# 811-09-92 (Automne 1992 -- Numéro XI) 5:811 Jean Madiran ## Maurras Nouvelles Éditions Latines 7:811 *In sanctitate et justicia coram Ipso* *omnibus diebus nostris* *Illuminare his qui in tenebris* *et in umbra mortis sedent* *ad dirigendos pedes nostros* *in viam pacis* A la mémoire du plus français des Français 9:811 Parlant de l'Énéide, Robert Brasillach imaginait que pour Virgile. « *son livre, comme tous ceux qu'il avait écrits, était d'abord un* REMERCIEMENT ». Je n'ai rien tenté d'autre ; à coup sûr point un panorama complet du combat de Charles Maurras. Je n'ai pas eu non plus un mot pour le poète, qui demeure pourtant au centre de ma musique inté­rieure. Je n'ai voulu que joindre ma piété personnelle à la piété nationale qui fait mémoire de lui. J.M. 11:811 *...Savez-vous ce qu'est devenue* *La mystique rose au cœur pur* *Qui, neige et feu, sous de longs voiles* *Qu'auréolèrent sept étoiles* *Emparadisa Terre et Mer* *Et, du péché libératrice,* *De la douleur consolatrice,* *Eut pitié même de l'Enfer ?,* *Dites-nous : la Vierge Marie* *Ne règne plus dans votre ciel* *Et votre terre défleurie,* *Désert de cendres et de sel,* *Ne mène plus l'ogive en flamme* *S'ouvrir aux pieds de Notre-Dame,* *Jurer l'amour entre ses mains* *Et lui chanter : -- O belle, ô claire,* *Dans la maison d'un même Père* *Abritez nos cœurs pèlerins !* *Maurras* 13:811 Chapitre premier ### La rencontre avec Maurras 15:811 EN CE TEMPS-LÀ, pour un lycéen de seconde, Virgile existait encore ; et Homère, et Ronsard. L'histoire de France existait aussi avec ses dates, l'orthographe avec ses règles, et le redoutable thème grec avec ses accents. C'était une seconde A, c'est-à-dire latin-grec. La France était à la veille du plus grand désastre militaire de son histoire, mais elle ne le savait pas, elle croyait avoir toujours la première armée du monde, celle de 1918 ; ou du moins, les lycéens le croyaient, ceux de gauche n'en étaient que plus ardents à réclamer le désarmement. Pas de télévision, peu de radio, nous lisions beaucoup de livres ; surtout en bibliothèques, *pecuniae causa.* Que d'heures passées à la bibliothèque municipale de Bordeaux, où il y avait tout ; et plus tard, étudiant, à celle de la faculté des Lettres où j'ai lu tout Bossuet, correspondance comprise, la plume à la main. 16:811 Il y avait aussi, en ville, le Panbiblion, une bibliothè­que de prêts, point trop inférieure à son titre ambitieux. J'en emportais une ou deux fois par semaine un paquet de six livres uniformément recouverts, comme à l'école, de papier d'emballage marron. J'y ai lu tous les Arsène Lupin et les deux Rouletabille qui comptent, le Mystère de la Chambre jaune et le Parfum de la Dame en noir avec son énigmatique phrase codée : « le presby­tère n'a rien perdu de son charme ni le jardin de sa splendeur ». C'est là et c'est ainsi que j'ai rencontré Maurras. Il me fut désigné par Léon Daudet que je ne connaissais pas davantage. Par hasard, par curio­sité sans doute pour le titre, j'avais emprunté son livre : *Hors du joug allemand.* Au milieu de cent découvertes inouïes, Léon Daudet m'y révélait le nom du plus grand esprit de notre temps, du plus lumineux penseur, dont les démonstrations politi­ques demeuraient irréfutées et d'ailleurs étaient irréfutables, un certain Maurras. Léon Daudet s'exprimait avec une conviction contagieusement himalayenne. Mais y avait-il du Maurras au Pan­biblion ? -- Il y en avait, le Panbiblion était bien un pan-biblion. La rencontre eut lieu, en com­mençant par *L'Avenir de l'intelligence.* Je n'avais pas quinze ans. Je ne sais plus au juste quels autres livres de Maurras accompagnèrent ou suivirent *L'Avenir de l'intelligence.* A coup sûr tous ceux qui étaient au catalogue du Panbiblion. 17:811 Je ne comprenais pas tout ce que je lisais. Je compris une chose avec une certitude absolue : je ne devais plus rien croire de ce que l'on m'enseignait au lycée. Apprendre, oui ; croire, non : pas avant d'avoir tout vérifié point par point auprès des maîtres de l'Action française. J'avais trouvé dans Maurras une preuve décisive que l'enseignement reçu était mensonger. Je ne me rappelle plus quelle était cette preuve. Sans doute y en avait-il plusieurs. Et je pourrais en citer plus d'une aujourd'hui, mais étaient-ce celles-là ? J'ai naïvement admiré l'excep­tionnelle mémoire des auteurs qui écrivent leurs souvenirs, jusqu'au jour où j'ai compris qu'ils avaient noté au fur et à mesure ; qu'ils avaient tenu des journaux intimes. Mais je l'ai compris trop tard. Je n'en avais pas fait autant, je suis bien dépourvu, incapable d'écrire mes mémoires. Je ne retrouve plus les fameuses preuves (tirées de quels ouvrages en particulier ?) qui firent sur mon esprit une impression décisive. En tout cas l'effet fut immédiat, complet, durable. En histoire, en littérature, l'enseignement était menteur par larges omissions, par affirmations précises, par interpré­tations sournoises. Je me retranchai dans une attitude intellectuelle de doute méthodique, en espérant n'avoir pas été déjà tendancieusement influencé. 18:811 Mes vérifications personnelles auprès des auteurs recommandés par l'Action française eurent pour premier résultat des incidents croissants avec mes professeurs d'histoire, auxquels j'opposais une contradiction qui, de la classe de première à la dernière année de khâgne, devint de plus en plus résolue et documentée. Le censeur du lycée Michel-Montaigne finit par me convoquer dans son bureau pour m'avertir que, même compte tenu de la relative liberté de parole consentie aux khâgneux, j'étais en train de compromettre forte­ment l'avenir de mon éventuelle carrière universi­taire, le professeur d'histoire que je contrariais cette année-là étant, me laissa-t-il entendre, un personnage très important d'une très importante obédience (ce que confirmèrent ses promotions ultérieures). Et pourtant, le sectarisme enseignant de ce temps-là paraît assez bénin si on le compare à ce qu'il est devenu après la Seconde Guerre mondiale dans une université marxisée à mort. Le manuel d'histoire le plus répandu au lycée était le « Malet et Isaac », qui à chaque page militait pour la gauche contre la droite : néanmoins, parmi les lectures recommandées en fin de chapi­tre figurait *La Révolution française* de Pierre Gaxotte, avec l'indication non agressive, simple­ment documentaire, que l'ouvrage était favorable à l'Ancien Régime. Je ne crois pas qu'aujourd^'^hui l'on aperçoive souvent Gaxotte ou Viguerie dans les bibliographies des manuels destinés aux lycéens. Les livres de Maurras et de Daudet m'inci­taient à lire aussi leur journal. Mais *L'Action française* était encore à l'index, ce qui provoqua quelque drame familial. Pas question de s'abonner. 19:811 A Bordeaux, on trouvait *L'Action française* dans les kiosques du centre, sur l'Intendance et les allées de Tourny, et chez quelques autres mar­chands de journaux, pas chez tous, il s'en faut. Pendant les grandes vacances à Haux, dans les vignes et les collines au-dessus de Langoiran, le libraire le plus proche qui ait en vente un ou deux exemplaires de *L'Action française* était à Cadillac, où je faisais mettre le mien « de côté », n'y allant que tous les deux ou trois jours, non point à cause de la quinzaine de kilomètres, qui n'était pas grand-chose en vélo, surtout pour une telle proie, mais afin de ne pas contrarier trop ostensi­blement ma grand-mère Delphine, car dès que la conversation venait sur ce sujet, elle me fulminait un véhément : « Petit excommunié ! ». Elle me montrait en exemple une excellente famille catho­lique de Haux, les Bassien-Quernard, qui en 1926, dès la condamnation, avaient cessé pour toujours de lire *L'Action française.* Mes parents, pas vraiment désolés mais un peu inquiets, et impuissants devant mon obstination, me firent sermonner par mon oncle Pierre, le colonel frère de maman, couvert de toutes les plus prestigieuses décora­tions, et par mes grands-oncles Alex et Louis, Alex le Tarbais et Louis le Parisien, que l'on voyait tous trois à la Sainte-Marie du 15 août autour de mon arrière-grand-mère et pour qui j'avais une énorme admiration. Ils me firent ser­monner aussi par mon aumônier scout. 20:811 Ma perti­nacité fut inébranlable. Elle était faite d'une intense passion intellectuelle mêlée, je crois, à beaucoup de légèreté. \*\*\* Ce n'est ni une parenthèse ni une digression si je raconte ici comment se produisit, trois ans plus tard, ma rencontre avec saint Thomas d'Aquin. J'avais fait ma classe de philosophie sans jamais entendre prononcer son nom. Je l'avais faite avec tout ce que l'on m'y racontait, et avec mon Maurras, qui ne fut pas un philosophe, mais qui me fournissait suffisamment d'idées générales pour nourrir de rhétorique plus ou moins philoso­phique les pages de mes dissertations. On dira : -- *Bien sûr, le lycée de la République n'allait pas vous parler du thomisme...* Ah, pardon, dire cela serait se tromper doublement. Il n'est pas naturel, il ne va pas de soi que le lycée républicain occulte, en classe de philosophie, une philosophie aussi importante. Mais secondement, en dehors du lycée on ne m'en avait point parlé non plus. J'étais d'une famille catholique ; pratiquante ; avec de « bons livres ». J'étais scout, chez les « SDF », c'est-à-dire les catholiques, avec à la fin plus de dix-huit « badges », parmi lesquelles toutes les badges de religion préparées et passées avec l'aumônier, un prêtre de grande foi bien instruite, le cher abbé Bex ; 21:811 y compris la badge d' « apologétique » (en ce temps-là badge était un mot féminin, du moins en français et dans le scoutisme) ; et pourtant je ne connaissais pas même de nom saint Thomas et le thomisme. Cette étrange absence intellectuelle dans la péda­gogie catholique ne m'était point particulière, et elle n'était pas nouvelle. Une génération avant moi, et même un peu plus d'une génération, Étienne Gilson en avait fait l^'^expérience, il le raconte dans *Le philosophe et la théologie *: pourtant lui ne fut pas un élève des lycées de la République, il avait été un élève de l'école catholi­que. Pas plus que moi il n'entendit parler de la philosophie thomiste avant de la découvrir lui-même à l'âge adulte. Ce n'est pas au Panbiblion, c'est à la biblio­thèque de la faculté des Lettres que j'ai rencontré saint Thomas, par une circonstance symétrique à celle qui m'avait fait rencontrer Maurras. Le livre d'un auteur inconnu de moi, ouvert par hasard, m'indiqua que le thomisme existait. J'avais inconsidérément accepté de faire un exposé sur la pensée de Bergson, dont je ne savais à peu près rien. Je cherchais au catalogue quelque ouvrage qui pût m'en fournir un résumé, selon la méthode détestable, à jamais anathématisée par Péguy, qui consiste à étudier non pas une œuvre mais ce que les commentateurs ont écrit sur elle. De toute façon il était trop tard pour faire autrement ; et à l'époque je ne connaissais pas encore les justes anathèmes de Péguy contre Lanson et le lansonisme. 22:811 Donc, parcourant la bibliographie, je tombai sur un titre qui comblait ma recherche : *La philosophie bergsonienne,* et en un seul volume, une chance ! L'auteur m'importait peu et d'ailleurs m'était inconnu. Ma vraie chance pourtant fut que c'était l'édition de 1914 du livre de Maritain, celle où les exposés de la « théorie bergsonienne » étaient suivis ou entrelardés de petits catéchismes de philosophie thomiste sur les mêmes sujets : la doctrine de saint Thomas sur la perception intellectuelle ; sur la nature et les per­fections de Dieu ; l'âme et le corps dans la philo­sophie chrétienne ; la doctrine scolastique de la liberté. Du coup je laissai tomber tout ce qui concernait Bergson (et ne fis jamais mon exposé) ; je ne vis plus que ces abrégés de tho­misme ; j'avais été immédiatement conquis par le déferlement d'une évidence. Le catholique en moi et le maurrassien découvraient d'un même pas l'énoncé irréfragable de la vérité : une vérité totale, venant embrasser, compléter, organiser, couronner des vérités jusque là inarticulées les unes aux autres. La logique thomiste s'imposait en continuité avec la logique maurrassienne. Une trentaine d'années plus tard j'ai eu le bonheur de pouvoir acheter en souvenir, chez un bouquiniste, cette édition de 1914, publiée par « Marcel Rivière et Cie, 31, rue Jacob » dans une collection de « philosophie expérimentale, directeur E. Peillaube » : le temps était venu où les séminaires désertés, les couvents ouverts au monde, les paroisses désossées vendaient au prix des vieux papiers leurs livres d'avant le concile, leurs orne­ments liturgiques et leurs antiques vertus. 23:811 Parlant non pas même de l'après-concile mais du XX^e^ siècle dans son ensemble, Gilson a noté « à quel point la philosophie chrétienne est deve­nue étrangère à l'esprit de nos contemporains ». Si je ne l'ai jamais sentie étrangère, si je l'ai à la première rencontre reconnue comme familière et certaine, c'est que la fréquentation intellectuelle de Maurras avait purgé ou protégé mon esprit de tout ce qui aurait pu m'y rendre hétérogène. Maurras m'avait évité d'être, à l'image du monde contemporain, étranger à la philosophie chrétienne. L'homogénéité de Maurras et de saint Thomas, que Gilson conteste, fut d'abord pour moi une expérience vécue. J'ai voulu trop tôt en rendre compte philosophiquement, dans l'opuscule non mûri que Maurras a préfacé. Je n'avais pas vingt-cinq ans, et Maurras parlant de lui-même a formellement demandé que l'on ne retienne pas ce qu'il avait écrit avant sa vingt-cinquième année. M'autorisant de ce haut exemple, et *si parva licet,* je puis sans doute faire la même demande, en l'étendant toutefois, n'étant pas Maurras, jusqu'à ma trente-deuxième année. Quant à l'homogé­néité, si je ne l'ai pas toujours très bien expliquée, j'en suis plus que jamais vitalement convaincu. \*\*\* 24:811 Après la rencontre de Maurras dans ses livres, il y eut la rencontre la plume à la main. Oui, j'ai osé. Maurras avait relevé avec sympathie mais désapprobation, dans un de mes premiers écrits publics, « un anti-cartésianisme auquel nous avons été hostile de tout temps ». Il s'agissait du *cogito* auquel j'opposais le rudiment de l'épistémologie thomiste telle que je la découvrais au fur et à mesure dans Maritain. Mais *doctus cum libro,* je réitérai ma critique, dans la crainte et le tremblement, redoutant la foudre. La foudre ne vint pas. Quelque temps plus tard j'assistais à une conférence que Maurras donnait à Pau : apprenant que j'étais dans la salle, il me fit venir, et son accueil fut souverain comme il savait l'être. On parla, chez le docteur Larrieu, une grande partie de la nuit. Il avait déjà en tête ce qui devint *Le Mont de Saturne.* Le lendemain il eut son accident. Je le revis à Lyon. J'avais la chance de me faire entendre sans diffi­culté, sa surdité j'en avais l'habitude, elle ressem­blait à celle de mon arrière-grand-mère maternelle, née Passacantando, celle de Haux, avec qui j'ai beaucoup, beaucoup parlé tout au long de mon enfance et de mon adolescence. Il y eut le congrès de Montpellier en 1943. Et en 1944 le dernier congrès en présence de Maurras, le congrès des étudiants à Lyon, où il prononça sur Jean Ousset (qui, me semble-t-il, n'y était pas) et sur moi-même conjointement des paroles assez solennelles que je ne puis oublier mais que je ne dirai pas s'il n'existe vraiment personne qui s'en souvienne ou qui en ait quelque part porté témoignage. 25:811 Puis nous avons amplement correspondu, grâce à Hélène Maurras, pendant sa dernière captivité. Quand je l'ai revu à Tours, en 1952, dans la clinique où il passa ses derniers jours par grâce médicale mais en résidence surveillée, il me tendit de quoi écrire, il ne m'entendait plus. \*\*\* Ce premier chapitre a été le dernier écrit : je l'ajoute après tout le reste. L'idée m'en est venue en lisant cette saison « La rencontre avec Barrès », où François Mauriac trouva un premier, un déci­sif encouragement privé et public, une authentifi­cation de sa destinée intellectuelle ; et une dési­gnation. C'est ce que fut pour moi la rencontre avec Maurras : pareillement, en somme ; exactement ; mais dans un tout autre registre. Quand j'ai rencontré Maurras dans ses livres, il était déjà un proscrit, frappé d'interdit par la communauté catholique, et royaliste désavoué par son préten­dant. Quand je l'ai physiquement rencontré, c'était dans l'ultime étape de son dernier combat d'homme libre, qui allait lui valoir la proscription civile, la dégradation nationale, la réclusion perpé­tuelle ; l'écrivain français le plus constamment, le plus violemment et peut-être le plus excessivement anti-allemand allait être condamné pour intelli­gences avec l'ennemi allemand, 26:811 cette imposture, sans doute la plus visible comme telle au milieu de toutes les autres, ouvrait le temps de l'impos­ture, et c'est le temps sous lequel nous vivons toujours, l'imposture étant toujours officielle, tou­jours régnante. En un autre temps, la rencontre avec Barrès avait désigné Mauriac pour la place qu'il a occupée à bon droit dans la république des lettres. La rencontre avec Maurras me désigna ma juste place dans la république des proscrits et des contestataires du temps de l'imposture. Cette dési­gnation elle-même demeure enfouie dans une épaisse obscurité, ainsi qu'il convient aux hors-la-loi de la démocratie, aux exclus des droits de l'homme, les paroles solennelles du congrès de Lyon étant comme n'ayant jamais été prononcées, et la lettre-préface datée sans artifice du 2 septem­bre 1944, c'est-à-dire l'un de ses tout-derniers écrits d'homme libre, avec le panégyrique et la prophétie bien sûr hyperboliques qu'elle réitère, étant passée finalement inaperçue. Il est équitable qu'il en soit ainsi, le temps de l'imposture est forcément, pour la mémoire nationale et chré­tienne, le temps des catacombes : des catacombes morales pour le mouvement national, objet per­manent de la proscription et du lynchage médiati­ques ; des catacombes mystiques pour la tradition catholique, persécutée par la bureaucratie ecclé­siastique. Sans la rencontre avec Barrès, peut-être Mauriac aurait-il raté sa « montée à Paris » et tout ce qui s'en est suivi, l'Académie française, le prix Nobel. 27:811 Sans la rencontre avec Maurras j'aurais risqué de devenir un socialiste chrétien, un cosmopolite œcuméniste, disciple d'Henri Guille­min ou de Teilhard de Chardin, complice peut-être des Jean Monnet, des Mitterrand, des Delors. Avec Barrès, Mauriac a eu la chance qu'il désirait. Avec Maurras, j'ai eu la chance que, si c'était à refaire, je n'échangerais contre aucune autre : qu'il en soit béni. 28:811 Chapitre II ### Confession à mi-chemin 30:811 LA VIE de l'esprit est mouvement, les auteurs, les idées se rapprochent, s'éloi­gnent, perdent ou retrouvent leur densité et leur couleur. Il y eut le « Barrès s'éloigne » décrété par Montherlant. J'ai eu mon « Maurras s'éloigne », que j'ai exposé à propos de Brasillach. Ce chapitre recopie à peu près ce que j'en écrivais dans ce moment d'éloignement. Nous sommes nombreux sans doute, disais-je, à être passés par la scolastique maurrassienne, à l'avoir récitée et servie, plus ou moins, plus ou moins longtemps. Maurras nous ouvrait les portes : des portes qui nous découvraient un et plusieurs univers, la lumière sur l'archipel helléni­que et l'ordre latin, la tragédie grecque et les légions romaines, les poètes, les juristes, les consuls et les docteurs de la civilisation ; et la France... 32:811 Maurras était un guide, et nous avons beaucoup voyagé le guide à la main, visitant ce qui était à voir d'après le guide, presque tout avait une place et un rang, Homère et le Syllabus, Jeanne d'Arc et Foch, le « victorieux au nom de flamme » ; les rois de France ; Athènes, Rome et Paris ; et la frontière du Rhin. Et Florence même, l'atticisme florentin et les vergers sur la mer. Puis le temps est venu où, à nos risques et périls, nous avons commencé à voyager sans le guide, à conduire dans les mêmes pays, par les mêmes chemins, des pensées et des songes différents. Sans trop le dire d'abord, et bien timides, et décidés pourtant. Escapades ou errances dans les voies qui ne sont pas maurrassiennes. Il était inévitable que tôt ou tard nous voyagions derrière l'horizon, et que nous y fassions quelques découvertes émer­veillées. Dans la vieille maison où Maurras avait ouvert tant de portes -- et comment l'oublier jamais ? -- il en était d'autres qu'il tenait fermées. Nous sommes passés par les fenêtres. Nous avons découvert que Péguy n'était pas seulement un révolutionnaire généreux et divaguant, au vocabu­laire confus, noblement mort pour la France ; que Bernanos était autre chose qu'un hystérique sti­pendié par l'autre Coty, le parfumeur ploutocrate, celui qui ne fut pas président de la République ; que Claudel ne tient pas tout entier dans les jetons de présence de Gnôme et Rhône ni dans un témoignage en justice odieusement inexact ; et qu'il n'est pas non plus un auteur apparemment traduit du bas-allemand, insultant au génie de la langue française... 33:811 Que Maritain lui-même n'est pas un « simoniaque de caractère et de voca­tion » ([^1]). Qu'Augustin Cochin avait eu des raisons précises et pesées, et nullement périmées, et toujours actuelles, de voir dans l'Action française quelques fâcheuses similitudes avec les funestes « sociétés de pensée ». Que Chesterton a trop d'humour pour être un humoriste : et qu'il a du génie. Que Taine et Renan, tout compte fait, et Auguste Comte, et presque tout Fustel, nous cas­saient les pieds. Que la terre est vaste, et nom­breuses les demeures de l'esprit. Brasillach s'était évadé le premier, dès le début ; et avant même d'entrer dans la vieille maison. On voit les dissemblances. Mais on se trompe aux ressemblances. Car Jeanne d'Arc, et Charlotte Corday, et la reine Marie-Antoinette, ce n'était point Maurras qui les lui avait apprises, elles viennent de l'enfance de Brasillach, et de sa famille, qui ignorait tout de l'Action française. Quant aux dissemblances, elles éclatent dès sa critique littéraire, qu'il commence à vingt ans, titulaire du feuilleton de *l'Action française* chaque jeudi : une critique qui n'est pas tellement maur­rassienne, qui ne le devient guère, et souvent ne l'est pas du tout. De Claudel terminant son œuvre par des années de commentaires bibliques, il notait : 34:811 « Les drames de Claudel, honneur de notre temps indigne et de notre langue, sont eux aussi des drames de la Création et du salut, et cette œuvre ainsi, née de la Bible, y retourne, cette vie formant le cercle parfait. » A propos de Péguy, il évoquait « cette France mystérieuse à l'étranger, claire à ses fils, sur laquelle on a si peu l'habitude de réfléchir parce que notre connais­sance n'en est pas discursive, mais congénitale ». Ni l'un ni l'autre propos n'étaient « maurras­siens ». Ni cent autres. Ni de remarquer pour Bernanos : « Dieu est le véritable héros de ses livres. » Ni cette critique qu'il faisait à Bergson, distincte de la critique maurrassienne, ou même contraire : « Cette mystique est une mécanique. Les mys­tiques de Bergson semblent soumis à des lois d'attraction, ils ne possèdent pas l'amour. L'amour se comprend entre *personnes *: l'amour mystique (qu'on lise plutôt les canciones de saint Jean de la Croix) veut, en face de la personne du mystique, la personne de Dieu. Le Dieu bergsonien est beaucoup moins une personne que celui d'Aris­tote, qu'il raille presque. Il est une force. Aime-t-on une force ? *Dieu d'Abraham et de Jacob, et non pas Dieu des philosophes,* disait Pascal (...). Il n'en reste pas moins à Bergson, outre des observa­tions et des analyses remarquables, d'avoir, en notre temps si pauvre spirituellement, fait un acte de confiance. » 35:811 Mais alors Maurras ? Ah ! Maurras n'est pas si simple. Ni si fermé. Ni aussi intolérant que peuvent le croire, avec de trop bonnes raisons, tous ceux, trop nombreux, qui ont trop souvent et trop durement été marqués par le fer rouge de sa polémique. Il avait lui aussi ses chemins de traverse, et assez de vagabondages secrets pour supporter qu'on en eût. Le supporter sans l'ad­mettre. Il agréait toutes les contradictions qui n'allaient point directement contre l'idée politique très précise qu'il s'était formée de l'intérêt de la France. Qu'il se soit de plus en plus enfermé dans cette idée est une autre question. Qu'il lui ait tout sacrifié, peut-être. Ce n'était point par orgueil intellectuel, ni par souci jaloux de la doctrine enseignée, de l'influence exercée, du système. Le système ! Pendant des années Thierry Maulnier et Robert Brasillach l'ont implicitement contredit ou explicitement méconnu dans *l'Action française,* et Maurras fermait les yeux tant qu'on ne touchait pas au point vital du combat politique, ni aux lois, traditions, prérogatives et dogmes de cet organisme sociologique constitué sous le nom d'Action française. Là sans doute, il était terrible. Son amour de la France, appelé par vocation à impérieusement convaincre les Français de restaurer une patrie chrétienne, resta bloqué en chemin -- parce qu'il n'est pas de patrie chrétienne sans Jésus-Christ ; et se figea peu à peu en un absolutisme politique dénoncé en théorie, pratiqué en fait. La seule France comme but, la politique d'abord comme moyen, l'Action française comme instrument privilégié du salut national : 36:811 en ce centre durci, en ce raidissement, en ce retranchement, en ce bastion assiégé, aucune contradiction n'était véritablement accueillie, aucun bilan critique n'était admis. C'est Xavier Vallat qui le note, et dans un esprit qui est tout le contraire de malveillant : « *La susceptibi­lité de Maurras pour tout ce qui touche au rôle passé de l'Action française a quelque chose de touchant* » ([^2])*.* De touchant pour une amitié indulgente : mais en vérité de périlleux. C'est Maurras le premier qui a empêché de seulement concevoir, pour l'essentiel de son action politique, pour vingt, puis pour trente, puis pour quarante, puis pour cinquante années de vie politique, ce bilan critique de l'Action française qui eût été si nécessaire à elle-même, à la droite, à la France. C'est Maurras le premier qui a institué une tradi­tion d'Action française exempte, seule exempte des sages maximes qu'il imposait à toute autre tradition : « La vraie tradition est *critique* »*,* sans quoi « le passé ne sert plus à rien. Ses réussites cessant d'être des exemples, ses revers d'être des leçons » ; « dans toute tradition comme dans tout héritage, un être raisonnable fait et doit faire la défalcation du passif » ([^3]). De même, la tradition monarchique française fut défendue en bloc : ni dans la tradition des rois de France ni dans la tradition de l'Action française, 37:811 nul ne put jamais opérer à haute voix la défalcation du passif, et si les réussites du passé ne cessèrent pas d'être des exemples, les revers cessèrent d'être des leçons. Revers et succès ensemble étaient inscrits dans une intouchable hagiographie politique ; une iné­galable dialectique substituait partout l'apologie à l'examen critique. Ainsi s'arrêtait-on au seuil de l'essentiel, un seuil farouchement barricadé. Car dans la tradition monarchique, comme dans celle de l'Action française, les échecs ne viennent pas de la transgression des règles d'un didactisme exté­rieur et abstrait, fût-il un didactisme ecclésiasti­que : ils viennent d'une infidélité intérieure à l'amour de Jésus-Christ, rédempteur et sauveur. L'Action française n'a jamais pu voir que le « Roi-Soleil » n'avait pas été donné à la France pour sa propre gloire, mais pour en manifester une autre, et que Louis XIV manqua à sa vocation, et que cette grandeur humaine devint insupportable. Louis XIV avait reçu tout ce qu'il fallait pour apporter au monde le règne de Jésus-Christ, il n'apporta finalement que le sien, qui ne put lui survivre. Nous n'avons pas fini, la France et l'Europe n'ont pas fini de vivre les conséquences du refus, de l'infidélité partielle, de l'échec de Louis XIV. Et l'Action française, sans omettre d'honorer saint Louis, se réclamait beaucoup plus volontiers du « Roi-Soleil », cela résume tout. Mais où aurait conduit la pratique réelle de cet examen critique que Maurras recommandait en théorie, où aurait-elle conduit, sinon à la porte verrouillée de son âme ? 38:811 Avec une énergie féroce, il en défendit l'approche presque toute sa vie. *Sachez monsieur l'Abbé, que sur ce sujet, je suis très coriace* » ([^4]). Maurras, note encore Xavier Vallat, « ne peut pas lire un mot, si négligeable fût-il, où il soit question de l'Action française et qui lui paraisse inexact, sans éprouver l'envie de rectifier avec la plus extrême rigueur » ([^5]). Et Xavier Vallat admire la passion de riposte qui anime ce vieil homme » ([^6]). On admire moins l'exemple ainsi donné, les mœurs ainsi installées. Concernant la politique d'Action française, Maurras n'admettait guère que l'apologie. Quand il donna un exemple contraire, quand il finit par désavouer l'impoliti­que *Non possumus* de décembre 1926, cet exem­ple ([^7]) et celui de la conversion finale ne semblent pas avoir porté des fruits visiblement décisifs à l'intérieur de l'école post-maurrassienne. La tradi­tion d'Action française *n'est pas critique* et ses fidèles n'y font *aucune défalcation du passif.* Il n'est pas niable que Maurras lui-même soit à l'origine d'une telle attitude. 39:811 Il l'adopta d'abord, on le suppose, par tacti­que autant que par travers. Quiconque n'admettait pas que l'Action française avait eu raison dans tous ses actes politiques était réputé complice conscient ou inconscient des « Boches », des « Juifs », des « francs-maçons », de l' « Anti-France ». Avertis par leur propre expérience ou par des expériences antérieures, la plupart des « hommes de droite », écrivains ou politiques, ont préféré ne pas parler de l'Action française plutôt que d'exprimer des critiques ou des réserves qui auraient été utiles à tout le monde : mais elles auraient été accueillies par l'Action française comme désobligeantes, elles auraient donné lieu à des hostilités en règle, où toute la puissance socio­logique et publicitaire du quotidien, du mouve­ment, des Camelots du Roi -- et cette puissance sociologique et publicitaire fut grande jusqu'en 1926 et non négligeable jusqu'en 1939 -- réputait l'audacieux un imbécile ou un traître, un calom­niateur ou un escroc, un menteur ou un vendu, avec un grand luxe d'apostrophes, d'invectives, de chahuts et de coups. La diffamation, au sens propre, était systématique, et remarquablement organisée. Elle fut féroce pour ceux qui, s'étant un moment trouvés d'accord avec l'Action française, s'en séparaient sans avoir conscience de commet­tre un sacrilège ni de rompre un lien sacré, et avaient l'innocence de prétendre donner posément leurs raisons : 40:811 ces raisons étaient annulées par le vacarme, expliquant toujours leur dissidence par leur mauvaise humeur, leurs mauvaises mœurs et leur sottise. De même que le Parti communiste serait une remarquable pépinière de « traîtres à la classe ouvrière », si l'on en croyait la thèse officielle de ses épurations successives, de même l'Ac­tion française aurait été une extraordinaire école de « simoniaques », de « stipendiés », de « malheureux » et de « traîtres ». Ces « dissidents » étaient mis au-dessous de tout, comme s'ils avaient renié la vraie foi, déchiré la robe sans couture de l'Église ou brisé un mariage indissolu­ble. Transfert des valeurs au profit d'un mouve­ment politique qui dénonçait dans la République un « trou par en haut », il voulait dire une insuffisance de l'autorité centrale, et qui lui-même manifestait un autre « trou par en haut », expli­quant son histoire et son comportement : l'homme ne peut se passer, collectivement comme individuellement, de Bien infini et de Valeur abso­lue ; quand Dieu s'estompe, quand il n'est plus une Présence de chaque jour et de chaque instant, l'homme transfère à quelque réalité temporelle ce qui appartient à l'Absolu. Même s'il s'en défie, même s'il s'en défend, même s'il veut s'en empê­cher -- et Maurras s'en défiait et s'en défendait. Il ne peut s'en empêcher tout seul. Il ne peut s'en empêcher sans Dieu. L'absolutisme d'Action fran­çaise fut caricaturé, singé, exacerbé après la mort de Maurras et déjà de son vivant. 41:811 Mais il avait son origine dans l'âme même de Maurras, qui retarda jusqu'au dernier jour le moment de recon­naître Dieu. Maurras fut, de la même manière que Louis XIV, partiellement et longtemps détourné de sa vocation -- et eut finalement moins encore que le Roi-Soleil le temps de la rejoindre. « Son œuvre aboutira », dit saint Pie X, elle aboutira quand même, mais autrement, et sans lui. Moïse fut privé d'entrer dans la Terre promise. Et pourtant Moïse ne s'était pas trompé sur la direction ni sur le chemin, et il avait fait toute la route. Maurras n'aura finalement pu pendant cinquante années qu'en apercevoir quelque chose, une ombre portée, un reflet apprécia­ble, et qu'en donner le désir -- et tourner en rond beaucoup plus qu'avancer. Maurras a manqué à son œuvre, mais son œuvre aboutira. Non pas l'œuvre sortie de ses mains, qui ne suffit pas à conduire quelque part, ou qui parfois risque de conduire ailleurs. Mais l'œuvre qui était dans sa vocation. Observateur amical, plein de vénération, mais libre d'esprit, homme d'action et non de pensée, Xavier Vallat ne remonte pas aux causes mais ne s'aveugle pas sur les faits. Son livre est peut-être le meilleur témoignage sur Maurras. S'il ne veut pas dire ou n'aperçoit pas toujours la raison des effets, il ne s'abuse pas sur leur existence : 42:811 « Maurras a toujours du mal à comprendre que certains de ses fidèles soient partis en dissidence, ordinairement pour protester contre les façons de faire de certains fonctionnaires de l'Ac­tion française, et il admet difficilement d'absoudre ce péché. » ([^8]) La métaphore s'est imposée à sa plume. On comprend bien qu'elle est tempérée d'un sourire. Et que Xavier Vallat en a littéralement dit plus peut-être qu'il ne voulait. Mais comment éviter une telle métaphore ? Oui, des *fidèles,* et leur *péché,* et l'*absoudre *: il y avait quelque chose de cela, et l'Action française avait pris dans son comportement quelque chose des allures d'une Église. La quitter ou la contrecarrer était devenir comme l'équivalent d'un pécheur public. Il ne suffit pas de le vouloir pour posséder le pouvoir de créer un tel état d'esprit. Il faut en avoir reçu l'un de ces dons sans repentance, accordés en vue d'une vocation, et que l'infidélité à la vocation ne détruit pas. Maurras avait ce don pour servir l'Église non point en allié de l'Église mais en fils de l'Église. Maurras avait cette vocation française de rendre la France à l'Église, mais cela ne sera jamais possible que par des hommes qui l'entreprendront dans le plan de Dieu, pour les motifs de Dieu et par les moyens de Dieu : autant que cela est possible, et cela est possible par grâce, et nous autres Français, depuis deux siècles nous tournons le dos aux grâces de cette catégorie. Cet ardent amour de la France qui possédait Maurras en eût été comblé, car la France aurait été sauvée par surcroît. 43:811 Saint Pie X a bien été en un sens « le sauveur de la France » que dit Maurras, il l'a été par surcroît. Maurras n'a sauvé la France d'aucune des catastrophes qu'il voyait venir, qu'il dénonçait, auxquelles il barrait la route, et qui sont venues quand même, et plus profondes encore qu'il ne les avait prévues. Ni la France ni rien de surnaturel ne sera jamais sauvé sans Jésus-Christ. Les violences extérieures, les sectarismes, les procédés excessifs et parfois malhonnêtes, y com­pris « les façons de faire de certains fonctionnaires de l'Action française », viennent de l'âme -- d'une privation dont l'âme souffre. Les tactiques d'inti­midation de l'Action française sont nées d'une privation dans l'âme de Maurras, et elles n'ont porté aucun fruit. Elles parurent longtemps effi­caces, c'est l'illusion habituelle. Elles furent vou­lues pour l'efficacité apparente qu'on leur consta­tait. L'intimidation verbale et physique, la discussion implacable, l'usage intempérant de toutes les forces intellectuelles, morales et maté­rielles que Maurras avait à sa disposition installa en permanence une crainte majeure, celle d'être analysé, réfuté, moqué, déshonoré, chahuté, rossé par l'Action française. Ce qui doubla ou décupla son influence pratique sur la droite française entre 1920 et 1939. Beaucoup d'erreurs en furent contenues : ou du moins, ralenties dans leur progres­sion, freinées dans leur malfaisance. 44:811 Service réel, service important, mais provisoire, finalement recouvert : ces erreurs ne furent jamais déracinées, ni surmontées, ni dépassées ; et elles l'emportèrent enfin. Elles ne seront pas renversées durablement, ni les querelles et les guerres civiles apaisées, par les seules méthodes de l'Action française. Celles-ci ont grandi comme un arbre, mais, selon le mot de Bainville, « les peupliers ne montent pas jusqu'au ciel et rien ne va de plus en plus », -- rien sauf la grâce et l'achèvement du nombre des élus. Ces méthodes d'Action française, la décadence de leur efficacité pratique était visible depuis longtemps, en même temps qu'elles élevaient chaque jour davantage, spécialement à l'intérieur de la commu­nauté catholique, un mur infranchissable de rancœurs secrètes et d'inexpiables rancunes. \*\*\* De Maurras, Brasillach avait peu reçu et n'avait quasiment rien gardé, que l'admiration pour l'homme, l'envoûtement si l'on veut. Il n'était pas un doctrinaire et n'avait pris de la doctrine que quelques thèmes plus ou moins provisoires. Il fut attiré par les pouvoirs mystérieux de Maurras, et Maurras ne s'en servit point pour lui donner ce que Brasillach, sans le savoir, en attendait. Dans chaque vie, la rencontre avec Maurras était l'heure du retour à Dieu, car immenses étaient les pouvoirs de cette « *vocation mysté­rieuse* » que Bernanos aperçut en « *l'un des hommes les plus chargés aujourd'hui de responsa­bilités surnaturelles* » ([^9])*.* 45:811 Oui, dans chaque vie la rencontre avec Maurras pouvait être l'heure du retour à Dieu, et Maurras manquait au rendez-vous, il y parlait d'autre chose. Il parlait même de « l'Église de l'ordre », du « temple des définitions du devoir » et de « la seule internationale qui tienne » : vérités, mais vérités-reflets, vérités qui sont des conséquences, et non la réalité intime et constitutive de l'Église. Ces vérités furent la voie pour plusieurs, une voie où Maurras leur fit faire plus d'un pas, mais où il les laissa continuer tout seuls, jusqu'au moment où ils aperçurent sans lui que cette Église de l'ordre, ce temple des défini­tions du devoir, cette internationale est Jésus-Christ présent et communiqué : une Personne, et son Corps mystique. Brasillach n'était pas appelé à l'Église du Christ par la porte du temple où les devoirs sont définis. Le rendez-vous fut manqué. « Aime-t-on une force ? » disait-il à Bergson. *Aime-t-on un ordre ?* aurait-il pu dire à Maurras. Brasillach attendait, Brasillach était prêt à recevoir un message et un témoignage non pas politiques, ni philosophiques, mais spirituels. Il garda tou­jours le sentiment d'un pouvoir étrange donné à Maurras, mais il n'aurait pu dire où cela conduisait, car Maurras se tenait solidement retranché sur le seuil, respectueux, muet. 46:811 Puis il vous menait faire à distance le tour de l'édifice, il en prenait un coup d'œil juste, il expliquait mieux que personne que c'était là un chef-d'œuvre sans égal. Et ses remarques étaient pleines de sagacité. Mais c'était un chef-d'œuvre de l'amour, et le cœur de Maurras n'y était pas encore revenu. L'on revenait à l'amour de la France, de plus en plus embroussaillé par les passions politiques. L'on retournait aux combats, aux manœuvres, aux labeurs de la lutte civile. Là, c'est le cœur de Brasillach qui n'y était guère. \*\*\* Ceux qui ont fait le portrait d'un Maurras orgueilleux sont justement ceux-là qui ne peuvent comprendre où se situait l'orgueil de Maurras. Non, ce n'était pas l'orgueil du maître intellectuel. Dès qu'il n'était plus question du combat politi­que de l'Action française, Maurras écoutait la contradiction et s'inclinait devant elle, demandant le loisir de repenser à la question. Et point seulement dans les colloques d'étudiants. Mais publi­quement. Maurras était souvent coléreux, terriblement enclin à la férocité polémique, mais il était un esprit *libéral,* ce qui veut dire : digne d'un homme libre et généreux, et n'a rien à voir avec la « critique du libéralisme », contrairement à ce que racontent des perroquets plus sensibles au son des mots qu'à leur sens. 47:811 Si l'on fait le compte de ce que Maurras apprit à Brasillach, on ne trouvera peut-être qu'un maigre gibier. Les théories fondamentales de l' « empirisme organisateur », de la « physique sociale » et du « nationalisme intégral » n'ont guère retenu son attention et en tout cas n'ont rien produit dans son œuvre. Il n'était pas un théoricien, et certainement point un théoricien politique, ce qui le mit à l'abri des formulations scolastiques, d'une logique discutable, que Maurras donnait à ses observations les plus justes, en les généralisant à un niveau trop bas. En Maurras il a aimé l'homme et quelques-unes de ses actions, sans beaucoup entrer dans sa doctrine. Il l'a regardé comme un fils de Socrate, avec une vive conscience de ce privilège de rencontrer un grand homme non plus dans les livres, mais vivant, parlant, écoutant. Il a fait l'éloge un peu conventionnel de *Mes idées politiques* et du *Dictionnaire politique et critique,* un normalien n'est jamais inapte à ce genre de dissertations, même s'il n'y est porté ni par son goût ni par sa vocation. De Maurras il adopte sans doute le nationalisme, mais plutôt son langage et sa mythologie que sa théorie « intégrale », c'est-à-dire monarchiste. Et quand il parle de Maurras avec une émotion vraie, c'est du Maurras « homme d'action », celui qui jusqu'au dernier moment fit tout ce qui était en son pouvoir pour empêcher une guerre désastreuse, perdue d'avance, de s'abattre sur la Fran­ce ([^10]). 48:811 Le doctrinaire, le *magister* l'a beaucoup agacé, mais il aimait l'homme, son espérance indomptable, sa foi en la patrie française : le « grand Français ». Ni monarchiste, ni maurras­sien, ni militant, Brasillach trouvait dans le *Dic­tionnaire* de Maurras « des pages de diamant et des discussions bien mortes, des polémiques oubliées, des vues sur lesquelles il y aurait beaucoup à dire, des jugements sur les hommes que le temps a dû corriger » ([^11]). « Je crois qu'il ne faut pas trop rabâcher : « *on aurait dû faire ceci ou cela...* »*.* Maurras n'a rien fait que conjuguer « *on aurait dû* » pendant quarante ans. Le « *on aurait dû* » n'est pas politique. » La tentation de toute scolastique, qui est le littéralisme, et de faire des œuvres du « maître » une sorte de Talmud indéfi­niment cité et récité, Brasillach y échappait d'emblée. \*\*\* 49:811 Telles étaient, à l'approche du milieu de ma vie intellectuelle, les pensées qui, sans abandonner Maurras, m'éloignaient de lui. L'irruption mentale de vérités nouvelles ébranle souvent les vérités acquises au lieu d'y venir prendre organiquement la place qui leur revient. Il y avait eu les Charlier ; il y avait eu Péguy (beaucoup plus que Claudel, que je ne commencerai à connaître vraiment que dans les années quatre-vingt) ; il y avait eu Chesterton ; et l'étude technique du commu­nisme ; et tant d'événements et de rencontres ; il y avait eu Châteauneuf-de-Galaure. Après mon « Maurras s'éloigne », par la réflexion continuée, par l'expérience s'accroissant, peu à peu Maurras s'est à nouveau rapproché. 51:811 Chapitre III ### Le dessein politique 53:811 CE QUE L'ON COMPREND LE MOINS chez Maurras, ce que l'on conteste ordinairement le plus, c'est l'essentiel de son dessein : la politique. Non pas même telle politique qui fut la sienne plutôt que telle autre, mais d'abord ce souci prioritaire, cet engagement total dans la pensée et l'action politiques. Un si grand écri­vain ! Un poète ! D'autres poètes et prosateurs du premier rang ont eu des préoccupations politi­ques, et des engagements : mais secondaires et d'occasion, quelque jour ou quelques années, lais­sant dans leur bibliographie, en quantité ou en qualité, la première place à l'œuvre littéraire. La plupart des grands esprits ont touché aussi à la politique, ils n'y ont pas voué leur vie entière et le meilleur de leurs travaux. Maurras fait excep­tion, sacrifiant toutes les autres figures possibles de sa destinée à l'unique finalité du dessein politique. 54:811 Son art, sa poésie, sa pensée ont fleuri dans la démarche elle-même de l'action politique, ou au bord de ce seul cheminement. A trente ans, il était déjà « entré en politique comme on entre en religion ». En sa soixante-neuvième année, prisonnier politique du Front populaire, il écrivait comme au premier jour : « Tout m'incite à conduire, aussi profondément que je le peux, cette étude des fondements sociaux de la vie humaine qui a fait mon souci constant » ([^12]). Étude certes, mais poursuivie au milieu des tumultes d'une action politique incessante, mêlée toujours aux débats et aux batailles de chaque jour. Une telle carrière, un tel destin, une mobilisa­tion aussi complète paraissent le résultat d'une sombre passion partisane, et font figure d'une déchéance de l'esprit employant à des tâches infé­rieures ses dons supérieurs. **I** Mais on se trompe en cela. D'une erreur qui, en un temps barbare, vient de l'oubli. La démarche politique de Charles Maurras a dans l'histoire de la pensée le plus illustre des précé­dents, le plus noble des répondants : 55:811 elle est parfaitement platonicienne. Platon avant Maurras n'a rien fait que pour la politique ; avant Maurras, Platon, inventeur de la philosophie et prince parmi les poètes, sacrifia même la poésie à l'unique finalité du même dessein. Pour Platon comme pour Maurras, l'art, la pensée, le poème ont fleuri dans la démarche elle-même d'une volonté politique. La condamnation de Socrate avait été son Affaire Dreyfus. La déchéance civi­que d'Athènes l'avait mobilisé au service d'une réforme de la cité. Ce qui devrait nous étonner, ce n'est pas qu'une Affaire Dreyfus ait été décisive aussi bien, encore qu'en sens inverse, pour un Péguy et pour un Maurras, mais plutôt que de grands esprits aient pu être les contemporains et les concitoyens de telles crises, et de la mort de Socrate toujours condamné d'âge en âge, sans rien en ressentir : ils passent à côté du temporel, et du même pas, à côté de l'éternel. Platon et Maurras sont semblablement les hommes de la décadence commencée, ils ont le même dessein politique d'interrompre la déca­dence. C'est Athènes après Périclès et c'est la défaite ; la révolution devant l'ennemi, la tyrannie des oligarques, la décomposition des institutions et des mœurs ; et l'insécurité grandissante pour les témoins de l'esprit : Socrate fut condamné à mort ; douze ans plus tard, conduit par traîtrise syracusaine dans l'île d'Égine alors en guerre contre Athènes, Platon y fut vendu comme esclave en sa quarantième année. 