# 812-12-92 (Hiver 92-93 -- Numéro XII) 1:812 ### En scrutant l'horizon REGARDEZ-LES sur leur étagère, ces onze numé­ros de la nouvelle série. Ils ont bonne corpu­lence et belle allure. Regardez les onze som­maires et leur substance. Grâce à vous, nous avons fait quelque chose qui compte. J'aurais tant aimé que nous allions au moins jusqu'au douzième numéro, celui-ci ; cela aurait fait trois années complètes. Vous ne l'avez pas voulu, vous ne l'avez pas permis, ce numéro XII est celui qui, au premier regard, dit l'anémie où vous avez laissé la revue ITINÉRAIRES. Donc, le ton, le contenu, le poids intellectuel de ces onze numéros ne vous ont pas décidés ; ils ne vous ont pas convaincus d'aller au moins jusqu'au douzième. L'histoire d'ITINÉRAIRES est maintenant assez lon­gue pour que la plupart des lecteurs d'aujourd'hui en ignorent les péripéties et les exploits d'avant-hier. Nous avions eu en 1976 un numéro 201 qui disait la misère où son public avait en dormant abandonné la revue. 2:812 Pour le réveiller, il avait fallu, par-delà toutes les explications et tous les avertissements qui n'avaient pas été entendus, aller jusqu'à cette manifestation matérielle de déréliction. Cela recommence. Notre maître à tous en matière, aussi, d'édition et de publication, notre maître Charles Péguy a connu cette disgrâce d'un public numériquement insuffisant. D'année en année ses Cahiers de la Quinzaine grandis­saient en travaux accomplis et en autorité morale : ils diminuaient sans cesse en nombre d'abonnés. A la fin, il n'en avait plus guère que huit ou neuf cents pour les plus beaux Cahiers, les plus graves, les plus éternels. A l'époque de Péguy on pouvait à peine, économi­quement, on ne peut plus du tout aujourd'hui publier une revue un peu dense avec seulement quelques centaines d'abonnés. En espérant que l'alarme visible de ce numéro XII anémié, comme naguère celle du numéro 201, va ranimer et ramener ceux qui s'étaient évanouis, engageons donc en attendant un colloque pour passer le temps avec ceux qui sont toujours là, écoutons-les, remercions-les. Je les remercie de leur présence, manifestée par toutes ces lettres venues nous dire, sous une forme ou sous une autre, ce que résume celle-ci : « *Je vous encourage à continuer votre lutte...* » La revue ITINÉRAIRES n'est pas anémiée par une chute de son courage mais par une chute de ses munitions. 3:812 Les encouragements cependant nous sont toujours utiles et précieux. Ils nous font toucher du doigt que notre travail n'est pas vain. Chacun nous le dit à sa manière, ces témoignages multiples ont tous leur accent particulier et leur ressemblance commune. Celui-ci : « *Je suis un tout nouvel abonné d'ITINÉRAIRES. Le numéro d'automne est le deuxième que je reçois. Je suis un prêtre revenu depuis peu du néo-modernisme où j'avais été enfermé presque depuis l'âge de raison. La revue ITINÉRAIRES c'est la grosse artillerie, la plus nécessaire dans la bataille. Je déplore la grande indifférence à son égard, mais je ne m'en étonne nullement.* » Ou bien celui-là : « *C'est le cœur serré que j'ai lu votre éditorial du numéro XI. Vous en êtes donc là ! Nous en sommes là ! Comment peut-on penser que vous lire dans PRÉSENT dispense de vous lire et relire dans ITINÉRAIRES ? Nous vivons dans un grand dérèglement intellectuel... Croyez à toute ma recon­naissance pour ce que vous et ITINÉRAIRES m'ap­portez depuis tant d'années.* » Tous tiennent à nous dire plus ou moins ceci : « *Je me sens concerné, car votre revue consti­tue pour moi une nourriture spirituelle essentielle.* » Plusieurs précisent ; par exemple : « *A la suite de votre éditorial du numéro XI, je me sens responsable et coupable. Si ma conver­sion en 1983 a pu être affermie, c'est grâce d'une part à la lecture des Pères de l'Église et des prédicateurs du XVII^e^, et d'autre part à celle de vos ouvrages et d'ITINÉRAIRES : c'est le chemin qu'a bien voulu emprunter la grâce de Dieu.* » 4:812 Ou bien : « *Je ne puis que vous exprimer ma vive recon­naissance pour tout ce que vous m'avez apporté. La qualité des articles parus dans ITINÉRAIRES, plus encore depuis que la revue est devenue trimes­trielle, a été pour un esprit comme le mien un réconfort et un soutien permanent dans les temps difficiles que nous vivons.* » La plupart de ces témoignages, parfois accompa­gnés d'un abonnement nouveau, -- mais beaucoup trop peu nombreux jusqu'ici, -- sont ceux d'utilisa­teurs enthousiastes de la revue, mais navrés de se découvrir, au total, si rares. Et pourtant ils font connaître ITINÉRAIRES autour d'eux : « *Abonnée à PRÉSENT dès le premier numéro, je vois très bien cependant que votre action, quoique si importante, d'animateur de ce quotidien, ne peut être du même ordre que celle, si nécessaire, que vous exercez par la revue ITINÉRAIRES.* « *Il ne faut pas en vouloir trop à ceux qui se font prêter la revue. Je la prête régulièrement à des jeunes gens qui n'ont pas des débuts faciles dans une profession aléatoire...* » Je ne leur en veux pas du tout. Il faut prêter ITINÉRAIRES. C'est le meilleur moyen de faire circuler et de faire lire la revue. 5:812 Mais ceux qui en profitent et qui n'ont pas les moyens de s'abonner (pas même d'un abonnement fractionné en versements mensuels de 125 francs...) pourraient au moins verser 10 francs aux COMPAGNONS D'ITINÉRAIRES : dix francs par mois ; ou dix francs par an. Mais rien, c'est trop peu. \*\*\* Autre point de vue : « *Vous n'obtenez pas un double soutien : à ITINÉRAIRES et à PRÉSENT. Je crains qu'il faille écrire que c'était couru d'avance. Courir deux liè­vres à la fois est chose malaisée. Ou alors il fallait qu'ITINÉRAIRES ne soit pas le socle de départ et de lancement de PRÉSENT.* » Et pourtant, c'était possible ; cela tournait. Il est vrai que le lancement de PRÉSENT, en 1981-1982, s'est fait principalement à partir de la revue ITINÉRAIRES et de son SUPPLÉMENT-VOLTIGEUR. Cela n'a pas empêché que nous ayons continué pendant dix ans à faire une belle et solide revue. Et nous allons repartir en force. Si en 1993 un public se retrouve pour le vouloir. \*\*\* Autre question : « *Je connais le cas de deux abonnés à ITINÉRAIRES qui se sont mis d'accord pour n'avoir plus qu'un seul abonnement. Ne se rendent-ils pas compte qu'avec ce procédé ils asphyxient la revue ?* » 6:812 Le « procédé » est recommandable pourtant. En ce temps où le socialisme prélève de plus en plus l'argent des foyers, réduisant sans cesse ce qu'ils peuvent en utiliser librement, il vaut mieux que deux ou trois abonnés s'associent pour conserver un abonnement plutôt que de n'en maintenir aucun. Il est bien évident cependant que la généralisation de ce procédé aurait pour résultat de diminuer par deux ou par trois le nombre des abonnés ! Il faut donc, pour que ce procédé ne soit pas mortel, qu'il soit utilisé aussi pour obtenir la souscrip­tion d'*abonnements nouveaux.* L'abonnement à plusieurs, solution de repli en cas de nécessité, doit être d'autre part, et beaucoup plus fréquemment, un ins­trument d'avancée, de diffusion, de conquête. \*\*\* Diversité des points de vue : « *Soyez remercié de ce dernier numéro d'ITINÉRAIRES, l'un des plus beaux sans doute. La beauté de ce numéro fait songer à l'agave, qui n'est jamais si beau que lorsqu'il va mourir. La tristesse en est d'autant plus vive. Par ses derniers numéros, ITINÉRAIRES apparaît comme une revue brillante, un peu éclectique, mais qui n'est peut-être plus tout à fait comme elle l'était quand elle fut l'instrument de ma conversion, à la pointe d'un combat qui emportait toute velléité de résistance par sa force de conviction et sa présence constante aux cré­neaux les plus exposés.