholicisme contempo­rain et sur celle du monde moderne en général. Borne nous dit assurément ([^44]) qu'à toutes les époques de sa vie Gilson fut « un catholique militant », toujours « présent à son temps dans une vaillance d'esprit et une robustesse de caractère inentamables à toutes les vicissitudes » ; « il n'est guère de débats dans l'Église comme dans l'intelligentsia du siècle auquel Étienne Gilson n'ait participé ». Fort bien : mais les débats post-conciliaires ? quelle y fut sa partici­pation ? Rien, ou quasiment rien. Un regret, public sans doute, oui, Gilson a publiquement regretté, seulement un regret, et c'est tout : 38:810 « Gilson a publiquement regretté la disparition du terme consubstantiel dans le Credo », trois lignes sur ce regret, trois lignes auxquelles Borne se hâte d'en ajouter six pour stipuler que ce téméraire ne doit pas pour autant être suspect à la vigilance du civisme démocratique car, à sa décharge et pour l'innocenter, « il n'a jamais eu la moindre inclination pour un intégrisme auquel il a toujours reproché, entre autres vifs griefs, de donner au thomisme une figure peu aimable de sécheresse et d'intolérance ». Nous voilà rassurés, Gilson n'est pas un fachiste assassin. Fabrègues n'est pas meilleur que Borne, il est plus abondant mais en un sens il est pire ; en un sens que je vais dire. Examinons comment il résume, d'ailleurs incidemment, l'attitude post-conciliaire de Gil­son : « C'était au temps où il venait de s'engager, avec une calme ardeur, dans quelques-uns des aspects les plus vifs des polémiques post-conciliaires : refus d'abandonner le consubstantiel, qu'il tenait pour irréductible aux formules qu'on lui substituait ; dé­bats sur le célibat sacerdotal ou l'usage du latin dans les rites. » ([^45]) Fabrègues a du métier ; un considérable métier d'esquive et d'escamotage, développé par un long exercice. Quel art, quel tour de main. Il assure que Gilson s'est engagé dans quelques-uns des « aspects *les plus vifs* des polémiques post-conciliaires », et il ne cite que *les moins vifs.* 39:810 Il insiste sur l' « engagement » pour escamoter la gravité, la densité de ce que Gilson a dit. Non seulement, d'ailleurs, il insiste sur l'engagement, mais il l'invente. Gilson ne s'est juste­ment pas *engagé* dans ces *polémiques.* Il a pris position à part, en marge, de loin en quelque sorte, et surtout de haut ; et en liturgie il s'agissait de beaucoup plus que de l'usage du latin dans les rites. Pour la honte de l'escamo­teur, citons un texte de 1967, sur la messe déjà nouvelle avant la nouvelle messe de 1969 : « Un beau matin de mars (1967) sous un ciel bleu vif de Nouvelle Angleterre... je vois la nouvelle chapelle. Bonne occasion d'entendre une messe et j'arrive juste au commencement. Je m'y retrouve d'autant mieux que c'est une messe basse et, jusqu'au canon, rien à signaler. A ce moment je perçois un mouvement ; ce sont les assis­tants et assistantes, tous élèves du collège catholique où je suis, qui se lèvent de leurs places et vont se ranger en cercle autour de l'autel. J'hésite un moment à les suivre, mais n'ayant aucune idée de ce que l'on est censé faire au cours de ce rite nouveau pour moi, je reste finalement à ma place. Le spectacle est curieux, car on dirait que tous ces laïcs des deux sexes sont en train de concélébrer. Tantôt ils disent des choses, je ne sais lesquelles, tantôt ils se taisent ; je suis l'office de mon mieux, non sans me sentir un peu stupide, seul dans le banc de la nef où, par habitude, je me suis logé. 40:810 On les voit à un moment s'incliner vers leurs voisins ou voisines, se prendre le bout des doigts et se murmurer quelques paroles, probablement *Pax tecum.* Je me dis avec satisfaction que, n'étant pas dans le coup, je n'avais pas à me demander quoi répondre, mais c'était compter sans la dernière des fidèles qui, m'ayant repéré de loin et incapable de tolérer de ma part une attitude si peu communautaire, descendit les marches de l'autel, sortit du chœur, se dirigea vers moi sans paraître lever les yeux, s'inclina légèrement, me prit le bout des doigts dans les siens et marmonna une assez longue formule que je ne comprenais pas, mais qui en aucun cas ne pouvait se réduire à un *pax tecum.* Ne sachant que dire, je répondis stupidement : *Thank you, miss.* Mais rien ne semblait l'étonner ; après un léger salut, les mains jointes et les regards baissés, elle rallia le troupeau des fidèles com­munautaires dont je m'étais incompréhensiblement sé­paré (...). Pour la première fois depuis mon enfance, je venais d'assister, dans une église catholique ; à une messe dite selon une liturgie particulière au cours de laquelle je ne savais comment me comporter. « (...) Le bon public ne sait d'ailleurs pas tout. Un laïc qui venait de la servir fut un jour surpris de voir le prêtre remettre ensemble, après la messe, les hosties non consacrées et ce qui restait d'hosties consacrées non con­sommées. Sur la remarque qu'il en faisait, on lui répondit que c'était sans importance. » ([^46]) 41:810 Cela est intitulé *Divagations parmi les ruines* et conti­nue pendant une trentaine de pages, notamment en préci­sant qu'il s'agit des « *ruines que l'après-concile accumule autour de nous* » ([^47])*,* mais rien dans les circonlocutions de Fabrègues ne peut laisser supposer au lecteur non prévenu que Gilson aurait quelque part déclaré que l'après-concile accumulait autour de nous les ruines. En tout cas, concer­nant les rites nouveaux, ce n'est nullement parce qu'on les aurait traduits en français (ou en anglais) que déjà en 1967, deux ans avant le Nouvel Ordo Missae, il déclare n'y plus rien comprendre. Et la différence entre les hosties qui sont consacrées et celles qui ne le sont pas est autre chose qu'une question d'usage du latin dans les rites. Gilson n'a pas eu non plus sur notre épiscopat misérable les illusions explicites (ou les silences complices) des Borne et des Fabrègues. Bien sûr, c'est d'un simple revers de main, un revers de main presque négligent, qu'il cul­butait pour toujours le sinistre cardinal Feltin, d'odieuse mémoire, le cardinal Feltin de l'affreux trio dirigeant Feltin-Liénart-Gerlier (le trio qui, sous Pie XII, malgré Pie XII, contre Pie XII, écrasait sous son arbitraire l'Église de France). 42:810 Le cardinal Feltin, entre autres forgeries et calembredaines dont il était coutumier, avait promu les mass-media au rang de sacrements : « sacrements de l'opi­nion publique ». Cette baliverne sacrilège était devenue un thème à exhortations, dialogues, échanges, recyclages et tours de chant. Le moindre dominicain pontifiait : « L'opi­nion publique a ses *sacrements,* comme l'écrivait le cardinal Feltin ; ces sacrements, ce sont les moyens de communi­cation qui l'expriment et la forment... La presse, la radio, le cinéma, la télévision sont autant de *sacrements* de l'opi­nion publique... » Ayant rencontré cette mascarade blasphé­matoire, Gilson renverse le pitre blasphémateur : « Seuls des prêtres peuvent vouer au profane un culte aussi fervent et reculer aussi loin les bornes de la naïveté. Car enfin quand on sait quelle obscure cuisine, rarement propre, fabrique cette fameuse opinion publique, on se demande si la religion, âme des liturgies, n'est pas en voie de suc­comber à la masse de ses nouveaux moyens de se dissou­dre. » ([^48]) La religion en voie de succomber à la masse de ses nouveaux moyens de se dissoudre : telle était l'angoisse de Gilson, tel était son pronostic, c'est autre chose que les édulcorations et les silences de Fabrègues. La religion est en train de se dissoudre parce que l'on néglige l'*unique nécessaire :* « Plusieurs de ceux qui en ont la garde semblent le perdre de vue et paraissent même vouloir nous en détourner. » ([^49]) 43:810 Exactement la constatation dans laquelle Fabrègues a refusé d'entrer véritablement. Du moins, qu'il ne l'ôte pas de Gilson, qu'il ne l'escamote pas. L'observation essentielle de Gilson sur « le vaste reflux qui entraîne chaque jour plus loin l'Église, les sociétés, les esprits, les cœurs de nos contemporains » ([^50]) est une observation sur les rapports du *dogmatique* et du *pastoral.* Borne n'aperçoit que la dénonciation d'une « carence méta­physique » et d'un « funeste relâchement théologique » ; Fabrègues n'a quasiment rien aperçu à ce niveau. L'ob­servation de Gilson n'est pas fragmentaire ; elle est syn­thétique et articulée : « Le désordre envahit aujourd'hui la chrétienté ; il ne cessera que lorsque la dogmatique aura retrouvé son primat naturel sur la pratique. » ([^51]) « La vérité du dogme est en partie perdue de vue. » ([^52]) « S'il était admis que la pastorale pût impunément se passer de dogmatique, le pire ne serait plus à craindre, il serait déjà arrivé. » ([^53]) Cette primauté monstrueuse du pratique sur le spéculatif, de l'action sur la contemplation, du pastoral sur le dogmatique, cette primauté imposée hiérarchiquement, au nom du pape et du concile, était en­core implicite mais déjà vécue en 1967. 44:810 En 1975, dans sa lettre du 29 juin à Mgr Lefebvre, Paul VI déclare que la « soumission au concile » telle qu'il l'entend et la réclame consiste à reconnaître que « *le deuxième concile du Vatican ne fait pas moins autorité, est même sous certains aspects plus important encore que celui de Nicée* ». C'est bien instituer la primauté du pastoral sur le dogmatique. Car le pastoral dont on nous accable depuis quinze et vingt ans n'est pas n'importe quel pastoral, et surtout point le pastoral au sens du Bon Pasteur, le pastoral dont la pre­mière tâche est d'enseigner la vérité révélée. Non. Il s'agit du « pastoral » de Vatican II ; d'un « pastoral » précisément défini par distinction d'avec le « doctrinal » ([^54]). Ni Fabrègues ni Borne n'ont lu chez Gilson l'observation car­dinale sur le pastoral et le dogmatique : ou s'ils l'ont lue, ils l'ont bien caché. Aucun des apologistes militants de Paul VI n'a essayé, nous l'avons attendu en vain, de nous expliquer comment il pourrait se faire, *selon les critères catholiques,* que Vatican II ait *autant d'autorité et plus d'importance* que Nicée ; fût-ce « sous certains aspects » (soigneusement non précisés). Le seul qui ait fait mine de s'y risquer est le P. Congar, mais il a promptement battu en retraite devant l'impossible. Au demeurant personne n'est tenu d'apporter une solution à toutes les difficultés : mais cacher leur existence, ou ne pas s'en apercevoir, il n'y a pas de quoi se vanter. 45:810 Sans doute Gilson n'a-t-il pas explicitement pris à partie Vatican II et Paul VI. Ce n'était ni son rôle ni son tempé­rament. Et puis, et surtout, il n'avait attendu ni Paul VI ni Vatican II : la crise actuelle de décomposition du catho­licisme n'est pas née du concile montinien ; la fonction de ce concile, son résultat déplorable n'a pas été d'ouvrir cette crise, de la créer ou de l'accélérer ; mais en quelque sorte de l'officialiser ; de donner aux influences intruses les honneurs et les pouvoirs d'une installation légitime. Les facteurs de décomposition, issus du monde moderne, étaient depuis longtemps au travail, à l'intérieur même de l'Église, ils n'avaient pas eu besoin de l' « ouverture au monde » pour s'y introduire, cependant ils y étaient com­battus. C'est cela qui change avec Vatican II. Le modernisme classique réprimé par saint Pie X, le progressisme contenu par Pie XII, la pénétration judéo-maçonnique, pénétration culturelle, et pas seulement culturelle, constamment re­commencée depuis le XIX^e^ siècle, voici désormais qu'*au nom du pape et du concile,* étrange nouveauté, au nom de leur « ouverture au monde », il est en substance déconseillé de s'y opposer, il est équivalemment recommandé de s'y en­rôler. En ce sens Vatican II est l'origine chronologique et la cause immédiate de la crise en son dernier état. 46:810 Mais ce qui a été installé ainsi et officialisé au nom de l'évolution conciliaire existait déjà, occupant dans la société, dans l'Église, dans les âmes tout l'espace laissé vide par la perte de substance religieuse, l'affaissement dogmatique, l'affa­dissement de la foi. C'est pourquoi les observations les plus sévères de Gilson sur le catholicisme moderne sont de même nature, qu'elles aient été énoncées avant le concile ou qu'elles portent directement sur « les ruines que l'après-concile accumule autour de nous ». Ses pages célèbres (mais inconnues de Fabrègues et de Borne, ou négligeables à leurs yeux) sur l'anémie du catéchisme sont de 1960, elles parlent de cette asphyxie qui a étouffé dans l'Église l'enseignement de la foi déjà entre 1900 et 1950 : « Un regard sur ce qui est arrivé à l'enseignement du catéchisme entre 1900 et 1950, dans les paroisses fran­çaises, suffit à révéler le sens du mouvement. Les petits Français de 1900 apprenaient leur catéchisme, ils le savaient par cœur et ne devaient jamais l'oublier. On ne s'inquiétait pas autant qu'aujourd'hui de savoir ce qu'ils en comprenaient alors, c'était pour plus tard qu'on le leur enseignait, en vue du temps où ils seraient en âge de comprendre (...). Le catéchisme que l'on enseignait alors était d'ailleurs admirable, d'une précision et d'une concision parfaites. Cette théologie en comprimés suffi­sait au viatique de toute une vie. Cédant, sur ce point comme sur tant d'autres, à l'illusion que l'esprit démo­cratique consiste à traiter les citoyens comme s'ils étaient, en principe, autant de débiles mentaux, 47:810 on a voulu l'abaisser au niveau des masses au lieu de l'élever au sien. De là cette diète peu nourrissante qu'on sert au­jourd'hui aux enfants sous le nom de catéchisme... » ([^55]) C'est l'événement le plus important de l'histoire reli­gieuse au XX^e^ siècle : la disparition du catéchisme catho­lique ; l'amenuisement, jusqu'à sa suppression complète, de l'enseignement des trois connaissances nécessaires au salut révélées par Dieu lui-même. C'était déjà à peu près fait au moment du concile ; je rappelle que le texte cité de Gilson, j'insiste, est de 1960, et qu'il parle de ce qui s'est produit durant la première moitié du siècle, de 1900 à 1950. L' « évolution conciliaire » a officialisé cet état de choses ; c'est « au nom du concile » que l'on a, en France à partir de 1967-68, confirmé l'abandon définitif de (ce qui restait de) l'ancien catéchisme, remplacé par une catéchèse sans Pater ni Credo. Cet événement formidable est resté inaperçu des commentateurs. Ni Borne ni Fabrègues n'ont un mot pour la protestation capitale de Gilson. Le P. Congar se déclare ignorant et incompétent en la ma­tière ([^56]). Pourtant cet événement nous concerne tous, il n'échappe pas au niveau le plus ordinaire de la compétence chrétienne, s'il échappe au niveau extraordinairement supé­rieur du P. Congar. 48:810 Un instant de réflexion suffit à en saisir la démoniaque absurdité : pour la première fois dans l'histoire de l'Église on n'enseigne plus la religion aux petits enfants par l'explication du Pater et du Credo. Cela signifie forcément qu'ils sont, par système, privés du Credo et du Pater : qu'ils n'apprennent plus du tout, ou bien qu'ils récitent mécaniquement sans qu'on les leur explique jamais. Bouleversement inouï, révolution cultu­relle la plus profonde, parachevée et consolidée sous le règne de Paul VI, principale ruine parmi les ruines de l'après-concile, écroulement total qu'avait préparé un demi-siècle au moins d'infiltrations, de lézardes, de failles et surtout sans doute de tiédeurs et de médiocrités. Jusqu'au concile, ou plus exactement jusqu'aux papes du concile, jusqu'à Jean XXIII et Paul VI, autrement dit jusqu'à la mort de Pie XII en 1958, Rome ne lâchait pas. La crise était déjà générale dans l'Église, mais la résistance même trébuchante de l'Église romaine aux courants de l'apostasie moderne empêchait le sac de Rome d'être moralement consommé. Après cette disparition achevée du catéchisme romain, c'est à l'Église militante elle-même que paraît s'adresser maintenant la parole divine : -- *Que sert à l'homme de gagner le monde entier, s'il vient à y perdre son âme ?* ([^57]) L'Église militante a en quelque manière perdu son âme quand elle a perdu son catéchisme. 49:810 Elle a perdu son catéchisme tandis qu'elle cherchait à gagner le monde entier. Que lui servirait de parler au monde de la paix et de la guerre, de la justice et des droits de l'homme, de la dignité de la personne et du développement, si elle laissait béante cette blessure, cet abîme formidable, cette absence du catéchisme catholique. Avril 1970. 51:810 ### 3 -- L'humanisme intégral 53:810 L' « HUMANISME INTÉGRAL » a été promu et pour ainsi dire contresigné par Paul VI quand il a décrété dans l'encyclique *Populorum progressio :* « C'est un humanisme plénier qu'il faut promouvoir », et qu'il a précisé à cet endroit par la note 44 : « Cf. par exemple J. Maritain, *Humanisme inté­gral,* Aubier 1936. » Il ajoutait : « Qu'est-ce à dire, sinon le développement intégral de tout l'homme et de tous les hommes. » ([^58]) Déjà célèbre, l'humanisme intégral de Jac­ques Maritain devenait officiel. Mais personne à ma con­naissance n'a fait remarquer que cette illustre formule maritanienne, Maritain n'en était pas l'inventeur ; il l'avait simplement reprise. 54:810 L'inventeur c'est Gilson, qui lui-même l'a oublié (ou qui le feint : j'aperçois dans son œuvre plu­sieurs feintes de cette sorte allusive, secrète, procédant par antiphrase subreptice), puisque lui aussi, en 1967, attribue à Maritain d'avoir donné son nom à l'humanisme intégral : « Si l'humanisme chrétien consiste à exalter la gran­deur de l'homme fait à l'image de Dieu, destiné à une fin dernière proprement divine et muni des moyens néces­saires pour l'atteindre, il existe un tel humanisme. C'est celui que Jacques Maritain a justement nommé un hu­manisme intégral. » ([^59]) Il s'agira précisément de savoir « si » le christianisme est un humanisme qui « consiste » en cela, et si cela est l'humanisme intégral. Maritain l'a ainsi nommé dans son livre paru en 1936 ; pas avant. Supposons même, je n'ai pas vérifié, que la formule apparaisse déjà dans les « six leçons prononcées en août 1934 à l'université d'été de San­tander » qui forment la première version de l'ouvrage : cela ne fait jamais que 1934. Mais en 1925, soit onze ou au moins neuf ans plus tôt, dans son *Saint Thomas d'Aquin* ([^60])*,* Gilson définissait le thomisme comme un humanisme inté­gral, c'est bien lui le premier : 55:810 « Si nous voulions résumer d'un mot ce premier carac­tère distinctif de la morale thomiste, nous dirions qu'elle est un humanisme chrétien, entendant indiquer par là, non qu'elle résulte d'une combinaison en des proportions quelconques d'humanisme et de christianisme, mais qu'elle atteste l'identité foncière d'un christianisme en qui l'huma­nisme tout entier se trouverait inclus et d'un *humanisme intégral* qui ne trouverait que dans le christianisme sa complète satisfaction. » Il n'est pas tout à fait impossible que Gilson ait réelle­ment oublié ces deux mots tombés de sa plume en 1925, et que personne, semble-t-il, ni à l'époque ni plus tard, n'avait remarqués. Un tel oubli voudrait dire qu'il n'attachait pas une importance particulière à cette dénomination. Cepen­dant j'ai peine à croire à la réalité d'un tel oubli. Gilson relisait soigneusement ses livres à chaque réédition, pour les remanier ou quelquefois pour n'y changer finalement que deux mots et trois virgules. Son *Saint Thomas* (mora­liste) serait-il l'exception unique ? il est vrai qu'il n'y a jamais rien modifié, l'ajout de 1974 est un appendice qui ne suppose pas forcément une relecture. Il n'y a donc de certitude ni pour ni contre. On peut examiner, au moins comme non absolument invraisemblable, l'hypothèse selon laquelle Gilson se rappelait fort bien être l'auteur de la formule au moment où il écrivait : 56:810 « Si l'humanisme chré­tien consiste à (...), il existe un tel humanisme. C'est celui que Jacques Maritain a justement nommé un humanisme intégral. » Dans ce cas, il conviendrait de relire ce passage en se défiant du sens apparent et en recherchant quel sens Gilson a voulu y cacher. Le sens apparent est que le chris­tianisme est un humanisme authentique et intégral, comme Maritain l'a justement nommé. Si pourtant l'attribution à Maritain n'est pas un lieu commun, mais consciemment une antiphrase, ou plutôt, je pense (on verra pourquoi), une ambiguïté, il convient alors de ne pas recevoir non plus la phrase précédente selon son sens apparent de lieu commun. Certes le christianisme *exalte la grandeur de l'homme fait à l'image de Dieu, destiné à une fin dernière,* mais le christianisme ne *consiste* pas (uniquement) en cette exaltation, qui n'inclut ni le péché ni la rédemption. La grandeur de l'homme est une vérité inséparable de sa misère, sans quoi elle cesse d'être une vérité. Si, Gilson dit « si », si l'humanisme chrétien consiste à exalter la grandeur de l'homme, il existe un tel humanisme, c'est l'humanisme intégral de Jacques Maritain, et non pas de Gilson ; il existe un tel humanisme qui est chrétien au sens d'hérésie chrétienne, au sens de déviation du christia­nisme. Je force l'interprétation ? Je ne prétends pas qu'elle s'impose ; seulement qu'il est difficile de l'écarter entière­ment. Il doit bien y avoir comme une ombre de cela dans la pensée de Gilson. De toutes façons, quand lui-même écri­vait pour la première fois les mots d'humanisme intégral, il ne parlait nullement d'exalter la grandeur de l'homme. 57:810 Le terme d' « humanisme » est aussi trompeur que celui de « droits de l'homme ». Si on le rejette, on est soupçonné d'être inhumain. Si l'on récuse les modernes droits de l'homme, on est convaincu d'être pour l'écrasement de l'homme, pour l'arbitraire, le despotisme, la tyrannie. L'humanisme passe instinctivement pour un synonyme plus délibéré d'humanité, au sens de bonté, le contraire de la cruauté et de la sauvagerie. Il s'y joint aussi à l'origine l'amour des belles-lettres, des « humanités », c'est-à-dire des langues classiques, la grecque et la latine (et l'hébraï­que). La culture humaniste procure une certaine connais­sance morale de l'homme, un sens général de l'humain, par opposition à ce qui est non cultivé, barbare. « Les humanités sont, dans notre histoire, un facteur intellectuel et moral constant, le seul qui ait jamais été commun aux catholiques, aux protestants, aux juifs et aux in­croyants. » ([^61]) « L'humanisme ne peut vivre sans les humanités, parce que le grec et le latin sont la langue de ceux qui l'ont inventé. » ([^62]) Cet humanisme-là est donc celui qui a été inventé par les Anciens -- les Grecs et les Latins ; il est « la science de l'homme » ([^63]). 58:810 Car l'homme, « ce n'est ni Descartes ni Newton ni Einstein qui nous enseignent à le connaître, mais Socrate, mais Platon, mais Aristote » ([^64]). Seulement, tout en conservant plus ou moins cette signification, l'humanisme en ajoute une autre, qui devient vite prédominante : l'épanouissement de la per­sonne humaine par les seules forces humaines ; sa libé­ration de tout dogme extérieur, de toute loi reçue d'en haut. L'homme devient la valeur suprême, la mesure et la fin de toutes choses. Il ne suffit plus, pour être humaniste, d'être humain, d'avoir la connaissance et le respect de l'humain. L'humanisme qui tiendra l'homme pour la valeur suprême et qui exaltera sa grandeur sera davantage un humanisme que celui qui tiendra compte aussi de la misère de l'homme et de sa sujétion. Inévitablement l'humanisme a une pente à l'anthropocentrisme, et en cela il se sépare du christianisme qui est forcément un théocentrisme : Dieu au centre de tout, raison de tout, créateur et législateur, cause première et fin dernière, Dieu aimé par-dessus toutes choses, Dieu premier servi... S'agirait-il seulement de donner un nom nouveau (et bien reçu dans l'opinion) au thomisme ou à la morale chré­tienne, on pourrait en discuter, ce serait une discussion seulement terminologique. 59:810 On entendrait alors manifester que la philosophie chrétienne est un humanisme au meilleur sens du terme, et répond mieux que toute autre aux aspi­rations humanistes les plus légitimes. En ce sens on vou­drait dire que « saint Thomas est un penseur incompara­blement humain, et le philosophe par excellence de l'huma­nisme chrétien » ([^65]) ; on risquera même l'expression paradoxale d' « humanisme théocentrique » ([^66]) ; un huma­nisme, dit Maritain, qui « fait droit aux exigences intégrales de la personne » ([^67]) ; qui, répète Paul VI, procure « le développement intégral de l'homme » ([^68]). Il n'y avait pourtant aucune raison de présenter le christianisme comme un humanisme, à moins précisément de vouloir convertir et naturaliser le christianisme en morale anthro­pocentrique ; ou plutôt, il y avait ce motif simplement apologétique, ou tactique, ou pédagogique, ou si l'on veut pastoral, de bien marquer que les dogmes et les lois reçus d'en haut ne briment pas l'homme, ne l'abaissent pas, mais au contraire permettent son véritable épanouissement. Au début d'Humanisme intégral ([^69]), Maritain rappelle ce qu'en disait Aristote : « Ne proposer à l'homme que l'hu­main, c'est trahir l'homme et vouloir son malheur, parce que par la principale partie de lui-même, qui est l'esprit, l'homme est appelé à mieux qu'une vie purement hu­maine ». 60:810 De même Paul VI, au moment où il décrète qu' « il faut promouvoir » un « humanisme plénier » entendu par référence à l' « humanisme intégral » de Maritain, ne manque pas de stipuler : « Loin d'être la norme dernière des valeurs, l'homme ne se réalise lui-même qu'en se dépassant » ([^70]). En nous faisant adhérer à l'humanisme, à la liberté, aux droits de l'homme, Gilson et Maritain, et plus tard Paul VI, entendent rendre bien clair que les chrétiens ne sont pas contre l'homme, contre l'humanité, contre l'urbanité, contre les belles-lettres, contre l'espérance humaine. Et cet humanisme est *intégral* en ce qu'il ne mutile pas l'homme de sa dimension religieuse. L'affron­tement avec le monde moderne cesse d'être un débat intel­lectuel pour devenir une surenchère démocratique. De même que tout le monde est démocrate, mais que la dispute porte sur la *vraie* démocratie, reconnaissable à ce qu'elle sera la *plus* démocratique, de même tout le monde est humaniste, mais il y a concurrence pour savoir quel huma­nisme sera *le plus* humaniste : l'humanisme moderne, ma­çonnique, athée, marxiste, libérant l'homme de toute loi imposée d'en haut ? qui donc promet davantage ? ou bien l'humanisme chrétien, qui donne à l'homme son plein épanouissement métaphysique et religieux, qui dit mieux ? 61:810 La surenchère est de mieux servir l'homme, mais comment ne pas voir que le terrain, le critère, la problématique sont anthropocentriques. Sur ce terrain de l'humanisme, selon le critère humaniste, dans la problématique humaniste, l'humanisme chrétien recule constamment devant l'huma­nisme athée, c'est bien normal, on aurait pu le parier. En se déclarant et se prouvant humaniste, le christianisme peut atteindre à une compréhension réciproque avec le monde moderne, une compréhension plus ou moins illu­soire ; mais ce n'est aucune forme de problématique et de prédication humaniste qui a jamais converti les nations. Au carrefour de l'humanisme, il y a un sens unique et giratoire, qui conduit les chrétiens au monde plus qu'il ne convertit les mondains au christianisme. C'est qu'il existe comme une nature historique de l'hu­manisme ; ou une pente. Selon quoi servir l'homme c'est le libérer de l'inhumain, l'inhumain réputé le plus avi­lissant étant d'imposer à l'homme quoi que ce soit de supé­rieur à lui-même. Il est vain de raisonner et d'argumenter contre ce refus, parce qu'il ne résulte pas d'une vérité expé­rimentale que l'on penserait avoir scientifiquement véri­fiée ; il est un acte de la volonté, identique en substance au *non serviam*, il est une croyance, Renan l'a bien vu et l'a bien dit dans *L'avenir de la science* ([^71]), c'est la nou­velle religion, la nouvelle foi, le nouveau culte : 62:810 « *Ma conviction intime est que la religion de l'ave­nir sera le pur humanisme, c'est-à-dire le culte de tout ce qui est de l'homme* (*...*)*. La science large et libre, sans autre chaîne que celle de la raison, sans symbole clos* \[c'est-à-dire sans Credo\], *sans temples, sans prêtres, vivant bien à son aise dans ce qu'on appelle le monde profane, voilà la forme des croyances qui seules désormais entraîneront l'humanité.* » Renan avait assez exactement prophétisé l'avenir pro­chain, le courant général du monde moderne et de l'huma­nisme du monde moderne. L'intention d'un humanisme chrétien peut être simplement de couvrir, camoufler, dégui­ser l'apostasie par laquelle rejoindre ce courant. Elle peut être aussi l'intention inverse, contrarier ou remonter le courant, en réintroduisant le christianisme sous le nom bien reçu d'humanisme. Mais l'intention ne fait pas tout. Et puis, l'intention est-elle vraiment toujours celle-là ? On peut se le demander pour Maritain, on peut se le demander pour Paul VI, la réponse n'est pas claire. Ils nous disent que le thomisme, que la philosophie chrétienne, que le christianisme sont en réalité un humanisme, un humanisme intégral, le meilleur humanisme. Bon. Sed contra, ils ajou­tent que cet humanisme chrétien est un « nouvel humanis­me » ([^72]) ; ils disent : « Sachez reconnaître notre nouvel humanisme : nous aussi, nous plus que quiconque, nous avons le culte de l'homme. » ([^73]) 63:810 Alors l'humanisme chré­tien n'est pas une nouvelle dénomination ou une nouvelle présentation du christianisme, mais, d'une certaine ma­nière indéfinissable, un christianisme nouveau. L'annonce d'un nouvel humanisme est en cela foncièrement ambiguë. Le christianisme sera éternellement nouveau par rapport au monde, il est la bonne nouvelle en permanence. Le nouvel humanisme chrétien s'affiche nouveau par rapport au passé du christianisme, par rapport à l'être historique de l'Église. Sa nouveauté est bien celle que nous avions pressentie en méditant les réticences de Gilson ; sa nou­veauté consiste à exalter la grandeur de l'homme en taisant ou niant sa misère. « Une sympathie sans bornes », dit Paul VI, pour l'homme et le monde modernes ; « la décou­verte des besoins humains », et « ils sont d'autant plus grands que le fils de la terre se fait plus grand », car le nouvel humanisme chrétien imagine et croit vraiment que l'homme moderne se fait plus grand ; « un courant d'affec­tion et d'admiration a débordé du concile sur le monde humain moderne (...) ; au lieu de diagnostics déprimants, des remèdes encourageants ; 64:810 au lieu de présages funestes, des messages de confiance sont partis du concile vers le monde contemporain : ses valeurs ont été non seulement respectées, mais honorées ; ses efforts soutenus, ses aspi­rations purifiées et bénies » ([^74]). Cet humanisme-là, j'entends bien que d'autre part, ou simultanément, il s'applique à demeurer chrétien. Mais ce qu'il énonce ainsi est déjà fort différent de ce que l'on nous avait présenté, dans un premier temps, comme l' « hu­manisme » de saint Augustin, de saint Benoît, de saint Thomas, de la philosophie et de la morale chrétiennes, de la tradition catholique. Un humanisme qui « consiste à exalter la grandeur de l'homme » en négligeant plus ou moins de reconnaître, mesurer, expliquer aussi sa misère est complice d'une illusion qui se termine en déception furieuse, en inextinguible soif révolutionnaire. Car c'est bien sa misère que l'homme rencontre tôt ou tard, il en cherche alors la cause ailleurs qu'en lui-même : dans la société, dans les institutions, dans les structures, et plus généralement dans l'injustice des autres. L'idée chimérique qu'en changeant *les autres* on arriverait à supprimer la misère de l'homme est au centre de la pulsion révolution­naire moderne ; au centre de d'autodestruction universelle. 65:810 Le nouvel humanisme chrétien, celui de Maritain, celui de Paul VI, n'a rien de véritablement nouveau en dehors de son *aspiration à une connivence vécue* avec cette idée chimérique. Bien sûr Maritain, bien sûr Paul VI ont contre­dit les erreurs de l'humanisme athée, quelquefois même avec brio et pénétration, mais je dirai qu'ils l'ont fait d'une manière platonique. Maritain a écrit *Le paysan de la Garonne* contre l'évolution conciliaire, mais en communi­quant à son lecteur sa propre bienveillance pour les évo­luteurs, sa propre malveillance définitive pour ceux qui récusaient comme lui cette évolution, sa propre conviction que le pire ennemi, la pire offense à Dieu et à la vérité demeure l'intégrisme. Paul VI a professé un Credo catho­lique, il a institué une « année de la foi » explicitement contre ce qu'il appelait « la mentalité post-conciliaire » ([^75]), mais sa sympathie la plus active allait aux fauteurs de cette mentalité, jointe à une aversion visible envers ceux qui la combattaient ; tout son gouvernement de l'Église a été orienté, inspiré, dominé par cette aversion et par cette sympathie. L'erreur à la fois théorique et pratique, doctrinale et pastorale, consiste ici à se tromper sur l'enne­mi, et donc sur le sens même du combat. Paul VI, Maritain ont assurément écrit et parlé contre le modernisme, contre le communisme. Mais pour eux le communisme n'est plus « intrinsèquement pervers », les modernistes ne sont plus « les pires ennemis de l'Église ». 66:810 Bien qu'il n'y ait, dans l'ordre de l'hérésie religieuse, rien au-delà du modernisme, « rendez-vous de toutes les hérésies », négation la plus radicale de la divinité de Jésus-Christ, ce n'est pas le mo­dernisme qu'ils abominent le plus, c'est l'intégrisme et tout ce qui est dénoncé sous ce nom. Bien qu'il n'y ait, dans l'ordre du mal politique, rien au-delà de l'intrinsè­quement pervers, ce n'est pas le communisme qu'ils re­doutent le plus, c'est le fascisme et tout ce que la rumeur publique du monde moderne y amalgame. Au lieu de puri­fier et rectifier autant qu'ils en ont besoin l'intégrisme et surtout le fascisme, et de mener avec eux le combat spiri­tuel et temporel contre les « pires ennemis » et contre l' « intrinsèquement pervers », depuis 1945 la pression idéologique du monde moderne, son terrorisme intellectuel, la prépotence culturelle judéo-maçonnique obtiennent que des catholiques de plus en plus nombreux s'allient avec le modernisme et avec le communisme en vue de l'objectif limité mais précis, permanent, qui consiste à dénoncer l'intégrisme et le fascisme comme le principal ennemi et à le combattre comme tel, au besoin en l'accusant de racisme, de nazisme et de retour au Moyen Age. Ce renver­sement de front s'est développé dans l'Église malgré Pie XII, contre Pie XII, puis avec Jean XXIII et avec Paul VI. On pourra citer autant qu'on le voudra des textes de Jean XXIII et de Paul VI, et de Maritain, montrant qu'ils ne pactisent point avec la doctrine du modernisme ou avec celle du communisme (on pourra en citer aussi quel­ques-uns de sens contraire, ou du moins redoutablement équivoques). 67:810 Mais quand on écoute, respire, goûte, observe leur humanisme intégral -- dont l'intention déclarée de­meure bien de « dignifier et réhabiliter la créature en Dieu et par Dieu », « dignification et réhabilitation théocentrique de la créature, et particulièrement de l'être humain et de la vie humaine », « réhabilitation de la vie humaine en Dieu » ([^76]) -- il apparaît que cet humanisme recèle une *connivence* qui n'est pas, ou pas forcément, doctrinale mais *vécue* avec l'idée chimérique que nous avons distin­guée au centre, au cœur révolutionnaire de l'autodestruc­tion moderne : soulager ou supprimer la misère de l'homme en changeant non pas soi-même mais les autres (Soljénit­syne dit : *en tuant* les autres, et y dénonce l'abomination inexpiable de *toute* révolution). Cependant pour qu'une connivence soit véritablement établie il faut être deux. L'humanisme intégral *aspire* à cette connivence, Maritain n'y est jamais durablement parvenu, pas même en fondant avec Gide l'hebdomadaire *Vendredi* ([^77]). Paul VI non plus n'y est jamais véritablement parvenu, pas même en allant se recueillir dans le temple de méditation de l'ONU, ni en accordant aux chefs des terroristes et tortionnaires africains les audiences qu'il refusait aux représentants de leurs victimes. 68:810 C'est pourquoi la définition que je donne de la tare qui vicie l'humanisme intégral est, par les termes restrictifs « aspiration » et « vécue », une définition dou­blement limitative : l'*aspiration* (insatisfaite) *à une conni­vence* (seulement) *vécue* (mais non point doctrinale, ou si peu, ou pas forcément) avec cette pulsion révolutionnaire qui, par une inversion radicale, cherche en soi-même sa loi morale et hors de soi la cause de sa misère ; qui croit trouver en soi-même la source de sa grandeur, et dans les autres les obstacles à son bonheur. \*\*\* Gilson et Maritain ont mené une longue bataille contre toutes les formes de théorie de la connaissance relevant de l'idéalisme critique ou même, plus généralement, du car­tésianisme. Ils ne nient pas le cogito, ils ne contestent pas que nous ayons une intuition intellectuelle de notre exis­tence en tant qu'être pensant. Ils contestent que cela puisse être le fondement de la connaissance ; ils nient qu'il soit possible à une démarche philosophique de partir du cogito pour rejoindre l'univers extra-mental. Si le philosophe part de sa pensée il n'atteindra jamais que sa pensée ; si d'em­blée la pensée ne part pas de l'être elle n'atteindra jamais l'être. 69:810 Cette critique décisive, devenue classique après avoir été méconnue pendant un demi-siècle, ne suppose nulle­ment que l'on méprise la pensée : simplement, elle oppose à l'idéalisme critique la seule voie possible pour un réalis­me, qu'il soit naïf ou méthodique. Elle établit définitive­ment que la philosophie chrétienne ne peut partir du co­gito ; qu'on ne peut construire un cartésiano-thomisme ni un thomisme kantien. Sans doute un cartésien ou un kan­tien pourra, dans son comportement pratique et même dans ses énoncés spéculatifs, admettre l'existence de la réalité extérieure : mais il ne le pourra qu'en contradiction avec son système épistémologique ; il ne le pourra que par un illogisme parfaitement arbitraire. Il est impossible de sortir légitimement du cogito si d'emblée l'intellect n'a pas une autre intuition que celle-là, une intuition du réel exté­rieur à la pensée, intuition qui est la première connaissance et le fondement de toute connaissance. Voici une nécessité analogue en philosophie morale. Quand Maritain assure que le nouvel humanisme sera théocentrique, quand Paul VI affirme que l'humanisme plénier doit reconnaître des normes et valeurs supérieures à l'homme, et même quand Gilson expose que le thomisme est un humanisme et que l'humanisme chrétien est celui de saint Thomas, ils sont dans une situation intellectuelle analogue à celle du cartésiano-thomisme partant du cogito et affirmant l'existence de la réalité extra-mentale. 70:810 Leur démarche est illogique, elle est arbitraire. De même qu'en philosophie spéculative celui qui part de la pensée (hu­maine) n'atteindra jamais que de la pensée (humaine), de même en philosophie morale celui qui part de la pensée ne sortira jamais de la pensée ; celui qui part de l'homme ne dépassera jamais l'homme ; celui qui part des droits de l'homme, ceux de 1789 ou ceux de l'ONU, ne rencontrera jamais les droits de Dieu. « *Les droits de l'homme,* écrit Gilson, *nous sont beaucoup plus chers qu'ils ne le sont à eux-mêmes* \[aux incroyants\], *car ils ne se fondent pour eux que sur l'homme, qui les oublie, au lieu qu'ils se fondent pour nous sur les droits de Dieu, qui ne nous permet pas de les oublier.* » ([^78]) Quand les droits de l'homme se fondent sur les droits de Dieu, c'est-à-dire sur la volonté du souverain créateur et législateur, exprimée dans le décalogue, alors, si les mots ont un sens, c'est un théocentrisme, ce n'est plus un humanisme. Nous sommes ici au point où se manifeste décisivement que la locution « humanisme théocentrique » est une contradiction dans les termes. Il faut donc rejeter l'humanisme. Mais rejeter l'humanisme n'est pas plus être inhumain que rejeter le cogito cartésien n'est nier l'existence de la pensée. Le véri­table et définitif débat n'est pas d'établir ou de nier l'im­portance de l'homme, sa dignité, ses droits ; il est de savoir si l'homme est à lui-même son propre centre et sa valeur suprême, créateur de soi et législateur autonome. 71:810 Une phi­losophie, une religion qui nient que l'homme le soit ne seront jamais un humanisme, sinon par malentendu, mas­carade ou apostasie. L'humanisme met l'homme au centre : l'humanisme athée le fait par vocation, l'humanisme chré­tien par entraînement et aspiration à une connivence vécue avec (les « valeurs positives » de) l'humanisme athée. L'hu­manisme est un anthropocentrisme, mais comme ce centre n'est pas le vrai, l'humanisme est en réalité, selon le mot de Corçâo, un anthropo-ex-centrisme ; un désaxement ; une désorientation ; une autodestruction. On insiste pourtant qu'on veut continuer à se dire un humanisme pour bien montrer, jusque dans la dénomi­nation, que l'on n'est pas inhumain mais humain, que l'on n'est pas fascistement contre l'homme mais démocratique­ment pour l'homme (à ce compte, aussi, on se dit socialiste, pour manifester que l'on n'est pas ennemi de la société ni indifférent à la justice sociale) ; plus profondément, pour faire savoir que la personne humaine trouve son meilleur épanouissement dans le christianisme. Vrai. Mais il est vrai aussi que lorsqu'on prend l'épa­nouissement de la personne humaine comme critère, fon­dement et fin, on passe à côté. Gilson s'est demandé pourquoi les docteurs médiévaux, pourtant convaincus de la dignité de la personne humaine (ce sont eux, ou le christianisme par eux, qui en ont per­suadé le monde), ne la nomment jamais dans leurs consi­dérations de philosophie morale. 72:810 Bonne question. Gilson répond qu'ils n'éprouvent pas le besoin de la nommer parce qu'elle est sans cesse présente à leur pensée ([^79]). Médiocre réponse. Il est vrai qu'elle est sans cesse présente à leur pensée, et donc qu'ils n'affirment rien qui puisse lui nuire ou l'offenser. Mais s'ils ne la nomment point, c'est parce qu'elle n'est ni au principe de leur argumentation ni au terme de leur intention. Leur visée n'est pas de travailler à l'épanouissement de la personne humaine. Leur point de départ n'est pas la dignité de la personne. *Leur philosophie ne part pas de l'homme et n'aboutit pas à l'homme.* Elle rencontre l'homme chemin faisant, elle le considère avec exactitude, elle le traite avec justice, elle le respecte et l'honore plus que ne le font n'importe quelles autres doc­trines, mais dans la vérité, en le mettant à sa place devant Dieu. Si l'on part au contraire des exigences de la personne humaine, on *fondera* la démocratie moderne ([^80]), on ne *fondera* pas le décalogue. Faire cette constatation n'est nullement fouler aux pieds les vrais besoins et les exigences vraies de la personne humaine : on doit les prendre en considération, mais elles ne sont pas souveraines. 73:810 Les droits de l'homme doivent être respectés : mais pour un motif qui n'est pas en l'homme, ou plus exactement qui n'est pas de l'homme, car il est en l'homme une volonté de Dieu. Les requêtes précises de l'humanisme intégral, telles que les ont énoncées Maritain et Paul VI, sont souvent, prises une à une et concrètement, des requêtes justes et bonnes, comme souvent aussi celles des droits de l'homme de 1789 ou de l'ONU : pas d'arrestations arbitraires, pas de cruau­tés et de tortures, pas de discriminations injustifiées ni de persécutions, pas de séquestrations ou d'assassinats (ni d'avortements), un juste salaire pour le travail, un espace vital pour la famille, et cetera, voilà ce sur quoi l'œcumé­nisme montinien voudrait nous mettre tous d'accord, croyants et incroyants, pour réaliser ainsi un monde meil­leur. Mais l'accord théorique sur ces requêtes est déjà uni­versellement réalisé. Même les Soviétiques leur donnent une garantie constitutionnelle. Tout le monde y aspire spontanément. Tous les candidats aux élections s'en ré­clament. Toutes les constitutions politiques les promettent solennellement. Mais partout la réalité est plus ou moins différente. D'où la fameuse idée de promouvoir mondia­lement une *politique des droits de l'homme* fondée sur une *philosophie de l'humanisme intégral.* Je dis que par cette voie on n'arrivera jamais à la reconnaissance du décalogue comme loi morale des sociétés, et que continuera la décom­position anarchique du monde moderne. Parce que fonder sur l'homme c'est écrire sur le sable. 74:810 La personne humaine a été découverte par le christia­nisme : « A partir du christianisme, dit Gilson, ce n'est plus seulement l'homme, c'est la personne humaine qu'il faut dire. » ([^81]) Mais « quel que soit l'aspect de l'homme que le philosophe chrétien considère, il conclut toujours en le rapportant et en le soumettant à Dieu » ([^82]). Le christianisme ne récuse ni ne méconnaît la dignité et l'épanouissement de la personne humaine ; il y pourvoit mieux que n'importe quelle autre doctrine, mais par sur­croît. Il recherche le royaume de Dieu et sa justice : par surcroît les « besoins », les « exigences » et les « droits » de la personne s'y trouvent respectés et comblés. L'aspiration à une connivence vécue avec les turbu­lences revendicatrices de l'humanisme révolutionnaire s'ali­mente aussi à une croyance plus ou moins consciente à l'évolution et au progrès. C'est une autre face de la même mystification. Bien sûr, le progrès est dans la vocation personnelle de l'homme et il est dans la vocation des sociétés politiques. Toute l'histoire humaine est appel à l'apprentis­sage sans fin et au perfectionnement toujours insatisfait. Mais l'homme, par lui-même et à lui seul, n'y suffit jamais. Et puis, le progrès ne peut pas être celui qu'attend en secret l'humanisme : avec l'histoire, croit-il, avec le temps, un progrès naturel de la nature humaine, un progrès qui ne serait pas surnaturel. 