56:811 Aux Jeux Olympiques de 388, Lysias avait appelé les Grecs à rejeter tout séidisme et à s'unir contre les tyrannies. Racheté par Annicéris, dont nous devrions pour cela honorer la mémoire, Platon fonde en 387 l'Académie, qui dans son intention est un Institut politique, un séminaire d'hommes politi­ques, une école de pensée et d'action politiques. Par une démarche analogue et dans une intention semblable Maurras fonda l'Institut d'Action fran­çaise. Car c'est l'heure dans la cité, c'est l'heure de la décadence commencée, c'est l'heure où les plus lucides aperçoivent la nécessité politique d'une réforme intellectuelle et morale. Viendra l'heure suivante, où disparaîtront un à un les moyens espérés de rendre possible ce qui était nécessaire. De Platon il restera, mais pour une autre civilisa­tion, une philosophie et même plusieurs. De Maurras, s'il survit ou revit une civilisation, des poèmes sans doute, des maximes, un exemple peut-être... ... Une doctrine ? J'ai toujours pensé que ce qu'il y a de doctrinal dans l'œuvre de Maurras survivra de la même manière que la doctrine d'Aristote : intégré par les docteurs catholiques. Mais il faudrait alors qu'il existât de nouveau des docteurs catholiques, et notamment des docteurs ordinaires. Leur actuelle éclipse se prolonge en une nuit 57:811 Où, plus qu'ailleurs, l'aube fugace Est longue à naître sous le flot. ([^13]) L'échec du dessein politique de Platon fut total. De même, l'échec politique de Maurras, dans une autre décadence, plus avancée. Celle-ci, au sommet de sa pente, avait entendu la parole grave et sublime d'un autre doctrinaire : l'échec temporel de Bossuet fut total lui aussi, bien que son dessein principal n'ait pas été politique. Mais l'art survit à l'échec. La mémoire des hommes avait conservé surtout, de Platon et de Bossuet, ce que Maurras appelle « la dentelle du rempart ». Parce qu'il y avait une mémoire historique, dont Maurras fut en son temps le gardien et la voix. Y a-t-il encore une mémoire après la mort de Maurras ? L'histoire elle-même se détourne du passé, elle est devenue la fausse science d'un avenir illusoire ; le voyageur sans bagage de la seconde moitié du XX^e^ siècle n'est plus qu'un barbare somnambule et mathématicien, insouciant de tout ce qui fut, ignorant de ce qu'il est, possédé par les rêveries vainement prospectives que se fabrique une impiété sans remords. Quand l'oubli règne sur les tombeaux, aucune archéologie ne rendra vie aux mémoires éteintes. Je parle de Platon à voix basse, sachant bien que mon langage est devenu incompréhensible. 58:811 **II** Sauf pour quelques-uns : et qui sont souvent les plus jeunes. Pour eux il faut poursuivre le discours. Pour qu'ils restent eux-mêmes et pour qu'ils deviennent ce qu'ils sont, dans la mémoire et dans l'espé­rance. Et pour ceux qui viendront, autour d'eux et après eux. Nous n'aurons pas empêché notre temps de se dégrader encore et davantage ; mais nous n'aurons pas cessé de porter, devant Dieu et devant les hommes, témoignage contre lui. Pour l'honneur de l'homme et pour l'honneur de Dieu. Dans le clair-obscur de la raison naturelle que la Révélation n'a pas encore illuminée, Platon a vécu déjà cette désintégration d'un monde qui n'avait point été parfait, mais qui se mettait à détruire ce que ses coutumes, ses institutions et ses mœurs contenaient de plus amical et de plus tutélaire pour la vie humaine. La cité avait eu quelque chose d'habitable, et c'est cela même que l'impiété du barbare de l'intérieur ne voulait plus ni reconnaître ni supporter. Platon philosophe pour cela, et sa philosophie est destinée à la réforme de l'autorité politique ; tel fut en son intention essentielle l' « ample souhait platonicien », comme disait Maurras : 59:811 « Lorsque Maurice Barrès constatait qu'il n'y a aucune possibilité de restauration de la chose publique sans une doctrine, il refaisait l'ample souhait platonicien, exagéré dans ses termes, exact au fond : que l'autorité politique et la philosophie se rencontrent et soient réunies ! » ([^14]) Barrès refaisait « l'ample souhait », Maurras le mit en œuvre. Son propos était absolument conforme au propos platonicien, et Platon avait plus ou moins dit en substance ce que Maurras déclarait au temps des premières esquisses d'une Action française : « Quand on n'a point de troupes à insurger, ni de bandes popu­laires à diriger, la théorie demeure le meilleur mode de l'action : elle en étudie le terrain. » ([^15]) Les « bandes populaires » des Camelots du Roi, les « troupes » de l'insurrection de l'honneur français vinrent ensuite, pour trente années de combats civiques, pour mille batailles et pour la dernière d'entre elles, qui fut perdue : « J'ai tout tenté pour éloigner des lèvres de la France l'amer calice de la guerre de 1939 qui est la cause de tous nos maux. » ([^16]) Pie XII avait crié au monde entier en août 1939 : *Sans la guerre, tout peut être sauvé ; avec la guerre, tout peut être perdu* ([^17])*.* 60:811 Presque un quart de siècle après la fin de cette guerre mondiale ([^18]), ses ruines matérielles maintenant relevées, ses dévastations morales, au contraire, incessamment approfondies, nous voyons mieux encore qu'elle fut, dans l'ordre politique, « la cause de tous nos maux ». Non la seule cause, il n'y a jamais une cause unique, il en faut toujours quatre ; mais la cause efficiente des désintégrations en chaîne qui disloquent les nations d'Europe, la civilisation chrétienne, l'Église romaine. Il y eut Pie XII qui à lui seul tenait et retenait tout à la fois. Ce fut le sursis procuré par son héroïque génie. Pie XII est mort. Ses succes­seurs n'ont pas empêché l'effondrement. Nous ne dirons jamais et, pour autant qu'il est en nous, nous ne laisserons jamais dire que la décadence, la dévastation, la désintégration sont un progrès, encore moins la manifestation où se reconnaît « le » progrès. Sinon le progrès de la subversion. Maurras était aussi incomplet que l'on voudra : nous sommes tombés bien au-dessous de Maurras. Platon, fondateur de la philosophie par intention politique, n'était que l'aube de la philo­sophie : nous sommes tombés bien au-dessous de Platon. Je veux dire que ni l'un ni l'autre, aux prises pourtant avec les processus intellectuels et moraux de la décadence politique, n'avaient connu, n'avaient même imaginé sur le sol de leur propre cité, sinon par hypothèse extrême, une barbarie aussi lourde que la barbarie d'aujourd'hui. 61:811 Au point où nous en sommes arrivés, le dessein platonicien, le dessein maurrassien ne paraissent même plus praticables, *directement* pra­ticables. Nous voilà aussi démunis que Clovis la veille du jour où il fit appel au Dieu de Clotilde. **III** Mais se tourner vers Dieu n'est se détourner de personne. Mesurer l'ampleur du désastre n'est pas non plus se détourner des secours immédiats ou lointains que nous pouvons quotidiennement apporter aux âmes désemparées, aux esprits lais­sés en friche, aux bonnes volontés abandonnées dans la nuit. L'échec politique de Platon, l'échec politique de Maurras ne frappent d'aucune pres­cription leurs plus hautes leçons. Parlant de Pla­ton précisément, Maurras parlait aussi de lui-même : « Les naufrages qu'il a vus et ceux qu'il a soufferts ne le détournent pas de nous souhaiter des traversées meilleures, entreprises et mesurées sur de sages divinations. » ([^19]) L'un et l'autre ont fait à l'humanité cette charité naturelle, que l'on suppose bénie par Dieu, de lui conseiller le courage, la sagesse, l'espérance ; et d'en inventorier les moyens. 62:811 Ici Maurras se sépare tout à fait de Platon ; au chapitre même de la politique. La démarche est analogue, le dessein est le même, et semblable la charité qui l'inspire. Mais la politique de l'Ac­tion française ne fut aucunement platonicienne. On tient non sans raison Maurras pour un théoricien de l'autorité : contrairement à ce qu'une telle définition laisserait trop facilement supposer, sa théorie n'est pas de consentir et de remettre tout à l'autorité ni de reculer sans fin les limites de son pouvoir. L'autorité n'a pas tous les pouvoirs, elle n'a pas tous les droits. Elle n'a aucun droit contre la loi (morale) naturelle : ce principe n'est point absent de la pensée maurrassienne, comme plusieurs l'ont témérairement imaginé ; mais Maurras place plutôt son insistance sur une vue voisine ou dérivée, plus étroite sous un rapport, plus large sous un autre : l'autorité ne *peut* pas tout, et dans son propre intérêt comme dans l'intérêt du bien commun dont elle a la charge, elle doit être aussi modeste que ferme, aussi consciente de ses limites restreintes que de son bon droit. L'autorité du chef, celle de la loi humaine doivent à chaque instant apprécier les circonstances et mesurer le cercle resserré des possibilités réelles. Si l'autorité légitime qui doute d'elle-même est un désastre, l'autorité légitime qui se trompe sur la mesure naturelle ou circonstancielle des choses n'en est pas un moins grand. « *Pour le succès d'un commandement, il faut que le besoin d'y obéir ait, de lui-même, fait la moitié du chemin.* » 63:811 Cette maxime de Charles Maurras est l'une des plus exactement, des plus profondément maurras­siennes qui soient. L'une des moins connues aussi ; et l'une de celles qui, mieux prises en considération, feraient éviter quelques-uns des plus graves contresens sur sa pensée politique. Je vais donc en donner la référence et le contexte, et non par incidente : c'est le point fondamental, marqué par Maurras lui-même, où sa politique se sépare de celle de Platon : « Cette intelligence d'aristocrate avait trop cédé à son péché mignon de passer outre aux justes confins de la nature humaine, de la croire indéfiniment modelable, de conférer au législateur, à son autorité, à ses vœux, une puissance d'efficacité absolue. Pour le succès d'un commandement, il faut que le besoin d'y obéir ait, de lui-même, fait la moitié du chemin. Le petit-fils des rois d'Athènes n'en doutait pas, il le savait : le sentait-il ? En fait, il ne tenait presque aucun compte de ce dont l'être des choses est tissé, de la tension et de la résistance de cette étoffe, de la réaction de cette matière. La *nécessité de l'arrêt* ne lui était pas aussi sensible qu'à Aristote. » ([^20]) Maurras dirait sans doute, je le crains, que ce sens de la mesure humaine procède de sa chère « physique sociale », ou « science politique ». Sur quoi je me garderai, du moins aujourd'hui, de le quereller de nouveau, me bornant à quelques considérations latérales et principalement sémanti­ques. 64:811 Parler de « physique sociale » et de « science politique » dans un monde investi par les physiciens, les sociologues, les nouvelles formes du scientisme et la religion de la science, c'est favori­ser toutes les méprises. La *science* aujourd'hui n'est plus le *savoir,* mais une partie du savoir qui se prend pour le tout. Les termes de « physique sociale » et de « science politique » ont l'inconvé­nient, probablement plus direct et moins évitable en 1968 qu'en 1905 ou 1925, de paraître solidari­ser le savoir politique avec cette partie « scientifi­que » du savoir qui, solide, utile et féconde en son ordre, joint au tort de se prendre pour la seule connaissance naturelle fondée en raison le tort connexe et plus grand encore de vouloir se substi­tuer même aux connaissances révélées. J'aimerais mieux parler de « philosophie politique », comme Maurras faisait quelquefois aussi : « Il m'est arrivé de vérifier que de très notables progrès ont été acquis, en matière de philosophie politique, de saint Thomas à Bossuet, de Bossuet à Bonald et à Comte, de Comte à nos jours \[c'est-à-dire à lui-même\], comme il y avait eu déjà des progrès du Stagirite à saint Thomas. » Je n'en suis pas convaincu, et je crois que la « vérification » n'en est ni faite ni possible *en matière de philosophie politique.* Je ne crois guère à un tel progrès philosophique, ni à une contribution philosophi­que (sinon, parfois, implicite et atypique) de Maurras en ce domaine. (C'est la théologie politique qui avait fait des progrès.) 65:811 Pour Platon, il n'y a ni doute ni hésitation : si l'on demande com­ment il conduisit son dessein politique, la réponse évidente est qu'il l'a conduit en philosophe. Il ne me semble point que Maurras ait conduit le sien en philosophe ; encore moins, malgré la « science politique » et la « physique sociale », qu'il l'ait conduit en savant ; ni en physicien. Mais en moraliste. Si l'on entend ce terme non point au sens peu usité d' « auteur qui traite de la morale », mais au sens d' « auteur de réflexions sur les mœurs, sur la nature et sur la condition humaines » ([^21]), il m'apparaît que Maurras écri­vain et penseur trouve sa place, personnelle, inimi­table, dans la lignée et la tradition des grands moralistes français, Montaigne, Pascal, La Fon­taine. Tout ce qui dans Maurras n'est pas le poète en acte, ou le combattant civique en acte, relève du moraliste. Simple question de terminologie ? Maurras répondrait qu'il n'y a guère de simples questions de mots. Les mots entraînent les idées, commandent les attitudes mentales ; qu'ils soient bien ou mal choisis, les voici auxiliaires ou obsta­cles : la perspective se déplace, le regard n'aperçoit plus les mêmes reliefs et les mêmes défilés. Dans la pensée de Maurras, je ne vois point une « phi­losophie », et c'est lui-même qui nous en a fré­quemment avertis ; je ne trouve pas non plus, qu'il me pardonne, la « physique sociale » qu'il annonce. 66:811 Mais les leçons fragmentaires, et peut-être sans égales dans leur ordre, d'un des plus grands moralistes français. IV On pourrait s'arrêter ici, ne rien dire de plus. La crainte de déplaire aux puissants du jour y inviterait fortement. Si l'Académie française, par exemple, qui n'est pas au nombre des puissants, mais qui est attentive à ne point leur déplaire, prenait l'improbable décision de célébrer le cen­tième anniversaire de la naissance de Charles Maurras, elle pourrait entendre sans en être offus­quée un discours dont les grandes lignes seraient de montrer en Maurras un dessein parfaitement platonicien, conduit dans la tradition littéraire des moralistes français. Et ce discours serait peut-être suffisant, et convenable à lui seul, si Maurras était mort en sa cinquante-neuvième année, le 24 août 1926. Maurras n'est pas mort le 24 août 1926 : dès le lendemain, le monde moderne, et cela même qui aurait dû être dans le monde moderne sans procéder de lui ni soutenir sa cause, ont com­mencé de se venger du moraliste, du citoyen, du combattant. Ils n'ont pas encore fini. 67:811 La vengeance des modernistes, au sens strict et au sens large, ne finira qu'avec eux-mêmes. La haine et le mensonge, par nature, ne désarment jamais : ce n'est (presque) rien de le savoir abstraitement. Nous aurons pu, et nous pouvons chaque jour, le toucher du doigt, en voir la figure concrète, et les visages. Disons d'abord le résultat : Maurras est devenu un auteur clandestin. Les grands éditeurs, je veux dire ceux qui sont ainsi désignés, mais il est trop clair que ce ne peut être que par anti­phrase et dérision, riches à crever sans doute, d'ailleurs ils crèvent, n'éditent plus Maurras. La précieuse et souvent utile « Bibliothèque de la Pléiade » a déjà édité, pour le XX^e^ siècle, Valéry, Claudel, Saint-Exupéry, Proust, Alain, Apolli­naire, Gide, Larbaud, Céline, Camus ; elle a édité Péguy (et massacré l'œuvre en prose) ; elle a édité, petitement, une mince moitié de Bernanos ; elle édite même des vivants, Montherlant, Malraux ; bientôt Giono. Savez-vous que *Maurras n'y est même pas* « *en préparation* »* ?* Si un écrivain est celui dont les œuvres sont éditées par des éditeurs et vendues par des libraires, Maurras n'est pas un écrivain français. Il n'existe plus. Il a disparu du domaine de la littérature et de l'édition. Il serait bien difficile de déterminer « ce qu'on lit » de Maurras aujourd'hui : il n'est plus en librairie. 68:811 Et en dehors des partisans déclarés, qui portent dignement leur étiquette avec la fierté d'un dra­peau, ou en dehors de l'érudite et pieuse publication des *Cahiers Charles Maurras* ([^22]), personne n'avoue lire Maurras. (Ou peut-être confesse-t-on quelque souvenir du « voyage d'Athènes » et de « l'Orient vu du Mont Hymette ».) Soit dit en passant, cette situation a commandé notre choix : bien que « choisir ne soit pas exclure », on ne peut tout faire (sérieusement) à la fois, *non omnia possumus omnes*, et nous avons déserté le cente­naire de Claudel, auquel nous aurions aimé apporter la contribution d'un ample hommage. Mais le centenaire de Claudel se prépare avec toutes les pompes officielles de l'État et des Aca­démies, et aussi avec les pompes béotiennes de toutes les sortes de commerce et de mercantilisme, d'imposture publicitaire, d'analphabétisme audio-visuel, rendez-vous de tous les Turelures : la seule contribution possible eût été d'arracher Claudel à ce châtiment posthume, non entièrement immérité par le personnage public (« plus riche que Ture­lure et plus décoré que Goering, ce vieil imposteur de Claudel », l'apostrophe magnifique et atroce, partiellement injuste, est de Georges Bernanos), mais qui insulte à l'œuvre, une des plus grandes de l'histoire de l'humanité. Puisqu'il fallait choisir, nous avons choisi les catacombes morales où se célèbre le centenaire clandestin de Charles Maurras. 69:811 Vastes catacombes, immenses avenues, où Maurras n'est pas seul. Il y est accueilli par toutes les mémoires, de Boèce à Pie XII, que l'obscuran­tisme moderne ignore, ou méconnaît, ou insulte. En 1964, nous avons semblablement célébré ([^23]) le cinquantième anniversaire de la sainte mort de saint Pie X, qui dans l'Église universelle, à Rome même et au Vatican, a été volontairement ou involontairement oublié, passé sous silence, rayé de la carte des terres habitées, selon la maxime impie de la plus monotone barbarie, fabricatrice inlassable, aux heures défaillantes de l'histoire humaine, des mêmes déserts : *nihil stat dum vol­vitur orbis*. Les signes qui nous sont ainsi donnés nous préviennent. L'alternative offerte aujourd'hui, universellement et en tous domaines, est extrêmement simple, il ne peut subsister aucun doute raisonnable : ou capituler, reniant jusqu'à notre dignité et notre vocation même naturelles, ou faire face. La célébration invisiblement interdite du cente­naire de Charles Maurras doit s'opérer avec boussole et sextant : c'est une occasion supplémentaire de faire le point sur le train officiel que mène le monde. Car voici où le monde en est. Cent ans après sa naissance, Maurras a toujours contre lui la totalité de l'univers sociologiquement installé ; il a contre lui, aujourd'hui plus qu'hier, les détenteurs du pouvoir temporel et ceux du pouvoir spirituel. 70:811 Dans l'État, il a contre lui les mêmes, ceux qui l'ont chassé de l'Académie française, ceux qui l'ont condamné à la « dégradation nationale » et à la « réclusion perpétuelle » pour « intelligences avec l'ennemi » (avec l'ennemi allemand, figurez-vous !). Qu'on n'imagine point que l'État n'eut rien à y voir. Il faudrait imaginer alors que l'Académie française est indépendante du gouver­nement et que le pouvoir judiciaire est séparé du pouvoir exécutif. Même dans cette hypothèse bienveillante et outrée, il demeurerait qu'à Lyon, le 25 janvier 1945, c'est à la demande du procu­reur de la République, c'est à la requête du commissaire du gouvernement qu'il fut condamné. Le même gouvernement qu'aujourd'hui, et qui ne s'en dédit point, au contraire : il voudra donc bien souffrir qu'on lui rappelle ses actes, jusqu'à ce qu'il les désavoue et répare son injustice. On ne les lui rappellerait point au-delà de cette improba­ble réparation : mais jusqu'à l'accomplissement de cette éventualité peu vraisemblable, le rappel est de droit. Il demeure aussi que l'Académie fran­çaise se reconnaît en la personne du chef de l'État un protecteur traditionnel capable de lui éviter, si elle le veut et s'il le veut, d'avoir à céder à l'imposture politique du moment. Les hommes et le système qui en 1945 ont retiré à Maurras ses droits de citoyen et ses honneurs temporels d'écri­vain français sont au pouvoir en France. N'im­porte quel discours ministériel, préfectoral, univer­sitaire ou culturel peut faire l'éloge incident de Jaurès ou de Péguy, de Bergson ou de Maritain, de Valéry ou de Claudel, 71:811 aucun jamais ne peut nommer Charles Maurras qui, par-delà les pous­sières retombées des anciens combats et la pierre du tombeau, reste frappé par une proscription invisible. A travers ce témoignage involontaire, on constate qu'il est donc vivant parmi nous, et que son implacable contestation est encore ressentie, redoutée, détestée. D'ailleurs on imagine mal pour lui une autre manière de survivre en un temps qui est celui des barbares. Condamné, dégradé, cou­ché enfin dans la mort, un siècle après sa nais­sance, en un âge qui pourtant se croit et s'affirme sans plus rien de commun avec le passé même immédiat, sa mémoire publique n'est pas apaisée par l'indifférence et l'oubli qui recouvrent les anciens combats politiques d'un Jaurès, d'un Péguy, d'un Malraux. Par delà tout ce qui l'a rayé du nombre des citoyens, du nombre des écrivains, du nombre des vivants, il demeure pour notre temps le principal témoin à charge. Quel honneur vrai. Le seul que notre temps pouvait lui décer­ner : la haine inépuisable du barbare pourtant vainqueur. Il en va de même dans l'Église. Car si l'auto­rité temporelle a condamné Maurras pour le contraire même de toute sa vie, pour intelligences avec l'ennemi pangermaniste et nazi, l'autorité spirituelle l'avait devancée de vingt ans dans cette sorte de procédure et d'attendus. 72:811 Maurras fut condamné en 1926 pour « athéisme », pour « amoralisme », pour avoir « fait table rase de la distinction du bien et du mal », pour avoir « remplacé la recherche de la vertu par l'esthétisme et l'épicurisme », pour avoir divisé « l'humanité en deux classes ou plutôt deux règnes : l'homme non lettré, imbécile dégénéré, et l'élite des hommes instruits ». Condamné pour avoir « présenté une organisation sociale toute païenne où l'État, formé par quelques privilégiés, est tout, et le reste du monde rien ». Condamné pour avoir « osé propo­ser de rétablir l'esclavage ». Condamné sous l'ac­cusation d'avoir proclamé : « Défense à Dieu d'entrer dans nos observatoires. » Condamné en résumé pour avoir enseigné « athéisme, agnosticisme, antichristianisme, anticatholicisme, amora­lisme de l'individu et de la société », condamné pour avoir enseigné la « nécessité de restaurer le paganisme avec toutes ses injustices et toutes ses violences ». Ces merveilleuses imputations sont en propres termes celles de la lettre du cardinal Andrieu, le 25 août 1926. Aucun historien, même ennemi de Maurras, ne dissimule plus aujourd'hui que ces accusations étaient entièrement erronées. Il n'y a pas davantage de raison de dissimuler que néanmoins c'est bien de tous ces crimes-là que Maurras fut chargé. Le 5 septembre 1926, le pape Pie XI approuvait intégralement le réquisitoire du cardinal Andrieu : « Votre Éminence énumère et condamne avec raison des manifestations d'un nouveau système religieux, moral et social... 73:811 Il y a dans ces manifestations des traces d'une renais­sance du paganisme à laquelle se rattache le naturalisme que ces auteurs ont puisé, inconsciem­ment croyons-Nous, comme tant de leurs contemporains, à l'enseignement public de cette école moderne et laïque empoisonneuse de la jeunesse... » ([^24]) Tout cela fut effacé par Pie XII en juillet 1939, et Pie XI lui-même avait préparé, aux dernières années de son règne, le rétablissement de la justice. Nous touchons ici la différence qu'il y aura toujours, ou qui toujours pourra être espérée, entre les injustices de la cité temporelle et les injustices de la partie militante de la cité spirituelle. Dans celle-ci, les procès sont suscepti­bles d'être révisés, et les excès eux-mêmes d'être pardonnés. Il y a eu le procès de réhabilitation de Jeanne d'Arc, il n'y a pas eu et il n'y aura pas de révision du procès de Louis XVI. Il y a eu la mise à l'Index de l'Action française et il y a eu la levée de l'Index ; et même, un quart de siècle plus tard, sa suppression, par une conséquence qui est pas­sée entièrement inaperçue : au-delà des intentions humaines, qui ne s'en souciaient guère, la consé­quence vaut. Mais les justes révisions que l'Église militante fait de ses condamnations n'interrom­pent pas toujours l'ébranlement qui en a résulté, l'histoire temporelle poursuit son cours dans la voie où des volontés humaines l'ont délibérément engagée, aussi longtemps que des volontés au moins aussi fortes, aidées en outre par des cir­constances favorables, ne l'auront pas renversé. 74:811 On n'a pas eu la faveur de circonstances pro­pices ; on a peut-être manqué aussi, non certes de talents, ni même de génie, mais d'une volonté assez énergique. Dans l'Église, la camarilla qu'il avait fallu appeler et installer pour mettre en œuvre la longue persécution de l'Action française était suffisamment établie en 1939 aux postes de commande pour refuser d'admettre l'acte de Pie XII et d'ailleurs en général l'enseignement de ce Pontife. Les hommes de cette secte secrète et puissante ont désapprouvé et pratiquement refusé la levée de l'Index frappant l'Action française : ce sont les mêmes, pour prendre un seul exemple, qui dès le mois d'août 1950 organisaient dans l'Église, et au Vatican même, une opposition sourde et habile à l'encyclique *Humani generis.* Ils informent, ils influencent, ils orientent le pouvoir spirituel, quand ils ne le détiennent pas eux-mêmes. Ils colonisent depuis plus de quarante ans ces organes et institutions intermédiaires, voire parallèles, qui ces dernières années ont poussé partout dans l'Église leur prolifération cancé­reuse ; ils s'y recrutent par cooptation et y font carrière les uns par les autres. Les « cruels sec­taires » contre lesquels Maurras éleva des réclama­tions si motivées ([^25]) ont établi leur despotisme sur des bases sociologiques savamment fortifiées. On subit leur empire sans même en apercevoir les processus. 75:811 Dans un sermon, dans une lettre pastorale, on peut aujourd'hui alléguer Jaurès, Gide ou Sartre, et Marx et Teilhard, mais une proscription invisible et illégale interdit toute allusion à Maurras, sauf pour l'anathématiser encore et toujours. Maurras se trouve, en fait, condamné davantage qu'il ne l'était entre 1926 et 1939. Car au plus fort du drame de l'Action française, dans son Allocu­tion consistoriale du 20 décembre 1926, le pape Pie XI déclarait hautement qu'il n'avait *ni méconnaissance ni insuffisante estime des bienfaits que l'Église et l'État ont retirés* de Maurras et de son école ([^26]). Il est maintenant interdit, d'une interdiction clandestine mais efficace, qu'un homme d'Église déclare, fût-ce incidemment, sa connais­sance et son estime des bienfaits rendus par Maurras à l'Église et à l'État. Les barbares et les impies, surtout depuis 1958, ont acquis une puis­sance, ils déploient une audace, ils exercent un despotisme dont le métal est d'une essence beaucoup plus compacte qu'il y a quarante ans. Une génération commence de succéder à une autre, formée et mise en place par la précédente à l'intérieur de la même maffia, une génération sauvage, dont le vandalisme universel reconnaît à Maurras mort la qualité inamissible d'ennemi à abattre éternellement. Double témoignage, au temporel et même au spirituel, de toute une vie de combat : le *rempart* fragmentaire et insuffisant où le franc-tireur tenait sa faction et livrait sa bataille n'était point un rempart imaginaire. 76:811 Il commandait le défilé par où passait l'invasion. Il marque encore aujourd'hui le point stratégique de la délivrance et de la reconquête. Il y faudra d'autres moyens, d'autres soldats, un autre équipement, et combien de temps, et quelles grâces, et quelles fidélités, mais ce sont les mêmes champs de bataille de l'esprit et du cœur que le fer reviendra labourer. Du moins pouvons-nous dès maintenant y élever une stèle. 77:811 Chapitre IV ### Les quatre ou cinq États confédérés. 79:811 IL FAUT LE DIRE avec la plus grande netteté : Charles Maurras n'était pas antisémite. Il ne l'était même pas un peu. Il ne l'était pas du tout. Les mots ont un sens, déterminé par l'usage, -- par l'usage contemporain ; par l'usage qui est le leur au moment où on les emploie. Aujourd'hui anti-sémitisme veut dire racisme, qui veut dire nazisme, qui veut dire massacre des juifs six millions par six millions. Maurras était absolument anti-raciste, farouchement anti-nazi. Il n'était donc nullement anti-sémite au sens actuel du terme. Il n'était pour aucun massacre. Il recom­mandait la bienveillance et l'amitié à l'égard des personnes juives, il faisait cette recommandation non point à mi-voix, en privé, mais publiquement : « *L'Humanité veut que nous assurions aux juifs qui résident chez nous la sécurité, le respect, la bienveillance, la justice avec toute l'amitié possi*ble ». ([^27]) 80:811 C'est tout le contraire d'un programme de persécution, c'est tout le contraire de ce que l'on appelle maintenant l'anti-sémitisme. Pourtant, objectera-t-on, Maurras lui-mê­me ne se déclarait-il pas « anti-sémite » ? En un tout autre sens. Un sens qui semble tombé en désuétude, et qui n'a rien à voir avec le racisme, avec le nazisme, avec le massacre. Maurras remarquait que « la qualité de Fran­çais n'appartient pas de droit naturel à tout homme » ; il contestait que le fait de résider en France pût suffire à « décerner le titre de Français et le droit au gouvernement de la France ». Mais cette contestation, il ne l'élevait pas à l'encontre de *tous* les juifs, ni *seulement* des juifs. Ils observait que le gouvernement politique, moral, culturel de notre pays était confisqué par quatre groupes sociologiques qu'il désignait : le protestant, le juif, le franc-maçon, le métèque ([^28]), et qu'il nommait les quatre États confédérés, 81:811 chacun d'entre eux formant à sa manière une sorte d'État dans l'État, et tous quatre ayant en commun, ciment de leur alliance, le fait d'être étranger, et hostile, à l'ancienne tradition catholique de la nation française. A aucun moment de cette analyse n'intervient un critère racial. Le seul critère est politique : la constitution d'un État dans l'État. A l'égard des personnes, aucune animosité a priori : il y eut des protestants d'Action française, et des métèques, et des juifs. Il n'y eut pas de francs-maçons, sauf à quitter la franc-maçonnerie, l'appartenance à la franc-maçonnerie étant l'appartenance à un État dans l'État. La théorie maurrassienne des quatre États confédérés n'était en rien une théorie de discrimination raciale ou religieuse. C'était une réaction de défense méditée, méthodique, organi­sée, contre l'État dans l'État que forment un certain nombre de juifs, que forment d'une autre manière beaucoup de protestants, que forment à leur façon la plupart des métèques, que forme par définition la franc-maçonnerie. 82:811 Ces États dans l'État sont une anomalie d'autant plus grave que constamment ils se renforcent et s'accroissent numériquement en s'agrégeant des quantités inta­rissables d'étrangers. On distingue en effet parmi les juifs, parmi les protestants, parmi les francs-maçons, un nombre croissant d'étrangers domici­liés en France, qui ne devraient avoir aucun droit au titre de Français ni au gouvernement de la France : ils y accèdent comme conséquence de leur agrégation à l'un des quatre États confédérés. Leur qualité de juif, ou de protestant, ou de métèque, ou de franc-maçon, leur confère droit de cité dans l'État juif, l'État protestant, l'État métè­que, l'État franc-maçon, qui leur assure subsé­quemment, mais arbitrairement, droit de cité dans la nation française. Et ce sont ces communautés politiques en tant que telles, en tant qu'États dans l'État, communautés étrangères et hostiles à notre tradition nationale et religieuse la plus ancienne, qui ont imposé en France une autre tradition, une nouvelle tradition religieuse et nationale, celle des grands principes de 1789, celle de l'anti-catholicisme, celle de la religion démocratique moderne. Voici comment Maurras résume son analyse en juin 1914 : « La République est (la propriété d'un certain nombre de) familles... Ces familles représentées aujourd'hui par quarante ou cinquante mille maçons, cent mille juifs, sept cent mille protestants et quelque huit ou neuf cent mille métèques ont superposé à la démocratie, animal passif et agi, l'âme agissante qui les conduit. 83:811 « Et cette âme n'est point française. « Ce qui explique tout. « En gros assurément. Et de haut ! Et d'ensemble ! Et moyennant des exceptions qu'il faut avoir grand soin de faire pour ne pas sortir de la vérité humaine ! Des protestants merveilleusement patriotes, nous en connaissons tous, l'Histoire les connaît et les nomme (...). Pareillement, bien des métèques seraient de bons aspirants à une assimilation nationale complète si l'énergie française était représentée dans le corps de l'État et s'il n'y avait pas plus d'avantages, dans Paris, à hurler avec les cosmopolites qu'à travailler honnêtement avec les nationaux. Pareillement encore la franc-maçonnerie (...). Il n'est pas jusqu'aux juifs (...). Ce sont bien des étrangers de l'intérieur qui tiennent le pays. Des étrangers grou­pés en familles, exerçant sur nous un pouvoir héréditaire, car tous les pouvoirs, tous les régimes le sont, et les démocraties sont aussi menées par des aristocraties (étrangères et voilà tout !)... Nous som­mes gouvernés par des dynasties d'étrangers, mais d'étrangers cachés, anonymes, irresponsables... « Ils tiennent le pays légal. Ils le composent. Ils assurent le personnel des charges publiques. Ils y font régner un esprit, un langage, un ensem­ble de principes directeurs suffisamment liés. Cela forme un gouvernement. Cela préside à des administrations qui président aux élections (...). Oligarchie ou plutôt fédération d'oligarchies que nous avons nommée les quatre États confédérés : juif, protestant, maçon, métèque. » ([^29]) 84:811 Les quatre États confédérés qui sont les maî­tres de la III^e^ République ont donc confisqué l'essentiel du pouvoir politique et culturel pour le service de leurs intérêts particuliers au détriment du bien commun et pour le renforcement conti­nuel de leur domination sur l'immense majorité de la population. Cette domination, ces intérêts ne sont pas seulement matériels ; ils sont religieux et moraux. Les quatre États confédérés ont en com­mun le même dogme : « *Il y a dans l'essentiel de la doctrine républicaine* (dans la France de la III^e^ République) *un principe de subordination de l'État, de la Patrie, de la Nation à un dogme philosophique secret* » ([^30])*.* Ce dogme est celui de l'a-priorisme anti-dogmatique, c'est-à-dire celui de l'anti-catholicisme : celui que nous distinguons de la démocratie classique sous le nom de DÉMOCRATIE RELIGIEUSE ([^31]). Son essence, que Maurras avait raison de dire cachée, j'y vois en définitive un refus de Dieu, mais point global ou grossier. Son essence cachée, son essence constitutive, c'est plus précisément le refus (et l'interdiction) de reconnaître une valeur objective, certaine, norma­tive et éternelle à la parole de Dieu, -- à com­mencer par la parole de Dieu qui édicte le décalo­gue (ou loi morale naturelle). La démocratie moderne veut pourtant bien aller jusqu'à tolérer Dieu et sa parole : 85:811 mais à la condition que ce soit la personne humaine, du haut de son éminente dignité, qui découvre, choisisse et accepte une idée de Dieu raisonnablement supportable pour elle, et non plus Dieu qui crée, rachète et choisisse l'homme sans l'avoir consulté. \*\*\* L'opposition de Maurras au fonctionnement d'un État juif à l'intérieur de l'État français n'est donc pas isolable de son opposition aux trois autres États, *confédérés* avec celui-là au sein de la III^e^ République. L'examiner à part risque toujours de fausser les perspectives. Mais puisque Michel Déon nous y entraîne, suivons-le un moment. Selon Michel Déon, l'échec politique de Maurras provient de son anti-sémitisme, aberra­tion aussi incroyable que son anti-protestantisme : « La politique n'est pas sanctionnée par la morale. Elle est sanctionnée par le succès. Vu avec le recul nécessaire de l'histoire, le dernier échec de l'idée royaliste en France est entièrement la faute de Maurras. Par son anti-sémitisme, il avait réveillé le remords cuisant de la chrétienté qui martyrisait les juifs depuis dix-neuf siècles, et il y avait ajouté, de façon non moins aberrante, un anti-protestantisme qui ne correspondait plus à rien. Aucune réussite n'était envisageable du moment qu'il s'aliénait les deux factions les plus puissantes de la France. » ([^32]) 86:811 « Aucune réussite » n'était dès lors « envisa­geable »... Il a manqué à Maurras les leçons qualifiées de Michel Déon sur la meilleure manière d'envisager la réussite. Pourtant, Maurras n'avait pas eu besoin d'écrire de telles lignes pour être élu à l'Académie française. Il est vrai qu'il y fut élu beaucoup moins vite que Michel Déon après avoir écrit ces lignes-là. Avant d'indiquer en quoi consiste leur méprise, je voudrais ne pas dissimuler que je les trouve assez vilaines. Mais je crois que le lecteur l'aura deviné. Passons sur l'ignorance énorme, ou l'énorme cynisme, qu'il faut pour prétendre que la chré­tienté a *martyrisé* les juifs pendant dix-neuf siècles. L'autre énormité est encore plus palpable. Comment peut-on dire que l'anti-protestantisme ne « correspond plus à rien » au moment même où l'on assure que le protestantisme demeure l'une des « deux factions les plus puissantes de la France » ? (Notons par parenthèse qu'il n'y en aurait donc que deux ; Michel Déon ignore aussi, ou efface non sans motif, jusqu'à l'existence de la franc-maçonnerie.) Et surtout, comment peut-on nous assurer : « Aucune réussite n'était envisagea­ble du moment qu'il s'aliénait les deux factions les plus puissantes de la France » sans apercevoir que la seule *réussite* souhaitée par Maurras eût été que précisément elles cessent d'être *les plus puissantes,* n'y ayant aucun droit. 87:811 L'insurrection de l'honneur français qu'a été l'Action française consistait à ne pas trouver justifié ni supportable que ces deux-là, jointes aux deux autres, soient les plus puissantes dans le gouvernement de la France. Michel Déon nous garantit qu'aucune politique dans notre pays n'est possible si la faction juive et la faction protestante ne le permettent pas : il accepte cette situation, il veut qu'on l'accepte docilement pour règle du jeu, comme on accepte les règles du ballon rond quand on pénètre sur un terrain de football. Il n'oppose point à Maurras qu'il s'exa­gérait le rôle et la puissance de la faction juive et de la faction protestante, il ne lui oppose pas que, non, elles ne forment point un État dans l'État, non, elles n'ont point la puissance qu'il imagine ; il ne dit pas à Maurras qu'il se bat contre des moulins à vent et que, bref, son analyse n'est pas exacte. Pas du tout. Ce fringant cavalier estime au contraire que ces deux factions détiennent en effet la puissance : et alors, conclusion, il abdique devant elles. Et il reproche à Maurras de ne l'avoir pas fait comme lui. \*\*\* A la nécessaire critique des idées, l'analyse maurrassienne des quatre États confédérés venait joindre la non moins nécessaire considération des réalités sociales : « Qu'est-ce que le démocratisme ? L'homme pratique demandera par qui est professée en France cette doctrine abstraite et, puisqu'elle règne, quels sont les hommes auxquels elle doit de régner. Le plus simple examen de la situation permet de répondre que ce ne sont pas des hommes. 88:811 « Des hommes n'auraient pas eu le moyen d'exécuter, de faire durer ce tour de force. Son­gez que le plus grand, le plus ancien, le plus vénérable pouvoir spirituel d'une part, et d'autre part la force matérielle, ceux qui portent l'épée, qui tiennent le fusil, qui pointent le canon sont tenus en échec, sont persécutés par un simple système d'institutions et d'idées : la démocratie ! « Des hommes auraient faibli, se seraient divisés, querellés et dévorés les uns les autres en administrant cette institution et ce système. Il faut donc bien supposer autre chose, une organi­sation, des organisations -- je spécifie des *organi­sations historiques,* des familles physiques ou psy­chologiques, -- des états d'esprit, de sentiment, de volonté hérités de père en fils depuis de longs siècles, -- des compagnies traditionnelles, -- des dynasties. » ([^33]) 89:811 A la critique théorique de l'idée démocratique, ou « démocratisme », Maurras ajoute donc l'observation de *l'homme pratique *: cette idée ne règne point par sa seule force d'idée abstraite. Elle est soutenue, elle est imposée par « de grands intérêts *religieux* qui sont tout à la fois *anti-catholiques* et *extra-nationaux* » ; et qui sont organisés en États dans l'État ; et qui tous quatre sont confédérés entre eux ; et qui sont l'organe institutionnel de l'autre tradition française. Car il y a en France deux traditions, inégalement françaises, inégalement anciennes, inégalement traditions. Elles (co)existent sans se confondre. L'ancienne tradition française est la tradition catholique de la fille aînée de l'Église. Elle est celle de sainte Clotilde et de saint Louis, des églises romanes et des cathédrales, des croisades et des missions, des monastères et de la chevalerie : elle se reconnaît et s'exprime dans la fête nationale de sainte Jeanne d'Arc. 90:811 La nouvelle tradition fran­çaise est la tradition de la première-née des révolutions modernes ([^34]), elle trouve ses grands ancê­tres et ses grands principes dans la Révolution de 1789, elle se reconnaît et s'exprime dans la fête nationale du 14 juillet. Au nom de l'unité fran­çaise, comme Napoléon Bonaparte, ou en vertu d'un humanisme intégral, comme Jacques Maritain, plus d'un a bien pensé réunir en une seule tradition nationale, évolutive et syncrétique, notre (antique) tradition catholique et notre (généreuse) tradition révolutionnaire. Mais c'est impossible : car la nouvelle tradition nationale se pose en s'opposant, elle s'est rassemblée pour être l'enne­mie de notre ancienne tradition nationale, comme le manifeste précisément notre fête nationale du 14 juillet, antithèse de tout ce que représente et rappelle notre fête nationale de sainte Jeanne d'Arc. La nouvelle tradition moderne et huma­niste est essentiellement le refus de l'ancienne tra­dition classique et chrétienne, elle s'est constituée pour prendre sa place ou au moins l'anémier sous sa domination, la domestiquer sous sa colonisa­tion. C'est jusqu'à l'intérieur de l'Église qu'une tradition nouvelle, moderne, humaniste entend supplanter la tradition ancienne, classique, chré­tienne. Le programme idéologique de cette tradi­tion nouvelle est d'installer l'autonomie morale de la personne humaine à la place de la souveraineté divine du décalogue. 91:811 Il faut saisir là le cœur de ce dessein religieux. Mais il ne faut pas négliger non plus la question de *l'homme pratique,* qui « demandera par qui est professée cette doctrine abs­traite et, puisqu'elle règne, quels sont les hommes auxquels elle doit de régner ». \*\*\* C'était une chose de restituer aux quatre États confédérés, comme je viens de le faire, leur place dans la III^e^ République selon la pensée de Charles Maurras. C'en serait une autre de s'interroger sur la survivance actuelle de leur domination. Et puis c'en serait encore une troisième d'exprimer publi­quement cette interrogation et les réponses que l'on peut y apporter. Il n'est pas évident que l'on soit libre de le faire. Sans doute on peut mettre en cause le protestantisme et même la franc-maçonnerie sans aller en prison. Il est déjà plus difficile de parler des « métèques » ; ce terme athénien est tenu pour véritablement péjoratif et même injurieux : si vous l'utilisez, l'accusation de racisme vous guette ; donc de nazisme ; donc de génocide, crime contre l'humanité, apologie de crimes de guerre, impérialisme, colonialisme ; effi­caces accusations, systématiquement maniées par les communistes, par leur puissante CGT, par les complices conscients et les auxiliaires inconscients de leur terrorisme intellectuel, vous désignant à la réprobation publique, 92:811 à la mise en quarantaine, aux condamnations épiscopales, aux poursuites judiciaires. Vous pourrez toujours pour votre défense citer Maurras : « *On peut être un fort honnête homme et être né en France, et n'être pas français.* » ([^35]) Ce sera en vain. Ces sortes de considérations ne sont plus admises. Mais le sujet le plus délicat est celui des juifs. Il n'est pas interdit d'en parler. Si c'est d'une certaine façon. Michel Déon en parle très bien, on l'a vu. Il explique que la puissance juive n'est pas un mythe ; elle existe ; elle est souveraine ; il serait téméraire d'aller contre ; il faut s'incliner devant elle si l'on veut réussir ; le tort de Maurras est de ne s'y être point plié. Bon. Alors essayons. Disons la même chose. Exactement. Disons comme Michel Déon : la puissance juive existe ; elle n'est pas un mythe ; elle est souveraine : « aucune réussite n'est envisageable » si l'on ne s'incline pas devant elle. Nous sommes bien d'accord. Nous avons fait la même analyse. Nous discernons la même réalité. Mais hélas c'est ici que nous bifurquons. Nous avons une appréciation différente ; un autre goût ; un autre sentiment. Nous estimons qu'une telle prépotence, si elle existe comme le dit Michel Déon, est une prépotence indue ; nous ne dési­rons pas nous y soumettre. 93:811 Alors on nous accuse de mensonge et de calomnie, de mythomanie et de délire, et d'excitation à la haine raciale, la puissance juive n'existe pas, c'est nous qui l'avons inventée par gratuite méchanceté. Si vous dites comme Michel Déon la puissance juive existe et il ne faut pas s'y opposer, vous êtes un grand homme inoffensif, immédiatement digne de tous les honneurs académiques, télévisés, journalisti­ques, démocratiques. Si vous dites la puissance juive existe mais c'est une anomalie, vous êtes un dangereux fabulateur, un diffamateur, un délin­quant qu'il faut pénaliser et enfermer par décision de justice. Il semble que le plus légalement du monde toute forme d'anti-judaïsme, si théorique ou philosophique soit-elle, se trouve traitée en France comme un délit ; peut-être comme un crime. L'anti-christianisme n'est pas juridiquement interdit, il n'est limité ou réprimé par aucune disposition légale ; et l'on voit chaque jour avec quelle parfaite liberté les chrétiens, les mœurs chrétiennes, les familles chrétiennes peuvent être tournés en dérision ou mis en accusation dans les livres, au théâtre, dans les journaux, dans les émissions culturelles, historiques ou artistiques de la télévision. On peut tranquillement exciter à la haine ou au mépris contre les chrétiens : ils n'ont pas en France les mêmes protections légales. C'est d'ailleurs explicable, puisque la nouvelle tradition nationale, celle du 14 juillet et de la Déclaration des droits de l'homme à la place du décalogue, est plus ou moins secrètement mais essentiellement anti-chrétienne. 