* » 7:812 Qui peut savoir avec une pleine certitude quels sont les *créneaux les plus exposés,* et spécialement *en quoi* on peut aujourd'hui être plus « exposé » ? Pour une publication périodique, en tout cas, la manière la plus obvie d'exposer jusqu'à son existence est de maintenir des positions -- ou encore un niveau de qualité intellectuelle -- qui lui font perdre trop d'abonnés. Et puis, même en ce temps d'imposture officielle qui continue à être le nôtre, la polémique la plus visible, la plus coruscante n'est pas toujours le plus nécessaire, ni le plus difficile. \*\*\* Encore un autre point de vue, pour conclure : « *Il y a encore, il y a de nouveau des jeunes qui savent et aiment lire. On en voit se presser autour de vous pour vous questionner ou pour vous faire signer vos livres dans les trop rares occasions où vous vous y prêtez. Mais en général c'est PRÉSENT qu'ils veulent, qu'ils lisent et qu'ils aiment, plutôt qu'ITINÉRAIRES...* » Si c'est vraiment leur préférence... De toute façon, c'est en définitive le public qui décide. En matière de publication et d'édition, on ne peut rien faire sans lui. Et spécialement, pour une revue comme ITINÉRAIRES, sans l'ardeur des jeunes (et des jeunes de tous âges), leur ardeur à l'étude et à la vie de l'esprit. Jean Madiran. 8:812 ## CHRONIQUES 9:812 ### Le retour des Cathares ? par Georges Laffly AUJOURD'HUI, dans le Midi, on se réclame des Cathares. On se dit fils des Cathares. Cela n'était plus arrivé depuis le XIV^e^ siècle. Jean Cau, présentant sa province natale dans *le Figaro,* l'été dernier, écrit : « Que j'étais un descendant des Cathares, je ne l'appris qu'au lycée de Carcassonne, sous la houlette de notre prof de lettres, René Nelli... » C'est le nom du plus constant et zélé apolo­giste de la secte. Le phénomène est plus politique que religieux et plus touristique que politique. Il s'agit d'une résurgence artificielle. Pratiquement, aucune trace des croyances cathares, dont on est généralement très ignorant même quand on leur voue allégeance. On gomme les aspects trop abrupts, lorsqu'on est amené à évoquer cette foi. Mais il y a un phénomène politique : dans le même article, Cau parle de « race cathare » ; 10:812 Alain Decaux, dans son livre *Le Tapis rouge,* se flatte d'avoir « relancé le mouvement occitan » avec son émission sur les Cathares dans la série « La Caméra explore le temps ». C'était dans les années soixante, et mai 68 aidant, on vit en effet tout un bouillonnement sur l'Occitanie, sa langue, son passé. Cela continue grâce à une utilisation publicitaire et touristique fructueuse : les panneaux indica­teurs guident dans des circuits touristiques, avec drame, massacres et *fast-food* à chaque étape ; on peut voir à Cordes une « auberge cathare », enseigne qui n'annonce pas un menu végétarien, contrairement à ce qu'on pourrait croire ; on vendait il y a quelques années un « camembert Montségur », désignation qui somme toute frôlait la trahison ; et il y a bien d'autres exemples qui avivent la couleur locale. D'où vient le succès d'une légende si récente et dont le noyau religieux est si étranger à notre société ? On trouve la réponse dans un propos de Raymond Abellio. Dans son premier livre de souvenirs, *Un Faubourg de Toulouse,* il définit sa ville natale comme le pôle qui s'oppose à Paris et à Rome. C'est ce double refus que l'on trouve chez tous les catharisants, et dans cette voie on peut comprendre la filia­tion évoquée par Jean Cau : cathares, protestants, jacobins, gens de gauche. L'esprit cathare se définit par le rejet de l'Église, et, là, l'histoire confirme qu'il en fut bien ainsi. Il se réclame aussi d'une hostilité à la monarchie capétienne, rappelant la croi­sade menée par les barons du Nord au XIII^e^ siècle, avec pour résultat le rattachement au domaine royal du comté de Toulouse et d'autres fiefs. La vérité est plus complexe, on le verra plus loin. Les deux oppositions peuvent s'appuyer sur la valeur attachée de nos jours à la révolte. Par une analogie confuse, très fréquente aujourd'hui, on assimile l'hérésie cathare à un mouvement pré-révolutionnaire, près de cinq siècles avant le renversement de la monarchie (c'est que tout fait historique *doit* prophétiser ou préparer l'avènement de 1789). On peut décrire la construction idéale qui est en train de s'établir comme vérité historique : au XI^e^ siècle, le Nord restait encore barbare et pauvre. Le Midi au contraire jouissait d'une civilisation brillante avec les cours d'amour et les troubadours. 11:812 Il commerçait avec toute la Méditerranée, avait des rapports suivis avec l'Andalousie musulmane comme avec l'Italie. Les mœurs y étaient douces. On y était déjà féministe, et d'ailleurs démocrate, puisque les communes élisaient leurs administrateurs. Ce monde riche et avancé était tolérant. Le catharisme était une foi plus souple, plus libre, que la foi catholique, et ses fidèles étaient plus vertueux. Cela inquiéta l'Église. Le Pape fit appel aux Nordiques pillards et bornés. Grâce à eux et à l'Inquisition, créée à cette occasion, on vint à bout de l'hérésie. Mais dans la lutte, la *civilisation* méridio­nale -- c'est le mot qu'on emploie -- fut ruinée et le Midi asservi. L'Histoire, qui n'est rien d'autre que le mouvement de libération des hommes, recula pour des siècles. Cette fois-là, la *modernité* avait été vaincue. \*\*\* Telle est la légende, considérée par beaucoup comme une fidèle image de la réalité. L'ennui, c'est qu'elle ne tient pas debout. Il est remarquable que l'on esquive le plus souvent la cause d'une guerre civile qui fut bien réelle, hélas. Cette cause fut l'inhumanité de la foi cathare, que Mircea Eliade a définie en une formule : « la haine de la vie ». On se voue à ne rien comprendre si l'on voit dans le conflit une simple divergence d'opinions, qu'un peu de com­préhension (et encore mieux d'indifférence, comme cela nous est si facile) eût suffi à rendre acceptable. Il ne s'agit pas d'opinions, mais de principes qui engagent les grandes orien­tations de la société comme la vie quotidienne. Le catharisme n'est pas une hérésie, c'est une autre religion, impliquant une autre société. Par sa seule existence, il subvertissait l'ordre que la majorité de l'Europe tenait pour naturel et intangible. Le catharisme est un dualisme : le monde est fondé sur deux principes adverses, le Bien et le Mal. Pour ne pas remonter jusqu'à Zoroastre, rappelons quelques formes prises par le dualisme : gnosticisme alexandrin, religion de Mani qui se répand si vite et si loin (saint Augustin fut manichéen pendant huit ans et, en 1202, on comptait de ses adeptes dans le clergé d'Orléans) et ensuite les Pauliciens puis les Bogomiles. 