75:810 La seule transformation que puisse connaître la nature humaine, la seule qui ne soit pas défiguration et destruction, est au contraire celle qu'opère la grâce divine, *sanans* et *elevans.* L'humanisme s'imagine passionnément que l'homme moderne, que l'homme démo­cratique n'est plus la même nature, n'est plus la même personne que l'homme du Moyen Age ; et nos évêques l'en­seignent avec solennité. Gilson en était terrifié ; il m'écri­vait ([^83]) : « J'ouvre *L'hérésie du XX^e^ siècle* et je suis épouvanté. Ce qui me fait vraiment peur, ce sont les quatre lignes que vous citez au bas de la page 41. Je ne les connaissais pas ; elles renferment la quintessence de toutes les erreurs présentes en matière de foi... » La citation de ma page 41 était extraite d'une proclamation doctrinale officielle de l'épiscopat français : « *L'acception des mots nature et personne est aujourd'hui différente, pour un esprit philoso­phique, de ce qu'elle était au V^e^ siècle ou dans le thomisme.* » ([^84]) 76:810 Tout cet affrontement, pourtant décisif, semble se dé­rouler au niveau peu accessible d'une difficile philosophie spéculative. De fait les problèmes philosophiques de la personne et du bien commun sont parmi les plus difficiles (pour notre mentalité moderne) ([^85]). Mais tout cela se passe aussi et surtout, en réalité, au niveau du bon sens, de la bonne volonté, de la vie quotidienne ; de la conversion personnelle à laquelle chacun est appelé, et pour laquelle chacun est suffisamment compétent. *Haec dicit Dominus Deus : maledictus homo qui confidit in homine* (Jérémie, XVII, 5) : « maudit soit l'homme qui se confie en l'hom­me ». Maudire l'homme qui se confie en l'homme, c'est bien condamner toute espèce d'humanisme, et il n'y a pas un besoin indispensable d'érudition philosophique pour recevoir en son cœur la parole de Dieu. *Benedictus vir qui confidit in Domino, et erit Dominus fiducia ejus :* « béni soit l'homme qui se confie dans le Seigneur, et dont le Seigneur est l'espérance ». Cet affrontement quotidien est celui du non serviam et de l'honneur de servir. L'esprit de jouissance trouve toujours sa place dans l'humanisme, et l'esprit de sacrifice n'y trouve en définitive aucun fonde­ment. Juin 1979. 77:810 ### 4 -- L'avenir du thomisme 79:810 ON S'INTERROGE sur « le thomisme » et son avenir, ou bien on ne lui en reconnaît aucun, comme s'il s'agissait d'un *mouvement d'idées* plus ou moins comparable aux autres, un mouvement qui grandit ou qui recule, à la manière du socialisme, du libéralisme ; du mouvement d'idées qui a préparé 1789 ou 1917 ; et cetera. Les idées mènent le monde, on vous en donnera quantité d'exemples probants, elles le mènent si elles s'organisent pour constituer un mouvement assez puissant, et on mesure la croissance ou la décroissance de tels mouvements, leur influence sociale, sans s'aviser cependant -- mais pour s'en aviser il faut avoir de la vérité une idée moins incertaine que celle de Pilate -- sans s'aviser que les idées qui forment des mou­vements d'idées et qui mènent le monde, ce sont les idées fausses. 80:810 Le christianisme, lui, ne s'est pas répandu à la manière d'un mouvement d'idées ; et quand par la cons­titution d'une chrétienté en règle il a mené le monde, ce n'était point à la manière dont les idées le mènent. Dans le christianisme, les mouvements d'idées ce sont les héré­sies. Lorsque Gilson parle de « thomisme », il n'en parle pas comme d'un mouvement d'idées ; pas même comme d'une école de pensée ([^86]). Il entend par ce terme la doctrine de saint Thomas telle qu'elle est exprimée par saint Thomas. S'il intitule un livre *Le thomisme,* ce n'est pas pour faire l'analyse ou l'histoire d'une idéologie collective comme le socialisme ou le libéralisme, c'est pour étudier la pensée personnelle d'un auteur particulier. De même quand il donne *Trois leçons sur le thomisme et sa situation pré­sente* ([^87])*,* on voit bien qu'il n'entend nullement parler de la situation d'une école ou d'un mouvement d'idées, mais de saint Thomas d'Aquin et de sa pensée. Il se trouve sim­plement que cet auteur particulier est le docteur commun de l'Église, et que son effort de pensée le plus personnel a consisté en somme à n'avoir que le moins possible d'opi­nions individuelles. 81:810 Pour Maritain le thomisme c'est la PHILOSOPHIE tho­miste ([^88]), dont il suppute quelle chance (incertaine) elle pourrait avoir « dans notre pays » de « s'assurer, parmi les activités d'ordre culturel, ce mince ruisseau de conti­nuité historique, ce fil ténu de tradition créatrice qui cons­titue le minimum vital dont elle a besoin ». Pour Gilson le thomisme c'est la THÉOLOGIE thomiste : il a bien existé au Moyen Age une philosophie chrétienne qui était une véri­table philosophie, mais cette véritable philosophie était une philosophie de théologiens, pratiquée en vue de la théologie, *ancilla theologiae.* Sans doute Maritain n'omet-il point de stipuler que la philosophie thomiste « ne garde sa rectitude et sa fécondité qu'en se tenant en continuité vitale avec la théologie, et en se réchauffant à la flamme de l'expérience spirituelle et de l'amour » ([^89]). Cette philo­sophie thomiste selon Maritain, philosophie qui est donc bien en continuité vitale avec la théologie, mais seulement en continuité, Gilson concède assurément qu'elle peut être tirée de saint Thomas, qu'elle peut être construite à partir de saint Thomas, il maintient cependant que « le tho­misme », c'est-à-dire la pensée de saint Thomas, est une théologie : 82:810 « Saint Thomas est essentiellement et avant tout un théologien (...). Une somme de la vérité catholique est par définition un ouvrage de théologie. Un auteur dont la doc­trine s'exprime en trois œuvres de théologie est essentielle­ment un théologien. Mais, me dira-t-on, que faites-vous du reste ? Tout le reste, questions disputées, opuscules, com­mentaires sur Denis, Boèce, Proclus et même Aristote re­présente un effort qu'il a dû s'imposer afin de pouvoir construire ses grandes synthèses doctrinales. Tout son tra­vail de philosophe a été entrepris, poursuivi et mené à bien en vue de son travail de théologien. Si donc on me de­mande ce que je nomme « thomisme », je répondrai : c'est une théologie, parce que tout le travail de l'auteur était soit théologique, soit ordonné aux fins de la théologie. Et si l'on insiste en me demandant ce que j'en sais, ma réponse sera que saint Thomas lui-même l'a dit, reprenant à son compte une parole de saint Hilaire de Poitiers : « J'ai conscience que mon principal devoir envers Dieu en cette vie, est que toutes mes paroles et toutes mes pensées soient sur lui. » Je ne crois rien exagérer en disant qu'un homme dont toutes les paroles et pensées portaient sur Dieu, et qui voulut qu'il en fût ainsi toute sa vie, était essentiellement un théologien. » ([^90]) 83:810 Le thomisme est une théologie, mais « en un certain sens il n'y a pas de théologie propre à saint Thomas d'Aquin » ; « il n'a pas écrit une somme de sa théologie, mais une somme de la théologie » ([^91]). La théologie, laquelle ? -- Celle de l'Église : « celle dans laquelle l'Église reconnaît l'interprétation la plus fidèle de la foi dont elle a le dépôt, la responsabilité et la garde » ([^92]). Au vrai, il serait préférable de ne pas employer le terme de *thomisme,* lequel ne peut que suggérer un profond contresens : qu'il y aurait une doctrine, une école, un courant de pensée appartenant à la même catégorie socio­logique et mentale que le platonisme, le stoïcisme, le carté­sianisme, le marxisme, et faisant nombre avec eux. Or l'idée d'un tel thomisme est tout à fait étrangère à saint Thomas d'Aquin. Il n'a pas fondé un mouvement d'idées, ni une école parmi d'autres, ni une famille religieuse, ni rien. Le fondateur, c'est saint Dominique. Et avant lui saint Benoît. Moine de cette famille particulière, saint Thomas est le docteur commun de toutes les familles religieuses, de toutes les écoles chrétiennes, et je dirai, si « docteur commun » a un sens : *omnium ecclesiarum.* C'est là ce que décidément la mentalité ecclésiastique moderne n'arrive plus à saisir. La dernière *ratio studiorum* des séminaires français, si elle recommande, à l'occasion de l'étude de « quelques grandes doctrines métaphysiques », de donner « suffisamment (?) d'ampleur à l'étude de saint Thomas d'Aquin », 84:810 c'est en raison de « son importance dans la théologie de l'Église d'Occident », le docteur commun n'est donc maintenu au programme qu'au titre de son rôle histo­rique comme docteur particulier ([^93]). Il est vrai que si l'on étudie en saint Thomas une *philosophie,* il n'y a aucune raison de voir en lui un « docteur commun », cette déno­mination ne peut avoir de sens que si on la décerne au théo­logien et non pas au philosophe. On remarquera que Mari­tain, qui dans le thomisme cultive principalement une phi­losophie, a vu et honoré en saint Thomas davantage « le docteur angélique », Gilson davantage le « docteur com­mun » c'est-à-dire le théologien. Bien entendu les écrits de saint Thomas renferment quelques opinions particu­lières ; on y observe dit Gilson une « mise en œuvre de certaines notions clefs très personnelles et auxquelles on voit bien en le lisant qu'il attachait une grande importance, par exemple sa notion de l'acte d'être ou *esse,* mais lui-même n'a pas organisé la théologie autour de ces notions au point de l'en rendre inséparable » ([^94]). 85:810 Je dirai surtout que l'effort intellectuel de saint Thomas tend à atteindre une lumière objective, et non à dispenser une clarté per­sonnelle. Non pas une philosophie mais la philosophie. Non pas une théologie mais la théologie. Non pas une vérité mais la vérité. A la limite une parfaite transparence du docteur, un effacement total devant l'objet. C'est-à-dire ici devant Dieu. La vérité n'est pas une doctrine parmi les autres, au niveau des autres ; malgré l'apparence, elle n'est pas une doctrine vraie vivant et combattant au milieu des doctrines fausses (et encore moins : « au centre », à égale distance des extrêmes, comme le président Giscard, le comte de Paris, le cardinal Marty et leurs semblables). La vérité n'est une doctrine faisant nombre avec les autres doctrines que d'un point de vue matériellement descriptif, qui ne sert pas à grand chose ; le point de vue d'un dictionnaire qui aligne les étiquettes par ordre alphabétique. Le chris­tianisme n'est pas un chapitre particulier de l'histoire des religions, un cas spécial du phénomène religieux, une es­pèce à l'intérieur d'un genre. Le catholicisme n'est pas l'une des catégories du christianisme. Le point de vue de la nomenclature et de la classification est ici foncièrement trompeur ; c'est le bout de la lorgnette par lequel on ne verra quasiment rien. 86:810 Jésus-Christ n'est pas un avatar d'Hercule, pas même un point culminant entre Salomon et Mahomet. S'il n'y a généralement qu'une différence de degré entre les diverses erreurs imaginables, et si cette différence de degré se mesure en somme à la plus ou moins grande part de vérité qu'elles retiennent captive, en revanche il y a une différence de nature entre toutes les erreurs du monde et d'autre part la vérité. Les mouvements d'idées qui mènent le monde et le dominent sont par nature des mouvements d'idées fausses d'idées qui se propagent par contagion, sans avoir été dési­rées, comme les épidémies (sans avoir été désirées pour ce qu'elles sont). La différence de nature, et non de degré, entre la vérité et les doctrines fausses est analogue à la différence de nature entre les maladies et la santé. La santé n'est pas une maladie parmi les autres, elle n'est pas un cas particulier de la maladie. Ce sont les maladies qui sont contagieuses. La santé ne l'est pas ; elle a d'autres conditions d'existence et de propagation ; elle est désirable : et désirée quand elle est connue pour ce qu'elle est, ou au moins entrevue. Tout mouvement d'idées consiste à conqué­rir les autres, qui ne le désiraient pas, qui ne l'appelaient pas, toute épidémie consiste à contaminer les autres ; la santé qu'il faut recouvrer, la réforme intellectuelle et mo­rale, la conversion consistent à commencer par soi. La vérité se diffuse individuellement par voie de conversion, collectivement par voie d'enseignement c'est-à-dire de tra­dition et d'autorité. 87:810 Saint Benoît s'en va tout seul, ne voulant plus rien savoir, *scienter nescius et sapienter indoc­tus,* du mouvement des idées de son temps. Et non sans labeurs mais par surcroît tout le reste viendra. Cette vérité oubliée est une vérité certaine ; elle est aussi une vérité mystérieuse. On n'en peut plus douter une fois qu'on l'a saisie. On n'a jamais fini de la pénétrer. On s'efforce de la communiquer. Mais on ne sait comment l'expliquer. \*\*\* Si le phantasme démocrate-chrétien n'était pas une illusion ; s'il suffisait, pour que notre temps devienne thomiste, ou chrétien, de débarrasser le christianisme, ou le thomisme, de toute compromission réelle ou supposée avec la politique réactionnaire, alors Gilson et Maritain y auraient suffi et plus que suffi. Ils ont été des hommes de gauche ; des interlocuteurs acceptables. Et d'ailleurs on les a acceptés. On a tout accepté d'eux, -- sauf le thomisme. L'intelligentsia française n'a pas ignoré, il s'en faut, le nom et la personne de Maritain, mais elle a « regardé son travail comme non-existant », c'est lui-même qui constate « l'espèce d'oubli » où ce travail a été « gentiment ins­tallé » ([^95]). Le « dialogue » avec le monde contemporain n'est pas impossible aux chrétiens, sauf sur l'essentiel, qu'ils doivent au préalable abandonner ou au moins taire habituellement par apostasie immanente. 88:810 C'est un autre aspect de l'erreur montinienne : l'encyclique *Ecclesiam suam* décrète l'ouverture d'une ère de dialogue avec le monde moderne, comme si cela dépendait de l'Église ; et comme si jusqu'alors c'étaient les catholiques qui avaient refusé et empêché le dialogue. Bien sûr le monde en accuse les catholiques et l'Église. Mais c'est un mensonge doublé d'une machination. Car le dialogue dont parle le monde a pour condition préliminaire et constitutive un renoncement tout « dogmatisme », c'est-à-dire à toute croyance en une vérité objective, immuable, universelle. Le thomisme de Maritain, qui a fini par concéder beaucoup de choses, n'a du moins jamais accepté cette condition-là, c'est même le thomisme de Maritain qui a décerné à cette condition immorale son nom mérité d' « apostasie immanente »*,* c'est pourquoi même le thomisme de Maritain a été considéré par le monde culturel comme n'existant pas : « regardé comme non-existant ». Pour être accepté comme interlo­cuteur il ne suffit pas d'être ouvert au monde et démocrate, clauses ordinairement invoquées, Maritain et Gilson ont été démocrates, ils ont été ouverts au monde : ou plus exactement, ce que l'on nomme démocrate et ce que l'on nomme ouvert au monde consiste surtout, en réalité, à rejeter quelque chose que Gilson et Maritain n'ont jamais rejeté, un certain fonds de vérité chrétienne qui sous sa forme « thomiste » résiste mieux aux contaminations du monde ; et alors le monde ne pouvant le séduire veut le détruire. 89:810 Si l'on cherche à cerner et discerner exactement ce que le monde récuse ainsi, ce qu'il récuse fondamentale­ment, par-delà les déguisements et prétextes dont il se sert pour cacher son jeu, on trouve en définitive la parole de Dieu : ou plus précisément encore, la valeur objective, certaine, normative et éternelle reconnue à la parole de Dieu. Car le monde moderne veut bien aller jusqu'à tolérer Dieu et sa parole, à la condition seulement que ce soit l'homme qui découvre et choisisse Dieu, et non plus Dieu qui crée, rachète et choisisse l'homme sans l'avoir consulté. Pas plus que Maritain, Gilson n'a poussé jusqu'à cette racine, jusqu'à cette raison essentielle, l'analyse du refus que le monde moderne oppose au thomisme. Mais il en a lui aussi fait l'expérience : « Aussi loin que je remonte dans mon passé, je me revois aussi avidement ouvert à mon temps qu'il était possible de l'être. J'ai tout de suite pensé qu'avant de faire de la philosophie, il fallait d'abord apprendre celle qui existait déjà ; j'ai donc consacré une grande partie de ma vie à étudier et enseigner l'histoire de la philosophie, et je ne le regrette pas. J'ai lu à peu près toutes les grandes œuvres de la philosophie occidentale ancienne et moderne, publié des livres sur Descartes, écrit en partie et dirigé une histoire générale de la philosophie ; 90:810 excusez ce cata­logue, mais ce que je veux dire, c'est que si je suis prêt à parler de leurs philosophies avec les autres, il suffit que je veuille leur parler du thomisme pour qu'ils me disent avec un aimable sourire : « Oui, oui, c'est très intéressant ; vous avez bien raison d'attirer l'attention sur lui. » (...) Je ne crois pas que mon cas soit unique. C'est leur temps qui refuse de dialoguer avec les thomistes, ce ne sont pas eux qui refusent de dialoguer avec leur temps. » ([^96]) Voudra-t-on bien enfin, une bonne fois pour toutes, en tirer la conclusion qu'il n'importe aucunement à l'avenir du thomisme que les thomistes soient démocrates, ouverts au monde et ardents à épouser leur époque. L'époque, le monde, la démocratie n'ont rien à y voir et rien à y faire, sauf ralentir, embarrasser ou détourner de Dieu les cœurs trop partagés. \*\*\* Le thomisme n'est rien d'autre qu'une manière, intellec­tuellement la plus sûre, de recevoir la parole de Dieu et de s'y soumettre, Voilà en définitive ce que Gilson mieux que personne m'aura fait apercevoir. « En tout temps, quel que soit en un moment donné l'état des connaissances humaines, la démarche du théologien reste la même : 91:810 elle ne consiste pas à découvrir Dieu à partir de la science, mais à partir de la parole de Dieu pour connaître Dieu. » ([^97]) Non qu'il soit coupable ou inutile qu'un esprit installé dans la science s'efforce de découvrir Dieu à partir de la science ; c'est un bon chemin ; mais ce n'est pas une démarche thomiste ; ce n'est pas une démarche théologique ; ce n'est même pas (encore) une démarche chrétienne. Ce n'est pas non plus une démarche scientifique. La science n'a nulle possibilité de savoir que Dieu existe ou n'existe pas. Mais à partir de la science, c'est-à-dire à partir de l'univers créé par Dieu, qui pour nous est « celui que décrit la science » ([^98]), une démarche proprement philosophique peut en effet « dé­couvrir Dieu » ; et c'est bien « découvrir Dieu à partir de la science », mais c'est bien une démarche (non la seule) propre à la philosophie. La théologie en revanche procède de la parole de Dieu. 92:810 Quoi dépend de quoi. Quoi éclaire quoi. La norme, la loi, le bien commun sont-ils Dieu se révélant en sa Parole qui est son Fils. La norme est-elle la pensée humaine, placée au centre de tout et tenant toutes choses en sa dépendance (ce qui est l'illusion épistémologique, je ferme les yeux et le monde disparaît), la conscience forgeant et décrétant une idée de Dieu qui soit acceptable à l'éminente dignité de la personne. La mentalité contemporaine, même ecclésiastique, est contaminée par une idée de la « dignité humaine » qui se situe aux antipodes de la vérité chré­tienne. L'inversion moderne, qui consiste à fonder sur l'homme, consiste ici à partir du savoir humain, fût-ce le savoir des sciences ecclésiastiques, et par exemple le savoir exégétique, pour construire ou réformer la religion selon les exigences de la raison. Les critères derniers du jugement, les systèmes d'interprétation ne sont plus de révélation divine mais de fabrication humaine. Le contraire du thomisme : « Saint Thomas n'a pas interprété la parole de Dieu à la lumière de la science de son temps, il a interprété la science de son temps à la lumière de la parole de Dieu. » ([^99]) Le thomisme vit au sein de l'Église par la grâce de Dieu. Serviteur inutile et non point intendant autonome. Il n'ajoute rien à la révélation ; il en a tout reçu ; il s'appli­que à n'y rien retrancher, à n'en rien méconnaître. L'avenir du thomisme, c'est Dieu. *Vocare Deo dulciter.* Juillet 1979. 93:810 Appendices 95:810 ### I -- A la découverte de la théologie 97:810 QUEL BEAU LIVRE. Quel grand livre, tranquille et profond. La conclusion de toute une vie de recherche. Un témoignage et un bilan très personnels de ton, mais qui concernent tout l'essentiel de la pensée chrétienne aujourd'hui. Et comme un dernier mot. Gilson aurait-il ainsi terminé son œuvre ? On le dirait. On dirait que son dessein est de prendre congé, sa tâche accomplie, et de se retourner maintenant vers le silence. Du moins n'avons-nous pas fini d'interroger, de mesurer et de scruter ce qu'il nous aura apporté en quarante années de publications apparemment diverses par leurs titres, et pour celui qui ne les aurait pas lues, mais fondamentalement ordonnées à une seule recherche capitale, celle qui nous est présentée cette fois dans son ensemble, à vol d'oiseau, c'est-à-dire de sommet en sommet ([^100]) : 98:810 « Le sujet propre du livre est l'aventure d'un jeune Français élevé dans la religion catholique, redevable de toute son éducation à l'Église et de toute sa formation philosophique à l'Université, mis par Clio aux prises avec le problème de trouver un sens précis à la notion de théologie, consumant une partie de sa vie dans la discussion de ce problème et trouvant la réponse trop tard pour qu'elle pût encore lui servir (...). On a seulement voulu que ces pages fussent un témoignage sur une longue suite d'incertitudes dont, nous étant nous-même libéré, nous aimerions épargner à d'autres l'erreur de s'y engager. » ([^101]). Gilson *n'est pas* un historien de la philosophie. Il ne l'est pas, au sens où Napoléon Bonaparte n'est pas « un artilleur », où Pie XII n'est pas « un juriste ». Nos étiquettes signalétiques ont un pouvoir rapetissant qui confine au dénigrement ; à l'aveuglement. Gilson a été historien de la philosophie comme Péguy a été éditeur, parce que cela était nécessaire à son propos. Mais son propos n'est pas un propos d'historien. Il a interrogé l'histoire, il a peut-être été le meilleur historien contemporain de la pensée médiévale ; sa recherche est depuis l'origine une recherche de philosophe ; de philosophe chrétien. Gilson a été non pas un historien de la philosophie, mais un philosophe de l'histoire (un philosophe de l'histoire de la philosophie, si l'on veut). A la question philosophique qu'il posait, seule l'histoire a répondu d'abord ; et le Pape ensuite, comme on va le voir : mais la réponse enfin trouvée dans Léon XIII confirmait sa démarche, puisqu'elle lui désignait la philosophie chrétienne comme *étant* une histoire. 99:810 Nous avons eu parmi nous *un philosophe *; nous ne l'avons pas reconnu. Un philosophe qui est aussi un écrivain. L'hommage que Gilson rend à Maritain, nous le recopions à l'intention de Gilson, cet alinéa peut se lire en remplaçant le nom de Maritain par celui de Gilson : « Il n'est pas nécessaire de lire longtemps n'importe quel livre de Jacques Maritain pour s'apercevoir qu'on a affaire avec un des tout premiers écrivains de notre temps. Assurément, notre philosophe n'est pas toujours facile à comprendre et ceux à qui sa pensée échappe sont excusables de rester insensibles à ce style toujours jailli de source et dont les inventions incessantes créent une délicieuse complicité entre la métaphysique et la poésie. Ses conclusions ne plaisent pas ? Soit, mais comment se fait-il que leur manière de ne pas plaire leur vaille le silence hargneux dont on entoure son œuvre ? Dans *la Philosophie française entre les deux guerres*, livre publié en 1942, l'auteur ne trouve rien à dire de Jacques Maritain, sauf qu'il a critiqué Descartes. Dans un Tableau de la philosophie française publié en 1946, un autre philosophe trouve pourtant à lui consacrer la phrase que voici « D'autres se rattachent au thomisme avec Jacques Maritain. » ([^102]). On s'est débarrassé de Gilson en le cataloguant *historien.* On ne l'a d'ailleurs pas mieux toléré sous cette étiquette. On lui a signifié qu'il comptait pour rien et qu'on le tenait pour zéro : « Aux prises avec la prodigieuse inflation de livres et de revues de philosophie qui sévit aujourd'hui en tous pays, la nécessité du choix s'impose. Il faut même, selon le charmant langage des bonnes gens, choisir au hasard ! Mais voici un homme qui se flatte de penser ce qu'un autre pensait déjà au XIII^e^ siècle. C'est une excellente raison de se débarrasser de lui » ([^103]). 100:810 La France d'avant 1914 n'avait pas reconnu Péguy. La France d'après 1920 n'a pas reconnu Gilson. La nuit intellectuelle qui *tient* la plupart des journaux, des revues, des maisons d'édition des institutions d'enseignement et de diffusion, a des causes secondes fort repérables, et que nous analysons parfois. Il y il là des coalitions d'intérêts commerciaux, des gangs politiques ; des forbans intellectuels, sociologiquement installés, qui sont sans doute l'instrument d'un châtiment sur la France. Mais ces causes secondes elles-mêmes, quand elles prennent un air innocent, disent qu'on se fait des idées, qu'il n'y a rien de mal ni d'anormal en tout cela, voudraient-elles nous faire croire -- par exemple -- que si Gilson n'a pas trouvé en France le climat intellectuel nécessaire à la poursuite de son enseignement, ce n'est la faute de personne, c'est la faute du chat ? Ce que Gilson écrit à propos de Maritain, il l'écrit en somme, aussi, de lui-même : « Si son pays ne veut pas de lui, la Chrétienté est assez vaste et certains de ses peuples sont assez intelligents pour *lui offrir l'audience que le sien lui refuse*. Cela s'est vu (...). Il lui restera la ressource, le cœur gros peut-être de se tourner vers les Gentils. L'essentiel est que, chez un grand esprit qui est aussi un grand cœur, cet isolement n'engendre jamais aucune amertume. Que cette générosité nous soit un exemple. Nous pouvons bien être *des isolés pour notre pays et même dans notre pays*, pour notre temps et dans notre temps, mais il ne faut pas, il ne faut à aucun prix que notre pays et notre temps deviennent des isolés pour nous. » ([^104]). 101:810 L'émotion voilée mais profonde de ces lignes devrait inviter à plus d'un examen de conscience et provoquer plus d'un remords. Gilson et Maritain n'ont pas été entendus par *les leurs,* par ceux vers qui ils s'étaient tournés, et qui n'ont pas été capables d'écouter et de transmettre leur message. Néanmoins ils ne sont pas aussi « isolés » qu'ils peuvent le croire. Voici que leur œuvre reçoit un accueil attentif, le nôtre, qui a sans doute à leurs yeux le double inconvénient d'être un accueil *critique,* et de n'être pas situé exactement, il s'en faut, dans les parages ou sur les rivages vers lesquels incline leur cœur. Mais ceci est une autre histoire. Nous imaginons aisément que Gilson ne comprend pas du tout pourquoi et comment il peut se faire, par exemple, que son livre *Pour un ordre catholique* ([^105]), recueil d'articles publiés dans l'hebdomadaire *Sept,* soit complètement oublié, en tout cas définitivement passé sous silence par ceux qui furent ses amis et compagnons, et ne se trouve plus cité, étudié, recommandé que par nous. L'important n'est nullement que Gilson comprenne ce que nous faisons, son ombre est derrière lui. L'important est que nous tâchions de comprendre, et de faire comprendre, ce que ce philosophe apporte à la pensée contemporaine, et que celle-ci, en France du moins, a ignoré, méconnu ou méprisé. \*\*\* C'est seulement après avoir écrit et publié le premier volume de *L'Esprit de la philosophie médiévale* que Gilson s'avisa de l'existence d'une Encyclique intitulée *Æterni Patris.* Il avait déjà signalé ce détail paradoxal mais significatif ([^106]). 102:810 Il le conte à nouveau avec plus de précision : « *L'Encyclique Æterni Patris* (...). Il ne l'avait donc jamais lue ? Non, jamais, et il l'avoue à sa honte (...). Il faut d'ailleurs savoir qu'à cette époque les philosophes ne faisaient pas des encycliques pontificales leur lecture habituelle. Peut-être la remarque est-elle encore partiellement vraie. L'Église ne l'ignore pas et elle patiente, car elle sait qu'un jour finit par venir où des philosophes les lisent, quand eux-mêmes ont besoin de leur enseignement. » Assurément, « la remarque est encore partiellement vraie », pour les philosophes, pour les sociologues et même d'aventure pour les théologiens : « Léon XIII ne s'est pas contenté de définir la philosophie chrétienne, il a lui-même donné l'exemple et la preuve que la notion en était féconde. *Il est d'ailleurs curieux qui si peu de nos contemporains, je dis entre les catholiques, semblent avoir conscience de ce fait*. Léon XIII prend place, dans l'histoire de l'Église, comme *le plus grand philosophe chrétien du XIX^e^ siècle et l'un des plus grands de tous les temps*. » Cela est entièrement vrai de Léon XIII. Mais tout autant des grandes Encycliques de Pie XI et de l'enseignement de Pie XII « Il est curieux que si peu de nos contemporains, je dis entre les catholiques, semblent avoir conscience de ce fait ». 103:810 N'oublions pas que Gilson a toujours été catholique pratiquant et même militant ; il est catholique de naissance, d'une famille catholique ; élève de l'enseignement catholique jusqu'à la classe de philosophie. Et néanmoins il a *dû découvrir tout seul,* et ne découvrir que très tard, que le Pape enseigne. Il avait atteint le milieu de sa vie sans que personne le lui ai dit. Il ignorait jusqu'à l'existence d'Encycliques sur les sujets qu'il étudiait depuis une trentaine d'années et où il était déjà un maître. Et même à ce moment, personne ne le lui dit. C'est en composant lui-même la bibliographie historique de la notion de « philosophie chrétienne » qu'il rencontra *Æterni Patris.* Personne ne lui avait suggéré que les Encycliques ont quelque importance et que l'on ne perd pas son temps si on les prend au sérieux. Il lui fallut l'apprendre seul. Sans doute avait-il entendu parler du Pape, des « décisions » que prend son « autorité », tout le monde sait cela. Mais qui sait, qui sait vraiment que le Pape, plus souvent qu'il ne *tranche* les questions, s'occupe à les *traiter, --* à exposer et expliquer par voie d'argumentation » ? Ou si on le sait, on le sait « en théorie ». Nous ne voyons pas grand monde, « je dis entre les catholiques », et pas même Gilson, pour manifester de quelque manière que l'enseignement de Pie XII sur ce même sujet de la « philosophie chrétienne » a été entendu et médité... D'une manière plus générale, la faille de la pensée catholique contemporaine résulte de l'interruption survenue dans la tradition intellectuelle du christianisme. Gilson témoigne, avec une précision irrécusable, qu'il lui a fallu chercher et conquérir ce qu'il aurait dû normalement recevoir : « Entre 1905 et 1939, à travers bien des incertitudes et au prix de mainte fausse démarche, un philosophe catholique devait perdre beaucoup de temps à redécouvrir des notions qu'il aurait toujours dû posséder. 104:810 Ces années auraient facilement été mieux employées qu'à retrouver le passé, car jamais le présent ne fut plus digne d'attention... » D'autres ont su prendre un chemin plus court en répondant, directement et tout de suite, aux questions posées par le monde contemporain : mais ils étaient désarmés comme des barbares, quel qu'ait été leur génie personnel. Parmi les barbares aussi il y eut de grands génies : le propre de la civilisation est de partir de leur point d'arrivée, et non de recommencer à partir de leur point de départ. Notre temps aura été celui de génies barbares, coupés de la civilisation dont ils n'avaient plus reçu l'héritage intellectuel. Le principal héritage intellectuel de notre civilisation est celui d'une théologie, et il a fallu d'abord la retrouver et la reconquérir. D'aucuns imaginent qu'il leur suffit de la réinventer. Quels que soient leurs dons personnels, ils ne sauraient en quelques années, à cinq ou six, aller aussi loin que treize siècles de réflexion continuée. Ce trésor de la théologie et de la philosophie catholiques, il est sans doute à prolonger, à perfectionner, et point seulement dans ses méthodes d'exposition, Pie XII le dit au quarantième paragraphe d'*Humani generis* ([^107]), mais on ne prolonge et ne perfectionne rien du tout si l'on commence par l'ignorer : « Un nouvel agrégé de philosophie, s'il sait son catéchisme, se croit autorisé à trancher de tout en matière de théologie. Quelqu'un étudiera peut-être un jour l'histoire si attachante de ce que l'on pourrait appeler la philosophie catholique universitaire. L'un des traits saillants de cette histoire sera sans doute que, de tant de philosophes catholiques -- Lachelier, Delbos, Maurice Blondel et autres -- pas un seul n'a jamais étudié la théologie ni d'ailleurs éprouvé de scrupules trop vifs à cet égard. » 105:810 On ne voit pas bien qui pourrait reprocher à Gilson, du moins en France, d'avoir imparfaitement ou insuffisamment redécouvert ce que personne ne lui avait transmis. Plus et mieux que n'importe quel autre écrivain français laïc ou ecclésiastique, il aura contribué à rouvrir les voies de la pensée catholique en nous rendant l'intelligence de deux notions. D'abord celle du *réalisme* intellectuel, que des « thomistes éminents » avaient abâtardi, voire complètement effacé, sous l'influence de la critériologie cartésienne ou de la problématique kantienne. Ensuite la notion d'*être,* ou, comme on voudra, celle de *philosophie chrétienne,* car en fait c'est le même problème : la notion d'être, saint Thomas l'a reçue non (uniquement) d'Aristote, mais (surtout) de la Révélation. Dire cela, c'est exprimer la liaison intime des deux questions, celle de l'usage chrétien de la raison naturelle et celle du premier principe de la métaphysique. Que l'œuvre de Gilson soit celle non d'un historien, mais d'un philosophe, le lecteur de *L'Esprit de la philosophie médiévale* et de *L'Être et l'essence* pouvait penser que c'était vue personnelle de sa part, et que Gilson n'y souscrirait peut-être point ; que peut-être ce remarquable historien se voulait uniquement historien, même si, ce faisant, il philosophait comme malgré lui... Avec beaucoup de sérénité et de simplicité, Gilson atteste, dans *Le philosophe et la théologie,* qu'il s'est toujours occupé uniquement de faire œuvre philosophique. 106:810 C'est bien ainsi que nous le lisions depuis une vingtaine d'années, non sans avoir eu, d'ailleurs, à rectifier progressivement nos propres points de vue sur le contenu de son œuvre. Plus nous l'avons pratiquée, plus nos réserves premières se sont amenuisées ou raréfiées et plus a grandi notre adhésion. Le lecteur qui aborderait Gilson par son dernier ouvrage ne suivrait probablement pas un mauvais chemin. Car sous la forme d'un récit parfois anecdotique, c'est l'histoire et c'est aussi la synthèse de sa pensée. *La pensée est une histoire ;* la pensée de l'homme n'est immobile sur elle-même que lorsqu'elle est égale à zéro. Aborder l'histoire de la pensée de Gilson comme lui-même aborda l'histoire de la philosophie chrétienne, c'est bien réellement aborder la pensée de Gilson ; et c'est une des voies d'accès vers la philosophie chrétienne. \*\*\* Car il faut des voies d'accès. Dire que saint Thomas est le docteur commun, ce serait ne rien dire si l'on entendait par là que chacun doit, tout seul, étudier saint Thomas dans le texte. Il y faudrait une vie, et sans garantie de succès. Le langage de saint Thomas est tellement différent du nôtre que l'on n'a pas beaucoup de chances de l'entendre si l'on n'y est pas introduit et si l'on n'est guidé par personne. C'était bien la pensée de Léon XIII, que Gilson rappelle : « ...Puiser la sagesse de Thomas à ses sources mêmes. Mais l'entreprise est si difficile, à la distance où nous sommes de la source, que nous appelons à l'aide ceux qui nous ont précédé. 107:810 Cela n'est pas évitable et c'est pourquoi, dans le passage même où il nous renvoie d'abord à la source, le Pape (Léon XIII) ajoutait : *Ou du moins à des courants issus de la même source et dont les doctes s'accordent à tenir pour certain qu'ils sont encore purs de tout limon*. » Seulement, où est la pureté, où est l'accord qui l'atteste ? On ne les voit guère : « Ce limon commence bien près de la source, et d'ailleurs cet accord certain des doctes n'est pas facile à trouver. Convoquez Capreolus, Cajetan et Banès, ils refuseront souvent de rester ensemble. Comment choisir ? On ne pourra le faire qu'en comparant ces ruisseaux à la source même dont ils se flattent d'être issus. Opération complexe, longue, où les risques de désaccord sont nombreux et dont l'étude conduit d'ailleurs le plus souvent à conclure que chaque interprétation de la doctrine se fonde sur une partie de la vérité, entrevue par l'interprète, et qu'il a seulement le tort de prendre pour le tout. » Les « thomistes » ne sont pas d'accord entre eux. Non point qu'un tel désaccord soit commandé par la nature de la philosophie : mais par l'infirmité humaine. D'où les discussions, controverses et disputes. Elles peuvent servir au progrès de la pensée ; elles peuvent aussi servir au progrès de la confusion. On insiste trop unilatéralement, à notre avis, sur le caractère inévitable, et utile, de ces désaccords entre philosophes. Il est d'une importance capitale que, sans concordisme arbitraire, certes, ni compromis superficiel, les philosophes chrétiens s'attachent aussi à définir et tenir des positions communes, une doctrine commune. Car de leurs désaccords peut résulter ultérieurement une lumière plus grande : mais cette lumière même ne sera acquise qu'à partir du moment où se sera fait l' « accord des doctes ». C'est seulement à la mesure de l'accord entre philosophes chrétiens que la philosophie chrétienne remplira sa fonction. 108:810 Sa fonction d'*ancilla theologiæ *: les désordres actuels de la théologie (comme également les désordres de ce qu'en France on nomme théologie probablement par analogie, ou même par simple métaphore) ont souvent pour origine l'état d'inconsistance et de confusion où se trouve la pensée chrétienne en matière philosophique. Mais aussi, sa fonction sociale. Toutes les difficultés rencontrées pour faire comprendre la portée véritable, le contenu authentique de la « doctrine sociale catholique », -- voire pour faire admettre la légitimité de son existence, -- proviennent de la confusion, de l'impuissance ou de l'éclipse de la philosophie chrétienne. Car la doctrine sociale catholique est en somme un chapitre de la philosophie (et de la théologie) chrétienne, et quand on veut prendre ce chapitre tout seul, on n'y entend évidemment rien. « La pensée profonde de Léon XIII s'annonce dès le début de l'Encyclique (*Æterni Patris*)*,* et c'est une pensée sociale, étant bien entendu que l'ordre de toute société repose sur la connaissance de la vérité... » ([^108]). Léon XIII a voulu restaurer la philosophie chrétienne pour conduire à ce que Pie XI, dans *Quadragesimo anno,* nommera la « restauration de l'ordre social ». « Les grandes encycliques qui suivirent » *Æterni Patris,* remarque Gilson, « y compris les programmes de réforme sociale, supposent effectuée cette première réforme intellectuelle, condition nécessaire de toutes les autres » ([^109]). L'expression est un peu raide. 109:810 Nous ne croyons guère pour notre part à ces sortes de priorités dans le temps, où il faudrait réaliser *d'abord* ceci, comme *préalable* à cela. Les choses ne se passent jamais ainsi, -- sauf, nécessairement, dans l'exposé logique, et dans l'exposé logique il est bien certain que Léon XIII a *commencé* par la philosophie chrétienne pour *continuer* par la doctrine sociale. Dans les faits, tout se passe en même temps, comme l'on peut. Nous ne sommes pas situés au commencement absolu ni à la fin complète de quoi que ce soit ; à quel moment la réforme intellectuelle devrait-elle être considérée comme suffisamment « effectuée » pour que l'on pût passer à l'étape suivante ? Tout le monde travaille en même temps selon son état et sa vocation. Disons donc plus exactement que la *liaison* est nécessaire, intime, permanente, entre la réforme intellectuelle et les autres réformes. Il n'est pas nécessaire d'attendre que la philosophie chrétienne ait été restaurée pour commencer à s'occuper des choses sociales. Mais il est indispensable que le « projet social », comme on dit aujourd'hui, ne s'avance pas *sans* être éclairé par la philosophie chrétienne. Et c'est cela que l'on n'a guère compris : « Quel clerc errant n'en a fait vingt fois l'expérience ? Si on lui demande de parler du programme social de Léon XIII, qu'il n'aille pas s'aviser de commencer par *Æterni Patris !* Ce que l'on veut, c'est quelque chose de pratique, *Rerum novarum* sur la condition des ouvriers et des patrons, par exemple. *Il n'y a pourtant pas de raccourci qui permette de gagner du temps*. Qui ne passe pas par la philosophie chrétienne peut être certain de s'égarer. Quelques-uns l'ont fait et leurs successeurs ne sont pas rares. » 110:810 D'aucuns achoppent à cette expression de « philosophie chrétienne », comme d'ailleurs à celle de « doctrine sociale catholique », ou à celle de « civilisation chrétienne ». Gilson remarque que dans le texte même d'*Æterni Patris,* Léon XIII ne parle pas de « philosophie chrétienne », il n'emploie pas le mot, il définit la chose : une certaine manière de philosopher, « un usage apostolique de la philosophie, conçue comme auxiliaire de l'œuvre de salut de l'humanité » ; « une histoire de l'usage que les Pères et les écrivains ecclésiastiques ont fait de la philosophie », et des « liens étroits, indissolubles, entre philosophie et révélation » ([^110]) : « la raison naturelle fécondée par la vertu du Christ », « un usage philosophique de la raison qui refuse de se priver des lumières de la foi », une raison « restaurée, accrue par la grâce du Christ et rendue par là plus féconde encore ». Ce n'est pas le mot qui compte, mais ce que le mot désigne. Pour désigner cet *usage chrétien de la raison naturelle,* les Papes emploient le plus souvent le mot de « philosophie chrétienne », -- étant entendu, bien sûr, qu'ils prescrivent « une certaine manière de philosopher et non pas l'usage de tel ou tel nom particulier pour la désigner ». Or nous ajouterons, à l'appui de la pensée de Gilson, que les Papes emploient aussi l'expression de « philosophie chrétienne » précisément POUR PARLER DE LA DOCTRINE SOCIALE. Léon XIII n'a pas dit « philosophie chrétienne » dans *Æterni Patris :* mais il le dit (*christiana philosophia*) dans *Rerum novarum.* De même Pie XI, dans *Quadragesimo anno*, invoque les « principes de la saine philosophie » (*saniae philosophiae*) et les « principes de la philosophie chrétienne sociale » (*christianae philosophiae socialis principia*)*.* Quel que soit le nom qu'on lui donne, la chose elle-même existe : et elle commande la doctrine sociale. 111:810 Les esprits ne peuvent s'accorder sur le sens de la doctrine sociale s'ils n'admettent pas les principes de la « saine philosophie » ou « philosophie chrétienne ». Et comment reconnaître et recevoir ces principes, puisque les *philosophes chrétiens* sont profondément divisés ? « *Il n'y a pourtant pas de raccourci qui permette de gagner du temps* ». Toutes les Encycliques sociales, d'ailleurs, si l'on veut bien les lire en leur entier, *Rerum novarum, Ubi arcano. Divini illius Magistri, Quadragesimo anno, Divini Redemptoris,* etc., en appellent à la réforme intellectuelle et morale, et placent très clairement, très explicitement la restauration de l'ordre social *dans la dépendance* de la restauration des mœurs chrétiennes et de la pensée chrétienne. Pour indispensable et décisive qu'elle soit, laissons la réforme des mœurs en dehors de notre propos. Tenons-nous en à la restauration intellectuelle. Et posons correctement la question : -- Qui nous enseigne les vérités de la raison naturelle ? Poser correctement la question donne immédiatement la réponse. Les vérités de la raison naturelle qui ont rapport avec notre salut éternel et avec l'ordre social (dans la mesure où celui-ci est ordonné lui-même au salut éternel) sont enseignées par l'Église. Dans le désordre moderne de la philosophie chrétienne, le Pape assume, beaucoup plus visiblement et explicitement qu'à aucune autre époque, cette fonction. Gilson l'a mis en relief pour Léon XIII. Il a simultanément mis en relief la liaison intime et nécessaire entre la philosophie chrétienne et la paix sociale chrétienne. 112:810 Dans cette perspective nous pouvons alors comprendre plus profondément le mot de saint Pie X, prononcé à un moment où il n'était pas encore le Pape (qui était, précisément, Léon XIII), mais où il était déjà saint : -- *La société est malade, toutes les parties de son corps sont touchées ; les sources de la vie sont atteintes. L'unique remède, c'est le Pape.* L'unique remède, c'est le Pape, parce que le Pape *c'est l'unité*. L'unité de l'Église, l'unité de dogme, l'unité hiérarchique, l'unité de prière ; et pour ce qui nous occupe, *l'unité de pensée*. L'unité dans une « doctrine commune », l'unité en des « principes communs », le « remède » aux divisions et confusions où s'enlisent les philosophes chrétiens. Non pour faire taire leurs divergences ou interrompre leurs recherches. Mais pour conserver, expliciter et transmettre l'héritage essentiel de la pensée chrétienne. Gilson conduit son lecteur jusqu'au seuil, et s'arrête. Il nous a guidés sur le chemin véritable. On peut aller plus loin ; on peut prolonger sa pensée. Partir d'où il est arrivé, comme il le souhaite. Et se mettre plus méthodiquement à l'école de *la philosophie chrétienne des Papes contemporains*. Bien sûr, il y en aura plus d'un pour entendre, ou feindre d'entendre, que nous proposons (après saint Pie X) que le Pape pense et agisse à notre place... Mais, comme l'écrit Gilson à un autre propos, « il est des cas où l'on doit avoir le courage d'offrir aux critiques une manière expéditive et simple de se débarrasser de vous ». Ils s'en iront raconter, ils le font déjà, que selon nous le Pape fait tout, et que les fidèles n'ont rien à faire ; et que nous sommes des imbéciles rigoureusement incapables de la moindre pensée personnelle. Qu'ils le disent donc, si ça les amuse. 