94:811 Il y a donc quelques difficultés accidentelles à l'étude de ce que les quatre États confédérés de la III^e^ République sont devenus sous la IV^e^ puis sous la Ve. \*\*\* Il y a eu en outre l'apparition d'un autre État dans l'État. Il n'existait pas avant 1917, il était presque négligeable jusqu'en 1939, il est ensuite devenu une puissance du premier rang : l'appareil communiste avec sa CGT et ses autres ramifica­tions. Parfois placé au ban de la démocratie (occidentale) ; tantôt allié, tantôt adversaire des quatre autres, il n'a pas été aisément fédéré ou confédéré avec eux ; ou pas durablement ; mais il a en commun, plus profondément que les diver­gences d'organisation économique, une même phi­losophie fondamentale, un même humanisme, le même refus d'une loi morale naturelle et d'une révélation surnaturelle qui d'en haut seraient imposées à l'homme. Bien qu'ils soient circonstanciellement conduits à le combattre, les quatre autres veulent congénitalement le faire entrer dans la confédération, lui demandant seulement d'hu­maniser un peu l'apparence de son visage, et de jouer le jeu d'une complicité ordonnée. Mais lui, aussi longtemps qu'il était appuyé par l'immense empire du communisme mondial, espérait parve­nir un jour ou l'autre à une domination sans partage. 95:811 Chapitre V ### Son dernier combat d'homme libre 97:811 LORS de sa première captivité, emprisonné par Léon Blum en octobre 1936, Maurras continuait à conduire le combat politique de l'Action française : son régime de détention, dit « régime politique », permettait au condamné pour délit politique de correspondre quotidiennement avec l'extérieur, de recevoir chaque jour des visites, de se tenir au courant sans retard, de donner au fur et à mesure ses consignes au journal et au mouvement. Ce « régime politique » de détention n'existait plus à la Libération-Épuration, les condamnés politiques étant alors assimilés aux voleurs et aux assassins, dégradés et déshonorés comme eux, voire davantage : dans de telles conditions l'esprit peut rester libre si le corps n'est pas affamé ou torturé, l'homme politique n'a plus la possibilité de diriger une action publique. 98:811 A partir de son arrestation du 8 septembre 1944, Maurras écrit toujours, mais c'est le poète qui écrit, c'est le moraliste, c'est le mémorialiste. Il se garde désormais de juger et de décider dans les occurrences nouvelles. Il s'emploie à la défense et illustration de son action passée, pour le présent et l'avenir il s'en tient aux principes généraux, éventuellement à des conseils et suggestions, le gouvernement de l'Action française est remis à ceux qui en portent la responsabilité sur le terrain, et à Maurice Pujo dès que celui-ci est libéré. La principale, je dirai en somme la seule activité politique de Maurras concerne désormais son pro­cès (janvier 1945) et ensuite les mémoires en vue de sa révision, les démentis, réfutations et préci­sions pour rétablir la vérité sur la politique de l'Action française de 1940 à 1944. Lorsqu'en 1947, à propos de la *Lettre à François Mauriac,* je publie l'article qui proclame : « Bardèche est un ami », Maurras me désapprouve avec une grande vivacité, il n'en démordra jamais et moi non plus. Sa crainte est de paraître avaliser l'amalgame maléfique qui confond la politique nationaliste, « vichyssoise » et anti-allemande de l'Action fran­çaise avec la politique collaborationniste de la presse parisienne, de *Je Suis Partout* et de Robert Brasillach sous censure allemande. Il va sans dire que j'ai toujours rejeté un tel amalgame et jamais approuvé la politique de Brasillach sous l'Occupa­tion. 99:811 Ma divergence avec Maurras était ailleurs : je récusais tous les procès de la Libération, professant qu'innocents ou coupables, les condamnés n'avaient pas été véritablement jugés, le jugement ayant été remis à leurs ennemis politiques qui ne se gênaient pas pour prononcer leurs verdicts en les justifiant par des « nous avons des morts à venger », au grand scandale, pleinement justifié, de François Mauriac invoquant Rimbaud pour assurer revenu « le temps des assassins », tandis que le P. Panici, prêchant le carême à Notre-Dame de Paris, protestait hautement que la Libé­ration faisait vivre la France sous un « régime d'abattoir ». Maurras préférait défendre uniquement le bien-fondé spécifique de sa politique plutôt que de récuser en bloc la justice partisane et arbitraire de l'Épuration gaullo-communiste et donc de paraître en défendre pour cette raison toutes les victimes. Tout ceci n'est dit qu'afin de faire comprendre que si Maurras n'a pas cessé d'écrire et de débat­tre depuis son arrestation en 1944 jusqu'à sa mort en 1952, ce fut essentiellement pour exposer et commenter l'histoire intellectuelle et politique de l'Action française, de sa fondation à septembre 1944. J'appelle son dernier combat politique d'homme libre celui qu'il a mené, de 1940 à 1944, en faveur de la révolution nationale du maréchal Pétain. C'est ce dernier combat qui lui a valu d'être condamné à ce qu'il nommait « la diffama­tion à perpétuité ». -- A perpétuité ? -- Quarante ans après sa mort elle dure encore ; elle s'est plutôt renforcée qu'atténuée. 100:811 Mais cela confirme que la position de l'Action française à l'égard de la Révolution nationale est toujours d'actualité ; toujours menaçante pour l'Oligarchie revenue au pouvoir. \*\*\* On ne peut rien saisir du dernier combat de Charles Maurras si l'on méconnaît ou sous-estime cette donnée capitale : l'histoire de ce que la France a vécu, a fait, a subi de 1940 à 1944 est entièrement maquillée dans la mémoire officielle. D'abord parce que cette histoire ne commence pas soudainement avec l'armistice de 1940. Pas même avec « Munich ». Encore aujour­d'hui ([^36]), un académicien libéral, nullement marxiste, le coruscant Jean d'Ormesson, men­tionne comme allant de soi, et comme tout le monde, « *la honte de Munich* »*.* Il est vrai que « munichois » est devenu, dans le vocabulaire courant, un terme violemment péjoratif. C'est une grande victoire de la propagande communiste : au moment des accords de Munich, en 1938, elle était la seule, ou quasiment, à les désapprouver. La France, sans l'Angleterre, sans les États-Unis, n'était pas en état de déclarer la guerre à l'Alle­magne hitlérienne qui venait d'annexer la Tchéco-Slovaquie. Ce ne fut pas un épisode glorieux. 101:811 Mais pourquoi « une honte » ? C'est, déclare Maurras à l'époque, « *une défaite pour éviter un désastre* »*.* Il avait raison : le désastre s'est vérifié en juin 1940. Le truquage qui veut qu'on ressente comme « une honte » le Munich de 1938 n'en voit cepen­dant aucune dans la funeste reculade française de mars 1936, au point que cet épisode décisif est artificiellement oublié. En mars 1936, l'Allemagne occupe militairement la Rhénanie, violant les traités en vigueur qui l'avaient démilitarisée. Cela ne se passe pas plus ou moins loin à l'Est, du côté de Prague ou de Varsovie, mais à notre frontière. Le chef du gouvernement de la République française, Albert Sarraut, déclare solennellement : -- *Nous ne supporterons jamais que Strasbourg demeure à la portée du feu des canons allemands.* Et il le supporta. Ce fut la dernière occasion où la France *pouvait,* même seule, abattre Hitler. Mais il y fallait une mobilisation générale, et lancer à l'Allemagne la menace d'une déclaration de guerre. Hitler avait parié que la République, à la veille des élections législatives d'avril-mai 1936, ne le ferait pas. 102:811 Elle ne le fit qu'en 1939, poussée par l'Angleterre, quand elle ne *pouvait* plus gagner : en trois années de Front populaire en France et d'intensif réarmement moral et matériel en Allemagne, le rapport des forces avait basculé. Cette histoire est radicalement faussée dans la mémoire commune parce que depuis bientôt un demi-siècle elle est racontée à l'envers et vicieusement enseignée. On passe sous silence mars 1936 pour flétrir sélectivement le Munich de 1938. On raconte Munich, et la déclaration de guerre de 1939, et l'armistice de 1940 comme s'il ne s'était agi cha­que fois que de *vouloir* ou de *ne pas vouloir* stopper l'expansion hitlérienne ; autrement dit, comme s'il s'était agi du choix entre courage et lâcheté ; et comme si le désastre de juin 1940, le plus grand de notre histoire, n'avait pas apporté la preuve que la guerre déclarée par la France à l'Allemagne en 1939, mal préparée, mal engagée, était perdue d'avance. -- *Il fallait pourtant,* dira-t-on, *secourir la Pologne envahie, les juifs persécutés ?* -- Il ne suffisait pas de le *vouloir.* Il fallait *pouvoir* le faire. Comme l'écrivit à ce propos, mais en parabole, Henri Charlier : 103:811 « Un charretier qui, pour obliger un voisin, veut transporter une matière dont il connaît mal la densité, puis verse en chemin ou crève son cheval, ne sauve rien du tout, ne passe pas pour un héros, mais pour un imbécile. » ([^37]) Du plus grand désastre militaire de notre his­toire, le général de Gaulle a dit en 1940 (non pas le 18 juin, comme on le raconte, mais quelque deux mois plus tard) la parole connue : -- *La France a perdu une bataille, elle n'a pas perdu la guerre.* Malheureusement, c'était l'inverse. -- Pourtant, l'issue de la Seconde Guerre mondiale a vérifié cette parole prophétique ? Mais non. Cette parole était fausse. La vérité que l'issue de la guerre a vérifiée est différente ; pour être exacte, elle aurait dû s'énon­cer : -- *L'Allemagne a gagné une bataille, elle n'a pas gagné la guerre.* 104:811 La France, elle, avait bien perdu sa guerre. Des forces militaires françaises furent glorieu­sement présentes aux victoires de 1944-1945 : elles n'en furent que des auxiliaires dont les vainqueurs auraient pu se passer. Elles n'effacèrent pas les multiples conséquences externes et internes du désastre de 1940 et de la terrible occupation alle­mande. Parmi ces conséquences, l'affaiblissement durable d'une France qui était déjà déclinante et la perte qui s'en est suivie de son empire colonial ; sans parler du retour au pouvoir, comme de superbes libérateurs, des hommes, des idées, des clans de l'Oligarchie qui étaient responsables du désastre et qui replacèrent la France sous la domi­nation idéologique des vainqueurs anglo-saxons et soviétiques ; entre autres : jusqu'aujourd'hui inclu­sivement, en 1992, l'Éducation nationale demeure à dominante marxiste-léniniste. Si Maurras en 1939 ne voulait pas que la France déclare la guerre à l'Allemagne, c'était pour éviter cette cascade de conséquences ; ce n'était point par complicité avec l'hitlérisme, comme l'affirment grotesquement les sectaires officiels de l'Université, de la télévision et du chobiz. Cette guerre était déclarée au mauvais moment, dans des conditions catastrophiques, et pour des motifs équivoques ou incertains. Maurras l'avait dit déjà en 1938 au moment de Munich : « *Bien résolus à faire face de tout notre cœur à toute agression allemande, nous refusons à l'heure qu'il est, 28 septembre 1938, de faire la guerre à Hitler.* 105:811 *Cette guerre, nous la perdrions. Nous n'avons pas le droit de prendre l'initiative d'une telle défaite en un moment où la France doit enregistrer le poids total des dépressions que lui ont imposées vingt ans de la plus absurde politique...* » Ce n'est pas que Maurras ait été opposé par principe et en tout temps à toute « initiative guerrière » : mais il importait qu'elle soit pour un grand intérêt direc­tement national, et qu'elle ait de fortes chances d'être victorieuse. Par exemple en mars 1936 contre Hitler remilitarisant la Rhénanie. Les poli­ticiens qui ne l'ont pas voulu quand c'était possi­ble sont ceux qui poussent à la guerre en 1938-1939 : « *Une initiative guerrière en faveur de n'importe quel grand intérêt national aurait été violemment réprouvée de chacun de ces politiciens.* » En revanche il n'y avait aucun grand intérêt national directement menacé au mois de septembre 1939 : et la déclaration de guerre, cette fois-là, « *passa comme lettre à la poste* » auprès des mêmes politiciens ([^38]). Maurras avait constamment désigné l'Alle­magne hitlérienne comme « *le chien enragé de l'Europe* »*. --* Mais prendre l'initiative de la guerre ? -- « *La guerre ! La guerre ! C'est une grande et terrible chose que la guerre. Il faut la soutenir quand elle est imposée. Il est des cas où il faut l'imposer, soit !* 106:811 *Mais toute guerre suppose conseils, déterminations, précisions et surtout préparation. Nous avons fait des progrès. Suffisent-ils ?* (*...*) *Devant cette chose grande et terrible, devant la guerre, l'esprit national, s'il est politique, doit se représenter ce que la patrie a perdu, il y a vingt ans, de la fleur de toutes ses générations, surtout sa plus belle jeunesse. Et sa population ne s'est pas relevée. Et sa production n'a pas gardé son rang. Et c'est dans l'agitation électorale et parlementaire qu'a été gaspillé notre effort majeur. Alors, une nouvelle saignée ? Alors, un nouveau massacre ?* » ([^39]) « *Si le territoire français est menacé, si notre frontière est envahie, tous les efforts et les plus puissants sont commandés contre l'envahisseur. Mais de là à* vouloir *la guerre, à* l'entreprendre, *non, il y a un grand pas : la guerre d'idée, la guerre de principe, la guerre de magnificence, non, cela dépasse trop ce qui reste de nos moyens.* » ([^40]) Cela dépassait en effet, et de beaucoup, les moyens matériels et moraux de la France en 1939. \*\*\* Ce fut donc le désastre militaire et l'occupa­tion allemande. 107:811 L'attitude politique de Maurras dans cette situation, c'est-à-dire tout au long des années 1940-1944, a été doublement réprouvée. D'un côté, par la condamnation judiciaire et la vérité officielle, qui présentent cette politique comme une trahison au profit de l'Allemagne, une complicité avec l'hitlérisme, un déshonneur irré­missible. Mais aussi, d'un autre côté, par la thèse sup­posée indulgente d'un Maurras vieilli, diminué, accablé par l'âge et les infirmités, doctrinaire sclé­rosé, vaticinateur coupé du monde réel. Un disci­ple pourtant, un disciple du plus haut niveau, a donné sa caution à cette thèse pathologique, assu­rant que Maurras avait sombré dans un délire sénile et que de toute façon il eût mieux valu se taire plutôt que de publier, sous la censure alle­mande, un livre aussi mensonger que sa *Contre-révolution spontanée ! --* Ce qui est mensonger, c'est d'imaginer que Maurras, ses livres, son jour­nal aient jamais eu affaire à la censure allemande, qui ne fonctionna qu'en zone occupée : même après l'invasion en 1942 de la zone libre, la cen­sure allemande n'y pénétra point ; elle ne fit son apparition à Lyon, où était imprimée *L'Action française,* que tout à fait à la fin, le 24 août 1944, et aussitôt *L'Action française* suspendit sa paru­tion. 108:811 Au demeurant, si un livre risquait d'être interdit ou amputé par la censure française ([^41]), Charles Maurras avait la faculté de le publier à Genève, comme il le fit en 1942 pour son volume *De la colère à la justice, réflexions sur un désas­tre.* Mais enfin, et quoi qu'il en soit, le dernier combat d'homme libre mené par Maurras ne fut pas celui-là, que je nommerais plutôt l'avant-dernier : il fallait en parler parce que la mécon­naissance de l'avant-dernier sert à défigurer ou occulter le dernier. Maurras ne voulait pas la guerre en 1938-1939 parce qu'il voulait éviter la défaite. Il ne voulut de 1940 à 1944 aucun combat qui causât infiniment plus de dommages aux Français qu'aux Allemands. Si l'on rétablit les choses dans leur réalité, on discerne, à l'encontre de la vérité officielle, qu'aucune défaillance et assurément aucun déshonneur n'entache la politi­que constamment anti-allemande, anti-hitlérienne, anti-raciste de l'Action française d'un bout à l'au­tre de la Seconde Guerre mondiale. Et l'on peut alors en venir à considérer tel qu'il est l'enseignement qu'apporte le dernier combat de Maurras, son combat pour la Révolution nationale. \*\*\* 109:811 On nous dit alors : -- *Pour Maurras, la restauration de la monarchie est le seul moyen d'une renaissance française ; aucun projet politi­que n'a de sens en l'absence du roi.* Oui sans doute, Maurras a plus ou moins écrit cent fois des choses de ce genre. Mais il ne leur donnait pas la signification absolue et dévas­tatrice selon laquelle tout combat politique serait vain tant que le roi n'aurait pas été restauré. Il s'est employé sans cesse, selon son expression, à « défendre l'héritage en l'absence de l'héritier » : il n'estimait pas que cette défense fût vaine. Il a, il me semble, fait davantage encore, quand il a donné une adhésion entière et apporté un soutien ardent à tout un projet politique de renaissance française, la révolution nationale du maréchal Pétain. Je ne vois pas en cela le moindre retran­chement à son royalisme, mais comme un com­plément. Que la monarchie capétienne ait été le meilleur régime politique de la France, nous devons à Maurras de nous l'avoir révélé, démon­tré, expliqué, à l'encontre des enseignements officiels de la République. Et grâce à Maurras nous pouvons même aller jusqu'à penser, par exemple avec Viguerie, que cette monarchie fut un don singulier de la Providence à la nation française. Nous devons à Maurras de ne pouvoir nier que la restauration de cette monarchie capétienne est théoriquement souhaitable, sous les formes et modalités qui conviennent au temps présent (elle a toujours su s'adapter à celles qui convenaient à chaque siècle, son retour n'imposerait aucun archaïsme). 110:811 Mais cette restauration est-elle pro­chainement possible ? le deviendra-t-elle un jour ? Si d'aventure elle ne l'était pas, serait-ce donc à terme, inévitablement selon Maurras, la fin de la nation française ? On pourrait probablement le soutenir en se fondant sur toute l'œuvre de Maurras antérieure à 1940. Il a multiplié en ce sens les affirmations et les négations universelles, les propositions en A et en E : mais ce n'était souvent que manière de parler, et de donner plus de force d'expression à des observations ou recommanda­tions particulières, certainement valables en un temps, en un lieu, dans un contexte déterminé. Il ne faut pas toujours donner une portée philoso­phique absolue, malgré l'apparence verbale, à des remarques qui sont énergiques dans l'instant mais non pas définitivement invariables. Quand le maréchal Pétain demande à Charles Maurras, en juillet 1940, « de quoi la France avait le plus besoin », la réponse maurrassienne n'est justement pas celle que l'on aurait pu présumer d'après l'*Enquête sur la monarchie* et vingt autres ouvrages ; elle n'est pas : *-- De préparer avant tout, et le plus rapidement possible, une restauration de la monarchie traditionnelle, héréditaire, antiparlementaire et décentralisée.* La réponse qu'il fit alors, c'est Maurras lui-même qui l'a livrée après coup : 111:811 *-- Monsieur le Maréchal, c'est de deux choses, un bon corps d'officiers et un bon clergé* ([^42])*.* Il ne lui apparaissait donc plus impossible de travailler sans le roi à la reconstitution d'un bon clergé et d'un bon corps d'officiers ; et à toutes les grandes réformes entreprises par la politique de « redressement d'abord intellectuel et moral » que mettait en œuvre le maréchal Pétain. Maurras complétait alors son « politique d'abord » par le mot d'ordre nouveau : « d'abord le mental ». Lui qui avait dénoncé dans la III^e^ République « la carence absolue de tout gouvernement et de tout État », il constatait désormais que « l'État existe » et qu' « il fait son métier » ([^43]). C'eût été mieux avec le roi, par le roi ? Mais c'était possible sans le roi. La politique du maréchal Pétain, quotidiennement engagée dans des difficultés inouïes, limitée et brimée par l'occupation allemande, bientôt réduite, dès la fin de 1941, à une « demi-liberté » ([^44]) en attendant de n'être quasiment plus libre du tout, n'est évidemment pas exempte d'er­reurs et de fautes. Aucune politique ne l'est. Sa dénomination de « révolution » nationale n'était pas non plus, sans doute, celle qui pouvait le mieux plaire à Maurras. 112:811 Mais son esprit, « travail-famille-patrie », celui de sa charte du travail, de sa corporation paysanne, de son ordre des médecins, de ses corporations de la marine, son esprit hiérarchique, et plutôt qu'un esprit de revendication et de jouissance, son esprit de sacri­fice et d'honneur de servir, oui, tout cela indique à coup sûr la voie nécessaire de toute renaissance française. Et c'est pourquoi, en mai 1943, Maurras pouvait faire le serment de la francisque : « *Je fais don de ma personne au maréchal Pétain comme il a fait don de la sienne à la France. Je m'engage à servir ses disciplines et à rester fidèle à sa personne et à son œuvre.* » Par le désastre militaire de 1940, le « pays légal », qui en était responsable, s'était effondré ; effondré, le pouvoir de l'Oligarchie, celle des « quatre États confédérés » : « L'effondrement de ce pays légal en 1940 avait frappé de stupeur les intéressés. Le ralliement de l'unanimité du pays au maréchal Pétain avait déchaîné une véritable pani­que (...). Il fallait une leçon. On l'a donnée, la plus rude qu'on a pu. On a ramassé tout ce que l'on a pu, communistes, terroristes compris, avec les tueurs de profession et les brigands et les larrons de droit commun », Maurras parle là de la guerre civile menée surtout à partir de 1943 par les commandos et maquis communistes sous couvert de la Résistance ; il évoque aussi « la gros­sière infamie du traitement sous lequel on a cru accabler le maréchal Pétain » en 1945. 113:811 De ceci et de cela, il donne la vraie raison : « *On a voulu intimider et épouvanter à jamais quiconque serait tenté de faire comme lui.* » ([^45]) Intimider, épouvanter, pour que jamais ne recommence une révolution nationale libérant la France du joug de l'Oligarchie. -- Intimider ? épouvanter ? Maurras ajoute : « C'était mal connaître la France. C'était superposer à la grossièreté de cette conduite un défi insolent que l'avenir ne pourra s'abstenir de relever. » Espérons-le. Mais depuis bientôt un demi-siècle continue, et se renforce plutôt que de s'atténuer, l'entreprise dominatrice de l'Oligarchie s'appliquant à « *inti­mider et épouvanter à jamais quiconque serait tenté de faire comme lui* »*,* de faire comme le Maréchal ! Que signifie donc « faire comme lui » ? C'est, recouvert seulement par l'intimidation et l'épouvantable imposture officielle, le secret vital d'une renaissance française. Il est là. Et ce fut pour Maurras son dernier combat d'homme libre. Il nous l'a légué. Faute d'avoir pu le mettre en œuvre, notre génération avait le devoir d'en gar­der et d'en transmettre la mémoire, et c'est à quoi ici j'apporte ma contribution. 115:811 Chapitre VI ### La démocratie religieuse 117:811 DE LA « démocratie » qui est « religieuse », Maurras n'a point fait un traité. Il a rassemblé des écrits de circonstance s'y rapportant plus ou moins directement, selon une manière qui lui était habituelle. Sa dimension ordinaire était plus courte que celle qui (par convention arbitraire, ou plutôt commerciale) est supposée obligatoire pour un livre, et c'est pourquoi beaucoup de ses livres, comme celui qu'il a intitulé *La démocratie religieuse* (paru en 1921), ou comme *L'avenir de l'intelligence,* comme *Les vergers sur la mer,* et *Quand les Français ne s'aimaient pas,* et dix ou vingt autres, sont des recueils. Ce n'est pas une loi absolue. Quelques ouvrages de bonne dimension ont été écrits par lui d'un seul tenant, d'une seule inspiration, bizarrement ce ne sont pas les plus connus des lecteurs de livres, 118:811 bien que ce soient parfois les plus importants, comme *La contre-révolution sponta­née* ou *Le bienheureux Pie X *; ou comme les *Quatre nuits de Provence.* Mais quelles que soient la circonstance et la dimension, la manière de Maurras toujours demeure beaucoup plus d'obser­vation et d'expérience que de philosophie ; plus souvent narrative que synthétique, même dans ses démonstrations ; plus volontiers poétique que pédante. On ne trouve sous sa plume aucune définition abstraite de la « démocratie religieuse ». On ne trouve même pas tout de suite celle de la « démocratie ». Les jeunes lecteurs à l'esprit encore un peu scolaire, ou les esprits mûris dans la pratique des bonnes méthodes scolastiques, devront se porter d'abord à la page 397 de *La démocratie religieuse* s'ils veulent savoir de manière didactique ce que le terme « démocratie » signifie pour Maurras. Définition à vrai dire constamment présupposée et sous-entendue, qui ne devient ici ou là explicite que dans la mesure où les divagations d'un nigaud le rendent néces­saire, comme aux pages 284-285. Mais cette « démocratie », en quel sens donc est-elle dite « religieuse » ? Cela n'est précisé nulle part. Cette notion, cet objet, cette réalité capitale, qui domine le siècle, et de plus en plus, Maurras la combat là où il la rencontre, sur son terrain politique, et seulement là, mais une définition qui en serait seulement politique resterait insuffisante : 119:811 et c'est pourquoi Maurras, qui le sait bien, en appelle au témoi­gnage des définitions théologiques de saint Pie X. En un premier sens, ou plutôt en une première rencontre, la démocratie religieuse est la politique démocratique quand elle est professée et pratiquée par des milieux intellectuels et sociaux qui sont religieux. La dénomination à ce niveau n'est encore que géographique : la démocratie religieuse est la démocratie chez les catholiques. Mais les catholiques peuvent-ils être démocrates-chrétiens, ici et maintenant, dans la France du XX^e^ siècle, par l'effet d'une erreur qui serait seulement politi­que ? N'y faut-il pas une aberration religieuse ? Maurras la pressent chez Sangnier. Il l'en avertit. La confirmation, fortement motivée, viendra de saint Pie X. Sa Lettre sur le Sillon apporte la démonstration *religieuse* du pressentiment *politi­que* de Maurras : avec la « démocratie religieuse » on se trouve en présence d'un phénomène *politi­que* résultant d'une erreur *religieuse.* \*\*\* Quelle erreur ? Elle est triple. Elle consiste premièrement à croire en l'avènement de la démo­cratie universelle non point par réflexion politi­que, mais par une sorte d'acte de foi (une sorte d'acte de foi qui psychologiquement prend autant et davantage de place que la foi théologale, ou même en prend la place) : une croyance arbitraire, de nature religieuse, introduite par extrapolation dans le domaine politique ; un messianisme tem­porel. 120:811 Elle consiste secondement à imaginer avoir découvert, grâce sans doute au progrès moderne de l'esprit humain, que tout à la fois le sens, l'essence et l'avenir temporel de la religion chré­tienne résident dans la démocratie. A quoi saint Pie X répond tranquillement : « L'avènement de la démocratie universelle n'importe pas à l'action de l'Église dans le monde. » Elle consiste enfin, cette erreur religieuse, à n'accepter aucune loi dont la conscience individuelle n'ait pas été, au moins en théorie, le législateur ; à ne jamais admettre d'obéir à un autre que soi ; et à fonder la démocratie politique sur l'impératif catégorique de cette insurrection morale contre l'ordre naturel et surnaturel. La critique théologique de la démocratie reli­gieuse est inscrite une fois pour toutes dans la Lettre sur le Sillon. La critique de Maurras est en pleine connivence intellectuelle, en pleine conso­nance morale, mais elle est distincte. Elle est politique. -- Politique, comment l'entendre ? que Maurras soumet une réalité religieuse à une criti­que politique ? -- Non point. Il observe l'appari­tion sur le terrain politique d'une certaine démo­cratie, il en examine les évolutions. Cette observation lui fait voir que le phénomène étudié n'a pas une cause politique, il a une cause reli­gieuse ; plus précisément, qu'il est la traduction et l'instrument politiques d'intérêts religieux ; et que ces intérêts religieux sont hostiles au catholicisme. 121:811 Cela dit sans nulle prétention à résumer les trois ouvrages que Maurras a réunis dans le gros recueil intitulé *La démocratie religieuse *; mais pour marquer la place et la portée de son opposi­tion politique à la politique d'une démocratie religieuse. L'analyse politique ne discerne que partiellement, mais elle discerne avec déjà la certitude qui lui est propre, le fond religieux des idées libérales et démocratiques. Elle est loin de pouvoir décou­vrir à elle seule toutes les grandes raisons qui interdisent à la conscience individuelle de se pren­dre pour le centre de l'univers et de s'ériger en législateur suprême ; mais à son niveau politique elle prononce déjà sans hésitation ni incertitude : « *N'étant pas seul au monde, tu ne fais pas la loi du monde, ni seulement ta propre loi.* » Elle aperçoit aussi, cette analyse politique, qu'en cela elle s'oppose mortellement à « *de grands intérêts religieux qui sont tout à la fois anti-catholiques et extranationaux* »*.* La politique en effet a son mot à dire, et un mot très sûr, même si ce n'est pas le dernier mot, sur l'attitude mentale et morale qui prétend conférer à la volonté humaine, dans sa fantaisie individuelle ou dans sa conjuration col­lective, le pouvoir de créer le droit, de dire le juste, de définir le bien : telle est la racine de la démocratie religieuse. \*\*\* 122:811 Les racines de la pensée maurrassienne se trouvent au contraire dans les réalités durables, dans les réalités sublimes qui sont supérieures à la volonté de l'homme, et que l'homme libre doit aimer et servir. *L'Action française enracine ses théories dans l'amour.* Vraiment Maurras disait cela ? Il le disait, il le vivait ; et c'est dans *Le dilemme de Marc Sangnier* qu'il l'énonce. Mais ainsi énoncée, dans un flou qui lui gagnerait l'oreille d'une moderne sensiblerie soi-disant évangélique, la formule vague ferait froncer n'importe quel sourcil maurrassien, on croit entendre Maurras lui-même : -- L'amour ! L'amour ! L'amour de qui ? l'amour de quoi ? du beau ou du laid ? de l'honneur ou du crime ? l'amour du bien commun ou l'amour du désordre ? Justement : il dit « l'amour », mais il dit de quoi et de qui. A Sangnier qui, à bout d'argu­ments théoriques, lui oppose que « les plus belles théories sont impuissantes si elles ne sont enraci­nées dans la vivante réalité », Maurras répond : *L'Action française enracine ses théories, qui n'am­bitionnent pas d'être belles mais d'être justes, dans les réalités que voici et qui sont peut-être vivantes : l'amour de la patrie, l'amour de la religion, l'amour de la tradition, l'amour de l'or­dre matériel, l'amour de l'ordre moral...* Je n'arrive pas à imaginer quelle impression peut faire aujourd'hui la lecture de ces lignes sur un jeune lecteur dont *La démocratie religieuse* serait le premier livre de Maurras. 123:811 Plus que la rigueur exigeante de sa célèbre dialectique, à laquelle nous devons d'avoir été introduit aux disciplines nécessaires à la vie de l'esprit, ce qui me frappe quand je le relis maintenant, c'est la haute, c'est la rare noblesse des sentiments où « s'enracine » sa pensée : des *sentiments intelli­gents,* qui sont des réalités vivantes et non des chimères ; des sentiments naturels, c'est-à-dire pieux, et droits, et purs, et non des monstres de démesure, d'artifice, de culte de soi-même. La grandeur d'âme, le cœur de Maurras ! Ce « cœur de soldat » qui « pour les seuls vrais biens a battu sans retour »... Ce cœur sans doute est celui d'un incroyant : « Assurément ni mon langage ni ma pensée ne peut être toujours de nature à satisfaire la conscience catholique en ce qui touche à l'ap­préciation du dogme sacré ou à l'énoncé de l'his­toire ecclésiastique. » Mais voici la merveille, et c'est une sorte de miracle : privé de la foi catholi­que, l'incroyant Maurras en garde ce que l'impiété moderne y attaque le plus ; il en aime, il en défend précisément cela qu'abandonnent les cœurs catholiques quand ils sont séduits ou troublés par les démons de la modernité : le culte de la Vierge, celui des intercesseurs, le dogme de la communion des saints, la réversibilité des mérites, la survi­vance des corps glorieux. Tout cela n'apparaît point dans *La démocratie religieuse,* ou guère, c'est dans d'autres œuvres qu'on le lira, il faut pourtant le savoir pour saisir l'intensité de son amour de l'Église ; 124:811 et pour mieux situer chez lui cette autre position catholique que les catholiques désertaient et qu'il défend, celle-là, directement contre les attaques de la démocratie religieuse : « le profond bienfait catholique », le bienfait his­torique et social de l'Église, « le bienfait de son action sur le genre humain ». Les modernistes d'avant 1914, comme ceux d'après le second concile du Vatican, avaient honte du passé de l'Église, qu'ils imaginaient comme ils l'imaginent aujourd'hui sous les traits d'une longue complicité avec les puissants de ce monde, depuis Constantin jusqu'à l'apparition libératrice de la démocratie chrétienne, une com­plicité pour asservir les pauvres gens et pour les exploiter. Ils et trompent sur l'exploitation, sur la pauvreté, sur l'asservissement, sur la puissance temporelle, leur vue de l'histoire est faussée par les critères qu'ils y appliquent : selon ces critères le seul bien, le seul progrès résiderait dans l'autono­mie croissante, morale et politique, de la personne individuelle, ou de l'humanité en corps. Les catho­liques savent, quand ils sont catholiques, que la liberté consiste à reconnaître, aimer et servir la loi de Dieu, à commencer par la loi naturelle, et non à se donner à soi-même sa loi : quand ils l'ou­blient, par religion démocratique et démocratie religieuse, ils deviennent prisonniers d'une autre religion, qui n'est plus la religion catholique. 125:811 Cette religion nouvelle, nous la saisissons chez Maurras telle qu'elle était au début du siècle, Les textes qui composent son volume sur *La démo­cratie religieuse* ont été écrits sous le règne de saint Pie X, sauf les deux ou trois plus anciens. Ils sont contemporains du moment où la religion nouvelle qui s'insinuait à l'intérieur de l'Église a été arrêtée, démasquée, culbutée, ils ont tenu leur place et joué leur rôle dans cette bataille. Cette nouvelle religion, cette démocratie religieuse, la même, a repris l'avantage dans l'Église postconci­liaire. Mais ses nouveautés sont des vieilleries. Elles étaient déjà des vieilleries avant 1914, quand elles furent une première fois repoussées par la connivence spirituelle qui s'était établie à distance, à toutes distances, mais tellement visible aujour­d'hui, entre saint Pie X et Charles Maurras. Avant 1914, ces vieilleries dataient déjà d' « autrefois ». Lisez cet *autrefois* qui est de 1913 : « *Autrefois,* on pouvait parler et écrire indéfi­niment sur la *prétendue nécessité d'accommoder l'enseignement traditionnel aux idées modernes,* libérales, démocratiques et révolutionnaires ; même on pouvait s'étendre là-dessus sans être beaucoup contredit. On pouvait déclarer le cou­rant de ces idées irrésistible, et soutenir que tout ce qui rêvait de s'y opposer serait fatalement défait, emporté, ruiné, submergé sans remède. Or voilà quinze ans que nous résistons à ces idées... » Cette résistance sera victorieuse à nouveau quand à nouveau elle bénéficiera, comme elle y a droit, de la même connivence sacrée. \*\*\* 126:811 Dans l'Église postconciliaire la démocratie reli­gieuse inocule aujourd'hui les mêmes nouveautés, les mêmes vieilleries qui étaient déjà inscrites, souvent en propres termes, il y a plus d'un siècle, dans le Syllabus, au titre d'erreurs condamnées. Mais déjà avant 1914, il n'existait plus en France qu'une « chaire du Syllabus », ce n'était point à l'Institut catholique, c'était à l'Institut d'Action française. C'est à l'Action française que militaient les catholiques du Syllabus. Ce sont les catholi­ques du Syllabus qui furent assassinés, et c'est la santé, c'est la vie intérieure des organisations catholiques qui fut mortellement atteinte par l'incroyable et cruelle condamnation de 1926, levée en 1939 d'une manière qui implicitement avoue l'injustice et moralement la répare. Mais levée trop tard. La large brèche faite au rempart est restée ouverte. Par cette brèche est passée, et s'est installée dans le catholicisme, la sorte d'incroyance dont le principal adversaire en ce siècle fut l'incroyant Maurras : l'incroyance qui par impiété filiale méconnaît le constant bienfait temporel, historique, social de l'Église. Docteurs ordinaires ou extraordinaires ne croyaient pas que l'incroyant Maurras pût aimer d'un cœur sincère l'être historique de l'Église, son autorité bienfai­sante et éducatrice, son Syllabus sauveur, ils ne croyaient pas qu'il pût aimer d'un cœur sincère « le temple des définitions du devoir », « la seule Internationale qui tienne », « l'Église de l'Ordre », ils y soupçonnaient une manœuvre tactique. 127:811 C'est qu'eux-mêmes avaient perdu l'intelligence de ces réalités temporelles, et à distance d'un, de deux, de trois quarts de siècle tout cela apparaît de mieux en mieux comme une irrécusable révélation des cœurs, ils ne croyaient pas que l'incroyant Maurras pût aimer *ce qu'ils n'aimaient plus.* Ayant honte d'une Église temporellement coupa­ble aux yeux du monde moderne et politiquement condamnée par lui, ils ont inventé d'opérer la rédemption politique de l'Église en la démocrati­sant, c'est le grand dessein de la démocratie reli­gieuse. Démocratiser l'Église ! « Démocratiser, c'est détruire par le moyen de la révolte », répon­dait Maurras en 1906. Quand ce sont des hom­mes d'Église qui entreprennent de démocratiser l'Église, c'est bien, en ce sens, l'autodestruction de l'Église. \*\*\* En lisant ou relisant *La démocratie religieuse* la plume à la main, pour s'instruire ; en lisant ou relisant cet ouvrage de combat et de piété en notre temps de sécheresse (sécheresse entre deux orages), on mesure mieux combien profondément Charles Maurras a aimé l'Église, combien profon­dément il a aimé « le bienfait de son action sur le genre humain », mais c'était sans savoir, car on ne le sait que par la foi, qu'aimer l'être historique de l'Église c'est aimer Jésus-Christ. 128:811 Quand il apprit que saint Pie X l'avait déclaré « UN BEAU DÉFEN­SEUR DE LA FOI » (*della fede*)*,* il reçut cette béné­diction avec un cœur débordant de piété filiale, mais sans la déchiffrer ; encore en 1951, page 52 de son *Bienheureux Pie X,* c'est sans bien la comprendre qu'il en explorait le souvenir, n'y trouvant que des explications insuffisantes. Ce grand amour de l'Église ne savait pas encore qu'aimer et fendre l'Église *telle qu'elle se définit elle-même,* comme il disait, c'est aimer et défendre l'Église telle qu'elle est en vérité : c'est aimer Jésus-Christ, c'est combattre pour Jésus-Christ. Quand donc, Seigneur, ai-je combattu pour vous ? Ce que vous avez fait pour mon Église, c'est à moi que vous l'avez fait. Saint Pie X, en substance, et comme en énigme, mais en prophétie, le lui avait déjà dit. 129:811 Chapitre VII ### Pius Maurras 131:811 CHER MAURRAS, cher vieux Maître endormi entre les bras de l'Espérance et de l'Amour, je voudrais parler de vous avec tendresse, en cette heure froide où les ténè­bres ont une fois encore envahi le monde : nous mesurons mieux ce que nous vous devons et ce qui nous manque dans votre absence. Vous savez que je fus intégralement maurrassien à vingt ans, et même avant, et même après, ne vous querellant en somme que sur Descartes, et cette querelle publique, téméraire, mais juste, avait été l'occasion de notre première rencontre et de votre inoublia­ble accueil. Je vous devais à peu près tout de la vie de l'esprit, avant d'avoir été conduit au Doc­teur commun sous votre influence, et d'y avoir été confirmé par vos conseils les plus impérieux. *Si vous êtes catholique, ne le soyez pas à moitié.* 132:811 Vous m'avez intellectuellement sauvé la vie, il vous est même arrivé sans doute de me sauver la vie physiquement, non point avec l'antique et gros revolver que vous aviez aux saisons lyon­naises dans la poche de votre manteau, mais d'une autre manière, que nous sommes deux ou trois à savoir. Je vous dois d'avoir été maurrassien puis d'avoir été quasiment anti-maurrassien, criti­quant et rejetant votre physique sociale, votre empirisme organisateur, votre politique d'abord et votre nationalisme intégral avec une ardeur philo­sophique qui elle aussi m'est venue de vous, ou par vous. Et je pense que dans la critique il ne fallait rien ménager, n'être sensible qu'au juste et au faux, pour être fidèle à votre exemple, à votre leçon, à votre méthode. Au bout de la critique, et des années, il y avait la découverte que vous aviez dit vrai en affirmant que vous n'étiez pas un philosophe, que vous n'aviez pas atteint la vérité en philosophie, et que le maurrassisme, vous ne saviez pas ce que c'est. Vos formules de combat étaient vraies en situation ; les prendre abstraitement en philosophe était se condamner à les rejeter, et à passer à côté des vérités plus hum­bles, plus concrètes, que par elles vous nous avez livrées. Ces armes de la critique, je vous les rends. Vous aviez tort en philosophie, mais vous n'y étiez point. A la place exacte du rempart où vous étiez, vous aviez raison. 133:811 Sur les ruines de ce rempart aujourd'hui ravagé, ma pensée revient vers vous, le Vaincu immortel et invulnérable, avec tendresse, avec piété. A l'avant-dernier des congrès d'étudiants d'Action française tenus en votre présence, c'était à Montpellier, on venait d'évoquer la mémoire de Léon Daudet, de Jacques Bainville, de tous vos compagnons disparus, vous vous êtes soudain adressé à notre jeunesse, vous nous avez laissé cette confidence et ce vœu : -- Je ne peux pas vous souhaiter d'avoir plus de courage et plus d'honneur ; je ne peux pas vous souhaiter plus de fidélité et plus d'intelligence qu'ils n'en eurent ; je vous souhaite seulement d'être plus heureux que nous... \*\*\* Les batailles gagnées ont tourné en batailles perdues. Vos batailles les plus graves furent contre l'illusion du Progrès, contre la subversion, contre la démocratie religieuse, dont vous avez défendu l'Église de France aux avant-postes du franc-tireur, et les voici qui sont revenus en force, qui ont tout regagné et au-delà, et notre nouvel état est pire que le précédent. Et vous n'êtes plus là. Sans vous, mais avec vous encore, pour l'hon­neur de l'homme et pour l'honneur de son Créa­teur, nous refusons le joug des Princes des Nuées qui sont de très réels marchands d'esclaves. On ne nous aura pas vivants. \*\*\* 134:811 Vous l'aviez nommée *la démocratie religieuse.* Non pas une démocratie politique qui serait ordonnée par un esprit chrétien (ce serait fort bien en soi, et selon Pie XII ; et en Suisse vous l'avez trouvé fort bien ; ce serait un régime parmi d'au­tres, qui conviendrait plus ou moins selon les pays ; et le traditionnel « régime mixte » com­porte une part variable de démocratie politique). Mais la démocratie transportée en matière reli­gieuse et morale ; la démocratie s'imposant comme morale universelle et comme religion œcu­ménique ; comme valeur absolue ; comme critère suprême ; nouvelle et unique loi naturelle et surnaturelle. Une autre religion : une nouvelle reli­gion, totalitaire, théocratique, cléricale, se substi­tuant à la religion du Dieu vivant ; une religion de l'homme ; de l'homme moderne. Vous lui avez barré la route. Saint Pie X a pu dire sans aucun lapsus que vous étiez un beau défenseur de la foi : vous l'étiez négativement, à une certaine place du rempart intellectuel et civique qu'aucun docteur catholique moderne jusqu'ici n'a su tenir comme vous la teniez. Ce n'était pas la seule place du seul rempart. C'en était une. Parmi d'autres. Mais celle-là même où la nouvelle religion voulait faire brèche, et où elle l'a fait parce que l'on vous y a finalement laissé trop seul, trop démuni, sans les renforts qu'il fallait. 135:811 Vous étiez au point décisif de la bataille pendant que d'autres, intérieurement plus fidèles peut-être aux exigences surnaturelles de leur baptême, s'étaient assoupis. Ou laissé cir­convenir. De la bataille, vous avez eu aussi l'ivresse ; et l'intempérance. Pendant que d'autres ne faisaient aucune faute, ne faisant rien. \*\*\* Il y avait déjà, elle déborde partout mainte­nant, la race spirituelle des spectateurs objectifs et des arbitres impartiaux, qui font de tiédeur vertu et déplorent un tel carnage entre gens qui pourtant détiennent tous une part de vérité. Que tous, ou presque, détiennent plus ou moins une part de vérité, c'est philosophiquement vrai. Mais voilà : le monde n'est pas une acadé­mie de philosophes. Les philosophes eux-mêmes ne vivent guère en académies et passent plutôt leur temps à se dispu­ter. On peut sans doute imaginer la dispute philo­sophique selon des règles idéales, la part de vérité à discerner jusque dans l'erreur, la compréhension d'un système de pensée par sympathie interne, la recherche d'une synthèse entre points de vue opposés. Cela est excellent à l'école, à partir du moins d'un certain degré de formation, et pour aider les esprits à se former davantage. C'est aussi l'archétype de ce que l'on appelle aujourd'hui « le » dialogue, qui devrait servir à tout et par tout. 136:811 Je me demande si cela sert autant qu'on le dit à la découverte de la vérité, qui est autre chose que le compromis pour l'action. Le dialogue ainsi conçu, je doute fort qu'il existe autrement qu'inté­rieur. C'est Platon seul et toujours Platon qui tient la plume pour chacun de ses interlocuteurs : et d'ailleurs sans un Socrate, le dialogue platonicien ne serait même plus une fiction littéraire, mais un médiocre divertissement. Le dialogue, pour Aristote, c'est le laborieux, c'est l'héroïque dialogue intérieur de l'*amicus Plato sed magis arnica veritas.* Dans la Somme théologique, toutes les objections ont droit de cité : elles sont enten­dues non point cependant telles qu'elles se formu­lent, mais retraduites dans la langue du dialogue intérieur de saint Thomas. S'il s'agit de pensée spéculative, ou à plus forte raison contemplative, le conseil pascalien de demeurer en sa chambre l'emporte sur le conseil eyquémien de frotter et limer sa cervelle contre celle d'autrui. Plus que le dialogue importent alors le silence, la solitude, les veilles studieuses ; l'œuvre à faire ; et le commerce anachronique des grands esprits de tous les temps plutôt que les conciliabules avec les contemporains. Mais quand on imagine pouvoir, dans la cité, apaiser les affrontements spirituels en leur impo­sant les règles idéales du dialogue tel qu'il aurait lieu dans la chimérique académie des philosophes, on tombe sous la coupe de tous les brigandages. Ceux qui nous le proposent ont le poignard à la main et font signe déjà par la porte entr'ouverte aux tueurs qu'ils ont recrutés. 137:811 On s'est toujours battu partout : même physiquement, jusque dans des conciles de la sainte Église ; et lorsqu'elle devient « psychologique », la guerre n'est pas moins militante. La nécessité du *rempart* aug­mente encore quand les autorités légitimes s'étio­lent, démissionnent ou disparaissent : ce n'est plus aux frontières de la patrie ou de l'Église qu'il faut courir, chaque hameau, chaque foyer, chaque jar­din se retranche contre l'invasion des pillards et des marchands d'esclaves. Si l'on est submergé, ce sera sans drapeau blanc. Cette leçon-là de Maurras est pour aujour­d'hui. Dans le silence du dialogue intérieur, nous pesons la part de vérité, la part de justice de l'ennemi : pour nous en instruire, bien sûr, et pour retourner contre lui, s'il se peut et quand il est licite, jusqu'à ses propres armes. Nous pesons certainement beaucoup mieux cette part de justice et de vérité que ne peuvent faire ceux qui fuient le combat comme ils ont déserté la pensée, du même mouvement dans le vide. Nous faisons des pesées réelles, dans une bataille réelle. Nous ne sommes ni spectateurs ni arbitres dans le combat du salut. \*\*\* La nouvelle religion, merveille, est celle où l'on n'a plus d'ennemis. Le précepte chrétien *d'aimer ses ennemis,* le plus difficile, devient sans objet, et l'on est assuré de n'y jamais manquer. 