12:812 De l'une à l'autre de ces formes, les influences, les contaminations sont très probables, et la filiation des Bogomiles aux Cathares est prouvée. Dualistes mitigés, ces der­niers furent convertis au dualisme absolu par Nicetas, diacre bogomile présent au concile (cathare) de Saint-Félix de Cara­man, en 1167. La différence entre les deux branches ne paraît pas essentielle. Les mitigés reconnaissent que le Principe mauvais est inférieur et dépendant. Ils le signifieront de manière imagée en disant par exemple que Satan est le fils aîné de Dieu. Pour les radicaux, les deux principes existent dès l'origine, même si le Mal reste inférieur, et doit être vaincu à la fin des temps. Dans les deux cas le monde matériel, la Création, est le fait du Principe mauvais, ou de Satan qui l'incarne, ou encore du Dieu père de l'Ancien Testament (c'est aussi ce que disait Marcion). On voit bien que nous sommes très au-delà d'un désaccord sur l'un ou l'autre point de doctrine. Tout dualisme naît du problème du Mal. Comment peut-on faire coexister un Dieu très bon et tout-puissant avec les ravages du Mal dans le monde ? Comme dit Audiberti : *Nous avons beau brandir le gouffre et le mystère* *pour expliquer l'enfant que mord le tétanos* nos mots et nos raisons tombent devant la scandaleuse réalité. Si nous ne nous fions pas à ce que l'Église enseigne de la chute et à la soumission aux décrets de Dieu, le tourment nous saisit. Les dualistes sont animés par le désir d'innocenter Dieu -- et l'homme. Le Dieu vrai, celui du Bien, ne peut avoir aucune part dans la création du monde où nous vivons, ce monde où le mal se rencontre à chaque pas. Les Cathares disent qu'il a créé le monde spirituel et intelligible, auquel l'homme n'est pas étranger (mais il est prisonnier dans la matière). Quant à la Terre, aux astres qui l'éclairent et à tout le firmament, c'est l'œuvre du Principe du Mal. Ce monde-là n'est rien. Ils se référaient même à l'Evangile selon saint Jean (1,3) : « Omnia per ipsum facta sunt et sine ipso factum est nihil. » Les Cathares traduisaient, non pas « et rien n'a étéfait sans lui » mais « et c'est sans lui que le rien a été fait ». Le rien, la Création ! 13:812 Pour la plupart des religions dualistes, il y a bien eu chute, mais elle n'est pas le fait de l'homme. C'est le Démiurge, le Créateur, qui est un ange déchu (Satan) ou, comme disaient les gnostiques, un Archonte, issu après trois ou quatre étapes dans la déchéance de la Sagesse attirée vers la matière. Ce dieu inférieur, maladroit, rate sa création. L'homme qu'il a modelé contient pourtant une étincelle de la Lumière divine. Cette âme n'est pas chez elle dans le monde terrestre. Elle y est prisonnière. C'est aussi ce que pensaient les Cathares. J'avoue ne pas connaître le mythe par lequel ils devaient expliquer cette âme prise au piège. Leur schéma ne devait pas être très différent de celui des manichéens : le Mal tentant d'envahir le monde du Bien ; le champion du Bien (Dieu lui-même, mais aussi son envoyé, la question reste floue) d'abord vaincu, et divisé, épars, à travers la matière, dont il se libère avec le temps. L'important est que, ce monde étant mauvais, le salut est dans l'extinction de la matière. En conséquence, les Cathares refusent la procréation -- qui perpétue la matière -- et bien sûr le sacrement de mariage. *Toute chair est mauvaise,* c'est fondamental. Ils reconnaissaient le Christ, non pas d'ailleurs comme personne divine mais comme créature envoyée par Dieu. Créature qui n'avait revêtu qu'une apparence de corps. Ces gens ne pouvaient accepter la formule « Le Verbe s'est fait chair ». Le Christ ne s'est pas *incarné* dans la Vierge Marie. Le sacrement de l'eucharistie n'a aucun sens, la *chair* et le *sang* du Christ, s'ils avaient existé vraiment, n'ayant pu être que matière diabolique, ce que sont forcément le pain et le vin. Les Cathares croyaient que l'homme connaît plusieurs vies successives, et se réincarne à l'occasion dans une plante ou un animal. Ils refusaient de manger de la viande et tout ce qui vient, plus ou moins directement, de la copulation : les œufs, le lait, le fromage. Mais le poisson leur était permis, n'ayant pas de sang. Des Cathares préférèrent mourir plutôt que de manger un poulet, épreuve que leur imposaient les catholiques. J'ai lu que leur refus de tuer un animal venait de la crainte d'interrompre par ce meurtre la pénitence d'une âme. \*\*\* 14:812 On peut arrêter là. Il est clair qu'on se trouve devant une tout autre religion que le christianisme. Et le jugement porté par Mircea Eliade, dans le livre cité plus haut, paraît irréfuta­ble : « On peut dire que l'idéal du Cathare était la disparition de l'humanité, par le suicide et par le refus d'avoir des enfants, car les Cathares préféraient la débauche au mariage. » L'allusion au suicide s'explique par la forme de pénitence que l'on appelait *endura,* un jeûne complet et définitif, que H.-C. Puech définit « suicide par immobilité et inanition » (*Sur le manichéisme,* p. 70). On affirme qu'il s'agit là d'une pratique tardive. Elle est dans la logique d'un pessimisme absolu sur la vie terrestre. Il est tout à fait remarquable que les Cathares se soient dits les vrais fidèles de l'évangile, et se soient nommés eux-mêmes *les bons hommes, les bons chrétiens.* Pouvaient-ils se tromper à ce point sur eux-mêmes ? Et comment cette imposture a-t-elle pu réussir un temps ? D'abord, le clergé local était alors très souvent ignorant, relâché dans ses mœurs et même dépravé, pour une part d'ailleurs passé à l'ennemi. Lacordaire le reconnaît dans son livre sur saint Dominique : « Le comte de Toulouse, maître de ces provinces, y soutenait ouvertement les hérétiques ; les évêques refusaient d'aider les légats \[envoyés par le Pape\], l'un par lâcheté, l'autre par indifférence, celui-là parce qu'il était hérétique lui-même. Le clergé avait encouru le mépris des peuples... » Ce discrédit favorisait l'implantation de nou­velles croyances. Je crois aussi à l'existence d'un autre facteur, qui s'impose à l'esprit dès qu'on décrit le catharisme. Il est clair que sous l'apparence du christianisme, il insinuait une religion toute différente, il est clair tout autant qu'on tenait beaucoup à cette apparence. Le catharisme utilise des *matériaux* et un langage dont les gens sont imprégnés. Il parle du Christ, de Satan, de la chute. Il parle du Dieu bon qui veut arracher les hommes au mal et à la domination du démon. 15:812 Il parle, comme saint Paul, du « Prince de ce monde », et de l'opposition entre la Loi et la Grâce. Il est vrai que par un système de distorsions, de déformations, il fait véhiculer par ce langage un sens tout différent de celui qu'enseigne l'Église. C'est possible parce que, rappelons-le, le clergé est souvent ignorant ou secrètement gagné -- et les fidèles encore plus, naturellement. Si l'on y regarde, quelles âneries n'entendons-nous pas, aujourd'hui, sur le Christ, sur la foi ? Pourquoi n'en aurait-on pas entendu d'aussi fortes au XIII*^e^* siècle ? L'opposition des deux religions est pourtant flagrante. La Bible nous dit que Dieu trouva bonne sa Création, et les Cathares la disent absolument mauvaise. Leur Christ n'est qu'un envoyé qui ne sauve pas réellement les hommes. Ils dédaignaient la Sainte Vierge, et ils avaient la croix en abomination, comme instrument de supplice satanique ; ils refusaient d'y voir le symbole du rachat. Un double langage peut tromper, mais non pas tous, ni tromper jusqu'au bout. Il me semble que la confusion et les obscurités qui règnent quant à la doctrine ont toujours existé pour une bonne raison. Les Cathares, comme les manichéens avant eux, étaient organisés à la fois comme Église (ouverte à tous) et comme société d'initiés, ainsi que l'étaient les gnosti­ques. Par l'Église, on recrutait facilement. Les degrés d'initia­tion permettaient de doser graduellement les révélations doc­trinales. Il n'y a là qu'une hypothèse de ma part. Elle me paraît explicative. A la population, chrétienne depuis longtemps, les Cathares se présentaient comme réformateurs : les *bons,* c'étaient eux. Ils employaient le langage de l'Évangile, celui que tous connaissaient. Ils y mêlaient au début le minimum d'hérésie. Ayant affaire à des gens peu instruits, au moins pour ce qui est de la religion, ils pouvaient aller assez loin (aujourd'hui aussi, on rencontre par exemple des chrétiens croyant à des réincarnations). On peut d'ailleurs légitimement dire à un fidèle que ce monde est un exil, notre vraie patrie étant céleste (on le chante depuis des siècles avec le *Salve Regina* comme avec *O salutaris hostia*)*.