113:810 Leur soi-disant liberté est d'avoir une pensée et une action (notamment sociales) affranchies de la foi. Disons tranquillement avec Gilson : « Je n'ai jamais conçu la possibilité de cette division interne d'un esprit dont une moitié croit de son côté pendant que l'autre philosophe du sien ». Même pour beaucoup de catholiques, il y a la moitié chrétienne de la vie : le spirituel ; et la moitié profane, autonome, libre (comme si *libre* était le contraire de *chrétien !*) : le temporel (c'est-à-dire le politique, le social, le mental, etc.). La thèse aujourd'hui la plus répandue dans la presse religieuse, et affirmée quasiment comme un dogme, est que la Royauté du Christ « *n'est pas une royauté temporelle* ». Ceux qui n'admettent pas ce dogme sont réputés des sots, des rétrogrades, des non-conformistes dangereux. Au nom de quoi, Gilson a été exclu du nombre de ceux que l'on considère comme des intellectuels, des penseurs, des auteurs sérieux ; il a été « exclu de la société des philosophes », et il remarque avec discrétion : « *Cette exclusive se comprend moins facilement lorsqu'elle vient de chrétiens* ». On proteste que ces choses ne se passent point chez nous, dans le catholicisme français, qu'elles sont inventées par des esprits chagrins ou méchants. Mais voilà le témoignage de Gilson, qui est le témoignage de toute une vie. Expliquez ce phénomène comme vous voudrez : du moins son existence est irrécusable et dûment constatée. Membre de l'Académie française, ancien professeur en Sorbonne et au Collège de France, ancien rédacteur de *Sept,* Gilson, parce que PHILOSOPHE CHRÉTIEN, a été traité comme l'on traite les « ennemis de l'enseignement public » et les « réactionnaires ». 114:810 Telles sont les mœurs ordinaires de ceux qui se donnent à eux-mêmes les appellations supposées contrôlées d'intellectuels catholiques et d'universitaires catholiques. Diront-ils que Gilson a rêvé ? Ils nous détourneront difficilement d'en croire des témoins qui, « le cœur gros », ont dû se résoudre à « se tourner vers les Gentils », c'est-à-dire à s'exiler hors de leur patrie, où leurs compatriotes, confrères et collègues, catholiques compris, leur avaient rendu impossibles le travail et la vie. Nos mœurs intellectuelles françaises sont véritablement irrespirables -- sauf pour ceux qui les entretiennent et les organisent en vue de maintenir leur installation sociologique et leur domination temporelle sur la pensée, par leur mainmise sur l'école, l'édition et les journaux. C'est exactement le *parti intellectuel* qui continue, le parti intellectuel décrit et combattu par Péguy. Le témoignage de Gilson est d'autant plus significatif sur ce point qu'il n'a rien compris au combat de Péguy contre la Sorbonne et le parti intellectuel ; il n'est donc influencé en la matière par aucune opinion préconçue ; il n'a rien compris mais tout subi, et tout ce qu'il écrit à ce propos vient donner entièrement raison à Péguy, sinon sur tel ou tel détail, du moins sur l'existence et le fonctionnement de cette réalité sociologique. Juin 1960. 115:810 ### II -- Le système de l'assassinat intellectuel 117:810 EN LISANT le dernier ouvrage de Maritain, j'ai découvert que l'auteur voulait qu'il me soit impossible d'en dire quoi que ce soit, et surtout du bien. Il me tient pour un « gros Ruminant » et pour un « intégriste » : et l'intégrisme est « la pire » (il dit : *la pire,* page 235), oui, « la pire offense à la Vérité divine et à l'intelligence humaine ». Pas moins. La pire. Le modernisme n'est sans doute qu'un modeste rhume des foins en comparaison de la pire offense. Toute approbation, fût-elle partielle, tout éloge, fût-il, mesuré, venant d'un Ruminant, causerait au Maître malaise et chagrin. Seule mon opposition totale peut le combler. C'est trop réduire ma liberté d'appréciation. Alors je préfère ne pas apprécier. -- Mais personne, objectera-t-on, personne ne s'est reconnu dans le portrait que Maritain fait des « ruminants » ou dans celui qu'il fait des « intégristes ». Vous seriez le premier ; vous seriez le seul... 118:810 -- Il n'est pas forcément question de se reconnaître : mais de se savoir visé. Visé par une classification dont la nature et les attendus constituent une disqualification radicale, une exclusion du « dialogue » et du « pluralisme ». Les ruminants de Maritain, les intégristes de Maritain sont frappés d'ostracisme intellectuel. Et Maritain est prêt à déguster leurs gémissements ou leurs protestations, mais d'avance il abhorre leurs applaudissements éventuels. C'est même pour conjurer ces applaudissements qu'il les exile aussi loin, aussi complètement, aussi définitivement. Per­sonne ne s'est *reconnu,* j'entends bien, et moi non plus. Je suis un Ruminant dans l'exacte mesure où Maritain est un Paysan : par la seule grâce de l'idéalisme arbitraire avec lequel il reconstruit a priori et distribue souveraine­ment les catégories sociales. Personne ne s'est reconnu, mais plusieurs pourraient ne pas ignorer qu'ils sont *visés*. C'est ainsi qu'un ami très cher... -- On sent venir, à votre mine, quelque malice. Alors, si c'est un ami qui vous est cher, ne le nommez pas. -- Bon. Je puis dire pourtant que ce fut dans un hebdomadaire catholique qui s'intitule... -- Ne nommez pas non plus l'hebdomadaire. -- Je ne le nomme pas non plus. C'était le numéro du 3 février 1967. Un ami très cher y proclamait innocemment que les « métaphores animalières » de Maritain sont parfaitement « heureuses » et décernées d'une plume « avertie ». Bene ; recte ; optime. Le Ruminant, il faut bien qu'il y en ait au moins un, tous se bousculent à faire semblant de ne l'être pas, le Ruminant c'est moi. Et même, le Ruminant de la Garonne. 119:810 -- Voyons, voyons, Maritain ne parlait pas spécialement de vous. Vous interprétez, vous tirez la couverture, vous lisez entre les lignes... -- J'interprète comme je peux : mais quand il est pos­sible, je vérifie mes interprétations. J'ai donc demandé, et obtenu, une confirmation directe et personnelle, tout à fait explicite, sans équivoque, et bien intéressante. Je la lèguerai à la petite histoire (avec la mention : à n'ouvrir qu'en l'an 2 067). J'ai obtenu, dis-je, confirmation qu'il s'agit bien de moi. Pas de moi seul, qu'on se rassure. D'autres pourront sans doute obtenir la même confirmation, ou même l'ont peut-être déjà obtenue, mais ils préfèrent ne pas s'en vanter et faire semblant. Pour des raisons qui lui paraissent fonda­mentales, et pour d'autres qui lui paraissent opportunes, Maritain a horreur, terreur ou dégoût de toute approbation que je pourrais éventuellement donner à l'une ou l'autre des vérités qu'il enseigne. Il les enseigne magistralement, mais ce n'est point pour les faire partager à n'importe qui ; en tout cas point aux indignes, aux ruminants, aux intégristes. Cela se lit, si l'on sait lire, dans son livre. Mais on peut lire mal. C'est pourquoi je me le suis fait confirmer. Si je mani­festais quelque adhésion aux vérités dont Maritain est le détenteur, il en serait inquiet, blessé, peiné. Or il se trouve qu'en ce moment de ma vie, et en ce moment de la sienne, je n'ai aucun désir de le blesser, de le peiner ni de l'inquié­ter. Ce qui me condamne au silence sur *Le Paysan de la Garonne* ([^111])*.* Si j'exprimais un jugement sur ce livre qui n'est point intrinsèquement pervers, il me faudrait bien en approuver la part de vérité que j'y crois apercevoir. 120:810 Mes critiques éventuelles ne font aucune difficulté : Maritain, d'avance, s'en repaît et s'en délecte. Mais il entend m'exclure de toute participation exprimée aux vérités qu'il défend : mes mains impures et mon esprit tordu ne pourraient que les défigurer, et renouveler à cette occasion la *pire* offense qu'il soit possible d'infliger à la Vérité divine, à l'intelli­gence humaine et à la doctrine du Maître. -- Vous n'êtes point obligé de céder aux humeurs et caprices de Maritain ! -- Obligé, non. Il m'est permis cependant d'y déférer : par déférence précisément. Par déférence pour un écrivain qui, au-delà de ses injustices et de ses erreurs, mérite une estime et une affection que je ne dirai pas, du moins au­jourd'hui, afin d'éviter de le chagriner. Si Dieu me donne de lui survivre, je parlerai des doctrines de Maritain quand il sera mort. Me détournant de ce qui fait le fond essentiel de l'ouvrage, et me gardant d'exprimer d'aucune manière un jugement d'ensemble sur son contenu et sur sa portée, je me limiterai à quelques considérations latérales sur l'accueil qui est reçu par ce genre de travaux, et sur la leçon que nous pouvons tirer de cet accueil pour notre usage personnel. \*\*\* *Premièrement, sur le fait que, désormais, Maritain lui aussi est* « *marqué* ». -- Depuis quarante ans, Maritain avait donné tous les gages qu'il fallait. Il les avait donnés de bon cœur et il les redonne tous en bloc dans son dernier livre. 121:810 Il déteste la droite, la réaction, le capitalisme, l'im­périalisme, le colonialisme. Il anathématise l'intégrisme, comme « la *pire* offense à la Vérité divine et à l'intelligence humaine ». Ce ne sont point concessions faites du bout des lèvres au conformisme régnant, mais argent comptant. Il est sincère, il est convaincu de tout cela, il y croit, avec un grand arsenal d'ardentes raisons et de motifs impérieux. Et tout cela n'a servi de rien. Le jour où la subversion a jugé utile de le « rejeter à droite », elle l'a fait. L'avis de Maritain sur la foi contemporaine ? Il « rejoint celui des adversaires du Concile », écrit le Père dominicain François Biot ; le jugement de Maritain sur le mépris actuel de la vérité ? il est non seulement une injustice, mais encore « une malhonnêteté ». Quand Maritain proteste contre l'évacuation de la Croix qu'opère la spiritualité à la mode, le Père dominicain Fran­çois Biot répond : « Que de telles phrases puissent se trouver dans *Minute* ou dans *Le Monde et la Vie,* passe encore. Nous y sommes habitués et cela ne devrait tromper personne. Mais que Jacques Maritain les rejoigne ou les imite, voilà bien qui étonne et plus encore qui scandalise. » ([^112]) En résumé, « il n'est que trop clair », pour le P. Biot, « que Maritain exprime une très grande réserve envers les manifestations du renouveau dans l'Église ». 122:810 Et l'important Henri Fesquet se prononce en ces termes ([^113]) : « ...On regrettera que cet ancien adepte de l'Action française en soit venu à défendre des positions de gauche avec une mentalité d'ex­trême-droite. « Pourquoi faut-il que « la crinière du vieux lion » -- dixit Jean Guitton -- nous fasse pen­ser, avec toutes les différences que l'on voudra, à la pelisse de Charles Maurras ? » Récapitulons le verdict de cette gauche tant aimée : 1\. -- Maritain est malhonnête ; 2\. -- Maritain rejoint les adversaires du Concile ; 3\. -- Maritain imite *Minute* et *Le Monde et la Vie *; 4\. -- Maritain s'oppose au renouveau dans l'Église ; 5\. -- Maritain a une mentalité d'extrême-droite ; 6\. -- Maritain c'est Maurras. Les esprits légers y verront comme d'habitude des in­vectives, de la polémique, des excès de langage. Ils n'aperce­vront pas que tout cela tient ensemble, avec une signification cohérente. Maritain *à son tour* est traité comme nous le sommes nous-mêmes depuis toujours. Quand nous sommes ainsi traités, il se trouve générale­ment quelqu'un pour nous expliquer que nous ne l'avons pas volé ; ou du moins que nous y avons coupablement prêté le flanc. Or cela serait-il vrai, ce n'est pas l'essentiel, qui est ailleurs : dans le procédé lui-même, dans sa tech­nique, dans son efficacité tyrannique. 123:810 De bonnes âmes et des gens aimablement modérés estiment que nous avons une vocation particulière à être accusés de malhonnêteté, d'extrémisme, d'opposition au Concile et au renouveau ; mais avec un peu d'habileté, ajoutent-ils, avec un peu de prudence, de sagesse, de componction, nous échapperions à une telle suspicion, et alors nous deviendrions aptes à faire enfin « entendre » la part de vérité que nous portons. Conseils chimériques, avons-nous toujours pensé. Il man­quait la preuve. La voici. Maritain, qui avait tout ce qu'il fallait pour échapper de plein droit à de tels traitements, ne les a pas évités lui non plus, à partir du moment où il est apparu comme un obstacle à la phase présente de la subver­sion de la foi. Dans une société intellectuelle -- dans une société ecclé­siastique -- où un Maritain est assimilé à Maurras, accusé d'imiter *Minute* et *Le Monde et la Vie*, dénoncé comme manifestant une mentalité d'extrême-droite, condamné comme s'oppo­sant au Concile et blâmé pour sa malhonnêteté, -- dans cette société-là il est évident que nous n'avons rien à faire. Si Maritain y est « Maurras », au sens où ils l'entendent, alors tout est dit, et moi je suis au moins Sardanapale ou Néron. A ce niveau, il n'y a plus d'issue ni de solution. Les prudents et les habiles qui veulent avant tout éviter de subir des accusations de cette sorte iront de capitulation en capi­tulation, et finalement n'éviteront rien du tout. Ce que Maritain n'a pu éviter, qui donc était ou serait mieux placé que lui pour l'éviter ? 124:810 Ces accusations délirantes, on peut les trouver cocasses ou indignes, selon le point de vue. Mais le point de vue de l'indignité et celui de la cocasserie laissent échapper l'essen­tiel : dans cette jungle il n'y a rien à faire, que s'en retirer si par disgrâce on y est encore. Et s'installer, comme d'ail­leurs on l'aurait dû de toutes façons, dans l'*être* et non dans le *paraître*. Le « paraître » n'est jamais que le « paraître ». Mais aujourd'hui, le « paraître » fabriqué et truqué du verbalisme dominant devrait dissoudre toutes les vanités et tous les calculs. \*\*\* *Secondement :* « *avec toutes les différences que l'on voudra* ». -- Quand on vous dit que Maritain c'est « Maur­ras », on prend soin de vous préciser : AVEC TOUTES LES DIFFÉRENCES QUE L'ON VOUDRA. Absurdité ? Apparente seu­lement. Vous penseriez : c'est *pareil* ou c'est *différent*, mais pas les deux à la fois et sous le même rapport ; c'est *pareil* quand il n'y a pas de *différences* notables ; ce ne peut pas être *pareil avec toutes les différences que l'on voudra.* Mais, si, justement. Car il ne s'agit plus de dire ce qui est : il s'agit de le défigurer et d'y utiliser le mensonge comme outil ordinaire. Si Maritain était réellement Maurras, cela ne servirait à rien de dire contre lui : Maritain c'est Maurras. C'est précisément *parce que* Maritain *n'est pas* Maurras qu'il est utile, efficace, mortel, de prétendre et faire croire que Maritain c'est Maurras. Ce faisant, on *supprime* la per­sonnalité, l'originalité, l'existence autonome et différente de Maritain. Dire et faire croire qu'IL EST CE QU'IL N'EST PAS, c'est EFFACER CE QU'IL EST, c'est une manière d'assassinat. 125:810 *Avec toutes les différences que l'on voudra *: ceux qui ont peur d'être accusés d'intégrisme, de réaction, de maur­rassisme, d'extrémisme, croient qu'ils l'éviteront en mar­quant toujours davantage les DIFFÉRENCES objectives ; au besoin en les fabriquant, en les multipliant, en les feignant. Ils n'ont rien compris au système : « *avec toutes les différences que l'on voudra* ». Ce n'est pas faute d'avoir vu les différences que l'on accuse Maritain d'être Maurras, c'est pour supprimer dans l'opinion publique toute connaissance des différences existant réellement. Il n'y aurait aucun inté­rêt à accuser *Le Monde et la Vie* d'être *Le Monde et la Vie* et *Minute* d'être *Minute.* Mais il y a intérêt à accuser Maritain d'être *Le Monde et la Vie* et d'être *Minute* et d'être « Maurras », justement parce qu'il ne l'est pas. Cette logomachie meurtrière est d'une grande efficacité pour le conditionnement de l'opinion des masses intellec­tuelles, catholiques, démocratiques et mutantes. Toute « ha­bileté » et toute « prudence » sont vaines à ce niveau. Main­tenant que Maritain lui-même est passé dans la machine à défigurer les réputations intellectuelles, il devrait être par­faitement clair qu'il n'y a *aucun* espoir pour *personne* d'y échapper. Sauf à consentir les capitulations que Maritain lui-même n'a pas consenties. On le dit tellement, et partout, et c'est tellement facile : « Vous êtes trop marqué ». « Vous êtes politiquement mar­qué ». « Si vous étiez moins marqué ! » « Il faut ne pas être marqué pour être entendu... » Comme l'observerait Alexis Curvers, *marqué* est un passif, et il manque le complément d'agent. Marqué, peut-être, mais *par qui *? « Mar­qué », ou réputé tel, c'est un fait subi. Qui dispose du pouvoir de « marquer » ? et pourquoi ? et comment ? Dire à quelqu'un : *vous êtes marqué*, c'est comme lui dire : *vous êtes assassiné*. 126:810 Fort bien : mais l'important c'est qu'il y a eu assassinat, et de savoir qui est l'assassin ; et quel est ce système qui assassine moralement, ou psychologiquement : ce système qui « marque » les gens comme du bétail -- comme des ruminants. Et qui les marque avec un mensonge tel que Maritain y est assimilé à Maurras. L'important est enfin de savoir si l'on accepte ce système arbitraire et meur­trier, si l'on s'y plie, si on le subit sans rien dire, ou si l'on passe outre à ses oukases. On n'est pas « marqué » comme on est blond, bègue ou myope. *On a été marqué*. Et habilement : d'une manière telle que *chacun s'imagine être victime d'une injustice qui lui est personnelle, tandis que les autres, eux, sont* « *mar­qués* » *à juste titre*. Si bien que chacun pour soi pense à se « démarquer » en se désolidarisant des autres « marqués » : au lieu de s'unir à eux pour faire sauter le système, ou du moins, dès maintenant, l'annuler pour ce qui dépend de nous, dans les zones et les domaines, même sociologique­ment restreints, qui relèvent de notre seule autonomie. Mais pour cela, il faut commencer par le courage d'être méprisé à l'intérieur de ce système méprisable, au lieu d'y plaider vainement sa cause. Marqué ! Marqué ? Qui donc pouvait espérer l'être moins que Maritain, que voici à cette heure « marqué » comme rejoignant *Le Monde et la Vie*, comme tempérament d'extrême-droite et comme étant « Maurras » ... Il faut en passer par là.. Et au lieu de ramper habilement aux pieds des *mar­queurs*, au lieu de leur offrir des apaisements, des conces­sions et des garanties, il convient de renverser leurs tables, leurs piles d'étiquettes et leurs manigances. Au moins, et d'abord, les renverser moralement, les mettre hors la loi dans notre propre domaine, si réduit soit-il. 127:810 Quand un tribunal est illégitime, c'est renforcer son autorité arbitraire que d'aller plaider ou implorer son acquittement auprès de lui. Être *marqué,* c'est être refoulé dans des catacombes où l'on devrait être volontaire : les nouvelles catacombes, qui ne sont pas physiques, ou pas encore, qui sont psycholo­giques, sociologiques et mystiques. C'est seulement là que l'on peut aujourd'hui faire œuvre utile, et d'abord ne pas trahir la foi, l'honneur et la vérité. Maritain y est rejeté à son tour : je l'y aurais accueilli avec le plus cordial respect, avec tous les honneurs dus à son rang, et avec bien d'autres sentiments encore (quoi qu'il en soit de certaines divergences qui sont sérieuses, et graves), s'il n'avait lui-même, et d'avance, refusé cet accueil. \*\*\* *Troisièmement, sur la loi du talion*. -- Pour Maritain, « Maurras » est le nom et le symbole de ce qui lui fait le plus horreur. Il l'est non pas depuis toujours, mais depuis quarante ans. Et voici donc que Maritain est dénoncé comme étant « Maurras » : avec toutes les différences que l'on vou­dra, et qui en l'occurrence ne comptent pas. Maritain est en effet « Maurras » dans la même mesure et sous le même rapport que je suis un « ruminant » et un « intégriste » : un ruminant et un intégriste selon les défi­nitions qu'en donne Maritain. 128:810 Définitions d' « archétypes », dit-il, auquel chaque individu, concrètement, correspond plus ou moins : ce qui est l'équivalent assez exact du « avec toutes les différences que l'on voudra ». L'archétype de l'inté­griste et du ruminant s'applique à nous « avec toutes les différences que l'on voudra » : on se moque des différences, de toutes les différences, elles n'ont aucune importance, l'important est que l'archétype soit appliqué, que l'étiquette soit attribuée. La subversion a fait à Maritain ce que Mari­tain avait fait aux ruminants. Maritain est classé, étiqueté et rejeté de la même manière et avec la même mesure dont il s'est servi pour nous classer, nous étiqueter et nous reje­ter. Nous sommes des ruminants intégristes au même sens et de la même manière que Maritain est « Maurras ». La loi du talion n'est en soi ni juste ni loi. Mais elle devrait, chez celui qui la subit, susciter ou favoriser un retour critique sur soi-même. \*\*\* *Quatrièmement, sur la promotion d'un problème*. -- Le débat sur *Le Paysan* (dans lequel je n'entre pas) risque d'être un faux débat s'il croit être un débat original sur un livre nouveau. Le vrai débat est celui de la pensée de Mari­tain, des doctrines de Maritain, identiques à elles-mêmes depuis quarante ans. Je ne veux certes point par là déprécier les développements qu'il en a donnés, ni les répétitions pédagogiquement nécessaires. Mais enfin c'est Fabrègues qui a raison : « Infidèle à lui-même : pour croire que Maritain l'est, il faut avoir oublié que, depuis vingt ans et plus, il n'a cessé d'écrire ce qu'il synthétise aujourd'hui (...). C'est donc qu'on n'avait pas lu Maritain ou qu'on se parait de son nom pour affirmer ce qu'il n'avait pas dit. 129:810 « Ce qui éclate dans ce genre de propos et d'attaques, c'est ce qui était clair depuis quelques temps déjà : un certain nombre de débats essentiels ne sont plus traités au fond, on les a remplacés par des mots de passe sans contenu défini ou intelligible... » ([^114]). La réponse à une telle situation n'est pas de traiter soi-même au fond, *comme si elle n'existait pas,* les « débats essentiels » (sur l'âme, la société, le sens de l'histoire, la nature et la personne, le naturel et le surnaturel). Car le remplacement de ces « débats » par un verbalisme socio­logiquement efficace, psychologiquement meurtrier, *est devenu lui aussi un problème essentiel*. Il faut l'examiner en lui-même, il faut tirer au clair, et entièrement, pourquoi Maritain est « Maurras », pourquoi Fabrègues est un « inté­griste » et pourquoi je suis un « ruminant ». Il est infiniment regrettable, Fabrègues le dit très bien, que ces « mots de passe » et ces étiquettes aient pris le pas sur les « débats essentiels » : mais *ils l'ont pris,* ils l'ont, psychologiquement, efficacement, comment, pourquoi, chez qui, jusqu'à quel point ? Notre vie intellectuelle et religieuse de chaque jour en est de plus en plus colonisée *dans toute sa dimension sociale.* C'est devenu un fait capital, un fait dominant, une situation générale, un problème d'ensemble. Aux « débats essentiels » s'est substitué un jeu de prismes sonores qui retient une attention prioritaire, voire exclusive, au profit des mots de passe, des étiquettes et de leurs multiples équi­valents. Même des débats conciliaires, parfois ou souvent, en furent influencés. C'est le trait le plus répandu, le plus lourd de conséquences, de la psychologie intellectuelle (et religieuse) contemporaine. 130:810 Les méthodes intellectuelles de la publicité diffamatrice l'emportent sociologiquement sur les méthodes intellectuelles d'examen, de raisonnement, de réflexion, d'approfondissement, de méditation. C'est une subversion de plus en plus solidement installée. Chacun pour soi-même, demeurant à l'intérieur de la dimension personnelle, peut s'établir dans la contemplation réelle des problèmes fondamentaux de la destinée humaine : mais cela ne suffira pas à rendre à une telle réflexion l'espace vital dont elle a sociologiquement besoin pour germer, fructifier, se transmettre dans la dimension sociale. On préférerait pouvoir dire : -- Je ne veux plus entendre parler de ces histoires de droite et de gauche, d'intégristes et de ruminants, de mots de passe et d'étiquettes. Oui, au niveau de la réflexion personnelle. Au niveau de la transmission sociale, « ces histoires » sont celles qui dominent présentement les universités, la presse, l'action catholique. Elles sont, intellectuellement, le fer de lance de la subversion. Une subversion à laquelle on ne fera point sa part. C'est au principe même de cette fantasmagorie qu'il faut attein­dre. Protester contre le mot de passe *Maritain c'est Maurras* seulement quand c'est Maritain qui est ainsi traité, et parce que c'est Maritain, ce serait plaider en sa faveur l'exception et le privilège. Et peut-être l'obtenir à titre gracieux. Mais en laissant subsister la situation et le système. \*\*\* 131:810 *Cinquième considération, plus délicate et aussi néces­saire*. -- Sur le néo-modernisme, l'agenouillement devant le monde, la chronolâtrie, l'affadissement de la foi, Maritain pouvait et devait être « entendu » : on nous l'annonçait, on nous le garantissait, c'était quasiment fait. Nous-mêmes, les vérités que d'aventure nous portons avec nous, nous, n'avions aucune chance de les faire « entendre » par les évêques, *parce que*, nous disait-on, nous sommes disqua­lifiés d'avance comme étant « de droite » et « intégristes » : tellement les mots de passe, comme dit Fabrègues, l'em­portent sur les débats essentiels. Mais Maritain ! Bien avant les évêques, il a fait lui-même la théorie et la pratique d'une ouverture au monde conçue en substance comme une ou­verture à gauche : rien ne le « coupait » donc des évêques, bien au contraire rien n'empêchait que son témoignage *sur la foi et la vérité* soit « entendu » par nos évêques. Il ne l'a pas été. La réponse de la Conférence épiscopale française à la Lettre du Cardinal Ottaviani assure qu'il n'y a présentement aucun modernisme ; aucun système héré­tique ou subversif réellement organique à l'intérieur du catholicisme ([^115]). Le livre de Maritain avait déjà paru, et il était déjà lu, quand on assemblait les phrases de la Conférence épiscopale française annonçant que l'on va rechercher de nouvelles notions de la « nature » et de la « personne », les seules exclues d'avance étant celles qui *étaient* dans le « thomisme ». On pourrait assurément confronter ces pro­jets avec les décisions conciliaires sur la doctrine de saint Thomas : ce n'est point ici notre propos. 132:810 Mais on peut aussi confronter de tels projets avec tout ce qu'expose sur ces questions philosophiques *Le Paysan de la Garonne*. On cons­tatera que, sous ce rapport, c'est un livre qui a été écrit en vain. \*\*\* Ces cinq considérations successives, et inégalement déve­loppées, comportent une et plusieurs leçons pour notre action propre, indépendamment du jugement porté sur le livre de Maritain. Elles nous aident à prendre conscience d'une situation. Les sincérités, les bonnes volontés, la compréhension et l'incompréhension, les maladresses et les habiletés, les pru­dences et les imprudences ne sont pas en cause, et ce n'est pas à ce niveau que les choses se décident. Le livre de Mari­tain était lui aussi, en substance et à sa manière, un *Appel aux évêques*. Il a eu le même sort que le nôtre. Essentiellement, à cause du poids dominant d'une SITUATION intellec­tuelle, sociologique, religieuse. Et quoi qu'il en soit des dis­positions subjectives et des préjugés sentimentaux : ils jouaient *contre* nous, mais ils jouaient *pour* Maritain et le résultat a été identiquement décevant. Nous avons la conviction, expérimentalement acquise et confirmée avec éclat par l'accueil fait au livre de Maritain, qu'il n'y a pas lieu de PERDRE SON TEMPS AU NIVEAU OÙ LES CHOSES NE SE DÉCIDENT PAS : au niveau des bienveillances et des préventions subjectives, des courtoisies diplomatiques, des bonnes manières mondaines, des tactiques dialogantes. En substance et pour l'essentiel, *Le Paysan de la Garonne* de Maritain a reçu le même accueil dans l'Église de France que *Ces prêtres qui souffrent* de Michel de Saint Pierre ; 133:810 et que déjà en 1955 mon volume : *Ils ne savent pas ce qu'ils font*. Et pour les mêmes raisons. Et au fond sur les mêmes problèmes. Cela est à la fois fort clair et très mystérieux : parce que situé au carrefour d'une situation sociologique et du mys­tère de l'Église. Avril 1967. 135:810 ### III -- Dix apories en chaîne. 137:810 A LA PAGE 78 du *Paysan de la Garonne*, traçant un rapide bilan de tout ce que le catholicisme du XIX^e^ siècle et de la première moitié du XX^e^ comportait de négatif et de « défi­guré », Maritain dénonce notamment « la confusion et la coalescence, admises depuis deux siècles comme naturelles, entre les intérêts de la religion et ceux d'une classe sociale furieusement attachée à ses privilè­ges. » (Le terme peu usité *coalescence* vient du latin *coalescere *: « se souder ». Il signifie, selon Robert : « adhésion de deux surfaces, de deux parties auparavant séparées ». Selon Littré : « union de parties auparavant séparées, comme on l'observe dans la guérison des plaies simples ou dans les adhésions contre nature ».) 138:810 Maritain ajoute à cette phrase une note au bas de la page : « La date de la fondation de la revue *Esprit* en France (1932) et, à peu près à la même époque, celle du *Catholic Worker* aux États-Unis, peuvent être regardées comme mar­quant, au moins symboliquement, le point de rupture qui annonçait la fin de cette confu­sion. » La phrase citée et la note adjointe provoquent un monde de réflexions, où l'on pourrait faire comparaître une grande partie de la philosophie politique, sociale et historique que Maritain a exposée en une vingtaine de volumes. Mais qu'on ne s'inquiète pas trop, nous allons nous limiter à quelques observations. **I** Pendant deux siècles, les intérêts de la religion auraient été confondus avec ceux d'*une* classe sociale furieusement attachée à ses privilèges. C'est historiquement impossible. Parce que, durant ces deux siècles, de 1732 à 1932, il n'a pas existé *une* seule classe privilégiée mais, successive­ment, *plusieurs*. La classe privilégiée de 1850 n'est pas la même que la classe privilégiée de 1750. En 1750, d'ailleurs, il y avait *deux* classes privilégiées au sens où l'entend Maritain (à vrai dire, il y en avait même trois). En 1850, les « privilégiés » du premier rang ne représentent pas les mêmes catégories sociales que ceux de 1750 : 139:810 ceux de 1850 sont, grosso modo, ceux qui ont renversé ceux de 1750 et pris leur place, *avec des privilèges d'une autre nature*. (On devrait même se demander si en 1850, et en 1900, et en 1932, ils constituent véritablement « une » « classe » « sociale », ou plusieurs, ou pas du tout ; mais laissons cela pour simplifier.) Si les intérêts de la religion ont été, deux siècles durant, confondus avec des intérêts temporels, ce ne fut pas avec *les mêmes* intérêts temporels, et ce n'étaient pas ceux d'une seule et même classe furieusement attachée à ses privilèges pendant deux cents ans. Quelle importance y a-t-il à le préciser. ? Celle-ci : la portée et l'impact de l'observation de Mari­tain en sont fondamentalement modifiés. Car ce n'est pas du tout la même chose, et ce n'est pas le même travers, d'être : -- *soit* solidaire des intérêts et privilèges d'une seule et même classe sociale pendant deux siècles ; -- *soit* solidaire, deux siècles durant, des détenteurs des privilèges sociaux du premier rang, quels que soient les changements profonds intervenus dans l'identité sociale de ces détenteurs et dans la nature de ces privilèges. Dans le second cas, la faute et l'erreur sont à la fois plus spectaculaires, plus immédiatement repoussantes, et moins graves. Il s'agit en somme d'un opportunisme vulgaire, point limité d'ailleurs aux privilèges sociaux, mais s'étendant pareillement au pouvoir politique et aux modes intellectuelles. Autrement dit, les *faits* historiques sur lesquels Mari­tain se met à philosopher sont-ils des faits exactement établis, suffisamment analysés, -- des faits réels ? 140:810 **II** La « confusion » que Maritain dénonce n'existait pas seulement comme un fait : elle était *naturellement admise*. Cela ne va pas de soi, C'est une affirmation supplémentaire. Une confusion peut être vécue *bien que* dénoncée ; elle peut au contraire être *admise *; ce n'est pas la même chose. La confusion entre les intérêts de la religion et ceux des privilèges sociaux a été *naturellement admise* pendant deux siècles, mais *par qui *? J'invoque encore notre cher Alexis Curvers qui nous met en garde contre ces verbes au passif sans complément d'agent exprimé. Admise par l'Église ? par l'Église enseignante ? Le texte et le contexte semblent bien répondre : oui. **III** La rupture qui annonçait la fin de cette confusion a été marquée « au moins symboliquement » en 1932 par la fon­dation de la revue *Esprit.* C'est-à-dire qu'elle n'avait pas été marquée auparavant. *Pas même symboliquement.* Elle n'avait pas été marquée en 1931 par l'Encyclique *Quadragesimo anno*. Ni en 1891 par l'Encyclique *Rerum novarum*. Ni en 1864 par le *Syllabus*. 141:810 **IV** J'ai nommé le *Syllabus *: ce mot de huit lettres est aujourd'hui vomi par les clercs. Mais ce document pontifical, à l'époque de sa promulgation, c'est par la plupart des puissants et des privilégiés du monde d'alors qu'il fut vomi. Il fut interdit en France. Les catégories sociales et poli­tiques dominantes y virent une atteinte directe à leurs inté­rêts. Le *Syllabus* condamnait radicalement, c'est-à-dire jusqu'à la racine, ou par la racine, le capitalisme libéral et le pouvoir totalitaire qui n'en étaient encore, par compa­raison avec leurs développements ultérieurs, qu'à l'état naissant : bien qu'à l'état naissant, ils étaient suffisamment conscients d'eux-mêmes et de leurs intérêts pour discerner dans le *Syllabus* leur ennemi absolu. Ce sont principalement, en France, le bas clergé (lecteur de Louis Veuillot) et le peuple chrétien qui acclament le *Syllabus*. Les grands de ce monde, les privilégiés, et même trop souvent les princes d'Église, s'insurgent ou biaisent. **V** Comment se situe donc Maritain, philosophe politique, à l'égard de la doctrine sociale de l'Église ? Point de la même manière, assurément, que Maritain métaphysicien se situe à l'égard de sa doctrine théologique. 142:810 Il invoque *Æterni Patris* de Léon XIII et tous les docu­ments pontificaux qui recommandent la doctrine de saint Thomas ; il est dans leur ligne ; il s'en réclame. Il n'invoque point *Rerum novarum*, *Quadragesimo anno* et les grandes encycliques sociales et politiques ; il ne s'en réclame pas. Il n'en mentionne guère que de rares aspects, généralement latéraux, secondaires, accidentels ou isolés. D'ailleurs la fondation de la revue *Esprit*, en 1932, marque une RUPTURE au moins partielle, selon la volonté et l'inspiration de Mounier, avec la doctrine sociale telle qu'elle est formulée dans les encycliques modernes. Je crois que le seul document du Magistère en matière sociale auquel Maritain fasse véritablement référence de tout son cœur est la Constitution conciliaire *Gaudium et Spes *: mais justement, il s'agit là, par définition explicite, d'un document « pastoral », et ce qui fait question ici, c'est l'attitude de Maritain à l'égard des documents proprement doctrinaux en la matière. Avant 1932, rien, selon Maritain, n'avait marqué le point de rupture annonçant au moins symboliquement la fin de la confusion qui existait depuis deux siècles entre les intérêts de la religion et ceux d'une classe sociale furieusement attachée à ses privilèges. Voilà une proposition dont le contenu est extrêmement net. 143:810 **VI** Il n'est nullement interdit à un penseur chrétien de con­sidérer la réalité historique et sociale en philosophe, c'est-à-dire à la lumière de la raison naturelle. Chez Maritain, en outre, la raison naturelle est constamment éclairée par la foi et par une vie d'oraison que l'on sent toujours présentes dans ses écrits. Mais enfin, la doctrine sociale de l'Église existe au moins comme un fait ; et j'entends à la fois comme un fait intellectuel et comme un fait historique. Elle existe en tant que doctrine. Elle existe par l'influence qu'elle a exercée sur un certain nombre d'esprits et par celle qu'elle a voulu exercer, spécialement depuis Léon XIII, de ma­nière consciente et délibérée, sur les institutions et sur les événements. A l'égard de ce double fait, où se situe Maritain ? La question n'est pas simple ; ni tranchée d'avance. **VII** La réflexion historico-sociale de Maritain est éclairée par la foi et par l'oraison. Mais, parfois ou souvent, *comme si* le magistère de l'Église n'avait à peu près rien enseigné d'explicite en ce domaine aussi. 144:810 Maritain n'ignore certes pas que le Magistère a enseigné : il prend expressément acte de cet enseignement chaque fois qu'il lui paraît que l'Église « reconnaît », et même «* reconnaît désormais *» (page 11), ou « *proclame maintenant* » (id.) telle idée qui lui est chère. Mais quand l'enseignement social de l'Église fait autre chose que proclamer « désor­mais », ou reconnaître « maintenant » une idée chère à Maritain, -- Maritain n'en parle ordinairement point. Sinon par allusion implicite, et terriblement dénégatrice, comme dans la note qui est le point de départ des questions que nous nous posons présentement. Tout se passe dans la philosophie politique de Maritain comme s'il était mal satisfait d'une grande partie des ensei­gnements pontificaux qui constituent la formulation mo­derne de ce qui est, en matière sociale, la « doctrine sécu­laire de l'Église » (Pie XI). Pour ma part je n'y vois, du moins en soi et du point de vue philosophique, aucun inconvénient : car de ce point de vue tout est discuté, remis en question, corrigé ou justi­fié, « repensé » par chaque esprit et par chaque génération. Je n'y vois un inconvénient qu'à partir du moment où l'on supposerait -- et où l'on enseignerait -- qu'il y a continuité, concordance, voire équivalence, entre la philosophie poli­tique de Maritain et la doctrine sociale de l'Église. Ce n'est pas certain a priori. C'est même, à ce qu'il me semble, assez incertain. **VIII** Et en particulier : la Constitution conciliaire *Gaudium et Spes* va-t-elle être reçue et interprétée : -- dans le contexte de la doctrine sociale de l'Église ? -- ou dans le contexte de la pensée sociale de Maritain ? 145:810 Il n'est pas prouvé que ce soit le même contexte. Et la chose est peut-être assez importante pour qu'on se mette à l'examiner clairement. **IX** Quand Maritain énonce catégoriquement qu'avant 1932 il n'y avait eu aucune *annonce*, pas même *symbolique*, d'une rupture de la confusion qu'il dénonce (patient lecteur, veuillez relire encore une fois son texte cité), il faut bien se souvenir que nous avons affaire à un écrivain très maître de sa langue, professionnellement et scrupuleusement atten­tif aux termes qu'il emploie. Il importe donc de prendre son énoncé au sérieux. Maritain n'est pas un journaliste qui écrit n'importe quoi, il est tout entier derrière chacune de ses phrases. Il sait doser, préciser, nuancer une affir­mation, une négation, une distinction. Inévitablement, on pense d'abord au premier impact de son énoncé : qui est sur la doctrine sociale enseignée par les Papes avant 1932. Mais il s'en faut de beaucoup que ce soit le seul impact. Il a existé tout un mouvement de pensée catholique, et de nombreuses actions sociales, s'inspirant de Le Play, d'Albert de Mun, de La Tour du Pin. Plus ou moins semblables, plus ou moins différentes dans leur inspiration, il y eut aussi les *Semaines sociales* d'avant la guerre de 1914, et même de 1920 à 1932. 146:810 Tout cela eut quelque rayonnement intellectuel et moral, et fit quelque bruit, et provoqua un certain nombre de recherches, de tentatives, de réformes avortées ou même de réformes passées dans les mœurs et les institutions. Et rien de cela n'était au moins l'annonce, fût-ce la plus faible et la plus symbolique, d'une rupture de la confusion entre les intérêts de la religion et ceux des privi­légiés sociaux ? Le regard que Maritain jette sur l'histoire est fort étran­ge. Ce n'est pas de l'histoire réelle qu'il parle. Ce n'est pas sur l'histoire réelle qu'il philosophe : du moins ici et sur ce point. On peut philosopher sur les faits historiques avec une inspiration profondément chrétienne, avec une âme vérita­blement orante, avec des principes de philosophie morale généralement justes : mais si ces faits sont irréels, toute la spéculation bâtie à partir d'eux sera formellement vraie et matériellement fausse. **X** De l'examen d'un point particulier, je n'entends tirer aucune conclusion générale concernant la pensée de Mari­tain. Cependant je fais observer : 1° Que ce point particulier est situé d'une manière telle qu'à lui seul déjà il est susceptible d'éventuellement hypothéquer ou gauchir de larges domaines d'une pensée sociale. 147:810 2° Que le mécanisme intellectuel qu'on a vu jouer sur ce point particulier est inattendu et inquiétant. Est-ce la seule fois qu'il joue ainsi dans la philosophie historico-sociale de Maritain ? Je laisse la question entière. Disons, comme on dit aujourd'hui, que c'est peut-être là une « piste de recher­che » ... Avril 1967. 149:810 ### IV -- Le testament de Gilson «* Constantes philosophiques de l'être *» 151:810 SI par nos commentaires nous nous arrêtons sur ce livre posthume d'Étienne Gilson, c'est évidemment parce que nous avons la conviction d'être en présence d'un grand livre, l'un des plus grands de l'auteur, l'un des plus grands du demi-siècle. Et si nous insistons, c'est parce qu'il faut bien constater que cette conviction n'est apparemment par­tagée et en tout cas n'a été exprimée par personne. #### 1. -- Gilson méconnu Cette conviction n'a pas été exprimée dans le pré­ambule rédigé par Jean-François Courtine aux pages 7 à 9 du volume ni dans la version résumée qui en est donnée au dos de la couverture. 152:810 C'est un préambule qui hésite entre le titre d' « avant-propos » (p. 5) et celui de « note de l'éditeur » (p. 7). Il faut comprendre semble-t-il que Jean-François Courtine est « éditeur » au sens de maître d'œuvre de l'établissement et de la présentation du manuscrit, l'éditeur au sens commercial du terme étant la Librairie philosophique J. Vrin. Tou­jours est-il que dans l' « avant-propos » ou « note de l'éditeur », comme dans le résumé sans titre au dos de la couverture, rien ne laisse soupçonner que cet ouvrage posthume se situe au tout premier rang de l'œuvre de Gilson, au même niveau que son opuscule *Christia­nisme et philosophie* ou que son *Réalisme méthodique* ([^116])*.* Rien n'y laisse soupçonner non plus que Gilson est au tout premier rang de la pensée philosophique du XX^e^ siècle. 153:810 L' « éditeur » ne le qualifie pas autrement que « le grand historien » ou « l'historien de la pensée médiévale », appellations parfaitement exactes mais puis­samment réductrices, tout autant que si l'on ne quali­fiait Napoléon Bonaparte jamais autrement que « l'of­ficier d'artillerie » ou Charles Maurras « le chantre de la Provence ». Ces appellations de « grand historien » ou d' « historien de la pensée médiévale » sont en outre intempestives, le livre n'étant ni d'histoire médié­vale ni d'histoire d'aucune sorte. C'est un livre de philosophie. L'érudition universitaire honore ce qui lui ressemble mais elle est souvent inapte à reconnaître ce qui la dépasse. C'est ennuyeux pour Gilson, qui risque en notre temps de n'être guère lu que par les érudits des universités d'État ou d'Église. La nomenclature univer­sitaire le tient pour un grand historien et méconnaît le grand philosophe. Des philosophes, elle en connaît pourtant, elle en reconnaît de grands, mais ce n'est pas elle qui les discerne et les consacre, elle les reçoit tels de l'extérieur, selon leur renommée mondaine. Jean-François Courtine tient visiblement Heidegger pour un grand philosophe, et point Gilson : il a cru indispensa­ble de désavouer « l'aspect parfois superficiel ou inuti­lement polémique » de la critique que Gilson fait de Heidegger. Il ne lui est pas venu à l'esprit que, ni polémique ni superficielle, mais point universitaire non plus, ni érudite, la critique de Gilson, nuancée, promp­te, directe, intelligente en un mot, est probablement décisive. 154:810 Je suppose que la Librairie philosophique J. Vrin, qui a toujours soutenu l'œuvre de Gilson avec tant de fidèle amitié, aurait volontiers confié le soin de la « note de l'éditeur » à un professeur tenant Gilson pour un vrai philosophe, et jugeant qu'il avait raison et non pas tort : elle n'en a sans doute trouvé aucun. Reconnu comme historien à cause de la masse *maté­rielle* de ses travaux historiques, masse visible, mesura­ble, incontournable, Gilson est méconnu comme philo­sophe en raison même de la densité *intellectuelle* de sa pensée, entièrement étrangère aux fausses valeurs, aux automatismes grossiers et aux tics conformistes de la pensée moderne. #### 2. -- Un méchant travail Ce manque de juste considération pour l'œuvre est probablement la raison principale du mauvais état dans lequel nous parvient le volume imprimé. Pourtant, une note page 86 donne à croire que l'éditeur a soigneusement fait une lecture critique du texte : « Le manuscrit porte bien *agression,* peut-être faut-il corriger en *régression.* » Quelle attentive vigilance. Mais la remarque est sans fondement, il s'agit bien de l'*agression,* et non de la *régression,* par laquelle Descartes, dit Gilson, « annonce l'âge moderne où la science va tendre à remplacer par­tout la métaphysique ». 