138:811 Combattre selon la justice et dans la charité n'était pas commode. On trouve plus simple, et plus moral, de capituler d'avance. \*\*\* Cher Maurras, cher vieux Maître indompta­ble, vous nous avez enseigné la piété, qui fut l'âme et la raison de vos combats. Je ne parle pas du don surnaturel de piété ; je parle de la vertu naturelle. *L'homme naît débiteur,* tel est l'alpha et l'oméga de votre doctrine modeste. Sauf l'homme moderne qui, renouvelant collectivement le péché d'Adam, croit que tout lui est dû, et institue un culte de l'homme qui est le culte de soi-même. Le culte de l'homme a toujours existé. Ce fut le culte des morts. Ce fut le culte élevé par la piété filiale. Ce fut le culte rendu à ceux à qui nous devons la vie physique, la vie morale, la vie religieuse ; ceux qui nous ont transmis et appris la loi naturelle, la foi chrétienne et les humbles honneurs des maisons paternelles : fondation solide, fondation irremplaçable de tout édifice habitable en commun. Ce fut le culte des héros et des saints. Ce fut un culte que l'on rendait à plus grand que soi. Avec la nouvelle religion, c'est aujourd'hui le culte impie que l'homme anonyme exige pour lui-même ; et pour lui seul. 139:811 Au carrefour de cette subversion, Maurras apparaît dans sa vraie grandeur. Son combat fut celui de la piété contre l'impiété. Parce qu'il fut pieux, parce qu'il nous a enseigné la piété, c'est notre piété qui fait mémoire de lui, dans l'attente de la Résurrection. 141:811 Annexes\ documentaires 143:811 ANNEXE I ### Chronologie 145:811 *Une grande partie des indications ici recueillies ont été soit trouvées soit vérifiées dans l'ouvrage monumental et sans égal publié en 1980 par Roger Joseph et Jean Forges :* Nouvelle bibliographie de Charles Maurras, *édi­tion définitive, corrigée et complétée, deux tomes parus à L'Art de voir à Aix-en-Provence. Je n'ai pas, bien entendu, mentionné tous les événements et tous les ouvrages dignes de mémoire : quelques repères, simplement, dans leur succession chronologique.* 1868 -- 20 avril : naissance à Martigues de Charles-Marie-Photius Maurras, fils de Jean Maurras et de Marie Garnier son épouse. Il est ondoyé à domicile le jour de sa naissance et baptisé le 19 juillet. 1874 -- Mort de Jean Maurras. 1882 -- Charles Maurras ressent les premières atteintes de la surdité. 146:811 1885 -- Installation à Paris avec sa mère et son jeune frère Joseph. 1894 -- 28 décembre : article dans *La Cocarde* intitulé : « Les Métèques ». Ce terme, tiré par Maurras de l'his­toire athénienne, connut une grande fortune, avec un sens devenu rapidement péjoratif. 1895 -- Premier livre de Maurras, paru chez Calmann-Lévy, une œuvre de jeunesse qui sera violemment et longuement contestée par la suite, avec la volonté d'éta­blir que la pensée maurrassienne est essentiellement un paganisme anti-chrétien : *Le Chemin de Paradis,* mythes et fabliaux. Réédité en 1921 avec le sous-titre : « contes philosophiques » remplaçant « mythes et fabliaux », et avec d'importants retranchements, dont l'auteur déclare dans un avant-propos : « Toute ma révision s'est inspirée du souci majeur de ne pas trop déplaire aux gens raisonnables et aux gens de goût. » Les éditions posté­rieures seront toutes conformes à l'édition révisée de 1921. 1896 -- 8 avril-8 mai : envoyé spécial de *La Gazette de France* aux Jeux Olympiques restaurés à Athènes sur l'initiative de Pierre de Coubertin. 147:811 Ce reportage est l'occasion d'écrire les pages qui composeront le volume *Anthinéa,* paru en 1901 (réédité en 1912, 1922, 1926, 1942 et partiellement en 1955). 1898 -- Septembre : articles de *La Gazette de France* sur le suicide du colonel Henry (affaire Dreyfus). 1899 -- Juillet : premier numéro de *L'Action française,* bulletin bi-mensuel. 1900 -- Juillet : début de l' « enquête sur la monarchie » dans *La Gazette de France.* 1902 -- *Les Amants de Venise,* George Sand et Musset, un volume chez Albert Fontemoing, éditeur à Paris (nouvelles éditions augmentées en 1916, 1919, etc., et Flammarion 1978). 1904 -- Adhésion de Léon Daudet aux idées politiques de Charles Maurras. 148:811 1905 -- Fondation de la Ligue d'Action française. *-- L'Avenir de l'intelligence,* un volume chez Albert Fontemoing (dernière édition : Flammarion 1942, mise en vente seulement en 1952). 1906 -- Fondation de l'Institut d'Action française ; Paul Bourget y inaugure la chaire du Syllabus. *-- Le Dilemme de Marc Sangnier,* essai sur la démocratie religieuse, un volume à la Nouvelle Librairie Nationale (repris dans le recueil : La Démocratie reli­gieuse, 1921). 1908 -- 21 mars : premier numéro du quotidien *L'Action française.* 1909 -- 16 mai : premier cortège d'hommage à Jeanne d'Arc institué malgré l'interdiction gouvernementale et la répression policière. *-- Enquête sur la monarchie* (voir plus haut à l'année 1900), un volume à la Nouvelle Librairie Natio­nale (dernière réédition Fayard 1937). 1910 -- 8 mai : second cortège de Jeanne d'Arc, encore interdit. 149:811 *-- Kiel et Tanger,* la République française devant l'Europe, 1895-1905, un volume à la Nouvelle Librairie Nationale (dernière réédition en 1928). 1911 -- 28 mai : troisième cortège de Jeanne d'Arc, toujours interdit. *--* Saint Pie X, recevant en audience privée la mère de Charles Maurras, lui déclare : « *Je bénis son œuvre. Elle aboutira.* » 1912 -- 19 mai : le gouvernement autorise enfin le cor­tège de Jeanne d'Arc, imposé par les combats de rue des années précédentes, et au prix de 10.000 jours de prison. *-- La Politique religieuse, un* volume à la Nouvelle Librairie Nationale (texte repris en 1921 dans le recueil : La Démocratie religieuse)*.* 1913 -- *L'Action française et la religion catholique,* un volume à la Nouvelle Librairie Nationale (texte partiellement repris dans le recueil : La Démocratie religieuse)*.* 1914 -- Juillet : Camille Bellaigue demande à saint Pie X une bénédiction pour Charles Maurras. Le pape lui répond : « *Notre bénédiction ! Mais toutes nos bénédic­tions ! Et dites-lui qu'il est un beau défenseur de la foi.* » C'est à Camille Bellaigue que saint Pie X raconta : 150:811 « *Ils venaient comme des chiens me presser, répétant : condamnez-le, Très Saint Père, condamnez-le ! Je les chassais en répondant : allez dire votre bréviaire, allez prier pour lui.* » 1915 -- *L'Étang de Berre,* un volume chez Champion (dernière réédition Flammarion 1929). 1916 -- *Quand les Français ne s'aimaient pas,* chronique d'une renaissance, 1895-1905, un volume à la Nouvelle Librairie Nationale (réédité en 1926). 1917 -- *Le Pape, la Guerre et la Paix,* un volume à la Nouvelle Librairie Nationale. Maurras défend l'attitude du pape Benoît XV dont les démarches en faveur de la paix se sont heurtées en France à une certaine incom­préhension catholique exprimée par le *Non possumus* qu'a publiquement lancé le P. Sertillanges au nom d'une grande partie de l'épiscopat. 1918 -- *Les chefs socialistes pendant la guerre,* un volume à la Nouvelle Librairie Nationale. 1920 -- Sur proposition de Maurice Barrès, loi instituant la fête nationale de Jeanne d'Arc le second dimanche de mai. 151:811 1921 -- *La Démocratie religieuse,* un volume à la Nou­velle Librairie Nationale (réédition en 1978 aux Nou­velles Éditions Latines). 1922 -- 4 février : *L'Action française* publie une « Lettre de Rome » signalant le papabile Achille Ratti, cardinal-archevêque de Milan, comme un esprit plus politique que religieux, partisan résolu d'une « collaboration italo-germano-bolcheviste ». 1923 -- Janvier : assassinat de Marius Plateau, secrétaire général de la Ligue d'Action française, par l'indicatrice de police Germaine Berton, faute d'avoir pu tuer Maurras ou Daudet. *--* Novembre : assassinat de Philippe Daudet, fils de Léon Daudet, par le policier Joseph Colombo. *--* Décembre : acquittement scandaleux de Ger­maine Berton. 1925 -- Parution de *La Musique intérieure,* recueil de poèmes, un volume chez Grasset. *--* Mars : Maurras est sacré « Prince des écrivains » en remplacement d'Anatole France mort l'année précédente. *--* 5 mai : l'enquête à Louvain sur les maîtres de la jeunesse catholique se termine par la désignation de Maurras avec 174 voix contre 123 à Paul Bourget et 91 à Maurice Barrès. 152:811 *--* 10 mai : cortège traditionnel de Jeanne d'Arc, Charles Maurras en tête, malgré l'interdiction décrétée par le ministre de l'intérieur Abraham Schrameck. *--* 26 mai assassinat d'Ernest Berger, dirigeant de la Ligue d'Action française. C'est Maurras qui était visé. *--* 9 juin : la lettre à Schrameck. 1926 -- 9 mai : cortège traditionnel de Jeanne d'Arc, Charles Maurras en tête, malgré l'interdiction gouvernementale. *--* 25 août (parue le 26 dans le bulletin diocésain L'Aquitaine) : lettre du cardinal Andrieu, archevêque de Bordeaux, contre l'Action française, l'accusant de vou­loir « rétablir l'esclavage » (etc.). *--* 9 septembre : lettre de Pie XI au cardinal Andrieu, approuvant ses accusations démentielles. *--* 12 octobre : lettre de Charles Maurras à Pie XI, (qui ne sera publiée qu'en février 1927). *--* 20 décembre : vive allocution consistoriale de Pie XI contre l'Action française, quoique s'affirmant sans « méconnaissance ni insuffisante estime des bienfaits que l'Église et la Cité » en ont reçus. *--* 21 décembre : *Non possumus* des catholiques d'Action française. *--* 29 décembre : décret du Saint-Office condam­nant le journal *L'Action française* et plusieurs livres de Charles Maurras. 1927 -- 5 janvier : seconde lettre de Pie XI au cardinal Andrieu contre l'Action française. 153:811 -- 8 mars : décret de la Sacrée Pénitencerie romaine, interdisant de donner les sacrements aux catholiques d'Action française et ordonnant de les traiter comme des « pécheurs publics ». *--* 31 mai : évoquant la condamnation de l'Action française, le journal *La Gazette de Cologne* félicite Pie XI d'incarner « le pontificat le plus allemand de l'his­toire ». *--* 13 juin : arrestation de Léon Daudet, condamné à 5 mois de prison. *--* 25 juin : évasion de Léon Daudet, qui allait être assassiné dans sa prison, et qui se réfugie en Belgique. 1928 -- 16 novembre : décret de la Sacrée Pénitencerie romaine contre les confesseurs qui absolvent les catholi­ques d'Action française. *-- Les Princes des nuées,* un volume chez Tallandier (réédition Plon en 1933). 1929 -- Pie XI fait demander au Carmel de Lisieux de prier chaque jour sainte Thérèse de l'Enfant Jésus pour l'Action française. 1930 -- 2 janvier : Léon Daudet rentre à Paris, ayant été gracié le 30 décembre par le président de la République à la demande de la Société des gens de lettres et de Daladier, Herriot, Mandel et André Tardieu. *-- Quatre nuits de Provence,* un volume chez Flam­marion (réédité l'année suivante). 154:811 1931 -- *Au signe de Flore,* un volume de souvenirs politiques 1898-1900. Réédité chez Grasset en 1974 avec en sous-titre : « La fondation de l'Action française, 1898-1900 ». L'ouvrage comporte une importante monogra­phie intitulée : « Les Monod ». 1932 -- Début du *Dictionnaire politique et critique,* com­posé d'extraits d'articles et d'ouvrages de Maurras : cinq tomes dont la parution à la Cité des Livres s'échelonne de 1932 à 1935. L'ensemble de l'édition sera repris par Fayard. 1933 -- *Notre Provence,* ouvrage en collaboration avec Léon Daudet, chez Flammarion (réédité en 1953). 1936 -- 10 janvier : vote d'une loi sur la presse qui est surnommée « loi Maurras » parce qu'elle est spécialement conçue pour emprisonner Charles Maurras. *--* 13 février : dissolution par le gouvernement de la Ligue d'Action française. *--* 21 mars : condamnation de Charles Maurras, en vertu de la « loi Maurras », à quatre mois de prison. *--* 16 mai : en vertu de la même loi, condamnation de Maurras à huit mois de prison. 155:811 *--* 29 octobre : arrestation de Charles Maurras, écroué à la prison de la Santé. Il avait été précédem­ment condamné plusieurs fois à des peines de prison sous divers prétextes (y compris d'avoir menacé un agent de police avec un pistolet à crosse de nacre), avant et après la guerre de 1914 : mais il avait chaque fois bénéficié d'amnisties, qui étaient fréquentes, notamment pour les délits de presse, sous la III^e^ République, avant le Front populaire de 1936 et l'arrivée au pouvoir, avec Léon Blum, de la gauche unie aux communistes. 1937 -- Au mois de janvier, pendant sa détention, paraît chez Grasset *La Dentelle du rempart,* choix de pages civiques en prose et en vers, un volume de 364 pages. *--* Au mois de février paraît chez Flammarion *Jeanne d'Arc, Louis XIV, Napoléon,* un volume de 260 pages. *--* 6 février : lettre autographe de Pie XI à Maurras emprisonné, lui adressant une « grande bénédiction ». *--* Parution de *Mes idées politiques,* morceaux choi­sis avec un avant-propos sur « La politique naturelle » écrit en prison (chez Fayard ; réédition en 1948 ; puis en 1968 avec une préface de Pierre Gaxotte). *--* 6 juillet : libération de Maurras après 250 jours de prison. -- Parution chez Flammarion du volume : *Les Vergers sur la mer,* Attique, Italie, Provence. L'ou­vrage contient aussi, entre autres, l'important opuscule intitulé *L'Amitié de Platon.* *--* 8 juillet : au Vélodrome d'Hiver, 60.000 Parisiens rendent à Maurras un « hommage national » sous la présidence de la maréchale Joffre. *--* Novembre-décembre : en revanche, le comte de Paris, lui, condamne l'Action française. 156:811 1938 -- 3-10 mai : voyage de Maurras dans l'Espagne libérée par le général Franco. *--* 9 juin : élection à l'Académie française au fau­teuil d'Henri-Robert. *--* Octobre : article de Maurras sur les accords de Munich, qu'il définit « une défaite qui épargne un désastre ». 1939 -- 8 juin : réception à l'Académie française. *--* 5 juillet : Pie XII lève l'interdit de *L'Action française* à partir du 10 juillet 1939. *--* Campagne contre la guerre : « J'ai tout tenté, écrira-t-il en 1945, pour éloigner des lèvres de la France l'amer calice de la guerre de 1939 qui est la cause de tous nos maux. » 1940 -- Parution au mois d'avril de *Pages africaines,* un volume chez Fernand Sorlot. *--* 26 juin : l'Agence Havas publie la déclaration de Charles Maurras : « Unité française d'abord ». *--* 1^er^ juillet : *L'Action française* reparaît à Limoges où elle s'est d'abord repliée ; elle s'installe ensuite à Lyon. 1941 -- 9 février : dans *Le Petit Marseillais,* article : « La divine surprise », qui est celle de l'art politique du maréchal Pétain, « le style d'une action, l'orateur, l'écri­vain, le moraliste, le philosophe social ». 157:811 *--* Au mois d'avril : parution chez Lardanchet à Lyon de *La Seule France,* chronique des jours d'épreuve. *--* 22 novembre : dédicace du maréchal Pétain : « A Monsieur Charles Maurras, le plus français des Fran­çais ». *--* Parution de *Sans la muraille des cyprès,* un volume chez J. Gibert, Arles. Le meilleur volume de morceaux choisis : pour ceux qui ne connaissent pas Maurras, le premier à lire ; pour ceux qui le connaissent, une merveilleuse récapitulation. 1942 -- Parution à Genève, aux Éditions du Milieu du Monde, du volume *De la colère à la justice,* réflexions sur un désastre. *--* 10 juillet : dans *L'Action française,* article de Maurras décernant au *Figaro* le titre de « journal mau­dit ». 1943 -- 4 avril : l'accident de Pau, chez le docteur Larrieu. *--* 8 mai : à l'occasion de la fête nationale de Jeanne d'Arc, le maréchal Pétain confère à Charles Maurras l'Ordre de la Francisque (n° 2068). *-- La Contre-Révolution spontanée :* la recherche, la discussion, l'émeute, un volume chez Lardanchet à Lyon. 1944 -- 24 août : dernier numéro du quotidien *L'Action française.* 158:811 *--* 2 septembre : lettre-préface à *La philosophie politique de saint Thomas* (le livre sera publié en 1948 par les « Éditions nouvelles », c'est-à-dire par les Nou­velles Éditions Latines de Fernand Sorlot). *--* 8 septembre : arrestation de Charles Maurras et de Maurice Pujo. *-- Le Pain et le Vin* aux Éditions du Cadran. 1945 -- 24-27 janvier : procès de Maurras à Lyon. Il est condamné à la réclusion à perpétuité et à la dégradation nationale. *--* 1^er^ février : l'Académie française prononce la radiation de Charles Maurras mais, comme pour le maréchal Pétain, refusera toute candidature à ce fauteuil jusqu'au décès du titulaire. *--* 15 août : condamnation à mort du maréchal Pétain, commuée en détention perpétuelle. 1946 -- *Au devant de la nuit,* poèmes de Charles Maurras publiés sous le pseudonyme de Léon Rameau par Lardanchet à Lyon (poèmes repris en 1952 dans La Balance intérieure)*.* 1947 -- Maurras transféré de la maison centrale de Riom (Puy de Dôme) à celle de Clairvaux dans l'Aube. 1949 -- *Pour un jeune Français,* mémorial en réponse à un questionnaire, aux Éditions Amiot-Dumont. 159:811 1950 -- *Le Mont de Saturne,* conte moral, magique et policier, aux Éditions des Quatre Jeudis. 1951 -- 23 juillet : mort en détention du maréchal Pétain. *--* 3 août : transfert de Maurras malade à l'Hôtel-Dieu de Troyes. 1952 -- 9 février : transfert de l'Hôtel-Dieu en clinique. *--* 15 mars : sur les instances d'Henry Bordeaux, doyen de l'Académie française, et de Maxime Réal del Sarte qui s'offrent pour prendre la place du prisonnier, la peine de Charles Maurras est commuée en grâce médicale avec assignation à résidence dans une clinique et interdiction de séjour à Paris et à Martigues. *--* 21 mars : arrivée à la clinique Saint-Grégoire, à Saint-Symphorien-lès-Tours. L'évêque de Tours envoie le chanoine Cormier comme missionnaire auprès de Maurras. *--* Parution de *La Balance intérieure,* un volume de poésies chez Lardanchet. 13 novembre : Maurras demande au chanoine Cormier de lui administrer les derniers sacrements. *--* 15 novembre : « Pour la première fois, j'entends Quelqu'un venir. » Maurras réclame son chapelet et meurt le 16 novembre à la clinique Saint-Grégoire. *--* 19 novembre : funérailles en l'église paroissiale, puis à la gare de Tours, le gouvernement ayant interdit le transfert par la route de la dépouille mortelle. 160:811 *--* 20 novembre : à l'Académie française, devant ses collègues debout, Jules Romains rend hommage à Charles Maurras ; seul Paul Claudel reste assis. *--* 22 novembre : inhumation dans le caveau de la famille à Roquevaire. *--* 23 novembre : dépose du cœur dans le cardi­taphe aménagé dans le jardin de sa maison à Martigues, chemin de Paradis. 1953 -- 9 janvier : le gouvernement interdit la réunion à la mémoire de Maurras organisée salle Pleyel sous la présidence d'Henry Bordeaux. *--* Parution posthume chez Plon du volume *Le Bienheureux Pie X, sauveur de la France.* A la première page, Maurras avertit qu'il a écrit cet ouvrage « *comme un testament* »*. --* Écrit en prison, entre 1946 et 1952, c'est l'un des livres les plus importants de Maurras (et s'il fallait choisir, je dirais sans doute : le plus impor­tant). C'est aussi l'un des moins connus. 1954 -- 29 mai : canonisation de saint Pie X. 1961-1975 -- *Dictionnaire politique et critique : compléments et additifs,* 31 fascicules établis et édités par les « Cahiers Charles Maurras », venant s'ajouter aux cinq tomes parus de 1932 à 1935. 161:811 Annexe II ### Trois avertissements 163:811 1 -- Ne pas s'attarder à ce que Maurras écrivait avant l'âge de 25 ans. Il avait demandé que, sauf exception signifiée expressément par lui-même, l'on ne retienne aucun texte antérieur pour le recueil qu'est son *Dictionnaire.* Je dirais même 30 ans. La pensée de Maurras étant expérimentale et cheminante, ce sont ses aboutissements et non pas ses commence­ments qu'il a voulu nous léguer. 2 -- Pour la même raison, ne pas s'enfermer non plus dans les premières œuvres de la maturité, tou­jours citées par les auteurs de commentaires qui se recopient les uns les autres, et donneraient à croire que Maurras en serait resté à *Anthinéa,* aux *Amants de Venise,* à *L'avenir de l'intelligence.* Sa pensée s'est complétée, nuancée, perfectionnée, corrigée. Il faut lire *La Contre-Révolution spontanée* (1943) ; il faut lire surtout *Le Bienheureux Pie X, sauveur de la France,* écrit « comme un testament » après 1946, publié après sa mort en 1953. Et les autres ouvrages contemporains. 164:811 3\. -- Parmi lesquels *Sous la muraille des cyprès* (1941). Ce recueil de morceaux choisis, comme *Mes idées politiques,* comporte plusieurs fois une version plus ou moins différente des textes recueillis ; et la différence n'est pas seulement dans les mots ; elle est aussi, très volontairement, dans la pensée. Il faut savoir que ce ne sont pas des négligences ou des audaces du compilateur, mais des modifications de la main même de Maurras. 165:811 Annexe III ### L'esprit de la Révolution nationale *Paroles du maréchal Pétain* 167:811 L'esprit de jouissance détruit ce que l'esprit de sacrifice a édifié. C'est à un redressement intellectuel et moral que, d'abord, je vous convie. \*\*\* L'esprit de jouissance l'a emporté sur l'esprit de sacrifice. On a revendiqué plus qu'on n'a servi. On a voulu épargner l'effort ; on rencontre aujourd'hui le malheur. \*\*\* N'espérez pas trop de l'État qui ne peut donner que ce qu'il reçoit. Comptez pour le présent sur vous-mêmes et pour l'avenir sur les enfants que vous aurez élevés dans le sentiment du devoir. \*\*\* 168:811 Le travail des Français est la ressource suprême de la patrie. Il doit être sacré. Le capitalisme internatio­nal et le socialisme international qui l'ont exploité ont été d'autant plus funestes que, s'opposant l'un à l'autre en apparence, ils se ménageaient l'un l'autre en secret. Nous ne souffrirons plus leur ténébreuse alliance. \*\*\* Un peuple n'est pas un nombre déterminé d'indivi­dus, arbitrairement comptés au sein d'un corps social. Un peuple est une hiérarchie de familles, de profes­sions, de communes, de responsabilités administra­tives, de familles spirituelles, articulées et fédérées pour former une patrie animée d'un mouvement, d'une âme, d'un idéal, moteurs de l'avenir, pour pro­duire, à tous les échelons, une hiérarchie des hommes qui se sélectionnent par les services rendus à la com­munauté, dont un petit nombre conseillent, quelques-uns commandent et, au sommet, un chef qui gouverne. \*\*\* La solution consiste à rétablir le citoyen, juché sur ses droits, dans la réalité familiale, professionnelle, communale, provinciale et nationale. C'est de cette réalité que doit procéder l'autorité positive et sur elle que doit se fonder la vraie liberté. Je me propose de recomposer un corps social d'après ces principes. Il ne suffira plus de compter les voix. Il faudra peser leur valeur pour déterminer leur part de responsabilité dans la communauté. \*\*\* 169:811 La politique est l'art de gouverner les hommes conformément à leur intérêt le plus général et le plus élevé. Elle ne s'adresse pas aux sentiments bas tels que l'envie, la cupidité, la vengeance, mais à la passion du bien public, à la générosité. Elle ne se propose pas d'exploiter le peuple, mais de le servir ; elle ne s'efforce pas de le flatter ou de le séduire, mais d'éveiller sa conscience et de provoquer sa réflexion ; et si elle lui parle de ses droits, elle n'oublie pas de lui rappeler ses devoirs. \*\*\* Le droit des familles est antérieur et supérieur à celui de l'État comme à celui des individus. La famille est la cellule essentielle ; elle est l'assise même de l'édifice social ; c'est sur elle qu'il faut bâtir ; si elle fléchit, tout est perdu ; tant qu'elle tient, tout peut être sauvé. \*\*\* S'il est normal que les hommes se groupent selon les affinités de leur métier, de leur niveau social, de leur genre de vie, et s'il est légitime que ces groupe­ments divers essaient de faire valoir, les uns par rapport aux autres, leurs intérêts et leurs droits, la lutte des classes considérée comme le grand moteur du progrès universel est une conception absurde, qui conduit les peuples à la désagrégation et à la mort. \*\*\* 170:811 La nature ne crée pas la société à partir des individus, elle crée les individus à partir de la société. \*\*\* Le travail répond à cette loi sévère de la nature que rien ne s'obtient sans effort. C'est donc à tort que l'on a fait luire à vos yeux le mirage d'une cité future où il n'y aurait plus de place que pour le plaisir et pour le loisir. Mais si le travail est pour l'homme un fardeau, il est aussi un bienfait : il est une condition de la bonne santé morale et physique, de l'équilibre et du développement des facultés humaines. C'est une erreur de croire que l'on puisse conserver intacts ces dons ou ces facultés dans l'oisiveté. Nous ne dévelop­pons nos capacités et n'augmentons nos forces que par l'exercice que nous leur donnons. \*\*\* Il s'agit de mettre fin à cet esprit revendicatif qui, passant du social au politique et respectivement, nous a perdus parce qu'il a dissocié et décomposé les mœurs et les pratiques qui sévissaient dans les rap­ports du capital et du travail. \*\*\* Il y avait à la base de notre éducation nationale une illusion profonde : c'était de croire qu'il suffit d'instruire les esprits pour former les cœurs et pour tremper les caractères. 171:811 Le cœur humain ne va pas naturellement à la bonté ; la volonté humaine ne va pas naturellement à la fermeté, à la constance, au courage. Ils ont besoin, pour y atteindre et pour s'y fixer, d'une vigoureuse et opiniâtre discipline. Vous le savez bien, parents : un enfant bien élevé ne s'obtient pas sans un usage vigilant, à la fois inflexible et tendre, de l'autorité familiale. \*\*\* L'école française ne prétendra plus à la neutralité. La vie n'est pas neutre ; elle consiste à prendre parti hardiment. Il n'y a pas de neutralité possible entre le vrai et le faux, entre le bien et le mal, entre la santé et la maladie, entre l'ordre et le désordre, entre la France et l'Anti-France. \*\*\* Il faudra que les maîtres de notre enseignement primaire se pénètrent de cette idée qu'il n'est pas moins noble et pas moins profitable, même pour l'esprit, de manier l'outil que de tenir la plume, et de connaître à fond un métier que d'avoir sur toutes choses des clartés superficielles. \*\*\* Jeunes Français : vous payez des fautes qui ne sont pas les vôtres. C'est une dure loi qu'il faut comprendre et accepter, au lieu de la subir ou de se révolter contre elle. Alors l'épreuve devient bienfai­sante, elle trempe les âmes et les corps et prépare des lendemains réparateurs. 172:811 Méditez ces maximes : le plaisir abaisse, la joie élève ; le plaisir affaiblit, la joie rend fort. Cultivez en vous le sens et l'amour de l'effort : c'est une part essentielle de la dignité de l'homme et de son efficacité. Lorsque vous aurez à faire le choix d'un métier, gardez-vous de la double tentation du gain immédiat et du minimum de peine. Visez de préférence aux métiers de qualité qui exigent un long et sérieux apprentissage. Seul, le don de soi donne son sens à la vie individuelle, en la rattachant à quelque chose qui la dépasse, qui l'élargit et qui la magnifie. \*\*\* Mères de notre pays de France, votre tâche est la plus rude, elle est aussi la plus belle. Vous êtes, avant l'État, les dispensatrices de l'éducation. Vous seules savez donner à tous ce goût du travail, ce sens de la discipline, de la modestie, du respect, qui fait les hommes sains et les peuples forts. Vous êtes les inspiratrices de notre civilisation chrétienne. Et voici qu'aujourd'hui, dans nos deuils, dans nos misères, vous portez la plus lourde croix. Mères de France, entendez ce long cri d'amour qui monte vers vous. Mères de nos tués, mères de nos prisonniers, mères de nos cités, qui donneriez votre vie pour arracher vos enfants à la faim, mères de nos campagnes qui, seules à la ferme, faites germer les moissons, mères glo­rieuses, mères angoissées, je vous exprime aujourd'hui la reconnaissance de la France. 173:811 Appendices doctrinaux 175:811 Appendice I ### « Politique d'abord » ? 177:811 DEPUIS TOUJOURS une critique en forme d'indi­gnation a reproché à Maurras de placer la politique au-dessus de la morale, de soumet­tre la morale à la politique, etc. Et la réponse a généralement été aussi automatique : -- Vous n'avez donc rien compris. Dans le « politique d'abord », il s'agit d'une priorité simplement chronologique, les moyens avant la fin, la route pour atteindre le but. Mais la critique dite chrétienne du « politique d'abord » s'est, depuis la mort de Maurras, passablement estompée, en raison de la montée dans l'Église d'un autre « politique d'abord », soutenant en subs­tance qu'il faut une révolution libératrice avant de pouvoir évangéliser les classes exploitées. En ce qui concerne Maurras, si l'on rassemblait tous les emplois qu'il a pu faire de cette formule, on y trouverait, dans des contextes divers pour des occasions changeantes, bien des significations sans doute connexes et complémentaires, mais plus ou moins variables. 178:811 Dans les dernières années, Maurras associait son « politique d'abord » à un « d'abord le mental » d'une sonorité assez nouvelle, mais dont on peut trouver une esquisse dès le début de son œuvre, quand il annonçait le dessein de « rappeler aux hommes qu'ils ont un cerveau ». Il est dommage que le « d'abord le mental » des années 1940-1944 soit en quelque sorte tombé dans l'oubli, car à partir du moment où l'on admet deux « d'abord » et non plus un seul, on rétablit quelque chose de la simultanéité et de l'interdépendance des causes, on ébrèche ce qu'a d'artificiel un ordre d'urgence universellement immuable. L'interdépendance des causes, Maurras en mani­feste un sens très vif dans l'observation concrète et dans le jugement pratique. C'est l'absolutisme de sa formulation didactique qui fait difficulté, encore qu'il soit souvent tempéré par le contexte. L'apparence fâcheuse est celle d'un dogmatisme où le « politique d'abord » devient la règle unique et permanente de l'ordre d'urgence : une proposition en A (affirmative universelle). \*\*\* « Politique d'abord » a revêtu chez Maurras trois significations connexes, mais qui ne se déduisent pas nécessairement les unes des autres : 1\. -- Une priorité relative du « politique » sur le « militaire », sur l' « économique » et sur le « social ». 2\. -- Une priorité générale du « politique » sur le « moral » : priorité du moyen (politique) sur la fin (morale). Ainsi, l'action politique protège et favorise la vie religieuse. 179:811 3\. -- Spécialement, une priorité de la réforme politique (changement du régime institutionnel) sur la restauration morale (réforme des mœurs), la seconde étant rendue possible -- ou même causée -- par la première. La morale étant le but, la politique étant le moyen, on applique l'aphorisme de saint Thomas : *Finis est prior in intentione sed est posterior in execu­tione*. (« Le but est premier dans l'ordre de l'intention, mais il est dernier dans l'ordre de l'exécution. ») Donc, dans l'ordre d'urgence : politique d'abord. Cette logique linéaire n'est qu'apparemment rigou­reuse. Comme l'a fait observer Marcel Clément, la « morale » n'est pas seulement « le but » de la vie politique : elle en est aussi l'agent, présent dès le début de toute action. En politique comme ailleurs, les hommes sont actifs selon leur être, avec tout ce qu'ils peuvent avoir ou n'avoir pas de sainteté, de grâce, de bonne volonté, d'espérance. C'est pourquoi : *A*) S'il n'est pas faux que l'action politique, à sa manière politique, protège la morale et la religion, il est également vrai, en sens inverse, que simultanément la religion et la morale protègent, à leur manière religieuse et morale, l'action politique. Ces deux véri­tés ne s'excluent pas : elles sont vraies en même temps et sous un rapport différent. Si l'on croit que l'action politique protège la morale et la religion, en oubliant que l'inverse est vrai simultanément, on méconnaît les réalités religieuses et l'on glisse vers un « naturalisme ». 180:811 Si l'on croit seulement que la religion et la morale protègent la politique, on tombe dans cette mécon­naissance des réalités naturelles que l'on nomme « moralisme » ou « surnaturalisme ». *B*) Entre la réforme des institutions politiques et la réforme des mœurs, il n'y a pas un ordre de succession temporelle et de causalité à sens unique. Il y a connexion organique et inter-causalité réciproque. -- Dans cette inter-causalité, il faut pourtant « commencer par un bout » et considérer un « ordre d'urgence » ? -- Mais justement : *nous ne sommes pas au commencement.* Nous n'y sommes jamais. Nous ne sommes pas en train de tracer à la charrue, dans un champ vide, le sillon qui sera le pourtour de la cité future. La société existe déjà et ne peut s'interrompre. Elle existe par nous et nous existons par elle. Nous existons pour elle et elle existe pour nous. Quel que soit le « commencement » que l'on choisisse (et fût-ce celui de la réforme intellectuelle et morale qui consiste à commencer par soi), nos devoirs d'état quotidiens n'en sont pas suspendus ou remis à l'année suivante. C'est *dans* (et non avant) l'accomplissement de nos tâches ordinaires que nous introduisons un souci nou­veau, une conversion permanente : et ce n'est pas un commencement véritable, le commencement est au baptême. Il n'y a pas un « ordre d'urgence » immua­blement fixe avec une étape n° 1 qui rejetterait *ensuite* l'étape n° 2 ; il n'y a pas un « préalable » constant ; il n'existe que des préalables occasionnels. L' « ordre d'urgence » pour la réforme de la société française, c'est-à-dire pour *la restaurer dans le Christ,* n'est pas un « politique, d'abord » invariable. L'urgence la plus grande peut changer chaque jour selon les possibilités, les circonstances, les occasions. 181:811 Elle varie en outre selon l'*état* et la *vocation* de chacun. Tout le monde -- dans une démocratie plus encore -- a des devoirs politiques : mais ils ne sont pas toujours les mêmes, ils ne sont ni aussi urgents ni aussi importants pour le chartreux et pour le conseil­ler municipal, pour le journaliste sportif et pour le cantonnier. De plus, l'accomplissement plus exact de ces devoirs politiques *fait partie* de la « réforme des mœurs ». Le moine, le soldat, le chef d'entreprise, l'ouvrier, le paysan, le poète, l'évêque ont tous une relation au bien commun temporel et des devoirs politiques, mais qui ne sont ni indistinctement les mêmes, ni aussi urgents pour chacun d'eux. Il arrive qu'un « politique d'abord » s'impose véritablement, dans une circons­tance donnée, à l'un d'entre eux : ce n'est jamais qu'un cas particulier et qu'une urgence provisoire. Ce qui arrive ordinairement, c'est que tout se fasse plus ou moins en même temps, par la diversité des indivi­dus, de leurs états de vie et de leurs vocations. Faire du « politique d'abord » une urgence perma­nente serait bloquer la vie sociale et morale, la civilisa­tion et la sainteté dans la situation de *but* (à atteindre ou à défendre par le moyen politique), les bloquer dans un rôle mal entendu de cause finale, rejetée *après, --* comme si la cause finale n'était pas *causa causarum,* « cause des causes ». Et les causes elles-mêmes peuvent changer de fonction selon le rapport sous lequel elles sont envisagées. La vie sociale et morale, la civilisation et la sainteté sont bien *causes finales* sous un rapport ; sous un autre elles sont *causes efficientes,* elles sont *causes formelles,* il peut même arriver qu'elles soient *causes matérielles.* 182:811 L'homme et sa valeur morale et sa sainteté sont le but de la vie politique, bien sûr ; mais ils en sont aussi l'agent ; et aussi la forme ; ils peuvent en être la matière : sous un rapport différent. Pour cette raison, le « politique d'abord » dogma­tiquement érigé en principe permanent et universel mutile la philosophie naturelle ; il a le tort d'être proposé indistinctement à tous les citoyens sans tenir compte de leur diversité, et sans situer l'action politi­que *à l'intérieur* de la réforme intellectuelle et morale. -- *Pourtant, quand un homme se noie, on ne pense qu'à le tirer hors de l'eau : cela ne veut pas dire que l'on mette le salut de son corps au-dessus du salut de son âme. Ainsi Maurras, devant le corps de la France si souvent mis en péril par une politique incohérente.* J'entends bien ce propos de Gustave Thibon. J'en tombe d'accord. Et c'est justement *pour cette raison* que je récuse le « politique d'abord » : il n'est accepta­ble *que* dans les limites de cette parabole, et ce sont des limites fort étroites. On peut en effet *ne penser qu'à* tirer de l'eau un homme qui se noie : on peut ne penser qu'à cela, pendant trois minutes, trois heures ou une journée sans avoir le loisir de songer au salut de son âme ; *mais on ne peut y passer sa vie entière.* On ne peut pas inviter toute une génération, et même plusieurs, à *ne penser qu'à* la « priorité d'urgence » quand il s'agit d'une urgence politique telle qu'elle n'est jamais remplie, qu'il faut encore et toujours y pourvoir, que le moment ne vient pas encore, après un demi-siècle et davantage, de passer enfin à l'urgence numéro deux. Alors cette priorité d'urgence, devient *en fait* l'équiva­lent d'une primauté absolue. 183:811 Une « urgence » qui requiert et accapare en priorité toute une vie d'homme, et qui demeure toujours prioritaire pendant plusieurs générations, prend une prééminence exclu­sive. Ou du moins elle y tend. Les âmes sans doute résistent, sans même le savoir. Pas toutes cependant. Politique d'abord : on s'occupera du reste *après,* mais c'est un *après* qui ne vient jamais. Or nos catastrophes politiques n'ont ni toutes ni toujours des causes exclusivement politiques : les plus graves sont des conséquences, dans le domaine politi­que, de causes qui se situent plus haut, dans l'ordre intellectuel et moral, dans l'ordre religieux. A prendre d'une manière trop simpliste l'axiome « à maux politi­ques, remèdes politiques », on s'attaque aux consé­quences politiques en négligeant les causes spirituelles. Une pratique vraie de la politique n'est ni antérieure ni extérieure à la réforme intellectuelle et morale. \*\*\* Entendu comme une proposition philosophique de portée universelle, le « politique d'abord » est philoso­phiquement insoutenable. Mais Charles Maurras n'était pas un philosophe : « *un simple curieux du vrai,* a-t-il écrit de lui-même, *un homme dont la vie, avec ses occasions, accidents ou nécessités, a tiré, par une espèce de maïeutique, un analyste, un critique, un polémiste, mais qui ne fut jamais ni historien de métier, ni philosophe de profession* »*.* Le plus bel exemple qu'il donnait de son « politique d'abord » était celui de Jeanne d'Arc conduisant Charles VII au sacre de Reims avant même de poursuivre la libéra­tion du territoire. Jeanne d'Arc le faisait en disant : « Dieu premier servi ». Ce qu'elle faisait au nom de sa priorité est précisément ce que Charles Maurras, au nom de la sienne, citait en exemple et modèle. 184:811 Arran­gez ça comme vous pourrez : mais il en est bien ainsi. Les deux priorités sont distinctes par leur énoncé, on peut même les opposer. On n'arrivera jamais à effacer l'accord pratique, sans la moindre réserve, entre le *politique d'abord* tel que Maurras le vivait et le *Dieu premier servi* tel que Jeanne d'Arc l'avait accompli. 185:811 Appendice II ### La politique naturelle en régime chrétien *Lettre à un écrivain philosophe* 187:811 Vous avez dit un jour que l'unité des catholi­ques est un bien évident, mais que vous tra­vaillez à une unité plus large, celle des Fran­çais, croyants et incroyants, en vue du bien commun français. L'inverse aussi est vrai : l'unité catholique est à son tour, et à son point de vue, plus large que cette unité politique qui ne lui est pas extérieure, et qui est comme une partie de son programme. L'unité catholi­que intègre les incroyants au niveau du droit naturel, de la loi naturelle, de l'ordre naturel. Il faudra peut-être un jour examiner, comme disent les philosophes, la *compréhension* et *l'extension* du « politique » et du « religieux » (car l'un et l'autre, en même temps mais sous un rapport différent, s'étendent à tous les actes humains). Je préfère, présentement, prendre la ques­tion par un autre biais, et vous m'en donnez l'occa­sion, en écrivant à l'adresse d'*Itinéraires :* 188:811 « *La politique est au niveau des pauvres hommes, croyants ou non, qui naissent dans des familles, s'il se peut, et sous des toits ; elle a pour objet les commu­nautés de naissance. La lumière naturelle suffit pour y découvrir et pour y faire le bien ; ce qui n'empêche pas la lumière surnaturelle, et la Providence, d'y faire autre chose, et mieux...* » Plutôt que d'exprimer un accord insinuant une contradiction, je voudrais exposer, en forme de contradiction, ce qui peut nous conduire à un accord. L'ordre naturel\ n'est pas un compromis. En forme de contradiction : non, la lumière natu­relle ne suffit pas. Elle ne suffit plus. Je veux dire qu'elle ne suffit plus dans son ordre même. Je vois bien qu'il a existé une sagesse païenne, infiniment plus sage que la déraison des modernes, et des chrétiens modernes. Et même un esprit religieux des païens, infiniment plus juste que le laïcisme pratique de cer­tain christianisme moderne. Dans leur sagesse, les païens ont souvent fait, là où ils se trouvaient, ce qu'ils pouvaient, selon ce qu'ils étaient. On pourrait donc au moins faire comme eux. Puisque nous sommes devant l'évidence pratique d'avoir à travailler avec des incroyants au bien com­mun de la cité. Mais nos catholiques oublient-ils que nous ne pourrons plus jamais être des païens ? Nous sommes baptisés. Dieu ne donne rien de trop, et l'on ne peut se passer de ses dons que lorsqu'Il ne les a point encore donnés. 189:811 Nous ne serons plus jamais des païens, nous ne pourrons plus être que des apostats. En faisant, là où nous nous trouvons, ce que nous pouvons, selon ce que nous sommes, nous ne pouvons plus faire ce que faisaient les païens. Nous ne sommes plus ce qu'ils étaient. L'homme n'a pas changé, mais il a été racheté et baptisé, et Dieu, à chaque instant, confronte les hommes et les peuples au Fils crucifié pour eux. Cela n'empêche pas une coopération (notamment politique) avec les « incroyants ». D'ailleurs, elle se fait tous les jours. Mais elle se fait mal : non parce que les incroyants sont incroyants ; parce que nos catholi­ques ne savent pas assez où situer et comment vivre cette coopération. Ils pensent la rendre possible en se plaçant, par hypothèse de méthode, comme en dehors de leur religion, ou en marge ; et comme abstraction faite de la doctrine catholique, puisqu'elle n'est pas universellement admise dans la cité. Ils ne voient pas, ou ils voient mal, qu'à cette situation cruelle et irrécu­sable, la doctrine catholique répond : elle est même la seule à répondre, par ses chapitres sur la loi naturelle et l'ordre naturel. Mais l'ordre naturel n'est pas un compromis entre le chrétien et l'incroyant : l'ordre naturel nous est montré et démontré, souvent par l'absurde, en ces leçons de choses que nous infligent les événements publics et privés ; il est défini dans la doctrine chrétienne ; il est CETTE RÉALITÉ QUE LE CHRÉTIEN APERÇOIT EXACTEMENT S'IL LA CONSIDÈRE DANS UNE PERSPECTIVE SURNATURELLE, et que, *simultanément, l'incroyant peut admettre dans une perspec­tive naturelle.* 190:811 L'hypothèse impossible. Mais le chrétien fausse tout, imperceptiblement, fondamentalement, s'il vient ici faire *comme si ;* s'il joue au païen ; s'il fait abstraction (fût-ce méthodolo­gique) de la Croix ; s'il se persuade -- et il s'en persuade, ce n'est pas une tentation réservée à une famille politique plutôt qu'à une autre, c'est une tenta­tion qui est dans la situation même de la France, et du monde moderne, et c'est ce qui a conduit par exemple la démocratie chrétienne à être obligatoirement démocratique et facultativement chrétienne -- le chrétien, dis-je, fausse tout s'il se persuade qu'il est ici sur un « terrain » antérieur ou extérieur à la foi et à la vie chrétienne. Hypothèse de raisonnement, suppo­sition de méthode ? mais supposition, mais hypothèse impossibles. Le chrétien fausse tout, et d'abord en lui-même, s'il croit rejoindre l'incroyant sur un « ter­rain », à un « niveau » où la foi n'aurait encore rien à voir. Depuis deux mille ans, ce terrain-là n'existe plus, ce niveau a été nivelé. Toutes les vérités naturelles, le chrétien les saisit, toutes les actions naturelles, le chrétien les accomplit dans la lumière surnaturelle. Il ne peut plus, il ne pourra jamais plus voir la nature en païen. Il ne peut la voir qu'en pécheur, dans l'état de grâce ou hors de l'état de grâce. Ceci n'est pas l'expression d'une exclusive à l'égard de celui qui n'a pas la foi. On se trompe toujours là-dessus, on comprend toujours en sens inverse. Ceci est une exigence pour le chrétien. On ne dit pas que l'incroyant ne peut pas avoir une lumière naturelle très véritable. On dit que le chrétien la mutile désormais quand il la sépare de la lumière surnaturelle. 191:811 On ne reproche pas à l'incroyant de faire comme s'il n'était pas chrétien. Puisqu'il ne l'est pas. Il ne fait pas, lui, « comme si ». C'est le *comme si* du chrétien qui fausse tout. C'est le chrétien qui fausse tout en imagi­nant une zone de pensée et d'action où il lui serait possible de faire comme s'il n'était pas (encore) chrétien. Sur ce point, ce ne sont pas les incroyants qui ne suivent plus : ce sont (trop souvent) les chrétiens. Pour des motifs politiques et même pour des motifs « apostoliques » ; parce qu'ils subissent la plus forte pente intellectuelle et morale du temps, ils jouent très gravement à être de bons païens, et même à beaucoup moins que des païens : des modernes, je parle du modernisme positiviste et laïciste. Le chrétien\ qui ferme les yeux. Le philosophe distingue tranquillement un ordre naturel et un ordre surnaturel, qui vient le compléter, l'éclairer, le transfigurer, sans le détruire. Bien sûr. Mais cela ne se fait point en deux temps successifs et isolables. Ou plutôt, nous sommes d'emblée dans le deuxième temps. Nous sommes dans la seconde partie de l'histoire humaine. Nous ne pouvons, fût-ce par hypothèse de travail, supposer que nous serions avant la venue de Jésus-Christ, et que nous n'aurions pas encore été baptisés. Nous ne pouvons, fût-ce par méthode, feindre une ignorance qui, désormais, ne peut plus être qu'un refus. 192:811 Mais nous pouvons à chaque instant appeler les Français qui sont hors de la foi à reconnaître et reconstruire un ordre naturel. Nous pouvons *avec eux* travailler à la découverte, à la restauration de cet ordre naturel. Nous pouvons même supposer qu'ils ont des grâces analogues peut-être à celles que reçu­rent manifestement tant de païens pour concevoir la loi naturelle et pour s'y conformer. Mais nous mettons tout par terre si nous allons, si peu que ce soit, faire *comme eux,* prendre leur attitude d'esprit. Nous venons alors à leur manquer, à manquer à la tâche commune, à lui refuser en esprit et en vérité ce que seuls nous pouvions y apporter. Les chrétiens qui feraient abstraction de leur grâce et de leur vocation, il ne faut pas croire qu'ils pourraient normalement garder la vue de l'ordre naturel. Car ils seraient comme des hommes qui fermeraient les yeux. L'expérience elle aussi\ est chrétienne. Vous mettez l'accent sur *l'expérience politique,* vous vous méfiez comme par réflexe d'une politique qui serait « déduite ». Peut-être nous faudra-t-il, tous ensemble, (re)construire une langue exacte, ou plus simplement retrouver le langage catholique, qui distin­gue une doctrine (les buts), une, technique (les moyens) et, entre elles deux, une prudence (mise en œuvre des moyens en fonction des fins). Beaucoup de nos équivoques contemporaines au sujet de « la politi­que » tomberaient d'elles-mêmes si l'on précisait à quel niveau se situe chacun de nos propos politiques. 