* On peut même tricher sur la vraie nature du Christ : Rome le laisse faire officiellement, depuis un quart de siècle, avec l'omission du mot *consubstantiel* dans le Credo. Etc. 16:812 Cette pratique permettait de progresser masqué et de diffuser la foi nouvelle sous une apparence orthodoxe. La révélation de la véritable doctrine dualiste, réservée aux plus ardents, venait ensuite. Deux étapes donc, et deux groupes. Dans le premier, largement ouvert, on avait les chrétiens avides d'une réforme, d'un langage plus évangélique : tous ceux que rebutaient les insuffisances du clergé catholique. Mais seul l'autre groupe, celui restreint des « Parfaits », avait droit à la vérité sans fard. Ces « Parfaits » sont connus pour leur vie ascétique : chasteté, jeûne, végétarisme. Pour accéder à ce rang -- où se recrutaient les membres du clergé -- on recevait le sacrement du *consolamentum.* Le candidat prenait un certain nombre d'engagements, puis on lui imposait les mains, et sur sa tête on plaçait le Livre (sans doute *le Nouveau Testament*)*.* Cette imposition des mains, notons-le, est déjà un signe sacramental chez les Manichéens : c'est ainsi qu'ils imposaient le Saint-Esprit qui était Mani lui-même, considéré comme le Consolateur promis par le Christ. Un auteur qui semble très favorable à la secte, Fernand Niel, écrit : « Ce qui ne laisse pas de surprendre, dans le *consolamentum,* c'est qu'il n'apprend rien sur les dogmes fondamentaux du catharisme. Un catholique aurait pu le recevoir sans croire déroger aux lois de sa religion. » C'est justement ce qui fait penser qu'il y avait aussi un enseignement secret, qui ne perçait que le moins possible hors du cercle des initiés. Il est vrai que la doctrine des simples croyants était déjà assez clairement opposée à celle de l'Église. Ils n'admettaient pas la *Genèse* (imposture puisque la création est l'œuvre de Satan) ni d'ailleurs aucun des livres du *Pentateuque,* pas plus que leur auteur, Moïse, agent démoniaque. Ils rejetaient aussi les livres historiques de la Bible, admettant les Psaumes, les prophètes et les Évangiles, augmentés d'apocryphes. Mais, répétons-le, à un certain degré d'ignorance religieuse, on pouvait faire passer beaucoup de ces tricheries et innovations. Les esprits enfiévrés de méfiance et de révolte l'acceptaient. \*\*\* 17:812 De ce tableau, on peut tirer aisément que les catholiques regardaient tout cela avec horreur, et comme inspiré par le démon. Ils ne pouvaient évidemment accepter cette haine de la Création et de la vie, œuvres de Dieu. Ni la diminution infligée au Christ ni le refus de la résurrection des corps. Ni plus généralement la négation de toute l'économie du salut, de la chute à la rédemption. Qu'on pense aussi au culte de Notre-Dame, alors en plein essor. On lui consacre des églises, on l'exalte de toutes façons : ce sont des artistes français qui les premiers illustrent le thème du couronnement de la Vierge ; il se répandra partout en Europe. Le dogme de l'Assomption comme celui de l'Immaculée-Conception sont bien loin d'être promulgués, mais ils sont très vivants dans la conscience chrétienne. La Vierge incarne la forme humaine la plus haute, la plus pure -- incorruptible. Elle est l'image parfaite de la chair selon la Création bonne, avant la chute. Rien de plus antipathique pour un Cathare. Et c'est pour cela que saint Dominique trouve avec le rosaire, la récitation du chapelet, la prière qui est la réplique souveraine au refus cathare. L'antinomie des attitudes et des pensées religieuses se traduisait dans la vie de chaque jour. On a parlé du mépris où étaient tenus les prêtres. Lacordaire évoque ces gens de guerre entretenus et protégés par le comte de Toulouse. « Ils enlevaient des tabernacles les vases sacrés, profanaient le corps de Jésus-Christ, arrachaient aux images des saints leurs ornements pour en couvrir des femmes perdues ; ils détrui­saient des églises de fond en comble ; les prêtres étaient meurtris à coups de verges et de bâtons ; plusieurs furent écorchés vifs. » Saint Dominique fut lui-même agressé à plusieurs reprises, et menacé de mort. La croisade ne fut décidée qu'après l'assassinat près de Saint-Gilles, en 1208, de Pierre de Castelnau, légat du Pape. Le crime fut commis par des gens du comte de Toulouse. Voilà ce qu'il faut rappeler de la tolérance cathare. \*\*\* 18:812 Nous voilà amenés à la légende du Midi écrasé par le Nord. Il est certain que la guerre connut des journées d'une grande cruauté. Parlant du carnage de Béziers, en 1209, Lacordaire écrit que c'est « un des événements qui ont jeté sur la guerre des Albigeois une couleur qu'il n'est au pouvoir d'aucun historien d'effacer ». Mais les morts ne doivent pas devenir des armes. Et il est trop facile de ne voir le sang versé que d'un côté. C'est le rôle des Cathares d'être manichéens, pas le nôtre. Le même Lacordaire écrit par exemple : « Dominique et Montfort furent les deux héros de la guerre des Albigeois, l'un comme chevalier, l'autre comme prêtre » et il évoque « leur amitié sincère ». Ces expressions nous ramènent à la réalité, et devraient nous éviter de simplifier par trop le personnage de Simon de Montfort, cible habi­tuelle des vertueux rétrospectifs. Mon but ne peut être d'évoquer cette histoire dans le détail, mais d'essayer de rétablir quelques points. On entend dire couramment que le Midi était indépendant. La croisade serait une conquête. C'est oublier l'époque. Toulouse et Lan­guedoc faisaient partie du royaume depuis l'héritage de Char­lemagne. Selon la loi féodale, des provinces étaient données en apanage, et les familles ainsi loties en prenaient à leur aise, au bout de deux générations. Soit dit en passant, la seule application du principe de subsidiarité à la politique a été jusqu'ici le système féodal, et sans qu'il ressemblât en rien à ce qu'on entend aujourd'hui par ce mot, de graves défauts en gênaient le fonctionnement. C'est même ce qui fit le succès des Capétiens. Le comte de Toulouse était ainsi apanagé, doté d'un pouvoir délégué. Il avait un suzerain, le roi de France. Et il ne pouvait passer outre à ce principe sauf à légitimer par là les refus d'obéissance de ses propres vassaux. Les comtes de Toulouse, leurs vassaux de Trencavel, vicomtes de Carcassonne et de Béziers, et les autres, n'étaient nullement indépendants de la couronne de France, à moins de renoncer au fondement même de leur pouvoir. Il est vrai que ces apanagés -- il suffit de penser aux Plantagenêts, aux ducs de Bourgogne -- restaient difficilement dans le rang. Finalement, le comté de Toulouse fut rattaché (pas attaché, rattaché) au domaine royal, par le mariage de la fille de Raymond VII -- mort sans enfant mâle -- à un frère de saint Louis. Légitimement, il n'en était jamais sorti. Il n'y eut pas de conquête. 