155:810 Pour que ce fût une *régression,* il aurait fallu qu'ait existé un état antérieur où la métaphysique aurait déjà été remplacée par la science. Ce n'est pas le cas. C'est une *agression* encore inédite dans l'histoire de la pensée. Mais surtout, cette remarque critique sans fonde­ment est aussi la seule de son espèce. C'est ailleurs que l'éditeur aurait dû porter une attention vigilante. Il ne l'a pas fait. Exemples. Page 40, ligne 7, il y a un « *que* » de trop, ce qui change malencontreusement le sens de la phrase. Page 47, troisième ligne du dernier alinéa, on lit un « *état* » qui devrait manifestement être un « *étant* »*.* Page 49, l'un des deux « *moins* » qui figurent à la sixième ligne avant la fin doit en réalité être un « plus » : le vrai sens de la phrase est le contraire de ce qui a été imprimé. Page 169, avant-dernière ligne, on a imprimé « *rai­son* » au lieu de « *religion* »*,* pas moins ! Page 215, « *seule* » au lieu de « *seul* » fait contre­sens. Page 231 : « *intelligible* »*,* c'est le contraire, c'est « *inintelligible* »*.* Ne parlons pas des multiples fautes typographiques qui n'offensent pas le sens et n'ont d'autre importance que de confirmer que nous sommes en présence d'un travail d'édition exagérément négligé. Mais les erreurs du type de celles que nous venons de mentionner blessent ou inversent la signification du texte. Elles manifestent que ce volume de Gilson n'a pas été traité avec la considération qui était due à l'œuvre et à l'auteur. 156:810 #### 3. -- Destinée de l'ouvrage Le ton et le contenu de la « note de l'éditeur » sont ceux qui conviendraient peut-être à la présentation d'un recueil plus ou moins disparate de quelques pa­piers retrouvés, pas tous inédits, des articles de revue, des brouillons et fragments, rassemblés en somme par acquit de conscience. Quasiment des fonds de tiroir, comme on dit ; classés et reliés entre eux assez arbitrai­rement, pour faire un volume. Pas du tout. Et la « note de l'éditeur » aura du moins cette utilité matérielle d'établir en critique externe ce que la critique interne à elle seule aurait irrésistible­ment pressenti : c'est un ouvrage majeur, voulu comme tel par l'auteur, et conçu par lui comme son testament philosophique. Gilson est mort en septembre 1978. Cet ouvrage était entièrement terminé dix ans auparavant, en janvier 1968, avec son titre : *Constantes philosophiques de l'être,* et sa table des matières, « complète et paginée ». « La composition des textes ici rassemblés s'échelonne sur une quinzaine d'années (...). Comme l'auteur le note lui-même dans sa préface, même les essais publiés d'abord séparément ont été conçus dans la perspective d'un recueil d'ensemble. » Gilson écrit en effet dans la préface : « Ce volume se compose d'essais dont chacun a été rédigé pour lui-même, mais avec l'arrière-pensée qu'il trouverait probablement sa place dans un recueil tel que celui-ci, auprès d'autres auxquels il était dès lors apparenté (...). 157:810 Quelles que soient leurs dates, ces essais sont nés d'une pensée hantée par certains pro­blèmes qui ne sont pas d'aujourd'hui mais de tou­jours. » C'est lui, atteste la « note de l'éditeur », en invoquant une note écrite et le témoignage d'Henri Gouhier, qui a *suggéré une publication posthume *: ce qui nous incline à supposer une intention testamentaire. Les *Constantes philosophiques de l'être* ont été pu­bliées en mars 1983. Il y a deux ans. Je ne sais pas si vous en avez beaucoup entendu parler. Il me semble que cette parution est tombée dans un silence quasi­ment général. Le volume comporte huit chapitres. Le manuscrit en comportait dix. Les chapitres IX et X ont été mis à part et ont déjà paru en 1979 sous le titre : *L'athéisme difficile,* avec une préface d'Henri Gouhier qui expli­quait : « Étienne Gilson a laissé un ouvrage partiellement inédit sous le titre : *Constantes philosophiques de l'être.* Mais il avait ajouté cette note pour l'éditeur : « *Si ce manuscrit est trop long, il est possible d'en détacher, pour en faire une petite brochure séparée, les chapitres IX et X...* » De fait, les huit chapitres précédents forment un tout (...). Les deux études constituant pro­visoirement les chapitres IX et X eussent été plutôt des appendices que des parties de l'ouvrage si justement titré : *Constantes philosophiques de l'être.* C'est pourquoi il a paru préférable de suivre la suggestion faite par Étienne Gilson lui-même et de les publier en volume séparé. » Étienne Gilson avait dit : -- *Si l'on trouve le manuscrit trop long*... 158:810 Henri Gouhier assure « suivre la suggestion » de Gilson, mais c'est pour une autre raison qu'il la suit. Il juge que les chapitres IX et X constituaient « plutôt des appendices que des parties de l'ouvrage ». Ce n'était pas l'avis de Gilson. Il en avait fait des chapi­tres. A supposer que ce ne soient que des appendices, la raison alléguée par Gouhier est mauvaise : la place normale des appendices est dans le même volume. On regrettera que ces deux chapitres (96 pages imprimées) de *L'athéisme difficile* n'aient pas été réimprimés à leur place dans les *Constantes philosophiques de l'être* (256 pages imprimées). Cela n'aurait fait que 352 pages : moins que *Le thomisme* (sixième édition revue), que *L'esprit de la philosophie médiévale* (deuxième édition revue) ou que *L'être et l'essence* (troisième tirage aug­menté). #### 4. -- Parenthèse sur Paul VI C'est justement dans le chapitre X du manuscrit des *Constantes,* devenu la seconde partie de la brochure sur *L'athéisme,* que Gilson se heurtait à Paul VI. Cela vaut une citation, même un peu longue : « L'encyclique du pape Paul VI *Ecclesiam suam* contient un appel qui ne ressemble à rien que je me souvienne d'avoir lu dans aucun do­cument pontifical. Devant l'invasion de l'athéisme communiste, principalement sous sa forme mar­xiste ([^117]), et mû par un sentiment de profonde angoisse, le pape appelle chacun de nous à met­tre un terme au progrès de ce qu'il nomme « l'athéisme politico-scientifique ». 159:810 Le pape en­tend par là cette démarche qui consiste au refus volontaire d'avancer au-delà d'un certain point, et d'accepter, au-delà de la science, la réalité d'un univers habité par la présence de Dieu. « N'y aura-t-il personne parmi nous pour sur­monter victorieusement ce soi-disant devoir de s'arrêter à un certain point ? » Pour briser l'of­fensive de cet athéisme politico-scientifique, le pa­pe nous enjoignait de trouver « *une affirmation nouvelle du Dieu suprême au niveau de la méta­physique et de la logique* »*.* « Ces paroles sont claires, mais troublantes. La logique et la métaphysique sont au premier rang de ces servantes que, selon la parole des *Proverbes* (9, 3), la Sagesse invite à travailler à la tour. Après l'avoir fait pendant près de deux mille ans, les servantes sont excusables de se demander ce qui ne va pas. Ont-elles échoué jusqu'ici à trouver des démonstrations concluan­tes de l'existence de Dieu ? Si tel est le cas, quel espoir leur reste-t-il de convaincre nos contem­porains qu'ils ont l'obligation de ne pas laisser leur esprit s'en tenir aux conclusions que la scien­ce peut démontrer et de pousser au contraire au-delà, jusqu'à des affirmations justifiées par leur seule nécessité logique et métaphysique. L'obliga­tion de découvrir une « *nouvelle affirmation de Dieu* » est particulièrement troublante, car si les anciennes ne sont pas convaincantes, quelle chan­ce avons-nous d'en trouver une qui le soit ? » Quelques pages auparavant, Gilson affirmait en effet : « L'idée qu'il y a une position moderne du pro­blème de l'existence de Dieu est une illusion. » 160:810 Un peu plus haut encore il avait cité Péguy : « L'athéisme est une philosophie, une métaphysi­que, il peut être une religion, une superstition même (...). Cette métaphysique du parti intellectuel moderne est une des plus grossières que l'humanité aura jamais connue, elle est infiniment plus sommaire et plus *bar­bare* que les toutes premières cosmogonies helléniques, ou plutôt, elle l'est, et elles ne l'étaient point. » Telle était la *modernité* de Paul VI, et sa grande ignorance intellectuelle. Il prenait la plus grossière, la plus sommaire, la plus *barbare* idéologie moderne pour une nouveauté tellement puissante que personne encore n'avait réussi à valablement la réfuter ou la contredire. En compagnie de Gilson on peut ainsi mesurer au passage l'une des grandes disgrâces de l'Église depuis 1958 : lorsqu'elle parle de philosophie, il n'y a plus personne à sa tête qui soit capable de tenir (voire de comprendre) le langage de Péguy, de Charlier, de Gil­son, de Soljénitsyne. #### 5. -- Le philosophe des constantes En 1969, Gilson publiait *Linguistique et philosophie,* sous-titre : « Essai sur les constantes philosophiques du langage ». En 1971, *D'Aristote à Darwin et retour,* sous*-*titre : « Essai sur quelques constantes de la biophiloso­phie ». Déjà donc deux « constantes philosophiques », à deux autres niveaux. 161:810 L'essai testamentaire sur les « constantes philosophiques de l'être » apparaît alors comme un couronnement, comme un sommet dans l'œuvre. Non point une sorte de « suite » aux deux premiers ; mais le fruit dans un autre domaine, disons métaphysique cette fois, d'une même démarche intellec­tuelle, et cette démarche est la démarche proprement philosophique. Assurément, la connaissance familière de l'histoire de la philosophie est un élément important de la ré­flexion de Gilson. Important mais non point détermi­nant. A elle seule, l'histoire suggère tout autant l'in­constance des philosophes que les constantes de la philosophie. Là comme ailleurs, l'intentionnalité du re­gard peut cultiver les différences en méconnaissant toute communion, ou bien approfondir une communion en transcendant les différences. La philosophie ne bouge pas ; ou si elle bouge, elle a tort. Ses agitations sont vaines, ses promenades sont futiles : on y peut sans doute trouver quelques ensei­gnements, à condition précisément de tenir ses futilités pour futilité et ses vanités pour vanité. A la philoso­phie j'appliquerais volontiers le mot de Ramuz : « *Le vrai voyage est intérieur.* » Mais pour commencer à le comprendre il est quelquefois utile, bien sûr, d'avoir beaucoup voyagé à l'extérieur. Toujours semblable à elle-même, la philosophie est toujours susceptible d'approfondissements nouveaux, mais en profondeur juste­ment, et non pas en extension ; des approfondissements qui soient eux aussi, comme les développements dog­matiques, *eodem sensu eademque sententia.* 162:810 Écoutons Gilson, écoutons en somme ses *ultima verba :* «* Philosopher consiste, pour chaque homme qui s'y emploie, à remettre modestement ses pas dans ceux des philosophes qui l'ont précédé *», voilà ce qu'il faut bien comprendre avant de le nuancer : «* ou plutôt à redé­couvrir lui-même la voie qu'ils ont suivie avant lui, refai­sant ainsi pour son propre compte l'apprentissage de la même vérité *». Conséquence : « C'est moins dans la discussion dialectique (et je dirai : dans le fameux « dia­logue » et dans l' « ouverture » au « pluralisme ») que dans la méditation solitaire de l'intelligible que le philo­sophe met sa confiance. » Pour l'exprimer autrement : «* Charles Péguy disait que* «* les philosophes n'ont pas d'élèves *», *entendant par là que le rapport du philosophe à son disciple est moins d'enseignement que de filiation. Il engendre un philosophe, il ne lui apprend pas une philosophie*... » Henri Charlier, dans le même sens, assurait qu'il faut apprendre à pen­ser, et non apprendre les conclusions de la pensée : dans l'ordre scientifique également, ajoutait-il, c'est la pratique des voies et moyens de la recherche, et non la nomenclature des résultats, qui forme l'esprit. Avec une grande sérénité, Étienne Gilson fait allu­sion à son «* style philosophique décidément démodé *», -- démodé même à la *Revue thomiste *: tant pis pour celle-ci, tant pis pour la mode elle-même. Et il conclut tranquillement son chapitre sur « L'être et Dieu », peut-être avec une pointe de mélancolie : « Il est bien vain de redire ces choses. Le livre III de la *Somme contre les Gentils* les a dites avec une abondance, une richesse, une beauté insurpassables, et presque personne ne veut plus le relire aujourd'hui. » 163:810 Presque personne non plus ne semble avoir lu ces *Constantes philosophiques* à parution posthume. C'est un chant à la gloire de l'être. En face de quoi l'igno­rance de nos contemporains n'a aucune importance, sauf hélas pour eux-mêmes. Mars 1985. 165:810 ### V -- Gilson et Maritain 167:810 JE n'avais rien à ajouter, treize ans après, à l'esquisse de portrait intellectuel comparé de Gil­son et de Maritain que je traçais à la mort de Gilson et qui constitue le premier chapitre du présent ouvrage. Mais un fait nouveau est survenu en 1991. Il confirme, mais aussi il précise, il amplifie peut-être ce que je disais alors. Non point concernant mon sentiment que ce fut une erreur de prendre Gilson pour un professeur d'histoire et le professeur Maritain, un grand profes­seur certes, pour un philosophe. Ni non plus la sorte de méconnaissance frappant Gilson, du type de celle qui prend Chesterton pour un humoriste, Pourrat pour un écrivain régionaliste, Molière pour un farceur. En Gilson on ne fut guère attentif qu'à l'historien du Moyen Age. Des exceptions, Henry Bars, et mainte­nant quelque peu Géry Prouvost, et puis qui ? se sont rarement manifestées. 168:810 Gilson y contribuait sans doute, faisant en privé et en public un tel éloge de Maritain qu'on n'imaginait pas qu'il pût ne pas s'effacer intel­lectuellement derrière lui, dans une approbation totale. En 1991 seulement a eu lieu la publication pos­thume d'une lettre de Gilson ([^118]) écrite après la mort de Maritain, découvrant qu'il n'avait « jamais compris sa vraie position » et que tous deux avaient « été en malentendu tout le temps ». En malentendu ? Je n'en crois rien ; ou je ne le crois qu'à moitié. Derrière une constante courtoisie, à la fois modeste et prudemment opportune, s'exprimant dans des échanges de poli­tesses et même d'amitiés, il y avait, il y a l'œuvre, où ce n'est point par inadvertance et sans le savoir que Gilson écrit *autre chose* que Maritain. La plupart de ces divergences passaient inaperçues : parce que, d'une part, Gilson avait l'air de les nier, et que, d'autre part, les lecteurs ne consultaient guère Gilson que sur l'his­toire du Moyen Age ([^119]). A la lecture de l'ouvrage posthume de Maritain *Approches sans entraves,* Gilson écrit le 18 mars 1974, en anglais, une lettre dont nous ne connaissons que le fragment publié par Géry Prouvost : « Le dernier livre de Maritain est d'une impor­tance décisive pour une juste compréhension de sa pensée. Sa lecture me fait prendre conscience que je n'avais jamais compris sa vraie position. » 169:810 (Ce préambule ressemble fort à une précaution oratoire. Cette « vraie position », Gilson l'avait suffi­samment aperçue pour la critiquer plus d'une fois dans son œuvre.) « J'avais naïvement soutenu qu'on ne peut se considérer comme thomiste sans d'abord s'assurer de l'esprit authentique de la doctrine de saint Thomas, ce que seule l'histoire peut faire ; pendant tout ce temps, il s'était considéré lui-même comme un vrai disciple de saint Thomas parce qu'il *continuait* sa pensée. S'effor­cer de redécouvrir la signification de la doctrine telle qu'elle avait existé dans l'esprit de Thomas d'Aquin était directement de l'historicisme. Nous avons été en malentendu tout le temps. » (*Malentendu* paraît un euphémisme. Dès le début de leurs rapports, Maritain écrivait de Gilson en 1925 : « ...Il se reconnaît des maîtres un peu bien nombreux, et l'on se demande ce que peut être pour lui la vérité philosophique. Mais je veux croire que cette position purement historiciste est encore provi­soire... » Géry Prouvost remarque avec pleine raison que si Gilson se souvient en 1974 du reproche d' « historicisme » que lui faisait Maritain en 1925, c'est que leur « dialogue », dit-il, mais je dirais leur divergence, « n'avait sans doute pas évolué depuis le début » ; et c'est aussi l'indication que Gilson, sans le dire, en fut toujours parfaitement conscient.) « Bien sûr, continue la lettre de Gilson en 1974, je n'ai aucune objection à ce que l'on continue la réflexion philosophique de Thomas d'Aquin, mais avant de la continuer, on doit d'abord la suivre au moins aussi loin que lui-même est allé. C'est quelque chose que Maritain n'a pas fait. 170:810 Si je ne me trompe (ce qui est tout à fait possible), sa compréhension initiale de Thomas d'Aquin fut de le saisir comme une réponse parfaite au problème de la connaissance ; son propre thomisme fut une épistémologie. De là sa première opposition à la critique de Bergson sur la connaissance intellectuelle. Une critique parfaitement justifiée, mais qui a si complètement accaparé son esprit qu'il ne s'était pas rendu compte de l'importance du rétablissement du réalisme chez Bergson. L'ontolo­gie n'a pas été la préoccupation initiale de Maritain. Je regrette d'être trop âgé pour le relire du commence­ment à la fin, pour m'assurer de ce que je dis. Je me souviens seulement que le parti philosophique qu'il avait fondé était le *parti de l'intelligence*, ce n'était pas encore le parti de l'être. De là aussi son absence de scrupule en se séparant de Thomas d'Aquin quand il pense qu'il est en train d'améliorer la doctrine. Lui objecter que Thomas a pensé différemment c'est préci­sément commettre le péché d' « historicisme ». Mal­heureusement, sur tous les points sur lesquels il se vante lui-même d'améliorer, de compléter Thomas d'Aquin, mon propre sentiment est qu'il est en train de fausser la vraie pensée du Docteur angélique... » Que Maritain ait faussé la doctrine de saint Tho­mas sur tous les points où il prétendait la prolonger ou l'améliorer, Gilson ne l'avait explicitement écrit nulle part dans son œuvre. Mais plus d'une fois il l'avait, en substance, écrit équivalemment. Avril 1992. 171:810 ### VI -- Lettre-préface pour « Itinéraires » 173:810 En 1967, j'avais demandé à Gilson l'autorisation de publier en feuilleton dans ITINÉRAIRES son ouvrage *Christianisme et philosophie*. Il y apporta pour cette occasion quelques « re­touches de détail », ce qui fait que l'édition dans ITINÉRAIRES constitue le dernier état de cette œuvre. Pour servir d'avant-propos, il écrivit la lettre que voici. *IL Y A QUELQUE CHOSE de rare, peut-être d'unique, dans la réédition sous cette forme d'un écrit vieux de trente ans. Je n'ai pourtant pas hésité un instant lorsque l'idée m'en fut suggérée par le directeur d'* « *Itinéraires* »*, M. Jean Madiran. Il est inévitable que des Catholiques soient divisés sur des problèmes de politique relevant du temporel, mais ces divisions sont superficielles et sans importance réelle, comparées à l'accord profond, intime, qui unit les membres d'une même Église.* 174:810 *On ne le croirait pas toujours à lire la presse française d'aujourd'hui. Le projet de M. Madiran signifie pour moi deux choses. J'y vois d'abord l'affir­mation que les problèmes théologiques et proprement doctrinaux dominent en fait tous les terrains particu­liers sur lesquels s'affrontent naturellement les opi­nions divergentes et les intérêts opposés entre citoyens d'une même communauté politique. J'y vois aussi une volonté d'union sur l'unique nécessaire en un temps où plusieurs de ceux qui en ont la garde semblent le perdre de vue et paraissent même vouloir nous en détourner.* Sauf quelques retouches de détail, ce travail reste exactement tel qu'il était lors de sa première publica­tion. Qu'il revive donc, s'il plaît à Dieu ! On ne peut rien faire d'utile pour l'Église à moins de s'établir d'abord dans un climat de foi commune, de grâce et d'amitié. Étienne Gilson. Paris, 28 avril 1967. 175:810 *TABLE DES MATIÈRES* *Préface* 9 1\. -- Pour saluer Gilson 13 2\. -- La crise de l'Église 35 3\. -- L'humanisme intégral 51 4\. -- L'avenir du thomisme 77 *Appendices* I. -- A la découverte de la théologie 95 II\. -- Le système de l'assassinat intellectuel... 115 III\. -- Dix apories en chaîne 135 IV\. -- Le testament de Gilson 149 V. -- Gilson et Maritain 165 VI\. -- Lettre-préface pour « Itinéraires » 171 177:810 ## CHRONIQUES 179:810 ### Mémoire de l'Algérie *Pour le dixième puis pour le ving­tième anniversaire funèbre de l'indépen­dance algérienne, la revue ITINÉRAIRES a consacré un ensemble de chroniques et d'études à faire mémoire de l'Algérie française.* *En 1972, la moitié de notre numéro 164 de juin, 292 pages intitulées :* «* Dix ans qu'on est là *». *En 1982, tout notre numéro 264 de juin, un numéro de 372 pages intitulé :* «* Vingt ans après, 1962-1982 *». *J'avais chargé Georges Laffly d'être l'animateur et le maître d'œuvre de ces deux numéros. De l'un et de l'autre il a fait un monument de la mémoire ; un ouvrage de référence.* *On peut encore en trouver quelques exemplaires à Difrali­vre ou aux Nouvelles Éditions Latines ; peut-être chez DMM. Aux pages sui­vantes, le sommaire de ces numéros.* ([^120]) 180:810 *Et maintenant, en 1992, trente ans après leur séparation, c'est Georges Laf­fly encore que nous écoutons méditer à haute voix sur* « *l'Algérie et la France* »*. Si son titre annonce :* « autres » *réflexions, c'est par allusion à ces deux numéros, et aussi à une dizaine d'études précédentes sur l'Algérie publiées par lui dans ITINÉRAIRES au cours de ses vingt-sept années de collaboration régulière à la revue ; et spécialement à son* « *L'Al­gérie et la France* » *de décembre 1990.* J. M. 183:810 ### Autres réflexions sur l'Algérie et la France par Georges Laffly TRENTIÈME anniversaire de l'indépendance de l'Algérie. Du jour où « la France a su se vaincre elle-même », selon l'extraordinaire expression de Michel Debré. Cette satisfaction ne fait que grandir. On se félicite de l'événement, on se flatte d'y avoir contribué. « Les frères des frères » évoquent avec fierté le temps où, Français, ils portaient les valises du FLN. Cette humble tâche consistait à faire passer à l'étranger les sommes extorquées, rasoir au poing, aux commerçants algériens de métropole. 184:810 Elles servaient à l'achat d'armes et de munitions qui enverraient au cimetière soldats du contin­gent et suppôts de l'Algérie française, Musul­mans d'abord, sans distinction d'âge ni de sexe. Il y a bien de quoi se glorifier. Le temps a passé, je ne suis pas assez apaisé pour parler de ces jours de sang. Pour cet anniversaire, voici seulement quelques remar­ques, encore, sur l'Algérie et la France. I. -- L'Algérie a été française\ et cela ne s'efface pas. C'est tout simple. C'est par la France que l'Algérie a pris contact avec le monde moderne, sa technique, ses idées. Colonisée par l'Espagne ou l'Angleterre, elle aurait tourné autrement. Aujourd'hui encore, après trente ans d'arabisa­tion, le plus grand nombre parle ou au moins entend le français. Si ce français n'est pas meil­leur, c'est que nous laissons notre langue s'avilir, et que ceux qui l'apprennent par nos télés et nos radios en sont victimes. Et puis il est difficile de vivre à cheval sur deux langues -- et même trois puisqu'il faut compter avec l'arabe littéraire (sans compter les berbérophones). 185:810 Avec notre langue, nous avons apporté nos livres, nos idées, nos légendes. Les Algériens ont montré une appétence particulière pour le ro­mantisme, au sens large, pour tout ce qui était oratoire, emphatique. Hugo, Michelet, Romain Rolland leur plaisaient, c'étaient d'ailleurs ceux que prônaient nos écoles. En politique, comme on pense, nous avons communiqué nos pires manies, goût de la révolution, démagogie, marxisme senti­mental, et l'infini émiettement des partis en cou­rants et sensibilités, comme on dit, aggravant l'effet des ambitions et *chicayas* personnelles. Les Algé­riens vivent là-dedans comme le poisson dans l'eau, ce qui nous fait leur reconnaître un sens certain de la démocratie. Nos références historiques, surtout à partir de la Révolution, leur sont aussi présentes qu'à nous. De ce côté, la dénomination de *Front de libération nationale* serait une invention géniale (elle suffisait à attirer les sympathies françaises) s'il ne fallait se rappeler qu'elle a été concoctée du côté de Moscou ; dans ces années-là, les fronts éclo­saient un peu partout sur la terre. Le vocabulaire politique algérien comporte comme le nôtre les mots de *résistance, Bastille, Versaillais, baïon­nette,* etc. L'arabe populaire porte aussi notre em­preinte, puisque nous avons donné le vocabu­laire technique ; de *triciti* à *tractor,* les emprunts ne se comptent plus. Des mots comme *trabendo* pour la contrebande, invention récente, montrent que les infiltrations romanes se poursuivent. 186:810 La forme la plus dégradée de l'influence française s'exerce à travers la télévision. Nos chaînes sont très écoutées. A travers elles, les Algériens reçoivent nos modes, nos mœurs (on sait que la télévision a un rôle pédagogique, dans le monde entier, donnant le modèle de ce qui se fait) et ils s'américanisent par notre inter­médiaire, à travers les feuilletons. Nos procédés techniques, nos entreprises, notre organisation, nos écoles, ont marqué le pays. Un pays où nous avons laissé un équipe­ment considérable. Encore aujourd'hui l'essentiel de ses infrastructures, datant d'avant 1962, est notre œuvre. Nasser s'en émerveillait quand il fut reçu à Alger par Boumediene. Tout cela explique pour une part l'immigra­tion et une sorte de symbiose, au moins pour les intellectuels, dont beaucoup continuent d'être formés en France, même si la fleur de la bour­geoisie FLN préfère les universités américaines pour ses enfants (comme d'ailleurs notre propre bourgeoisie). II -- L'Algérie française a été vaincue,\ cela ne s'efface pas non plus. Vaincue, il n'y a pas d'autre mot. Je sais bien que l'armée française n'a pas perdu la bataille. Il y avait en Algérie des secteurs dangereux, mais aucune zone où les rebelles pouvaient se dire les maîtres, installer leur administration, etc. 187:810 On le dit parfois aujourd'hui, mais c'est faux jusqu'au 19 mars 1962. Après cette date, l'armée française ayant interdiction d'intervenir, le pouvoir du FLN commence à s'exercer jusque dans les vil­lages proches d'Alger. Alors, il connaît une vague de ralliements. La malice des Musulmans avait trouvé pour ces conversions tardives le nom de « martien » (à cause du 19 mars, bien sûr). Ce qu'on appelle l'armée des frontières -- une partie en Tunisie, l'autre au Maroc -- avec son général Boumediene, pénétra en Algérie en juillet 1962, servant d'escorte à Ben Bella. Elle marcha sur Alger où l'exécutif provisoire de Farès et Ben Khedda, mis en place par les accords d'Évian, s'effondra aussitôt. Ce n'était qu'un paravent de papier établi par De Gaulle pour masquer le repli sur l'hexagone (ce mot détestable commence à apparaître à ce moment-là, ce qui a un sens). Et Ben Bella prit le pouvoir. Il fallait sonder les éléments disparates d'une nation toute neuve. Il n'y avait jamais eu d'Algé­rie indépendante. On créa le mythe d'un peuple se dressant unanime contre l'occupant pour le chasser. C'était encore une fois copier notre his­toire récente, où le même mythe avait cours. En réalité, de 54 à 62, le peuple algérien était par­tagé, penchait plutôt d'un côté ou de l'autre selon l'événement. 188:810 Au moins 300.000 Musul­mans s'étaient engagés contre le FLN, et ceux qui prétendent qu'on les forçait font rire. Quant aux « occupants », ils étaient là depuis plus d'un siècle. M. Mitterrand est moins difficile sur la durée, quand il invite les immigrés à se sentir chez eux en France. Il n'y avait pas de haine contre les pieds-noirs. Ceux qui sont retournés voir leur maison, leur village, ont été accueillis avec des larmes. Mais les gens qui savent ces choses d'expé­rience meurent, vieillissent en tout cas, et sont de plus en plus minoritaires dans une population qui a triplé, passant de neuf à vingt-six millions d'habitants. Ils n'osent d'ailleurs plus parler -- encore moins que les Français sur 39-44. La légende s'est imposée. Et maintenant une haine rétrospective est vivace pour la période de la colonisation. La jeunesse a accepté volontiers l'image glorifiante qu'on lui proposait. Cette légende raconte que les *moujahiddins,* combattants de la foi, ont battu à plate couture l'armée française. La réalité nous apprend qu'en effet cette armée a amené son drapeau. Elle nous dit aussi que ce fut non pas à la suite d'une défaite militaire, mais des accords signés à Évian par Louis Joxe, Broglie et Buron, approuvés par Debré, voulus par De Gaulle. Il est normal que la légende passe pour vérité. Le drapeau vert et blanc a-t-il remplacé, oui ou non, le drapeau français ? Les Français de toutes sortes ont-ils pu être égorgés (ou même bouillis, comme les harkis du commando Georges) sans riposte française, oui ou non ? 189:810 Ajoutez que cette façon de raconter l'histoire a été largement reprise par la presse française. Et que cela répond à l'esprit musulman. Sur ce point, je me référerai à un livre classique de G.-E. Von Grunebaum, *L'identité culturelle de l'islam,* éd. Gallimard, 1973 (avec une préface de Jacques Berque). L'auteur note que, pour le Musulman, la victoire temporelle doit aller aux tenants de la vraie foi, celle du Prophète. Elle fait preuve, en quelque sorte. « Cette attitude conduit à attacher le plus vif intérêt aux mani­festations de la puissance et du succès dans l'histoire, plus précisément du succès envisagé comme une validation de la Révélation -- une perspective qui représente peut-être le plus net contraste possible avec le comportement domi­nant de la Chrétienté dans sa rencontre avec l'histoire. » (p. 51) L'indépendance a été un jugement de Dieu. Et elle justifie une attitude de supériorité à l'égard des vaincus : les Français doivent tribut. De fait, cette pseudo-victoire a créé depuis trente ans, au bénéfice de l'Algérie, une rente de situa­tion. La France est exploitée comme ne le fut jamais une colonie. L'Algérie y déverse son trop-plein de chômeurs. Elle pompe vigoureusement des crédits qui ne seront jamais remboursés, elle fait payer son gaz plus cher que tout autre, etc. 190:810 Cette attitude, née de la croyance en une faveur divine, est aussi bien le fait de ce FLN qui se dit laïque et qui fut pétri d'influences communistes. La guerre d'indépendance, ne l'ou­blions pas, fut menée au nom de la foi. Ses morts étaient des martyrs, *chouhadas*. *III. -- Pourquoi le FIS ?* La victoire du FIS, au premier tour des élections législatives, le 26 décembre dernier, a causé en France une stupéfaction indignée. Sans doute, il y avait eu en 1990 le « raz de marée » des municipales, mais on estimait assez légère­ment que, depuis, le parti islamiste s'était disqua­lifié. On écoutait de préférence M. Rachid Mimouni, écrivain, qui disait : « Ils prennent les mairies ? mais ils ne savent pas gérer. » Il oubliait, et nous aussi, que le FLN en 62 ne le savait pas plus, et n'a d'ailleurs pas appris. Cer­tains disent que le FIS s'est très bien débrouillé dans ses communes, et a au moins, apporté une honnêteté qu'on avait oubliée. Il y a eu aussi, au mois de juin 1991, l'échec de la grève générale voulu par le FIS, l'arresta­tion de ses chefs, le couvre-feu dans les villes. Nos médias en tiraient que ce parti était fini. Le choc de décembre fut d'autant plus ressenti. Résurrection d'un diable qu'on croyait mourant, trahison d'un pays qu'on s'obstinait à rêver laï­que, socialiste et heureux. 191:810 Les gens qui font l'opinion en France refu­sent de voir la réalité quand elle leur déplaît. Ce n'est pas seulement au sujet de l'Algérie. Mais s'ils arrivent à aveugler une part des Français, leur pouvoir est pratiquement nul sur les événe­ments étrangers. Et à la longue, la négation d'un fait n'entraîne pas sa disparition : elle le renforce. Le succès éclatant du FIS -- presque la majorité absolue, dès le premier tour -- déclen­cha la panique dans la France officielle, le pays légal. Le Front islamique de salut incarne le mal, étant hostile à la laïcité, à la permissivité des mœurs et à la démocratie du type qui nous convient. Il fut honni, maudit, sans respect pour ce que venait d'exprimer la voix du peuple (c'est là qu'on voit que la démocratie et le suffrage, cela fait deux). « Non au FIS » titra *le Parisien* sur toute la page ; et *l'Événement* écrivait : « Le combat des démocrates algériens doit être aussi le nôtre. » (De quoi je me mêle.) Cette fureur s'explique. Nous avons une idée claire de la marche de l'humanité. Les hommes sont sortis des cavernes, vers 1789. Ils atteignent aujourd'hui l'âge adulte avec la démocratie et les mœurs qui y répondent. Il se trouve que nous, Occidentaux, nous sommes à la pointe de la courbe. Nous savons bien que certains peuples n'ont pas accompli toute cette évolution. Nous pensons : ils ne l'ont *pas encore* accomplie, ils sont en retard. Demain, ils rejoindront notre façon de vivre. 192:810 L'idée qu'au lieu de se hâter pour nous rejoindre certains préféreraient prendre la tan­gente nous paraît monstrueuse. Nous ne voulons absolument pas comprendre que cette évolution à voie unique est une idée puérile, présomp­tueuse, et depuis quelque temps périmée. Ce racisme dans le temps n'a aucun sens. L'Occi­dent a cessé d'être le modèle que tout le monde veut imiter. Le FIS et son succès illustrent cette situation nouvelle. Nous en sommes encore (dans nos médias officiels, les seuls puissants) à la nier. Quelques jours avant le 26 décembre, le front islamique fit défiler 150.000 personnes dans Alger. C'est à peine si l'on eut quelques filets dans nos journaux. Après le 26 décembre, une manifestation de « démocrates » fut créditée aus­sitôt du double de manifestants, et saluée avec enthousiasme par nos médias. On ne s'est même pas demandé s'il n'y avait pas dans cette attitude une erreur de jugement venant de nos préfé­rences personnelles, et plus gravement, une ingé­rence dans les affaires d'un pays étranger. Notre partialité amène peut-être quelques suffrages au grand démocrate (trotskiste de formation) Aït Ahmed. Elle suscite un ressentiment, une ran­cune dont nous pâtirons si le pouvoir change de mains. Or il est fragile. 193:810 L'autre raison de notre rejet du FIS est moins idéologique. Elle est même franchement matérielle. Depuis trente ans, la France légale travaille avec le FLN, et pour le FLN. Cela s'est accéléré depuis 1981 avec l'arrivée au pouvoir des porteurs de valise et de tous ceux qui regret­tent de n'en avoir pas fait autant. Des liens affectifs et des liens d'affaires se sont tissés. Des *dépendances* sont nées. Nombre de Français bien placés sont inquiets à l'idée de voir ce réseau bouleversé, et certaines sources de profits se tarir. Voit-on ce que je veux dire ? \*\*\* Si le FLN était le mouvement moderne, progressiste que l'on a cru, comment a-t-il laissé grandir un état d'esprit si contraire ? Eh bien, d'abord parce que lui-même en participait. On a rappelé que la rébellion était animée par la foi musulmane. Les oulémas, le regain de l'islam, le rejet souhaitable des infidèles, autant d'éléments et de sentiments très présents dans le conglomé­rat du FLN. L'appartenance à l'islam jouait un rôle essentiel dans ce qu'on nomme aujourd'hui la recherche d'une identité. Après l'influence de Carthage et la domina­tion de Rome, l'Algérie voit apparaître et dispa­raître des royaumes aux contours changeants, puis tombe aux mains des Turcs. Depuis le VIII^e^ siècle, le seul point fixe est l'islam, renforcé par une filiation arabe plus ou moins imaginaire. 194:810 Ben Bella clamait sur le Forum, en 1963 : « Nous sommes arabes ! arabes ! » C'était ma­nière de retourner vers l'Orient, de mieux rom­pre avec la France. L'hypothèse que je vais exposer surprendra. Je la crois solide. De 58 à 62, l'Algérie a appris que la France refusait de l'intégrer, de la dire sienne. Ce n'est pas la lutte armée des rebelles qui faisait le plus obstacle, c'est la méfiance profonde d'un pays qui ne se sentait pas de taille à avaler un si gros morceau. Le rejet fut ressenti amèrement, et même par ceux qui refusaient la France. On a tort de nier qu'une bonne part de la population algérienne était partagée, oscillait de l'une à l'autre solution. La découverte que la France ne voulait pas de l'Algérie fit pencher définitivement la balance vers le FLN. Non sans dépit. Puis vint la conviction que l'Algérie avait vaincu ce pays qui la dédaignait. Avec la pré­somption inévitable chez un peuple foulé aux pieds par l'histoire pendant tant de siècles, et qui a besoin de s'en conter un peu pour faire bonne figure, les Algériens s'éprirent de cette supériorité subite. Mais à quoi pouvaient-ils bien la devoir, eux qui étaient dépourvus des instruments magi­ques de la modernité, la science, les machines (qui sont le lot du Roumi), à quoi sinon à l'islam ? C'est la supériorité de l'homme musul­man, du fidèle de la vraie foi, qu'a couronnée la victoire. 195:810 Voilà un terreau fécond pour le mouvement islamiste, d'autant que la modernité revendiquée par le FLN allait d'échec en échec. L'Algérie ne devenait pas le Japon de la Méditerranée, (l'am­bition de Boumediene), elle ne survivait que grâce à ses réserves de gaz et de pétrole, un don d'Allah, pour le coup, et des techniciens français. Mais l'islam suffit. A vrai dire, révolution socialiste et islam n'ont jamais fait mauvais ménage dans les têtes, pendant la guerre ou depuis. Ben Bella fait les deux rêves à la fois et il n'est pas le seul. C'est bon pour un Garaudy de passer de l'un à l'autre. Boumediene ne freinait pas ce mouvement isla­mique mobilisateur, pas plus qu'il n'essayait de ralentir la pléthore des naissances -- deux facteurs favorables à l'expansion, à la conquête. Enfin il ne faut pas minimiser le travail des Frères musulmans et de tous les prêcheurs venus du Proche-Orient ou d'Iran, tous annon­çant un grand, avenir au monde arabe, et à l'islam. L'homme musulman est riche de sa foi, assuré de la supériorité qu'elle lui donne. Là aussi, Grunebaum voit juste. Parlant du peu de curiosité pour l'Occident, il écrit « L'absolu se contient lui-même ; la vérité absolue se suffit à elle-même ; l'étude de l'erreur et de l'imperfec­tion menées pour elles-mêmes ne mérite pas un immense effort collectif. Le monde non musul­man est intéressant sans doute, mais en un certain sens dépassé ; 196:810 ses institutions sont péri­mées à jamais depuis que la révélation finale a manifesté grâce au Prophète les normes immua­bles du comportement individuel et de la struc­ture sociale et que la grâce de Dieu a permis leur réalisation (jusqu'à certaines limites il est vrai) dans la communauté musulmane. » (p. 50) On m'objectera que cette indifférence, si elle persiste peut-être dans le domaine politique, a disparu ailleurs. Le gouvernement des premiers califes peut rester un modèle, et même un modèle « démocratique », il suffit de s'entendre. Mais la sérénité dédaigneuse fait place à la curiosité, à une concupiscence furieuse quand il s'agit des machines, des spectacles, des marchan­dises, de toutes les futilités de l'Occident. Probable, mais là est la question que l'avenir décidera. Un Algérien disait à un journaliste français (en décembre ou janvier, je ne retrouve plus la référence) : « Nous sommes deux peuples et qui s'éloignent. » Pour le moment : une mino­rité (occidentale) et un peuple. \*\*\* Cette renaissance de l'islam dont on parle -- et moi-même ici -- a peut-être suscité des saints, mais ils restent cachés ; très visibles au contraire, les guerriers, les agitateurs qu'elle ne cesse d'en­gendrer. Cela peut d'abord nous remettre en mémoire que si le christianisme s'est diffusé par le sang de ses martyrs, l'islam a conquis ses fidèles à la pointe de l'épée. 197:810 Il est convenable à ce sujet d'insister sur la tolérance de ces conquérants, en ajoutant fine­ment qu'une telle vertu avait une base solide tout converti cessait de payer l'impôt et se ran­geait au nombre de ceux qui en partageaient le produit. D'où l'intérêt de conserver une popula­tion d'infidèles prospère et nombreuse. Elle n'a pourtant pas survécu, dans beaucoup de cas, et en particulier dans le cas du Maghreb. Les chrétiens ont lutté trois cents ans, mais ont disparu au XI^e^ siècle. Les juifs se flattent d'avoir persisté, mais le plus grand nombre est issu de l'apport sépharade du XVI^e^ siècle, et aujourd'hui il n'en reste qu'un quarteron au Maroc, des îlots ailleurs. La plupart se retrouvent en France, -- ou en Israël. Tel est le résultat d'une tolérance si vantée. Revenons au mouvement islamiste. Nous ne sommes pas devant un phénomène purement, uniquement religieux. L'islam doit être « diverse­ment et indistinctement considéré comme une religion, un ordre social, un système politique et une civilisation ». C'est encore au livre de Gru­nebaum (p. 131) que j'emprunte cette très éclai­rante citation. Oui, l'islam est tout cela à la fois. D'où il suit que dans la partie de la terre où il règne, il n'y a pas de mouvement proprement nationaliste -- le FLN n'en était pas un -- et encore moins lorsque les frontières de la nation sont aussi récentes qu'en Algérie et son identité aussi pré­caire. 198:810 Ce qui existe, et très fort, c'est le sentiment d'appartenir à la « nation arabe » et à l'*oum­mah,* communauté de tous les Musulmans. Des unions comme celle des États du Maghreb, qui revient sans cesse sur le tapis, ou celle qui unit un temps Libye, Égypte et Syrie ne sont pas des caprices, comme nous l'imaginons. Elles peuvent échouer, mais ce ne sera pas à cause de l'incom­patibilité des peuples réunis, à ce qu'il nous semble, arbitrairement. Ce sera à cause des ambitions personnelles, contradictoires, de leurs chefs. Avec l'islam, plus que jamais aujourd'hui face à un monde instable, inquiétant, l'homme retrouve un centre, une sécurité. Il retrouve *un toit*. Ce n'est pas pour rien qu'on parle de *Dar el islam* (la maison de l'islam) et que ses habi­tants se disent frères. Il arrive que cette fraternité soit, comme chez nous en 1793, celle de Caïn et d'Abel. Elle reste un lien fort. L'islam tient chaud. Une des raisons est la vigueur de sa foi. « Plus je me familiarise avec l'islam, plus je suis impressionné par la supériorité que cette confes­sion religieuse donne à ses adeptes », écrit Key­serling (*Journal d'un philosophe*, I). Supériorité qui pour lui vient de la certitude qu'a le croyant d'être sauvé. Le musulman est sûr d'être élu. Le chrétien reste inquiet du jugement, se sent indigne. 199:810 Grande différence entre les deux reli­gions (l'islam ne pratique pas l'examen intérieur régulier). A noter que ce type de certitude, la conviction d'être élu, est un trait qui fait penser aux anciens gnostiques. Pour eux, l'être une fois éveillé, ayant découvert sa part divine, peut bien s'il veut tremper dans l'ignominie, il sera sauvé malgré tout. Voilà une garantie bien attirante. Aussi bien, on note que l'islam, profitant du trouble actuel de l'Église, opère chez nous des conversions. Il ne me paraît pas exclu qu'on le voie un jour triompher dans nos banlieues aban­données du *rap* et du *tag*. On verrait des prê­cheurs islamistes retourner les jeunes immigrés vers le Prophète -- et à l'occasion, contre nous. Cet islam rassembleur, on pourrait le résu­mer dans la devise : égalité -- frugalité -- com­munion. C'est Louis Massignon, bon connaisseur, qui le définit comme « une théocratie laïque et égalitaire » (laïque parce qu'il n'y a pas de sacerdoce et non par une opposition à l'esprit religieux, évidemment). Sous les califes ou autre­ment, le régime de l'État musulman est tradition­nellement despotique. Le despotisme va bien avec l'égalité. Vizir ou savetier ont le même poids : nul. Il n'y a pas de corps intermédiaires. L'autorité est unique. La frugalité s'explique objectivement par une misère assez commune, mais aussi par une vision du monde où tout est don de Dieu. Le sort peut changer d'un jour à l'autre, s'Il le veut, il est vain de prévoir et d'accumuler. Quant à la communion, on a parlé plus haut de la maison qui tient chaud et de la fraternité. 200:810 *IV -- La position de la France.* Depuis un siècle, la France n'a cessé de croire à l'occidentalisation de l'Algérie comme de ses autres terres lointaines, et y a travaillé, per­suadée d'être un modèle que le monde entier ambitionnait de rejoindre (et cela fut vrai tout un temps). Les lumières, un jour, brilleront par­tout, voilà notre conviction tenace. Ce développement inclut que les hommes deviennent citoyens. On y a pensé très tôt pour l'Algérie, Napoléon III déjà prévoyait de donner aux Musulmans ce que le décret Crémieux de 1871 donna aux Juifs d'Algérie. Ce fut un échec. Le projet Blum et Violette, la solution des deux collèges après la guerre (il était très facile à un Musulman de passer dans le premier collège, mais il abandonnait alors le statut coranique) furent aussi des échecs. L'Algérie a obtenu l'indépendance parce que la majeure partie de la France pensait qu'il était inique de priver les Algériens d'une citoyenneté totale mais ne voulait pas que cette citoyenneté fût française, avec 150 députés arabes à la Chambre pour commencer. 