193:811 Et peut-être tout le débat, et le dialogue, et la contestation qui ont remué tant d'esprits, depuis cin­quante ans, autour de « la pensée politique » de Charles Maurras, se ramènent-ils à savoir si l'on en fait une doctrine politique, si l'on en retient une prudence politique ou si l'on y voit une technique politique. Je sais bien que ces distinctions, imposées à une pensée qui n'a jamais voulu s'exprimer sous une forme systématique, ni même méthodique, ont une allure chirurgicale, voire charcutière. Il ne faut pas en abuser. Il ne faut pas non plus renoncer à en user. Une politique expérimentale, ou « induite », est l'inverse ([^46]) d'une politique « déduite » : mais le christianisme n'est pas (enfermé) du côté de la déduc­tion. Et le naturalisme, ou le positivisme, ne sont pas forcément du côté de l'expérience. Expérience, déduc­tion, l'une et l'autre ont été païennes, et parfois fort bien menées ; l'une et l'autre peuvent être chrétiennes. Comment a-t-on pu s'imaginer qu'en refusant le « positivisme » en politique, on met en cause l'expé­rience et les méthodes expérimentales ? Le positiviste Auguste Comte, précisément, *dédui­sait* sa politique. C'est chez Le Play qu'elle était « induite », c'est-à-dire expérimentale. Et la conclusion de l'enquête expérimentale, chez Le Play, c'est le Décalogue comme règle fondamentale des sociétés. Lorsque Maurras veut citer un exemple de politique déduite, il cite Auguste Comte ; lorsqu'il veut citer un exemple de politique expérimentale, il cite la politique chrétienne de Le Play (faut-il donner des références ? voir notamment : *Dictionnaire politique,* article Fustel). La question du positivisme dans la politique, et spécialement dans la politique maurrassienne, n'est absolument pas celle de la méthode expérimentale. 194:811 La foi chrétienne, la doctrine catholique ne rejet­tent évidemment pas l'idée d'une politique expérimen­tale. *Expérimental* n'est pas l'antithèse de *chrétien.* Quand vous mettez l'accent sur expérimental et quand je mets l'accent sur chrétien, nous ne plaidons pas deux thèses contraires. Vous voulez exclure un mora­lisme et je veux exclure un modernisme. Vous songez au mépris de la loi naturelle et je songe au mépris de la loi surnaturelle. Les deux propos se rejoignent. Parenthèse :\ une précision. Notre langage pourtant risquerait d'être trompeur s'il laissait supposer que la loi naturelle et la loi surnaturelle sont comme extérieures, comme ajoutées l'une à l'autre. La loi naturelle est une *participation* à la loi surnaturelle. L'ordre surnaturel n'est pas l'ordre de la grâce abstraitement considéré : il est celui « *dans lequel convergent nature et grâce* »*,* selon l'expression de Pie XII. Entre l'ordre naturel et l'ordre surnaturel, il y a beaucoup plus, et bien autre chose, qu'une rencontre ou qu'une articulation. Les deux mystères. Mais « le chrétien comme tel », « l'homme le plus vertueux », vous n'êtes pas sûr, dites-vous, qu'ils aient en politique plus de lumière que le païen. Certes, en ce sens qu'ils peuvent manquer de savoir, ou de savoir-faire, ou de jugement -- souvent dans la mesure où ils manquent d'expérience (d'expérience concrète et personnelle plus encore que d'expé­rience dite historique). 195:811 Ils peuvent assurément faire beaucoup de sottises ; ils peuvent aussi ne rien faire du tout, ce qui est une autre sottise, et tout laisser aller. « *Il ne suffit malheureusement pas d'être catholi­que. Il faut encore travailler dans le temporel... Il ne suffit pas de dire : je suis catholique. Il y a encore tout à faire.* » Vous avez reconnu le Péguy de *L'Ar­gent, suite,* celui qui a votre préférence. Il ne suffit pas d'être catholique ? Du moins, quand on l'est, il faut l'être. Ou alors tout est par terre. Si les catholiques oublient ou taisent que la loi naturelle est la loi inscrite par Dieu dans le cœur des hommes, alors bientôt personne ne saura plus ce qu'est la loi naturelle, ni ce qu'elle dit, ni même qu'il en existe une, et l'on aura perdu cette possibilité d'un accord minimum, humain, naturel, politique, entre Français. Vous aviez naguère commencé d'explorer le mot de Chesterton : « Otez le surnaturel, il ne reste que ce qui n'est pas naturel. » Ce mot terrible est vrai pour celui qui *l'ôte* effectivement plutôt que pour celui qui en est privé. Les païens n'ont pas *ôté* le surnaturel. Ce sont nos chrétiens baptisés, c'est nous-mêmes qui, chaque jour, l'*ôtons*. Nous ne pouvons plus être natu­rels, désormais, que dans la lumière surnaturelle. C'est dans la lumière surnaturelle que nous pouvons, nous catholiques, concevoir, proposer, restaurer un ordre naturel qui, en tant que tel, et sur le « terrain » temporel, ralliera les Français qui n'ont pas la foi. « C'est un grand mystère », disait Péguy, qu'il ne suffise pas d'être catholique : « *Les catholiques ont hermétiquement la vérité en matière de foi. Ils n'ont pas le monopole du relèvement d'un peuple. En 1813, la Prusse n'était pas catholique.* » 196:811 Oui, c'est un grand mystère qu'il ne « suffise » pas d'être catholique, et vous avez raison de n'en point démordre. Mais c'est un autre grand mystère, que la lumière naturelle ne « suffise » pas non plus, ne suffise plus jamais, dans son ordre même, aux chrétiens baptisés. Désormais, la Croix nous sauve ou nous perd. Avant elle, pendant des milliers d'années, les hommes empli­rent le monde de leurs œuvres : l'histoire de leurs sociétés, l'exemple de leurs lois, les monuments de leur pensée plastique ou discursive ont traversé les siècles. Et puis a retenti une Parole, au centre de l'histoire, à l'heure où était tracée la ligne de partage : « Sans moi, vous ne pouvez rien faire. » Parole de salut et de condamnation, nous n'y échapperons jamais plus, pas même par hypothèse de raisonnement ou par supposi­tion méthodique. Nous n'avons plus jamais vu, nous ne verrons plus jamais le miracle grec ni l'heureux labeur romain. Nous sommes dans l'âge chrétien jusqu'à la fin du monde, les sagesses et les bienfaits de l'ordre naturel ne sont plus pour nous, sans la Croix, que des fantômes sans chair, sans souffle, sans vie. 197:811 Appendice III ### La civilisation dans la perspective de la piété 199:811 1\. -- Civilisation est un mot récent, il n'a pas deux siècles. Mais l'idée est ancienne, car l'ennemi de la civilisation porte un nom très ancien : LES BAR­BARES. Ils ont été nommés par la civilisation grecque, d'un mot par lequel elle désignait ceux qui lui étaient étrangers. Les barbares sont aux premières pages de la *Politique* d'Aristote. Ils sont partout présents à la pensée depuis le commencement de la philosophie. Depuis le commencement de la philosophie, la civili­sation est donc présente à la pensée. « Les barbares se défroissent comme des gens qui ne vivent pas sous des lois » ([^47]). Il y a la loi éternelle, la loi naturelle, les lois positives, et leurs rapports connus ou méconnus : 200:811 « La loi naturelle, qui doit être la norme de toutes nos lois humaines, se définit comme une participation de la loi éternelle qui est Dieu. Certes, la reconnais­sance publique de la loi naturelle n'aura pas pour conséquence automatique l'observation de cette loi -- l'histoire est là pour le prouver, l'expérience indivi­duelle comme celle des nations. Mais autre chose est de reconnaître que nous n'observons pas une loi connue comme devant être gardée, autre chose de prétendre qu'il n'y a nulle loi immuable et commune, et d'agir comme si elle n'existait pas. Par cette der­nière attitude, nous instituons la barbarie la plus universelle qui soit. Les barbares en effet se définissent comme des gens qui ne vivent pas sous des lois. Or les barbares de l'antiquité n'ont jamais nié la loi naturelle dans toute sa généralité. L'homme, pour le faire, et devenir le *pessimum omnium animalium* (saint Thomas, *in I Pol*., lect. 1) dans une mesure aussi draconienne, devait attendre le siècle de lu­mière. » ([^48]) D'où il apparaît que la civilisation se définit d'abord par sa relation à la loi naturelle. Sous un premier rapport, c'est une seule et même chose que la loi naturelle et la civilisation. Sous un second rapport se révèle leur distinction : la loi naturelle est universelle et immuable, tandis qu'existent des civilisations particulières, des progrès, des décadences, une histoire. Les civilisations déclinent, ou disparaissent, sous le poids de la barbarie extérieure ou intérieure ; ou encore elles s'écroulent par suite d'événements appa­remment fortuits, sans rapport visible avec le bien et le mal, avec l'opposition du civilisé et du barbare. Elles ont aussi des résurgences inattendues. 201:811 La civilisation de Cnossos et de Phaestos a entièrement disparu pour une cause inconnue, comme une inutile impasse de l'espèce humaine ; d'un autre point de vue elle a survécu par son influence sur Mycènes et, à travers Homère, elle nous parle peut-être encore sans que nous le sachions. Il existe des décadences tranquilles, pourrissant lentement sur pied, sans que le fer du barbare soit venu de l'extérieur trancher leur vie : décadences à peu près parfaitement isolées en elles-mêmes, pièces de laboratoire, mystérieuses pourtant, se dérobant à la connaissance par les causes. Que les philosophes, du moins les plus grands, apparaissent de préférence au déclin des civilisations plutôt qu'à leur aurore ou qu'à leur apogée, ne fait qu'épaissir le mystère. \*\*\* 2\. -- La loi naturelle a été inscrite par Dieu dans la nature des choses et des êtres, gravée par Lui dans le cœur des hommes, et enfin révélée dans le Décalo­gue. Elle est de soi accessible à la raison humaine, mais non sans difficultés immenses et risques graves d'erreur. Par là elle est relative à une histoire, inscrite et énoncée et promulguée en vue d'une histoire. La civilisation, c'est la loi naturelle et son histoire parmi les hommes. Le flux et le reflux de la civilisation et de la barbarie, c'est l'histoire de la manière dont la loi naturelle est accueillie, connue, comprise, acceptée, mise en œuvre par l'espèce humaine. 202:811 La loi naturelle est connue de trois manières. Dans sa plus grande généralité, « il faut faire le bien et éviter le mal » ([^49]), elle est la première évidence immédiate de la raison pratique. A cet égard elle est déjà pour nous inséparable d'une histoire, et de celle qui marque le plus l'être humain, l'histoire de ses premières années : car l'éveil de la raison est postérieur à la naissance physique, il est favorisé, guidé, retardé ou paralysé par l'éducation. La loi naturelle « est inscrite dans le cœur des hommes et aucune iniquité ne l'en efface » ([^50]), mais « elle se voit pourtant éclipsée, quand il s'agit d'une action particu­lière à réaliser, en ce que la raison est empêchée d'appliquer le principe général au cas particulier dont il s'agit, à cause de la concupiscence ou d'une passion quelconque » ([^51]) : formant à la maîtrise des passions et des concupiscences, l'éducation est donc responsa­ble pour une part des éclipses que la loi naturelle peut subir jusque dans sa plus grande généralité. Secondement, la loi naturelle est connue dans ses préceptes secondaires par une activité discursive de la raison (ou encore par connaturalité) ; en effet la loi naturelle comporte non seulement « quelques principes les plus généraux qui sont connus de tout le monde », mais aussi « quelques préceptes secondaires plus particuliers, qui sont comme les conclusions tenant de près à ces principes » ([^52]). L'éducation intellectuelle et morale importe donc beaucoup à la connaissance de la loi naturelle sous ce rapport. Et cette connaissance-là est beaucoup plus fragile : 203:811 « Quant aux préceptes secondaires, la loi naturelle peut être effacée du cœur des hommes, soit en raison de propagandes perverses ([^53]), (...) soit par suite de coutumes dépravées et d'habitudes de corruption morale. » ([^54]) Troisièmement, la loi naturelle est connue comme vérité révélée, car elle est à la fois accessible à la raison et formulée par Dieu dans le Décalogue : « Les Commandements du Décalogue sont les premiers principes de la loi, et leur évidence absolue les impose d'emblée à l'assentiment de la raison naturelle » ([^55]). Le domaine de la raison et celui de la foi ne sont pas si étanches qu'une seule et même vérité ne puisse appartenir sous un rapport différent à l'un et à l'autre domaine : « A l'égard même de ce que la raison est capable de connaître au sujet de Dieu, il était néces­saire d'instruire l'homme par la révélation ; car une connaissance de Dieu par la raison n'eût été le fait que d'un petit nombre, elle eût coûté beaucoup de temps et se fût mêlée de beaucoup d'erreurs. De sa vérité pourtant dépend tout le salut de l'homme... Pour procurer ce salut de manière universelle et assurée, il était donc nécessaire que les hommes soient instruits des choses divines par une révélation divine. » ([^56]) La loi naturelle a été explicitement reçue de Dieu, à un certain moment de l'histoire du peuple juif, et par lui transmise à l'humanité tout entière. 204:811 La connaissance de la loi naturelle apparaît ainsi, sous un triple rapport, dépendante d'une éducation, d'une transmission, d'une histoire. Sa dépendance est la moins grande, sa survivance quoi qu'il arrive est le plus solidement assurée sous le premier rapport : en tant qu'elle est gravée par Dieu dans le cœur de l'homme, elle ne peut en être arrachée ; elle n'est cependant pas complètement hors d'atteinte des parti­cularités de l'histoire individuelle et collective. En tant qu'elle comporte des conclusions tirées par la raison, sa dépendance grandit. En tant qu'elle est la transmis­sion d'une révélation faite une seule fois, elle est tout à fait engagée dans les vicissitudes de l'histoire. La connaissance naturelle de la loi, « avec beaucoup de temps et mêlée de beaucoup d'erreurs », fut l'œuvre de la pensée grecque, et nous en recueillons l'héritage dans Eschyle et Sophocle, Platon et Aris­tote. La révélation surnaturelle de la loi fut remise en dépôt au peuple juif, elle nous est transmise par « l'histoire sainte » et par l'Église. La naissance de la civilisation peut donc être située dans l'espace et dans le temps, elle nous vient de la Grèce et de la Palestine et non d'ailleurs. Cependant, s'il est vrai que la civili­sation se définit comme l'histoire de la loi naturelle parmi les hommes, il existe manifestement d'autres foyers de civilisation : mais civilisations privées du Décalogue, civilisations allées beaucoup moins loin que la pensée grecque dans la connaissance rationnelle de la loi naturelle, et que, par analogie avec les « preambula fidei », on pourrait plus exactement appeler des « préambules de civilisation ». \*\*\* 205:811 3\. -- On voit donc à quel point l'homme est *débiteur :* « L'homme est constitué débiteur, à des titres différents, vis-à-vis d'autres personnes, selon les différents degrés de perfection qu'elles possèdent et les bienfaits différents qu'il en a reçus. A ce double point de vue Dieu occupe la toute première place, parce qu'il est absolument parfait et qu'il est, par rapport à nous, le premier principe d'être et de gouvernement. Mais ce titre convient aussi, secondairement, à nos parents et à notre patrie, desquels et dans laquelle nous avons reçu la vie et l'éducation. Et donc, après Dieu, l'homme est surtout redevable à ses parents et à sa patrie. » ([^57]) Ce texte célèbre de saint Thomas, avec la suite à laquelle nous viendrons plus loin, devrait être au centre de toute pensée sur la civilisa­tion ; il marque l'étape inévitable, et fondamentale, d'une telle pensée ; à savoir, scruter la condition essentiellement débitrice de l'être humain : une dette que, quel que soit son génie et quoi qu'il fasse, il ne pourra jamais acquitter ; à l'égard de Dieu bien entendu ; à l'égard aussi de « nos parents et notre patrie ». Cette dette est au-delà de la justice, qui « implique de rendre à autrui ce qui lui est dû, de manière à établir une égalité » ; car, d'une part, « l'homme ne peut rendre à Dieu rien qu'il ne lui doive : mais jamais il n'égalera sa dette » ; et, d'autre part, « on ne peut davantage rendre aux parents l'équivalent de ce qu'on leur doit » ([^58]). Aristote l'avait déjà indiqué : « Il est impossible de s'acquitter entièrement dans toutes les circonstances, comme c'est le cas pour les honneurs que nous rendons aux dieux et aux parents... 206:811 Il est juste que l'obligé rende les services qu'il a reçus : le fils, quoi qu'il fasse, ne s'acquittera jamais des bienfaits dont l'a comblé son père et sa dette subsistera toujours. » ([^59]) Cette condition débitrice est au point de départ de la réflexion de Maurras sur la civilisation : L'individu qui vient au monde dans une « civili­sation » trouve incomparablement plus qu'il n'ap­porte. Une disproportion qu'il faut appeler infinie s'est établie entre la propre valeur de chaque individu et l'accumulation des valeurs au milieu desquelles il surgit. Plus une civilisation prospère et se complique, plus ces dernières valeurs s'accroissent (...). Il suit de là qu'une civilisation a deux supports. Elle est d'abord un capital, elle est ensuite un capital transmis (...). L'individu est accablé par la somme des biens qui ne sont pas de lui et dont cependant il profite dans une mesure plus ou moins étendue. Riche ou pauvre, noble ou manant, il baigne dans une atmo­sphère qui n'est point de nature brute, mais de nature humaine, qu'il n'a point faite, et qui est la grande œuvre de ses prédécesseurs directs et latéraux, ou plutôt de leur association féconde et de leur utile et juste communauté (...). De tous ces individus, le plus insolvable est sans doute celui qui appartient à la civilisation la plus riche et la plus précieuse (...). Nous devrions, je crois, protester contre une erreur assez commune du lan­gage. On dit très indifféremment *la* civilisation et *les* civilisations. Non, cela n'est point la même chose du tout. Il y a en Chine une civilisation : c'est-à-dire un capital matériel et moral que l'on se transmet. 207:811 Il y a des industries, des arts, des sciences, des mœurs. Il y a des richesses, des monuments, des doctrines, des opinions, des qualités acquises, favorables à la vie de l'être humain. Même phénomène aux Indes, au Pérou, si l'on veut, à certains égards, au fond de l'Afrique, où se fondèrent des royautés puissantes, et dans les îles de l'Océanie (...). Quelque développées que soient ces différentes civilisations, elles ne sont pas, à proprement dire, la civilisation. « La civilisation ne sera définissable que par l'histoire. Il y eut un moment, dans les fastes du monde, où, plus inventif et plus industrieux qu'il ne l'avait jamais été, l'homme s'aperçut néanmoins que tant d'art s'épuisait en vain. A quoi bon, en effet, majorer le nombre des biens et la quantité des richesses ? Toute quantité est susceptible d'accroisse­ments nouveaux, tout nombre d'une augmentation indéfinie. Le merveilleux, le sublime, le grandiose ou l'énorme, tout ce qui dépend de la quantité ou du nombre des éléments utilisés, ne peut promettre à l'avidité de l'homme que déception. Une tour ou une colonne de cent pieds peut être haussée de cent autres pieds qui, eux-mêmes, peuvent être multipliés de même manière. Qu'est-ce donc que ces progrès tout matériels ? Ni en sciences, ni en art, ni même pour les simples commodités de la vie, cet amas de choses n'est rien. Plus il s'enfle, plus il excite, en nous désespérant, nos désirs (...). « Oui, le désir grandira toujours et, avec lui, la peine, le déboire et l'inquiétude. Les civilisations, en imposant leur dette à l'homme, ne lui promettront cependant qu'une course absurde et sans fin jusqu'à ce qu'il éprouve le sentiment de « l'infinie vanité de tout », comme disait l'infortuné Léopardi. « Mais, lorsqu'ils ont senti cette vanité des recherches, les Grecs n'ont pas voulu admettre qu'elle fût infinie. Ils ont cherché un terme à la course perpétuelle. Un instinct merveilleux, beaucoup plus que la réflexion, 208:811 ou plutôt si l'on veut, un éclair de raison surhumaine ou divine leur a fait sentir que le bien n'était pas dans les choses, mais dans l'ordre des choses, n'était pas dans le nombre, mais dans la composition, et ne tenait nullement à la quantité, mais à la qualité. Ils introduisirent la forte notion des limites, non seulement dans l'art, mais dans la pensée, dans la science des mœurs. En morale, en science, en art, ils sentirent que l'essentiel ne tenait point aux matériaux et, tout en employant les matières les plus précieuses, ils y appliquaient leur mesure. L'idée du « *point de perfection et de maturité* » domina ce grand peuple aussi longtemps qu'il resta fidèle à lui-même. « Le roi Salomon croyait faire de la science en dressant la nomenclature des plantes depuis la plus ténue jusqu'à la plus haute : un Grec, Aristote, nous enseigna que ce catalogue de connaissances n'est qu'un point de départ, qu'il n'y a point de science véritable sans ordre et que l'ordre de la science n'est ni celui de la grandeur, ni celui de la petitesse. De même les artistes d'Égypte et d'Asie envoyèrent en Grèce des échantillons de leur savoir-faire ; en se développant sur cette terre et dans cette race favori­sées, les modèles orientaux témoignèrent que l'art ne consiste pas à faire des colosses, ni à déformer la nature en grimaces de monstres, ni à la copier du plus près qu'il soit possible jusqu'au succès de la ressemblance parfaite : l'art grec inventa la beauté. Et pareillement, dans le gouvernement de soi-même, les moralistes enseignèrent que le bonheur ne tient pas à l'infinité des éléments que l'on s'approprie, ni non plus à l'avare sécheresse d'une âme qui se retranche et veut s'isoler ; il importe que l'âme soit maîtresse chez elle, mais il importe aussi qu'elle sache trouver son bien et le cueillir en s'y élevant d'un heureux effort. La philosophie grecque aborda ainsi la vertu. 209:811 « Cette civilisation tout en qualité s'appela seule­ment, dans ses beaux jours, la Grèce. Elle fut Rome qui la dispersa dans l'univers, d'abord avec les légions de ses soldats et de ses colons, ensuite avec les missionnaires de la foi chrétienne. Les deux Romes conquirent de cette sorte à peu près le monde connu... » ([^60]) La pensée maurrassienne demeure, du moins à cet endroit, entièrement étrangère à l'idée d'une civilisa­tion *chrétienne :* la Rome catholique, du point de vue de la civilisation, n'aurait rien fait d'autre, pour l'es­sentiel, que recueillir et transmettre le capital inégala­ble de la civilisation grecque. C'est d'ailleurs une fonction historique que l'Église a de fait, remplie, qu'elle s'honore d'avoir remplie et qu'elle tient à rem­plir toujours : elle n'est pas indifférente à *la sagesse des Anciens* ([^61])*.* Il est vrai d'autre part que la pensée grecque est celle qui a initié l'humanité à une connais­sance naturelle de l'ORDRE, de la BEAUTÉ, de la VERTU. Mais, à l'époque où il écrivait son analyse, devenue classique, de la civilisation, Maurras n'avait pas une connaissance explicite et claire de la plus grande dette de l'homme : avoir reçu le Décalogue et la foi chrétienne. Il ne se trompait pourtant point en soulignant que l'homme est irrémédiablement consti­tué débiteur, qu'il ne pourra jamais acquitter sa. det­te, et que plus un homme est civilisé, plus il est insolvable. 210:811 Quel est donc *le devoir* dans une telle situation ? Ce n'est pas un devoir de justice à strictement parler, puisqu'on ne pourra satisfaire à la justice « qui impli­que de rendre ce qui est dû de manière à établir une égalité ». C'est un *devoir de piété.* Mais la piété, dira-t-on, c'est la religion, et les « œuvres de piété », et l'attitude envers Dieu ? Non point. La vertu de piété n'est pas la vertu de religion. Mais elle s'en est allée, clandestine, anonyme, elle a perdu son nom comme la vertu de prudence et d'autres, le langage en a fait n'importe quoi : les mots n'attendent pas longtemps pour être défigurés à la mesure de la dissolution des réalités qu'ils désignent. \*\*\* 4\. -- Définissons donc. La *vertu de piété* ne concerne aucunement le culte dû à Dieu, qui relève de la *vertu de religion* ([^62])*.* La vertu de piété est la vertu de « piété filiale » et par extension de « piété nationale ». Elle est, comme la vertu de religion, rattachée à la vertu principale de *justice :* « Les vertus rattachées à une vertu principale coïncident en quelque point avec elle, mais par ailleurs ne satisfont pas complètement aux conditions qui la définissent (...). La justice implique qu'on rende à autrui ce qui lui est dû et de manière à établir une égalité (...). L'homme ne peut rendre à Dieu rien qu'il ne lui doive : mais jamais il n'égalera sa dette (...). On ne peut davantage rendre aux parents l'équivalent de ce qu'on leur doit. » ([^63]) Dans cette situation où la justice est hors de notre portée, la *religion* définit notre attitude à l'égard de Dieu ; 211:811 la *piété* définit notre attitude à l'égard des hommes, elle est « une certaine expression de l'amour envers les parents et la pa­trie » ([^64]) ; « la religion qui rend un culte à Dieu est donc une vertu différente de la piété qui rend un culte aux parents et à la patrie » ([^65]). La piété nationale n'est pas notre seul devoir envers la patrie : elle est notre devoir envers la patrie en tant que celle-ci est notre « principe connaturel d'être » ([^66]) et non en tant qu'elle est le lieu d'un bien commun à promouvoir, défendre ou distribuer : « La piété s'adresse à la patrie comme étant vis-à-vis de nous un certain principe de notre être ; tandis que la justice légale ([^67]) considère le bien de la patrie sous le rapport du bien com­mun. » ([^68]) Donc, « de même qu'il appartient à la religion de rendre un culte à Dieu, de même, à un degré inférieur, il appartient à *la piété* de rendre un culte aux parents et à la patrie » ([^69]). Le devoir de piété relève des premiers principes de la loi naturelle, il est for­mulé par le IV^e^ Commandement du Décalogue. Celui-ci nomme seulement « les père et mère », mais concerne à coup sûr la famille, les ancêtres, la patrie tout entière, selon ce qu'enseigne saint Thomas : « Les droits du père et de la mère priment ceux de la famille et de la patrie : c'est parce que nous sommes les enfants de nos père et mère que nous avons des devoirs envers la famille et la patrie. 212:811 Les Commandements du Décalogue étant les premiers principes de la loi, c'est donc les devoirs envers les père et mère qui devaient y être formulés plutôt que ceux envers la famille et la patrie. Il n'en est pas moins vrai que le IV^e^ Commandement comprend aussi tous les devoirs envers tous les ayants droit, de même que ce qui est principal comprend ce qui est secondaire. » ([^70]) Que « la piété » ait pu recevoir dans le langage courant un sens *religieux* provient peut-être d'une confusion entre la « vertu de piété » et le « don de piété ». Celui-ci est un don du Saint-Esprit, c'est-à-dire l'une de ces « dispositions habituelles de l'âme qui la rendent promptement docile aux inspirations de l'Esprit Saint » et qui, en particulier, nous inspirent « le sentiment filial envers Dieu, selon la parole de saint Paul (Rom., VIII, 15) : *Vous avez reçu un esprit d'adoption en qui nous crions : Abba ! Père !* »*.* ([^71]) Une analogie explique que la vertu et le don aient pu recevoir le même nom : de même que la vertu de piété nous fait rendre à nos parents l'honneur et le culte que nous leur devons, de même le don de piété nous incite à rendre nos devoirs à Dieu comme à un père ([^72]) ; et ainsi « la piété par laquelle nous rendons l'honneur et le culte à notre père selon la chair est une *vertu ;* la piété qui est un *don* (du Saint-Esprit) rend ces devoirs à Dieu ». ([^73]) 213:811 D'autre part, le *don de piété* est distinct de la *vertu de religion *: en ceci que la vertu de religion rend un culte à Dieu comme Créa­teur et Seigneur, tandis que le don de piété lui rend un culte comme Père ([^74]). Toutefois le don de piété ne s'arrête pas à Dieu, il s'étend à tous les hommes *inquantum pertinent ad Deum,* à cause et sous le rapport de leur relation à Dieu ([^75]). Par le don de piété, nous sommes introduits dans la famille de Dieu. Selon le commentaire de Jean de Saint-Thomas : « Le don de piété exige essentiellement de s'étendre aux hommes en tant qu'ils sont enfants de Dieu (...). Il est impossible qu'une vertu ou un don incline au culte filial envers Dieu et n'incline pas, par voie de conséquence, à la piété à l'égard de tout ce qui est du Père et concerne ses fils en tant que tels. Et ainsi, comme toutes les créatures spirituelles, sauf les damnés, sont enfants de Dieu, ou peuvent le devenir, à toutes s'étend le don de piété. » ([^76]) \*\*\* 5\. -- Une connaissance non obscurcie de la loi naturelle et une attitude habituelle d'obéissance à cette loi se forment et grandissent en nous, normalement, par l'éducation reçue au sein de la famille et de la patrie ou nation ([^77]). 214:811 A cette dette qu'il nous est impossible d'acquitter en justice répond, ou devrait répondre, notre piété : piété filiale et piété nationale. La civilisation passe par la patrie, par la famille, et par la vertu de piété. (Parenthèse sur l'amour de la patrie. Ce qui l'af­flige présentement est de n'être pas situé à sa place dans la vie morale, de n'être pas nommé par son nom, et d'être incertain de sa nature exacte. Faut-il dire « patriotisme », « nationalisme », « civisme » ? S'agit-il d'un sentiment, d'une attitude politique, d'un devoir ? Tout le monde s'accorde pour admettre le « civisme », mais il ne désigne pas exactement l'amour de la patrie. « Nationalisme » a désigné, surtout en France, depuis Barrès, et avec Maurras, et à leur suite dans une pensée analogue ou dans une pensée diffé­rente, diverses doctrines politiques qui en tout cas, et quel que soit le jugement que l'on porte sur chacune d'elles, se situent en deçà ou au-delà de la piété nationale. « Patriotisme » est généralement reçu, mais se trouve finalement mis à toutes les sauces, depuis les « patriotes » jacobins jusqu'aux « patriotes » commu­nistes. Les devoirs envers la patrie ont besoin d'être ordonnés dans une éthique explicite, à leur place dans une philosophie morale d'ensemble. L'amour de la patrie peut inspirer, de façon légitime ou de façon aberrante, des sentiments, des passions, des doctrines, des systèmes à tous les niveaux. Il serait utile de voir, savoir et enseigner qu'il s'agit d'abord d'une vertu ([^78])*,* et que cette vertu est d'abord une *piété,* la piété nationale ; et qu'il s'agit ensuite d'une autre vertu, qui est une justice, la justice sociale ou générale, laquelle ordonne au bien commun les actes des autres vertus. 215:811 Les vertus, définies et pratiquées à leur place dans une éthique des vertus et de leur connexion, résistent moins mal aux contaminations idéologiques, aux déviations pratiques, aux chutes dans la désué­tude.) Mais les définitions classiques de la piété filiale et nationale risquent de ne pas laisser voir leur portée au premier coup d'œil d'un regard trop pressé : « tes père et mère *honoreras* »*,* cela est protocolaire, même s'il s'agit d'un protocole sacré. « Honorer », « rendre un culte », manifester « une certaine expression de l'amour », bien sûr, cela est dû, cela est bon, mais paraît dépourvu d'impact sur la marche du monde. La piété ne semble pas d'abord essentielle à la civilisa­tion : elle se présente comme un fruit ou même comme un épiphénomène de la civilisation et non comme une condition de sa survie. Ne pas reconnaître ce que l'on a reçu, ou n'en concevoir aucune grati­tude, assurément ce n'est pas très noble, mais n'em­pêche pas le don d'avoir eu lieu. L'homme civilisé peut éventuellement n'être pas un homme pieux, il aura certainement tort de ne pas l'être, il n'en sera pas moins un homme civilisé. C'est ici le point. L'homme impie peut être lui-même un homme civilisé : il est un homme qui interrompt la civilisa­tion. Indifférent ou négligent à l'égard de ce qu'il a reçu, ingrat à l'endroit de ceux qui le lui ont donné, il sera en cela très spécialement impropre à le transmet­tre à son tour. Influent par *son être* plus que par ses discours, il répandra autour de lui et transmettra la même indifférence, la même négligence, la même ingratitude. Il respirera et inspirera un climat, un esprit de sous-estimation, de méconnaissance du patri­moine moral de la civilisation. 216:811 Allons plus loin. L'homme impie aura toutes chances de n'être civilisé qu'en apparence. Il pourra conserver de la civilisation tout l'extérieur, une langue exquise, des mœurs policées au dehors, une habitude de bienveillance dans les gestes et les paroles, le respect littéral des règles reçues. Il sera un pharisien de la civilisation. Si au contraire il était entré dans *l'esprit* de la civilisation, qui est formation à une connaissance sûre et affinée de la loi naturelle et à une pratique habituelle de cette loi, il aurait normalement, corrélativement, peut-être sans en savoir le nom ni sans en cultiver toutes les délicatesses, *l'esprit* de piété. Des exceptions peuvent exister, pour des raisons acci­dentelles, bonnes ou mauvaises : ce sont des excep­tions. L'homme civilisé est inévitablement un homme pieux. Inversement, l'impiété est le signe certain, et la cause, d'une interruption dans la civilisation. A la transmission des valeurs de la civilisation est indispen­sable l'attitude de cœur et d'esprit que développe la vertu de piété. \*\*\* 6\. -- Attitude d'esprit et de cœur où l'on reçoit, et où l'on honore ceux de qui l'on reçoit, la vertu de piété peut apparaître comme un frein au progrès de la civilisation, à ce « progrès authentique qui est dans la vocation de la société civile » ([^79]). 217:811 Attitude plus conservatrice que novatrice, qui porte à recueillir et à transmettre, qui est traditionnelle et traditionaliste. Attitude qui a sa valeur, mais qui est limitée, qui risque la routine, qui n'incite pas à innover, et peut même en détourner. Si Aristote n'avait eu à l'égard de son maître Platon qu'une attitude de piété, il n'aurait jamais accompli ce que résume l'axiome : *Amicus Plato, sed magis amica veritas.* Les penseurs du tradi­tionalisme en conviennent volontiers avec Maurras : « Dans toute tradition comme dans tout héritage, un être raisonnable fait et doit faire la défalcation du passif. La vraie tradition est critique, et faute de ces distinctions, le passé ne sert plus de rien, ses réussites cessant d'être des exemples, ses revers d'être des leçons. » ([^80]) Plus encore : initiative, invention, inno­vation sont quotidiennement nécessaires à la vie indi­viduelle et collective. La civilisation en bénéficie ; et même, sans elles, il n'y aurait jamais eu aucune espèce de civilisation. Telle est l'objection. Le langage, qui a tant maltraité la piété, ne la maltraite pas toujours : il dit volontiers qu'un disciple a corrigé son maître d' « une main pieuse ». Ce qui ne signifie aucunement qu'il l'aurait peu corrigé. La piété s'accorde donc avec l'*amicus Plato, sed magis amica veritas* et elle est féconde : Aristote n'aurait point été ce qu'il fut s'il avait renversé l'héritage de Socrate et de Platon, et plus généralement s'il avait opposé à toute la pensée qui l'avait précédé une négation uni­verselle et radicale, comme la négation cartésienne ou la négation kantienne. On peut rêver à ce que le génie de Descartes eût apporté au monde sans cette négation. On peut rêver à ce que, face à Rousseau et aux Encyclopédistes, le talent de Voltaire, s'il eût été pieux... 218:811 Spécialement au point de vue qui est le plus général, qui est fondamental, qui est premier en matière de civilisation : la connaissance et le respect de la loi naturelle, la piété n'est pas mauvaise conseil­lère. Il n'est ni souhaitable, ni sensé, ni juste, de reconstruire la loi morale chaque matin ou à chaque génération. La connaissance que nous en avons est assurément tributaire des vicissitudes historiques. Mais il existe une connaissance acquise et sûre concernant la nature, le fondement et le contenu de la loi natu­relle. Sur quoi l'on peut bâtir. A partir de quoi l'on peut progresser. Une remise en question radicale peut être accidentellement utile, elle n'est point par essence la voie ou la condition du progrès ; et si elle se renouvelle ou même se multiplie systématiquement à chaque génération, selon l'expérience faite par le monde moderne depuis Descartes, on aboutit au chaos de la pensée et des mœurs, au néant. Le progrès est ailleurs. La loi naturelle étant fer­mement tenue, ses implications, conséquences et appli­cations se découvrent à l'humanité peu à peu. Si les implications nouvelles sont découvertes à l'état isolé, sans référence à la place qu'elles doivent prendre dans l'ensemble de l'acquis solide de l'humanité, elles deviennent folles, engendrant un tourbillon d'idéolo­gies et de révolutions. Mais que l'humanité n'ait pas découvert d'un coup tout le contenu de la loi naturelle, et qu'il soit dans sa vocation d'approfondir et d'affiner la connaissance et la pratique qu'elle en a cela, oui, est le progrès fondamental. Maritain en a eu l'intuition : 219:811 « Abraham était un grand saint, un saint d'une incomparable stature. Mais il ne savait pas que cer­taines actions que nous condamnons aujourd'hui étaient interdites par la loi naturelle (...). La connais­sance précise de ces lois morales naturelles -- excep­tion faite du premier principe, de soi évident, il faut faire le bien et éviter le mal -- est acquise lentement et avec plus ou moins de difficulté (...). Notre connaissance des lois morales est progressive par nature. Le sens du devoir et de l'obligation a toujours été présent, mais la connaissance explicite des diverses normes de la loi naturelle grandit avec le temps. Et certaines de ces normes, comme la loi de monogamie, ont été connues plutôt tardivement dans l'histoire de l'humanité, pour autant qu'elle est accessible à notre investigation. Nous pouvons croire aussi que la connaissance des préceptes particuliers de la loi natu­relle dans toutes leurs exigences et leurs nuances les plus précises continuera de croître jusqu'à la fin de l'histoire humaine. « Je pense que ce progrès de la conscience morale quant à la connaissance explicite de la loi naturelle offre l'un des exemples les moins douteux de progrès dans l'humanité. Qu'il soit bien entendu que je n'ai nullement en vue un progrès dans le comportement moral humain (ou un progrès dans la pureté et la sainteté de la conscience, car Abraham, redisons-le, était un très grand saint, avec un cœur absolument pur). Ce que j'ai en vue, c'est un progrès de la conscience morale quant à la *connaissance* des pré­ceptes particuliers de la loi naturelle. Ce progrès dans la connaissance peut se produire en même temps qu'une détérioration dans la conduite effective de beaucoup, mais cela est une autre question. Prenons par exemple la notion de l'esclavage. Nous avons conscience aujourd'hui du fait que l'esclavage est contraire à la dignité de la personne humaine. Et cependant c'est de nos jours qu'ont surgi les États totalitaires qui réduisent systématiquement l'être humain en esclavage. 220:811 Il reste qu'ils ne veulent pas reconnaître la chose, précisément parce qu'il est trop communément reconnu aujourd'hui que l'esclavage est contraire à la dignité de l'homme ; et c'est pourquoi la propagande leur est si nécessaire. » ([^81]) Assurément, la connaissance de la loi morale et le comportement moral ne sont pas la même chose. « Il ne suffit pas de posséder une bonne philosophie morale pour être un homme de bien » ; et inversement, il serait erroné de dire : « Si vous êtes homme de bien, vous connaissez la philosophie morale et cette philosophie est bonne » ([^82]). Il est en revanche beaucoup moins sûr qu'une « détérioration de la condui­te » n'ait, au niveau individuel et au niveau collectif, aucune influence sur la connaissance elle-même de la loi morale : elle dégrade certainement la connaissance morale par connaturalité (qui tient une place capitale dans la vie quotidienne de chacun et même dans la réflexion du philosophe), elle est susceptible d'attein­dre la connaissance morale discursive. D'autre part, il y a eu dans l'histoire, il y a aujourd'hui, des reculs de la connaissance morale aussi bien que des progrès. Tout au plus peut-on dire que ce progrès-là, comme les autres, ou même plus que les autres, ou avant les autres, est *dans la vocation* des sociétés humaines. Sous réserve de bien tenir ces précisions, que d'ailleurs il ne contredirait probablement pas, on peut continuer à suivre la pensée de Maritain : 221:811 « Pendant des siècles et des siècles, et même en des siècles chrétiens, on regardait comme tout à fait normal de tuer les prisonniers de guerre. On ne faisait pas de différence entre un soldat ennemi combattant et un soldat ennemi fait prisonnier. Si on faisait grâce de la vie à un prisonnier de guerre, c'était une faveur légitimement payée par l'esclavage. Mais aujourd'hui nous avons une vue complètement différente de nos obligations à l'égard des prisonniers de guerre. Un autre exemple se rapporte au travail des enfants. Au début de l'âge industriel, le travail des enfants était considéré comme tout à fait légitime. Nous avons maintenant d'autres idées en cette matière, et elles sont sûrement plus conformes à la loi naturelle. Encore un autre exemple : celui-ci a affaire à la notion même du travail humain. L'idée que le travail des masses est impossible sans le fouet de la misère -- idée largement répandue au XIX^e^ siècle -- semblait alors en accord avec la loi naturelle (...). Enfin, puis-je dire que nous sommes encore dans l'obscurité au sujet du rôle que doivent jouer normalement, dans les choses temporelles et politiques elles-mêmes, des lois qui concernent directement la vie spirituelle, comme la loi du mutuel pardon ? » ([^83]) Ces progrès sont d'autant plus fragiles qu'ils sont entrepris en dehors des perspectives de la piété. Un progrès *isolé* de la connaissance morale peut être un facteur de désordre et d'immoralité aussi longtemps qu'il n'aura pas été intégré à sa place dans l'ensemble de la vie morale. Les poussées violentes en faveur de la liberté des consciences ou de la dignité du travail manuel ont produit des idéologies dévastatrices et des troubles sanglants. 222:811 L'esprit de découverte et d'innova­tion, l'esprit de progrès, le génie lui-même, séparés de la vertu de piété, croient nécessaire de renverser tout l'acquis solide de l'humanité pour imposer dans les esprits et dans les mœurs des changements qui de soi sont bénéfiques : mais alors ce n'est plus un apport, ni un progrès, c'est une révolution, un renversement des valeurs, un obscurcissement corrélatif des consciences, un déchaînement des passions. Il est peu évitable en fait que cela se produise périodiquement, ne serait-ce qu'en raison des scléroses, des incompréhensions, des pharisaïsmes. Mais ce n'est pas la voie normale, ni la meilleure. L'effort des hommes, quand il est conscient, quand il est équilibré, ne tend pas à la révolution, c'est la tentation impie et satanique, il tend à la réforme, à la rénovation, au perfectionnement. \*\*\* 7\. -- Ainsi, la piété est utile : « La piété est utile à tout, dit saint Paul, car elle a la promesse de la vie, de la vie présente comme de la vie future » ([^84]). Cette piété qui a promesse aussi de la vie présente, « afin de vivre longuement », est bien celle du IV^e^ Commandement. C'est ainsi que l'interprète saint Thomas : « Une longue vie, non seulement au ciel mais sur la terre, est promise à ceux qui honorent leurs père et mère, selon la parole de l'Apôtre : « La piété est utile à tout : elle a la promesse de la vie présente et de la vie à venir. » Et c'est justice. Celui qui se montre reconnaissant d'un bienfait mérite, par une espèce de convenance, que ce bienfait lui soit conservé ; l'ingrat, au contraire, mérite d'en être privé. Or, après Dieu, c'est à nos parents que nous sommes redevables du bienfait de la vie. 223:811 Dès lors, celui qui honore ses parents, comme pour leur témoigner ainsi sa reconnaissance, mérite de conserver la vie ; celui qui ne les honore pas est un ingrat et mérite de la perdre. » ([^85]) C'est une convenance juste et raisonnable : cela se produit *rationabiliter.* Mais le contraire se produit aussi, c'est le mystère de l'histoire, la mystérieuse (*occulta*) sagesse des jugements divins. Saint Thomas ajoute en effet : « Cependant, comme les biens et les maux de la vie présente ne sont objets de mérite ou de démérite que par leur relation avec la récompense à venir, il arrive que, selon la sagesse mystérieuse des jugements divins qui regardent avant tout la récompense éter­nelle, certains hommes qui ont pratiqué la piété filiale meurent jeunes, tandis que d'autres qui l'ont négligée jouissent d'une longue vie. » ([^86]) Et de même pour la piété et pour la vie des civilisations. Nous avons dit que l'absence de piété est signe et cause d'interruption de la civilisation. Nous n'avons point pour autant une connaissance par les causes du phénomène de décadence, qui demeure mystérieux. D'une part, le rapport entre la piété et son utilité est un rapport qui s'établit *rationabiliter,* mais non pas automatiquement. D'autre part, quelle est à son tour la cause de l'impiété ? Ce peut être le pharisaïsme qui s'est introduit dans la civilisation. Le pharisaïsme est cause d'impiété, l'impiété est cause de pharisaïsme. 224:811 Les causes sont ordinairement ici en rapport réciproque d'interdépendance et d'intercausa­lité. Le mystère de l'histoire est finalement celui des jugements de Dieu, dont la sagesse nous demeure cachée (*occulta*)*.* \*\*\* 8\. -- Nous avons jusqu'ici envisagé la civilisation, et non la civilisation chrétienne. La loi naturelle, et la vertu de piété qui en fait partie, ont été connues et pratiquées avant la venue du Christ. Elles peuvent être connues et pratiquées en dehors du Christ. Sous deux réserves néanmoins. Premièrement, la situation de l'humanité n'est pas la même avant la venue du Christ et après. Selon une formule d'Henri Charlier que nous avons incluse dans la « Déclaration fondamentale » de la revue *Itinéraires* (chap. V), « depuis la Résurrection la pensée divine, à chaque instant, nous confronte au Fils mort pour nous et qui nous a ouvert les portes de la Vie ». La situation n'est pas la même pour ceux qui n'ont pas connu le Christ et pour ceux qui, l'ayant connu, l'ont refusé. La civilisation grecque n'a pas pu connaître le Christ. La civilisation des Chinois et celle des Hin­dous, antérieures elles aussi à l'Incarnation, se sont prolongées en ignorant la venue du Christ parce qu'on ne la leur avait point encore fait connaître. La civilisa­tion juive, en laquelle le Christ est venu, l'a refusé. L'Islam enfin a pris naissance à la fois après le Christ et dans le refus du Christ. Le communisme est sous ce rapport un second Islam. Chacun de ces cas est distinct, et laisse diversement subsister des possibilités très variables de connaître et de respecter la loi naturelle. 