19:812 On oublie trop de rappeler que Toulouse et Trencavel ont cherché et obtenu à plusieurs reprises l'appui du roi d'Aragon, Pierre II. Celui-ci fut leur allié, et périt à la bataille de Muret, en 1213, pleuré par Simon de Montfort : « il descen­dit de cheval et baisa en pleurant les restes de ce prince infortuné ». Aragon, bon catholique, intervint aux côtés des Cathares évidemment dans l'espoir d'agrandir son royaume. De même, on verra plus tard Henri II de Montmorency (huguenot) faire appel à Philippe IV d'Espagne, ce pourquoi il périt décapité -- ce pourquoi sans doute aussi il a droit à une rue à son nom, de nos jours, à Montpellier (une allée, exactement). Autre rappel de ces interventions étrangères. En 1242, après le massacre, à Avignonet, de onze inquisiteurs, cha­noines de la cathédrale Saint-Étienne de Toulouse, une insur­rection « cathare » est déclenchée par Raymond VII avec l'appui d'Henri III de Plantagenêt. Occasion pour saint Louis de battre l'Anglais à Taillebourg et Saintes. Encore un exem­ple d'interférence entre les ambitions politiques et la « cause » : le Plantagenêt rêvait de mettre la main sur l'ensemble du Midi. Et ces gens n'oubliaient pas les biens du clergé à confisquer. \*\*\* On en prend à son aise avec la vérité quand on oppose le Nord au Midi. Ils ne pouvaient être aussi étrangers qu'on le dit : l'Église, les liens féodaux, y compris les mariages fré­quents dans l'aristocratie, le commerce assuraient une circula­tion active des biens, des personnes, des idées. Eléonore d'Aquitaine en est un assez bel exemple, par ses mariages avec Louis VII puis avec Henri II de Plantagenêt. Les langues d'oc et d'oïl étaient moins séparées peut-être qu'elles ne le sont devenues. 20:812 Le Nord n'était nullement la contrée barbare que l'on dit. La région la plus prospère et la plus lettrée à cette époque va de Paris à la Champagne, aux Flandres et à la Rhénanie. L'amour courtois, les cours d'amour, les troubadours ne sont pas une invention du Midi à laquelle le Nord serait resté étranger. Fernand Lot (dont, je pense, on reconnaît encore la compétence) rappelle que le premier troubadour fut Guil­laume IX, comte de Poitiers, ce qui place l'épicentre du phénomène *courtois* plus près de la Loire que de la Garonne ou de l'Aude. Et deux félibres patentés, Charles Maurras et Xavier Vallat, s'accordent pour reconnaître que le dialecte poitevin est de langue d'oïl, non de langue d'oc. (La très célèbre Eléonore d'Aquitaine est la petite-fille de ce Guillaume.) « La grande majorité \[des troubadours\] est originaire du centre de l'Aquitaine », dit encore F. Lot, et le dialecte principal le limousin. Rien à voir avec la zone cathare. Au passage, je rappellerai que le *troubadour* désigne l'inventeur de *trope,* au sens d'air musical. Eléonore, sa petite-fille Marie de Champagne, font connaître les *sons poitevins,* aussitôt repris partout. Cela ne montre nullement un dénivellement entre civilisations différentes, mais la propagation d'une mode ou, si l'on préfère, d'un air du temps. On proclame couramment que c'est le Midi qui invente l'amour courtois, culte d'un chevalier fidèle servant d'une dame inaccessible. On affirme même que cela nous vient des Arabes, trouvaille récente qui escamote l'influence celte. C'est pourtant le moment où paraît *Tristan et Yseut.* Et il y a les lais de Marie de France, et toute « la matière de Bretagne », où la femme a si grand rôle, conformément aux mœurs celtes. L'esprit de chevalerie vient de là, également, on le sait bien. De la même façon, on célèbre un féminisme du Midi qui devrait tout aux Cathares et à l'influence arabe, ce qui laisse rêveur. Pendant ce temps, le Nord laissait la femme esclave, selon la tradition romaine, je suppose. Cet été encore, un article du *Figaro* attirait l'attention sur le livre *Les Femmes cathares,* œuvre d'Anne Brenon. Citation du livre (d'après l'article) : « Elles \[ces femmes\] avaient adopté l'idée cathare de l'égalité d'âme entre les hommes et les femmes. » On est fatigué de relever de telles âneries. L'Église romaine affirme et a toujours affirmé cette égalité. 21:812 Rappelons encore une fois que le culte de la Vierge Marie auréole la féminité : « La dévotion à la Vierge sanctifiait indirectement la femme » (M. Eliade, *op. cité*)*.* Les femmes, au Nord comme au Sud, avaient accès au savoir (Héloïse) comme au pouvoir (Blanche de Castille). On peut aller plus loin ; pour les *Fidèles d'amour,* présents en France et en Belgique aussi bien qu'en Italie, la femme, image de la Sagesse, mérite un culte. La Béatrice de Dante n'est pas loin. Et encore une fois, rien de toulousain ou de cathare dans l'affaire. Quant au féminisme, le livre récent de Couliano nous donne cette citation de Jean Duvernoy : « L'hérésie en tant que telle n'apporte... à la femme aucun message particulier, si ce n'est un surplus de dénigrement. » Cela se comprend si on voit en elle « le vase d'impureté » par lequel la matière mauvaise se reproduit et prolifère. On pense aux terrifiants *Temps futurs* d'Aldous Huxley. Duvernoy, dans son livre sur le phénomène cathare, précise que les femmes n'y avaient nul accès à la hiérarchie religieuse, et aucun droit de prêcher aux croyants. Reste la dernière affirmation *modernisante *: le Midi cathare était sur la voie de la démocratie. C'est à ce moment, il est vrai, que naissent les communes, échappant aux sei­gneurs laïques ou ecclésiastiques. Mouvement démocratique ? de façon très embryonnaire, très élitiste, et qui existe au total plus dans le Nord que dans le Midi. Dans le Nord, l'associa­tion communale est purement bourgeoise, n'admettant ni nobles ni clercs. Elle est fondée sur la richesse ; c'est le début de la puissance des « marchands de l'eau » à Paris, par exemple. Fernand Lot souligne qu'il en va tout autrement dans le Midi. Il s'y crée, dès le début du XII^e^ siècle, des *consulats* à l'imitation de ceux d'Italie. « Dans le Midi, il y avait encore quantité de nobles qui résidaient en ville et qui ont pris part au mouvement d'émancipation, même l'ont suscité et entretenu. Le *consulat* d'Italie et du Midi de la France donne donc un aspect plus aristocratique, plus guer­rier aux villes... Libérées de gré ou de force, ces villes constituent de véritables seigneuries. Elles sont administrées par un directoire, formé de deux à douze consuls selon les localités. 