201:810 Restait donc à renoncer à l'Algérie, ce que la France fit de bon cœur, finalement, à condition de n'en entendre plus parler. Vœu irréaliste. Trente ans passent. Le FLN aura, tout au long de cette période, les preuves d'une complai­sance inlassable, parce qu'en somme, la France voit moins en lui l'ancien ennemi que son héri­tier. Et c'est pourquoi l'échec final surprend la France légale et, au-delà, touche presque toute la population, qui estimait que cette histoire, en somme, avait bien tourné. Ce qui est important, c'est que l'échec du FLN est l'échec de l'Occiden­talisation. Une mince frange de dirigeants et de profiteurs faisait croire qu'elle était tout le pays, et que ce pays vivait à notre manière, télé, supermarchés, vacances. En ce sens, la France, au moins la France officielle (milieu des affaires compris) se reconnaissait dans le FLN -- et bien sûr ne se reconnaissait pas dans les harkis fidèles. Et l'échec du FLN est son échec. De là qu'elle fût favorable au coup d'État militaire. Certains pays arabes sont même convaincus qu'elle en fut l'instigatrice. En somme, le FLN, c'était l'Algérie française de ceux qui n'en vou­laient pas. Une Algérie séparée de la France, mais proche par les mœurs, les ambitions, la modernité. Pas étonnant si l'on se déclarait à Paris prêt à accueillir 200.000, 300.000 « réfugiés politiques ». Comme disait l'un de ces person­nages au *Figaro *: 202:810 « Il n'y aura pas de boat-people vers la France, c'est seulement l'élite qui viendra. » L'homme oubliait sans doute que depuis trente ans les *boat-people* nous arrivent chaque jour, chassés par la misère, et l'incurie de l'État algérien. Quant aux innombrables mem­bres de l'élite qu'on nous promet, il se trouve que nous n'en avons pas l'usage : médecins et avocats ne nous manquent pas. Et il serait injuste que cette « élite » échappe aux consé­quences du désastre qu'elle a contribué à amener. Je sens bien que ma voix est minoritaire. Un Jacques Roseau, devenu par l'intronisation des médias le seul pied-noir autorisé à parler pour sa communauté, a eu cette trouvaille : il faut aider Boudiaf. Il est clair qu'il parle au nom du pays légal. Tant de sollicitude pour le très fragile gouvernement algérien est cependant un mauvais calcul. Il n'est pas sûr du tout qu'il tienne long­temps. S'il tient, ce sera par la force, sans amé­liorer la situation. Il faudrait éliminer les cor­rompus, changer de politique économique, supprimer la bureaucratie inutile. Cela ne sera pas fait. Et sans aider le peuple algérien, nous nous compromettons avec ceux qui l'oppriment et ont perdu sa confiance. Cette tendresse pour les *pourris* ne nous fait d'ailleurs pas mieux estimer dans les médinas qui entourent nos villes. Entendons-nous, je ne suis pas en train de dire que la France doit prendre parti pour le FIS. Le FIS nous hait, le FLN nous méprise depuis trente ans que nous lui cédons tout. 203:810 Je ne dis pas non plus que la répression menée actuellement en Algérie ne viendra pas à bout du Front islamique de salut. Une répres­sion menée sans hésitation peut parfaitement venir à bout d'une rébellion non soutenue ou mal soutenue à l'extérieur. Les alliés du FIS sont loin d'être aussi efficaces que le furent Moscou et Washington pour le FLN. Celui-ci disposait aussi en France (à l'intérieur du parti adverse) d'appuis incomparables (le parti communiste, une part de la SFIO, la presse et les intellectuels progressistes avec leurs collectifs d'avocats, etc.). Aujourd'hui tous ces beaux soutiens des rebelles de 54 jouent avec et pour le pouvoir en place, contre les rebelles de 92. Cela fait une situation très différente. *V -- Perspectives.* Il n'est donc pas du tout exclu que l'armée algérienne vienne à bout du FIS. Il est très douteux, au contraire, que Boudiaf, Ghozali et les autres guérissent l'économie algérienne, et parviennent à faire vivre le peuple un peu au-dessus de la misère. Cela étant, le désespoir restera le même. La solution *moderne, occiden­tale* sera identifiée à l'échec. Alors, la solution islamiste connaîtra une nouvelle chance. 204:810 Je ne dis pas du tout qu'il y ait lieu, pour nous, de s'en réjouir. Je dis qu'il faut regarder les faits. J'en vois trois qui conditionnent l'avenir. 1\. -- Le FIS est un symptôme. La manifes­tation d'un rejet de l'Occident qui apparaît de plus en plus clairement. En Amérique du Sud, en Chine, en Inde, au Moyen-Orient et générale­ment dans tout l'islam. L'Algérie pouvait passer pour un des pays les moins exposés, le virus s'est pourtant emparé d'elle, comme de la Tunisie. Et il n'est pas inconnu au Maroc. Nous vivons sur l'idée que le monde va vers l'unité. Renonçant à la domination politique du monde, l'Europe et ses surgeons américain et russe restent persuadés qu'ils fournissent le modèle social définitif : la société technique et démocratique. Tout le monde envie les pays « développés » qui en jouissent, tous rêvent de participer à ces biens. Il semble bien que nous sous-estimions la force de mouvements contraires, résurgences du passé, regain de vie des âmes locales. L'expres­sion est floue, je le regrette. On peut la préciser par un exemple : le Mexique est plus indien aujourd'hui qu'il y a un siècle, à la fois plus conscient et plus fier de cette *indianité,* et plus soucieux de préserver cette différence. Ce phéno­mène apparaît notamment là où la modernité a été greffée sur une société endormie mais héri­tière d'un passé glorieux. 205:810 Voilà à quoi nous devons les mouvements islamistes qui ne sont pas, on le rappelle, uniquement religieux mais se réfèrent à un ordre social, à une civilisation. 2\. -- La tentation de l'Occident reste forte. En Algérie, elle s'exerce à travers l'imprégnation française, et d'abord, quotidiennement, par cette vitrine de notre société que constituent les télévi­sions. Les plus pauvres en ont, et regardent chaque soir les offres fabuleuses de publicités, s'imprègnent des manières, des mœurs présentées par les feuilletons. Par là les Algériens subissent au même titre que les Français des séances d'américanisation. On aurait tort de sous-estimer l'effet de ces spectacles. Ils sont l'agent le plus sûr de l'uniformisation mondiale. En attendant, cette exposition continuelle de biens qui doivent paraître extraordinaires à un peuple de miséreux a eu ses résultats. On peut dire qu'elle a induit -- au moins favorisé -- une industrie de la contrebande et du vol qui consti­tue pour l'Algérie un apport économique indis­pensable. Les biens qu'on ne peut acquérir, on les prend. C'est une des formes du tribut payé par la France. Et le monde occidental, première victime de ces agissements, est jugé immoral et avilissant par les puritains de l'islam. Non pas à tort : il est vrai qu'il induit en tentation et qu'il propose trop souvent en modèles la putain et le gangster. 206:810 Cette tentation ne fera que grandir si l'Eu­rope en vient à aider l'industrialisation de l'Algé­rie par un nouveau plan de Constantine. Solu­tion qui serait sage (donner du travail sur place) mais qui entraînera fatalement dans les villes une diffusion du mode de vie occidental, quand ce ne serait que pour les cadres et techniciens qui y seront employés, et dont la majeure partie, assez longtemps, sera fournie par l'Europe. 3\. -- La pléthore des naissances. La clo­chardisation est inévitable dans un pays où la population augmente plus vite que les res­sources. Ce sera vraisemblablement une des causes de l'échec du régime actuel (l'autre étant la corruption des cadres et exécutants restés en place). A la longue, cette prolifération se tra­duira par un impérialisme. Il est peut-être inconscient, encore que Boumediene ait rêvé là-dessus ouvertement. Un jour ou l'autre, il sera assumé. C'est d'ailleurs une menace générale. Les chefs d'État africains font souvent allusion à une sorte de débordement des pauvres sur les pays riches (cela ressemblera à une ruée de sauterelles, la richesse sera tarie en un clin d'œil). Il est certain que le FIS ou un mouvement analogue ne serait pas enclin à freiner les naissances, à première vue. Mais ce n'est pas sûr. \*\*\* 207:810 Les mouvements islamiques rejettent des traits qui nous paraissent essentiels au monde moderne : effacement de Dieu et de ses lois, permissivité généralisée, boulimie de consomma­tion. Ils ne sont pas hostiles à la technique. Leurs militants se servent des machines les plus modernes aussi bien que s'ils étaient « progres­sistes ». Nous lions dans notre esprit machines, consommation, publicité et tous les autres fac­teurs de la croissance économique, parce que nous sommes les créateurs du système. Le sur­plus de richesse créé par les premières inventions en a permis de nouvelles, d'où d'autres richesses. L'engrenage était en place. Pour accélérer le mouvement, la consommation a été stimulée. Tout est devenu marchandise, jusqu'aux « biens culturels » comme on dit, et à l'érotisme la permissivité signifie l'ouverture d'un nouveau marché (et aussi sans doute une compensation offerte pour faire oublier des contraintes sociales de plus en plus astreignantes : façon d'endormir le peuple). On peut concevoir une société qui séparerait la maîtrise technique des facteurs annexes publicité, consommation etc. Elle accepterait un niveau de vie modeste par rapport au nôtre, mais sans misère, sans clochardisation. Les sur­plus seraient dérivés vers les biens religieux et para-religieux, écoles, aumônes. La « crois­sance » serait ralentie, comme le mouvement général de mode et d'innovation. 208:810 Si l'élan isla­miste n'est pas éphémère, s'il répond à un cou­rant profond, l'apparition d'une telle société, fon­dée sur l'égalité, la frugalité et la communion, n'est pas à exclure. Elle devrait recevoir l'appui de l'Europe par le plan d'industrialisation qu'on a déjà évoqué, et qui se réalisera de toute façon. Il faudrait veiller soigneusement à deux points : ces industries doivent être le plus possible com­plémentaires de celles de l'Europe, et compren­dre le plus grand nombre possible d'entreprises de taille modeste. L'autre point, c'est le frein à apporter à la démographie. Cette solution n'exclut pas tout danger pour l'Europe. Elle serait quand même meilleure que la dégradation inévitable si on laisse aller les choses. La dictature militaire durable, la misère et le déversement irrésistible sur la rive Nord de la Méditerranée d'un surplus de population sans cesse alimenté, qui reste l'avenir prévu, n'est pas une perspective souhaitable. Georges Laffly. 209:810 ### Diên Biên Phu *Schoendoerffer et l'honneur* par Danièle Masson PLAINE cernée de hautes pentes, en pays thaï, à 300 km de Hanoi, Diên Biên Phu com­mandait la route de Luang Prabang, capitale du Laos. Les Viets l'avaient prise sans combat à la fin de 1952, mais gênés par le camp retranché de Na San, ils avaient, au début de la saison des pluies, regagné leurs cantonnements. L'objectif principal étant le Laos, plusieurs mil­liers de parachutistes français occupent, en novem­bre 1953, la cuvette de Diên Biên Phu. Son isole­ment semblait interdire l'approvisionnement d'une armée assiégeante, alors qu'un pont aérien résou­drait ce problème pour les Français ; 210:810 le site semblait rendre impossible l'utilisation par le Viêt-Minh de pièces d'artillerie, immédiatement repérables depuis les hautes pentes entourant la cuvette. Prévisions démenties. Le premier assaut est donné le 13 mars ; la garnison française, privée dès le 18 mars de pont aérien, est submergée, après une résistance héroïque de presque deux mois, par des forces quatre fois supérieures en nombre, comman­dées par le général Giap. Si Diên Biên Phu précipita la fin de la première guerre d'Indochine, la véritable cause en fut la conférence de Genève, ouverte dès avril 1954, où se préparait une paix négociée avec l'Indochine, dont Mendès-France, devenu président du Conseil le 18 juin, s'était fait le champion. Les accords de Genève abandonnaient à Hô Chi Minh le Tonkin et l'An­nam septentrional. Les Américains, pour lesquels, depuis 1950, la guerre d'Indochine s'insérait dans la lutte mondiale entre le communisme et le monde libre, n'intervin­rent cependant pas. Doublement trahis par l'Amérique et par la France, les combattants de Diên Biên Phu sont morts pour défendre le Viêt-Nam contre la défer­lante communiste. Mais vainement. D'où l'hésitation du docteur Grauwin, médecin à Diên Biên Phu « Il ne faudrait pas recommencer. » Mais aussi : « Il fallait tenir à tout prix. On avait raison d'être là. » \*\*\* 211:810 Diên Biên Phu, le dernier film de Pierre Schoendoerffer, et son « chef-d'œuvre » pour les jeunes journalistes enthousiastes d'Action française, les esprits plus rassis du *Fig-Mag,* et les gentils catholiques de *Famille chrétienne,* est une curieuse entreprise. « Schoen », le seul auteur de guerre du cinéma français, s'était fait traiter de « facho » et de « colo­nialiste » depuis son engagement en Indochine. A-t-il été incapable de supporter plus longtemps cette étoile jaune ? En tout cas, dans son livre Diên Biên Phu, de la bataille au film, il se targue de son amitié avec le cinéaste russe (communiste) Roman Kar­men, fait remarquer que les Vietnamiens (commu­nistes) ont participé avec enthousiasme au tournage du film, et présente avec complaisance, sous le titre « la réconciliation », la photo souvenir de la fin du tournage, équipe composée de techniciens français et vietnamiens (communistes). Schoen est allé tourner, en terre vietnamienne occupée par les communistes, un film co-produit par le Viêt-Nam. Le général Giap a manifesté son enthousiasme immédiat, pressentant l'impact politi­que et économique de l'entreprise. Le producteur français, Jacques Kirsner, trotskiste en mai 68, scé­nariste du film anti-militariste *Allons z'enfants,* avoue benoîtement que s'il en avait eu l'âge à l'époque, il aurait milité pour la victoire du Viêt-Minh. Est-ce cet appui qui a permis à Schoendoerf­fer d'obtenir du ministère de la Défense les moyens en hommes et en matériels (sections de paras, jeeps, ambulance, parachutes etc.) qu'il s'était vu refuser pour des films précédents ? 212:810 En clair, le petit caporal-chef de 1954 a-t-il vendu son âme pour l'argent, le succès, la reconnais­sance médiatique ? A-t-il fait oublier son courage physique de naguère par sa lâcheté intellectuelle d'aujourd'hui ? \*\*\* Le journal vietnamien *Hanoi Moi* s'est demandé pourquoi Schoendoerffer a « dépensé plus de cent millions de francs pour reconstituer la plus terrible défaite française à l'étranger ». Romantisme de la défaite ? Schoen répond autrement : « J'avais reçu là-haut plus que je n'avais donné. Il me fallait donner à mon tour ce que j'avais reçu. Un survivant est un débiteur. » Noble parole. Et il est vrai qu'avec lui, la légende noire du colonialisme s'estompe. A partir des années 50, le cinéma français était devenu anti-colonial. On ne pouvait évoquer les territoires d'outre-mer qu'en se battant la coulpe, se couvrant la tête de cendres, avec la mauvaise conscience épanchant « les sanglots de l'homme blanc ». Avec Schoen reviennent en force la gloire, l'honneur, l'héroïsme, la beauté de « la grande geste colonisatrice ». Soit. Mais, ajoute-t-il, comme « un adieu déchirant à une certaine idée de la France du Grand Large ». 213:810 Qu'il ait bradé son honneur ou qu'il le pense vraiment, peu importe pour nous qui n'avons pas à sonder les cœurs : le combat contre le communisme semble pour lui une idée révolue. « La souveraineté de l'Indochine était inéluctable », écrit-il dans son livre. L'Algérie n'était pas la France ; ! Indochine non plus. Mais quelle hypocrisie (ou quelle étonnante ignorance) peut-elle pousser à confondre la souverai­neté de l'Indochine et le joug du communisme, qui fut toujours un corps étranger ? Même si Hô Chi Minh a pu un temps, par ruse et par force, passer pour le rassembleur des forces nationalistes, c'est en Europe qu'il commença sa formation politique ; et c'est à Moscou qu'il l'acheva, pour y devenir agent du Komintern. Si le général de Lattre a dit que son fils unique était mort pour le Viêt-Nam, ne voulait-il pas dire que son sacrifice ne prenait sens que s'il servait à libérer le Viêt-Nam du joug communiste ? La bonne foi de Schoen a quelques failles. Citons-en deux. Bernard Fontanges (*Présent* du 20 mars) a remarqué que, dans le film, le seul « rat » (ou déserteur) est métropolitain, alors que les déserteurs étaient à 95 % composés de troupes africaines et maghrébines. Schoen le sait ; mais il accepte de payer tribut : c'est la rançon de la reconnaissance médiatique. En revanche, dans son livre, moins médiatisé, il évoque tout autrement les « rats de la Nam Youm » : « C'était des Thaïs, des Nord-Africains pour la plupart et quelques Vietnamiens. » 214:810 Après la chute de Diên Biên Phu, la voix off dit pudiquement : « Ils nous séparèrent de nos cama­rades vietnamiens. » Mais rien n'est dit du sort des 10.000 hommes capturés, dont près de 5.000 blessés, qui durent faire une marche de 800 km, pour atteindre l'horreur des camps viets. Il fallait bien une fin au film, sans doute. Mais, arrêté lui aussi, libéré en septembre, Schoen se dérobe aux questions « Je n'aime pas parler de ma captivité. » Noble pudeur ? De rares confidences ont un autre ton « J'étais privilégié au début ; cameraman, photo­graphe : c'étaient des positions politiques impor­tantes. » Puis, simple soldat, il est envoyé au camp 42. Sur les 10.000 prisonniers du 7 mai, 3.900 survécurent ; la malnutrition, les maladies, les tor­tures physiques et psychologiques eurent raison des autres. La photo des journalistes Daniel Camus et Pierre Schoendoerffer, à leur libération des camps, laisse songeur : en bonne forme physique, ils sou­rient à leur « geôlier » (présenté entre guillemets), hilare. \*\*\* Le grand-père de Schoen a été tué au Chemin des Dames ; son père a fait les deux guerres et il en est mort. Mais lui, avec ce sentiment « que la guerre était un examen de passage pour sa génération », a vu, filmé, senti ; il n'a pas agi : « Je n'étais qu'un petit caporal-chef privilégié. » 215:810 Il a gardé cette meurtrissure ; il a mal réussi son examen de passage. Sa vision de la guerre n'est jamais celle du responsable auquel on dit : « Main­tenant, tu tiens cette colline, quoi qu'il arrive, jus­qu'à la mort. » Mais elle n'est pas, non plus, celle de « l'humaniste » que la gauche attendait de lui. C'est pourquoi son film n'a pas été, sauf par quelques naïfs, chaleureusement accueilli. Discrétion de la presse de gauche, dédain des *Cahiers du cinéma,* qui dénoncent l'ambiguïté du film : « J'au­rais aimé, accuse Antoine de Baecque, que Schoen­doerffer soit bourreau ou victime, monstre d'hon­neur ou humaniste. Vouloir prendre les deux, cela mine le film. » Le dilemme est clair : entre l'huma­nisme des DHSD -- en l'occurrence la cause viêt-minh ? -- et l'honneur, il faut choisir ; l'honneur et l'humanisme ne pactisent pas. \*\*\* Et, au fond, Schoen a voulu pactiser. Intensé­ment sensible à la fraternité d'armes, à la camarade­rie militaire, à cette terre d'Indochine qui « colle à son âme comme la boue des tranchées collait à ses bottes », il semble, en revanche, assez insensible au dessein poursuivi : la libération de l'emprise communiste. Et pourtant, dès 1945, le général Leclerc avait déclaré : « Le communisme ne pourra être vaincu qu'en lui opposant un levier aussi puissant : le nationalisme. » Mais Schoendoerffer prive la guerre d'Indochine du sens qui la justifiait. 216:810 D'où la structure polyphonique du film : un directeur de journal viet qui épingle les colonisa­teurs, un trafiquant chinois spéculant sur les chances des uns et des autres, un journaliste américain, cynique, poursuivant le scoop ; et puis le quartier général de l'armée, le bar de la Légion, la fumerie d'opium. La dispersion des regards sur la guerre, qui, par la multiplicité de destinées, n'accorde pas de premier plan à un personnage, livre du monde une image chaotique, éclatée, incohérente. Bien sûr, par l'accent sur la noblesse du corps expéditionnaire français, creuset des soldats du vieil empire colonial, par la voix off « nous avançons... nous reculons », qui ponctue les mouvements du combat, Schoen montre sa solidarité avec les combattants. Mais la note dominante du film, c'est le concerto composé tout exprès par Georges Delerue qui la donne : il instaure un dialogue permanent entre le premier violon (la voix de la France), et l'orchestre de Hanoi ; puis la musique participe à un concerto plus vaste : celui des percussions terribles des fureurs de la guerre. Si Diên Biên Phu eut un sens, dit Schoendoerffer, c'est à la manière du sens d'une symphonie de Beethoven. Et l'on se demande si le point d'orgue, ce n'est pas l'ultime scène du film qui l'offre : 5.000 soldats viets, figurants fournis par le gouvernement vietnamien, donnent l'assaut final. Sous le drapeau rouge, et l'illuminant, la blondeur du soleil revenu : aube des lendemains qui chantent ? \*\*\* 217:810 En somme, il s'agissait d'avoir une belle mort. L'honneur, comme un miroir qui renverrait une image avantageuse de soi, se suffisait à lui-même « Grâce à tous ces garçons, la guerre d'Indochine a su bien mourir. Grâce à Diên Biên Phu, la France a pu quitter l'Indochine la tête haute. » Le tout dans l'harmonie d'un concerto où violon français et orchestre communiste symbolisent une étrange réconciliation. Tout fut perdu fors l'honneur ? mais quel est cet honneur qui ôte son sens au sacrifice de la vie ? Pour Vigny, l'honneur était la poésie du devoir. Mais le Vigny du cinéma français est au XX^e^ siècle, au temps des guerres totales, atrocement carnas­sières, irréconciliables, nullement poétiques. Nous avons besoin, plus qu'au temps de Vigny, d'une réponse à la question : pourquoi ? Alors, quand Schoendoerffer dit son admiration pour ces jeunes paras volontaires qui « savent la situation désespérée mais veulent rejoindre leurs camarades », et dont les derniers sauteront dans la nuit du 3 au 4 mai, à l'admiration se mêle, pour ceux que la guerre n'eni­vre pas, un intense sentiment d'amertume : mourir pour la fraternité d'armes, sans espérance et sans autre dessein que de rejoindre les camarades, c'est un suicide, et la beauté du geste ne change rien à son irresponsabilité. Bref, mourir pour lutter contre le communisme, avec l'espoir chevillé au corps et à l'âme, oui. Mou­rir pour l'idole de la camaraderie militaire, non. 218:810 Face à Schoen, face à Montherlant qui évoque follement la joie de la guerre, comparable à l'inspira­tion que certains artistes demandent à l'ivresse, et aux « bousculades d'hier, quand ça se bombardait de boules de neige à l'école », on songe à Céline : « Tant que le militaire ne tue pas, c'est un enfant. » Bien sûr, il ne faut pas attendre de Céline un discours sur les vertus viriles. Chez lui la voix de la vie élémentaire, dans la prudence et la nécessité -- qui prennent parfois le biais de la désertion -- combat la voix de l'honneur. Mais enfin, volontaire lors de la Première Guerre mondiale, blessé, invalide à 70 %, volontaire récidiviste en 39 (cette fois refusé), cet étrange pacifiste a été, bien plus que Schoendoerffer, initié par la guerre. Et, face à « la croisade apocalyptique », à « la religion drapeauti­que » qui « remplaça promptement la céleste », on ne peut pas répondre que la guerre suscite les plus nobles vertus de l'homme : courage et renoncement, fidélité au devoir et esprit de sacrifice ; on ne peut pas répondre par la religion de l'honneur, « nécessité biologique » selon Schoendoerffer, et qui est à soi-même sa récompense. On ne peut répondre que par la certitude d'une guerre juste et possible. Et, quand aujourd'hui Bigeard dit son admiration pour Giap, mais observe un étourdissant silence sur le commu­nisme, on songe à Pascal : « Pourquoi me tuez-vous ? -- Eh quoi ! ne demeurez-vous pas de l'autre côté de l'eau ? » Faute d'oser dire le sens de la guerre d'Indochine, quelques hauts responsables la rendent absurde. \*\*\* 219:810 La trilogie de Schoendoerffer -- *La 317^e^ section, le Crabe-Tambour, L'honneur d'un capitaine* -- infi­niment plus séduisante que *Diên Biên Phu,* par l'attachante figure des personnages, et l'interpréta­tion magistrale d'un Jacques Perrin drôle et tendre, laisse cependant une impression de malaise. Le choix des hommes n'est pas entre le bien et le mal, mais entre deux biens : la discipline et l'honneur. Le capitaine choisit la discipline, et sa veuve parvient à réhabiliter la mémoire de son exemplaire époux. Willsdorff, le Crabe-Tambour, choisit l'honneur. Mais ni le capitaine obéissant ni le maudit de l'OAS ne paraissent combattre pour une cause. Willsdorff gagne l'Algérie pour remplacer son frère mort -- raison d'autant plus mince que ce frère jugeait inéluctable l'indépendance de l'Algérie. Bien sûr, le Crabe-Tambour, qui s'amuse avec la vie mais est toujours prêt à la livrer, exerce sur les autres personnages, et sur nous-mêmes, une attrac­tion d'aimant. Il conjugue, avec sa « conscience », son inséparable chat noir, l'insolence et la désinvol­ture des hussards (on songe à Roger Nimier) et le sens jusqu'au-boutiste du sacrifice. Mais plus que tout dominent la passion de l'aventure, la nostalgie de l'épopée coloniale comme nostalgie des paradis perdus, la fascination de la jungle, du désert, de la mer. Nomade du cœur et du corps, esthète de l'honneur qu'il cultive avec un sens aigu de l'art pour l'art, il rassemble les rêves impossibles de Schoendoerffer. 220:810 Mais une question hante les personnages du Crabe-Tambour, qui devrait hanter aujourd'hui Schoendoerffer : « Qu'as-tu fait de ton talent ? » Danièle Masson. 221:810 ### Situation du Liban par Annie Laurent « L'HEURE de la paix a sonné », déclarait résolument le président Elias Hraoui dans un discours prononcé le 13 avril 1991 à l'occasion du seizième anniversaire de la guerre qui ravageait le Liban depuis 1975, invitant ses compatriotes, notamment les expatriés, à s'engager dans la reconstruc­tion de leur pays. Qu'en est-il, un an après, de cette promesse ? Les Libanais ne vivent plus, c'est vrai, sous la terreur des obus et des voitures piégées, les lignes de démarca­tion ont été supprimées, rendant possible la circulation de tous sur tout le territoire, diplomates et compagnies aériennes reprennent un service souvent interrompu pour cause de terrorisme, les enfants retournent à l'école, les restaurants, les théâtres ont rouvert leurs portes, le travail, la vie ont repris. 222:810 Et pourtant, les vœux du chef de l'État n'ont pas été exaucés, signe que le silence des armes (et des médias) ne suffit pas à décréter la paix. Au plus fort des bombardements, les Libanais conser­vaient l'espoir d'une main secourable et la liberté de crier leur détresse. Aujourd'hui, dans l'oubli du monde, le pays des cèdres s'enfonce dans l'angoisse d'un mal exis­tentiel : il a perdu son indépendance, sa liberté, sa démocratie et sa prospérité légendaires ; surtout son identité est menacée. On réalise maintenant à Beyrouth que la violence n'était qu'un des aspects d'une crise à laquelle aucune solution de fond n'a été apportée. Mais, observera-t-on, l'accord de Taëf adopté par les députés libanais en octobre 1989 et régissant désormais la vie politique n'était-il pas censé mettre fin à la crise ? Il l'était dans une certaine (et petite) mesure, que l'on ne peut comprendre qu'en se replaçant dans le contexte d'alors. Taëf avait d'abord vocation à résoudre le pro­blème né de la vacance prévalant à la tête de l'État depuis 1988 (les dirigeants chrétiens ayant rejeté le candi­dat choisi par les Syriens et les Américains, le président sortant Amine Gemayel avait nommé le général Michel Aoun comme premier ministre de transition). La persis­tance de Aoun dans son refus de reconnaître le nouvel élu, René Moawad (assassiné quelques jours après), puis Elias Hraoui, et d'adhérer au document sanctionnant l'échec de la « guerre de libération » déclenchée le 14 mars 1989 contre la Syrie ne fit que retarder la passation des pouvoirs qui eut lieu au prix de la disparition de la seule région demeurée encore libre. Ce fut l'opération militaire syrienne du 13 octobre 1990 avec son cortège d'horreurs, acceptée par les Américains dont Aoun dérangeait les plans. 223:810 Le président syrien Hafez El-Assad venait de réussir un coup de maître : en récompense de son alignement sur la coalition anti-Saddam Hussein lors de la crise du golfe Persique, il se voyait confier le soin exclusif de veiller sur cette fausse paix, objectif qu'il poursuivait depuis le début du conflit libanais. Désormais, il pouvait non seulement consolider l'occupation de la majeure partie du pays (en dehors d'un repli partiel, Taëf ne prévoit aucun calendrier de retrait complet de son armée présente au Liban depuis 1976) mais aussi exercer une tutelle absolue sur l'État libanais. Pour Washington, le moment du règlement final de la crise n'était pas arrivé, le sort du Liban étant tribu­taire du contentieux israélo-arabe. Otage il était, otage il devait rester jusqu'à l'émergence d'une solution régionale préservant les intérêts d'Israël, qui garde le Liban-Sud comme une carte à négocier, des États-Unis et de leurs interlocuteurs arabes, qu'ils soient alliés comme l'Arabie séoudite, pourvoyeuse de pétrole et de marchés, ou à ménager comme la Syrie qui a fait du terrorisme un imparable instrument diplomatique. Le sacrifice délibéré d'un pays n'étant moralement pas très justifiable, il fallait enrober Taëf de respectabilité, l'assortir de réformes institutionnelles et de clauses relatives à la souveraineté du pays, pour lui donner l'apparence d'un authentique règlement. Bien que présenté comme un nouveau pacte natio­nal, Taëf ne reflète pas la volonté libre des Libanais des députés non représentatifs (depuis 1972, il n'a pas été possible d'organiser des élections législatives du fait des occupations étrangères) ont été obligés d'endosser un texte préparé par d'autres, à savoir les Américains et leurs amis séoudiens qui y ont imprimé leur marque. La II^e^ République issue de Taëf n'est qu'un replâtrage du pacte fondateur de l'indépendance (1943), avec une inversion des rôles. Tandis que le premier privilégiait les chrétiens maronites (catholiques) en leur octroyant la présidence de la République -- privilège plus formel que réel car, disposant d'un droit de veto, 224:810 le premier minis­tre, adepte du sunnisme (l'islam orthodoxe, majoritaire dans le monde arabe), pouvait bloquer toute décision présidentielle --, le second profite aux sunnites, lésant les autres communautés -- chrétiens, chiites et druzes qui en éprouvent dépit et frustration. Victimes de la politique hégémonique de la Syrie, des excès des Palestiniens, des ingérences d'Israël mais aussi de la désunion et de l'aveuglement de leurs dirigeants, les chrétiens sont les grands perdants de ce conflit aux dimensions internes, régionales et internationales. Leur affaiblissement se situe à tous les niveaux. Le maintien de l'attribution de la première magistrature à un maro­nite ne doit pas faire illusion : la fonction a été vidée de sa substance (privé, entre autres, du droit de vote au conseil des ministres, le chef de l'État n'a plus qu'un rôle de représentation) au bénéfice du gouvernement, désor­mais détenteur du pouvoir exécutif sous l'autorité du premier ministre toujours sunnite. Aux côtés des sunnites, dotés de substantiels acquis constitutionnels, les chiites et les druzes conservent cependant quelques gages. Taëf prévoyait la dissolution de toutes les milices. Or seuls les combattants chrétiens des Forces libanaises ont réellement été désarmés. Certes, le gros de leurs armes lourdes a été transféré en dehors du pays (en Israël notamment), mais ce matériel ne serait pas immédiatement disponible en cas de besoin. Ayant par précaution investi dans divers secteurs d'acti­vités économiques, leur chef Samir Geagea a pu recaser nombre de ses partisans mais son budget n'étant plus alimenté par les taxes naguère perçues (sur l'essence, les lieux de loisir, les transactions immobilières), il a dû diminuer certains services, tels ceux de la Fondation de solidarité sociale. Les chiites, eux, peuvent toujours compter sur la puissante milice du Hezbollah, fortement armée, enca­drée et financée par l'Iran avec l'accord de la Syrie. 225:810 Revendiquant le monopole de la résistance à l'État hébreu, le Hezbollah est demeuré intouchable dans les fiefs qu'il s'était constitués (banlieue Sud de Beyrouth, plaine de la Bekaa, une partie du Sud) où il peut pallier les carences de l'État en fournissant une assistance aux nécessiteux et en subventionnant les écoles grâce à la générosité de Téhéran. Quant aux druzes, regroupés dans leur système féodal autour de leur chef Walid Joumblatt, ils ont pu conserver l'autonomie patiemment aménagée dans le massif du Chouf depuis l'exode de leurs concitoyens chrétiens (1983). Là, le Parti socialiste progressiste continue d'assurer lui-même la sécurité et le bien-être des habitants, de gérer les biens nationaux (musées) et de percevoir des taxes (casinos, restaurants). La voix des quelques députés chrétiens encore indé­pendants et courageux ne pèse plus dans un hémicycle gonflé de 41 parlementaires -- nommés par le gouverne­ment en juin 1991 conformément à une clause de Taëf -- et dominé par un président chiite, Hussein Husseini, qui se plie aux volontés d'Assad. Pas un seul des nouveaux sièges n'a échappé à l'aval de ce dernier. Et la majorité pro-syrienne deviendra unanimité si, comme il faut s'y attendre, le prochain scrutin législatif, annoncé pour cet été, se déroule en dehors de toute surveillance internationale susceptible d'en garantir la liberté. Damas a précipité cette échéance pour enraciner son influence avant que le retrait de ses 40.000 soldats ne devienne inéluctable. Sur le plan institutionnel, les chrétiens sont en sursis. L'application à la lettre des réformes de Taëf, si elle se produisait, conduirait en effet à l'islamisation du pou­voir. Comme dans les autres pays de la Ligue arabe, tous gouvernés par des musulmans, les chrétiens ne participant plus à la décision politique deviendraient des dhimmis (« protégés » de l'Islam), autrement dit des citoyens de rang inférieur. 226:810 Seul garde-fou quand même : la répartition des sièges parlementaires par moitié entre chrétiens et musulmans alors que ces derniers sont probablement majoritaires dans le pays. Cette mesure empêche les musulmans d'imposer la loi islamique (cha­ria) à tous les Libanais, quelle que soit leur croyance. Mais, eu égard à l'élan nataliste de l'Islam, on peut s'interroger sur la pérennité d'une telle disposition. Étrangement, l'échéance en est retardée par la volonté d'Assad. Grâce au monopole acquis, il a pu syrianiser Taëf, l'interpréter et l'orienter à sa guise. Lui-même minoritaire (de la secte alaouite, hérétique aux yeux du sunnisme), Assad ne tient pas à favoriser cet Islam qui a durant des siècles, maintenu ses ancêtres dans l'oppression et l'arriération. Aussi, lors de la forma­tion du cabinet constitué après l'éviction du général Aoun, a-t-il placé des chrétiens à la tête de quelques ministères-clés (défense, affaires étrangères, information, éducation). Conscient de sa vulnérabilité et de son impo­pularité, instruit par le sort (l'assassinat le plus souvent) réservé jusque là aux insoumis, Elias Hraoui a d'ailleurs délibérément choisi l'option syrienne, moyennant quoi Assad le flatte en le traitant comme s'il était encore le chef réel de l'exécutif, au grand dam des présidents musulmans (parlement et gouvernement). Apparence trompeuse qui ne survivra probablement pas au régime alaouite. Tant pour les chrétiens que pour les musulmans, les critères de compétence n'ont pas dicté le choix d'Assad il lui fallait des alliés inconditionnels ou des hommes tellement sensibles à l'attrait du pouvoir, tout illusoire qu'il fût, tellement corruptibles ou incompétents qu'ils ne pouvaient résister à ses désirs. Bien que qualifiée « d'union nationale », l'équipe dirigeante s'illustre par des zizanies et une incurie qui lui ont fait perdre tout crédit : incapables de la moindre réalisation, présidents et ministres s'en vont à Damas soumettre leurs plus petits différends à l'arbitrage des Syriens. 227:810 La sécurité restaurée aurait dû entraîner l'améliora­tion des services publics. Or la distribution de l'eau et de l'électricité, le ramassage des ordures restent incertains, les routes percées d'impacts d'obus, les réseaux d'écoule­ment et d'égouts crevés, le téléphone plus défectueux que jamais. L'absence des prestations normalement dues par l'État ne l'empêche pas de faire la chasse aux impôts. L'administration n'a pas été redressée : en quinze mois, le gouvernement n'est pas parvenu à nommer un seul directeur général, alors que 60 % des postes administra­tifs sont vacants. La population ressent surtout avec angoisse l'incapacité de l'État à affronter la détérioration de la situation socio-économique. La monnaie subit une dépréciation record, le dollar s'échangeant contre 2.000 livres liba­naises. La hausse concomitante des prix entraîne une baisse alarmante du pouvoir d'achat. Avec un salaire mensuel de 125.000 LL, le travailleur libanais ne peut subvenir aux besoins d'une famille autrement qu'en ayant recours à la délinquance, à la corruption et aux mafias (réseaux de vols de voitures, de trafiquants de drogue, de prostitution) dont l'exemple est d'ailleurs donné par les plus hauts personnages de l'État qui se compromettent de scandales en scandales. Autre problème crucial en suspens : celui des dépla­cés. Une étude scientifique réalisée par l'Université Saint-Joseph de Beyrouth et l'Université Laval de Québec sur la période 1975-1987 évalue à 568.000 personnes (ou 125.000 ménages), soit 18,5 % de la population (env. 3 millions), le nombre des Libanais ayant été contraints de quitter leur résidence. Le plus souvent, celles-ci ont été soit détruites soit confisquées, tandis que leurs terrains et commerces sont exploités par ceux qui sont restés sur place, notamment les druzes dans le Chouf. A Saïda, l'archevêque grec-catholique doit acheter ses oranges au marché alors qu'il est propriétaire de l'un des plus vastes vergers de la région. 228:810 Le retour de tous ces réfugiés nécessite d'importants budgets mais il dépend plus de conditions politiques qu'économiques. N'oublions pas que ces déplacements forcés ont eu pour cause première la désagrégation du tissu humain du Liban : il fallait regrouper les Libanais dans des entités homogènement confessionnelles afin de prouver que la coexistence était une utopie. Israël et la Syrie ont agi de concert dans ce sens et la solution de ce problème ne verra probable­ment pas le jour avant l'issue du conflit régional. C'est ce gouvernement, signataire du traité de « coopération et de fraternité » signé avec Damas le 22 mai 1991, qu'Assad utilise pour ancrer le Liban dans son orbite. Aux termes de cet accord, il peut non seulement s'approprier l'essentiel des attributs de la souveraineté beyrouthine (diplomatie, défense) mais aussi modifier le système libanais pour le rapprocher du régime policier prévalant en Syrie. Cela se vérifie particulièrement dans le domaine de la sécurité et des libertés, le but étant d'ôter au Liban ses caractéristiques d'avant-guerre. Intellectuels et opposants politiques ne peuvent plus désormais espérer y trouver le refuge naguère si prisé, comme le prouvent deux exemples récents : l'arrestation au port de Jounieh de plusieurs militants du Baas pro-irakien (le parti ennemi du Baas syrien) qui, craignant les services syriens présents à l'aéroport de Beyrouth, s'apprêtaient à embarquer pour Chypre ; le meurtre de l'écrivain Moustapha Geha. Attiré par le catholicisme, ce chiite qui dénonçait la politique syrienne au Liban s'était installé dans la banlieue chrétienne pour fuir d'éventuelles représailles. C'est à son domicile qu'il a été abattu. Si elle offre l'avantage de la libre circulation, la suppression des frontières intérieures présente aussi l'inconvénient de ne plus mettre quiconque à l'abri des vengeances. 229:810 La presse n'échappe pas à la suspicion. Sommés par le ministre libanais de l'information de pratiquer l'auto­censure, les journalistes font de plus en plus souvent l'objet de poursuites judiciaires pour « atteinte à l'image » des dirigeants ou d'un « pays ami » (la Syrie). Régulièrement le gouvernement brandit la menace d'in­terdire aux médias audiovisuels la diffusion d'informa­tions autres que les nouvelles officielles ou de créer un service de censure. Nul ne connaît le contenu de la nouvelle loi sur la presse en cours d'élaboration. Même chose pour les réformes de la loi électorale, de la nationalité, de l'enseignement, des loyers, etc. Les grandes options engageant le pays se concoctent dans l'ombre, privant les Libanais, y compris les députés, de tout droit de regard et de discussion. Le modèle damas­cène gagne tous les secteurs, en particulier l'armée, désormais étroitement surveillée par les organes de sécu­rité noyautés par les Syriens. Plus question pour les officiers d'avoir des contacts avec les attachés militaires hors la présence d'un membre du deuxième bureau (renseignements) ou d'accepter une invitation à dîner sans l'autorisation de ce service. Un climat de méfiance s'instaure peu à peu dans ce Beyrouth naguère ouvert à toutes les idées et à toutes les influences. Si les musulmans dans l'ensemble s'accommodent de ces transformations -- politiquement et démographique­ment ils se savent gagnants -- il en va tout autrement des chrétiens qui se sentent orphelins et se comportent en vaincus. Ni Hraoui ni Geagea ne les représentent ; tous deux sont accusés d'avoir, par leur participation au processus de Taëf, bradé la cause chrétienne au profit de leur ambition personnelle. Prisonnier de son option syrienne, Hraoui est inopérant. Se cantonnant dans une attitude contestataire face aux décisions gouvernemen­tales, Geagea mise sur le temps pour retrouver le rôle de bouclier des chrétiens qu'il s'est assigné. Pour l'heure, il demeure détesté par une opinion publique trop négligée qui refuse de reconnaître en lui l'incarnation de la résistance. 230:810 Le moine-soldat idéaliste des débuts n'est plus à leurs yeux qu'un politicien calculateur avide de pou­voir. Ils le voient incapable de freiner la marche inélucta­ble de Taëf et de la syrianisation, y compris dans le domaine culturel qui est la principale richesse des chrétiens. Ainsi, les chrétiens voient avec angoisse se profiler le spectre de l'arabisation de l'enseignement. Conformé­ment à Taëf, une loi vient d'être votée organisant le renforcement du contrôle de l'État sur le secteur privé, celui-ci devenant par ailleurs inaccessible au plus grand nombre à cause de l'augmentation incessante des scolari­tés. Le système actuel profite donc au secteur public. Combien de temps celui-ci, déjà de qualité inférieure, pourra-t-il résister aux incitations arabes ? Après s'y être opposé depuis sa création en 1970, le Liban a adhéré, fin 1989, à l'ALECSO (Organisation arabe pour l'éduca­tion, la culture et les sciences) dont la charte préconise l'uniformisation. « Le but de l'Organisation est la recherche d'une unité de pensée entre les membres de la patrie arabe par la voie de l'éducation, de la culture et des sciences... » Au sein de l'ALECSO, un département de l'éducation « travaille à harmoniser les politiques, les législations, les structures et les méthodes d'éducation, en vue de parvenir à une pédagogie unique ». La priorité accordée à la langue arabe à tous les niveaux est perçue par les chrétiens comme devant aboutir, à plus ou moins long terme, à la suppression du plurilinguisme qui est l'une des caractéristiques essen­tielles de l'identité libanaise. L'appauvrissement intellec­tuel consécutif au nivellement culturel, notamment la disparition du français censé véhiculer les valeurs chré­tiennes -- en ce sens l'anglais, idiome technique et « neutre », est bien accepté par l'Islam -- ne leur per­mettrait plus de résister à l'islamisation du système politique. 231:810 Là aussi, les réserves émises par le ministre libanais de l'Éducation en contrepartie de l'adhésion ne suffisent pas à rassurer car elles n'emportent pas l'engagement des partenaires arabes à renoncer à cet objectif. Esseulés politiquement, les chrétiens se sentent aussi abandonnés par leur Église, notamment la maronite. Traditionnellement groupés autour du siège patriarcal de Bkerké, investi de la vocation historique de rassembler les autres Églises, y compris l'orthodoxe, ils ne se recon­naissent plus en lui. Au fil des années troublées, un fossé s'est creusé entre les laïcs, le petit clergé et la hiérarchie. Les fidèles reprochent durement au patriarche Nasrallah Sfeir de s'être compromis dans le jeu politicien, de s'être laissé manipuler par les Américains (lors de Taëf), d'avoir adopté une attitude partisane (anti-Aoun). Leur peu d'indulgence témoigne de leur désarroi. A l'évidence, le chef de l'Église maronite n'a pas su inventer les gestes et les mots capables de répondre aux attentes de son peuple souffrant, notamment durant les terribles épreuves de 1989 et 1990. La déception est ainsi résumée par un intellectuel maronite : « On n'attendait pas du patriarche, pendant la « guerre de libération », qu'il se lance dans d'incertaines initiatives diplomatiques mais qu'il aille, fût-ce au péril de sa vie, sous les bombarde­ments syriens, interpeller la conscience chrétienne, crier à la face du monde que le Liban n'en pouvait plus d'être martyrisé pour des intérêts qui n'étaient pas les siens et qu'il voulait vivre ; de même, on ne lui demandait pas, pendant la guerre entre Aoun et Geagea, de s'aligner sur l'un des deux belligérants, mais d'exiger de chacun d'eux qu'il dépose les armes et s'entende avec son ennemi pour sauver ce qui restait de Liban libre. » Les chrétiens reprochent aussi à leurs évêques et à leurs moines d'avoir négligé leur mission sociale et de s'être laissés séduire par les privilèges et les honneurs attachés à leur rang ainsi que par un train de vie mondain, fort éloigné des besoins d'une population vic­time de déracinement et de paupérisation. 