225:811 Secondement, l'homme livré à ses seules forces ne peut connaître la loi naturelle d'une manière facile, assurée, exempte du risque d'erreur. Il ne peut non plus la respecter normalement et habituellement sans la grâce (mais l'Esprit souffle où il veut, et c'est pourquoi il peut exister, et il a existé, des cas indivi­duels de Musulmans remarquablement respectueux de la loi naturelle). \*\*\* 9\. -- Depuis le Christ, la civilisation est normalement la civilisation chrétienne. Mais une civilisation peut être dite chrétienne sous bien des rapports (du moins quant à la diversité des critères immédiats d'appréciation). Une civilisation qui, quel que soit par ailleurs l'état de sa culture, de ses institutions et de ses mœurs, laisse véritablement à l'Église du Christ la liberté de transmettre les paroles et les sacrements du salut, peut être dite chrétienne en cela. Éventualité qui est théorique, ou provisoire, pour la double raison de la fécondité de l'Église et de la malice humaine : une société qui serait d'une part matérialiste et athée, et qui d'autre part laisserait à l'Église, par indifférence, scepticisme ou tactique, la liberté de remplir pleinement sa mission, ne pourrait demeurer longtemps dans un équilibre aussi instable ; elle serait rapidement conduite soit à la conversion, soit à la persécution. Et c'est sans doute pourquoi l'Église ne craint pas de définir parfois la civilisation chrétienne d'une manière seulement *négative :* 226:811 « La vie d'un peuple, d'une nation, se meut dans un domaine fort varié qui déborde celui de l'activité proprement religieuse. Dès lors que, dans toute l'éten­due de ce vaste domaine, une société respectueuse des droits de Dieu *s'interdit de franchir les limites* marquées par la doctrine et la morale de l'Église, elle peut légitimement se dire chrétienne et catho­lique. » ([^87]) Définition grammaticalement négative, mais dont le contenu réel et les implications nécessaires s'étendent à toute la vie individuelle et sociale. Observons qu'une société matérialiste et athée n'est pas une société civilisée. C'est par une contorsion du langage que l'on parle aujourd'hui de civilisation matérialiste, de civilisation athée, de civilisation com­muniste. Il n'y a jamais eu dans l'histoire de civilisa­tion matérialiste, et il ne peut y en avoir ; c'est une non-civilisation, c'est la barbarie, et même la plus complète : « une barbarie certainement plus épouvan­table que celle où se trouvaient la plupart des nations avant la venue du divin Rédempteur » ([^88]). Autrefois l'on nommait les barbares sans avoir de nom pour la civilisation. Aujourd'hui l'on n'a plus que le nom de civilisation, et on le donne à n'importe quelle société, le concept et le terme de barbarie sont apparemment perdus ; en fait, « barbare » survit dans le langage pour signifier : « cruel ». Et civilisation désigne alors, en somme, l'ensemble des caractéristiques particulières d'une société, indépendamment de tout critère concer­nant la civilisation et la barbarie. On dit : la civilisa­tion technique, la civilisation marxiste, la civilisation moderne. 227:811 Or la méconnaissance de la loi naturelle, à plus forte raison sa négation radicale, sont le contraire de la civilisation. Il n'y a pas de civilisation marxiste. Il n'y a pas de civilisation matérialiste. Mais on n'a pas le courage intellectuel -- fût-ce quand on est seul avec sa pensée dans le silence de la méditation -- de les nommer par leur nom de barbarie : la barbarie matérialiste, la barbarie marxiste. On n'a pas aperçu non plus qu'un chrétien, c'est-à-dire un homme qui croit que Jésus-Christ est le Fils de Dieu, peut être plus ou moins un barbare si d'autre part il récuse ou méconnaît la consistance, l'universalité, l'obligation de la loi naturelle. Quant à la « civilisation moderne », elle pose une question beaucoup plus complexe, car elle est un mélange : le mélange d'un esprit moderne qui est essentiellement barbare pour ce qui le constitue en propre dans son originalité historique, d'une survi­vance et de diverses résurgences de l'esprit chrétien, et de quelques autres choses. De même que la civilisation est l'histoire de la loi naturelle parmi les hommes, de même la civilisation chrétienne est cette même histoire aidée, surélevée, transfigurée par la religion chrétienne. De même que l'on apprend normalement à connaître et à observer la loi naturelle grâce à une éducation reçue au sein d'une famille et d'une patrie, de même l'on apprend norma­lement à connaître et à pratiquer la religion chré­tienne. De nos parents et de notre patrie nous vien­nent la vie physique, la vie morale et la vie religieuse. Nous ne choisissons pas la foi chrétienne : « Ce n'est pas vous qui m'avez choisi, c'est moi qui vous ai choisis. » ([^89]) La foi est un don libre que nous recevons librement ; 228:811 mais notre liberté s'exerce, même ici, selon la condition humaine et non selon la condi­tion angélique ; c'est-à-dire qu'elle s'exerce à l'intérieur et par l'intermédiaire d'un statut historique et social ; par les parents qui ont la liberté, le droit, la charge de décider du baptême. Il y a eu, il y a il y aura beaucoup de baptêmes d'hommes adultes : mais eux-mêmes ne reculent pas jusqu'à l'âge adulte le baptême de leurs enfants. Ce qui fait que le plus grand nombre des chrétiens sont devenus chrétiens par la volonté libre et responsable de leurs parents. La foi demande une adhésion libre : mais c'est de la libre adhésion des parents qu'il s'agit d'abord et normalement. La foi se transmet de toutes les manières, par la toute-puissance et la miséricorde de Dieu ; mais la manière qui est conforme à notre condition humaine, et qui est incomparablement la plus fréquente, c'est, selon l'expression de Pie XII, celle où « la religion est un héritage vivant des ancêtres ». Au demeurant, des hommes qui seront des ancêtres dans la vie spirituelle, il en naît tous les jours. Le baptême d'un adulte, c'est le début d'une famille chrétienne qui à travers les siècles se transmettra la foi. La vertu de piété, qui concerne « nos parents et notre patrie par lesquels et au sein de laquelle nous avons reçu la vie et l'éducation », les concerne aussi sous le rapport de la vie spirituelle et de l'éducation religieuse. Nous retrouvons donc ici la piété et l'im­piété, l'histoire, le progrès, le perfectionnement ou la révolution dans des rapports équivalents ou analogues à ceux dans lesquels nous les avons trouvés à l'égard de la loi naturelle. 229:811 Sous réserve que la Révélation est close et que le Magistère de l'Église en est infailliblement gardien et interprète, la vertu de piété a ici les mêmes requêtes et, selon le mot de saint Paul, la même « utilité ». \*\*\* 10\. -- La loi naturelle et la religion du Christ sont universelles. Leur transmission, leur connaissan­ce, leur mise en œuvre jusqu'aux extrémités de l'univers, constituent l'essence de la civilisation chrétienne. N'inventons pas de faux problèmes. L'unicité de la civilisation chrétienne n'uniformise pas plus les peu­ples et les nations que l'unité de l'Église n'uniformise les individus. Bien sûr, par la sottise des hommes, ou leur malice, tout est toujours possible : et de même que l'on peut concevoir, sous couleur d'apostolat, une presse de masse et des organisations de masse trans­formant les individus en robots (mais ce serait à contresens de la religion chrétienne), on peut conce­voir de même, sous couleur de civiliser, un impéria­lisme totalitaire (mais ce serait à contresens de la civilisation chrétienne). Il serait en tout cas aussi absurde de récuser l'unicité de la civilisation chré­tienne au nom de la vocation particulière des nations, qu'il le serait de récuser l'unité de l'Église au nom de la vocation de chaque âme particulière. L'helléniste le plus enthousiaste et le plus pieux ne va pas jusqu'à imposer à sa femme le port d'un péplos et, s'il est français, il est fort possible qu'il n'use de la cuisine grecque qu'en cas d'absolue nécessité ; il n'aborde pas les gens dans la rue en leur disant : « Kyrié » ; il ne manifeste pas la négation en levant verticalement le chef ; et ce n'est tout de même pas à la piété délirante d'hellénistes fanatiques que nous avons dû la vogue internationale de la chanson des « Enfants du Pirée ». 230:811 Respect des coutumes, des particularités ethniques, des langages ? Assurément. Mais il est impossible de scruter d'une part l'universalité de la loi naturelle et de la religion du Christ, d'autre part les conditions sociales et historiques normales de leur transmission, sans apercevoir certaines nécessités. L'hébreu, le grec, le latin demeureront jusqu'à la fin du monde des langues privilégiées, les « trois langues ». Méditerranéennes ? On les apprend, on les enseigne en Amérique. Il le faut bien. Il n'y a pas moyen, il n'y aura jamais moyen de faire autrement. Les peuples non méditerranéens qui viendront au christianisme, comment donc leurs élites intellectuelles et religieuses pourraient-elles se dispenser de venir à l'hébreu, au grec, au latin ? Sans quoi, c'est alors que ces peuples se sentiraient en tutelle, incapables d'étu­dier dans le texte l'Écriture, la théologie, la philoso­phie, éternellement tributaires de traductions, et les traductions en une langue vivante ont besoin d'être recommencées ou mises au point tous les cinquante ans, voire à chaque génération, éternellement tribu­taires donc de traductions établies et éternellement refaites par d'autres. La juste autonomie intellectuelle d'un peuple chrétien, c'est que ses élites soient en mesure de puiser elles-mêmes, dans le texte, aux sources de la philosophie, de la théologie, de la foi. Il est inévitable que du même coup, dans une mesure plus ou moins grande, d'une manière ou d'une autre, la culture juive, la culture grecque, la culture latine exercent ainsi leur influence à l'intérieur de cultures non méditerranéennes. 231:811 Il n'est pas possible que les peuples qui viendront au christianisme et entreront dans l'Église considèrent saint Grégoire le Grand et saint Pie X comme des étrangers, comme des pontifes « gréco-latins » ou « occidentaux », et saint Thomas d'Aquin comme une particularité spécifique de la culture méditerranéenne. Il n'est pas possible que la piété qu'ils leur porteront, et à tous leurs ancêtres dans la foi depuis saint Pierre et saint Paul, ne soit pas un facteur d'influence culturelle. Il est très possible que l'influence ne soit pas à sens unique : les peuples méditerranéens de vieille culture juive, grecque et latine, peuvent trouver partout à apprendre dans le vaste monde. Mais il est inconcevable qu'il n'y ait pas influence ; et que cette influence ne soit pas principalement dans le sens d'une extension à tout l'univers de l'essentiel des cultures juive, grecque et latine. Ce n'est d'ailleurs pas une éventualité aussi nou­velle qu'on l'imagine : il a déjà été impossible que la conversion du monde gréco-latin ne s'accompagne pas d'une introduction de la culture et de la langue juives dans les cultures latine et grecque. Arrêtons ainsi notre propos sur un aperçu que l'on pourrait développer, et que d'autres développe­ront, ou nous-même une autre fois. L'universalité de la vérité naturelle et surnaturelle, la condition histori­que de l'homme, la vertu de piété ont des implications nécessaires. On peut en sortir. Mais alors ce n'est pas une autre civilisation. C'est la barbarie. 233:811 Ouvrages du même auteur *Aux Nouvelles Éditions Latines :* - ILS NE SAVENT PAS CE QU'ILS FONT. La non-résistance au communisme dans la presse catholique. 192 pages (1955). - ILS NE SAVENT PAS CE QU'ILS DISENT. Réponse aux polémiques qui ont accueilli l'ouvrage précédent. 192 pages (1955). - ON NE SE MOQUE PAS DE DIEU. 208 pages (1957). - BRASILLACH. 260 pages (1958 ; seconde édition 1985). - DE LA JUSTICE SOCIALE. 96 pages (1961). - LE PRINCIPE DE TOTALITÉ. 96 pages (1963). - LES PRINCIPES DE LA RÉALITÉ NATURELLE de saint Thomas d'Aquin : introduction, traduction française (texte latin en regard) et notes. 128 pages (1963). - L'INTÉGRISME. HISTOIRE D'UNE HISTOIRE. 288 pages (1964). - LA VIEILLESSE DU MONDE, essai sur le communisme. 240 pages (première édition 1966) (épuisé). - L'HÉRÉSIE DU XX^e^ SIÈCLE, tome I : \[celle des évêques\] première édition, 312 pages (1968) ; seconde édition, 320 pages (1987). - L'HÉRÉSIE DU XX^e^ SIÈCLE, tome II : Réclamation au Saint-Père. 304 pages (1974). - LA DROITE ET LA GAUCHE. Nouvelle version des chapitres I à III de On ne se moque pas de Dieu. 128 pages (1977). 234:811 - LES DEUX DÉMOCRATIES. Nouvelle version des chapitres IV et V de *On ne se moque pas de Dieu.* 208 pages (1977). *Chez Dominique Martin Morin :* - PIUS MAURRAS, une plaquette de 20 pages in-12 grand aigle illustrée en frontispice de la statue de Charles Maurras exécutée par Maxime Réal del Sarte (1966) (*épuisé*). - LA VIEILLESSE DU MONDE, *essai sur le communisme,* seconde édition. 144 pages (1975) (*épuisé*). - LA RÉPUBLIQUE DU PANTHÉON. *Explication de la politi­que française.* 178 pages (1982). - ÉDITORIAUX ET CHRONIQUES : Tome I : *De la fondation d'* « *Itinéraires* » *à sa condamnation par l'épiscopat, 1956-1966.* 320 pages (1983). Tome II : *Le catéchisme, l'Écriture et la messe, 1967-1973.* 332 pages (1984). Tome III : *La France à la dérive et la décomposition de l'Église, 1974-1981.* 320 pages (1985). - LE CONCILE EN QUESTION. Correspondance Congar-Madiran sur Vatican II et sur la crise de l'Église. 176 pages (1985). *Aux Éditions de Présent :* - LES DROITS DE L'HOMME DHSD. 160 pages (1988). *Aux Éditions Difralivre :* - QUAND IL Y A UNE ÉCLIPSE. 208 pages (1990). - GILSON, *chroniques philosophiques.* 176 pages (1992). 235:811 TABLE DES MATIÈRES *Si par hasard on voulait lire les sept chapitres en suivant l'ordre chronologi­que de leur composition, on devrait commencer par la* « *Confession à mi-chemin* » (1958) *et par* « *Pius Maurras* » (*1966*)*. Le* « *dessein politique* » *est de 1968. De* 1979 : *la* « *démocratie religieuse* » *puis les* « *quatre ou cinq Dais confédérés* »*. Esquissé en* 1984, « *son dernier combat d'homme libre* » *a été écrit en 1992 ; et en juin 1992, la* « *rencontre avec Maurras* »*.* Chapitre premier : La rencontre avec Maurras 13 Chapitre II : Confession à mi-chemin 29 Chapitre III. Le dessein politique 51 Chapitre IV : Les quatre ou cinq États confédérés 77 Chapitre V : Son dernier combat d'homme libre 95 Chapitre VI La démocratie religieuse 115 Chapitre VII : Pius Maurras 129 *Annexes documentaires* I. -- Chronologie 143 II\. -- Trois avertissements 161 III\. -- L'esprit de la Révolution nationale 165 *Appendices doctrinaux* I. -- « Politique d'abord » ? 175 II\. -- La politique naturelle en régime chrétien 185 III\. -- La civilisation dans la perspective de la piété 197 237:811 ## ÉDITORIAL ### La frégate et les courants *CE numéro paraît en retard. C'est mieux que ne point paraître du tout, comme il pourrait arriver au prochain. Oui, c'est bien de cela que j'ai l'intention de vous parler.* Toute la presse écrite, sous toutes ses formes, est en crise, elle ne l'avoue pas trop, mais vous aurez sans doute remarqué qu'elle laisse échapper de dis­crets soupirs. La presse écrite est en crise pour beaucoup de raisons dont la plupart, tenant aux conditions de son impression et de sa distribution, et à la pâmoison de la publicité commerciale, ne nous atteignent pas. 238:811 *Une cause de cette crise nous est commune à tous, la revue ITINÉRAIRES n'y échappe pas ; on appelle cette cause, avec une affectation de compétence sociologique, l'* « érosion du lectorat *C'est une vague de fond, elle vient de loin, nous la subissons depuis longtemps, nous en avions déjà tout dit, il me semble, il y a seize ans :* « Je n'ignore pas la désaffection grandissante l'égard de la lecture, qui est inévitablement, aussi, désaffection à l'égard de ceux qui s'expriment et agissent par l'écriture. Moins de goût pour la lecture. Moins de temps passé à lire. L'aptitude, par suite, diminuant à mesure que diminue l'exercice l'aptitude aux lectures qui appellent une attention soutenue et qui demandent à être relues. Car lire n'est rien et ne sert à rien, si ce n'est afin de pouvoir relire, apprendre, méditer, comprendre. Jacques Bainville, il y a un demi-siècle, disait déjà : « Mais qui lit ? Qui comprend ce qu'il lit ? Qui retient « qu'il a compris ? » C'était avant notre déluge universel d'images audio-visuelles, rinçage quotidien de cerveaux. Les vents et les courants sont à l'abandon de tout. Nos lecteurs eux aussi se laisseront-il emporter par les courants et les vents ? » (ITINÉRAIRES, numéro 201 de mars 1976.) *Quand nous avons fondé PRÉSENT en 1982, plusieurs craignaient que cela fit perdre ses abonné à la revue. Il n'en a rien été pendant presque dix années. Seul notre SUPPLÉMENT-VOLTIGEUR, et c'était normal, en subit le contrecoup.* 239:811 En 1981-1982, il avait une diffusion réelle tournant autour de 30.000 exemplaires. A partir de l'existence du quoti­dien, l'utilité jusque là irremplaçable du *SUPPLÉMENT-VOLTIGEUR devenait moins évidente, et assez vite il déclina. Mais la revue ITINÉRAIRES continuait sa carrière à côté du quotidien PRÉSENT car si les deux publications avaient souvent les mêmes lecteurs, ceux-ci comprenaient qu'elles n'avaient pas la même fonction. Il en fut ainsi jusqu'au-delà de la crise spécifique des années 1988-1989, qui fut surmontée par la revue en passant de la parution mensuelle à la parution trimestrielle.* *C'est cela qui a changé.* Deux éléments sont ici venus s'additionner ou se conjuguer. D'une part, le poids financier des abon­nements dans un régime de prélèvements socialistes qui réduit sans cesse davantage la part de ressources librement disponibles de chaque foyer. D'autre part, disons-le, une paresse intellectuelle qui incline à plus aisément feuilleter et parcourir les articles d'un jour­nal plutôt que se mettre à étudier ceux d'une revue. L'inaptitude croissante aux « lectures qui appellent une attention soutenue et qui demandent à être relues » atteint notre public lui-même. Bref je reçois de plus en plus de messages d'encouragement et de soutien qui me chantent de gentilles variations sur le même refrain : 240:811 *--* Nous ne nous réabonnons pas à ITINÉRAIRES, mais nous continuons fidèlement à vous lire dans PRÉSENT. *Je remercie tous ceux qui me font part de leur aimable intention de* « *continuer à me lire dans PRÉSENT* »*, mais je ne saurais leur dissimuler qu'ainsi ils ne continuent rien du tout. Ce n'est pas la même lecture. Ce n'est pas la même activité intellectuelle. Ce n'est pas le même combat : ou pour mieux dire, ce n'est pas le même terrain du combat commun ; ce n'est pas le même équipement mental ; ce ne sont pas les mêmes armes. Si vous voulez une métaphore militaire, on ne* « *continue* » *pas une guérilla urbaine en se faisant muter dans la flotte de guerre, ou inversement, même si les deux dépendent du même état-major. Ils sont dans l'illu­sion ceux qui ne s'en aperçoivent pas ; ou ils ne nous lisent que pour leur plaisir, merci, c'est flatteur, mais ce n'est pas l'essentiel. La revue ITINÉRAIRES est à la fois tout à fait différente du quotidien PRÉSENT et aussi nécessaire. Les deux ne sont pas interchangeables.* *Bien sûr, si je n'étais pas persuadé de l'impor­tance du* « *commentaire quotidien de l'actualité politique* »*, qui est la fonction de PRÉSENT je ne consacrerais pas tellement de temps, de labeur et de soin non seulement à y écrire, ce qui est peu de chose, mais surtout à diriger sa rédaction et à contribuer à son animation. Mais ici aussi,* haec et illa : *à ce niveau s'applique également la parole :* 241:811 haec oportuit facere et illa non omittere, *il importait d'accomplir l'un et l'autre. Il importe de* continuer *la revue. Car la maxime qui dit qu'un journal est fait pour être conçu, écrit, lu et oublié dans l'espace d'une même journée contient une large part de vérité.* \*\*\* *Je sais quelles inquiétudes s'expriment au sujet de membres ou d'anciens membres du GRECE qui paraissent avoir une influence croissante et occuper de plus en plus de positions-clés. On s'alarme parce que le GRECE est un centre intellectuel de néo­paganisme et d'anti-christianisme militant. Pourquoi donc ces militants-là sont-ils maintenant si nom­breux, si bien placés, si écoutés ? Ils ont assurément leur place dans l'action politique commune, selon les normes et critères du compromis nationaliste. Mais le nationalisme, justement, reconnaît à la tradition catholique un rôle prépondérant dans la constitu­tion, l'histoire, l'identité de la nation française ; et ce nationalisme s'inquiète d'une éventuelle marginalisa­tion de l'influence catholique au sein du mouvement national.* Ah ! l'influence intellectuelle ! C'est chose assez mystérieuse. Mais elle n'est pas faite seulement de mystère. Elle est faite aussi, et indispensablement, de travail, d'organes d'étude et de réflexion, de moyens matériels. 242:811 *J'ai lu dans un ouvrage sérieux que le GRECE était financé par son* « *Club des Mille* »* : mille personnes faisant chaque mois un versement automatique d'au moins mille francs* (*cent mille centimes*)*. Je ne sais si ces chiffres sont strictement exacts ; je ne sais s'ils ont réussi à être mille en réalité. Mais je remarque qu'en tout cas cette infor­mation n'est pas tenue pour invraisemblable ; elle n'est pas présentée comme un tour de force inouï ou comme un miracle sans précédent. Il faut assurément des moyens financiers de cet ordre de gran­deur, quel que soit le talent des orateurs, des écri­vains, des penseurs, pour une action intellectuelle qui veut avoir une vraie dimension sociale. Quand il s'agit d'écrire un sonnet ou un poème épique, il suffit d'un peu d'encre et de papier* (*et, tout de même, d'un minimum de pain, d'amour et d'eau fraîche*)*. Dans le combat des idées -- car les idées ont pour statut normal le débat et le combat -- il faut des moyens d'expression, et les moyens d'expression dépendent, entre autres, des moyens financiers mis à leur disposition. Pour* publier *une revue, il ne suffit pas d'avoir quelque chose à dire, il faut aussi avoir des ressources, qui pour ITINÉRAIRES sont constituées par ses abonnements. Rarement les lettres que je reçois à la revue ont été aussi chaleu­reuses qu'en ce moment ; aussi pressantes :* -- Surtout, n'arrêtez pas la revue, continuez. *Comme si l'on pressentait que là est la question.* *Elle n'est pas exactement là.* 243:811 *Je ne suis pas au point d'arrêter la parution de la revue par timidité ou par lassitude. Ce n'est pas de ma part une libre décision, arbitraire, capricieuse. C'est une situation que je subis. Amicaux, attentifs, et même enthousiastes, plus que jamais peut-être, vous êtes aussi moins nombreux que jamais. Beaucoup moins nombreux. Depuis trente-six ans, avec des hauts et des bas, des crises comme celle du printemps 1976 ou celle de l'automne 1989, finalement les abonnés se sont retrouvés, après une raré­faction temporaire, en nombre suffisant. La raréfaction actuelle me paraît d'une autre amplitude.* \*\*\* *Ceux qui s'alarment de voir les idées et les hommes du GRECE développer leur influence, ceux qui redoutent que le mouvement national en soit entraîné à une dérive l'éloignant plus ou moins de cette primauté qui, à l'intérieur de la tradition fran­çaise, est due à la tradition chrétienne et catholique, s'ils ne font que déplorer et gémir sont alors la principale cause de la situation qui les afflige. Sont-ils capables de faire pour ITINÉRAIRES quelque chose qui ressemble, même de loin, même beaucoup plus modestement, à un Club des Mille ? Un Club des Mille, la revue ITINÉRAIRES n'en demande point tant. Elle n'en a jamais eu le dixième, elle n'en a jamais eu le centième, je dis le centième, l'œuvre des bourses d'abonnement des COMPAGNONS D'ITI­NÉRAIRES n'en a jamais eu le centième elle non plus.* 244:811 *Et pourtant c'est bien la revue ITINÉRAIRES, et j'ose dire elle seule, qui est l'antidote intellectuel exactement spécifique à une éventuelle montée du néo­paganisme à l'intérieur du nationalisme français. Et vous êtes en train d'abandonner la revue à son asphyxie financière, vous êtes en train de la laisser disparaître : vous, lecteurs à qui on la prête, ou vous, abonnés Olier, vous tous qui lui refusez les quatre francs par jour ouvrable d'un abonnement annuel, quatre francs, pas même le prix d'un jour­nal. Ah, nous sommes fort loin du quart de la moitié du commencement d'un Club des Mille.* \*\*\* *A vous qui* « *continuez à me lire dans PRÉSENT* »*, je dis et je répète que PRÉSENT ne fera rien, ne pourra rien faire, ce n'est pas sa fonction, ou presque rien aux vagues de fond de l'inculture religieuse, du néo-paganisme, de l'anémie mentale. Si quelqu'un peut vous parler de ce que fait PRÉSENT, c'est tout de même moi, je suppose. PRÉSENT n'a pu être fondé en 1982 que parce qu'il y avait eu un quart de siècle d'ITINÉRAIRES, l'espace en somme d'une génération : si on avait pu, sans ce travail d'un quart de siècle, fonder un quotidien national et nationaliste, chrétien et catholique,* 245:811 *dans les conditions qui sont les nôtres depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, vous pensez bien que l'on ne nous aurait pas attendus et que d'autres l'auraient fait, au long des trente-sept années qui vont de 1945 à 1982. Comprenez bien que PRÉSENT est pour ainsi dire à un créneau et ITINÉRAIRES à un autre ; et que si important, si décisif parfois que puisse être le commentaire quotidien de l'actualité politique, il ne suffit pas à tout, il laisse forcément dégarni tout l'espace du travail qui se fait comme en deçà, de plus longue haleine, de moins grande appa­rence, austère, inaperçu des étourdis, méconnu ou méprisé par les âmes éteintes. Le quotidien politique est une frégate qui tire à vue, croisant à portée des positions ennemies ; mais les courants, les marées, le flot sur lequel la frégate navigue, c'est la revue ITI­NÉRAIRES, ou bien d'autres en sens contraire, qui peuvent les orienter, les modifier, lentement, sûrement. La revue ITINÉRAIRES y a beaucoup travaillé et vous ne l'avez pas beaucoup aidée.* *Vous ? Non pas vous, fidèles abonnés, réabon­nés année après année, qui ne vous arrêtez pas à nos insuffisances parce que vous savez qu'en tout cas il faut maintenir notre fonction, la fonction intellectuelle et morale que la revue ITINÉRAIRES est seule à remplir à la place où elle se trouve et de la manière qui est la sienne. Vous, vous êtes du côté de la revue, vous êtes comme la revue, comme elle vous n'êtes pas assez aidés. Vous êtes devenus trop* 246:811 *Je regarde les onze* (*XI*) *numéros de la nouvelle série, comme vous pourrez les voir après avoir posé celui-ci à la suite des précédents sur l'étagère. Nous avons fait, nous et vous, une belle revue. Non pas de petits libelles honorables, mais des numéros tri­mestriels ayant belle et solide apparence, et cela compte aussi, pour présenter, représenter et défendre dignement leur contenu : notre contribution chré­tienne au mouvement national. Contribution doctri­nale, historique, critique, philosophique : une pré­sence intellectuelle chrétienne à l'intérieur du nationalisme français. Avec le numéro XII, la nou­velle série aura parcouru trois années pleines. Mais je ne sais pas s'il y aura un numéro XII digne des précédents ; à l'heure actuelle je ne sais pas s'il aura beaucoup plus de quarante pages, ou de vingt ; ou de zéro. Cela dépendra du retour de tous ces lec­teurs qui ont omis de se réabonner en m'assurant :* -- Mais soyez tranquille, nous continuons fidè­lement à vous lire dans PRÉSENT. *Qu'ils se tranquillisent eux-mêmes : je suis tran­quille. Mais ce n'est pas de ma tranquillité qu'il s'agit, elle peut faiblir ou se renforcer, elle ne change rien aux choses. Ceux qui ont contribué de cette manière-là à ma parfaite tranquillité sont trop nom­breux maintenant, dites-le leur à l'occasion, quand vous en rencontrerez. J'ai expliqué plusieurs fois déjà que la revue ITINÉRAIRES était devenue une revue* « *prolétaire* »*, au sens où l'on appelait prolétaire le salarié ne pouvant subsister qu'en dépensant la totalité de son salaire au fur et à mesure de son versement.* 248:811 *C'est le sort d'ITINÉRAIRES d'un numéro à l'autre, vivant au jour le jour, sans que la nouvelle série trimestrielle ait pu bénéficier d'une véritable* fondation *lui donnant un peu d'aisance et de sécu­rité. Oui, de tout cela vous avez été avertis l'année dernière, par les notes de gérance de mars et de juin vous disant que nous sommes dans une* « *situation-limite, d'une grande fragilité, vulnérable au moindre contretemps* »*, eh bien le contretemps nous y sommes en plein maintenant,* « *avec tous les risques de disparition imprévue et brutale que cela com­porte* »* : c'était donc annoncé, mais ces annonces fort explicites n'ont provoqué dans le public aucune émotion visible, n'ont suscité aucun concours, je ne sais même pas si elles ont été lues, je n'ai pas reçu trois témoignages qu'elles l'aient été.* *Voilà toute l'histoire.* Je ne vois plus rien à ajouter. Je vous attends. Jean Madiran. 249:811 ## CHRONIQUES 250:811 ### On crée le désert *Rivières et ruisseaux disparaissent* par Francis Sambrès Le terrible problème de *l'eau* est traité (et « régle­menté » !) tout à fait à l'inverse de ce qui serait nécessaire. La bureaucratie technocratique et socialiste aggrave les pénuries et les catastrophes en multipliant des règlements qui font progresser la désertification. Sans le savoir, le socialisme et la technocratie sont l'expression d'un instinct de mort ; l'expression d'un suicide collectif. La volonté obscure d'un suicide collectif et l'instinct de mort (masqué) trouvent de moins en moins d'obstacles dans des sociétés de plus en plus déchristianisées. FRANCIS SAMBRÈS a déjà plusieurs fois traité dans ITINÉRAIRES des erreurs et mensonges officiels sur l'eau : -- *Les problèmes de l'eau* (numéro de juin 1990). -- *La révolte de l'eau sera terrible* (numéro de septembre 1990). -- *Mensonges mortels à propos de l'eau* (numéro de juin 1991). 251:811 Ainsi les choses auront été dites. Là, pour l'eau, comme ailleurs, pour tout le reste. On se demande seulement s'il y a encore, quelque part, quelqu'un pour entendre. -- J. M. AU RISQUE DE LASSER, il faut encore parler de l'eau. Si le déficit pluviométrique constaté ces dernières années nous a fait comprendre qu'il y avait un problème de l'eau, si les gouvernements ont cru prendre des mesures, ont élaboré des textes réglementaires, créé des commissions, un bataillon de fonctionnaires avec leurs inspecteurs et inspec­teurs généraux, si chaque région, chaque département, cha­que ville se dote d'un organisme spécifique, nous n'avons toujours pas une politique de l'eau, faute d'oser poser en termes simples le problème à résoudre. Le programme annoncé est en gros celui que je décrivais à l'avance dans ITINÉRAIRES. Pour satisfaire des besoins en perpétuelle croissance, on veut socialiser les ressources, les stocker dans des retenues suffisantes, les distribuer « équita­blement » par un réseau « moderne », épurer les eaux usées pour quelles servent autant de fois que possible avant d'aller se perdre en mer... D'où l'augmentation des tarifs à la mesure de ce programme ambitieux... et la certitude d'un désert annoncé. Certains responsables ont ajouté qu'il ne fallait pas crain­dre la pénurie puisque les eaux profondes, fossiles, pourraient à tout instant et pour longtemps prendre le relais des sys­tèmes naturels fondés sur un niveau normal de nos nappes phréatiques et sa gestion prudente. Heureusement, faute de crédits, ce programme est resté sinon lettre morte du moins tout à fait ridicule par rapport aux besoins. Il n'a aucune chance de se réaliser. D'ailleurs l'essai de l'eau socialisante du Bas-Rhône-Languedoc, dont l'agonie interminable menace notre région, *n'encourage guère à confier à qui que ce soit la gestion d'un appareil totalitaire de distribution équitable de l'eau.* 252:811 On part donc du principe que l'eau serait une marchan­dise qui se cueille, se stocke et se vend au prix déterminé par les lois du marché. L'eau rare est chère, donc la pénurie de ces quatre dernières années, qui permet une révision de tous les tarifs, est une aubaine pour les prédateurs officiels, dont l'EDF, qui réclament à cor et à cri d'autres barrages, d'autres retenues, d'autres ouvrages « écrêteurs de crues » -- quelle trouvaille ! quand on sait qu'en pleine crue on lâche les flots des barrages ! -- bref, avec ses complices, la gestion profita­ble de la totalité des eaux. Une politique de l'eau, digne de ce nom, prendrait à peu près le contre-pied des mesures prévues. Il faudrait tout d'abord éliminer absolument toute idée de recours à l'extraction des eaux fossiles dont on est sûr qu'elle serait une atteinte irréversible aux grands équilibres biologi­ques. On sait déjà que *partout où cela a été fait, on a créé le désert*. On doit donc se contenter de la sage gestion des nappes phréatiques et de l'exploitation surveillée de quelques nappes un peu plus profondes. Pour cela, *il faut à tout prix forcer l'eau de pluie à s'infiltrer dans le sol à l'endroit où elle tombe en évitant tout ruissellement* qui hâte le cours de l'eau vers la mer où elle se perd. C'est cela la seule politique de l'eau possible. C'est ainsi qu'à côté des appels au civisme et des mesures d'économie qui sont mesures d'accompagnement et concer­nent nos habitudes de gaspillage -- consommation domesti­que insensée, les arrosages par aspersion et irrigation, d'où ruissellement plus ou moins maîtrisé, évaporation encouragée, etc. -- il faudrait diminuer les surfaces stérilisées par les revêtements, les dalles de ciment et les rubans d'asphalte qui accélèrent le cours de l'eau vers les réserves, les stations d'épuration puis vers la mer ; il faut diminuer les espaces boisés en résineux industriels qui acidifient les sols et assè­chent les ruisseaux. Il faut enfin et surtout ameublir le sol de surface, le cultiver, en garder la perméabilité et la capacité nourricière. C'est le seul moyen de faire renaître nos rivières et les ruisseaux qui disparaissent chaque jour. 253:811 Au lieu de cela, la PAC de l'Europe encourage, avec le gel des terres, *la friche criminelle où l'eau ne pénètre pas mais ruisselle* et on peut maintenant écrire dans les journaux ([^90]) : « Et bien que les barrages-réservoirs *qui alimentent les rivières* ([^91])*, les lacs et qui fournissent l'eau potable* se soient pour la plupart reconstitués, des mesures restrictives de l'eau sont d'ores et déjà envisagées. » A ce degré d'aberration, nous sommes perdus ! Des bêtises, aussi, nous en avons lues et entendues lors du sommet mondialiste de Rio -- ce véritable carnaval -- où tourbillonnent les passions dans le miroir de l'apparence des choses. Il semble que le clan des assassins -- ceux qui disent que l'explosion démographique est la cause de tous les périls -- se renforce. Voilà le vrai péril : *chaque fois que l'homme s'est chargé des régulations naturelles à la place de la nature,* avec un appareil technique « scientifique » et une caution philosophi­que hors des Commandements, *les mécanismes déréglés se sont affolés* et, par des détours imprévisibles à nos princes des Sciences, *ont aggravé les problèmes qu'ils prétendaient résoudre*. Il en est ainsi de l'eau, de l'air, de la terre et des êtres vivants qui l'habitent. Jamais la nature n'a obéi aux normes annuelles de besoins théoriques fixés par les ingénieurs et, pour qui sait voir, chaque espèce triomphante aujourd'hui est la plus menacée de disparaître. Tout cela nous ramène à l'eau *et* aux orages du printemps qui ont inondé les caves des Parisiens et empoisonné les eaux des rivières sortant des égouts -- comme le fleuve Alphée ! *Il pleut tant,* disent les gens, *qu'il y a des inondations : il n'y a donc plus de sécheresse.* Certes, à voir toutes ces eaux boueuses se ruer vers la mer, on peut penser qu'il s'agit là d'un trop-plein qu'on devrait retenir pour les jours arides et qu'une politique *de* l'eau devrait multiplier les « barrages-réservoirs *qui alimen­tent les rivières* »*.* Savants et journalistes s'en donnent à cœur joie, oubliant ce qu'ils ont appris des oueds du Maghreb où il ne faut jamais planter sa tente et des rius méditerranéens, souvent appelés rieussecs qui sont les seuls périls en cas d'inondation tant la violence imprévue de leurs torrents boueux est brutale. 254:811 *Sécheresse et inondations sont les deux faces du même phénomène de dérégulation des systèmes naturels de stockage, de restitution et de circulation des eaux de la planète.* La sécheresse appelle les orages qui, ruisselant pour l'es­sentiel, engendrent la sécheresse. Reconstituer les circuits capillaires en redonnant à l'eau qui tombe la possibilité de s'infiltrer où elle tombe est le seul moyen pour guérir à la fois de la sécheresse et des inondations. C'est vraiment tout simple ! et fort économique. Il suffit de cultiver notre jardin. Certes les étranges transhumances de population qui étouffent l'été des troupeaux entiers dans des lieux fragiles posent des problèmes ponctuels qui peuvent être résolus -- du moins partiellement -- par l'industrie humaine. Le pillage, à l'occasion des vacances, des nappes profondes où l'on puise à la demande et sans mesure, est un risque majeur de destruction de ces nappes affaiblies par l'irruption soudaine d'eau salée qui les rendrait saumâtres. J'en appelle au savant Cosinus, aux professeurs Nimbus et Tournesol, aux chercheurs du concours Lépine pour qu'ils trouvent un moyen solide, économique, écologique, à faible rendement, à entretien et à gestion simple, sans déchets ou sous-produits -- rien à voir avec ces Beaubourgs-sur-Mer des Émirats -- pour dessaler l'eau de mer et la renvoyer au fond de la nappe pour la renforcer. Surtout que les ingénieurs du Bas-Rhône s'abstiennent, c'est le plus grand service qu'ils puissent rendre à la Région. Francis Sambrès. 255:811 ### Quelques traits de Montaigne par Georges Laffly ON ADMIRE chez Proust, chez Céline, la métamorphose d'un homme en une œuvre. Ce fut le cas de Montaigne. Il a pu dire qu'il avait fait son livre et que livre l'avait fait. Un tel homme ne joue pas. Il se met en jeu, se colletant avec la vérité. L'idée de perfection nous paraît secondaire comparée au sentiment que l'auteur est inséparable de son livre, pris au piège comme la Daphné sculptée par Le Bernin, avec ses doigts qui deviennent rameux, et la jambe gracile, racine. Pour la perfection nous sommes servis aussi bien ; pas d'écrivain aussi succulent, d'une saveur qui ne s'évapore pas, malgré les siècles. Au départ, Montaigne ne pensait pas que l'aventure irait si loin. Il se retire dans sa tour pour jouir de son être, dit-il, mais il n'a pas perdu toute vue sur le monde. Et de fait, sa carrière ne fait que commencer. Il sera maire de Bordeaux, agent de liaison et conseiller d'Henri IV, lui qui vient de renoncer à ses fonctions de juriste. 256:811 Son livre ? Il s'est mis à recenser un certain nombre d'anecdotes militaires ; il expose des cas, des causes célèbres qui peuvent faire réfléchir. Quand on lutte jusqu'au bout quoique sans espoir à cause du nombre des ennemis, faut-il s'attendre à leur estime, et aux honneurs de la guerre, ou à leur rage ? C'est le sujet du premier chapitre. On voit défiler ainsi des exemples : des peurs et des déroutes ; le châtiment qui convient à telles fautes ; l'attitude à tenir si l'on doit passer en revue une troupe séditieuse (il conseille la hardiesse, « la tête droite et le visage ouvert ») ; la bizarrerie du sort qui fit, dans les guerres d'Italie, exploser une mine de telle façon que la muraille retomba sur elle-même ; la belle conduite de François de Guise pardonnant au huguenot qui voulait le tuer. Le pre­mier livre des *Essais* est plein de ces choses. On peut s'étonner de cette humeur combative. Mais Montaigne se conforme à sa condition : noble, donc guerrier. Au détour d'un chapitre, parlant de sa pudeur naturelle, il la trouve un brin ridicule, peu séante « à un homme, et surtout à un homme de ma profession », dit-il. Quelle profession ? l'épée. La phrase est un ajout de 1588, presque à la fin de sa vie ; il y a beau temps qu'il n'est plus parlementaire. Nous avons oublié le siècle. Montaigne pour nous est un homme de livres, dossiers de droit d'abord, poètes et Plutarque ensuite. Mais il n'était pas si facile alors de rester un homme de cabinet. Le royaume est ravagé par les troubles, et Mon­taigne a plus souvent l'épée au côté, ou au poing, que nous ne l'imaginons. En 1562, il est devant Rouen avec l'armée royale qui en fait le siège. En 1574, il rejoint l'armée que le duc de Montpensier rassemble dans le Poitou. 1580 : il est au siège de La Fère, où est tué son ami Gramont. Maire de Bordeaux, ce n'est pas un poste de tout repos. Huguenots et ligueurs s'y affrontent. Henri III insistera pour que Mon­taigne accepte deux fois de suite la responsabilité de la mairie. Il arrivera à l'auteur des *Essais* d'être dévalisé dans une forêt, et même d'être enfermé à la Bastille à titre d'otage. Il est d'ailleurs libéré dès le premier soir. Il y a donc bien des raisons pour que les questions militaires l'intéressent. 257:811 Sans compter que la guerre est un grossissement de la vie quotidienne, dont elle multiplie et aggrave les accidents. Mon­taigne trouve à portée ce verre grossissant, il en use. \*\*\* Comment un homme, même des plus grands, échap­perait-il à son temps, à son milieu ? Montaigne est noble, et n'est pas mécontent de l'être. Il évoque son père, qui a fait la guerre en Italie. Il vante sa force, sa curiosité d'esprit. C'est ce Pierre Eyquem qui eut l'idée, pour lui apprendre le latin dès l'enfance, de le fournir d'un précepteur qui ne parlait à Michel que dans cette langue, comme d'ailleurs l'entourage, père, mère, jusqu'à la nourrice et aux valets. Noblesse très récente. L'arrière-grand-père Ramon (Ray­mond) a acheté en 1475 les terres de Montaigne et de Belbeys. Son petit-fils, le Pierre dont on vient de parler, sera le premier seigneur de Montaigne, je veux dire : le premier de sa famille. Il y a eu certainement auparavant une autre lignée jouissant de la seigneurie de Montaigne. Le suzerain qui attribue le titre à Pierre Eyquem est l'archevêque de Bor­deaux. Cela se passe en 1519. Le nouveau seigneur part pour l'Italie, afin d'illustrer dans les combats sa nouvelle qualité. En 1554, il obtiendra la permission de fortifier son château. Michel a onze ans. J'imagine que l'on n'était pas chicanier sur les titres, à ce moment, comme on le fut en d'autres époques, et surtout plus tard. La noblesse française a été à peu près détruite au cours de la guerre de Cent ans, accompagnée de ses pestes, de ses bandits, de son anarchie. Où lui trouver des succes­seurs, sinon dans la roture, et forcément, la roture riche. Un grand marchand, exportateur (Ramon Eyquem), achète des terres. Son petit-fils qui vit noblement, comme on dit, qui est allié aux bonnes familles du pays, et montre de belles quali­tés, comment ne serait-il pas noble ? Il est reconnu tel et rend de fait à l'État les services qu'on attendait : il guerroie, puis il administre Bordeaux. Pour Michel, la noblesse va de soi : il y est né. Il se moquera franchement de ces pédants qui disent n'attacher aucune importance aux grandeurs d'établissement. 258:811 « Vous vantez-vous de votre noblesse pour compter sept aïeux riches ? ils vous estiment de peu... » Aussi est-il d'accord qu'on doit les dire « présomptueux et insolents ». Quand il parle des sept aïeux, il pense évidemment à lui. Et sans doute, il y a encore dans le mot *riche,* à ce moment-là, le sens de *puissant* (dans l'Espagne proche, on désigne les nobles par l'expression *ricos hombres *; et la racine germani­que a ce sens). N'oublions pas qu'alors la richesse est ter­rienne ; l'ancêtre Ramon le savait. Tenir la terre, c'est avoir droits et devoirs envers les hommes, et la seigneurie en découle naturellement. Montaigne décrit ses armes : « Je porte d'azur semé à trèfles d'or, à une patte de lion de même, armée de gueules, mise en fasce. » Dans le chapitre *De l'institution des enfants,* il évoque un lien féodal à l'égard de Diane de Foix : « Car, ayant eu tant de part à la conduite de votre mariage \[ça, c'est le snob\] j'ai quelque droit et intérêt à la grandeur et prospé­rité de tout ce qui en viendra, outre ce que l'ancienne possession que vous avez sur ma servitude m'oblige assez à désirer honneur, bien et avantage à tout ce qui vous touche. » C'est dans ce mot de *servitude* que je vois la revendication d'une vassalité, plutôt qu'une affirmation galante. Il ne joue pas seulement le personnage du vieux briscard, qui dédaigne le pistolet, « je crois que c'est une arme de fort peu d'effet, et espère que nous en quitterons un jour l'usage ». Il est aussi le vieux gentilhomme qui se demande comment finira sa race. Il se plaint de l'usage des noms de terre, qui embrouillent tout (et qui nous déroutent si souvent dans Tallemant, Saint-Simon ou Mme de Motteville). Il se moque de ceux qui enrichissent indûment leur généalogie, et félicite celui qui répondait : « ...ne désavouons pas la fortune et condition de nos aïeux... ». Il ne pense plus alors à Ramon Eyquem. Il se plaint que rien ne dure. Cette belle figure de ses armes, qu'il nous a décrite, que deviendra-t-elle ? « ...un gendre la transportera dans une autre famille ; quelque chétif acheteur en fera ses premières armes : il n'est chose où il se rencontre plus de mutation et de confusion » (I, 46). Il oublie parfaitement qu'il est lui-même le descendant d'un « chétif acheteur » qui vendait du poisson. 259:811 On s'est avisé, au début du siècle (Gide en parle comme d'une découverte récente) que sa mère Antoinette de Louppes était issue d'une famille portugaise et d'origine juive. Berl a soutenu que c'est par antisémitisme que Montaigne ne parle pas de sa mère dans *les Essais,* où son père tient tant de place. J'ai idée que c'est parce que le père est la part sociale, publique, de la vie, comme la mère, ou l'épouse dont Montaigne ne parle pas non plus, en sont la part privée. On a beaucoup glosé, depuis, sur le génie juif de Montaigne. Je veux bien, quoique peu porté à ces considérations raciales (raciales, car enfin, il n'a pas été élevé dans une culture hébraïque). Ce qui me paraît sûr, c'est que la demoiselle de Louppes était catholique, comme ses parents dont rien ne permet de mettre en doute la sincérité dans la conversion -- et peut-être étaient-ce les grands-parents qui s'étaient conver­tis ? Pourquoi Antoinette de Louppes ne se serait-elle pas sentie catholique depuis toujours, aussi tranquillement que Michel se sentait noble depuis toujours ? Dans le chapitre sur *Les biens et les maux,* il parle de ceux qui préfèrent mourir à renoncer leur religion ou les lois de leur pays. Dans l'édition de 1595, un ajout rappelle l'expulsion des juifs d'Espagne et du Portugal, et les traîtrises dont ils furent victimes : « quelques-uns se firent chrétiens, de la foi desquels, ou de leur race, encore aujourd'hui, cent ans après, peu de Portugais s'assurent, quoique la coutume et la longueur du temps soient bien plus fortes conseillères que toute autre contrainte » (race, dans cette phrase, signifie évidemment descendance)*.* Le ton est détaché, comme si une telle question ne pouvait le toucher de près ou de loin. Sa mère vivait encore : elle lui survécut neuf ans. \*\*\* Il a parlé des femmes avec délicatesse, avec tendresse. Mais quant à leur éducation, il a les idées de Chrysale dans *Les Femmes savantes.* Il rapporte sans s'émouvoir un mot du duc François de Bretagne (I, 25) qui revient à être satisfait de son épouse. 