22:812 Ces consuls sont recrutés surtout parmi les nobles. Ce caractère aristocratique des *consulats* du Midi les fait de bonne heure haïr du bas peuple et des gens de la campagne. » Et voilà pour la démocratie. \*\*\* Le phénomène cathare disparaît au début du XIV^e^ siècle. Du fait de l'Inquisition, dit-on. Donc, extirpé par le fer et par le feu. C'est mal rendre hommage à des croyants qu'on nous disait inébranlables dans leur foi, impossibles à convaincre ou à réduire. Et c'est trop assimiler les moyens d'investigation et de contrôle dont disposait cette époque à ceux de notre société technicienne. Il me semble que la crise cathare, violente et brève comme une explosion, est née de l'absence de l'Église -- ignorance, relâchement, paresse du clergé -- et qu'elle s'est résorbée lorsque l'Église s'est ressaisie. On lutte contre l'héré­sie, disait saint Dominique, par la pauvreté, le jeûne et la prière. Quand ils ont à nouveau écouté leurs prêtres, les Méridionaux ont mieux senti les épouvantables implications de la doctrine étrangère, et l'ont fuie. Il faut penser aussi à ceux qui étaient restés fidèles. On dit le Midi : mais la Provence n'était pas touchée, Montpellier peu. Et dans les villes acquises à l'hérésie, combien de fidèles qui faisaient le gros dos ? Les milliers d'églises bâties dans la province du XIII^e^ au XV^e^ siècle attestent cette foi. La véritable question (Fernand Niel la pose dans son petit livre), c'est que coexistent deux phénomènes aussi opposés que les cours d'amour et la sombre foi cathare. Et s'il s'agissait de deux réponses à un même fait : les mœurs dissolues qui s'étaient répandues ? On nous dit que le clergé s'était très relâché. Il n'est pas raisonnable de penser qu'il était une exception. La dépravation devait être assez générale, et c'est sur ce fond de débauche que naît le sursaut cathare, qui se présente d'abord comme réformiste. Une autre réaction a pu être le jeu amoureux raffiné et chaste, le culte de la Dame inaccessible. Le Languedoc jouisseur a pu inventer ces deux voies pour échapper aux bassesses de ses fêtes. 23:812 Un dernier point. Nous pouvons nous demander la raison de cette reviviscence cathare, ou plutôt de cette mode. L'anti­cléricalisme et la haine de nos rois sont entretenus, bien sûr, mais on s'explique mal qu'ils prennent aujourd'hui une forme aiguë. Je verrais plutôt comme cause véritable le souci de se trouver une *identité,* comme on dit, quand on a coupé avec le passé, que la tradition est perdue. Ou encore -- et c'est le cas -- quand on a trop appris à haïr ce passé. Un homme civilisé est fidèle à ses ancêtres. Un homme moderne, barbare, se fabrique des ancêtres qui lui ressemblent. D'où cette modernité plaquée à tort et à travers sur les Albigeois, et qui ne tient pas, si l'on gratte un peu. Georges Laffly. Les livres cités sont les suivants : I. Couliano : *Les gnoses dualistes d'Occident* (Plon). M. Eliade : *Histoire des croyances et des idées religieuses* (t*.* III) (Payot). Lacordaire : *Vie de saint Dominique* (Cerf). F. Lot : *La France des origines à la guerre de Cent ans* (Gallimard). E Niel : *Albigeois et Cathares* (PUF. Que sais-je ?). H.-C. Puech : *Sur le manichéisme et autres essais* (Flammarion). 24:812 ### Journal d'un paroissien critique par Jean-François Pilbouin Dimanche 25 octobre 1992. -- Je dois me rendre ce matin du Mans (de Le Mans, comme disent aujourd'hui les haut-parleurs de la S.N.C.F.) à Orléans, par route. Il me faut trouver une messe avant d'être à Orléans pour midi trente. Pas de chance, la messe paroissiale de Bouloire (rite de saint Pie V, annonce bravement l'affichette dans l'entrée de la curieuse église, avec ses bustes de saints) est seulement à 10 h 30. Je poursuis ma route et arrive pour la messe de 11 h à Ozouër-le-Marché (diocèse de Blois). L'église (petite) est pleine. La paroisse, bien tenue. Le curé, âgé, fait un excellent sermon sur le Pharisien et le Publicain. (Et, au moment de la Consécration, il fait sonner une cloche de l'église : toute la paroisse peut connaître le moment où le pain et le vin deviennent Corps et Sang du Christ.) 25:812 Pourquoi faut-il que le chœur soit envahi de filles en aube qui servent la messe ? Le Vatican a mis en garde à plusieurs reprises contre cette pratique. Le curé me répondrait sans doute, comme un de ses confrères en Bretagne, où cette pratique gagne de nombreuses paroisses (les évêques n'osent pas en parler), qu'il ne veut pas détourner des places d'honneur les fillettes du catéchisme, déjà peu nombreuses. Mais comment ne pas voir que cette manière de refuser le partage des rôles entre hommes et femmes, partage qui est dans l'Évangile (où Marie, Madeleine et les autres ont un rôle de premier plan, mais différent de celui des Apôtres à qui Jésus transmet des pouvoirs sacra­mentels), comment ne pas voir que cette façon de faire attisera les revendications de sacerdoce féminin, et qu'en outre les garçons ne sentent déjà plus le rôle propre auquel ils peuvent être appelés ? De surcroît, « l'équipe liturgique », la chorale (dont les chants sont ineptes, mais je n'en retrouve plus le texte) sont presque exclusivement féminines. On s'est plaint qu'en cer­taines époques ou certains pays la religion fût l'apanage des femmes. Les mêmes parfois qui s'en sont plaints nous amè­nent à bien pire. 26 octobre. -- Dans *Le Dauphiné libéré* du 26, une photo m'accroche l'œil. Elle illustre le compte rendu d'une conférence organisée à Valence par la Fédération des Œuvres laïques. Orateur : M. Jean Baubérot, directeur d'études à l'École pratique des Hautes Études, et spécialiste du protes­tantisme. Le compte rendu est confus, mais Baubérot n'a jamais caché (il l'a écrit dans *Le Monde*) qu'il milite, malgré l'échec de 1984, pour la nationalisation et la laïcisation de tout l'enseignement. La photo montre, dans l'assistance, trois religieuses (en costume) qui l'écoutent pieusement. 26:812 Octobre 1992. -- Je ne passe jamais à Mauves (Ardèche), sur l'antique nationale 7, en bordure du Rhône, sans me réapprovisionner en saint Joseph chez Marsanne, viticulteur à l'ancienne, que me fit connaître le gastronome Courtine. Ce soir (il fait nuit dès 18 h, dans cette vallée), l'église est éclairée. J'entre. Douze saintes femmes (dont des religieuses) récitent le Rosaire. C'est la pieuse Ardèche qui persiste... Mais de l'autre côté du Rhône, dans les coteaux de l'Hermitage (Drôme), même spectacle le lendemain dans l'église d'un bourg minuscule et peu clérical, Crozes. Cette fois, le Rosaire, avec l'invocation *O mon Jésus, délivrez-nous du feu de l'Enfer...* après chaque dizaine, est suivi de la messe (en semaine) et il y a même deux hommes dans l'assistance, et une fillette. La liturgie est laide (même pas de chasuble), mais enfin l'Église survit ainsi en cet ingrat pays. Hélas, certains dimanches, me dit-on, en l'absence de prêtre, « c'est Mme C. qui dit la messe... mais y en a qui n'aiment pas ça, ils vont à Tain \[4 km\] en voiture ». Ils ont bien raison. Malgré tout, ma déception, car ces A.D.A.P. ne sont pas particulières au diocèse de Valence, c'est qu'en face, dans le diocèse de Viviers, le Rosaire n'ait pas été dix fois plus fréquenté qu'ici, comme naguère, et que, de l'immense statue du Sacré-Cœur dressée sur une colline et récemment abattue par la foudre, on n'ait recueilli que la tête, réinstallée près de l'église de Mauves, avec une inscription qui nous informe que la statue a été remplacée par une flèche -- suivent les noms du maire, du premier adjoint, de l'architecte, etc., etc., très fiers de cet exploit. Octobre 1992. -- Quelle chance d'avoir fait halte à Cosne d'Allier ! Ce gros bourg dont le maire, communiste, est principal ou professeur du collège (baptisé Émile Guillaumin, car Ygrande n'est pas loin), possède le dernier curé en soutane du diocèse de Moulins. Et il dit chaque matin la messe de S. Pie V, à 7 h 30, puis à 8 h 30 (une dizaine de dévotes chaque fois, ça n'est pas rien : la commune n'a guère plus de deux mille habitants, dispersés). 