232:810 Les déplacés s'attendaient à ce que l'Église mette ses immenses pro­priétés foncières inemployées, les *waqfs* (biens religieux) accumulés par des siècles de legs, à leur disposition pour l'habitat et l'exploitation agricole. Or il n'en a rien été, la hiérarchie arguant du danger que représenteraient d'éventuelles cessions de ces terrains à des étrangers. L'Église maronite, consciente cependant du désastre social qui frappe ses membres, vient de susciter la création d'une Coopérative bancaire de développement dont l'objectif est de permettre aux plus nécessiteux de s'installer à l'aide de prêts à très long terme et à taux d'intérêt réduit. Ayant perdu la foi dans leur État, voire dans leur avenir au Liban, les chrétiens se désengagent, boudent leurs institutions, ce dont profitent bien entendu les musulmans qui, eux, investissent l'État. Le phénomène est particulièrement visible dans l'armée. Faute d'adhé­sions chrétiennes, le gouvernement a dû interrompre le recrutement pour le service national par crainte d'un trop grand déséquilibre confessionnel. De même, si les musulmans investissent dans l'immobilier, les chrétiens, eux, ont plutôt tendance à vendre leurs propriétés, y compris dans les quartiers Est de la capitale où ils sont pourtant entre eux. Le flot des départs, alarmant ces trois dernières années (environ 800.000 Libanais, la plu­part chrétiens, ont émigré depuis 1975), tend cependant à se ralentir à cause de la récession économique dans les pays d'accueil. Mais pour beaucoup l'espoir réside encore dans l'expatriation. Indice révélateur de cet état d'esprit : il ne s'est pas trouvé chez les chrétiens, rési­dents ou émigrés, un pendant au sunnite Rafic Hariri pour prendre une participation dans le projet de recons­truction du centre de Beyrouth. Les fortunes chrétiennes ne manquent pourtant pas. 233:810 Pareil comportement révèle peut-être la problémati­que de fond : le Liban n'a-t-il plus pour ses chrétiens qu'une fonction économique (s'il garantit tranquillité, confort et prospérité, c'est bien, on y revient, sinon tant pis) ? Contaminés par l'air du temps propagé par l'Occi­dent matérialiste, les chrétiens libanais ont oublié la vocation spirituelle de leur présence en Orient. Nonobs­tant une piété bien visible, être chrétien aujourd'hui, c'est davantage, dans l'entendement général, appartenir à une société distincte de celle de l'Islam qu'être responsable de la promotion des valeurs évangéliques. A ce niveau aussi l'Église s'est affaiblie : les fidèles ne trouvent plus beau­coup auprès d'elle les repères moraux qui leur man­quent, notamment depuis que les moines vivent dans le monde. Cumulant traditionnellement des fonctions contemplatives et actives, ces derniers ont renoncé au premier aspect de leur vocation au point que depuis 1958 ils ne sont plus considérés par Rome comme des moines mais comme des religieux. Le désir de retour à la vie contemplative émerge cependant chez les jeunes. Un groupe de grecs-catholiques a déjà donné le ton en fondant, il y a dix ans, le monastère de la Résurrection près de Faraya. Son rayonnement est incontestable. On attend maintenant que des maronites les imitent et participent au renouveau souhaité par le pape. Annie Laurent. 234:810 ### Le délectable psaume 118 LES brumes de l'Ancien Testament, qui voilaient pour en tamiser l'éclat la révélation du Dieu trois fois saint, laissaient filtrer de précieuses lumières, dont il ne nous est pas toujours loisible, à nous qui appartenons à la nouvelle économie de la grâce, de saisir ce qui en faisait la grandeur. Le psaume 118, témoin de la grande, de la sainte religion d'Israël, offre un exemple frappant de la fraîcheur d'amour allant jusqu'à une incroyable tendresse que les Hébreux manifestaient pour la Loi divine. 235:810 Nous savons que cette loi est inscrite invisiblement dans le cœur de tous les hommes. Faites-en l'expérience : expli­quez à un enfant -- non totalement déformé -- ce qu'est la voix de la conscience. Il se fera soudain grave ; mais cette voix, étouffée par le péché originel et son cortège de passions, à mesure que l'homme grandit, reste difficilement perceptible. Et voilà qu'au beau milieu de l'idolâtrie générale des nations, au cours d'une marche au désert, un peuple de pérégrinants recevait des mains de Moïse, sur le Sinaï, les commandements de Dieu gravés sur les tables de pierre. Cette loi révélait aux fils d'Israël ce que tant d'autres ignoraient ; elle fera d'eux un peuple à part qui connaîtra l'unicité de Dieu, son essence spirituelle et sa transcendance absolue, l'adoration qui lui est due et la suprématie de ses volontés souveraines sur l'existence des hommes. Comme elle tranchait, la sainte Torah, sur les ténèbres de l'idolâtrie ! Cependant, lumineuse pour dire le Bien, cette Loi était impuissante à l'accomplir, d'où la dialectique au sujet de la grâce et de la Loi dans saint Paul : la grâce instaure une nouvelle création, elle la soumet à une régulation intérieure plus exigeante que la loi ancienne. Elle opère une purification, plus efficace que les ablutions rituelles, une refonte totale, une surélé­vation de tout l'être qui nous fait agir divinement. Ce n'est plus moi qui vis... La grâce du baptême fait de nous les membres du Corps mystique du Christ, les enfants adoptifs du Père céleste, les temples du Saint-Esprit, elle nous fait goûter combien le Seigneur est doux et nous introduit dans le secret de la vie divine. 236:810 Infinie est la hauteur du seuil qui sépare les deux Testaments : celui qui n'enseigne pas cette hauteur infi­nie, celui-là n'accomplit pas la mission ; il cesse d'être le disciple de Celui qui a dit : « *Vous serez mes témoins*. » Mais la Loi divine dont Israël était le dépositaire était sainte de par son origine. Loin de se borner à un énoncé matériel des dix préceptes du décalogue, elle était l'expression révélée de la volonté de Dieu, Volonté Divine Incréée, s'identifiant avec l'essence même de Dieu, antérieure donc à la série des préceptes qui en assure le déploiement moral, comme la lumière est antérieure au prisme solaire par lequel nous percevons les couleurs. L'amour de la Loi chez les Hébreux dépas­sait de beaucoup le froid moralisme d'une observance matérielle. Leur obéissance les liait directement à Dieu, comme la soumission d'amour des enfants les relie à leur père. Cela explique la ferveur de l'auteur inspiré du psaume 118. Verset par verset, il renouvelle sa contem­plation admirative de la Loi à l'aide d'un procédé littéraire très courant chez les Sémites : la sainte volonté de Dieu, objet de ses chants, est célébrée à l'aide d'ex­pressions synonymes sans cesse reprises : *Lex, Manda­tum, Judicium, Sermo, Verba, Eloquium*. Le psaume lui-même est alphabétique. Il contient 22 strophes selon le nombre des lettres de l'alphabet hébreu et chaque strophe est composée de huit versets commençant par la même lettre. 237:810 Saint Augustin en donne la raison : ce psaume, dit-il, est une sorte d'alphabet des chrétiens, lesquels doivent revenir sans cesse à la volonté divine comme à l'élément de base de toutes leurs actions. C'est par la récitation de ce psaume, en se laissant saisir intérieurement par le mouvement du texte sacré, que nous saisissons quelque chose des sentiments qui ani­maient le Seigneur Jésus lorsqu'il déclarait aux Apôtres « Ma nourriture, c'est de faire la volonté de mon Père. » On a pu dire avec quelque raison que le Grec était un homme intelligent qui contemplait l'ordre éternel des choses, tandis que le Juif était un homme pieux qui écoute et qui obéit. Le Christ qui assumait tout l'homme a été à la fois contemplatif et obéissant, mais la note distinctive de ce fils d'Israël était l'obéissance. C'est pourquoi l'Évangile nous le montre écoutant religieuse­ment les grands textes des Prophètes lus au cours des assemblées à la synagogue : cette docilité parfaite aux préceptes de la Loi était l'âme de la piété d'Israël. La liturgie monastique réserve le psaume 118 au dimanche et au lundi. Moines et moniales se garderont d'une lassitude, effet de l'accoutumance, en se souvenant que les Pères de l'Église se sont inspirés maintes fois de ce psaume dans leurs exhortations au peuple. Jacqueline Périer, sœur de Blaise Pascal, rapporte la dévotion toute spéciale de son frère pour le psaume 118. « *Il avait, dit-elle, un amour sensible pour tout l'Office divin, mais surtout pour les Petites Heures, parce qu'elles sont com­posées du psaume 118, dans lequel il trouvait tant de choses admirables, qu'il sentait de la délectation à le réciter.* 238:810 *Quand il s'entretenait avec ses amis de la beauté de ce psaume, il se transportait en sorte qu'il paraissait hors de lui-même.* » Relisons le psaume 118 en nous arrêtant à quelques versets. #### Le bonheur d'obéir *Beati immaculati in via.* Bienheureux les immaculés sur la voie. Tel est le premier coup d'archet. Notre psaume commence, comme dans l'Évangile, par une idée de bonheur, de vie heureuse : Beati !... Dès les premiers mots nous sommes avertis que l'effet d'une fidélité à la Loi de Dieu, ce sera le bonheur, le vrai, un bonheur stable, éternel, qui ne trompe pas. *Beati immaculati in via ; qui ambulant in lege Domini.* *Beati, qui scrutantur testi­monia ejus : in loto corde exquirunt eum.* *In via testimoniorum tuo­rum delectatus sum, sicut in omnibus divitiis.* Heureux ceux qui sont irréprochables dans leur voie, ceux du marchent dans la Loi du Seigneur ! Heureux ceux qui étudient ses enseignements, et qui le cherchent de tout leur cœur ! Je me délecte dans la voie de vos commandements com­me si je possédais tous les trésors. 239:810 Oui, il y a un bonheur dans l'obéissance, une vraie délectation ; les moines le savent bien, saint Benoît leur enseigne que par le travail de la *conversio*, ils pourront observer la Règle non plus par crainte mais comme naturellement, *velut naturaliter*, par amour du Christ et délectation des vertus. *In quo corrigit adolescen­tior viam suam ? in custo­diendo sermons tuos.* Comment le jeune homme corrigera-t-il sa voie ? en gar­dant vos commandements. Jésus a chanté cela ; il n'a pas pu s'appliquer ce verset mais il a prié pour tous les adolescents du monde, afin qu'ils forment leur personnalité par l'obéissance. Maintenant, c'est lui qui parle, mais en notre nom, et voyez avec quelle tendresse : *In toto corde meo exqui­sivi te : ne repellas me a mandatis tuis.* *In corde meo abscondi eloquia tua : ut non peccern sibi.* *In mandatis tuis exercebor et considerabo vias tuas.* > Je vous cherche de tout mon cœur ; ne permettez pas que je m'écarte de vos commandements. > > Je garde votre parole cachée dans mon cœur, pour ne pas pécher contre vous. > > Je m'exercerai dans vos commandements et je porte­rai mes regards sur vos sentiers. Au verset suivant les derniers mots ont une réso­nance profonde : *Non obliviscar sermones tuos* (je n'ou­blierai pas vos paroles) dont Pascal se souviendra dans son Mémorial. *Vias meas enuntiavi et exaudisti me : doce me justi­ficationes tuas.* *Viam justificationum tuarum instrue me : et exercebor in mirabilibus tuis.* 240:810 > Je vous ai exposé mes voies et vous m'avez exaucé enseignez-moi vos préceptes. > > Instruisez-moi dans la voie de vos commandements et Je m'exercerai dans vos merveil­les. Notons le *Doce me* qui apparaît souvent dans les psaumes ; vouloir être enseigné n'est-ce pas ce qui proprement caractérise le disciple ? Enseignez-moi et je m'exercerai ! Comment ? Au deuxième verset, une autre expression frappante nous le dit : Je m'exercerai dans vos merveilles, c'est-à-dire je soumettrai mon intelligence et ma volonté à la merveilleuse ordonnance de vos lois. Mais le raccourci monte très haut : « S'exercer dans les *Mirabilia* », les célébrer, les chanter et y conformer sa vie comme à une norme lyrique et concrète des actions divines, celles qui remplissent l'Histoire Sainte, celles qui ont enchanté nos premiers pas dans la vie intérieure, depuis le sacrifice d'Abraham jusqu'au martyre d'Étienne dans les Actes des Apôtres, voilà quelles sont les *Mirabilia Dei*. Elles sont le vêtement humain des actions divines. Au cours de l'année, depuis Noël jusqu'à la Pentecôte, le cycle liturgique développe ces *Mirabilia* pour susciter en nous l'admiration. C'est là un exercice spirituel plus ancien -- et qui sait ? peut-être plus fécond et plus universel -- que ceux qui ont vu le jour au XVI^e^ siècle. Parce que les méthodes contemplatives sont plus aptes à saisir l'homme tout entier avec force et douceur (le chant, l'art, les paraboles, la liturgie), pour l'introduire dans un univers d'admiration et de joie qui est le vrai climat des œuvres divines. 241:810 *Viam mandatorum tuorum cucurri, cum dilatasti cor meum.* > Je veux courir dans la voie de vos commandements, car vous avez mis mon cœur au large. La preuve : parce qu'il admire, il court. Courir dans la voie des commandements de Dieu, le cœur dilaté, tel est le programme résumé par saint Benoît dans sa Règle à l'usage des aspirants à la vie monastique. L'amour dilate le cœur, le délivre de ses étroitesses et de ses pesanteurs et lui permet de courir sur la voie de l'obéissance. Ce verset est la conséquence du précédent : l'admiration est un commencement d'ex­tase, elle prépare les voies à l'amour : « celui qui aime, court, vole ; il est dans la joie, il est libre et rien ne l'arrête. » (L'Imitation de Jésus-Christ). *Et ambulabam in latitu­dine : quia mandata tua exquisivi.* Je marcherai au large, car je veux suivre fidèlement vos ordonnances. « Je marcherai au large. » Ce n'est pas seulement le cœur qui est dilaté, c'est le chemin lui-même. *La voie étroite* s'élargit. L'ordre de Dieu rend aimable même ce qui paraît aux enfants du siècle une voie dure et mon­tante. Pensez aux martyrs qui s'en allaient aux supplices en chantant, à la joie des âmes consacrées. *Et loquebar in testimoniis tuis in conspectu regum : et non confundebar.* Je parlerai de vos préceptes devant les rois, et je ne serai point confondu. Même devant les rois et tous ceux qui m'accuseront, je parlerai avec amour de vos commandements, je ferai l'éloge des voies de Dieu, fussent-elles éprouvantes, et je ne serai pas confondu. 242:810 *Et meditabar in mandatis tuis, quae dilexi.* *Et levavi manus meas ad mandata tua, quae dilexi : et exercebar in justificationibus tuis.* Je méditerai avec délices vos commandements que j'aime. J'élèverai mes mains vers vos commandements que j'aime, et je m'appliquerai à la pratique de vos lois. Quelle suavité dans la répétition de ces mots *vos commandements que j'aime !* Oui, la Loi de Dieu, sa volonté, son commandement étaient aimés d'amour par l'ancien Israël. Le fidèle, qui obéit à la volonté de Dieu, saisit Dieu même dans l'obscur de la Foi puisqu'il n'y a pas de différence réelle entre Dieu et sa volonté, Dieu, Acte pur étant à lui-même sa propre volonté. Un peu plus loin, deux versets nous enchantent : *Cantabiles mihi erant justi­ficationes tuae, in loco pere­grinationis meae.* *Memor fui nocte nominis tui, Domine : et custodivi legem tuam.* Vos lois sont l'objet de mes cantiques, au lieu de mon pèlerinage, La nuit, je me rappelle votre nom, Seigneur, et j'ob­serve votre Loi. Le pèlerin qui marchait vers le Temple chantait sur la route la beauté de la Loi, sa lumière, son pouvoir convertisseur ; il redisait par exemple les versets du psaume 18 : *Lex Domini immaculata, convertens animas : testimo­nium Domini fidele, sapien­tiam praestans parvulis.* La Loi du Seigneur est immaculée ; elle convertit les âmes. La parole du Seigneur est fidèle, elle donne la sagesse aux petits. 243:810 *Justitiae Domini rectae, laetificantes corda : praecep­tum Domini lucidum : illu­minans oculos.* Les jugements du Seigneur sont droits, ils réjouissent les cœurs ; le précepte du Sei­gneur est limpide, il illumine les yeux. Israël chantait la beauté de la Loi en lui donnant par avance les prérogatives de la Grâce. Cette loi venant directement de Dieu portait en elle une lumière et appelait des grâces actuelles qui orientaient les âmes vers son accomplissement. *Lex Domini immaculata convertens animas*. Soupe­sons ces mots. Il n'est pas rare, encore de nos jours, d'observer comment le simple énoncé de la vérité inté­grale rassasie l'esprit et purifie les âmes. *Bonus es tu : et in boni­tate tua doce me justifica­tiones tuas.* *Multiplicata est super me iniquitas superborum : ego autem in toto corde meo scrutabor mandata tua.* Vous êtes bon ; dans votre bonté, enseignez-moi vos préceptes. Des orgueilleux ont redou­blé contre moi de méchan­ceté, et moi, je m'applique de tout mon cœur à scruter vos commandements. Nous aimerons ces versets où le ton affectueux qu'emprunte l'auteur sacré dans son zèle d'amour pour la Loi annonce le Nouveau Testament. Loin de contra­rier cette inclination, la nouvelle économie de la grâce la prolongera, infusant dans les cœurs une piété filiale plus profonde, capable de donner à l'obéissance une valeur supérieure : Jésus plus obéissant que Moïse. *Bonum mihi, quia humi­liasti me : ut discam justifica­tiones tuas.* Il est bon pour moi que vous m'ayez humilié, afin que j'apprenne vos préceptes. 244:810 Ô, la précieuse indication ! La docilité à la volonté divine a-t-elle donc quelque chose de si parfait qu'elle vienne à justifier toutes les humiliations ? Et nous nous lèverons la nuit... *Media nocte surgebam ad confitendum tibi, super judicia justificationis tuae.* Au milieu de la nuit, je me levais pour louer les ordon­nances de votre justice. Saint Benoît, à la suite des Pères du désert, a cité ce verset pour établir la psalmodie nocturne. La nuit elle-même devra retentir de nos chants. C'est une heure où l'âme, bien vide d'elle-même, est en mesure de rendre à Dieu le grand devoir de l'adoration. *Fiat cor meum immacula­tum in justificationibus tuis, ut non confundar.* Que mon cœur soit pur de toute faute à l'égard de vos lois, pour que je ne sois pas confondu ! Un exemple de l'utilisation de ce psaume dans la liturgie : la première antienne de la fête de sainte Cécile, le 22 novembre, met ce verset sur les lèvres de la jeune martyre, lorsque, mariée de force, elle entre dans la salle du festin. Au son des instruments de musique, elle chantait alors intérieurement à Dieu en disant : « Que mon cœur reste sans souillure, afin que je ne sois pas confondue. » *Fiat cor meum immaculatum ut non confundar.* Cécile convertira son mari Valérien qui était encore païen et tous deux subiront le martyre. Ce que faisant, l'âme ne sera pas confondue ; parce que les commandements de la Loi sont vérité, à la différence des mythologies et des fables du monde. 245:810 *Narraverunt mihi iniqui fabulationes : sed non ut lex tua.* *Omnia mandata tua veri­tas ; inique persecuti sunt me, adjuva me.* *Paulo minus consummave­runt me in terra : ego autem non dereliqui mandata tua.* Les méchants m'ont tenu de beaux discours ; mais combien votre Loi l'emporte sur ces fables ! Tous vos commandements sont vérité ; mes ennemis me persécutent sans cesse secourez-moi ! Ils ont failli m'anéantir sur la terre ; et moi, je n'aban­donne pas vos commande­ments. Rester fidèle à Dieu, croire à ses promesses, obéir à ses commandements, même au prix d'un anéantissement, c'est toute l'histoire d'Israël, c'est la nôtre. Et la raison profonde de cet attachement indéfectible est la certitude de la stabilité de la Loi divine qui règle avec une constance sans faille le cours du cosmos et le destin des hommes *In aeternum, Domine, ver­bum tuum permanet in caelo.* *In generationem et genera­tionem veritas tua : fundasti terram, et permanet.* *Ordinatione tua perseverat dies : quoniam omnia ser­viunt tibi.* A jamais, Seigneur, votre parole subsiste dans le Ciel. D'âge en âge votre vérité demeure, comme la terre que vous avez fondée et qui subsiste. C'est en vertu de vos lois que le soleil continue de ramener le jour, car tous les êtres vous obéissent. Admirable parallèle entre l'ordre qui règne dans la création et l'obéissance des créatures humaines. Cela donne un certain fondement au *Sequere naturam* des anciens. Il y a une façon bonne et louable de « suivre la nature », c'est d'imiter les éléments du cosmos dans l'obéissance qu'ils rendent à leur Créateur. 246:810 #### Contemplation admirative de la Loi *Quomodo dilexi legem tuam, Domine ! Tota die meditatio mea est.* Que j'aime votre Loi, Sei­gneur ! Tout le jour elle est l'objet de ma méditation. L'Enfant-Jésus a récité ce verset : la Loi est l'objet de ma méditation ; quelques années plus tard il dira : ma nourriture est de faire la volonté de mon Père. Ensuite, au cours des temps, des légions de moines ont trouvé dans ces versets l'inspiration de faire de toute leur vie un acte d'obéissance. *Super senes intellexi : quia mandata tua quaesivi.* J'ai plus d'intelligence que les anciens, parce que j'ob­serve vos commandements. Avoir plus d'intelligence que les anciens portait à son comble la prétention d'un fils d'Israël. Mais telle est la grandeur de la docilité, qu'elle surpasse l'intelligence. Celle-ci réalise un effort de l'esprit pour saisir l'essence des choses ; la docilité ouvre l'âme à une lumière supé­rieure qui les éclaire toutes. *Quam dulcia faucibus meis eloquia tua, super mel ori meo !* Que votre parole est douce à mon palais ! Elle est plus douce que le miel à mes lèvres. Le pieux Israélite goûte avec délice la douceur de la parole divine ; il la compare à la douceur du miel, à l'éclat des pierres précieuses. 247:810 *Ideo dilexi mandata tua, super aurum et topazion.* C'est pourquoi j'aime vos préceptes plus que l'or et la topaze. Ce que l'Écriture Sainte nous présente de meilleur concernant le royaume de la grâce est toujours signifié par le message que nous transmettent les sens à travers les beautés et les douceurs de la création. Telle est la loi d'analogie. Le Christ Jésus n'a pas usé d'autre procédé le Royaume des Cieux est semblable à une perle, Dieu le Père à un roi qui fit des noces pour son fils, l'effusion de l'Esprit est comparée à une eau jaillissante, le don de la grâce à une mesure de blé, une bonne mesure tassée, secouée, débordante. Ceux qui aiment toucher le grain des choses, qu'ils lisent avec patience le texte des Écritures. *Hereditate acquisivi testi­monia tua in aeternum : quia exsultatio cordis mei sunt.* J'ai acquis à jamais votre Loi en héritage : elle est l'exultation de mon cœur. Les commandements de Dieu ne sont pas une servi­tude, mais une exultation ; l'acquisition d'un héritage qui rend l'homme possesseur d'une richesse infinie : il sait comment plaire à Dieu, c'est Dieu lui-même qui la lui a révélée. Son cœur exulte de joie. Nous sommes loin d'André Gide qui disait : « Je hais les commandements de Dieu. » L'âme de ce malheureux s'était enfuie, d'une fuite vertigineuse, loin de l'Israélite qui chantait *Levabo manus meas ad mandata tua quae dilexi.* Je lèverai mes mains (atti­tude de l'orant) vers vos commandements que j'aime. 248:810 Entendons là le Christ qui déclare avec une sorte de douceur solennelle : « En vérité, en vérité, je vous le dis : le Fils ne peut rien faire de lui-même, mais seule­ment ce qu'il voit faire au Père, car ce que fait Celui-ci, le Fils le fait aussi pareillement. » *Mirabilia testimonia tua ideo scrutata est ea anima mea.* *Declaratio sermonum tuo­rum illuminat : et intellectum dat parvulis.* Admirables sont vos ensei­gnements ; aussi mon âme s'applique à les comprendre. La déclaration de votre parole illumine, elle donne l'intelligence aux simples. Ici la prière continue dans le sens de l'admiration : la Loi est admirable, parce que source de lumière. La Loi illumine, elle donne l'intelligence aux pauvres, à ces *parvuli* que nous sommes tous. Et que feront ces pau­vres, ces petits ? Non pas ouvrir la bouche pour en faire sortir des discours, mais au contraire pour aspirer l'Es­prit ; c'est la démarche inverse. *Os meum aperui, et attraxi spiritum : quia mandata tua desiderabam.* J'ouvre la bouche et j'as­pire l'Esprit, car j'ai désiré vos commandements. Ce désir d'être commandé est l'expression de la pauvreté et de la dépendance suprême, la pauvreté qui fait ouvrir la bouche pour aspirer l'Esprit et qui fait demander humblement la lumière. *Faciem tuam illumina super servum tuum : et doce me justifications tuas.* Faites luire votre visage sur votre serviteur, et enseignez-moi vos préceptes. 249:810 Il s'agit donc d'une lumière qui vient de Dieu, de la face même de Dieu et qui enseigne l'âme (*doce me*) mieux que les maîtres de la terre. *Laetabor ego super elo­quia tua : sicut qui invenit spolia multa.* Je me réjouis de votre parole, comme si j'avais trouvé un riche butin. Le psaume 118 comprend plus de 170 versets ; il est le plus long de tout le psautier, et il s'achève sur deux sentiments très forts, opposés en apparence, en réalité qui s'harmonisent et se complètent : la fierté et l'humilité. Le sentiment de fierté qui apparaît ici sous la forme d'une jouissance de la Parole divine est comparé au butin d'un guerrier victorieux. *Vivet anima mea, et lauda­bit te : et judicia tua adjuva­t, bunt me.* Mon âme vivra pour vous louer, et vos jugements seront mon secours. Et mon âme vivra : l'amour de la Loi est synonyme de vie. L'autorité (qui signifie *augmentation*) accroît dans l'âme les germes de vie. L'âme se voit grandir et elle loue Dieu qui la veut grande. Nous sommes loin de l'idée contestataire pour qui autorité est synonyme d'oppres­sion, et obéissance signifie humiliation. Puis vient un aveu très humble de faiblesse sur lequel s'achève notre psaume : *Erravi, sicut ovis, quae periit : quaere servum tuum, quia mandata tua non sum oblitus !* Je suis errant, comme une brebis égarée : venez cher­cher votre serviteur, car je n'oublie pas vos commande­ments. 250:810 J'ai erré comme la brebis égarée qui attend que son bon Pasteur vienne la chercher. C'est le dernier verset du psaume. Tout s'achève ainsi sur une plainte très humble et très douce et sur la protestation aimante de celui qui n'oublie pas : *Quaere servum tuum, quia mandata tua non sum oblitus !* Venez, Seigneur Jésus ! Depuis des siècles les psaumes vous attendent, ils vous appellent, ils vous devinent, ils désirent vous voir face à face. Ces appels qui nous viennent du fond des âges sont nôtres. Nous aussi nous désirons vous voir mais, comme dirait Charles Péguy, pour éternellement. Non pas sous les figures, en effigie, mais dans la réalité et sans voile. Venez, Seigneur Jésus ! Marana tha ! Venez chercher cette humanité égarée, épuisée, aveugle. Venez chercher vous-même cette brebis empêchée d'aller jusqu'à vous. Erravi : j'ai erré, ô combien ! Mais venez me chercher car je n'ai pas oublié vos commandements. Ce qui est capable de nous émouvoir dans le destin d'Israël, aujourd'hui, c'est qu'il nous renvoie notre propre image le plus malheureux d'entre nous, lui non plus, comme Israël n'a pas oublié vos commandements. Ce peuple qui, à travers le péché, gardait la mémoire du Dieu vivant, qui malgré les échecs et les châtiments tout au long des siècles gardait l'espérance, n'est-il pas une vivante prophétie de la vocation personnelle de chacun d'entre nous ? Mandata tua non sum oblitus, vos commandements, non, je ne les ai pas oubliés. 251:810 N'est-ce pas, tout au long de la Bible, l'âme du vieil Israël qui proteste de son amour, mais n'est-ce pas aussi et surtout l'Église triomphante, maintenant toute passée dans la gloire, qui lance ce cri, désormais victorieux *Mandata tua non sum oblitus ?* Et qui, mieux que cette Église en gloire, pourra jamais voir et entendre ces *mirabilia Dei* que nos liturgies de la terre mettent déjà sur nos lèvres balbutiantes : *Et exercebor in mirabilibus tuis !...* F. Gérard osb, **†** Abbé. 252:810 ## ENTRETIEN ### Avec Jacqueline de Romilly *sur le latin, le grec\ et les études littéraires* *J'ai hanté les amphithéâtres de la Sorbonne alors qu'y officiaient Jacqueline de Romilly et Pierre Grimal. Bien que* (*ou parce que ?*) *spécialistes, elle de Thucydide, lui de Sénèque, ils maniaient mieux que personne l'art d'émou­voir et de faire rire. Ils avaient, elle par son mélange de rigueur et de passion, lui, Janus bifrons, par son allure de vieux Romain tour à tour austère et jouisseur* (... «* l'austère Sénèque, en louant Diogène,\ Buvait le Falerne dans l'or *»), *le goût de plaire et y réussissaient à merveille.* *Quand on a eu ces privilèges estudiantins, on est heureux de voir que, un quart de siècle plus tard, ils n'ont pas pris leur retraite, et ne se contentent pas, elle d'être membre de l'Académie française, lui de l'Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, mais se partagent la prési­dence et la vice-présidence de S.E.L.* (*Sauvegarde des enseignements littéraires*) ([^121]) *association qu'ils ont fondée il y a moins de deux mois.* 253:810 *Pourquoi S.E.L ? Concrètement, pour arrêter le coup qui frappait les langues anciennes : le latin et le grec,* « *langues rares, qui servent surtout à obtenir un lycée prestigieux* »*, langues élitistes que la réforme Jospin* « *visait aussi à supprimer* »*, écrit en toute candeur le Monde de l'Éducation d'avril 92. Car la réforme limitait en seconde les options à deux, qui devenaient inutiles puis­qu'elles étaient réduites d'autorité, en première et terminale, à une seule, facultative. Choisir le latin et* (*ou*) *le grec, dans ces conditions, relevait du parcours du combattant. S.E.L. a réussi à arrêter le coup : Lang vient de revenir sur la réforme Jospin et d'accorder la pluralité des options.* *Plus largement S.E.L. vient soutenir la langue et la littérature françaises, malmenées, menacées, en sauvant les racines de ses mères patries : Athènes et Rome, car on sait bien que lorsqu'une racine pourrit, c'est la plante entière qui meurt, faute de sève.* *Voilà ce qui m'a conduite à solliciter un entretien de Jacqueline de Romilly. Bien sûr, nous ne sommes pas d'accord sur tout : elle refuse l'autonomie des établisse­ments et le chèque-éducation, au nom de l'Éducation Nationale qu'elle a connue jadis, et aimée. Je suis plus proche de Philippe Nemo* (*Pourquoi ont-ils tué Jules Ferry ?*) *qui assure qu'aujourd'hui la voie est ouverte aux* « *créateurs d'écoles* » (*totalement libres*)*, seul moyen d'échapper au* « *système soviétiforme* » *de l'Éducation Nationale.* *Mais je récuse son point de départ : l'école égalitaire de la cinquième République serait infidèle à Jules Ferry, fondateur de l'école élitiste. Je crois au contraire qu'en voulant une école agressivement sans Dieu, Ferry a com­mencé d'accomplir le meurtre du Père dont nous ne cessons pas, nous autres professeurs, de constater les ravages sur les plus faibles de nos élèves : refus de la hiérarchie, de l'ordre, de l'élite ; goût de l'anarchie, qui les rend mûrs, ces gentils barbares, pour toutes les servitudes. L'école sans Dieu nous montre à l'évidence qu'il n'y a pas de quatrième commandement sans premier commande­ment, pas de* « *loi naturelle* » *sans loi surnaturelle.* 254:810 *Ces divergences ne doivent pas nous empêcher de nous retrouver dans une volonté commune de sauver ce que nous aimons, et d'unir nos forces. Au début, S.E.L. comp­tait onze membres ; six semaines plus tard, elle en comp­tait cinq mille ; Jacqueline de Romilly en espère quinze mille. Au moment où la F.E.N. éclate, l'union en vue d'un objectif précis, possible et souhaitable a donné sa mesure elle a fait, d'un pas, reculer un ministre.* Danièle Masson. *D.M. -- Lorsque vous écriviez, Madame, voici huit ans,* L'enseignement en détresse, *vous disiez :* « *J'ai tout quitté pour l'écrire... je ne voulais compromettre personne.* » *Aujourd'hui, vous fondez la S.E.L., mais l'association dont vous êtes présidente regroupe des personnalités diverses et prestigieuses. Dans cette sauvegarde des enseignements littéraires, vous êtes donc moins seule que naguère. Pourquoi ?* J. de R. -- Je voulais, quand j'ai écrit mon livre, porter un témoignage sur l'esprit de l'enseignement en général, avec les impressions que j'avais recueillies. Alors qu'en fondant la S.E.L., nous avons sollicité l'accord des gens ; nous nous sommes mis en mouvement pour obtenir des objectifs précis. Pour cela il fallait être nombreux. *D.M. -- Professeur par vocation et par héritage, puisque vous êtes fille, petite-fille, arrière-petite-fille de professeurs, vous savez que les langues anciennes sont depuis longtemps menacées. Pourquoi fonder maintenant cette association, alors que les réformes risquent d'entrer en vigueur dès la rentrée 92 ?* J. de R. -- Depuis longtemps j'étais tourmentée : d'anciens élèves me disaient leur souci et j'intervenais quelquefois dans des cas isolés. Mais s'il m'a semblé qu'il fallait entrer en action maintenant, avec urgence, c'est que la menace est plus précise et grave. 255:810 La réforme Jospin, volontairement ou non, risque de briser l'enseignement du latin et du grec -- surtout du grec -- dans les lycées et par suite dans les collèges. Vous semblez suggérer qu'il est trop tard pour agir. Je ne le crois pas. J'espère que le ministre actuel revien­dra sur certaines mesures, assouplira certains points de la précédente réforme, pour sauver l'essentiel : c'est encore possible, mais il est temps ! *D.M. -- Si vous êtes attachée aux langues anciennes, c'est, outre le plaisir qu'elles donnent et la rigueur d'esprit qu'elles imposent, pour cette pédagogie du détour qui interdit la politisation et nous permet de nous mieux comprendre nous-mêmes, les problèmes de l'antique démocratie grecque, par exemple, éclairant les nôtres Mais dans une société qui cultive le nouveau, l'efficacité, la consommation, cette pédago­gie du détour n'est-elle pas surannée ?* J. de R. -- On peut l'appeler surannée parce qu'elle n'est pas à la mode, mais laisser les choses en l'état pour cette raison conduirait à ne corriger aucune erreur. Il y a des richesses dont on peut découvrir l'importance et le prix après les avoir méconnues, et alors le courant s'inverse. Voyez les événements des pays de l'Est et comme tout va vite quand on rectifie le tir. Rien n'est irréversible. *D.M. -- Le directeur d'une société d'informatique affirme qu'* « *un bon latiniste est forcément un bon gestion­naire* »*. Scientifiques, cadres, chefs d'entreprise font partie de votre association. 60 % des élèves hellénistes ou latinistes appartiennent aux classes scientifiques. Tout cela ne plaide-t-il pas pour le métissage des formations, et contre une filière ghetto réservée aux humanités ?* J. de R. -- Si, absolument, et c'est une des idées auxquelles nous tenons le plus. Les mesures de la réforme Jospin tendent à réserver le latin et le grec aux purs littéraires, ce qui accessoirement les tuerait, 256:810 mais l'idée en elle-même me paraît désastreuse, et nous rece­vons beaucoup d'appui auprès des scientifiques. Dans l'abondant courrier que nous recevons, les témoignages des littéraires qui aiment les langues anciennes vont de soi ; mais nous recevons aussi beaucoup de lettres de scientifiques et d'industriels qui nous disent, de manière diverse et insistante, tout ce que leur ont apporté les langues anciennes. J'ai écrit des articles pour des revues scientifiques -- Science et vie par exemple. Le choix du secrétaire de notre association, Alain Etchegoyen, est significatif. Il a écrit un livre intitulé *Le capital Lettres*, et c'est lui qui a lancé l'idée que dans l'industrie la culture générale et littéraire est très appréciée pour certains postes. Beau­coup d'industriels lui ont fait écho, et c'est pour nous un point essentiel. Nous voudrions que l'on donne aux élèves des sections Science et Économie la liberté -- et non l'obligation -- de choisir, s'ils le désirent, les options langues anciennes. *D.M. -- Êtes-vous favorable au retour du latin pour tous en sixième ?* J. de R. -- La liberté d'option et le latin pour tous en sixième sont deux problèmes différents. Je regrette le temps du latin en sixième, mais nous ne sommes pas dans une période faste. Pour l'instant nous voulons éviter les catastrophes ; s'il y a à la suite de notre action, un renouveau et un élan, nous verrons. Mais actuellement, le latin pour tous en sixième, c'est un peu une utopie : il y a dans les collèges une nouvelle clien­tèle, énorme, qui est inapte à cet apprentissage. C'est comme le latin langue internationale de l'Europe : c'est une idée brillante mais utopique que je ne soutiendrai pas. 257:810 *D.M. -- Une agrégée de Lettres classiques estimait que le grec et le latin étaient, pour les élèves issus des diasporas du Sud, un moyen d'intégration puisqu'ils permettaient de retrouver des racines communes à l'ensemble du Bassin médi­terranéen. Que pensez-vous de ce renfort inattendu ?* J. de R. -- A dire la vérité je n'en sais rien. En Amérique une tentative a été faite pour répandre le latin, et à la surprise générale ce fut d'abord un succès auprès des Portoricains, qui y trouvaient des racines. Mais je doute que cela ait été durable et puisse être généralisé. En revanche le latin et le grec sont les racines communes des pays européens qui ont été formés de la même façon et dont la littérature a été nourrie des mêmes modèles. De toute façon les langues anciennes développent l'effort, l'attention. User d'un autre langage que sa lan­gue habituelle conduit à toutes les assimilations d'autres langues et d'autres cultures. *D.M. -- Il y a eu, depuis 1947, plus de trente réformes de l'enseignement. Pensez-vous qu'elles traduisent simplement le désir de chaque ministre de ne pas faire oublier son nom, ou qu'elles vont chacune, selon son rythme, dans une même direction et poursuivent un même dessein ?* J. de R. -- L'enseignement va mal : c'est un constat sur lequel s'accordent élèves, parents, professeurs. La tentation d'une réforme, avec visées politiques ou non, est donc naturelle. Mais il n'aurait pas fallu bâtir des constructions générales et arbitraires, j'aurais préféré que les choses soient prises en ordre, par le détail, et pas toutes à la fois. Il est certain que certaines réformes sont inspirées par un esprit égalitaire qui peut correspondre à une tendance politique, mais je n'ai pas vu de réforme très différente dans l'autre camp. 258:810 *D.M. -- Ne croyez-vous pas que la guerre aux humani­tés est simplement le terrain privilégié de la guerre au* « *sys­tème d'éducation élitistes dont le grec et le latin sont le symbole, et que cette guerre vient, au fond, d'un ressentiment contre la culture, conçue comme un privilège de classe ?* J. de R. -- On trouve, c'est vrai, dans le personnel local et les administrations des gens de cet esprit. Mais je crois que ce n'est pas la seule et principale raison. Selon moi, l'attaque du latin et du grec est la pointe d'une autre, contre l'enseignement littéraire en général, qui est renié, bafoué : d'où le nom de notre association. Le phénomène est plus voyant pour le latin et le grec parce qu'il correspond à des suppressions, mais il existe de la même façon dans l'enseignement du français, où la part consacrée à la littérature diminue au profit des sciences sociales. De même dans les langues étrangères, où l'on apprend un anglais pratique plutôt qu'à lire Shakespeare ; et la philosophie, qui est de même nature que les enseignements littéraires, est atteinte elle aussi. Ce n'est donc pas uniquement une attaque contre l'élitisme, c'est le contre-coup de la vogue des sciences sociales, qui entraîne le discrédit sur la formation litté­raire, et par là-même la formation morale. *D.M. -- C'est la rançon de l'utilitarisme ?* J. de R. -- De l'utilitarisme au sens le moins heu­reux du terme, car je crois à l'utilité des enseignements littéraires, non seulement, à leur dignité et à leur beauté, mais à leur utilité dans la formation, et par suite dans les métiers, dans la façon de vivre d'un pays. *D.M. -- Vous estimez que* « *l'émulation et la sélection sont le ressort de l'enseignement* »*. Il me semble que vous êtes fidèle à l'école de Jules Ferry, qui voulait promouvoir le boursier en face de l'héritier. Mais n'allez-vous pas à l'encon­tre de l'école égalitaire, qui préfère n'enseigner à personne ce qu'elle ne peut enseigner à tous, et qui est l'école du plan Langevin-Wallon ?* 259:810 *Ferry, c'était l'égalité des chances et la sélection par le mérite ; Langevin-Wallon, n'est-ce pas la lutte contre* « *l'idéologie du don* » *et l'égalité des malchances ?* J. de R. -- On fait un contresens sur le mot égalité. Je suis pour l'égalité des chances, mais il doit y avoir émulation dans les résultats à partir de l'égalité des chances. En ce moment, on œuvre contre l'égalité des chances, car l'enseignement étant mal conçu, les enfants des familles favorisées ont plus de chances de progresser. Le don n'est pas seul en cause, il y a le travail, la santé, l'effort, le désir de plaire, tout compte, et chacun doit donner ce qu'il a de meilleur. *D.M. -- Vous insistez peu sur les structures, contrairement à Philippe Nemo, qui condamne le système* « *soviétiforme* » *de l'Éducation nationale. Estimez-vous possible de restaurer l'Éducation nationale telle que vous l'avez connue et année ?* J. de R. -- Philippe Nemo admet une autonomie des établissements à la fois dans le supérieur et dans les lycées et collèges. L'idée me paraît redoutable, elle signi­fie qu'il y aura un bon établissement et quatre catastro­phiques. Alors je deviens égalitaire parce que je souhai­terais que l'amélioration fût plus générale. Naturellement, chacun juge d'après ce qu'il a connu, mais allez savoir ce que l'on entend par nostalgie : le regret d'une chose disparue, ou le désir que la situation actuelle lui ressemble le plus possible ? Je suis d'une nature optimiste. Je pense qu'on devrait pouvoir alléger les servitudes administratives. Mais il me paraît souhai­table que l'enseignement, les programmes restent com­muns dans un pays. En Allemagne ou aux États-Unis, on voit de grandes différences, mais ce sont des pays qui ont acquis progressivement leur unité. Chez nous la situation n'est pas la même : nous avons l'unité et nous la défaisons. 260:810 Les structures m'échappent, je n'en fais pas mon combat. Mais je suis sûre de ne pas me tromper quand j'entre en guerre lorsqu'on touche à ce que je connais et que l'on risque de tuer. *D.M. -- On assiste depuis quelque temps à une curieuse levée de boucliers : les étudiants, qu'on avait pourtant pro­grammés pour l'égalitarisme, descendent dans la rue avec des banderoles :* « *Touche pas à mon Plaute* »*. Des P.D.G. déclarent que* « *les études humanistes sont un atout dans l'entreprise* »*. Quant au corps enseignant, il a toujours été un clergé sourdement ou ouvertement réfractaire. Ces réactions, sympathiques mais qui ne conjuguent pas leurs forces, peuvent-elles infléchir la situation ? Votre association a-t-elle le pouvoir et la volonté d'amplifier leur voix, de coordonner des actions coups de poing mais isolées, et surtout d'inspirer, d'orienter, de diriger ?* J. de R. -- Elle n'a pas cette ambition parce que les associations et les syndicats existent. Ce que nous avons fait, à la différence des autres, c'est obtenir une percée dans la presse, donner ainsi aux idées que nous défen­dons une consistance plus grande. Mais je ne suis pas un chef de mouvement de rue, cela n'est pas mon genre, et cela n'est pas de mon âge. Mais il y a échange avec des mouvements similaires : j'ai signé la lettre ouverte des intellectuels au président de la République. J'ai été invitée par l'Association de langues anciennes de l'enseignement supérieur et j'y ai parlé. Il est bon qu'il y ait échange et diversité. Nous avons une certaine force : au dernier compte nous étions cinq mille ; je pense que nous serons dix mille ou quinze mille : nous sommes une association jeune, et nous comptons beaucoup de personnalités brillantes, qui nous donnent du poids. *D.M. -- Et cette force sera indépendante d'un contexte politique ?* 261:810 J. de R. -- Elle se veut telle, en tout cas ; nous pouvons, certes, nous heurter à des préjugés d'ordre politique ; mais nous travaillons pour une culture qui est à tous, et devrait le rester. Propos recueillis par Danièle Masson\ 22 avril 1992. 262:810 ## CONTE ### Véridique histoire du manchot qui ne l'était pas par Francis Sambrès QUAND la rivière commence à rouler des flots boueux, à remplir son lit jusqu'à frôler le niveau des déversoirs, nous évoquons le souvenir du manchot. Il était arrivé bien avant la guerre, déjà homme mûr, avec la manche de sa veste soigneusement retournée sur son moignon. Il ne pouvait guère aller plus loin ; au-delà du village, c'est le delta et la mer. Il avait bien quelques sous. Provenaient-ils de la blessure, d'une pension, d'un héritage ? Nul ne le savait. Il ne parlait guère et jamais de lui. 263:810 Il était allé se présenter au maire -- brave homme de vigneron -- pour lui demander de pou­voir s'installer sur un de ces îlots incertains que le fleuve remue selon les courants, au-delà d'un bras mort. Il disait vouloir vivre de sa pêche et des petits travaux qu'on pourrait lui confier. Personne ne le vit construire sa cabane en roseaux tressés qui gonflent l'hiver en étanchant les parois et l'été laissent passer le moindre souffle d'air, ni réparer un bateau à fond plat, de ceux qu'on appelle négofol, qui pourrissait là, ([^122]) le calfater au coaltar et à l'étoupe de chanvre d'eau. On ne le vit pas façonner cette rame qui pouvait travailler à la godille ou en pagaie avec le bout enfoncé dans le creux de l'aisselle. On ne le vit pas plus construire dans le bras mort un vivier dont les apports d'eau pouvaient être réglés par un jeu de minuscules norias que le vent ou le courant faisait tourner. Lorsque par tramontane le biseau salé remontait de l'embouchure proche, il se préparait pour une pêche quasi maritime ; par vent marin -- c'était sûr -- il aurait du poisson blanc. Très vite, le village prit l'habitude de passer commande à qui ne dépendait pas des aléas de la pêche, des retournements de brises ou de la simple fantaisie des pêcheurs à pied. Notre manchot pros­pérait donc et risquait de faire naître l'envie jalouse de ceux qui n'avaient pas avec la rivière cette inti­mité, ce commerce mystérieux qui faisait que ses filets regorgeaient de prises et ses lignes de captures. 264:810 C'est alors que survint la crue ; de celles qu'on nomme décennales et qu'on attend avec tout l'appa­reil construit depuis des siècles pour pouvoir en tirer profit. Du moins le croit-on. Dans nos pays si doux, on se laisse vivre et on oublie que rouillent les vis des tabliers, s'ensablent les canaux, s'embrous­saillent les berges où les bêtes ne paissent plus, que la mémoire même du danger et des parades s'estompe. Cette crue, qui resta pourtant modeste, est encore dans toutes les mémoires tant elle fut impré­vue, négligée et de ce fait destructrice. Il n'y eut pas mort d'homme mais certains riverains furent contraints de monter dans les greniers, avec la basse-cour et les meubles. De nombreuses murettes furent enfoncées, de graves blessures infligées au sol sur le trajet des courants. On se tourna vers l'État qui voulut bien délivrer quelques subsides qu'on s'empressa de gaspiller. Et puis on oublia. La cabane du manchot, son vivier avaient beau­coup souffert mais la légèreté de la construction permit une réparation rapide et l'établissement d'une protection meilleure. La vie reprit son cours joyeux. Sauf pour le manchot. Sur son négofol, il char­geait les bois qu'il allait cueillir sur la plage, les lendemains de tempête. Il les taillait à la hachette avec une incroyable dextérité grâce à toute une série de prothèses par lui-même fabriquées. 