260:811 *Quand la capacité de son esprit se hausse* A connaître un pourpoint d'avec un haut-de-chausse. Il ne faut pas s'en étonner. Ce serait admirer Montaigne à tort que de l'admirer dans la mesure où il nous ressemble. C'est d'une autre façon qu'il nous reste proche, plus vraie, plus interne, et non à cause d'usages ou de préjugés. On ne s'étonnera pas non plus s'il est étranger à notre esprit égalitaire. Il aime, il cultive en lui ce qui le distingue du vulgaire (ni plus ni moins que Scève se flattant de cela *Qui du vulgaire, au moins ce peu, m'éloigne*) Ne nous hâtons pas d'interpréter. Ce n'est pas une ques­tion de « classe », mais d'abord de vertu, et de capacité. Si Montaigne est fier de sa noblesse, c'est qu'elle signifie vail­lance, endurance. « S'il ne faut coucher sur la dure, soutenir armé de toutes pièces la chaleur du midi, se paître d'un cheval et d'un âne, se voir détailler en pièces, et arracher une balle d'entre les os, se souffrir recoudre, cautériser et sonder, par où s'acquerra l'avantage que nous voulons avoir sur le vulgaire ? » (I, 14) Certes, le soldat en supporte autant, mais justement, il est lui aussi à part, frère d'armes qu'on ne confond pas avec le tout-venant. Montaigne fait la distinction, dans un endroit où il parle de la peur : « Je laisse à part le vulgaire... mais parmi les soldats même... » (I, 18) L'esprit de même doit être cultivé en sorte que l'on fasse la différence avec l'ignorant, mais aussi avec le pédant. Montaigne se plaint qu'en France « il ne reste plus ordinairement pour s'engager tout à fait à l'étude que les gens de basse fortune qui y quêtent des moyens à vivre. Et de ces gens-là les âmes, étant et par nature et par domestique institution et exemple du plus bas aloi, rapportent \[représentent, donnent l'idée\] faussement le fruit de la science ». (I, 25) L'institution domestique, c'est l'éducation familiale. Par nature, et par éducation, certains, et particulièrement les gens du peuple, seraient inaptes à servir les Lettres et les Sciences. Il dit encore, de la science : « A la vérité, elle n'a point son vrai usage en mains viles et basses. » 261:811 Ce que cette remarque a de juste, c'est que, par nécessité, ceux qui doivent penser d'abord à assurer leur subsistance, penseront moins à servir la science qu'à la faire servir. Il faut disposer d'une belle liberté, être déchargé des soucis matériels, pour se consacrer au service de l'esprit. C'est tout le problème de *l'Avenir de l'intelligence* qui est ici posé. Au temps de Montaigne, l'Église donne accès à cette liberté pour tout un monde de clercs, et il y a les mécènes, dont François I^er^ et sa sœur Marguerite restent les modèles. Solutions imparfaites, sans doute. Montaigne est irritant de prêter aux « gens de basse fortune » des « âmes... du plus bas aloi ». Mais je le vois là victime de son agacement devant tant d'ânes couverts de la peau du lion, tant d' « intellos », comme nous dirions, dotés de plus d'arrogance que de savoir et qu'il estimait (voir plus haut) « présomptueux et insolents ». J'imagine un Sainte-Beuve, un Larbaud, tenant un jour des propos aussi durs, parce qu'ils n'admettent pas que l'esprit et le savoir soient humiliés aux besognes serviles, esclaves d'un parti ou d'une grande affaire. Ce que nous appelons vulgairement (le mot vient bien) la culture n'a rien de sacré pour notre lecteur de Plutarque et de César. Dans ce chapitre *Du pédantisme* où nous nous attar­dons, il ajoute dans ses dernières années cette remarque : « ...l'étude des sciences amollit et effémine les courages, plus qu'elle ne les fermit et aguerrit. Le plus fort État qui paraisse pour le présent au monde est celui des Turcs : peuples également duits à l'estimation des armes et mépris des Let­tres. Je trouve Rome plus vaillante avant qu'elle fut savante » (I, 25). \*\*\* Voilà le grand modèle : Rome. On est en pleine ferveur humaniste, et Montaigne nous a dit que sa langue première fut le latin. Il est plein de César et de Salluste, plein de Virgile, de Lucrèce et d'Ovide, ils lui montent aux lèvres à chaque instant (son grand goût pour la poésie). 262:811 C'est Montaigne, il me semble, qui marque le grand passage d'une culture à l'autre, de *la Légende dorée* à Plutarque, des romans de chevalerie à *l'Enéide* et aux héros de Tite-Live (en somme plus romanesques qu'historiques). Le livre des Essais nous propose à chaque page des modèles à suivre, et ce chrétien, car je ne crois pas qu'on puisse honnêtement douter de la foi de Montaigne, n'avance jamais un fait tiré de la vie d'un saint, mais se réfère aux Grecs et aux Romains d'autrefois. Il est pris dans le courant de l'époque. Tout le système de références est en train de se renouveler. On oublie ce que tout le monde savait, on prône des hommes et des actes longtemps oubliés. Montaigne le gentilhomme ne nom­mera jamais Roland ou Perceval, mais Épaminondas, Socrate ou César. Et lui qui détestait les huguenots les suit au moins en ce point : il efface les saints. Dans la foulée, il se prend d'admiration pour la républi­que (romaine). La « domination populaire » lui semble « la plus naturelle et équitable » (I, 3) et il dit de son ami La Boétie -- qui l'a peut-être influencé sur ce sujet -- qu'il aurait « mieux aimé être né à Venise qu'à Sarlat ». Mon­taigne ajoute : « et avec raison ». Avant de poursuivre : « Mais il avait une autre maxime souverainement empreinte en son âme, d'obéir et de se soumettre très religieusement aux lois sous lesquelles il était né. Il ne fut jamais un meilleur citoyen, ni plus affectionné au repos de son pays, ni plus ennemi des remuements et des nouvelletés de son temps. » Cela, c'est pour les huguenots. Et c'est l'attitude de Mon­taigne lui-même. Le mot de *citoyen* est à noter. On le trouve aussi dans Saint-Simon. Cela pourrait nous rappeler que le sens civique, en France, n'est pas né en 1789. Ce *républicanisme* rêvé et ce culte de Romains incorrupti­bles vont connaître un bel avenir. Tout l'enseignement classi­que -- à commencer par celui des jésuites -- les cultivera dévotieusement et abstraitement, car on n'y peut soupçonner la moindre trace d'un rejet de la royauté. Il y a une cloison étanche entre le rêve et la vie pratique. On s'enflamme pour Caton et on continue d'aimer tout naturellement le roi. Cela se voit chez Montaigne lui-même, qui rendit de grands services à Henri III et à Henri IV ; et qui, d'ailleurs, mesurait très bien les défauts de « la domination populaire ». 263:811 Il en parle dans le chapitre *La vanité des paroles *; là est la plaie des démocraties : « C'est un outil \[l'éloquence\] inventé pour manier et agiter une tourbe et une commune déréglées, et est outil qui ne s'emploie qu'aux États malades, comme la médecine ; en ceux où le vulgaire, où les ignorants, où tous ont pu, comme celui d'Athènes, de Rhodes et de Rome, et où les choses ont été en perpétuelle tempête, là ont afflué les orateurs. » (I, 51) Un nom brille par son absence : celui de Sparte, où il n'y avait pas de verbiage, mais la vertu. Montaigne inaugure cette niaise admiration pour Lacédémone (voir aussi I, 25) qui ne cessera de grandir jusqu'à la Révolution. Voyez Chamfort. C'était, de la part des Français, bien mal se connaître. Danton visait plus juste en disant que le pays ne voulait pas une république spartiate mais une république de Cocagne. Le prestige de ces cités antiques et de leurs fabuleux législateurs vient aussi du fait que Montaigne est persuadé, comme tout son temps, que l'homme était plus grand, dans ces temps reculés. L'humanité ne cesse de se dégrader, et l'univers approche de sa fin, c'est pour lui une certitude. Il ne faut pas penser à égaler, à renouveler l'antiquité. Ces modèles sont inaccessibles. \*\*\* Cette tension, cet appétit de grandeur et de vertu (au sens ancien : force d'âme), cela se concilie mal avec le Montaigne sceptique, qui dit que tout change et que nous ne sommes sûrs de rien. C'est cela que l'on applaudit chez lui. Cioran envie la France d'avoir « commencé par un sceptique » -- comme si notre littérature d'ailleurs commençait avec *les Essais.* Et Claude Lévi-Strauss, esprit d'une autre trempe, voit en Montaigne le nihiliste complet. Il cite « nous n'avons aucune communication à l'être » comme « la formule la plus forte peut-être qu'on puisse lire dans toute la philosophie » (*Histoire de Lynx*). 264:811 Peut-être n'ont-ils pas tort *à la lettre.* Mais c'est prendre trop au sérieux des avancées dont Montaigne revient comme on revient d'une promenade. Il est bien persuadé que toutes les coutumes se valent, qu'il n'en est pas une qu'on puisse dire intrinsèquement supérieure aux autres, mais il n'en tire pas qu'aucune n'est bonne, ni qu'on puisse laisser se dégrader celle de son pays, encore moins en changer. Il affirme qu'il n'est sûr de rien, il prononce : *que sais-je ?* mais il continue de penser que Socrate fut le meilleur des hommes, très supérieur à lui, Montaigne, et plus encore à son palefrenier. Nous trouvons tout naturel que le doute ait un effet corrosif. Montaigne s'en garde bien et, somme toute, tout son scepticisme laisse intactes ses certitudes. Qu'on arrange cela comme on voudra. Je ne dirais même pas qu'il est contradictoire. Il ne s'engage pas pleinement dans son doute. Il va jusqu'au bord, flaire l'abîme et se retire, insensible au vertige. Et puis il est chrétien (Lévi-Strauss le note avec un peu d'embarras, mais ne pense pas à le nier, comme on a fait si souvent). Il est clair que Montaigne nous paraît avoir une foi d'autant plus pâle que nous ne pouvons nous empêcher de voir près de lui Pascal, si ardent, si violent. Ce Pascal qui lui a pris tant de substance pour la *retourner.* Et en France, deux siècles d'Université ont travaillé à faire de ce contraste une antithèse. Pourtant, si on nie sa religion, il faudrait traiter Montaigne d'imposteur -- et nous le savons véridique. Dans le chapitre *Des prières,* il commence par dire sa soumission à l'Église. Admettons qu'il s'agisse d'une précau­tion. Comment soupçonner ce qu'il dit du *Notre Père,* prière que nous tenons « de la bouche de Dieu » et qu'il voudrait qu'on entende en toute occasion. « C'est l'unique prière de quoi je me sers partout, et la répète au lieu d'en changer » (I, 56). Mais pour prier, ajoute-t-il, il faut avoir l'âme préparée ; un marmonnement ne suffit pas. « Une vraie prière est une religieuse réconciliation de noces à Dieu, elle ne peut tomber en une âme impure et soumise lors même à la domination de Satan. » Ailleurs (I, 23) il évoque « la sapience divine \[...\] pour établir le salut du genre humain et conduire cette sienne glorieuse victoire contre la mort et le péché... ». N'est-ce pas le meilleur des actes de foi ? Je ne parlerai pas de son *fidéisme* (cause, je crois bien, de sa mise à l'Index à la fin du XVII^e^ siècle). 265:811 Je veux croire que Montaigne ait eu tort de douter que la raison nous est un chemin vers Dieu, mais ce qui m'importe, c'est qu'il y soit allé par son chemin propre, et se voulant d'ailleurs soumis à l'Église. Ses exigences sur la prière comme l'absence des saints dans sa piété pourraient suggérer une sympathie pour la Réforme, mais alors la première Réforme, celle qui n'entendait pas s'opposer à la tradition romaine. Car, pour les huguenots, Montaigne s'est vingt fois élevé contre eux. C'est à cause des désastres qu'ils ont causés par leur intempérance, leur arrogance, qu'il se déclare hostile à toute « nouvelleté », et s'affiche conservateur. En fait de religion, en particulier, il est le contraire d'un « moderniste » si j'ose l'anachronisme. Il s'inquiète qu'on laisse chacun libre de se jeter dans la Bible, et d'y puiser à son gré, selon qu'il l'entend. « Ce n'est pas une histoire à conter, c'est une histoire à révérer, craindre, adorer. Plaisantes gens qui pensent l'avoir rendue maniable au peuple, pour l'avoir mise en langage populaire. » Il n'est pas favorable aux traductions en langues indigènes. Il y voit « beaucoup plus de dangers que d'utilité. Les Juifs, les Mahométans, et quasi tous autres, ont épousé et révèrent le langage auquel originel­lement leurs mystères avaient été conçus, et en est défendue l'altération et changement ; non sans apparence ». Il regrette aussi que les catholiques fassent tant de conces­sions aux huguenots, et si facilement. « Il leur semble bien faire les modérés et les entendus, quand ils quittent aux adversaires aucuns articles de ceux qui sont en débat. Mais outre ce qu'ils ne voient pas quel avantage c'est à celui qui vous charge, de commencer à lui céder et vous tirer arrière, et combien cela l'anime à poursuivre sa plainte, ces articles-là qu'ils choisissent pour les plus légers sont aucune fois très importants. » (I, 27) Le ton militaire, comme on voit, vient conforter l'expé­rience du conseiller du Parlement. Et tout cela mériterait d'être entendu par nos évêques. Mais je ne crois pas que le clergé français lise beaucoup Montaigne, ou alors, cela risque d'être avec les lunettes de Cioran. \*\*\* 266:811 Je n'ai voulu rien d'autre ici que de replonger l'auteur des *Essais* dans son paysage naturel, le montrer homme de son temps. C'est un mot qu'on entend souvent de nos jours : il faut être de son temps. En général, on nous invite ainsi à partager une sottise. Mais chacun n'est toujours que trop englué dans les usages, façons de voir et défauts de son époque. Les plus grands n'y échappent pas, Montaigne pas plus qu'un autre. Je ne vois pas que cela le diminue. Il ne faut pas le *désincarner.* Un autre trait remarquable, et qui ne lui est pas particu­lier, c'est ce double esprit qui le fait porter aux nues la république romaine en restant le sujet le plus fidèle et le serviteur zélé de son roi ; de même, il met tout en doute et n'en reste pas moins ferme dans un certain nombre de certitudes pratiques. Ce qui fait qu'on le trahirait, je pense, en tirant les conséquences de ses propos, conséquences que pour sa part il a laissées en sommeil. Double esprit, non pas double jeu. Ses fidélités ne sont pas une couverture, un mensonge prudent. Elles sont autant d'ancres qui le retien­nent de dériver, mais permettent quelques vagabondages, la corde étant assez longue. Georges Laffly. 267:811 ### Sophie Maury Retouches à un portrait par Jacques-Yves Aymart J'AI tracé récemment (ITINÉRAIRES, mars 1992) un portrait de Sophie Maury à partir de son journal intime ([^92]). Le livre de sa petite-fille Anne-Rose Eber­soit ([^93]) m'apporte aujourd'hui, outre huit photographies fort bien choisies, quelques informations supplémentaires. D'abord, peut-être, deux ombres au tableau, qui n'appa­raissaient pas dans le journal. Fille de Jules Monnerat, le riche hôtelier de Vevey qui fonda l'empire Nestlé (ayant acheté son brevet de farine lactée à Henri Nestlé), Sophie n'avait pas hésité, à vingt-deux ans, épousant le jeune pasteur Édouard Maury (dont les sœurs avaient été ses amies de pension), à quitter le luxe pour une petite paroisse « évangéliste » du Limousin, Villefavard : il fallait faire soi-même son pain ; le médecin était à une heure de voiture à cheval ; les étangs, les landes, les bois... Elle avait aimé tout cela. 268:811 Mais, quand son mari, quelques années plus tard, achète une belle propriété du village, ni la maison en granit, ni la vue merveilleuse ne trouvent grâce à ses yeux, nous dit sa petite-fille : « elle voulut une villa florentine avec un toit bernois », qui fut dessinée par un architecte suisse. Dans le même temps, le couple s'installait au Raincy, dont Édouard Maury était nommé pasteur. « Dans la grande cuisine, Céleste, la cuisinière, est toujours de bonne humeur ! Elle astique, fait le marché, le ménage, mais le soir, quand un voisin signale à Édouard que, tout en haut, dans la mansarde, la chandelle brûle bien tard, personne ne se doute que Céleste reçoit son amant, le jardinier ! Pauvre Céleste, elle ne chante plus dans la grande cuisine aux cuivres luisants... elle s'arrondit, Madame s'étonne, il faut tout avouer à Madame ! Madame est si bonne, peut-être comprendra-t-elle ? Mais non, elle devra faire son baluchon ! Dans la maison d'un pasteur, c'est impensable ! » \*\*\* Sophie Maury avait connu une naissance tragique. Son père, veuf d'un premier mariage avec trois enfants, s'était remarié à Sophie Mons, du château de la Vorburg près de Saint-Gall, qui mourut en couches à vingt-deux ans, en 1863. Sophie Mons en avait-elle eu le pressentiment ? En tout cas, elle laissait deux lettres admirables : « *A mon époux* *Mon cher Jules,* *Dieu te bénisse pour le bonheur que tu m'as donné pendant le peu de temps que j'étais avec toi !* *J'ai trouvé en toi le mari qu'il me fallait pour me rendre heureuse, en m'entourant d'affection et de tendresse, tu y as complètement réussi !* 269:811 *Pendant un moment l'idée de te quitter peut-être pour toujours m'avait remplie d'un sentiment pénible, et je t'avais fait presque promettre de ne plus te marier, de ne plus remplir la place que j'avais eue dans ton cœur et ta vie, mais non, mon cher Jules, je retire ce que tu m'as promis, je le retire volontiers, agis comme il te semblera bon pour toi et les trois enfants, tu ne m'oublieras pas, et penseras à moi comme tu l'as fait pour celle qui m'a précédée. Quant à mon enfant, si Dieu lui accorde la vie, je te prie instamment de bien vouloir le confier à ma mère, pour qui ce petit enfant à élever serait une grande douceur.* *Si l'enfant devait mourir aussi, j'ai à te prier, à te deman­der de bien vouloir remettre à ma mère les objets personnels que j'ai apportés, mes bijoux, mes livres et différentes petites choses dont j'ai fait mention dans ma lettre pour elle.* *Encore une fois, je te remercie du fond de mon cœur. Adieu, cher, cher ami, que Dieu me reçoive dans ses demeures célestes, et me facilite le départ de cette terre !* *Sophie, Vevey 1863* » « *A ma Mère* *Chère Mère,* *Comme il s'approche pour moi un bien sérieux moment qui est dans la Main de Dieu, s'Il veut me faire la grâce et le bonheur de me conserver la vie, je veux encore te remercier pour tout le bonheur que j'ai vécu auprès de vous, chers parents, sur cette terre qui était si belle pour moi !* *Si mon enfant devait me survivre, à toi, chère mère, je lègue le plus précieux des biens que j'aie jamais possédés. Prends-le, je te prie de tout mon cœur, si c'est possible auprès de toi.* *Je ne doute nullement de la tendresse et des soins de Jules pour ce petit être, mais une aussi petite créature a besoin de tous les soins d'une mère avant tout, et puis si Jules devait se remarier, l'idée me serait douloureuse de le laisser entièrement soigner par une personne que je n'aurais pas connue.* *Tu sauras développer son cœur et le préserver d'égoïsme et de froideur.* *Et puis, je désire que mon tombeau soit simple et vert dans le cimetière de Saint-Martin.* *Mets-moi ma grande croix d'argent suspendue à un ruban noir qui se trouve parmi mes bijoux... Je tiens à cela !* 270:811 *A mon frère, mes parents, mes amies, je te charge de leur laisser un souvenir. Tous mes papiers, mes lettres, brûle-les sans les lire, excepté mon journal que tu garderas chez toi.* *Mes plus profonds sentiments vont à vous, chers parents, mon frère, mes amis.* *Que Dieu me reçoive dans son bienheureux Royaume.* *Sophie, Vevey 1863* » \*\*\* Longtemps plus tard, non loin du terme de sa vie, Sophie Maury notera, avec son honnêteté intellectuelle et sa lucidité habituelles : « A ma naissance, ma mère me confia à ma grand-mère en lui disant : Tu préserveras ce petit enfant de froideur et d'égoïsme. C'est vrai, je me suis occupée de mon prochain, mais je n'ai pas souvent montré de vraie sym­pathie. » Les volontés furent respectées, l'enfant confié à sa grand-mère qui l'élèvera à la Vorburg, elle suivit les cours du régent Gabathgüler jusqu'à dix ans ; alors sa grand-mère meurt et elle entre en pension à Vevey, près de son père. Dans l'entre-deux-guerres, les deux filles de Sophie Maury étaient mariées, Geneviève à Charles Münch, Juliette à Jean Ebersolt, jeune protestant et déjà grave érudit, spécia­liste d'art byzantin. Anne-Rose Ebersolt évoque la vie de ses parents dans la superbe maison acquise par les Maury à Passy, 135, rue de la Tour : « Maman fait des masses de visites, elle a des thés chez chacune de ces dames, les épouses de ces messieurs les archéologues collègues de mon père ; elle-même en a un le premier et le troisième mercredi du mois. Nous sommes autorisées ma sœur et moi à venir faire une petite révérence et offrir des gâteaux. C'est un rite immuable pendant les hivers parisiens, comme le théâtre et les dîners en ville (...). « Le dîner est très simple, on ne boit que de l'eau, la domestique apporte le potage, on entend le bruit de la pelle du concierge \[il y a une maison de gardien\] qui recharge la chaudière à la cave, nous osons à peine parler, mon père répond par monosyllabes à nos questions, ma mère essaie de raconter ses visites (...). 271:811 « La vie est calme : cours, devoirs, leçons de piano. Mon père écrit dans son bureau le matin. Il descend pour les repas et, l'après-midi, il prend son canotier de paille en été, son feutre bordé en hiver, et s'en va travailler à la Bibliothèque nationale ([^94]). Maman étudie pendant des heures son violon. « On ne parle jamais d'argent chez nous. Tout est bien caché dans la tête d'un comptable, qui vient chaque semaine et qui remplit la corbeille à papier d'enveloppes soigneusement déchirées. » 1938, 1939 : la mort prématurée du père, la guerre... Un monde s'écroule, celui des rites, des habitudes, des certitudes. Anne-Rose Ebersolt est jeune mariée, jeune mère. Les Alle­mands occupent Paris. « C'est à n'y pas croire : jamais je ne m'étais autant amusée. » Mais ceci est une autre histoire... Jacques-Yves Aymart. 272:811 ## Le théâtre à Paris ### Un printemps anémique par Jacques Cardier LA VIE est un songe, et le théâtre, songe de la vie, est là pour nous rappeler que nous appelons réalité l'illusion dont nous avons l'habitude. Ce jeu de reflets a beaucoup servi les auteurs, depuis Corneille et *l'Illusion comique* jusqu'à Pirandello. On n'entend plus jamais une voix crier dans la salle pour avertir le héros que le traître s'approche. Cela pourtant montrait que le spectacle était réussi, qu'on y croyait. Je ne veux pas dire, d'ailleurs, que nous sommes devenus sceptiques, bien persuadé au contraire que films et pièces s'emparent de nos âmes très profondément et jouent un rôle pédagogique considérable, diffusant des modes, modi­fiant les usages, les façons de penser. On connaît le sujet de la pièce de Calderon. Sigismond, enfermé dès sa naissance dans une tour, ne sait pas qu'il est prince héritier de Pologne. Son père, savant astrologue, a lu dans les étoiles que l'enfant serait un tyran monstrueux. 273:811 Il l'a donc élevé à l'écart. Devenu roi pour un jour, Sigismond fait la preuve que l'astrologie est fiable. Il se conduit en fou criminel. Ramené dans sa prison, on le persuade qu'il a rêvé. Et lorsqu'une sédition vient le délivrer pour lui donner le trône, ce Caliban, ce monstre, se montrera l'homme le plus sage. Il a compris que la vie est une trompeuse apparence et que seule compte l'éternité. C'est selon cette pensée qu'il faut régler notre conduite. On le voit, la pièce est religieuse. Sigismond a été élevé en chrétien. Cela est dit, au cours de l'action, mais n'est pas montré sur la scène. L'ensemble du spectacle en souffre, devient confus. Sans doute, rêve et réalité sont indiscernables. Le sage se demande s'il rêve qu'il est un papillon, ou s'il est un papillon rêvant qu'il est Tchouang-Tsen. Et puis après ? Cela ne peut donner qu'extravagance. Et par exemple, on verra ici Sigis­mond décider de se conduire selon le bien, puis affirmer que, rêve ou non, seul compte l'instant. Il a bien le droit (comme on dit si souvent) donc de se passer ses caprices. C'est qu'il n'a pas encore la clé. Arrive le moment où il reconnaît un ordre du monde. Il n'oppose plus rêve et réalité, mais le Ciel à la Terre. Alors, tout se dénoue, tout devient clair. A l'Odéon, il me semble qu'on restait presque tout le temps dans le brouillard, qui joue d'ailleurs un rôle non négligeable dans le décor. Cela vient peut-être du texte fran­çais de Céline Zins, dont le metteur en scène, José Luis Gomez, dit grand bien, mais qui m'a parfois surpris. A cause de tutoiements incongrus, par exemple. Et pourquoi la prin­cesse se nomme-t-elle Étoile, plutôt qu'Estelle ? Ce manque de netteté est sans doute aussi le résultat de la mise en scène et du jeu des acteurs. Thierry Hancisse a le rôle capital, écrasant, de Sigismond. On le voit presque nu, couvert d'ordures, attaché par une corde comme un chien. Il devient un personnage hugolien, un Quasimodo. Il apitoie. On aperçoit une perspective où il est le fils opprimé, le grand frère que le Peuple reconnaît comme sien et délivre etc. Mais ce serait une autre pièce. Ce risque de dérapage existe aussi avec un Astolphe qui se présente en *play-boy* au sourire mécanique, avec Clothalde (Jean-Pierre Roussillon) peu convaincant, 274:811 parfois inaudible, enfin avec le personnage de Clairon, très bien joué par Rufus -- on croirait entendre Bourvil -- mais qui prend trop d'importance, par la person­nalité de l'acteur. Une partie du public montre que c'est lui qu'elle est venue entendre. Tout cela laissait une impression mitigée. Calderon a été quand même beaucoup mieux servi à l'Odéon que Racine au Palais de Chaillot. *Andromaque* était un désastre. Le décor, pour commencer : un escalier tournant aux rampes de marbre noir, des murs et des colonnes de marbre noir. L'ensemble, colossal, cossu, funèbre, dans le style *Mitteleuropa* 1930*.* Puis, les costumes. Ils semblent venir de la guerre de Sécession. Oreste en officier sudiste, uniforme bleu, l'épée au côté ; Pylade en blanc, Pyrrhus avec une redingote sombre, comme un banquier, les femmes en robe longue. Le jeu des acteurs fait que la tragédie devient tantôt un mélo larmoyant (côté Andromaque) tantôt une comédie américaine tournant au vinaigre (côté Hermione). La pièce est ainsi ramenée à des dimensions plus compati­bles avec un monde bas de plafond. Les classiques disaient très bien qu'il n'y a pas de tragédie sans éloignement. Il faut que les personnages gardent leurs distances. Ici, on s'acharne au contraire à les rapprocher, à les mettre à notre niveau. Il ne s'agit plus d' « une reine qui a eu des malheurs », il s'agit d'un fait divers. Il n'est pas possible qu'un texte médiocre soit rehaussé, transfiguré, par une bonne mise en scène, mais le plus beau des textes est perdu par une mise en scène erronée. C'est le jeu du théâtre. Le responsable ici est évidemment Marc Zammit, qui a mis en scène et qui d'autre part interprète le rôle de Pyrrhus. Il s'y montre vrai tragédien. Il a l'allure, la voix, même si son jeu gagne à être plus discret et plus nuancé. Il est en tout cas très supérieur dans son rôle d'acteur à ce qu'il donne dans sa fonction de metteur en scène. Didier Sandre est curieusement inégal : franchement mauvais dans la première scène, avec Pylade, beaucoup mieux face à Pyrrhus, enfin peu à l'aise, me semble-t-il, dans les fureurs de la fin. 275:811 Deux cents ans après l'apparition de la République en France, se souvient-on encore que les premiers vers de la pièce : *Oui, puisque je retrouve un ami si fidèle* *Ma fortune va prendre une face nouvelle...* furent ceux par lesquels Roucher, le poète des *Saisons,* accueillit André Chénier, qui venait le rejoindre sur la char­rette des guillotinés. Il y a certainement un pédant qui a démontré que l'anecdote est pure légende, mais quand on y regarde, quoi de plus naturel, de plus simple. Ils connais­saient Racine par cœur. Le citer en un tel moment, c'était à la fois se reconnaître, de poète à poète, et défier le destin et les bourreaux, par cette ironique allusion à la fortune. Du côté des personnages féminins, Ophélia Teillaud, qui joue Andromaque, a de beaux moments. Mais sa voix est mal posée, et quelque chose dans son jeu nous fait tomber de la tragédie dans le drame bourgeois. Je n'ai pas aimé du tout la façon dont Sabine Haudepin interprète Hermione. Ses gestes, ses attitudes sont ceux de la petite évaporée des films d'avant-guerre. \*\*\* *Andromaque,* désastre, *Le soir des rois,* au théâtre Silvia-Montfort, désastre plus grand. Il y avait tout simplement tromperie sur la marchandise : il s'agit d'une « libre adapta­tion » de Jacques Tephany. On entend le dialogue le plus vulgaire, avec des calembours idiots et bas -- on avance « cahin-caca », par exemple -- et l'atmosphère est barbaresque, Dieu sait pourquoi. Chéchias, sarrouels, babouches, turban. Les Limousins, faut-il croire (cette troupe est celle du théâtre La Limousine, centre dramatique régional de Limoges), doivent imaginer que l'Illyrie se situe sur une côte africaine, du côté de l'Égypte. A noter : Viola et Olivia sont jouées par des acteurs, parce que cela se faisait ainsi à Londres au XVI^e^ siècle. Ce respect des traditions est encore plus suspect que pédant. 276:811 Découragé, je ne suis pas allé voir à Chaillot l'autre spectacle de *La Nuit des rois,* monté par Jérôme Savary. On m'a dit que celui-ci avait d'abord choisi la version d'Alexis Curvers, mais que voyant dans *Le Monde* que l'écrivain, mort cet hiver, avait des accointances avec « l'extrême-droite », il a opté au dernier moment pour une autre traduc­tion, non contaminée par le souffle de la bête immonde. J'espère bien que l'on m'a raconté un bobard, et c'est pourquoi je le prends sur ce ton de plaisanterie. Autrement, au cas où le changement aurait bien eu lieu, quelle monstrueuse sottise. En quoi Curvers était-il d'extrême-droite ? Et que veut dire extrême-droite ? Et en quoi le spectacle en aurait-il été compromis ? Sans compter que, si la chose s'était passée ainsi, cela voudrait dire que, pendant des mois, Savary et sa troupe ont travaillé sur un texte dont pas une syllabe n'était *suspecte* ([^95])*,* et que tout d'un coup, à la suite d'un article de hasard, ils se découvrent menacés de contamination, de souillure. C'est ahurissant. Nous vivons dans un temps où les croyances magiques reviennent en force. On consulte son horoscope avant de partir en vacances, et l'on s'imagine qu'une traduc­tion de Shakespeare peut détruire une conscience démocrati­quement pure, garantie Jack Lang. Le texte de Curvers a été publié l'an dernier par *Actes-Sud,* avec un essai érudit sans pesanteur, d'une intelligence lumineuse. On y rappelle que le titre anglais, *the Twelfth night,* la douzième nuit, se réfère aux douze nuits qui sépa­rent la Noël de l'Épiphanie. De vieilles croyances se ratta­chent à cette période où la nouvelle année prend forme. Certains croient que les événements de ces journées -- et plus encore les rêves qu'on fait -- présagent ce qu'apporteront les douze mois à venir. Jünger dans son *Journal* se montre très attentif à ces signes. Il écrit je ne sais plus où que c'est la période où les morts sont le plus proches de nous. Dans un autre registre, on sait que les saturnales se célébraient dans le monde romain à cette époque de l'année ; fête où l'ordre et les lois étaient suspendus, et même renver­sés. L'esclave jouait les maîtres, et les maîtres servaient, 277:811 comme dans ces fêtes que décrivent les ethnographes : le début de l'année est un renouvellement du monde, et l'on passe par une période de chaos où tous les comportements habituels sont renversés. Notre habitude de tirer les rois -- et le roi de la fève a comme on le sait, le droit d'imposer des missions à ses sujets -- est un souvenir très affaibli de ces vieilles coutumes, que le christianisme a lentement domestiquées et maîtrisées. Mais si nous parlons de rois, c'est à cause des rois mages. C'est encore Curvers qui vous expliquera, avec agrément, et sans jamais rien qui pèse ou qui pose, comment l'Épiphanie, manifestation visible du Christ, signifie à la fois l'arrivée des mages, le baptême du Christ et le miracle de Cana. Je vous renvoie à son texte, qui vaut à peu près toutes les soirées de théâtre que vous pourriez voir en ce moment. \*\*\* Diderot est un écrivain plein de feu, qu'on dirait toujours un peu ivre. Il a une idée de trop comme d'autres un verre de trop. Cela amuse ou agace, selon le moment. Surtout, cet homme fantasque, livré à tout vent, a son obsession, oui, une véritable maladie, que résume sa fameuse formule : « étran­gler le dernier des prêtres avec le boyau du dernier des rois ». Est-il bien nécessaire de rappeler cela pour parler de ce conte moral qu'est *Madame de la Carlière ?* Je le crois. Il faut replacer ce pétard à double détente dans l'ensemble de l'œuvre. Mme de la Carlière, jeune veuve, et le chevalier Desroches, magistrat, puis officier, surtout homme à bonnes fortunes, tombent amoureux l'un de l'autre. La veille du mariage, la jeune femme supplie le chevalier de réfléchir à l'engagement qu'il va prendre. Elle ne pardonnera pas une tromperie. Les serments sont faits devant parents et amis, et l'auteur nous avertit que cela vaut mieux que de les pronon­cer devant Dieu. Mariage heureux, pendant deux ans, ce qui prouverait que c'est le prêtre qui porte malheur au sacrement (autre flèche anti-religieuse). Un enfant naît. La mère allaite, c'est devenu la mode. Le chevalier se sent seul. L'occasion, l'herbe tendre, quelque diable... il trompe sa femme. 278:811 Qui découvre des lettres. Le maudit. Se retire chez sa mère, et meurt -- après avoir perdu son enfant. C'est le conte moral, comme on voit, le plus conventionnel. Grandeur de Mme de la Carlière. Et première leçon : le serment mène loin, et un cœur aimant peut être brisé à tout jamais par un seul mensonge. Cela, c'est le Diderot au cœur de midinette, amateur de romans-photos (est-ce que cela existe encore, les romans-photos ? A l'armée, en 57, 58, c'était la seule lecture de la plupart des soldats.). Cependant, l'homme est plus compliqué. Une fois qu'il nous a tiré des larmes (du moins, il peut le croire), il va retourner son ouvrage comme on tourne sa veste. Cette épouse qui nous attendrit est-elle raisonnable ? est-elle même humaine ? Non, elle a fait le malheur des siens autant que son propre malheur. Au vrai, elle a cédé à un préjugé contraire à la nature. Dans la Nature, branloire pérenne, dit l'autre, tout passe, tout change. Rien de fixe. Et nos cou­tumes barbares nous contraignent à exiger l'impossible, et à tomber dans la dépravation, par exemple à mourir d'avoir été trompé. La victime sublime est devenue un bourreau obtus. On voit très bien le truquage, n'est-ce pas ? Mais cela réussit mal au spectacle, qui réclame plus d'unité. Catherine Sellers et Pierre Tabard obtiennent un grand succès. Ce sont d'excel­lents acteurs. Mais l'ambiguïté obligée de leur jeu les place en porte-à-faux, à mon goût. Catherine Sellers, pour montrer ce qu'a d'exagéré son personnage déclame, enfle la voix, amplifie ses gestes. Elle crée un climat d'exaltation qui va fatalement au comique. Et le public rit. Mais le texte est vraiment passionné, et cette façon de faire rire de la passion tombe mal. Ces âmes sensibles du XVIII^e^ méritent bien d'être raillées -- mais il ne reste alors, du conte, que le plaidoyer de la fin en faveur des unions éphémères. C'est mince. \*\*\* 279:811 On riait de bon cœur à *l'Œuvre,* pour une pièce anglaise, *Les dimanches de M. Riley,* d'un rire un peu facile, sans doute, mais il ne faut pas chicaner ses plaisirs. La pièce de Tom Stoppard met en scène un hurluberlu qui, sous prétexte qu'il est inventeur, n'a jamais rien fichu de sa vie. Sa femme a fait des ménages, et maintenant c'est la fille, vendeuse, qui entretient le vieux couple. Brendan Riley n'est d'ailleurs pas un paresseux, c'est un rêveur. Il croit à son génie et que demain il sera riche et glorieux. Sa dernière trouvaille : l'enveloppe collée des deux côtés, qu'on peut retourner et utiliser deux fois. Je ne sais s'il s'agit là d'hu­mour britannique, comme on le prétend. Cela me fait penser à Cami, l'auteur de dessins et de saynètes que Michel Laclos a réédités il y a une vingtaine d'années, et qui fut une des gloires de *l'Illustration.* L'envers de cette loufoquerie est évidemment sinistre. Avec les mêmes personnages, la mode thomasbernhardesque ferait un tableau épouvantable. Brendan est roulé par tout le monde et d'une veulerie écœurante. Il tyrannise sa maisonnée et l'assomme de préjugés périmés : ceux de droite. Les préjugés actifs, virulents, ceux qui tuent, sont les préjugés de gauche ; comme ils sont en pleine activité, nul ne les recon­naît comme tels, au lieu de préjugés on parle d'idéaux. ([^96]) Mais le talent de Stoppard n'est pas cruel (ou celui de son adaptateur, Roger Andrieux). Ce qui fait que la pièce finit heureusement. Nos rires peuvent se prolonger sans devenir grinçants. Toute la pièce, bien sûr, tourne autour de Georges Wilson et de sa monumentale carcasse. D'un geste, d'une moue, il crée ce personnage de songe-creux, pareil à ces ballons d'enfant en forme d'éléphant, que l'on voit dodeliner au bout d'une ficelle. Il est le centre, le monstre, le monstre sacré. Mais il est bien entouré, et les autres personnages gardent leur sel, qu'il s'agisse d'Annik Alane (Perséphone), de Paola Lanzi (Linda) ou de Jean Rougerie (Harry), inénarra­ble avec sa petite moustache et son melon aux bords relevés qui lui donnent l'air de Galtier-Boissière. \*\*\* 280:811 Une revue de fin d'année, voilà ce qu'est *La journée du maire,* mais une revue de fin d'année fine, intelligente, spiri­tuelle, c'est-à-dire quelque chose d'invraisemblable, en 1992. Comme le savent les parents d'élèves, la journée du maire est la journée de congé décidée par l'élu de la commune en plus des vacances nationales. De tels détails jouent un grand rôle dans la vie du monde enseignant. Il en est question dans l'une des petites scènes de cette revue, qui décrit la vie scolaire du côté des professeurs. Supprimer la journée du maire ? c'est attenter aux privilèges du métier, et au fond, aux droits de l'homme. C'est une entreprise perverse de l'obscurantisme capitaliste. Exagération ? Mais non. Dans des esprits surchauffés, mécontents d'eux-mêmes et du monde, le plus petit incident devient dramatique. Les deux auteurs, Isabelle Philippe et Catherine Depersin, montrent d'abord un professeur en consultation avec une mère et une élève du peuple, puis avec mère et élève bour­geoises. Les deux élèves : deux petites pestes. Les deux mères : désarmées, et cherchant à se raccrocher à une auto­rité qui n'existe plus, celle de l'école. Le reproche est le même : les enfants « manquent de base ». Une lettre de lecteur du *Figaro* (la colonne de vérité) affirme que l'armée reçoit « 33 % d'illettrés ne comprenant pas le sens d'un texte même court, 10 % n'accédant pas au sens des mots, 25 % ne comprenant que des phrases simples ». Cela rend d'autant plus amère une des scènes suivantes où les profs se félicitent d'être les possesseurs du savoir, et de le diffuser largement -- si bien qu'ils ont changé la condition humaine, dit l'un d'eux, emporté par son élan. Les autres le ramènent sur terre aussitôt. Propos de salle des profs comme on les imagine très bien. Un fonds d'idées progressistes jamais remis en cause, même par les coups de bélier de la réalité. Le sentiment d'une supériorité intellectuelle et morale -- un sentiment qu'il faut dire sacerdotal -- qui fait qu'on méprise assez sincèrement les cadres qui ne pensent qu'à l'argent. On les méprise même si on les envie, car on a une mission : en gros faire passer le monde de l'ombre à la lumière. (Bien sûr, c'est idiot.) 281:811 Effroi et mépris devant le monde de la marchandise -- certainement on a feuilleté Guy Debord. Un mélange cocasse d'ignorance et de pédantisme. On cite Bourdieu, le sociologue qu'il *faut* citer, mais visiblement on ne sait pas très bien ce que veut dire *stricto sensu.* Mais à tous ces traits, ajoutez l'amour du métier, la volonté d'apporter quelque chose à ces enfants, des vies données, que gaspille l'effroyable machine de l'Éducation nationale. Tout cela est très justement et finement indiqué, très plaisant, de bonne compagnie (j'espère ne pas vexer les auteurs). On ne cesse de rire, et chaque scène donne aussi à réfléchir. Une grande réussite. \*\*\* Après cela, que signaler ? Une adaptation par Jean Cocteau de la pièce tirée de la correspondance entre George Bernard Shaw et Mme Patrick Campbell, grande actrice du début du siècle. Ils n'ont pas cessé de s'écrire de 1899 à 1940, année où Mme Campbell meurt à peu près dans la misère. Shaw lui avait confié les lettres reçues d'elle, et elle avait gardé celles de l'écrivain. Le tout était dans un carton à chapeau qui ne la quittait pas. Ce dialogue de quarante ans montre deux fortes natures, deux excentriques, deux fauves. Cette pièce n'a cessé d'avoir du succès. Elle a été jouée par de grands acteurs. Catherine Arditi et Jean-François Balmer prennent le relais. M. Balmer dit tout le temps : « je pouvais pas », « j'étais pas ». Il me paraît impossible que Cocteau ait esquivé la négation correcte *ne... pas.* Il avait le sens du langage. Mme Arditi se trompe quand elle joue la fleuriste de *Pygmalion* en passant de l'accent parigot (tu perles, pour tu parles) à l'accent morvandiau (le viau, le siau). Mais quand on fait des remarques de ce type, c'est qu'on s'ennuie un peu. Il faut reconnaître que c'est le cas. \*\*\* 282:811 Avec Feydeau, bien sûr, on ne s'ennuie pas. Je l'aime, mais modérément. Il me donne le vertige. Tout l'art de ses pièces consiste à placer ses personnages dans une centrifu­geuse dont le mouvement ne cessera de s'accélérer. Les particules humaines entraînées dans cette espèce de danse de Saint-Guy n'ont plus aucune vraisemblance, aucune réalité. Ce qui compte, c'est le tourbillon. Dans *La puce à l'oreille,* la centrifugeuse est l'hôtel du Minet-galant, à Montretout, noms suggestifs, on nous le souligne. Feydeau en tire tous les effets équivoques possibles, et le public est ravi. Au 2^e^ acte, les personnages de la pièce sont réunis dans cet hôtel et ne pensent qu'à s'éviter. Le tourbillon est lancé. Comme on vient de le remarquer, on ne peut pas dire que le dialogue de Feydeau soit spirituel. Il est grivois, ce qui attire un public plus large. Mais si le comique ne peut naître des répliques, il reste les situations, en particu­lier les quiproquos. On croit s'adresser à un personnage, en fait on parle à un autre. A partir de cette recette simple, cet auteur a une étonnante invention de gags. Ici par exemple, Victor-Emmanuel Chantebise, directeur d'une compagnie d'assurances, bourgeois élégant et mari fidèle, est le sosie exact de Poche, homme à tout faire de la maison de rendez-vous, à peu près idiot et alcoolique. Arrive le moment où chacun, à commencer par sa femme, prend Chantebise pour Poche, et Poche pour Chantebise. Cela crée une série de situations loufoques, et déclenche les rires. Au 3^e^ acte, il faut bien dire qu'on commence à trouver l'erreur un peu monotone, et les effets bien répétitifs. Visiblement, Feydeau peine à démêler les ficelles qu'il a embrouillées. L'échange continuel de Poche et Chantebise exige une prouesse d'acteur. Gérard Rinaldi change de voix, de regard, de silhouette même. Il est parfait. Autre exploit. Un autre personnage, neveu de Chantebise, ne sait pas prononcer les consonnes, vice de prononciation d'intention comique et cependant vite lassant pour le public. Jean-Jacques Tharaud, qui a le rôle, réussit cette gageure et se fait comprendre quand il faut. Signalons aussi le rastaquouère classique, le Sud-Américain richissime, jaloux comme un tigre et qui écorche le français. 283:811 Richard Taxy assume ce rôle avec la pétulance qui convient. (Mais enfin, ce défaut de prononciation, cet accent volcanique, voilà des moyens comiques bien faciles.) \*\*\* J'ai vu aussi *Nina* d'André Roussin, qui fut académicien. C'est une pièce sur le trio du vaudeville, artificiellement renouvelé par une invention sans suite : ici, le mari et l'amant, loin de s'opposer, sont unis contre la dominatrice, la panthère aurait dit Léautaud. C'est bien la seule idée de la pièce. Le personnage de Nina pourrait devenir pathétique dans sa solitude. Même pas. Le mari modeste et enrhumé fasciné par la désinvolture et les succès de l'amant pourrait être divertissant. Même joué par Darry Cowl, il ne l'est pas. Au total, donc, maigre pitance. Je suppose que *Nina* a été un succès, à la création. Mais le temps en est passé. *C'était bien* -- titre parfaitement publicitaire -- est une pièce anglaise. L'auteur est James Saunders. Elle comporte quatre personnages, dont deux Tchèques. Là encore, c'est l'accent, et les fautes de français qui font rire. Qui font rire des gens (les spectateurs) qui parlent d'ailleurs un français épouvantable, imité de la télé, et qui ferait paraître élégant le vieux sabir méditerranéen. Mais passons. La pièce est prolixe, et l'on n'avance pas facilement. Elle comporte plusieurs sujets, le premier étant que Diana et Adrien, époux séparés, sont tous deux amoureux du jeune Tchèque, amant et gigolo. Le vieux Tchèque, lui, qui aime vraiment Diana, se tue au moment où le rideau de fer tombe. Dissident, il s'est exilé à Londres en 68. Vingt ans après, il pense que son pays a fait son chemin sans lui, qu'il a eu tort de partir. Et puis Diana ne l'aime pas ; enfin, il ne se pardonne pas de lui avoir fait du mal en lui révélant que Tomas (le jeune Tchèque) était un agent communiste. Comme on voit, une intrigue qui joue sur plusieurs tableaux. C'est un moyen pour ne pas perdre toutes ses mises. J'oubliais : il y a aussi (faits par Tomas) de grands discours sur l'Évolution, la « soupe primitive » et le reste. 284:811 *Clotilde et moi* est une pièce tirée par Marion Bierry des *Contes cruels* de Mirbeau. Pour ma part, j'ignorais qu'Octave Mirbeau eût écrit un volume portant ce titre. C'est un vol fait à Villiers de l'Isle-Adam. Réflexion faite, le vol n'est sans doute pas le fait de Mirbeau lui-même. Il doit s'agir d'un livre posthume. Franchement, à distance, je me rappelle assez mal les épisodes matrimoniaux ou adultérins qui composent cette piécette. Le ton était misogyne, ce qui frappe dans notre époque de féminisme sacro-saint. Je me souviens aussi d'une apologie du cambriolage comme moyen de redistribuer les richesses. Cela se pratique sur une grande échelle, depuis des années. Nous alimentons ainsi le Maghreb en télévisions, électroménager et autos. Et grâce à la multiplication des brocantes, on voit circuler à grande vitesse les souvenirs de famille restés trop longtemps immobiles. \*\*\* On pourra toujours penser que j'ai l'esprit chagrin, et que la saison théâtrale était ce printemps beaucoup plus réussie que je le laisse entendre. Il est vrai que chaque représentation se termine par six, huit rappels, sans compter que l'on applaudit à chaque instant pendant la pièce. Mettons que je manque d'enthousiasme. Mais voilà l'été, je vais essayer d'en faire quelque provision. Jacques Cardier. Odéon : *La vie est un songe* de Calderon. Chaillot : *Andromaque* de Racine. Silvia-Montfort : *Le soir des rois* de Shakespeare. Poche-Montparnasse : *Mme de la Carlière* de Diderot. L'Œuvre : *Les dimanches de M. Riley* de Tom Stoppard. Lucernaire : *La journée du Maire* d'I. Philippe et C. Depersin. Petit Marigny : *Cher menteur,* de Jérôme Kitty (adaptation de Cocteau). La Michodière : *La puce à l'oreille* de Feydeau. Gaîté-Montparnasse : *Nina* d'André Roussin. La Bruyère : *C'était bien...