27:812 Le dimanche, il a adopté la messe de Paul VI, mais il la dit « à l'endroit » ([^1]), car son église est une des très rares dont le chœur n'ait pas été enlaidi d'un nouvel autel. Dans la nuit du Jeudi au Vendredi-Saint, il y a sans discontinuer adoration du Saint-Sacrement. A la Toussaint, à Noël et à Pâques, il essaie de dire la messe dans ses six paroisses : -- *Vous comprenez, ils ne vont déjà pas beaucoup à la messe, dans cette région, alors ils diraient :* « *Il ne s'est pas dérangé, eh bien ! on n'ira plus du tout !* » Octobre 1992. -- Je ne passe jamais en Bourbonnais sans m'arrêter à Chantelle, l'abbaye de Bénédictines installée dans le château surplombant le ravin par où s'enfuit Charles, dernier duc du Bourbonnais, pour se mettre au service de l'Allemagne luthérienne et assiéger Rome... Mais quelle tristesse chaque fois ! La liturgie y est lamentable, le grégorien abandonné depuis longtemps. Et la librairie propose aux acheteurs les productions douteuses des Éditions du Cerf, dont un ouvrage sur les Diaconesses de Reuilly. Ainsi la congrégation religieuse la mieux vantée auprès des jeunes clientes de l'abbaye, c'est une congrégation protestante. Est-ce vraiment opportun ? Il est permis de poser la question, sans aller jusqu'à maugréer comme un de mes amis : « Depuis le Connétable, ce lieu est décidément voué à la traîtrise ! » Novembre 1992. -- Horresco referens, je ne connaissais pas Souvigny. « C'est la grande église du pays, et la cathé­drale de Moulins n'y peut rien. Souvigny avec ses restes de palais, ses cloîtres où l'herbe monte, sa touchante petite fontaine classique de ville italienne, et ses deux tours dissem­blables au-dessus de la balustrade qui suit le mouvement en retrait de la façade, Souvigny qui domine tout le pays et d'abord la petite ville qui sommeille à l'entour, pleine d'un silence villageois, la petite ville laïque et républicaine qui s'appelle aussi Souvigny. » 28:812 Cette description de Valery Larbaud (dans *Allen,* vers 1928) est toujours vraie. Mais le prieuré de Souvigny n'est plus seulement la nécropole des Bourbons morts entre 1410 et 1521 (tout cela affreusement abîmé à la Révolution), n'abrite plus seulement les reliques de Mayeul et d'Odilon venus de Cluny, mais des religieux bien vivants : deux prêtres et quelques frères de la Communauté de Saint-Jean, fondée par le P. Philippe de la Trinité. De nouveau on voit dans Souvigny l'habit religieux (qui les fait surnommer les Petits Gris), de nouveau les horaires des confessions (fréquentes) sont affichés, l'adoration du Saint-Sacrement pratiquée... C'est une gageure dans ce pays, un *challenge* autrement admirable que ceux dont nous bassinent les magazines et les écoles de commerce. Novembre 1992. -- « Bourbon l'Archambaud, dit encore Larbaud, avec le château en ruine au-dessus du petit lac, aujourd'hui tout champêtre, qui a reflété les bannières et les fêtes d'une riche cour féodale, fait songer à un grand arbre foudroyé, ébranché, renversé, évidé, dans lequel les abeilles font leur miel : la ville moderne, propre, bien tenue, avec les hôtels qui sentent la pâtisserie, et le jardin de l'établissement thermal, serait ce nid d'abeilles et ce miel. » A l'écart du château et des abeilles, négligeant même le buste d'Achille Allier, jeune tête romantique près du porche, j'entre dans l'église paroissiale pour mes dévotions à saint Georges, qui est statufié sans cheval à son autel du bas-côté. La table de presse propose diverses revues, dont *La Vie.* Encore heureux qu'on n'ait pas placardé, comme dans d'au­tres églises, l'affiche-réclame où une jeune femme sûre d'elle proclame : « Dans La Vie, je sais où je vais ! » Dieu seul, croyais-je... Mais on a bien vu aussi dans les églises il y a deux ans une affiche de l'épiscopat qui affirmait « Il n'y a pas de miracle » et réclamait des sous... 29:812 *La Vie* du 8 octobre comporte une colonne sur le Caté­chisme universel « en chantier depuis 1986 sous la direction du cardinal Ratzinger ». L'hebdomadaire publie une photo du Cardinal et recopie pieusement les attaques d'Amnesty international et *d'Il Giorno* (« amalgame un peu paranoïaque de théologie archaïque et d'antimodernisme »). Déjà *La Vie* du 25 juin comportait une page entière d'attaques contre Mgr Ratzinger et le dernier document pontifical. Cela fait des lustres que ce scandale dure : les paroisses françaises, avec l'aval de l'épiscopat, diffusent une presse ouvertement hostile au Magistère du Pape. Hostile aussi (à peine moins ouvertement) à la morale chrétienne ou tout simplement naturelle. *La Vie* du 29 octo­bre publie une attrayante photo couleurs de Ségolène Royal, ministre en exercice qui donne l'exemple du concubinage. Encore n'est-elle pas la pire des héroïnes promues par *La Vie,* qui fit sa couverture de Mmes Giroud, Veil, Dufoix, Barzach, bref de toutes les femmes ministres qui prônaient l'avortement libre et gratuit. Jamais ceux qui luttent contre l'avortement n'ont eu droit à cette publicité de la part des paroisses françaises et de leurs évêques. Au contraire, ceux-ci, en France, réprimandent de temps en temps ceux qui manifes­tent devant les avortoirs ! Jean-François Pilbouin. 30:812 ### L'évangélisation des Indiens d'Amérique par Jean Dumont JEAN-PAUL II l'a dit en 1979, dès sa première visite à Saint-Domingue, lieu d'installation de Christophe Colomb en Amérique : de là partit « une vaste entreprise d'évangélisation qui mérite grande admiration et recon­naissance ». Et il l'a redit le 1^er^ janvier 1992, à Saint-Pierre de Rome : ce fut « une réalité splendide \[...\] qui ne peut être sous-évaluée : l'arrivée de la foi dans le continent américain, la proclamation et la diffusion du message évangélique ». Splendeur pourtant méconnue des catholiques, et calom­niée comme nulle autre. Il y eut des ombres, certes, « comme dans toutes les conquêtes de l'histoire, mais pas plus » ; ainsi que le précisait récemment le Mexicain très indien, récent prix Nobel, Octavio Paz. 31:812 Ces ombres ne cessent d'être mises en avant, en bonne partie pour culpabiliser l'Église et les catholiques. De telle sorte que ce qui est dissimulé, ce ne sont pas les ombres mais les lumières. Alors, ces lumières, faisons-les sortir, une bonne fois, de sous le boisseau ! Les grandes Églises d'Europe D'abord l'évangélisation de l'Amérique (dont Isabelle la Catholique et ses successeurs tinrent à ne pas faire une chasse gardée espagnole, ce qu'on ignore) fut le fait des grandes Églises d'Espagne, de France, des Flandres, de la fin du XV^e^ et du XVI^e^ siècle, en pleine pré-Réforme catholique. L'écla­tante Église d'Espagne du cardinal Cisneros, de saint Jean de Dieu, de saint Pierre d'Alcantara, de saint Ignace de Loyola, etc. L'Église de France de la magnifique Observance francis­caine d'Olivier Maillard. L'Église des Flandres de la *Devotio moderna.* Comment ces Églises auraient-elles cessé d'être admirables, simplement parce qu'alors elles traversaient l'At­lantique ? Les frères espagnols de saint Jean de Dieu, ces premiers champions de la charité, prirent en charge les hôpitaux pour les Indiens des mines péruviennes. Les pre­miers évangélisateurs des Antilles furent des frères franciscains franco-bourguignons, notamment Jean de la Deûle et Jean Cousin, désignés, sur appel direct d'Isabelle la Catholique, par Olivier Maillard, puis par son successeur Martial Boulier. Le premier évangélisateur du Mexique fut le Flamand, frère lai, Pierre de Gand. Ainsi, d'abord, l'évangélisation de l'Amé­rique fut la grande aventure, le grand témoignage, la grande modernité, d'une chrétienté alors sans frontières, bien avant que le soit notre Europe d'aujourd'hui. L'incomparable Isabelle Et c'est l'incomparable Isabelle la Catholique, reine de Castille, qui fit peser, d'emblée, tout le poids du pouvoir en garantie de l'authentique proclamation et diffusion du message évangélique. 