265:810 Il faisait ainsi des batardeaux étanches pour réparer les murettes qui risquaient l'éboulement, il plantait des pal­planches autour des brèches, nettoyait les canaux, vérifiait les mécanismes des vannes, les hauteurs des planches dans les martellières. C'était merveille de le voir sur son rafiot remon­ter sans effort les courants les plus violents, d'un remous l'autre alors qu'un tourbillon mal pris l'eût fracassé sans recours. Souvent il partait quelques jours en amont. On racontait qu'on l'avait vu mar­cher vers le Nord, passant les affluents, tripotant les terres, calculant la pente des versants, l'état des labours, l'étendue des friches, l'essence des forêts, la densité des frayères. Mais on dit tant de choses chez nous. C'est pourtant notre manchot qui devint, au fil des ans, le maître du fleuve. Nous n'eûmes plus de crues et même si les commères parlaient encore d'une centenale qui aurait jadis emporté par surprise la moitié du village, le péril parut conjuré. Nous primes l'habitude, lorsque le manchot alerté par quelque couleur de l'eau, le noir du ciel ou le vent qui fait lever la mer, venait nous prévenir à temps, de faire chacun à notre place la mise en œuvre des défenses utiles à tous ; on surélevait les seuils avec des planches hourdées au plâtre, juchés sur les murettes consolidées, on veillait à faire circu­ler l'eau avant qu'un violent courant ne vienne en décupler la force. De son côté le manchot, dans son négofol, était partout, remontait les canaux, passait sous les ponceaux inondés, bravait le fil de l'eau de crue et comme par miracle secourait tous ceux que la peur paniquait et même leur redonnait courage. 266:810 Il restera longtemps dans notre mémoire ce combat terrifiant du manchot pour sauver, en l'échouant habilement sur un haut-fond sableux, la marie-salope de la drague que le flot menaçait d'emporter. On raconte encore la visite que fit le sous-préfet pour féliciter le maire d'un tel exploit. C'est ainsi que pendant de nombreuses années, nous n'eûmes plus de crues ou plus exactement nous crûmes n'avoir plus de crues, tant leur prévision par le manchot était exacte, leur gestion parfaite et parfaites les réparations des appareils qu'il effectuait quand l'eau s'était retirée -- laissant le limon fertile dans les champs engrossés. Ce brave vigneron de maire vint à mourir ; un jeune loup survint qui parlait d'avenir. Dans le monde moderne il faut que le fleuve soit réduit en esclavage. On ferait de grands travaux, des barrages écrêteurs de crues, des canaux de dérivation, des stations exhaures. On mettrait en œuvre tout un système de prévention ; on ferait des prévisions avec la météo nationale et les photos satellites ; on pré­viendrait par téléphone ; les pompiers seraient équi­pés de bateaux modernes et d'uniformes neufs ; nous serions un modèle cité en exemple. Comme ce jeune loup promettait aussi de diminuer les impôts, d'embaucher en masse et de goudronner tous les chemins de vigne qu'on voudrait, on vota pour lui. 267:810 A la première réunion de concertation, il n'y eut pas moins de vingt personnages importants qui regardèrent les flots depuis le pont sans quitter leurs valises et leurs souliers vernis. Ils décidèrent de faire faire une étude par un cabinet d'experts. Pendant ce temps, la mairie mettrait en place les ressources humaines indispensables qu'on formerait de stages en sessions d'études. Le fleuve n'aurait qu'à bien se tenir. Lorsqu'on sut par la rumeur le coût de l'étude et celui de la mise en place du « staff-inondation », les mauvais esprits -- ceux-là mêmes qui n'avaient jamais grogné lorsqu'on apportait au manchot du menu familial de fête le gâteau des rois ou la cuisse de dinde -- firent remarquer qu'un homme vivrait au large pendant cent ans avec ce pactole. Où trouverait-on les sous ? Et cette maquette qui bientôt orna la grande table du conseil, à quoi servirait-elle ? Personne à la mairie n'osa parler du coût du projet à réaliser selon les idées des ingénieurs. On avait beau expliquer au bon peuple le montage financier bien ficelé avec les importantes participations des collectivi­tés territoriales et même de l'Europe, les emprunts garantis, la régulière mais faible augmentation des impôts qui s'ensuivrait, le rejet serait définitif. C'est ainsi qu'on mit en œuvre le projet avant même qu'il ne soit défini et les querelles d'experts apaisées -- sous le prétexte de l'urgence de la protection des personnes et des biens. De gros engins se mirent à se promener partout creusant des trous, démolissant des murettes, inversant les pentes, amoncelant au hasard de fragiles tas de sable. 268:810 Le manchot, vieillissant, songeait à la retraite dès qu'il aurait formé un successeur. Aussi essaya-t-il de comprendre le sens de ce tumulte et pourquoi il fallait tant de force pour dompter le fleuve qu'il avait su apprivoiser. Lorsqu'on vint labourer sa cabane de roseaux, éventrer son vivier, il disparut. Personne ne le revit. La première crue survint alors que les travaux étaient en cours. L'eau monta très vite et surprit le village avant que ses défenses ne soient élevées. Elle rentra dans les caves et les maisons. On vécut dans la bouillasse une bonne semaine. Les pompiers avaient fait leur devoir et à grand péril rapporté des écarts un couple de vieux et leur chèvre. Ils furent fêtés comme des héros et leur photo parut dans le journal. Quand nous fûmes séchés et que fut dressé l'inventaire des dégâts, le maire réunit son « staff-inondation » dans le plus grand secret. Il fallut bien convenir que rien n'avait marché selon le plan. La météo nationale qui devait prévenir était ce jour-là en grève, à l'appel d'un collectif syndical de quatre membres ; le capitaine des pompiers était ce jour-là en mission au congrès des capitaines des pompiers et son adjoint grippé ; l'EDF, gestionnaire du bar­rage écrêteur de crues, avait au plus fort du désastre ouvert ses vannes que l'eau menaçait de submerger ; la population, qui naguère allait voir gonfler les flots et se préparait au combat, avait rejoint devant la télévision le six cent vingtième épisode de Dallas ou le match de football ; 269:810 quant aux « bip-bip » qu'on avait reçus, ils étaient encore dans le bureau du maire, attendant qu'une remise solennelle aux intéressés soit organisée pour rehausser sa gloire. Bref, c'était un fiasco. D'autres soucis venaient accabler le maire. Au téléphone, ce matin, le sous-préfet avait été très clair. Pas question cette fois-ci d'indemnisation, la notion de catastrophe naturelle ne pouvait être invoquée ; ses services l'affirmaient, rien d'anormal dans les paramètres ne pouvait être trouvé ; il avait plu certes, mais moins que d'habitude, peu de neige avait fondu ; il n'y avait pas eu de ces vents en tempête qui barrent les estuaires ; sans parler de négligence coupable, le sous-préfet laissait entendre que le maire, gestionnaire des fonds déjà débloqués et maître d'ouvrage d'un vaste projet destiné à sau­vegarder les personnes et les biens, n'avait peut-être pas montré l'efficacité souhaitable. Une autre contrariété rendait le jeune loup amer. Ce fameux grand projet dont il avait ouvert le chantier par anticipation avait beaucoup de mal à sortir. Pour cause d'opposition politique irréductible, si les experts de la Région -- celle-ci finançait a 25 % -- trouvaient le projet insuffisant et pour tout dire étriqué, comme le laissait entendre la dernière étude d'impact qui attirait l'attention sur la médio­crité des mesures prévues pour préserver l'environne­ment, une faction toutefois de la Commission Ad Hoc du Conseil régional penchait pour l'extension du projet « protection » par un volet tourisme qui pourrait inclure la marina et le golf alors que les néo-écologistes de cette même commission criaient au scandale du bétonnage sans mesure. Pour le Président, il était urgent d'attendre. 270:810 Les gens du Conseil général, eux, qui aussi avaient promis 25 % du financement du projet, s'efforçaient d'en diminuer le coût, n'ayant pas réussi à imposer pour la conception et la réalisation ni leur architecte préféré ni leur bureau d'études. On ne désespérait pas, dans les réunions secrètes des têtes politiques, de saboter l'affaire qui ne comportait aucun intérêt électoral ; les jeux étant faits depuis toujours dans ce secteur. Le jeune loup se trouvait quinaud et face à un monceau de factures qu'il faudrait contester contre toute vraisemblance pour en retarder le règlement impossible. Il eut alors l'idée lumineuse d'offrir à la population un grand repas suivi d'un bal pour fêter la victoire sur les eaux et l'efficacité rigoureuse de sa gestion d'un dossier difficile. Nous fûmes quelques-uns à aller sur le pont, après les agapes, regarder l'eau sage couler, à penser au manchot qui ne l'était pas, à son négofol et son amour du fleuve. Nous sommes vieux. Francis Sambrès. 271:810 ## Le théâtre à Paris ### Saison d'hiver par Jacques Cardier « MORNE SOIRÉE, ALFRED... », disait Marguerite Moreno dans je ne sais plus quelle pièce de Bourdet ou de Bernstein, dans les années trente. Je dois avouer que je n'allais pas encore au théâtre à ce moment-là, et que je tire ce détail de ma lecture lointaine de Notre avant-guerre. Si je pense à ce que j'ai vu depuis janvier, j'ai bien envie de dire moi aussi « mornes soirées », bien que le genre de chasse que je pratique n'ait rien à voir avec celle de Moreno dans la pièce en question. Beaucoup de déceptions, de spectacles à fuir. Et ne croyez pas qu'on devient plus difficile avec le temps. On prend ce qui vient. 272:810 Il y a cependant un très beau spectacle auquel je pense avec plaisir, c'est la pièce de Thierry Maulnier, *la Maison de la nuit*. Pourtant, il s'agit d'un sujet aujourd'hui historique, je veux dire qui appartient au passé : le passage à travers le rideau de fer. En 1953, quand la pièce fut créée, Staline était le père vénéré des travailleurs, dont l'URSS était la patrie. Mao aussi était glorieux et encensé. Nos poètes, nos journalistes couvraient de fleurs ces deux idoles. Et ceux qui ne marchaient pas, comme Thierry Maul­nier, étaient punis. On ne venait pas à leurs pièces (*La Maison de la nuit* ne fut pas un succès). Pourtant, être au *Figaro*, c'était avoir pignon sur rue. Mais le *Figaro* n'était pas un grand électeur ; il n'avait pas (n'a pas) le privilège de désigner les grands. C'était Sartre, Aragon et leurs sous-fifres, les Garaudy qui avaient ce droit. Aujourd'hui, ce doit être encore pis, des gens de télé. Aujourd'hui, quand même, le mur est tombé. Leningrad a retrouvé son nom de Saint-Pétersbourg et l'URSS s'est suicidée. Tout cela accepté sans un battement de cils par le public français. Pourquoi ? parce qu'on n'a pas allumé le voyant « applaudis­sez ». Quand le voyant lumineux reste éteint, c'est qu'il ne se passe rien d'important, et les Français continuent de laver la bagnole, tranquillement. Or, les gens qui allument, ou éteignent le voyant n'ont pas le cœur à rire, devant la dégringolade du com­munisme. Ils n'appuient donc pas sur le bouton. J'ai l'air de m'éloigner de mon sujet. Pas du tout. Je parle du pouvoir persistant du mythe com­muniste en France, et de ses conséquences. Les militants et sympathisants, bien placés, ont réussi à escamoter la réflexion qu'appelait la déconfiture soviétique, ce n'est quand même pas un fait négligeable. 273:810 Toute la pièce de Thierry Maulnier se passe dans la maison d'un passeur, près du rideau de fer, du côté de l'Ouest, mais entre le bon poste frontière et le grillage. Quand on arrive chez Klossowski, on n'est pas encore sauvé. On peut être repris. C'est d'ailleurs ce qui arrive ici, autant le dire tout de suite. Chaque nuit, il y avait ainsi des centaines de gens qui essayaient de s'évader du paradis soviétique (expression d'époque), et presque chaque nuit, il y avait des morts. Ici, ils sont sept fugitifs : une comtesse polo­naise, aimable toquée féodale ; Franz Werner, un compagnon de route, longtemps ministre dans un gouvernement de l'Est, et qui ne veut plus servir d'alibi ; sa maîtresse, Catherine qu'il emmène puis survient sa femme, Lise, qu'il n'attendait pas ; il y a aussi deux agents secrets déguisés en dissidents, et un prêtre, dont l'ambition est de passer à l'Est, missionnaire pour l'URSS. Klossowski, le passeur, est un homme que la guerre a laissé seul. Il se fait payer : le métier est dangereux, mais de bon rap­port. Il vit avec une orpheline (la guerre encore), Lydia, seize ans, qu'il a recueillie. Il ne s'agit pas de bons et de méchants. A la différence des auteurs à la mode dans ces années-là, Sartre en tête, T. Maulnier ne fait pas une pièce de propagande. La comtesse, quand elle régnait sur ses paysans (sur deux mille ou trois mille âmes, comme disent les romanciers russes et Jean-Edern Hallier), ne devait pas être si sympathique. 274:810 Werner est une moule, s'il a cru pouvoir travailler avec les commu­nistes ; et on le voit fuir non seulement l'oppression mais une épouse dont il est fatigué. En face, les agents secrets ne sont pas vils. Sûrement, Hagen est noble. Ce que son métier exige de délation, de mensonge, de bassesse, le révolte. Il se voyait à la tête de luttes ouvrières contre d'af­freux patrons, et le voilà en train d'agencer l'assassi­nat de pauvres bougres. La pitié emporte Hagen du côté des victimes. Il mourra avec Lise, pour elle, en somme, lui faisant croire qu'il l'aime. Elle aura toujours eu ça. L'autre agent, Krauss, c'est le genre Saint-Just, le fanatique illuminé. Pourtant tuer la petite Lydia, qui naïvement lui a déclaré son amour, c'est une décision qu'il ne prend pas sans soupirer (cela ne va pas plus loin). Un bref dialogue, à la fin, oppose le prêtre et Lazare Krauss. Vous avez échoué, dit le commu­niste. L'amour n'a pas suffi. Il nous revient de faire le travail et d'établir le règne de la justice. Mais c'est le prêtre qui a le dernier mot. L'agent lui demande son nom. Il répond : Lazare. Il est l'espérance que l'on ne tue pas. Et il est le frère de ce Lazare Krauss, son double de l'autre côté du miroir. Il ne s'agit pas, disant cela, de tirer la pièce dans un sens chrétien qui n'y est pas -- que l'on pourrait supposer tout au plus au titre de tentation de l'auteur. T. Maulnier n'était pas indifférent au chris­tianisme, mais il le voyait de l'extérieur, depuis cette bulle où il était enfermé. 275:810 Le fond de sa pensée me semble gnostique, dans un sens que l'on oublie trop souvent quand on parle de la gnose : la vie est liée à la souffrance et ne peut ne pas l'être. La création est mauvaise, en somme. Ici, on comprend bien que nul système ne fera que Lise soit aimée, que Lydia ait eu une enfance heureuse. Le mal est sans remède, voilà ce que pensait Maulnier. Il ne faudrait pas imaginer que cette pièce est une suite de débats intellectuels. Elle émeut. Elle a des moments bouleversants. Si on veut lui reprocher une faiblesse, c'est celle-ci. Chacun, à notre époque, a eu l'occasion de croiser des barbouzes, le moins possible, bien sûr, mais toujours assez pour appren­dre que l'espèce ne se nourrit pas de scrupules et de débats intérieurs. Du coup, le dialogue Hagen-Krauss tombe. Mais aucune importance, ce côté peu vraisemblable, puisqu'on les écoute, ces deux espions. Et puis Achille, le Cid, s'ils avaient une morale plus relevée, ne devaient pas parler aussi savamment que chez Corneille, Racine. Toute la troupe était bonne, et ce n'est pas si fréquent. Le décor, la mise en scène servaient la pièce. Il est certain que Marcelle Tassencourt sert bien la mémoire de Thierry Maulnier, en produisant ce spectacle. \*\*\* Il faudrait que les astérisques qui séparent les paragraphes soient considérés au moins comme un entracte : on fait un saut en passant à la « trilogie marseillaise ». 276:810 Je ne sais pas si vous êtes comme moi. Ce mot de trilogie, ici, cela fait galéjade. La pointure est trop grande. Mais le terme est bien choisi dans l'intérêt de la communication, puisque communica­tion, c'est poudre aux yeux, et emballage qui rem­place la marchandise. Car en fait de trilogie, nous n'avons pas les trois pièces de Pagnol, mais un survol. De *César,* il ne reste presque plus rien. *Marius* et *Fanny* ont suivi aussi une cure d'amaigris­sement. Au total, trois heures de spectacle, au lieu de sept ou huit (car il était bavard, l'homme d'Aubagne). Je ne dis pas que le résultat n'est pas plaisant. Je doute d'ailleurs que l'on remonte jamais les pièces dans leur texte original. On regardera longtemps, je pense, les films de Pagnol, à cause des acteurs prodigieux, à cause d'un « air du temps » capté sans le vouloir par la caméra, avec des regards sur un Marseille et une campagne provençale qui ont dis­paru, tout cela irremplaçable et charmant, mainte­nant que c'est passé du *désuet* à *l'historique*. Tou­jours le coup de la douceur de vivre, mais cette fois, si c'était vrai ? Croit-on vraiment que la PACA, comme on dit là-bas (la région Provence - Alpes - Côte d'Azur) ait aujourd'hui l'agrément, la vie riche et profonde, profonde par la mémoire et la solidité des mœurs, qu'elle avait il y a cent ans, et même seulement cinquante ? 277:810 Bon, revenons à la « trilogie ». On regrette certains morceaux de bravoure : toute la scène de la mort de Panisse, avec le chœur des amis de café, morceau un peu longuet, mais plein d'humanité ; ou Marius dans son garage ; ou les cousins Panisse (mais cela, c'était le film) attelant la charrette au petit matin pour aller voir le rejeton de leur race. De tels passages compensaient habilement ce que d'autres ont de caricatural : paresse des Marseillais, naïveté candide de César (ce petit qui ne savait pas mesurer un pastis, il va mesurer le fond de l'océan). Un trait curieux, et qui montrerait la puissance du récit, de l'art de conter. On se demande comment une génération élevée dans le culte de la contracep­tion et de l'union libre peut se passionner pour un drame qui roule tout entier sur la peur de la bâtardise. Un enfant sans père, la mère est déshono­rée. Or, c'est le cas d'un enfant sur trois ou quatre aujourd'hui. Au temps de Pagnol, le respect du mariage était encore bien ancré. On ne pensait nullement à le mettre en question. Ce peuple que nous voyons sur la scène, c'est un autre peuple, encore imprégné de traditions, de mœurs polies par les siècles, des mœurs chrétiennes. C'est aussi un monde plus natu­rel ; aujourd'hui tout le monde est snob, et parle comme la télé, c'est-à-dire très mal. Et puis, ce peuple était courtois. Il faut déjà n'être plus jeune pour avoir connu cela. Voilà à mon sens une bonne part de l'attrait de ce théâtre. On va voir ce qui a disparu, et on s'y plaît. 278:810 Il y avait pour les acteurs une difficulté capitale : se distinguer des modèles que nous connaissons tous par le film, et auxquels il est difficile d'échapper (c'est aussi le cas pour ceux qui reprennent des rôles de Guitry, si présent encore dans sa manière de jouer, grâce au cinéma). Eh bien, sur la scène des Variétés, ils s'en tirent très bien. Jean-Pierre Darras, excellent acteur, se permet quelques intonations et quelques mimiques qui évoquent Raimu : ce que dans le langage reçu on appelle des « citations » ; une forme d'hommage. Jacques Morel, par sa car­rure, prend aisément ses distances avec Charpin, et de plus, il a su composer un bourgeois marseillais sensible, sans naïveté, très intéressant. Charpin était peut-être plus divers, plus émouvant, mais aussi le texte n'est plus le même, et le rôle un peu simplifié. J'ai trouvé remarquable d'aisance le jeune acteur qui joue Marius (Fabrice Roux). Il est un peu moins bien dans l'épisode final, mais là encore le texte est responsable, devenant anémique. Fanny (Laura Favely) est également très juste de ton, dans le rôle de la jeune amoureuse, comme dans celui de la femme mûrie. Ce n'était pas si simple. \*\*\* Après cela, j'ai vu des pièces « littéraires », j'en­tends des pièces qui n'auraient pas été écrites sans le prestige de la littérature. C'est évidemment le cas de *Cher menteur,* qu'on a tiré de la correspondance entre George Bernard Shaw et une de ses amies, et de *l'Antichambre*, où Jean-Claude Brisville met en scène Mme du Deffand, Julie de Lespinasse et le président Hénault. 279:810 La meilleure est *Cher menteur*, de Jérôme Kitty, adaptée par Jean Cocteau. Shaw et une célèbre actrice, Mme Campbell, se sont rencontrés en 1899 et n'ont cessé de correspondre qu'à la mort de l'actrice en 1940. Ils se sont aimés, sans doute (pas une amante, un flirt, dit Shaw, peut-être avec dépit), et se sont beaucoup déchirés, étant tous deux dotés de lucidité et d'un caractère féroce. Et puis, il y a l'humour, qui est la forme civilisée du cannibalisme. Avec tout cela, on ne s'ennuie pas une minute, mais franchement on n'est pas pris une seconde. Je me demande si les acteurs n'y sont pas pour quelque chose. Dieu sait qu'ils s'agitent et gesticulent. Jean-François Balmer monte sur une table. Catherine Arditi lui fait la révérence. Bref, ils se dépensent, mais à aucun moment on n'a le sentiment d'avoir devant soi les personnages de grand format que furent dans la réalité les deux épistoliers. Ce n'est même pas une question de talent, c'est bien plus mystérieux. On peut parler de présence, si on veut, ou de médiumnité, ce n'est pas dire grand-chose. Que dire de *l'Antichambre*. C'est assez réussi, laborieusement réussi. Évidemment, quand on pense au *Souper*, on se dit que l'auteur a acquis de l'aisance -- ou qu'il a mieux choisi son sujet. L'histoire tient en quelques mots. Mme du Def­fand, dont la vue se perd, recueille comme lectrice Julie de Lespinasse, enfant naturelle de son frère. Mme du Deffand est connue pour son salon, un des plus brillants. 280:810 Peu à peu, la jeune lectrice attire vers elle philosophes et mondains. On passe par sa chambre avant d'aller saluer la marquise, délaissée, et qui enrage. Même Hénault, le Président du Parle­ment de Paris, lâche la vieille gloire pour la jeune. On ne voit que ces trois personnages. Le salon est dans la coulisse. Économie et prudence. Se charger de faire parler Diderot, d'Alembert et les autres, ce n'est pas une petite affaire. La pièce finit par une empoignade (le mot n'est pas trop fort) entre la marquise et Julie. C'est un peu long, et assez commun. Pour ceux qui prendraient le parti de la vieille dame, qu'ils se consolent en pensant qu'elle survécut trois ans à sa jeune rivale. L'auteur a choisi l'antithèse. Mme du Deffand, c'est l'esprit, l'athéisme, mais la tenue, et le respect des principes et du roi. Julie de Lespinasse, c'est le cœur, le débraillé, les droits de l'homme. Opposition de la Régence et des premières années de Louis XVI. Il y a de jolies remarques. Mme du Deffand fait remarquer à la jeune enthousiaste qu'avec ses élans de bons sentiments elle est moins possédée par l'amour de l'innocence (Calas) que par la haine des juges et des lois établies. Rien n'a changé, comme on peut voir. Dans le Souper j'avais cru respirer l'air du Bicentenaire. *L'Antichambre* marque, il me sem­ble, plus de scepticisme sur la chanson des lende­mains. Signe des temps, peut-être. \*\*\* 281:810 Le sens de l'économie domine la vie de bien des petits théâtres. D'où le succès des pièces en un acte, qui ne demandent qu'un ou deux acteurs. C'est ainsi que j'ai vu *la Paix chez soi*, de Courteline, pièce qu'il faut bien dire parfaitement démodée -- alors que Labiche par exemple ne l'est pas. Ici, nous avons en scène Édouard Trielle, feuille­toniste à trois sous la ligne, que nous voyons s'escri­mer sur une histoire de cape et d'épée, et chicaner sa femme sou à sou en lui imposant des amendes. On rit un peu, pas beaucoup. On voit déjà comme tout cela paraît lointain, mais on trouverait des situations équivalentes chez Labiche, et bien sûr chez Molière, et cela n'entame pas leur vitalité, leur virulence. Chez Courteline, ce qui frappe, c'est un langage curieusement figé, gourmé, qui manque complète­ment de naturel. Non pas seulement par le contraste avec nous qui parlons de façon beaucoup plus débraillée, et souvent grossière. Parce que dès la création, le langage de Courteline a dû être ainsi, un peu gelé. Et pour une scène de ménage, avouez qu'il faudrait un ton un peu plus débridé, un peu plus âpre. Avec Tchekhov également, deux personnages, dans les trois pièces en un acte qui sont présentées, de façon mensongère comme un tout, sous le titre de l'une d'entre elles. Laissons cet artifice. Oublions les comédiens un peu gauches. Ces pages de Tche­khov gardaient leur humour triste, et un charme qui serre le cœur. Chacune des scènes aurait pu s'appe­ler *au bout du rouleau*, selon le titre fameux de Conrad. 282:810 Dans les trois cas, un homme s'aperçoit devant nous que sa vie est idiote, ratée, qu'il est malheureux et seul. C'est à se jeter par la fenêtre. Maintenant, qu'il y ait du système dans ce déses­poir, et une complaisance de l'auteur à sa pente la plus facile, c'est certain. Les êtres les plus démunis, les plus desservis par le sort, ont un jouet, une passion qui les sauve. Quelqu'un qu'ils aiment ou quelqu'un qui les aime. Ici, non. Le conseiller d'État Ivan Tolkatchev (*Le tragédien malgré lui*) est plutôt exaspéré que déses­péré, et ridicule que pitoyable. S'il réclame un revol­ver pour se tuer, c'est pure rhétorique. Il se plaint de mal dormir, à cause des moustiques, et du bruit, de manquer de temps, et comme il habite en banlieue, d'être chargé par ses voisins de cent commissions. L'ami à qui il se plaint ne trouve rien de mieux que de le charger d'une machine à coudre, pour une vieille amie. C'est une farce, donc, mais une farce assez triste. *Les méfaits du tabac* est une conférence sur cette manie de fumer qu'on est en train de faire passer pour un vice affreux. Il me semble parfois que nous sommes sans le savoir l'objet d'une expérience socio­logique pour tester notre docilité, évaluer le nombre des gobe-mouches (aucun doute, il est très élevé, quelque chose comme 80 % de la population). Nous en sommes au point où le sida doit être considéré comme une monstrueuse injustice, même si on l'a attrapé au bois de Boulogne, mais le cancer du fumeur comme un châtiment mérité. « Il ne l'a pas volé », disent les gens moraux. 283:810 Dans Tchekhov, il s'agit d'autre chose. Le dis­cours est la longue et minable plainte d'un mari dominé et exploité par sa femme. C'est l'histoire d'un ménage à la Dubout. L'acteur a préféré un autre dessinateur, et il s'est fait la tête du savant Cosinus, de Christophe. *Le chant du cygne* montre un vieil acteur ivrogne. Il se réveille avec la gueule de bois dans sa loge déserte. Il retourne sur la scène, réveillant le souffleur qui faute de mieux passe ses nuits dans une loge. Les fumées de la vodka aidant, le vieil homme s'exalte, rêvant à son passé, qu'il enjolive sans doute. Il se remet à jouer des scènes de *Boris Godounov*, du *roi Lear*, d'*Hamlet*. Il évoque des triomphes peut-être imaginaires, les rappels, les bou­quets. Il pleure sur sa solitude. C'est émouvant, et ce le serait encore plus si on sentait chez cette épave du talent. Mais non. Le comédien qui joue cela est terne. Il n'y a que sa belle robe de chambre brodée d'or qui fasse des étincelles. \*\*\* Et les classiques ? Eh bien, on en prend de plus en plus à son aise avec eux, sauf exception. J'ai vu *La double inconstance* de Marivaux, jouée par de très jeunes gens. Rien de gênant à cela : les personnages de cet auteur n'ont pas de cheveux gris. Ce qui arrête, c'est quelques erreurs de distribution et la volonté de déformation du metteur en scène (Garnier). Ils sont ainsi. 284:810 Dès qu'ils ont faussé les données de la pièce, ils estiment avoir imprimé leur marque, et donné à penser. Avec Jeanne Balibar, bonne actrice, Flaminia devient une vamp ténébreuse. Lisette, qui est coquette, et à qui on demande de feindre un peu d'ingénuité, ne trouve rien de mieux que de se traîner à terre en relevant sa jupe jusqu'aux fesses. Et la trouvaille de Jean-Pierre Garnier est de montrer Trivelin amou­reux du Prince (il embrasse passionnément sa che­mise), cinq minutes avant que le même Trivelin soit amené à avouer son amour pour Flaminia. Etc. Reste la merveilleuse musique de Marivaux, le naturel et l'esprit de ses répliques, cette façon si simple de décrire les sentiments les plus fugaces, les plus impalpables, et de nous faire saisir le « je ne sais quoi » qui trouble ces jeunes amoureux, les berne et opère ce changement de cavaliers qui est tout le sujet de la pièce. Même l'opposition entre la franchise et la vertu des campagnes (tu parles) avec l'hypocrisie et le frelaté de la cour n'arrive pas à paraître absurde, ce qu'elle est en effet. Et Marivaux en corrige l'outrance avec la scène où Arlequin, comprenant à quoi l'engageraient des lettres de noblesse, en décline l'honneur. Mais tout le monde sait bien cela. *Bérénice,* c'était moins bien, mis en scène par Anne Delbée avec une ridicule affectation, dans un décor peu sensé. Je n'avais pas lu le programme. Je le retrouve, et j'y vois une présentation de Racine, où l'on se réfère (on, c'est Anne Delbée) à Roland Barthes, qui se fichait absolument de Racine, et l'a d'ailleurs écrit franchement (qu'on n'aille pas croire que c'est Racine de soi qui nous intéresse, dit-il en substance). 285:810 On cite son jargon « le langage absorbe ici... toutes les fonctions... on pourrait dire que c'est un langage polytechnique etc. ». Et c'est avec cette lanterne que le metteur en scène a essayé de péné­trer ces tragédies. Le résultat était couru. Le décor, c'étaient deux plans inclinés se rejoi­gnant au centre de la scène ; des miroirs sur les côtés et une sorte de muraille métallique (Versailles vu par Arman) fermant la scène. Au milieu, deux chevaux neptuniens. Un fauteuil Louis XIV, un prie-Dieu. Costumes Louis XIV. Paulin est habillé en cardinal. Fine allusion évidemment aux amours du jeune roi avec la nièce de Mazarin, mais les specta­teurs doivent être éberlués (il est vrai que, pour une bonne moitié d'entre eux, Mazarin à la cour de Titus n'a rien qui doive étonner). Tous les personnages sont constamment en scène. Quand ils n'ont rien à y faire, ils jouent aux échecs dans un coin (Paulin et Phenice) et on a l'impression curieuse d'être au musée Grévin. Titus se couche sur les chevaux. Bérénice, dos tourné au public, s'appuie sur leur encolure. Antiochus passe la moitié de la pièce vautré à terre comme un clochard de métro, ce qui est bien gênant quand on porte un bel habit blanc et l'épée au côté. Telles sont les trouvailles d'Anne Delbée. On se dit qu'elle fait tout pour provoquer le désastre. Qui n'arrive pas, miraculeusement, grâce à quelques acteurs de grande classe. Renaud de Manoël (Antiochus), Elie­zer Mellul (Arsace) et Cécile Brune (Bérénice) sont étonnants de vérité, de justesse et d'aisance à suivre la ligne mélodique de Racine. 286:810 Cette tragédie où le sang ne coule pas ne serait qu'un roman à la manière de *l'Astrée* s'il n'y avait pas, présent quoique invisible, le peuple de Rome et sa colère qui fait plier le maître. Rome n'a pas voulu d'Antoine, parce qu'avec lui elle devait accep­ter Cléopâtre et l'Orient. Elle ne peut pas plus admettre Titus, si celui-ci, avec Bérénice, ramène la menace d'une pénétration orientale. La politique est là, c'est elle qui donne le ton tragique. Bérénice montre les limites du pouvoir absolu. Vous êtes empereur, Seigneur, et vous pleurez. Eh oui. Tout puissant qu'il soit, Titus est contraint de s'incliner devant les humeurs du peuple. Humeurs qui ne sont même pas respectables. La haine des rois survit longtemps après que l'amour de la liberté s'est éteint dans les cœurs. Mais un instinct persiste, à travers ces abaissements. Ce peuple a gardé le souci d'être soi. Il ne veut pas se confondre avec celui d'Alexan­drie ou d'Antioche. Il n'y a qu'aujourd'hui que le pouvoir devient vraiment absolu, le peuple mené par cet hallucinogène qu'est la télévision, et devenu un simple mannequin, une poupée qui dit oui (qui en tout cas, ne peut dire non). En descendant la pente, je trouve *le Misan­thrope* monté à grands frais par Francis Huster. On se demande d'où vient sa réputation, qui est grande, quand on voit à quel point il ne comprend rien à cette pièce, une des plus belles du théâtre. 287:810 Il fait deux contresens. Le premier est de pren­dre Alceste au sérieux. Quand il dit « *L'ami du genre humain n'est pas du tout mon fait* », on est de son côté. Mais quand un peu plus tard il déclame « ...*et mon dessein / Est de rompre en visière à tout le genre humain* », on s'aperçoit qu'on a affaire à un brave loufoque. Cet homme est mégalomane. Il se pose face à toute l'humanité, lui seul pur, juste, intègre. C'est grotesque. Il faut donc qu'on en rie, loin de trouver en lui un justicier et un apôtre. Cela dit, si Alceste est un extravagant, ce n'est pas un dément à proprement parler. Célimène, qui est fine, le qualifie très bien, parlant de « *ses brus­queries* » et de « *son chagrin bourru* ». Il est ainsi. Cela ne justifie pas de le faire vociférer et plastron­ner devant des comparses qui se laissent tyranniser. Les rapports humains à la Cour et à la Ville, sous Louis XIV, n'avaient rien d'asiatique. C'est aujour­d'hui qu'on voit les gens se prosterner à quatre pattes devant n'importe quelle puissance « médiati­que », comme ils disent. Et c'est là le deuxième contresens de Francis Huster, à mes yeux le plus grave. Il oublie complètement que ces personnages sont des gens bien élevés, et d'ailleurs susceptibles sur le point d'honneur. Le duel, cela existait, malgré les édits. Cela donné, il est insensé de voir Alceste, au premier acte, bousculer Philinte et finalement lui botter le train ; rester ensuite bien trop longtemps sans regarder Oronte, comme s'il n'existait pas, et même ne répondre « *Et moi je suis, Monsieur, votre humble serviteur* » que l'autre sorti depuis long­temps, et avec un éclat de rire. 288:810 Acaste et Clitandre sont traités en clounes, cela devient une tradition, une mauvaise tradition. Alceste barricade la porte du salon avec des planches, y traînant de plus une malle, pour être sûr qu'on ne viendra pas le déranger quand il parle à Célimène ! Un peu plus tard, à l'arrivée d'Oronte qui vient demander des explications à Célimène, Alceste est accroupi derrière un grand fauteuil ! On a beaucoup admiré Robert Hirsch dans Oronte, il a même eu un *Molière* pour ce rôle. C'est vrai qu'il est excellent, le plus souvent, et grand acteur. Mais ici, on lui transforme cette scène en numéro de cabaret. Il la joue avec une lenteur exagérée, des effets répétés, appuyés, et comme si c'était un morceau à part, non un élément d'une pièce. La vérité, c'est que nous sommes dans une période baroque, précieuse, et que le théâtre s'en ressent. Déformations, mise en valeur de détails, exagérations, c'est devenu l'habitude. On pourrait, pour cette mise en scène du *Misanthrope*, reprendre tous les reproches d'Alceste au sonnet : « Ce n'est point ainsi que parle la nature.... », « le méchant goût du siècle », « ces colifichets dont le bon sens murmure... ». Cette mise en scène est signée Oronte, pas de doute. Célimène est une lycéenne, dirait-on, plus habile à mimer qu'à dire son texte. Éliante ne vaut guère mieux. Francis Huster joue Alceste comme je l'ai dit. Il est crispant. 289:810 Avec Robert Hirsch, il n'y a que Danièle Lebrun qui mérite de grands compliments. Elle est Arsinoé avec une perfidie, une férocité rentrée, une coquetterie tout à fait étourdissantes. Pour *Le soir des rois*, mis en scène par Arlette Tephany (dans une libre adaptation de Jacques Tephany) et joué par le théâtre La Limousine, il suffit de dire que cette histoire d'écoliers limousins n'a pas grand-chose à voir avec Shakespeare. Sa grande originalité, c'est de faire jouer Viola et Olivia par des hommes -- comme au XVI^e^ siècle, souligne-t-on. En regardant cette ineptie, je pensais au mot de Montherlant sur le film *Don Quichotte* (celui de Pabst, je suppose) : «* Voilà donc ce que les petites âmes font avec les grandes œuvres. *» Jacques Cardier. Théâtre 14 : *La Maison de la nuit,* de Thierry Maulnier. Variétés : *La trilogie marseillaise*, de Marcel Pagnol. Petit Marigny : *Cher menteur,* de Jérôme Kitty (adaptation de Jean Cocteau). L'Atelier : *L'Antichambre,* de Jean-Claude Brisville. Théâtre de Nesle : *La Paix chez soi*, de Georges Courteline. Guichet-Montparnasse : *Le Chant du cygne*, d'Anton Tchekhov. Lucernaire : *La double inconstance,* de Pierre de Marivaux. Théâtre 14 : *Bérénice*, de Jean Racine. Marigny : *Le Misanthrope,* de Molière. Théâtre Silvia-Monfort : *Le soir des rois,* d'après Shakespeare. 290:810 ## NOTES CRITIQUES ### Lectures et recensions Pierre Boutang : *La Maison, un dimanche ; Quand le furet s'endort... ; Le secret de Re­né Dorlinde ; Le Purgatoire* (Éditions La Différence). Ces romans étaient introuvables. Sauf, en 1976, *Le Purga­toire,* ils n'avaient rencontré qu'un faible écho : la société pluraliste dresse des murs de silence que rien ne peut renver­ser, sur le moment. Les deux premiers romans sont publiés en 47 et 48 ; l'épuration n'est pas terminée, Boutang collabore à des journaux rebelles, semi-clandestins -- ou vraiment clandestins : *La dernière Lanterne*. *Dorlinde* paraît en 1957 dans une collection de libelles (Éd. Fasquelle) ; c'est la guerre d'Algérie, et la guerre civile feutrée qui l'accompagne : même censure. La fable du *furet*, le personnage de René Dorlinde revien­nent dans *Le Purgatoire*. Surtout, des thèmes passent d'un livre à l'autre, filigranes où se lit l'unité de l'œuvre. 291:810 Par exemple, le thème du secret, essentiel dans la lutte contre l'esprit des Lumières, dans la version libérale « occi­dentale » de cet esprit comme dans la version communiste. Boutang est revenu souvent sur ce point, et sur le système réducteur de cette pensée : « ...le monde seulement « tel qu'il est » dont Davier et les autres se font les champions serait le résultat d'une mutilation et d'un mensonge : et c'est mon vieux maître, le Père Baujard, qui recherchait le « tout » et non « cela seulement », que j'entends me dire, comme tou­jours, et je me moquais de lui : Vois-tu, il y a autre chose... » (*Dorlinde*) Il y a un lien entre notre monde de l'usure et le monde de la révolution : le refus commun du secret, la volonté obstinée d'arranger la vie et les rapports entre les hommes (avec l'absence de leur rapport au Ciel) de manière que ça tombe juste, qu'il n'y ait pas ce reste irréductible qui montre l'équa­tion fausse, le problème non résolu. *Le Potier,* qui fait suite à la fable *Quand le furet s'en­dort...,* baigne tout entier dans cette lumière sous-marine du secret. A commencer par l'île cachée où se passe le récit, une seconde Djerba ignorée des cartes et des navires. Si l'on y arrive, on n'en repart plus ; c'est l'île de l'oubli, celle des Lotophages d'Homère, et puis les courants sont mortels. Une fois qu'il s'est donné ce monde à part, Boutang y établit une société très éloignée de la nôtre. Non tant parce qu'elle est archaïque et qu'un prince, aidé de son conseil, la gouverne. Mais une île ainsi située est épargnée par l'histoire, ce qui permet une différence fondamentale. « Ne croyez pas, dit Mardoch, qu'on puisse distinguer le gouvernement et l'auto­rité, de l'île elle-même et de ses mœurs. Notre Fki prétend qu'il n'est pas institué pour dire ce qu'il faut faire, plutôt pour indiquer ce qui est. Mais c'est une distinction du Fki et personne ne comprend très bien ce qu'il met sous son *il faut*. Peu importe, d'ailleurs, puisqu'il avoue que ce *il faut* n'a aucun rôle... » Tel est le lieu où Georges persuade sa sœur, une veuve, d'aller vivre avec lui, abandonnant sans regrets l'Europe aux anciens parapets. Nous sommes juste après 1945. Autre particularité de cette île (ou développement de ce qu'on vient de voir) : chaque famille possède ses poteries, peintes d'emblèmes divers qui disent ce qu'elle est, son his­toire, son rang. 292:810 Leur rôle, comme celui du Fki, est de dire ce qui est. Elles sont comme le regard de la société sur chaque famille. C'est que là-bas, « il n'y a plus de séparation : le sens est donné avec les choses, qui parlent à l'esprit au lieu de se dérober en elles-mêmes ». Comme dit l'auteur dans sa pré­face : « elles suppriment la difficulté ordinaire dans laquelle on s'empêtre, celle du sujet et de l'objet, du sens et des signes, de l'âme et du corps, en somme ». Nous voilà dans un monde *plein,* un peu plus réel, dense, sûr, que le nôtre. Et immobile. Rêve d'un homme fatigué de notre monde fuyant, instable. En somme, il est question là d'une organisation sociale très subtile : « ...le nombre des poteries, c'est-à-dire leur aptitude à traduire les possibilités les plus repliées en l'homme, leur permettait de fixer ce qui lui échappe d'ordi­naire, et de traduire en institutions le doute, l'acte de différer, l'humilité, ou la pudeur ». Une analogie éclairante est faite par le narrateur, qui évoque les Noailles et les La Rochefoucauld : « ...il m'est souvent arrivé de pressentir en leur présence les fragments ou les débris de poteries disparues... » Donc une qualité particu­lière où la durée a grande part : elle éclaire un individu, qui peut être quelconque, mais issu de cette lignée-là, du reflet d'actions ou d'œuvres illustres, sans lesquelles nous-mêmes d'ailleurs ne serions pas exactement ce que nous sommes. Georges est une nature abstraite et insatiable. Il a besoin de Kate, sa sœur, pour garder le contact avec le monde. Au lieu de s'endormir dans la paix de l'île, « de se fier à la naïve et très sûre existence », comme dit un personnage de *la Maison, un dimanche,* il va se lancer, et lancer Kate, dans la folle recherche du potier, sans voir que cette question posée risque de ruiner le système. Nous sommes là devant un secret analogue à celui qu'évoque Retz dans ses *Mémoires *: « Le peuple entra dans le sanctuaire : il leva le voile qui doit toujours couvrir tout ce que l'on peut dire, tout ce que l'on peut croire du droit des peuples et de celui des rois qui ne s'accordent jamais si bien ensemble que dans le silence. » 293:810 Il y a ainsi des questions qui détruisent leur objet. Une innocence est perdue dès qu'elles sont formulées, et l'on est mené par elles bien au-delà de ce qu'on imaginait, à la ruine complète d'un bien qu'on estimait précieux (et c'est même pourquoi on voulait le mieux connaître). Mon interprétation politique du *Potier* n'est pas la seule possible et sans doute pas la meilleure, et bien d'autres points dans ce roman méritent l'attention, à commencer par la relation du frère et de la sœur. On vient de dire qu'une fois certains secrets élucidés (profanés), la réalité vivante qu'ils soutenaient est détruite. C'est le cas aussi dans la nouvelle *Chez madame Dorlinde,* où le narrateur veut voir ensemble la mère et le fils : René Dorlinde, l'ancien banquier, qui s'est mis au service de la Révolution, à condition qu'on laisse sa mère vivre comme avant. Et la vieille dame qui reçoit les jeunes cadres révolu­tionnaires, et parle du monde disparu comme s'il continuait : « nous avons, dit le narrateur, respecté la folie de la vieille dame en lui parlant de la banque de son fils, des gens qui se trouvaient au mariage de X... à la cathédrale et du concert qui a été donné chez le président de la chambre de commerce -- bien que nous sachions qu'il n'y a plus de banque, que la cathédrale est désaffectée depuis quinze ans et que le prési­dent de l'ancienne chambre de commerce est mort en prison depuis longtemps ». Mais ce n'est pas seulement pour plaire à une vieille dame qu'ils entretiennent ses illusions, c'est parce qu'ils en ont besoin eux aussi ; ils viennent rêver. Et la question qu'ils se posent au sujet de la mère et du fils -- comment les deux mondes peuvent-ils cohabiter, et que se disent-ils quand ils sont seuls ? -- est une question qui se pose à eux, au fond de leur cœur. Le père, autre thème constant. Boutang a un sens extrê­mement vif du lien avec le père. C'est presque la moitié de sa politique. Rien d'étonnant sans doute chez quelqu'un qui se réclame de Maurras, et sait l'importance de la durée, des lignées, de l'enracinement. Mais cela prend chez lui un accent particulier. Il sait d'ailleurs très bien à quel point ce souci est à contre-courant. Il parle dans *Le Purgatoire* de « la figure de l'éloignement du Père qui dominera la seconde moitié du siècle ». Dans le même roman, ce trait : « l'amour du père, pour excessif qu'il fût en Montalte, la violente adhérence à ce qui est reçu, hérité, plutôt que choisi... » 294:810 Ce personnage de Pierre Montalte, proche de Boutang lui-même à bien des égards, explique par cette fidélité *insurmontable* une amnésie peu compréhensible chez lui : chargé par R. en 1942 de transmettre un message à ceux qui au Maroc préparent le débarquement américain, il oublie le mot de passe : « Mon­talte n'a pas voulu désobéir à son père » (devenu après Mers el-Kébir encore plus anti-anglais qu'anti-allemand -- et d'ail­leurs mort en septembre 40). La fin de *La Maison, un dimanche* montre un tel lien dans sa profondeur. Le père de Georges se sait haï de son fils depuis un drame qui les a chassés de leur maison (et où Georges a pu rendre son père responsable d'un échec qui est pourtant le sien). Toute la famille revient, quatre ans plus tard, dans la maison ancienne. Le père a une crise mortelle au cours de cette visite. Il monologue dans son agonie : « La relation du père au fils est inaliénable. De ce là-bas, de cet ailleurs \[l'autre monde\] je ne sais rien, même pas si c'est un *ailleurs* plutôt que l'être vrai de tous les *ici*, la répétition qui les révèle tels qu'ils ne parvenaient pas à être. Mais j'en sais pourtant ceci : c'est ce en quoi la relation du père au fils a son origine, ce qui exprime la nécessité indissoluble du lien. » Ainsi la filiation charnelle a son origine, et son modèle, dans les cieux. Chaque paternité incarne ce lien, de façon plus ou moins imparfaite, en rappelle au moins l'image. Et Georges, de son côté, dans cette réconciliation qui n'a pas besoin de mots, pense : « Le salut de son père, s'il y en avait un de possible, était en lui, Georges, en ce qu'il ferait de sa vie, en ses gestes selon l'absence ou la présence de la grâce... » Au don de la vie, reçu du père, répond cette acceptation d'héritage spirituel, et le salut qui se fera à travers le fils. Ce qu'on vient de citer, comme d'ailleurs la conception même du roman *Le Purgatoire,* atteste la part chrétienne de l'œuvre. Là, il faudrait parler plus particulièrement des poèmes, ceux qui sont attribués à Dorlinde ou celui qui marque la fin, le sommet, du *Purgatoire,* et l'accès au jardin. On y reviendra. Georges Laffly. 