* de James Saunders. Poche-Montparnasse : *Clotilde et moi* d'après Octave Mirbeau. 285:811 ### L'ouverture d'âme L'ESSENCE de nos rapports avec Dieu tient en quelques maximes très hautes et très simples auxquelles les saints ont donné un visage : Augustin a chanté le désir de l'âme, comme François la pauvreté et Thérèse la voie d'enfance spirituelle. Mais quels mystiques, quels docteurs de l'Église nous ont parlé de l'ouverture d'âme ? Ils en ont parlé, mais d'une manière diffuse. C'est une attitude primordiale, si évidente et si indis­pensable, qu'il ne semble pas utile de le souligner. N'y a-t-il pas là pourtant un commencement de valeur et la promesse de quelque mystérieuse beauté ? Pourquoi y a-t-il tant de charme dans un enfant à la physionomie ouverte ? Qui d'entre nous n'admire chez un homme cette marque de civilisation et de culture qu'est l'ouverture d'esprit ? 286:811 En revanche lorsqu'on dit de quelqu'un qu'il est « bouché », on a prononcé une sorte de verdict proche de l'insulte. Et qu'est-ce que le génie, sinon une ouverture mystérieuse à des inspirations qui viennent de plus haut que chez le commun des mortels ? Il y a dans l'ouverture d'âme, un mystère ignoré de la foule. Dans l'ordre des communications entre les êtres il en va de même. Voyez deux personnes liées l'une à l'autre dont on dit, autour d'elles, *qu'elles ne s'entendent pas.* Le double sens du mot *entendre* est instructif : le lan­gage courant nous avertit que toute entente est une ouverture. Que puis-je comprendre d'un être qui a fermé son cœur ? Nul, dit saint Augustin, ne peut prétendre percer le secret d'un homme s'il ne devient son ami. La règle essentielle qui fonde les relations humaines, c'est l'ouverture à l'autre. Parlez-en à un psychologue, il vous en farcira les oreilles. Montons plus haut, au plan de la vie intérieure, dans l'ordre des communications de la grâce. A la prédication d'un missionnaire, certains païens se convertissent et demandent le baptême, tandis que d'autres s'en retournent chez eux, à l'image de ces Athéniens sceptiques qui répondaient à saint Paul : « Nous t'entendrons sur ce sujet une autre fois ! » Sans doute y a-t-il là le mystère même de la liberté et de la grâce, mais comment mieux en exprimer le fond, sinon en disant qu'en ce cas l'âme s'est ouverte ou fermée ? Dieu a plusieurs façons de se manifester. Il y a bien sûr, par manière d'exception, l'irruption soudaine de la grâce chez les grands convertis : saint Augustin, Pascal, le P. de Foucauld. Il n'est pas impossible qu'en nous-même, ou autour de nous, le surnaturel divin se soit manifesté ainsi, à la manière d'un phare dans la tempête, éclairant un navire en perdition. Mais la grâce nous sollicite habituellement avec moins d'éclat. 287:811 Ce sont des touches légères, une action de la Providence qui nous suit pas à pas, et cette délicatesse d'un Ami fidèle qui pardonne toujours et qui ne nous quitte pas (c'est nous qui nous écartons). C'est la promesse perçue jadis et qui remonte à la mémoire : « Je suis avec vous jusqu'à la consommation des siècles... Si quelqu'un m'aime, mon Père et moi nous ferons en lui notre demeure. » C'est la présence et la douceur paternelle d'un Dieu-Amour qui ne blesse jamais. Mais alors, je demande qu'on me réponde : existe-t-il face à ce grand mystère, dans l'exercice même de la prière, une attitude plus fondamentale que celle d'une ouverture totale, confiante, continuelle ? Existe-t-il une manière plus simple, plus directe, quelque chose qui honore davantage ce Dieu d'une générosité infinie, qui s'abaisse par amour à visiter sa créature ? A celui qui vient, peut-on concevoir autre réponse que de le *rece­voir *? Je vois poindre une objection : la prière de demande établit une relation entre Dieu et nous, tandis que cette mystérieuse ouverture, il semble qu'elle ne nous apporte rien, qu'elle nous laisse vide et découragé. Qu'on me permette de rapporter un souvenir person­nel. Un religieux, très observant, m'avoua un jour qu'il avait de grandes difficultés dans la prière. L'ayant ques­tionné, il me répondit, la mort dans l'âme, qu'il ne faisait plus oraison, chose qui le plongeait dans une sorte de honte, proche du désespoir. Alors, lui dis-je, ce Dieu que vous servez, nuit et jour, vous ne lui parlez jamais ? En êtes-vous bien sûr ? Réponse vague. De fil en aiguille, je finis par apprendre que cette bonne âme vivait à peu près continuellement en union avec son Seigneur, mais d'une façon diffuse, comme par bribes, lorsqu'il enfilait sa coule ou sa tunique, ou qu'il descen­dait et montait un escalier. Son âme respirait Dieu sans le savoir. 288:811 Alors l'essentiel serait peut-être, non de se concen­trer, mais de se détendre, de se décrisper : sachant que quelqu'un de très grand, de très bon, frappe à la porte de notre âme disant comme l'Époux à l'Épouse du Cantique : « *Ouvre-moi, ma sœur, mon amie, ma colombe immaculée...* » L'essentiel serait de ne jamais oublier que Dieu nous aime avec tendresse, qu'il nous cherche, qu'il nous sollicite, qu'il nous poursuit comme le Créateur cherchait Adam, après la chute, dans le paradis : « Adam, où es-tu ? Et Adam répondit : J'ai entendu ta voix dans le jardin et j'ai eu peur, car je suis nu et je me suis caché. » Imiterons-nous le premier homme qui se dérobe au regard de son Père ? N'est-ce pas là le premier et le plus grand malheur ? La seule aventure captivante ici-bas, n'est-ce pas de répondre à l'Appel, d'ouvrir sa porte et de faire entrer l'Hôte ? Mais comment répondre et comment ouvrir ? Car le temps est révolu où Dieu passait dans le jardin pour parler avec Adam à la brise du jour. L'âge nous a durcis, raidis, ankylosés ; nous sommes devenus sourds et la porte de notre âme s'est faite si lourde qu'elle semble désormais incapable de s'ouvrir. \*\*\* Il existe certains secrets que les anciens nous ont légués et que nous communiquons aux novices. D'abord il faut qu'ils sachent que la vie surnaturelle est *la vraie vie,* dont l'autre n'est que le support provisoire. Seule cette perspective leur donnera la force de consentir aux renoncements exigés. Ensuite nous leur disons qu'au-delà des méthodes de méditation discursive inventées au XVI^e^ siècle, il existe une tradition qui remonte à l'Évangile, *via* les Pères du Désert et les premiers moines, qui met l'accent, non sur les industries humaines mais sur les initiatives divines. La contemplation n'a jamais été décrite par les anciens comme un effort de l'homme pour saisir l'ineffable, mais comme *un regard ouvert à la lumière qui divinise,* 289:811 parce que quand la lumière de Dieu entre dans une âme, non seulement elle la purifie mais elle la dispose doucement à des ascensions supérieures. Ce sont les termes mêmes utilisés par saint Benoît. Or c'est la Règle bénédictine qui a donné, dès le début de l'ère chrétienne, ses assises à la spiritualité occidentale. Ouvrir son âme à Dieu, est-ce donc si difficile ? Dans les psaumes nous lisons : « Ouvre ta bouche et je la remplirai ! » (*Aperi os tuum et implebo illud.*) Comme c'est simple ! Et si l'on veut en savoir un peu plus sur l'art de s'ouvrir à Dieu, nous proposerons trois clés qui ouvriront mieux que d'autres le sanctuaire de l'âme. 1^re^ clé : *La patience.* L'Évangile nous dit que lorsqu'on eut amené à Jésus le sourd-muet, il le prit par la main, le conduisit à l'écart de la foule, mit ses doigts dans ses oreilles et avec sa salive lui toucha la bouche. Puis il leva les yeux au ciel et poussa un soupir en disant « *Ephpheta* » c'est-à-dire « ouvre-toi ! ». Les phases de ce rituel, qui développent par avance le sym­bolisme du baptême, invitaient l'âme au calme et à la patience, à aiguiser le désir, à laisser à Dieu les délais et les modes par quoi va s'opérer l'*ephpheta* spirituel. Jésus voulait guérir non seulement le corps mais l'âme du sourd-muet. Il fallait que cette succession de signes, espacés dans le temps, dispose l'infirme à l'ouverture d'âme nécessaire au miracle intérieur. Savons-nous attendre ? 2^e^ clé : *Une immense confiance en Dieu.* Un amour éternel, toujours actif, toujours penché sur sa créature, cherche quelque issue par où il puisse s'introduire. Sainte Thérèse de l'Enfant-Jésus nous avertit : « C'est par la confiance et la confiance seule que l'on va à l'Amour. » L'ouverture d'âme suppose cet abandon qui donne, sans l'ombre de calcul, toute latitude à la généro­sité divine. L'âme, ville ouverte, laisse passer sans résis­tance l'armée victorieuse. Se rendre à Dieu est la suprême victoire. 290:811 Nous ne sommes faibles que de nos méfiances et de nos fermetures. Se redire souvent la célèbre parole : « *Ayez confiance, j'ai vaincu le monde.* » Alors, Seigneur Jésus, vous serez aussi vainqueur de cette place forte : venez, arrosez-moi, purifiez-moi. « Mon âme, dit le psaume, est devant vous comme une terre sans eau. » 3^e^ clé : *L'esprit d'enfance.* A la question des Apôtres de savoir quel serait le plus grand dans le Royaume des Cieux, Jésus plaça un enfant au beau milieu du cercle des auditeurs, *statuit in medio *; il y a là quelque chose de solennel. Et il déclare : « Si vous ne devenez pas comme de petits enfants, vous n'entrerez pas dans le Royaume des Cieux. » L'analogie est frappante. Si la vieillesse se traduit souvent par durcissement, sclérose, l'enfance est synonyme de souplesse, de candeur, d'émer­veillement. L'enfant croit au bonheur, il rêve d'aventures merveilleuses parce qu'il croit que le bonheur est possi­ble ; il accueille déjà le Royaume de Dieu à travers ses pupilles dilatées, et tout l'art spirituel consistera à croire vaille que vaille à la beauté du Royaume jusqu'au jour où nos désirs comblés succéderont aux rêves de l'en­fance, encore présents au fond de nos yeux éteints. Deux textes d'auteurs mystiques serviront de conclu­sion. Ils émanent de saint François de Sales et de Simone Weil, tant il est vrai que les intuitions des mystiques rejoignent et confirment admirablement les simples observations sur la conduite à tenir dans la vie chrétienne. *Saint François de Sales :* « Les grâces et les biens de l'oraison ne sont pas des eaux de la terre, mais du ciel et, partant, tous nos efforts ne les peuvent acquérir, bien que la vérité est qu'il faut s'y disposer avec un soin qui soit grand, mais humble et tranquille. Il faut *tenir le cœur ouvert au ciel* et attendre la sainte rosée... » Est-ce clair ? 291:811 *Simone Weil :* « Comment pourrions-nous chercher Dieu, puisqu'il est en haut, dans la dimension que nous ne pouvons parcourir ? Nous ne pouvons marcher qu'horizontalement. Si nous marchons ainsi, cherchant notre bien, et si la recherche aboutit, cet aboutissement est illusoire, ce que nous aurons trouvé ne sera pas Dieu. Un petit enfant qui, soudain dans la rue, ne voit pas sa mère à ses côtés, court en tous sens en pleurant, mais il a tort ; s'il a assez de raison et de force d'âme pour s'arrêter et attendre, elle le trouvera plus vite. Il faut seulement attendre et appeler. » Rester petit, savoir attendre, faire confiance, appeler : voilà la grande méthode qui renvoie dos à dos les systèmes, voilà qui rend gloire à Dieu et qui sanctifie. Allons-y mon âme ! Fr. Gérard osb, Abbé. 292:811 ## NOTES CRITIQUES ### Henri Pourrat *La bienheureuse Passion *(Dominique Martin Morin) Pourrat s'explique sur le titre, tiré d'un texte de la Liturgie. Ce rapprochement scandaleux de l'adjectif et du nom, cet *oxymoron,* est presque inévitable quand on touche au divin, à un ordre de réalités qui déconcerte, affole notre langage. Ce livre raconte la Passion du Christ, et *chemin faisant,* nous offre une méditation sur l'homme, sa chute et son salut. Non pas un discours théorique, mais qui s'adresse à vous, à moi, nous force à regarder ce que nous faisons de notre vie, qui est misérable, mesuré à ce qu'elle vaut en puissance. C'était un livre difficile à écrire. Pourrat a fait comme il fallait. Il se parle à lui-même, croirait-on. Il pense à mi-voix devant la croix. Le mieux est de citer. « Jésus n'avait à lui que ses habits. -- A-t-il jamais eu une pièce de monnaie ? Lorsqu'il lui en faut une, pour remettre aux collecteurs du tribut, il envoie Pierre la prendre dans la gueule d'un poisson, comme s'il la demandait à la Bête de l'abîme. Et il ne la touche pas de ses mains. La pièce d'argent, c'est l'idole par excellence : ce qui n'est rien : on a depuis Jésus inventé moins encore, le papier-monnaie, -- mais qui se fait prendre pour quelque chose et préférer aux choses. » Ou ceci : « Cléophas et son compagnon ne l'avaient pas reconnu, tandis qu'il faisait route avec eux et leur expliquait les Écritures. Mais à la fraction du pain, brusquement, leurs yeux s'ouvrent. « Peut-être ç'a-t-il été à son geste même : la façon à lui qu'il a eue de rompre ce pain, et un autre a une autre façon. Le Fils de Dieu est un homme, une certaine personne, Jésus de Nazareth. Le Fils est une Personne, et le Père en est une, et l'Esprit en est une. Qu'au centre de tout, il y ait un Être en trois personnes qui s'entr'aiment, c'est le secret de l'univers. » 293:811 On retrouve ainsi, à chaque page, la voix de Pourrat, sa manière à lui de prendre les mots et de les placer, aussi naturellement que dans ses contes ou ses chroniques. C'est lui qui parle, avec son souci de dire le plus justement possible, sans rien perdre de cette histoire, la seule histoire intéressante. Georges Laffly. ### Deux lectures de John Senior La restauration de la culture chrétienne\ (Dominique Martin Morin) #### Première lecture La culture chrétienne, essentiellement, c'est la messe, dit l'auteur. Et la prière, dont il parle avec bonheur. Mais il passe à une réflexion plus large sur l'éducation, la nourriture des esprits, les mœurs. Le monde technique est un désastre. Il tue la vie chrétienne, et même toute vie normalement humaine, *païenne,* au sens de paysanne, terrienne. Les machines nous rendent passifs. Jetez votre télé, dit John Senior, achetez un piano et chantez en famille. Même, les jeunes gens feraient bien d'aller s'installer dans les bois du Nord, encore intacts. On comprend qu'il s'agit des États-Unis. Reste que l'Auvergne, le Limousin offrent aussi des espaces libres, et de plus en plus. Mais cette nostalgie très américaine du temps des pionniers, de la vie de Nature (pensez à Thoreau, qui est cité, d'ailleurs), constitue-t-elle un programme de salut ? Je reproche aussi à ce livre, un défaut bien naturel chez l'auteur, son « anglocentrisme ». Sur la propriété, il se réfère à Hilaire Belloc, pas à Salleron, et les contes sont pour lui ceux de *Mother Goose,* pas de *Ma Mère l'oye.* Cela s'explique très bien. Comme son affirmation « la littérature anglaise est la meilleure du monde ». Bon, mais je préfère une autre chanson. 294:811 Détail, enfin : je ne crois pas que le Bauhaus (à Weimar, et non pas à Berlin) ait été l'entreprise communiste qu'on dit ici. Avec tout cela, il y a de très belles pages, et très saines, sur bien des sujets, et particulièrement sur la vie chrétienne. Georges Laffly. #### Seconde lecture Lisez Senior : moi je suis pour, quand même, et tout à fait. Bruck aussi, qui dans *La Pensée catholique* dit sa stupeur : « *Jamais je n'aurais imaginé qu'un jour un Américain publierait un tel livre et qu'il aurait une audience.* » Mais je constate qu'en France, il ne passe pas toujours très bien. Pour des détails ? Pour des détails moi aussi je suis contre : je suis pour les machines à laver la vaisselle, le charme et la convivialité qu'on trouve à la laver et l'essuyer ensemble, à la main cela va bien deux ou trois fois, ou alors c'est une nécessité qu'il faut prendre par le bon côté, mais si l'on peut s'en passer... Je pourrais écrire trois pages là-dessus, ou trente. J'ai connu l'eau qu'on va puiser au puits chaque matin et chaque soir, à la ferme, et c'est souvent la *vetula* qui en est chargée, toute cassée, le mal au dos : je suis pour l'eau courante et toutes choses semblables. Senior est un homme d'un autre continent, on n'y fera rien. La communion avec lui est par moments fulgurante, au niveau le plus élevé, complète, admirable. Mais je reviens à la constatation, expérience plusieurs fois faite : ce sont les jeunes Américains qu'oralement il convertit en masse ; pas, à la lecture, les jeunes Français. Tirez-en les conclusions que vous voudrez contre lui ou contre nous. Mais lisez-le d'abord. C'est un grand livre au goût étrange, venu d'ailleurs, et quelquefois d'en haut. Jean-Baptiste Castetis. ### J.-K. Huysmans En marge Les éditions du Griot (34, rue Yves Kermen, 92100 Boulogne) ont eu l'heureuse idée de rééditer ce recueil d'études et préfaces réunies et annotées par Lucien Descaves avant-guerre. Sylvain Goudemare, directeur de la collection *Silènes* (qui comporte aussi du Swift, du Monselet...), y a ajouté ses propres notes. Tout cela est fort intéressant. 295:811 Sur douze textes, huit sont des préfaces : à *L'Assommoir* de Zola, aux poésies religieuses de Verlaine, au *Satanisme et la Magie* de Jules Bois, aux dessins de E-A. Cazals, aux *Rimes de Joie* de Théodore Hannon, peintre mais aussi immortel poète de *L'Opoponax,* au *Latin mystique* de Remy de Gourmont, à *La Jeunesse du Pérugin* de l'abbé Broussolle, au *Petit Catéchisme liturgique* de l'abbé Dutilliet. Certains auteurs (Gourmont, Hannon) apprécièrent très modérément la préface que leur donnait Huysmans et l'expulsèrent dès la seconde édition. D'autres étaient reconnaissants à Huysmans de se faire leur intercesseur auprès du public bien-pensant, comme Zola, ou Verlaine qui en 1889 lui avait dédié un sonnet ainsi conclu : Et combien méritoire son cas De soigner ton linge et ta détresse, Humanité, crasses et cacas ! Sans jamais d'insolite paresse Ô douceur du plus fort J.-K., Tape ferme et dru, bonne bougresse ! L'abbé Dutilliet, lui, était mort quand Huysmans découvrit son *Petit Catéchisme liturgique* sur les quais, et entreprit de le rééditer (1895). Ce ne fut pas sa seule B.A. On trouve ici également le texte d'une brochure de cinquante pages sur Don Bosco, rédigée pour les Salésiens du 29, rue du Retrait à Ménilmontant (avec une phrase peu claire car les Salésiens avaient égaré un feuillet du manuscrit, « ça leur était égal que ça tînt ou que ça ne tînt pas, écrit Huysmans, ils ont passé outre ! »). De son côté, François Coppée avait écrit un sonnet limi­naire pour cette brochure (non reproduit, malheureusement), et ouvert dans *Le Gaulois* une souscription qui recueillit 37.000 francs. Mais, dès l'année suivante, en 1903, ces Salésiens qui éduquaient des orphelins et apprentis parisiens furent expulsés par les lois Combes ! Liberté, égalité, fraternité ! Ô morale républicaine ! On trouve aussi un article sur Gilles de Rais (illustré de cartes postales de Tiffauges), un autre sur le peintre converti Marie-Charles Dulac (« Il me vint visiter et dit : -- Je suis Dulac, j'arrive d'Italie, je vous remercie des pages que vous avez écrites sur moi dans La Cathédrale... »). Enfin et surtout la merveilleuse interview que Huys­mans fit de lui-même, la signant A. Meunier (et les notes nous renseignent sur la compagne à laquelle il rend ainsi hommage, qui se nommait Anna Meunier). Tout original qu'il fût, Huysmans reflète parfois bien son époque, dans ce recueil. Comme romancier, il met Balzac au-dessus de tout, mais il préfère les Goncourt à Stendhal. Il méprise le Parnasse... sauf Soulary et Sully Prudhomme. Il réhabilite Zola... en révélant qu'il n'est pas du tout bohème, mais très pot-au-feu, qu'il habite une rue de rentiers aux Batignolles, possède une épouse légitime et « distinguée », un salon avec piano et, « entre les deux fenêtres, sur un socle de pourpre, le buste de l'écrivain ». 296:811 Nulle ironie dans ce tableau (de 1876), pas plus que dans les échappées misogynes ici et là : « Tant qu'une femme reste dans votre vie, aucune mystique n'est possible » ; ou, à propos des sœurs Javouhey et Lepelletier : « On reste surpris de l'adresse de ces Supérieures à manier les affaires, de l'ampleur de leur bon sens, de la vigueur *plus que féminine* de leurs vues. » Bref, c'est Huysmans, « capricant », « crispé », « le misanthrope aigre », « l'anémo-nerveux », comme il se définit lui-même. Armand Mathieu. ### Recensions #### Dominique Daguet *Laure et Christophe *(Librairie bleue 2, rue Michelet -- Troyes) Cette pièce de théâtre, confie l'auteur dans un avant-propos, a été écrite en 1963, sous le coup de l'expérience qu'il venait de connaître : un an de service militaire en Algérie de décembre 61 à décembre 62. C'est-à-dire la période du cessez-le-feu et de l'indépendance. Publiée dans cette revue même en 1969, la pièce a été remaniée, révisée par Daguet, tout dernièrement, et il en donne la version définitive. Pièce ? Je dirais plutôt méditation dramatique et poétique. Christophe et Laure s'aiment, et ne se rejoignent pas, séparés par Paul, une ombre, un revenant. Je m'exprime mal : Paul, le frère de Laure, est bien vivant, mais possédé par les images de mort, par tout ce qu'il a vu au moment de l'abandon de l'Algérie : le massacre et la torture de ceux qui restaient français, la vengeance d'une tourbe barbare contre les harkis, les anciens combattants, les Européens encore présents. Il y a un passage hallucinant, au II^e^ acte, quand sont évoqués ces crimes. Laure qui croit devoir se consacrer au pauvre dément refuse longtemps l'amour de Christophe, mais l'accepte enfin. On voit qu'on peut à peine parler d'une action. Mais l'intensité de l'émotion est très réelle à la lecture. Pour la scène, il faudrait sans doute choisir une version allégée. Il y a là un très beau texte. G. L. 297:811 #### Julien Gracq *Carnets du grand chemin *(Corti) Depuis longtemps, Gracq délivre ainsi des fragments d'un journal sans dates. Notes de lecture, paysages (il est géographe de formation) et de plus en plus, confidences et souvenirs nourrissent ces pages. L'écriture est comme toujours minutieuse, surveillée, appliquée. Les notations y ont une précision horlogère, grâce aux images, à l'utilisation classique du cliché détourné de son sens, et à l'emploi généreux de l'adjectif. On n'a jamais le sentiment d'un bonheur d'expression spontané, reçu comme une grâce, encore moins d'un coup de folie, d'enthousiasme, mais d'une savante combinaison menée à bonne fin. C'est d'ailleurs cela qui m'a toujours retenu de mettre Gracq au rang des grands. On loue beaucoup trop aujourd'hui cet honorable écrivain du second rayon. C'est un pur produit de notre enseignement, qui lui a imposé son moule, desséchant par son rationalisme la veine magique et sorcière qui vivait chez ce Breton. Gracq évoque ici son amitié avec les surréalistes, Breton en particulier, qui eux aussi étaient atteints de cette stérilité, coupés de l'invisible qu'ils invoquaient à tort et à travers. Et pour compléter le tableau, il nous confie qu'il milita au P.C.F. avant la guerre. On sait qu'il est ami de Jünger. Il y a chez l'Allemand, presque trop vivace, ce sens magique qui a été tué chez le Français. Dommage. Gracq parle de la guerre, au passage. Il évoque l'hostilité entre la troupe et « les Képis étoilés », hostilité qui, en 40, ne peut s'expliquer par une différence de vie, et de danger, entre la première ligne et l'état-major. La vraie cause, dit-il, « c'était la haine du Front populaire contre les Deux Cents Familles, qui se transposait dans une autre clé ». Il ne condamne pas, il constate. Dans les causes de la défaite (défaite qui, comme on sait, est rayée de l'histoire) on ne parle pas assez de l'antimilitarisme, de la haine de l'Armée, inculqués par la gauche pendant toute une génération, et qui produisit pleinement ses effets. Les réflexes conditionnés, cela existe. Il est quand même fâcheux qu'après une telle préparation on ait voulu que le même peuple endoctriné se jette dans la guerre avec passion. Un livre très intéressant, au total. J'y apprécie particulièrement un ton scrogneugneu que l'auteur vieillissant et glorieux prend assez souvent, et qui lui donne un air de liberté assez rare aujourd'hui. G. L. 298:811 #### Félicien Marceau *Les ingénus *(Gallimard) Il y a toujours eu une veine de fantaisie dans l'œuvre de Félicien Marceau, quoiqu'elle garde un solide fond de noirceur. Ici, c'est la fantaisie qui règne, la couleur dominante est le bleu ciel. Oui, voilà un Marceau fleur bleue. Cela ne va pas sans de multiples clins d'yeux, et bien sûr, le lecteur n'est pas sollicité de prendre au sérieux ces contes --- sauf les quelques pages qui ont pour titre *Le rendez-vous,* qui sont le tragique même, le tragique le plus nu, le plus simple. Plusieurs de ces nouvelles sont inspirées par l'Italie. Dans le genre néo-réaliste --- au sens où le cinéma italien, justement, a rendu l'expression célèbre --- *La croix des vaches* est une merveilleuse histoire, quelque chose comme une galéjade tendre. *Un mari de quinze ans* est tout aussi drôle --- et juste. Dans le genre parodique, *Aculelo qui rêve* mérite la palme. Marceau y invente, avec un sérieux imperturbable, un pays, des coutumes, et même une faune caractéristique. C'est une plaisanterie supérieure. *Les allées du cœur* et *Trois de perdues,* qui se passent à Paris, relèvent du même genre parodique et plaisant. J'avais trouvé un peu lourd l'humour d'*Un oiseau dans le ciel*. C'est que ce ton, tout au long d'un roman, fatigue. Il est fait pour des récits plus brefs, et il est alors bien agréable. G. L. #### René-Jean Clot *Une patrie de sel *(Librairie bleue) Cela ressemble à un cri. Dans cette mince plaquette, l'écrivain, le peintre René-Jean Clot exprime ce qui nous étouffe tous, nous ses compatriotes. « Est-ce parce que je ne reverrai plus Alger qu'il vit si fort en moi désormais ? » Cela commence ainsi, et suivent souvenirs, interrogations, reproches, pêle-mêle. Il a trouvé ce beau mot : une patrie de sel. Un homme qui vieillit sur la terre de son enfance retrouve à chaque pas des traces du passé, qui garde ainsi une réalité irréfutable --- même si la forme d'une ville change plus vite hélas que le cœur d'un mortel. 299:811 Mais si de cette ville, de ses collines et de sa baie, on est séparé à jamais, le vertige de l'absence s'ajoute au vertige du temps. La mémoire n'est-elle pas seulement imagination ? Les images que l'on ressasse ont-elles jamais eu quelque réalité en dehors du kaléidoscope intérieur ? On ne peut en tout cas les communiquer. « ...nous qui sommes les enfants d'une patrie de sel, une patrie perdue, nous n'avons pas besoin d'être consolés, ni même compris, ni même plaints par ceux qui vivent dans le meilleur monde possible, celui de leur confort, de leur égoïsme libéral et éclairé ». G. L. #### Jacques Petit *Yves Floc'h* (*1906-1990*) Un écrivain présentant un peintre : c'est une tradition qui a ses lettres de noblesse en France. Diderot commentant Greuze, Baudelaire Delacroix. Beau sujet d'allégorie : la Littérature escortant la Peinture. C'est avec beaucoup de modestie que Jacques Petit pratique le genre. Il se retranche souvent derrière d'autres poètes, Moréas pour les oliviers (« Oliviers du Céphise, harmonieux feuillage / Que l'esprit de Sophocle agite avec le vent... »), René Des Granges pour les orages (« Il faut craindre les orages / Qui sait si nous reverrons / Triste épave des naufrages / Les fontaines de Sidon ? »). Mais ce Bourguignon est sensible comme le peintre finistérien aux paysages bretons : « Locronan, petite Jérusalem, cité de paix où les fortes mains des bâtisseurs de jadis semblent avoir affirmé concrètement la meilleure part de nos esprits d'enfance..., bourg où rayonne l'ancienne joie, toujours fraîche et claire, de nos dimanches matins » ; « Une magie particulière s'attache aux cités d'estuaires, fermails ouvragés unissant le manteau plus sombre de l'Argoat à la soie luisante et changeante des bordures de mer : Vannes semble ici lointaine, couronnement estompé qui s'harmonise avec la grâce des eaux frissonnantes où tremblent les quais et les mâts. » On peut se procurer cette belle plaquette, richement illustrée de reproductions des plus belles toiles de ce peintre surtout paysagiste (mais il y a aussi quelques portraits), à la Bibliothèque municipale, 22100 Dinan (franco de port contre 70 f.). Robert Le Blanc. 300:811 #### Annie Dillard *Apprendre à parler à une pierre* J'ai présenté ici (*Itinéraires,* mars 1991) les deux premiers livres d'Annie Dillard, *Pèlerinage à Tanker Creek* (1974) et *Une Enfance américaine* (1987), traduits récemment en français. Il faut commencer par ces deux livres. Le troisième livre traduit chez le même éditeur (Christian Bourgois), un recueil de textes, est un peu décevant. On n'y retrouve que par moments le souffle des deux autres, le regard émerveillé et agressif qu'Annie Dillard porte sur le monde, son dialogue, à partir d'une observation botanique ou zoologique, avec Pascal, saint Augustin ou Jean-Henri Fabre. Ce qui reste sympathique, chez cette Américaine, c'est le sentiment que nous sommes des « hôtes de passage » sur cette terre elle-même passagère, qu'aucune explication scientifique ne rend parfaitement compte du mystère. Dans ce volume, retenons, comme un prolongement au petit catéchisme des saints anges de Dom Gérard, cette sensation qu'elle eut d'une « présence », au cours d'un séjour dans une campagne déserte : « Au bout de quelques mois, en longeant la ferme pour aller à une partie de volley, je dis à l'intention d'un ami, en matière d'information : --- Il y a des anges dans ces champs. Des anges ! Ce silence si grave, si affligé, ce vert étouffé et insupportable ! J'ai rarement été aussi surprise par mes propres paroles. Des anges ? Que sont les anges ? Je n'avais jamais pensé aux anges, sous aucune forme. » De la liturgie post-conciliaire, Annie Dillard confirme qu'elle est aussi affreuse aux États-Unis qu'en France : « Pendant la longue prière universelle, le prêtre lit toujours les « intentions » des fidèles. Ce sont des bouts de papier que l'on dépose dans une boîte... « Pour l'heureuse naissance d'un bébé le 20 novembre, entonne le prêtre, Seigneur, nous Te prions. » Tous nous répondons : « Seigneur, exauce-nous ! » Tout d'un coup, le prêtre s'est interrompu et a confié : « C'est le bébé pour lequel nous avons prié ces deux derniers mois ! Cette dame est un peu plus enceinte à chaque fois ! » (...) Célébration œcuménique : un prêtre catholique et le pasteur local ont servi une communion de jus de pamplemousse. Je les entendais : « Où est-il ? Où l'avez-vous mis ? » --- « Je croyais que c'était vous qui l'aviez. » (...) Aujourd'hui il y a un groupe de chanteurs qui s'appelle *Les Fleurs sauvages*. Le chef est un grand adolescent à la mâchoire carrée, plein d'allant, heureux d'être là. Il tient une guitare ; il en tire un petit air de blues et joue quelques accords. Les autres l'accompagnent. D'abord une femme âgée d'une détermination magnifique, avec de longs cheveux orange, des vêtements dans le style country-western, une guitare folk. A côté, un garçon de quatorze ans, frêle, l'air réservé, et un grand Chinois d'une vingtaine d'années qui tout en chantant regarde sauvagement autour de lui et traîne les pieds. 301:811 Il y a aussi une adolescente très grande, probablement la petite amie du chef, une soprano menue. Ils se sont répartis devant l'autel et nous enseignent un hymne tout nouveau. A première vue, c'est vraiment désolant : si j'ai surmonté une éducation farouchement anticatholique pour aller à la messe, c'est à la seule fin d'échapper aux guitares protestantes. Pourquoi suis-je ici ? Qui a donné des guitares à ces gentils catholiques ? » Mais la conclusion d'Annie Dillard est qu'il faut accepter cette laideur pour aller au ciel. Les explorateurs du pôle Nord ont tous échoué tant qu'ils ont gardé leurs beaux uniformes d'officiers anglais et emporté des couverts d'argent aux armes de leur famille. Quand ils ont adopté les démocratiques vêtements esquimaux et accepté de manger les chiens de traîneaux, ils ont atteint le but. Comparaison n'est pas raison, et nous ne sommes pas obligés de penser comme elle que la laideur de la liturgie est une voie nécessaire au salut. Du moins sommes-nous d'accord avec elle sur un point : la liturgie post-conciliaire est laide. Jacques-Yves Aymart. 302:811 ## AVIS PRATIQUES L'éditorial du présent numéro en tient suffisamment lieu. 303:811 ============== fin du numéro 811. [^1]:  -- (1). Maurras, *Le Bienheureux Pie X,* Paris 1953, p. 220. [^2]:  -- (2). Xavier Vallat, *Charles Maurras, numéro d'écrou 8.321,* Paris 1953, p. 157. [^3]:  -- (3). Maurras, *Mes Idées politiques,* Paris 1937, p. 67. [^4]:  -- (4). Chanoine Cormier, *Mes entretiens de prêtre avec Charles Maurras,* Paris 1953, p. 28. Ce livre, qui est celui de la conver­sion de Maurras, apparemment simple récit, a une résonance spirituelle qui ne saurait tromper. Ayant accompli en homme de Dieu la mission dont l'Église l'avait chargé, le chanoine Cormier en laissa ce témoignage précis, qui semble faire lui aussi partie de sa mission, car il en porte la grâce et il est occasion de grâces. Puis le chanoine Cormier redevint un commentateur ordinaire parmi d'autres, et publia *La Vie intérieure de Charles Maurras* (Paris 1956), livre honnête, sans contenu, qui retranche (sans le vouloir) plus qu'il n'ajoute au premier. C'est évidemment le premier des deux livres qu'il faut lire. [^5]:  -- (5). Xavier Vallat, *op. cit.,* p. 247. [^6]:  -- (6). *Ibidem.* [^7]:  -- (7). Maurras, *Le Bienheureux Pie X,* Paris 1953, p. 140. [^8]:  -- (8). Xavier Vallat, *op. cit.*, p. 199. [^9]:  -- (9). Lettre ouverte de Georges Bernanos à Charles Maurras, le 2 mai 1932 : « *L'honneur et le malheur de votre vie veulent que vous soyez aujourd'hui l'un des hommes les plus chargés de responsabilités surnaturelles. En votre présence, quiconque vous a une fois compris parle de lui-même un langage à la mesure de cette vocation mystérieuse.* » [^10]:  -- (10). Voir notamment : *Notre Avant-guerre,* pp. 306-308 et 351-352. [^11]:  -- (11). *Les Quatre Jeudis,* p. 78. Ce qui rejoint plusieurs remarques de Xavier Vallat. Celle-ci (*op. cit.*, p. 53) : « *Nous reparlons de l'affaire Dreyfus* (*...*). *Pour moi, dont l'enfance en recueillit les échos violents, elle s'estompe pourtant déjà dans une grisaille qui en amortit singulièrement les couleurs. Je me garderai bien de dire au vieux batailleur que, pour les générations suivantes, même ses disciples sans doute s'étonnent que ce lointain fait divers puisse encore retenir l'attention !* » Et celle-ci (p. 238) : « *Rien d'ailleurs, je m'en suis aperçu, ne peut modifier les jugements que Maurras a décidé de porter sur les uns et sur les autres, tant en bien qu'en mal...* » [^12]:  -- (1). *La politique naturelle* (janvier-février 1937), préface à *Mes idées politiques,* Fayard 1937, page XC. [^13]:  -- (2). *La Musique intérieure,* Grasset 1925, page 126. [^14]:  -- (3). *Le Pape, la guerre et la paix,* Nouvelle Librairie Natio­nale, 1917, p. 267. [^15]:  -- (4). *Mademoiselle Monck,* chap. III, dans *L'Avenir de l'intelligence*, Flammarion 1927 (première édition 1905), p. 253. [^16]:  -- (5). *Mon jardin qui s'est souvenu,* écrit en 1945, publié en 1949 par Pierre Lanauve de Tartas, sans pagination. [^17]:  -- (6). Radio-message au monde entier, 24 août 1939. [^18]:  -- (7). Écrit en 1968, pour le centenaire de la naissance de Charles Maurras. [^19]:  -- (8). *L'Amitié de Platon,* dans *Les Vergers sur la mer,* Flam­marion, 1937, pp. 103-104. [^20]:  -- (9). *L'Amitié de Platon,* seconde partie, dans *Les Vergers sur la mer,* édition citée, pp. 73-74. [^21]:  -- (10). Cf. Dictionnaire Robert, article : « moraliste ». [^22]:  -- (11). Cahiers trimestriels, aujourd'hui disparus (note de 1992). [^23]:  -- (12). Numéro spécial d'ITINÉRAIRES sur S. Pie X : numéro 87 de novembre 1964. [^24]:  -- (13). *Actes de S.S. Pie XI,* édition Bonne Presse, t. III, p. 255. (Le texte officiel de la lettre de Pie XI est en français.) [^25]:  -- (14). Cf. *Le Bienheureux Pie X, sauveur de la France,* Plon 1953, notamment le chap. VII : « Les cruels sectaires ». [^26]:  -- (15). *Actes de S.S. Pie XI,* édition citée, t. III, p. 295. [^27]:  -- (1). Texte recueilli dans le « Supplément » au *Dictionnaire politique et critique,* p. 353. [^28]:  -- (2). Le terme *métèque* est devenu une sorte d'injure. Il ne l'était pas de soi. C'est un terme grec, cf. Littré, qui ignore encore tout sens péjoratif : « *A Athènes, étranger domicilié* »* *; ce que nous appelons un « résident ». De même le grand Robert : « *Étranger domicilié en Grèce, qui n'avait pas le droit de cité.* » Mais la Grèce n'était pas une cité avec un droit de cité corres­pondant. Pour n'avoir pas l'air de copier Littré, le Robert écrit « en Grèce » au lieu de « à Athènes ». Aussitôt après il ajoute une petite canaillerie : « Repris par Maurras en 1894. *Péjor.* Étranger résidant en France et dont l'aspect physique, les allures sont très déplaisants. » Bien entendu c'est un mensonge, les allures et l'aspect physique n'ont rien à voir dans la définition du métèque, qui est simplement *l'étranger domicilié en France sans être citoyen français. -- *C'est dans la *Cocarde,* journal de Barrès, que Maurras, en 1894 effectivement, se saisit du terme qui appartenait à l'histoire athénienne. Il fut repris par Barrès et d'autres. Vers 1909-1910, « le gamin de Paris prenait très genti­ment le nom de métèque pour synonyme courant de vagabond et de voyou » ; mais, rappelle Maurras, « ni à l'intérieur des Longs Murs ni sous l'Acropole ce nom n'était pris en mauvaise part. Il avait même un air gracieux d'hospitalité bienveillante. Il désignait, d'un trait amical, les hommes qui vivaient sous le même toit que les citoyens. Ces compagnons, là-bas, étaient supportables parce qu'ils étaient retenus dans de justes bornes. Les nôtres, débridés, se mettent tout *le monde* à dos ». (Dictionnaire politique et critique, t. III, p. 49.) [^29]:  -- (3). *Dictionnaire,* t. II, p. 10-11. [^30]:  -- (4). Maurras, 19 mars 1925. *Dict.,* t. I, p. 457. [^31]:  -- (5). Voir notre ouvrage : *Les deux démocraties,* Nouvelles Éditions Latines 1977. [^32]:  -- (6). Michel Déon, *Mes arches de Noé,* La Table ronde 1978, p. 88. [^33]:  -- (7). Maurras, *Gazette de France,* 27 juillet 1904. *Dict.,* t. I, p. 336. -- Quand ce texte est repris en 1937 dans *Mes idées politiques* (p. 203 de la réédition de 1968), Maurras ajoute à cet endroit : « Dynasties juives et métèques. Dynasties étrangères, -- celles par exemple qui ont fomenté la Révolution française. » (Il a également modifié l'interrogation initiale, qui était : « Qu'est-ce que la démocratie ? » ; il l'a modifiée conformément à sa remarque (même page du Dict.) : « La démocratie n'est pas un fait. La démocratie est une idée (...). Le démocratisme seul existe ; il n'est pas de démocratie. ») -- Le texte de 1904 dans la *Gazette de France* continuait en disant : « La France a été mise par la Révolution dans un état matériel sensiblement voisin de l'individualisme démocratique. Toutes les organisations natio­nales ont été brisées, l'individu sans lien est devenu poussière. Des organisations étrangères, dès lors, n'ont cessé de grandir et de s'enraciner dans la société française ; car leur discipline intérieure se maintenait et s'affermissait à la faveur de notre émiettement. La doctrine démocratique qui fait de l'État une providence, de l'administré un pensionné, est leur plus puissant instrument de propagande et de conquête. Empêcher les Fran­çais de s'organiser et de se qualifier en dehors de l'État, de l'Administration, dont elles font leur instrument, tel est donc le programme naturel et nécessaire de ces organisations pour peu qu'elles désirent continuer leur domination parmi nous. L'organi­sation juive, l'organisation protestante, l'organisation maçonni­que et cette organisation des métèques que nous appelions en riant l'État Monod forment, à elles quatre, la minorité domi­nante encore qu'étrangère ou demi-étrangère par laquelle la France contemporaine est de plus en plus gouvernée. » [^34]:  -- (8). La première... ou presque. Nous avons l'habitude en France de dire « la première » et de tout faire remonter à 1789. Mais il y eut auparavant, avec certes une décisive participation française, la guerre révolutionnaire de l'indépendance américaine. La Déclaration des droits de l'homme de 1789 perfectionne mais copie la Déclaration américaine. [^35]:  -- (9). Février 1901. *Dict.,* t. II, p. 359. [^36]:  -- (1). *Figaro-Magazine* du 27 juin 1992. [^37]:  -- (2). Henri Charlier : *Culture, École, Métier,* édition de 1959, p. 38. -- Mais bien évidemment, si l'on veut traduire cette parabole en une leçon discursive de philosophie morale, il importe alors de distinguer entre l'homme individuel et la vie nationale. C'est la méconnaissance pratique de cette distinction qui explique (dans le débat autour du Munich de 1938, de la déclaration de guerre de 1939 et de l'armistice de 1940) des positions comme celles, par exemple, d'un Maritain ou d'un Bernanos : ils parlent de la France comme d'une personne qui aurait dû sacrifier sa vie plutôt que de perdre l'honneur. Mais l'honneur d'une nation n'est jamais de perdre la vie. Il est des cas où le sacrifice de *sa* vie s'impose moralement à l'homme individuel, il manquerait à l'honneur en se dérobant. La vie d'une nation, en revanche, n'est pas la vie des nationaux actuel­lement vivants, ils n'ont pas le droit de la sacrifier comme si elle était leur vie propre, elle est la vie commune et continuée des Français morts et des Français à naître, nulle génération n'a le pouvoir d'en disposer ; elle est d'un autre ordre. C'est ce qu'exprime impérativement l'axiome de Maurras : « *Le patriotisme ne doit pas tuer la patrie.* » [^38]:  -- (3). Maurras : *Pour un jeune Français,* Amiot-Dumont 1949, p. 167 et 170. -- Sur toute cette période de l'histoire de France : 1935-1940, et pour en retrouver une perspective exacte, je recom­mande avant tout trente pages de cet ouvrage là, les pages 163 à 193. [^39]:  -- (4). *L'Action française* du 16 juin 1939. [^40]:  -- (5). *L'Action française* du 28 août 1939. [^41]:  -- (6). Cf. Roger Joseph : *J'ai vu condamner un juste au bagne,* Presses Pierre Lhermitte, Orléans 1966, p. 117 : « Cette censure *française* ne l'était pas que de nom, contrairement à ce qu'on a depuis, cherché à laisser entendre. Nombre de ses agents ont été des patriotes parfaitement conscients de l'intérêt national, à l'exclusion de toute ingérence étrangère. » -- L'écrivain et poète Roger Joseph fut, au procès de janvier 1945, « interprète assermenté » (en raison de la surdité de Maurras) « près la cour de justice du Rhône ». [^42]:  -- (7). Maurras : Lettre-préface à *La philosophie politique de saint Thomas,* Les Éditions nouvelles (Nouvelles Éditions Latines) 1948, p. 33. [^43]:  -- (8). *L'Action française* du 1^er^ novembre 1940. [^44]:  -- (9). Maréchal Pétain, message aux Français du 1^er^ janvier 1942 : « Dans la demi-liberté qui m'est laissée, j'essaie de faire tout mon devoir. Chaque jour, je tente d'arracher ce pays à l'asphyxie qui le menace, aux troubles qui le guettent. » [^45]:  -- (10). Maurras : *Pour un jeune Français,* édition citée, p. 215-216. [^46]:  -- (1). L'inverse par la démarche de l'esprit. Les deux démarches inverses peuvent évidemment se rejoindre par leurs conclusions. [^47]:  -- (1). Charles De Koninck, « Deux tentatives de contourner par l'art les difficultés de l'action », *Laval théologique et philosophique,* vol. XI, n° 2, 1955, p. 205. [^48]:  -- (2). *Ibid.* [^49]:  -- (3). Saint Thomas, *Somme théologique,* I-II, 94, 2. [^50]:  -- (4). Saint Augustin, *Confessions,* II, *4.* [^51]:  -- (5). *Somme théol.,* qu. cit., art. 6 ; nous suivons la traduction Laversin pour toutes les citations extraites du « traité de la loi », en nous réservant la liberté d'y changer parfois quelques mots. [^52]:  -- (6). *Ibid.,* résumant les articles précédents. [^53]:  -- (7). « *Malas persuasiones* »*.* En traduisant par « propagandes », le P. Laversin restreint un peu le sens, mais d'autre part il met l'accent sur une signification très recevable et très opportune aujourd'hui. [^54]:  -- (8). *Ibid.* [^55]:  -- (9). *Somme théol.,* II-II, 122, 1. Trad. Folghera. [^56]:  -- (10). *Somme théol.,* I, 1. Trad. Sertillanges (à quelques mots près). [^57]:  -- (11). *Somme théol.,* II-II, 101, 1. Dans tout le « traité des vertus sociales », nous suivons (parfois à quelques mots près) la traduction Folghera. [^58]:  -- (12). *Ibid.,* qu. 80. Dans tout le « traité de la religion », nous suivons (parfois à quelques mots près) la traduction Mennessier. [^59]:  -- (13). Aristote, *Eth. à Nic.,* VIII, 14, 4. Trad. Voilquin. [^60]:  -- (14). Maurras : « Qu'est-ce que la civilisation ? » dans la *Gazette de France* du 9 septembre 1901 -- texte recueilli dans *Mes idées politi­ques,* Fayard 1937, réédition 1948, pp. 71-84. [^61]:  -- (15). Voir, entre autres, le début de la Constitution apostolique *Veterum sapientia,* 22 février 1962. [^62]:  -- (16). *Somme théol.,* II-II, 81. [^63]:  -- (17). *Ibid.*, qu. 80. [^64]:  -- (18). *Somme théol.,* II-II, 101, 3, ad 1. [^65]:  -- (19). *Ibid.,* ad 2. [^66]:  -- (20). *Ibid.,* corp. [^67]:  -- (21). Que nous appelons aujourd'hui : *justice sociale.* Sur le point de savoir si « justice légale », « justice générale » et « justice sociale » sont bien des termes ayant même extension et même compréhension, voir notre opuscule : *De la justice sociale.* Nouvelles Éditions Latines 1961, première partie. [^68]:  -- (22). *Ibid.,* ad 3. [^69]:  -- (23). II-II, 101, 1. [^70]:  -- (24). II-II, 122, 5. [^71]:  -- (25). *Ibid.,* 121, 1. [^72]:  -- (26). *Ibid.* [^73]:  -- (27). *Ibid.,* ad 1. [^74]:  -- (28). *Ibid.,* ad *2.* [^75]:  -- (29). *Ibid.,* ad 3. [^76]:  -- (30). Jean de Saint-Thomas, trad. Raïssa Maritain, publiée sous le titre : *Les dons du Saint-Esprit,* Téqui 1950, pp. 154-155. [^77]:  -- (31). En droit et en fait, les deux termes de *patrie* et de *nation* sont distincts. Nous ne les distinguons pas ici, les prenant au niveau global où leur signification est commune et non au niveau précis où leur signification est distincte. [^78]:  -- (32). Cela suppose, bien sûr, ce qui dans l'ordre naturel manque le plus à la pensée moderne, au monde moderne : une éthique et une vie morale qui soient une doctrine et une pratique des *vertus.* [^79]:  -- (33). Enc. *Div. Red., § 7.* [^80]:  -- (34). Maurras, *op. cit.*, p. 67. [^81]:  -- (35). Maritain, *Pour une philosophie de 1 histoire,* Éd. du Seuil 1959, pp. 115-116. [^82]:  -- (36). Charles De Koninck, « Liberté des consciences et droit natu­rel », *Itinéraires,* numéro 66, p. 212 et p. 214. [^83]:  -- (37). Maritain, *op. cit.*, pp. 117-118. [^84]:  -- (38). I Tim., IV, 8. [^85]:  -- (39). *Somme théol.,* II-II, 122, 5, ad 4. [^86]:  -- (40). *Ibid.* [^87]:  -- (41). Pie XII, Discours pour la canonisation de Nicolas de Flüe 16 mai 1947. [^88]:  -- (42). Pie XI, Enc. *Div. Red.,* § 2. [^89]:  -- (43). Jean, XV, 16. [^90]:  -- (1). *Midi Libre* du 13 mai 1992. [^91]:  -- (2). C'est nous qui soulignons. [^92]:  -- (1). *Du Léman au Limousin* (éd. de la Pensée universelle). [^93]:  -- (2). *Aux rythmes du cœur, pour ne rien oublier* (même éditeur). [^94]:  -- (3). Et il écrit à sa femme partie en Limousin : « Je suis bien, sans fatigue, comme un bûcheron qui abat journellement des arbres dans la forêt des manuscrits. » [^95]:  -- (1). Suspecte de quoi, encore une fois ? [^96]:  -- (2). Caillois l'a montré (cf. *Chroniques de Babel*) : un préjugé vivant n'est jamais considéré comme préjugé.