295:810 #### Emmanuel Berl et Jean d'Ormesson *Tant que vous penserez à moi *(Grasset) Titre racoleur. Il s'agit d'entretiens diffusés il y a une vingtaine d'années par la radio. Le défaut des conversations est qu'on a envie d'intervenir. Dans cette aimable suite de coq-à-l'âne, on entend Berl dire qu'il ne croit pas à l'unité de la personne. Il n'y a pas d'identité réelle. L'homme qui parle ainsi a écrit à trente ans d'intervalle *Méditation sur un amour défunt* et *Sylvia*. La même femme y paraît, et la même relation, invariable, entre deux êtres séparés et liés pourtant. Et Berl ne douta jamais de la vérité de ce lien. Autre surprise, Berl dit : « Qu'est-ce que la France ? Pour le monde extérieur, c'est le pays de Voltaire et de Victor Hugo. » Et il souligne : nous n'avons pas Dante, Shakes­peare, Cervantès. -- Mais Montaigne, Pascal, qui comptent un peu plus que Hugo et que Voltaire dans la formation de l'esprit européen ? Curieux de les voir oubliés ainsi. Ma troisième surprise est de voir que cet homme si intelligent a pu dire : « Au fond, pour moi, l'homme de droite est celui qui a des domestiques et qui les méprise. » C'est si bête que ça en devient drôle. Avec cela, Berl parle très bien de Drieu. Il rectifie une fois de plus une imposture de l'*honnête* Sartre : non, Drieu ne se droguait pas. Et à Jean d'Ormesson qui avance que le maréchal Pétain « avait été assez dur avec les mutins de 17 » il répond : « Mais non, sans lui, il y aurait eu beaucoup plus de mutineries et beaucoup d'exécutions. Non, je crois qu'il a réduit cela au minimum, et aussitôt, il a dit ce qu'il fallait dire, que les officiers devaient se rapprocher des soldats, etc. » 296:810 Ce n'est pas la première fois que je vois des légendes naître (celle d'un Pétain impitoyable en 17 est assez récente). Il est remarquable de voir comment elles s'imposent, dès que les témoins ont disparu. Et d'autant plus dans un temps fertile en impostures. Ces entretiens se lisent avec agrément, d'ailleurs. Mais plusieurs œuvres de Berl sont encore disponibles (et d'abord les Essais publiés chez B. de Fallois). Il vaut mieux y aller voir. Et pourquoi Grasset ne rééditerait-il pas *Mort de la pensée bourgeoise* et *Frère bourgeois mourez-vous *? (deux œuvres complémentaires, comme on peut voir par les titres). G. L. #### Maurice Courant *De l'arbre Amare doloris amor *(Éditions Arstella, 15, rue Lacharrière, Paris XI^e^) En rendant compte ici déjà de cinq recueils précédents de Maurice Courant, nous avons souligné l'importance en notre temps de l'ensemble d'une œuvre marquée par l'inspiration mystique et par le souci du plus haut lyrisme. Le poète vient de nous donner deux nouveaux recueils. « De l'Arbre » est un très beau cahier de sept poèmes, digne de l'attention des biblio­philes, avec une eau-forte remarquable et suggestive d'An­dré Jacquemin ; l'image est puissante et tourmentée, en accord avec la méditation du poète : un être mystérieux, « mi-licorne, mi-cheval », dres­sant sur le ciel « des nervures de vitrail ». Ce n'est point là pour­tant une de ces hallucinations romantiques inspirées jadis à Victor Hugo par le monde végé­tal, mais le symbole d'une inquiétude métaphysique. L'ar­bre est une existence secrète­ment souffrante, enclose dans une solitude qui représente aussi pour la conscience humaine la situation de l'idée, de l'amour, de l'action. Non pas une monade sans porte ni fenêtres, car l'arbre révèle en « son geste fort -- De sève folle et de ramure » « une blessure au plus haut point de son essor » « gouffre enfin d'ivresse pure -- Où s'en venait mourir la mort ». Cette évocation, en vers courts et lapidaires, brefs poèmes sur deux rimes, peut être considérée comme un pré­lude à « Amare doloris amor », recueil plus important. 297:810 Ce titre m'a paru d'une ambiguïté signi­fiante : est-ce le vocatif de l'ad­jectif « amer », appliqué à la douleur de l'amour, ou bien le verbe « aimer », inséparable de la douleur et en somme identifié à elle ? Le style de Maurice Courant est riche de nuances variées, dans son unité même. Une première lecture pourrait suggérer l'impression d'une cer­taine préciosité, par la com­plexité de l'expression : « D'une présence absente en sa présence même » ou « Ta force en moi s'émeut de m'émouvoir ». Par­fois la mystérieuse magie des images fait penser aux poètes platoniciens et pétrarquistes, à Scève par exemple : « Automne vive, à deux genoux -- Devant l'été qui s'évapore... » ou « ...Prescience d'or de l'Inde ou de la Perse... ». Mais précisément ce ne sont pas là les jeux gratuits d'une préciosité superficielle et ornementale : l'aspiration méta­physique impose au langage les difficultés essentielles d'une « lecture seconde » de la confi­dence intérieure, d'une algèbre nouvelle des idées et des senti­ments. L'amour humain est l'ap­pel supérieur, le signe de la primauté de l'âme conçue dans une perspective spirituelle. L'amour est le sanctuaire du drame intel­lectuel de la communication -- ou de l'incommunicabilité -- des consciences, jusque dans le domaine où l'on suppose l'union totale des cœurs. On retrouve dans « Amare doloris amor » les images symboliques des recueils antérieurs : la blessure, le glaive, le désert, et des élé­ments poétiques les plus signi­fiants : la voix, le cri, le regard, le rire, les mains. Les paysages esquissés, en accord avec la recherche et le combat intérieur, la mer, le feu, les saisons, inspi­rent des visions lyriques brèves et des résonances profondes. L'arbre est aussi une image sym­bolique aux interprétations variées : « Descendance, ou des racines au feuillage ». « Amare doloris amor », tableau d'un combat intérieur, devient une sorte d'épopée mystique, et le recueil s'ouvre sur la gravure de « L'Archange au pur regard » de Patricia Nicolle. Dans un pano­rama de la littérature spirituelle de ce siècle, Maurice Courant doit être au premier rang. Jean-Baptiste Morvan. #### Pierre Drieu La Rochelle *Textes retrouvés *(Éd. du Rocher) L'époque est manichéenne, et même au sens le plus vulgaire du terme : on est classé noir ou blanc, on est Élu ou Maudit selon des critères d'ailleurs peu clairs. Les balances sont faus­sées. Il s'agit de simplifier, pour les masses, mais en un sens, nous sommes tous pris dans la masse, si j'ose dire. 298:810 Voyez les sorts divers de Céline et de Drieu. Il est vrai que la gloire retentissante du premier tient aux traits gau­chistes de son génie (il est excel­lent destructeur et négateur) autant qu'au caractère mons­trueux qu'on lui prête. Il faut du pervers et du monstre pour accéder au sommet, aujourd'hui (cf. Genet), et si vous en man­quez on vous en prêtera, ce qui arrive à Bardamu. Drieu au contraire est main­tenu dans l'ombre. Désigné comme traître, comme raciste et nazi. Si on n'a pas trop le goût de jouer au jugement dernier, on constate en lisant ces textes retrouvés que Drieu écrit en 40 : 1\. L'Allemagne est beaucoup plus celte ou slave que ger­maine. 2\. Le totalitarisme est une idée slave. L'idéal des Nordi­ques, c'est « le libéralisme mâle ». (L'alliance de mots peut faire sourire, mais on voit bien qu'il se réfère à Montesquieu, à la tradition anglaise etc.) 3\. Le mythe du chef apparaît dans les civilisations fatiguées. Désormais, pour l'Allemagne de Hitler, note Drieu, il ne s'agit plus « d'enfermer tout le sang allemand dans un seul grand vase, mais de décerner à la figure mythique, magique, d'un homme prédestiné, d'un césar, la part de puissance mondiale qui lui est due, que réclame son culte ». Visiblement, il n'a aucun goût pour ce délire. Si quelques mois après, il accepte une politique de collaboration, c'est qu'il croit que les dés sont jetés, et le sort fixé pour longtemps. Politique de l'Autriche sous Napoléon, François II livrant même sa fille « au Minotaure ». On nous objecte que ce n'est pas la même chose, ce qui veut dire : taisez-vous. Pour Drieu, il s'agit d'une guerre entre impérialismes. Et il conclut : « Je crois que si à Washington on prenait en consi­dération ces terribles vérités numériques, on entrerait dans la guerre tout de suite, quand ce ne serait que pour aider les Anglo-Français à garder un esprit libéral de fédéralisme... » Tout cela n'est pas conforme au portrait-robot. Mais le portrait-robot a été fabriqué par des faussaires. Autre point. Analysant la situation politique en 1934, il écrit : « Un monarchiste n'est jamais un vrai fasciste... Nous avons trop ignoré que Maurras avait pensé avant tout contre le césarisme et tout ce qui est déjà césarien dans le jacobinisme c'est ce qui fait que demain nous nous étonnerons devant l'irrémédiable divergence qui se manifeste entre l'Action fran­çaise et le fascisme, si fascisme il y a. » Il pensait que le royalisme ne conduisait qu'à l'échec. Et ce qu'il voit dans le fascisme, c'est l'élan jacobin. L'énergie, et la violence, au service d'une volonté ferme. On peut être plus sensible que lui à ce qu'il y a de faux, de cérébral dans l'affaire des Conventionnels. 299:810 Ils ont quand même été capables de sauver l'État : vaincue en 93, la France avait plus de chances d'être dépecée que de retrouver un roi. Et Drieu écrit dans ces années radicales, si ternes, si mesquines, où chacun sent qu'on va à la catastrophe. Les esprits sont encore libres, et la pensée crépite de tous côtés Dandieu et Robert Aron, Mou­nier, Blanchot, Maulnier appa­raissent, et leur aîné Drieu est de ceux qui savent regarder la réalité et imaginent des voies nouvelles. Au passage, il démolit un amalgame Action française-fascisme devenu courant et fran­chement absurde. Après cela je ne dis pas que Drieu avait raison. Mais on peut apprendre beaucoup auprès de cet esprit lucide et désespéré (il a vu que les Fran­çais étaient en train de renoncer à former une nation). Et je demande qu'on juge sur pièces un homme dont jusqu'au bout Paulhan, Malraux, Berl, se dirent l'ami -- et qu'ils admiraient. Georges Laffly. ### Notules #### Lecture de l'Évangile selon saint Jean (deux cassettes ou CD, Jade 1991) Il s'agit d'une heureuse initia­tive de Mgr Thomas, évêque de Versailles, dont ont longuement parlé *Famille chrétienne* et *L'Homme nouveau*. C'est le bil­let très enthousiaste d'Hervé Pennven dans *Présent* (30 no­vembre 1991) qui m'a décidé à acheter ces deux cassettes. Le quatrième Évangile est donc lu à trois voix (trois voix de sociétaires de la Comédie Française) : celle de Béatrice Agenin pour qui j'ai un faible ; celle de Jean Davy qui avale un peu les mots (mais on s'y fait) ; et celle de Simon Eine qui, à l'inverse, articule trop, coupante, nasale ou métallique, ce qui est un peu malencontreux puisqu'il interprète le Christ (et celui-ci parle longuement, on le sait, dans l'Évangile de Jean), même si cette voix s'adoucit lors du récit de la Passion. 300:810 A cette réserve près (mais les voix sont essentielles : elles peu­vent rendre antipathique le per­sonnage qu'elles font parler), ces deux cassettes sont très utiles non seulement pour des aveu­gles ou mal-voyants, mais pour prendre connaissance d'une seule traite (2 h 18) de cet Évangile, -- et l'on sait qu'un pas­sage de l'Évangile ne peut s'in­terpréter en dehors de l'en­semble. Contrairement à ce qu'an­nonce la pochette (publicité mensongère ? ou à nouveau sor­dide histoire de droits qu'on veut verser à tel groupement clérical plutôt qu'à tel autre ?), la traduction n'est pas uniformé­ment celle de la Bible de Jérusa­lem, mais très souvent celle d'Osty et Trinquet, et parfois aussi elle innove, employant l'euphémisme discernement au chapitre IX, verset 39, que même la T.O.B. traduit : « C'est pour un jugement que je suis venu en ce monde... » On reconnaît la traduction d'Osty et Trinquet à deux détails au moins. Ils traduisent par « Jésus le Nazôréen » la réponse de la troupe amenée par Judas (à la question : -- « Qui cherchez-vous ? »), ainsi que l'inscription fameuse au-dessus de la croix : « Jésus le Nazôréen, Roi des Juifs ». Le grec des Évangiles a en effet deux adjectifs, Nazarénien (de Nazareth) et Nazôréen (d'origine incertaine, qui pourrait vouloir dire : le Saint, le Consacré) -- que la Vulgate traduit par un seul : Nazarenus. D'autre part, Osty et Trinquet n'emploient jamais miracle, mais signe, dans l'Évangile de Jean qui, en effet, a cette particularité d'user tou­jours du mot grec sêméion, signe, -- mot cependant beau­coup plus solennel en grec et le parti pris d'Osty et Trinquet conduit parfois à des versets ridicules ou ambigus en français (par exemple : « Jean n'a fait aucun signe », X, 41 ; pour dire que Jean-Baptiste n'a pas fait de miracle). Cependant, c'est bien la Bible de Jérusalem qui est choisie pour le verset 37 du chapitre XVIII : « Tu le dis, je suis roi. » Bref, une entreprise intéres­sante, mais qui demande à être améliorée si l'on poursuit avec un enregistrement des autres Évangiles. Armand Mathieu. #### Au secours ! On réédite Chardonne ! Il y a quelques mois, Poirot-Delpech fut pris de panique devant l'Épuration nouvelle qui s'annonçait, cours martiales, exécutions sommaires, pour les anciens complices du bolche­visme. 301:810 Comme journaliste au *Monde,* il se sentait un peu menacé. Mais il s'émouvait sur­tout qu'on pût toucher à tous ces nobles vieillards qui voulu­rent construire la Cité socialiste de leurs rêves. Et puis, rien n'est venu. Pas le moindre blâme à l'encontre de Marchais ou de Boudarel. Les staliniens continuent à pros­pérer sur les écrans ou à la tête de leurs communes, en France comme ailleurs, et les socialistes continuent d'être élus avec leurs voix (à charge de revanche) depuis trente-quatre ans (dont toute l'ère Brejnev et l'ère Jaru­zelsky) -- et pas seulement « en 1981 » comme dit modestement Poirot-Delpech. L'académicien du *Monde* a donc trouvé autre chose pour se faire peur et jouer à la victime tout en restant du côté du manche. Il exprime cela sous la forme d'une « Lettre à un Ami de Touvier » (15 avril). Il a gardé le plus terrible pour la fin. Songez qu'on imprime des li­vres ! Vichy revient puisqu' « *on réédite Chardonne, on va révé­ler le journal inédit du collabo Drieu, des néo-hussards réhabi­litent Brasillach* ([^123])*, l'antiparle­mentarisme et la chevalerie* ». On réédite Chardonne ? Ren­seignements pris, il ne s'agit pas de *Voir la Figure* ni du *Ciel de Nieflheim*, où l'écrivain expli­quait pourquoi il préférait le nazisme au communisme (mais nous ne saurons pas pourquoi, ces livres restant interdits), il s'agit de... *Chimériques*. Lesquels *Chimériques* n'ont jamais cessé d'être disponibles (c'est dire s'ils sont anodins !), groupés avec *Romanesques* et *Vivre à Madère* au tome 5 des Œuvres « complètes » (expur­gées des titres évoqués plus haut), chez Albin-Michel. *Chimériques*, ouvrez-les, ça parle de Cognac, de la Cha­rente, et même de Château-Chinon. Au fond, c'est sans doute Mitterrand qui a demandé cette réédition. Que l'Élysée rassure donc l'agité du quai Conti ! Robert Le Blanc. 303:810 ## ALEXIS CURVERS 305:810 ### Avis de décès d'Alexis Curvers rédigé par lui-même pour ITINÉRAIRES (*il n'avait laissé en blanc que la date*) « Notre ami commun Alexis Curvers nous a dit adieu. « Au terme d'une longue et pénible mala­die, il est pieusement décédé à Liége, en sa 86^e^ année, le 7 février 1992. « Le souvenir de vos bontés lui est demeuré présent et son affection vous est restée fidèle jusqu'aux derniers moments. « Priez pour le repos de son âme. » 306:810 Le 23 juin 1991, il m'avait écrit : « ...*La note ci-jointe, prise au Journal de Catherine Pozzi, suffira à vous donner une idée des infirmités de plus en plus contraignantes auxquelles je suis en proie.* » *Voici cette* « *note* »*, qu'il avait intitulée :* « *Pour le De Senectute* »*. -- J. M.* A Vence, le 3 juin 1930, Catherine Pozzi notait dans son *Journal *: « Maintenant, mon corps est entièrement « passé » : les membres qui furent danse, les muscles qui furent galop, les nerfs qui furent décision instante... Le cada­vre tient une plume. Par la plume danse la liberté. » Elle avait alors 48 ans et devait mourir quatre ans plus tard, ayant continué d'écrire jusqu'aux derniers moments. Ce qu'elle ne disait pas, et que j'ai mainte­nant appris d'expérience personnelle, c'est que la plume, ainsi restée libre et seule à danser encore au bout des doigts, ne fait qu'achever et hâter l'exténuation du cadavre. A. C. (Mai 1991) 307:810 ### Bibliographie Alexis Curvers est né en 1906 à Liége, qu'il écrivit toujours avec un accent aigu ([^124]) ; il y est mort le 7 février 1992 ; non sans avoir beaucoup voyagé et vécu dans les pays méditerranéens. En 1957, son roman *Tempo di Roma* avait reçu le Prix Sainte-Beuve (puis avait été porté à l'écran par Denys de la Patellière dans un film où le rôle principal était tenu par Charles Aznavour). En 1960 : Grand Prix littéraire de Monaco pour l'ensemble de son œuvre. En 1964, il publie *Pie XII, le pape outragé,* et il commence sa collaboration à ITINÉRAIRES. La longue liste de ses articles dans ITINÉRAIRES, de 1964 à 1986, figure dans la table générale publiée par notre numéro 300 de février 1986. 308:810 De mars 1986 à sa mort, il a publié dans ITINÉRAIRES : - La chanson de la marquise, numéro 301 de mars 1986. - Le brouillard des mots, numéro 302 d'avril 1986. - Suite mais non fin de la parabole selon saint Luc (XVIII, 9-14) : numéro 303 de mai 1986. - Pages de journal : la visite de Jean-Paul II à la synagogue de Rome, numéro 306 de septembre-octobre 1986. - Honneur des hommes, saint langage numéro 314 de juin 1987. - Lettre ouverte à l'évêque de Liège : numéro 333 de mai 1989. - Marie-Antoinette : numéro 334 de juin 1989. - Le semeur d'ivraie, suite de la parabole (Matthieu, XIII, 2443) : numéro IV de la nouvelle série, hiver 1990-1991. - La réforme de l'orthographe : numéro V de la nouvelle série, printemps 1991. - Le colloque des disciples : numéro VI de la nouvelle série, été 1991. - Réponses à l'enquête sur l'encyclique « Cen­tesimus annus » : numéro VII de la nouvelle série, automne 1991. 309:810 Ouvrages parus en librairie : - *Bourg-le-Rond*, en collaboration avec Jean Hubaux (Gallimard 1937). - *Printemps chez des ombres*, roman (Gallimard 1939). - *La famille Passager*, études et contes (Bruxelles, Libris 1943). - *Ce vieil Œdipe*, drame satirique en quatre actes, en prose et en vers (Le Rideau de Bruxelles 1947). - *Cahier de poésies* (Paris, Typographie François Bernouard 1949). - *Le Massacre des Innocents*, contes (Paris, Les Belles Lectures 1954). - *Entre deux Anges*, chroniques (Bruxelles, Le Rond-Point 1955). - *Tempo di Roma*, roman (Laffont 1957). - *Pie XII, le pape outragé* (Laffont 1964). Deuxième édition revue et corrigée, augmentée de *Bonne nuit, très saint Père*, Petite histoire anecdotique de ce livre (DMM 1988). - *La Nuit des Rois de William Shakespeare*, adap­tation française suivie d'une postface : *Épiphanie, révoltes et carnavals* (Actes Sud 1990, diffusion PUF). 310:810 ...Il aura lu Curvers *Article publié dans le numéro 306 d'ITINÉRAIRES* (*septembre-octobre 1986*) *en l'honneur des quatre-vingts ans d'Alexis Curvers.* (Ne l'ai-je point déjà raconté ? je n'avais pas lu *Tempo di Roma*) ... \[...\] 316:810 Curvers *Article paru dans le numéro 306 de septembre-octobre 1986 d'ITINÉRAIRES.* (La parabole des talents...) \[...\] 336:810 Pie XII *Conclusion de* « *Pie XII, le pape outragé* » (*paru en juin 1964*)*, reproduite avec l'autorisation de l'auteur et de l'éditeur dans ITINÉRAIRES de décembre 1964 : ce fut le premier texte d'Alexis Curvers dans la revue* (n° 88, p. 23)*. Sa portée historique et sa permanente actualité religieuse sont encore plus frappantes en 1992. -- J.M.* \[...\] 349:810 Comment finit tout un monde *Ce texte aussi profond que chantant, et que je dirais volontiers génial a paru dans ITINÉRAIRES, et seulement dans ITINÉRAIRES, en novembre 1967.* *Alexis Curvers nous confiait là le premier chapitre ou la préface, en tout cas le dessein de son ouvrage majeur mais toujours inédit : LES GRANDS BAR­BARES BLANCS* (*annoncé sous ce titre dès 1964 chez Laffont*)* ; il le tenait pour inachevé. Il s'en détourna pour une grande étude voisine sur LE CARRÉ MAGI­QUE, parue elle aussi seulement dans ITINÉRAIRES, numéros 120 à 127, puis 130, et qui resta elle aussi* « *inachevée* » *à ses yeux. -- J.M.* \[...\] 411:810 Quand l'Europe mourut pour\ la première fois *Article paru sous ce titre dans ITINÉRAIRES, numéro 118 de décembre 1967.* \[...\] 429:810 Le complexe d'Antalcidas *Article paru sous ce titre dans ITINÉRAIRES, numéro 300 de février 1986.* \[...\] 433:810 DÉCLARATION D'IDENTITÉ \[...\] ============== fin du numéro 810. [^1]:  -- (1). Lettre du 14 mars 1967. [^2]:  -- (2). *Le philosophe et la théologie,* pp. 64-66. Cf. ITINÉRAIRES, numéro 44 de juin 1960, pp. 62-63. [^3]:  -- (3). Lettre citée à la note 1. [^4]:  -- (4). *Le paysan de la Garonne,* p. 235. [^5]:  -- (5). Cf. ITINÉRAIRES, numéro 64 de juin 1962, pp. 108 et suiv., et *La guerre dans l'Église,* ITINÉRAIRES, numéro 71 de mars 1963, spécialement pp. 34-35. [^6]:  -- (6). JEAN DE FABRÈGUES : écrivain et journaliste catholique de droite, longtemps directeur de l'hebdomadaire *La France catholi­que*. ÉTIENNE BORNE : intellectuel catholique de gauche. [^7]:  -- (7). *Le philosophe et la théologie,* p. 219. -- Toutefois il est difficile de ne pas apercevoir quelque ambiguïté, ou plutôt quel­que raillerie, dans la suite du même passage : « Comment oublierais-je le 21 mars de l'année 1936, jour où ce grand esprit honora de sa présence une réunion de la Société française de philosophie. Il parla son propre langage. Un philosophe venu tout exprès de la planète Mars n'eût pas été moins incompréhen­sible. L'excellent Bouglé était « l'esprit laïc » le moins sectaire, le plus soucieux que ses collègues catholiques se sentissent vraiment sûrs de sa confiance et le plus capable enfin de pren­dre courageusement des responsabilités pour leur en donner la preuve. Il sortit de cette séance visiblement surpris et même troublé. « Dites donc, me confia-t-il en me prenant amicalement le bras, qu'est-ce qu'il a ? moi, je crois qu'il est fou. » Si Bou­glé n'était nullement sectaire, et s'il était ami du thomiste Gilson, pourquoi était-il épouvanté par Maritain, sinon parce que Maritain avait effectivement quelque chose d'épouvantable... Gilson donne à entendre qu'il le concède. En quoi d'ailleurs il exagère, concernant cette séance du 21 mars 1936. [^8]:  -- (8). *L'esprit de la philosophie médiévale,* 2^e^ éd. en un seul vol., p. 439, note 80. [^9]:  -- (9). Sur l'intuition de l'être : *Le thomisme,* 5^e^ éd., p. 66 (4^e^ éd., p. 63). L'intuition de l'être telle que la décrit Maritain suppose­rait « un don spécial, plus proche de la grâce religieuse que de la lumière naturelle du métaphysicien ». Cette observation -- comme d'ailleurs tout ce chapitre « Existence et réalité » -- a été supprimée dans la 6^e^ édition. [^10]:  -- (10). *L'esprit de la philosophie médiévale,* 2^e^ éd., p. 159, note 2. [^11]:  -- (11). *Le thomisme,* 5^e^ éd., pp. 155-206. [^12]:  -- (12). *Le thomisme,* 6^e^ éd., note 69 de la page 125. C'est la rédaction refondue et précisée de la note 2, p. 155, de la 5^e^ éd. [^13]:  -- (13). « *Celui qui est...* n'est qu'un nom de créature », A. D. Sertillanges, o.p., *Somme théologique,* édition Desclée, *Dieu,* tome II, p. 384. [^14]:  -- (14). *Le thomisme,* 5^e^ éd., p. 159, note 2. A la 3^e^ ligne de cette note à partir de la fin, le mot « affirmatif » est manifestement un lapsus ou une coquille ; c'est « négatif » qu'il faut lire. -- Note reprise à quelques mots près dans la 6^e^ édition, p. 129, note 83. [^15]:  -- (15). *Le thomisme,* 5^e^ éd., p. 203, note 2. Sixième édition, p. 167, note 36. -- Contre Maritain qui maintient que selon saint Thomas nous connaissons l'essence de Dieu, encore que d'une manière imparfaite (*Distinguer pour unir,* 6^e^ éd., pp. 827-843, et spécialement 836-837), Gilson professe au contraire : « Ce n'est pas dans un concept plus ou moins imparfait de l'essence divine qu'il faut chercher refuge, mais dans les juge­ments négatifs qui, à partir des effets multiples de Dieu, cernent pour ainsi dire le lieu métaphysique d'une essence que nous ne pouvons absolument pas concevoir. » (*Le thomisme,* 6^e^ éd., p. 129.) [^16]:  -- (16). *Ibid*. [^17]:  -- (17). Dans *Le philosophe et la théologie,* pp. 121-189. [^18]:  -- (18). Page 147. [^19]:  -- (19). Page 158. [^20]:  -- (20). Page 160. [^21]:  -- (21). Page 169. [^22]:  -- (22). Joseph DE TONQUÉDEC s.j. : *La notion de vérité dans la Philosophie nouvelle,* Beauchesne 1908 ; *Dieu dans l'Évolution créatrice,* Beauchesne 1912. [^23]:  -- (23). R. GARRIGOU-LAGRANGE, o.p. : *Le sens commun, la phi­losophie de l'être et les formules dogmatiques,* Beauchesne 1909. [^24]:  -- (24). Étienne Borne, *La Croix* du 22 septembre 1978. -- L'allusion concerne le livre *Linguistique et philosophie, essai sur les constantes philosophiques du langage,* Vrin 1969. [^25]:  -- (25). « Au cours de tant d'années je ne crois pas que dix revues critiques d'un de mes livres aient été publiées dans des quotidiens français. » (Lettre du 8 mai 1967.) « Habitué au silence quasi total de la critique, je n'en reviens pas que quel­qu'un se propose de le rompre. » (Lettre du 9 septembre 1971.) « Je n'ai pas l'habitude de voir ce que j'écris éveiller aucun écho. De mon dernier livre, je n'ai vu jusqu'à présent aucun compte rendu. » (Lettre du 18 mars 1972.) « Magnifique indif­férence de la critique à l'égard de mes deux derniers livres, dont je ne pouvais m'empêcher de penser qu'ils méritaient quelque attention. » (Lettre du 6 octobre 1972.) [^26]:  -- (26). Sénateur MRP, ou plus exactement : « conseiller de la République », le Sénat ayant perdu son nom pour quelques saisons. Borne, *art. cit.,* évoque en termes étudiés cette fonction conférée à Gilson : « Après la Libération, Gilson se trouva en sympathie active avec le MRP qui le fit élire au Conseil de la République. Libre adhésion jamais reniée, car l'homme n'était pas de ceux qui font de leur infidélité affichée à leur démodée conviction d'hier un moyen de rentrer en grâce auprès des beaux esprits d'une saison nouvelle. Étienne Gilson était aussi bien capable d'entrer en dissentiment public avec ses plus proches amis, par exemple lorsqu'il a cru voir dans la conclu­sion du pacte atlantique une menace pour la paix. » L'exemple donné est celui d'un dissentiment public avec les dirigeants politiques du MRP, qui n'ont été « les plus proches amis » de Gilson qu'en un sens très relatif. Mais la formule : « capable d'entrer en dissentiment public avec ses plus proches amis » vaut pour son attitude à l'égard de Maritain ; bien que ce der­nier n'ait été lui aussi parmi ses « plus proches amis » qu'en un sens passablement relatif ; au sens de la proximité et de l'amitié philosophiques. [^27]:  -- (27). *Le philosophe et la théologie,* pp. 28-29 : « La terreur sociologique décrite par Péguy avec tant de verve, et dont Durkheim aurait été le Robespierre, n'a jamais existé que dans son imagination créatrice. » Péguy disait autre chose et beau­coup plus quand il parlait de la domination du parti intellec­tuel. Gilson n'a pas ressenti cette domination. Il en a néanmoins subi et constaté les effets : notamment en ce qu' « on nous a laissé le soin de reconquérir seuls ce que nous aurions dû recevoir comme notre juste part d'héritage » (p. 48). [^28]:  -- (28). *Le Monde* du 22 septembre 1978. [^29]:  -- (29). *Le philosophe et la théologie,* p. 98. [^30]:  -- (30). *Ibid.* [^31]:  -- (31). Page 59. Gilson ne précise pas en quoi il approuve spécialement le P. Rousselot ou de quoi il lui est redevable ; ni en quoi il le considère comme premier. Celui-ci, mort au champ d'honneur pendant la guerre de 1914-1918, était l'auteur d'un ouvrage intitulé : *L'intellectualisme de saint Thomas* (Alcan 1908). [^32]:  -- (32). Les neuf premiers volumes de cet ouvrage ont paru de 1908 à 1914. [^33]:  -- (33). *Christianisme* et *philosophie,* pp. 129-130. [^34]:  -- (34). *Le philosophe et la théologie,* p. 197. -- Dans les trois derniers chapitres de cet ouvrage, Gilson expose admirablement la signification et la portée (enfin connues par lui) de l'ency­clique *Æterni Patris.* [^35]:  -- (35). *Art. cit.* [^36]:  -- (36). Cf. notre ouvrage : *Le principe de totalité,* Nouvelles Éditions Latines, 1963, spécialement pp. 66-78. [^37]:  -- (37). Au bien commun, Gilson consacre une demi-page, d'ail­leurs exacte, mais superficielle, dans *Le thomisme,* 6^e^ éd., p. 401 (et quelques mentions cursives pp. 417 et 418). [^38]:  -- (38). Voir *passim* son ouvrage (de circonstance) : *Pour un ordre catholique.* [^39]:  -- (39). *Le réalisme méthodique,* p. 89. [^40]:  -- (40). Pour GILSON : *Le philosophe et la théologie.* Pour MARI­TAIN : *Les grandes amitiés,* écrit par Raïssa Maritain et ulté­rieurement complété par le *Carnet de notes* de Jacques MARITAIN. [^41]:  -- (41). *L'esprit de la philosophie médiévale,* 2^e^ éd., p. 430, fin de la note 50. [^42]:  -- (42). « Étant à Rome, je ne sais plus en quelle année (car je n'ai aucune mémoire des dates) j'allai voir mon ami Jacques Maritain alors ambassadeur de France auprès du saint-siège, et il m'expliqua que je devais absolument voir Mgr Montini. Je ne vais voir les grands que sur convocation et je me défendis de mon mieux. -- De quoi voulez-vous que je lui parle ? disais-je. -- « Il vous parlera lui-même, me répondit Jacques, et de toute façon, *il ne vous parlera pas d'orthodoxie : cela ne l'inté­resse pas.* » Je fus donc un jour introduit en présence de Mgr Montini, tout ayant été réglé par Jacques ; j'exprimai mes sen­timents de respect, m'assis et me tus. -- Qu'avez-vous à me dire ? me demanda-t-il. Je répondis : -- Rien, mais je suis prêt à répondre aux questions que vous jugeriez utile de me poser, etc. etc. » (Lettre de Gilson à Jean Madiran, 9 décembre 1968.) -- Curieux témoignage. Le sens du propos est manifeste­ment que Maritain, qui veut cette rencontre, rassure Gilson en lui garantissant que Montini n'est pas homme à lui parler d'orthodoxie, car cela lui est indifférent. Pourquoi Gilson aurait-il été inquiet qu'un fonctionnaire romain lui parlât d'ortho­doxie ? Point parce que lui-même n'en avait pas souci. Mais parce qu'il estimait que l'administration vaticane s'en occupait fort mal : « La sacrée congrégation de l'index était alors \[en 1945\] l'organisation terroriste la plus intolérante, la plus stu­pide et la plus ignorante qui se puisse concevoir. J'use de ces expressions en connaissance de cause, ayant eu moi-même affaire à elle, une fois pour mon compte, maintes fois pour celui des autres. » (Même lettre.) Gilson parlait de ces choses comme de Sangnier (etc.), à la légère et sans y apporter ses rigueurs d'historien : en tout cas il n'eut point affaire à la « sacrée congrégation de l'index », c'était bien impossible, elle n'existait plus, supprimée depuis Benoît XV par le motu proprio du 25 mars 1917. (Cette ancienne congrégation de l'index, c'était ceux qui « venaient comme des chiens » réclamer à saint Pie X la condamnation de Maurras.) -- Quoi qu'il en soit Gilson regretta ce qu'il m'avait écrit sur Montini (et indirectement sur lui-même) ; et à la réflexion il s'efforça quelques jours plus tard d'en embrouiller le sens : « Un mot touchant la remarque que me fit Jacques Maritain. Je l'ai toujours comprise comme signi­fiant : « Ce ne sont pas les questions d'orthodoxie qui l'inté­ressent *en ce moment.* » L'autre interprétation -- au sens absolu -- serait totalement invraisemblable. Je n'y ai jamais pensé. Ceci dit, même en prenant la remarque de notre ambas­sadeur en son sens le plus étroit, elle n'était pas conforme à la réalité. » (Lettre de Gilson à Jean Madiran, 27 décembre 1968.) [^43]:  -- (43). « Jacques Maritain au Vatican », dans la *Vie intellec­tuelle,* numéro de mars 1945, pp. 36-38. [^44]:  -- (1). *La Croix* du 22 septembre 1978. [^45]:  -- (2). *Le Monde* du 22 septembre 1978. [^46]:  -- (3). *Les tribulations de Sophie,* pp. 139, 140 et 141. [^47]:  -- (4). Page 162. [^48]:  -- (5). *La société de masse et sa culture,* p. 145. [^49]:  -- (6). Étienne Gilson dans ITINÉRAIRES, numéro 114 de juin 1967, p. 17. [^50]:  -- (7). *Les tribulations* de *Sophie,* p. 152. [^51]:  -- (8). Daté du 30 avril 1967 ; préface aux *Tribulations de Sophie,* p. 13. [^52]:  -- (9). Même ouvrage, p. 161. [^53]:  -- (10). Page 169. [^54]:  -- (11). Cf. la *Correspondance Congar-Madiran,* spécialement les pages 21 et suiv. [^55]:  -- (12). *Le philosophe et la théologie,* pp. 74 et suiv. [^56]:  -- (13). Voir : *Correspondance Congar-Madiran, loc. cit.,* pp. 136-137 et 143. [^57]:  -- (14). Matth. XVI, 26 ; Mc VIII, 36 ; Lc IX, 25. [^58]:  -- (1). *Documentation catholique* du 16 avril 1967, col. 689. [^59]:  -- (2). *Les tribulations de Sophie,* p. 128. [^60]:  -- (3). *Saint Thomas d'Aquin,* Gabalda 1925, épuisé. Titre trom­peur si on le sépare du titre de la collection : « Les moralistes chrétiens, textes et commentaires ». Réédité chez Vrin en 1974 sous le titre plus limité et plus exact *Saint Thomas moraliste* : c'est la reproduction photographique de l'édition Gabalda (avec cependant un ajout, les pages 378 à 383). Le passage cité sur l'*humanisme intégral* est dans les deux éditions à la page 7. Dans la citation, c'est nous qui soulignons. [^61]:  -- (4). *Pour un ordre catholique,* pp. 88-89. -- Ce livre de Gilson a été écrit en 1934 : c'est pourquoi il peut encore parler des humanités comme facteur intellectuel et moral constant de notre histoire nationale, le seul (depuis la Renaissance et la Réforme, préciserons-nous). [^62]:  -- (5). Page 90. [^63]:  -- (6). *Ibid.* [^64]:  -- (7). Page 93. [^65]:  -- (8). Maritain, « L'humanisme de saint Thomas », texte de 1941, dans *De Bergson à saint Thomas,* p. 306. [^66]:  -- (9). *Ibid.,* p. 321 et plus loin p. 332. [^67]:  -- (10). *Humanisme intégral*, p. 15. [^68]:  -- (11). Encyclique Populorum progressio. [^69]:  -- (12). Pages 9 et 10. [^70]:  -- (13). Enc. *Populorum progressio.* [^71]:  -- (14). Cité par le (grand) Robert à l'article « Humanisme ». [^72]:  -- (15). *Humanisme intégral,* p. 15 ; *De Bergson à saint Tho­mas,* p. 320. [^73]:  -- (16). Paul VI, 7 décembre 1965, discours au concile. Remar­que : au lieu de se contenter d'être (ce que l'on doit être), voici autre chose : la préoccupation de *se faire reconnaître* (aux yeux, selon les critères de ceux qui pensent et vivent sui­vant *le monde*). Jamais on n'y arrivera ; mais on fera un drôle de chemin. Nous avons étudié cet aspect de la question dans notre opuscule : *La droite et la gauche* (Nouvelles Éditions Latines). [^74]:  -- (17). Même discours. [^75]:  -- (18). Paul VI, exhortation apostolique *Petrum et Paulum* du 22 février 1967. [^76]:  -- (19). Maritain, *De Bergson à saint Thomas,* p. 320. [^77]:  -- (20). En novembre 1935. *Vendredi* était un hebdomadaire carrément de gauche ; Maritain ne mit pas longtemps à s'en retirer, son *aspiration à une connivence vécue* ayant été déçue par les conditions réelles de la connivence révolutionnaire. [^78]:  -- (21). *Pour un ordre catholique,* p. 88. [^79]:  -- (22). *L'esprit de la philosophie médiévale,* 2^e^ éd., pp. 210-211. [^80]:  -- (23). Nous entendons la démocratie moderne par distinction d'avec la démocratie classique ; cf. notre ouvrage : *Les deux démocraties* (Nouvelles Éditions Latines). [^81]:  -- (24). *L'esprit de la philosophie médiévale,* 2° éd., p. 211. [^82]:  -- (25). Page 215. [^83]:  -- (26). Lettre du 7 décembre 1968. [^84]:  -- (27). L'épiscopat ajoutait un peu plus loin : « De quelles notions de nature et de personne faut-il user pour que ces notions de nature et de personne soient capables d'exprimer à nos contemporains la vérité des définitions dogmatiques ? » Ce texte doctrinal fut approuvé par l'assemblée plénière de l'épiscopat tenue à Lourdes en octobre 1966 : *Documentation catholique* du 19 février 1967, col. 327, 328, 332, 335. Cf. notre ouvrage : *L'hérésie du XX^e^ siècle,* tome I (Nouvelles Éditions Latines 1968), pp. 33-74. -- Dans sa lettre du 7 décembre 1968 à ce sujet, Gilson me disait encore : « Que faire ? Vous attaquez et vous faites bien. J'avoue que je manque de courage, comme un chirurgien devant un cancer généralisé. Mais il y a autre chose, je n'entends pas la voix de Rome parler comme elle seule a autorité pour le faire, etc., etc. » [^85]:  -- (28). Voir notre note 37, première partie de cet article. [^86]:  -- (1). « Une école thomiste une et indivisible se serait perpétuée de saint Thomas à nos jours... je pense que cette unité doctri­nale de l'école thomiste a été grandement exagérée. » (*Les tri­bulations de Sophie,* p. 21.) « On ne peut parler de saint Thomas sans s'apercevoir qu'aucun accord ne règne sur l'homme et l'œuvre que ce nom représente. Il en va naturellement de même pour le mot *thomisme* et pour l'épithète de *thomiste.* » (*Ibid.,* p. 35.) Oui, mais sans doute *pas plus* que pour Platon, Descartes ou Kant ; ou Marx ! [^87]:  -- (2). Leçons publiées dans la revue vaticane *Seminarium* en 1965 (numéro 4) et recueillies sans changement dans *Les tribulations de Sophie,* Vrin 1967. [^88]:  -- (3). Cf. Maritain, *passim *; mais notamment ses deux pages (13 et 14) sur « l'avenir du thomisme » dans sa préface, si caractéristiquement maritanienne, au livre d'Henry Bars : *La politique selon Jacques Maritain* (Éditions ouvrières 1961). [^89]:  -- (4). Maritain, *loc. cit.* [^90]:  -- (5). Gilson, *op. cit.,* p. 36-37. [^91]:  -- (6). Page 39. [^92]:  -- (7). Page 30. [^93]:  -- (8). *Bulletin officiel de la conférence épiscopale française,* numéro du 1^er^ février 1979, p. 187. Cela au programme de « philosophie », chapitre du « parcours (sic) métaphysique ». Au programme de « théologie dogmatique », chapitre de la « visée (sic) », « on soulignera le rôle des grands docteurs de l'Église, notamment saint Thomas » en ce qui concerne... *l'évolution des catégories et des langages* (p. 168) ! Cette *ratio studiorum* a été approuvée par le saint-siège, en l'occurrence par le cardinal Garrone, encore préfet de la congrégation romaine pour l'éducation catholique, le 18 décembre 1978. [^94]:  -- (9). Gilson, *op. cit.,* p. 39. [^95]:  -- (10). Maritain, *op. cit.,* p. 12. [^96]:  -- (11). Gilson, *op. cit.,* pp. 30-31. [^97]:  -- (12). Pages 51-52. [^98]:  -- (13). P. 31 : « ...Le monde est créé de rien par Dieu. Ceci n'est pas une proposition scientifique. La science n'a aucun moyen de savoir que c'est vrai ni que ce n'est pas vrai. Si c'est vrai, l'univers créé par Dieu est celui que connaît la science, dans la mesure où elle le connaît. Par rapport à la notion théologique de création, tous les univers successifs de la science s'équivalent. En quelques mots, l'univers créé par Dieu est celui que décrit la science, quel qu'il soit et quelle qu'elle soit. » Et pp. 130-131 : « Nul théologien ne peut se représenter le monde autrement que le lui dépeint la science de son temps ; or, par rapport à la foi religieuse, cette vue scientifique du monde est contingente ; celle (assez confuse) que s'en fait le XX^e^ siècle est une conception du monde qui sera archaïque demain. La théologie n'implique aucune conception scientifique du monde ; dans la mesure, toujours imparfaite, où *le monde* de la science est le monde réel, c'est celui que Dieu a créé. » [^99]:  -- (14). Page 51. [^100]:  -- (1). Étienne Gilson, *Le philosophe et la théologie,* Fayard 1960. Voir dans les DOCUMENTS du présent numéro une bibliographie des œuvres principales de Gilson. [^101]:  -- (1). *Op. cit.,* pp. 9-10. [^102]:  -- (1). *Op. cit.,* p. 219. [^103]:  -- (2). *Op. cit.,* pp. 218-219. [^104]:  -- (1). *Op. cit.,* p. 220. C'est nous qui soulignons. [^105]:  -- (2). Desclée de Brouwer, 1934. [^106]:  -- (3). *L'Esprit de la* *philosophie médiévale,* 2^e^ édition en un seul volume, Vrin 1944. -- Voir Gilson, *Christianisme et philosophie,* Vrin 1949 (première édition 1936), p. 129 : « ...Rencontrant l'Encyclique *æterni Patris* que j'avais totalement oubliée, je me suis aperçu que ce que j'étais en train de prouver (...) était exactement ce que cette Encyclique aurait suffi à m'enseigner... ». Gilson disait là, pudiquement, qu'il avait *oublié* l'Encyclique : en réalité il ne l'avait *jamais lue,* comme il le reconnaît aujourd'hui. [^107]:  -- (1). Selon la numérotation en paragraphes de la traduction de la *Revue thomiste,* traduction reproduite dans l'opuscule du R.P. Labourdette : *Foi chrétienne et problèmes modernes,* Desclée et Cie, 1953. [^108]:  -- (1). *Op. cit.,* p. 202. [^109]:  -- (2). *Op. cit.,* p. 192. [^110]:  -- (3). *Op. cit.,* p. 204. [^111]:  -- (1). Un volume de 408 pages, paru en octobre 1966 aux Éditions Desclée de Brouwer. [^112]:  -- (2). Dans *Témoignage chrétien* du 15 décembre 1966. -- Depuis lors, *Minute* et *Le Monde et la Vie* ont changé de direction et partiellement de titre. Ils étaient en 1966 catalogués d' « extrême droite ». [^113]:  -- (3). Dans le même numéro de *Témoignage chrétien*. [^114]:  -- (4). *La France catholique* du 30 décembre 1966. [^115]:  -- (5). Sur cette réponse doctrinale de l'épiscopat français, voir le « Préambule philosophique » de notre ouvrage : *L'Hérésie du XX^e^ siècle* (Nouvelles Éditions Latines). [^116]:  -- (1). Ne pas confondre avec un ouvrage au titre voisin : *Réalisme tho­miste et critique de la connaissance,* paru chez Vrin en 1939, réédité en 1947. *Le réalisme méthodique* a paru chez Téqui s. d. (je crois en 1936 ou 1937) et il a complètement disparu. Même chez Téqui aujourd'hui, on ignore jusqu'à son existence, malgré les trois (au moins) éditions succes­sives que l'on en a faites. C'est un volume de 104 pages dans la 3^e^ édition dont j'ai sous les yeux mon exemplaire acheté en 1942. Il a même dis­paru, après y avoir figuré, de la nomenclature des œuvres de Gilson que Vrin donne en deuxième page de couverture. Disparaître ainsi pour quelques années, quand ce n'est pas pour quelques siècles, est le sort mystérieux de quelques-uns des plus grands ouvrages de l'esprit. Sans méconnaître aucu­nement la haute qualité du volume *Réalisme thomiste et critique de la connaissance,* je tiens ce livre, dont je répète le titre exact et complet : *Le réalisme méthodique* (et je répète : Téqui s. d.) pour l'un des plus grands et des plus INDISPENSABLES ouvrages d'Étienne Gilson. Il arrive que l'indis­pensable devienne introuvable : quand c'est l'eau et le pain, c'est la mort physique ; quand c'est la vérité, c'est la mort des civilisations. -- Pour en revenir à la nomenclature des œuvres qui figure dans le volume des *Constantes philosophiques de l'être,* il apparaît que la Librairie Vrin ne mentionne plus désormais que celles qui ont paru chez Vrin. Du vivant de Gilson, l'usage était différent, chaque volume comportait aussi la men­tion des ouvrages parus chez d'autres éditeurs. Le changement d'usage est fort regrettable : Vrin étant, quantitativement et qualitativement, le principal (et de très loin) éditeur de Gilson, les livres parus ailleurs risquent de tomber dans l'oubli. Il en est pourtant d'importants. Outre *Le réalisme méthodique,* disparu et ignoré, il faut signaler surtout *Pour un ordre catho­lique,* 246 p., Desclée de Brouwer s.d. (*imprimatur* de 1934) ; *La philoso­phie au Moyen Age,* première édition 1922, deuxième édition 1944, « deu­xième édition revue et augmentée », 782 p., Payot 1952 ; *Le philosophe et la théologie,* 260 p., Fayard 1960. [^117]:  -- (2). Il serait plus exact de dire : *l'invasion de l'athéisme marxiste, principalement sous sa forme communiste.* [^118]:  -- (1). En traduction française dans le volume collectif *Jacques Mari­tain et ses contemporains,* Desclée 1991, p. 258-259 ; puis, accompagnée du texte anglais, dans la *Correspondance Gilson-Maritain* éditée par Géry Prouvost, Vrin 1991, p. 275-277. [^119]:  -- (2). Henry Bars l'a fort bien observé (page 290 de l'*op. cit.* collectif *Jacques Maritain et ses contemporains*) : quand Gilson déclare « par­faites » certaines pages de Maritain, « le contexte ne laisse aucun doute sur le parfait désaccord de Gilson avec elles », et Henry Bars cite en exemple la note à la page 37 de *Réalisme thomiste et critique de la connaissance*. [^120]: **\*** -- Pas reproduit ici. Voir Sommaires.doc, \[2005\] [^121]:  -- (1). S.E.L. : 15, rue du Pré aux Clercs, 75007 Paris. [^122]:  -- (1). Dans certaines régions ce bateau à fond plat est un *neguechien* ou *negogous*. [^123]:  -- (1). Pur fantasme de Poirot-Delpech : tous les romans actuels sur l'Occupation salissent la mémoire de Brasillach et respectent l'histoire officielle. On note par ailleurs que les trois auteurs cités ressortissent à la collaboration pari­sienne et non à Vichy. [^124]:  -- (1). Ainsi l'écrivait encore Littré, mais avec la réserve : « Malgré l'ac­cent aigu que met l'Académie, la prononciation fait entendre un è ouvert. »