32:812 A l'égard des Indiens prééminence de l'amour, exigence des bons traitements, garantie de la liberté comme aux Espagnols, refus de la contrainte pour le bap­tême. Dès 1493, quelques mois après la découverte, Isabelle exige, dans ses instructions à Colomb, que les Indiens soient traités « avec amour » (*amorosamente,* dit le texte original espagnol) ; en 1501 elle précise que ce doit être « comme hommes libres ainsi qu'ils le sont et non comme esclaves », et qu'ils doivent être évangélisés « sans exercer sur eux aucune contrainte ». Ajoutant en 1503 qu'il s'agit de faire que les Indiens « vivent et soient comme les autres habitants de nos royaumes ». Ce ne sont pas que des paroles. Les actes les confirment : Isabelle fait renvoyer aux Antilles, libres, les esclaves indiens que Colomb a envoyés en Europe pour y être vendus, et elle destitue Colomb. Ainsi Isabelle fonde du même coup, dès les premières années de la Conquête, la liberté temporelle et la liberté spirituelle des Indiens. Elle est le véritable Découvreur de l'Amérique dans l'amour et dans la foi. Las Casas lui-même ne cessera de se référer à elle, rappelant notamment : « Son Altesse ne cessait d'exiger que les Indiens soient traités avec douceur et que soient employés tous les moyens capables de les rendre heureux. » En 1504, Isabelle affirme même : « L'intention principale de la coloni­sation est d'amener ses peuples à notre sainte foi catholique. » Un lourd sacrifice chrétien Cette dernière phrase, tirée de son testament, fut, comme le reste, la règle qui inspira non seulement un Las Casas et un Vasco de Quiroga, l'apôtre du Mexique, mais aussi les descendants d'Isabelle, du haut du pouvoir, à commencer par son petit-fils Charles Quint. De la manière la plus concrète, car la monarchie espagnole fit toutes les dépenses de l'évangé­lisation, des voyages et de l'entretien complet des mission­naires, de l'érection des diocèses et, pour une grande part, des constructions de couvents et d'églises. 33:812 Le spécialiste jésuite Constantino Bayle et en France le T.R.P. Terradas ont souli­gné que, dans chaque décennie, ces dépenses, énormes, auraient pu financer une *Invincible Armada* ou une grande armée en Europe. Elles furent, de la part de l'Espagne, un lourd sacrifice chrétien, supporté joyeusement, en conscience, pendant trois siècles. Que les nations qui en ont fait autant (l'Histoire n'en connaît aucune) lui jettent la première pierre ! L'intervention d'Isabelle et de ses successeurs, comme le don des Églises d'Espagne, de France et des Flandres, furent providentiels. Car la Rome des papes de la Renaissance, celle d'Alexandre Borgia et du pape casqué Jules II, enfoncée dans ses corruptions, se préoccupa peu de l'évangélisation améri­caine et ne lui apporta aucun concours direct. Sa première intervention en la matière, suscitée d'ailleurs par des religieux espagnols d'Amérique, attendra 1537 avec les bulles de Paul III, dont *Sublimis Deus,* qui ne firent guère que répéter Isabelle. C'est le véritable vicariat apostolique confié par l'Église à la monarchie des descendants d'Isabelle (dès 1508), qui fit, par aussi le choix des missionnaires et des évêques, tout le travail, à jamais admirable. Les religieux Un travail d'amour spirituel à l'égard des Indiens (ou des esclaves noirs) qui se montra l'affaire de tous. De tout un peuple chrétien. Des religieux, bien sûr, avec une foule de figures remarquables. Un saint François Solano, franciscain, lancé à la quête de l'âme indienne, au son de son violon, à travers les terribles sauvagines du Tucuman et du Paraguay. Cette autre « silhouette angélique », saint Louis Bertrand, dominicain, évangélisateur et serviteur des Indiens de Colom­bie. Ou saint Pierre Claver, jésuite, se faisant quarante ans durant le frère et le protecteur des esclaves noirs de la mer caraïbe dont il baisait les plaies. Il sera promu par l'Église patron des missions auprès des Noirs, ce qui nous rappelle que l'évangélisation de l'Amérique fut le modèle de toutes les missions. 34:812 Les évêques Mais le travail d'amour spirituel fut aussi l'affaire du clergé séculier et des évêques, contrairement à ce que l'on écrit souvent. Un Jérôme de Loaisa, premier archevêque de Lima, fit restituer par les conquistadors, sous peine de refus de l'absolution, tout ce qu'ils avaient pris aux Indiens, jusqu'à désigner ceux-ci leurs héritiers universels. Et il passa les dix dernières années de sa vie dans un réduit de l'hôpital qu'il avait bâti pour les Indiens, où il servait leurs affligés et où il mourut. Un saint Turibe, deuxième archevêque de Lima, mourut sur le dur chemin de ses quatorze années de visite, presque ininterrompue, de son diocèse, à mule ou à pied, jusqu'aux huttes d'Indiens les plus écartées où, inlassablement, il catéchisait, confirmait. Et donnait tout aux Indiens, « même sa chemise ». Les laïcs Mais le travail d'amour spirituel fut aussi l'affaire des laïcs. Ceux du pouvoir colonial, tel le vice-roi du Pérou, Toledo, qui créa dans chaque paroisse indienne un hôpital et une école de musique, et garantit aux Indiens des droits miniers égaux à ceux des Espagnols. Tel encore le vice-roi du Mexique, Mendoza, qui réserva deux jours de chacune de ses semaines à recevoir personnellement les plaintes des Indiens et soutint à fond les évangélisateurs. Ou ce ministre du gouvernement espagnol du Mexique, Vasco de Quiroga, qui, avant Mendoza, recueillit les enfants indiens abandonnés. Puis consacra tout son traitement et au-delà à financer ses Hospitalités indiennes de la Sainte-Foi, restaurations des communautés des premiers chrétiens, où il évangélisa lui-même. 35:812 Tâches qu'il élargira à toute une province, le Michoacan, lorsqu'il en sera nommé évêque, directement, de pur laïc qu'il était. Un promoteur, aussi, du progrès économique, social et humain, par la mise en place d'un remarquable artisanat, d'innombrables hôpitaux, de brillants collèges. En l'action de qui l'Unesco, aujourd'hui, a célébré un autre modèle : celui du développement des communautés dans le Tiers-Monde. Au Pérou, il y eut même ce cas unique dans l'histoire de l'Église : 4 des 6 apôtres canonisés du « Siècle religieux » qui y suivit la conquête furent de tout simples laïcs : sainte Rose de Lima, saint Martin de Porres, saint Jean Masias et sainte Marie-Anne de Paredes. C'est que, partout, les laïcs, organisés en puissants tiers-ordres et encore plus puissantes confréries, jouèrent un rôle capital dans la christianisation de la société, indienne comme créole. Les conquistadors Le travail d'amour spirituel fut encore l'affaire des conquistadors eux-mêmes, contrairement à un préjugé répandu aujourd'hui. L'affaire de Cortès, conquistador du Mexique, que les franciscains appelleront « Nouveau Moïse » et les humanistes espagnols « Nouveau saint Paul ». Car il sera le premier organisateur de l'évangélisation sur le conti­nent américain (mini-concile de 1524), et le fondateur du premier hôpital à Mexico. L'affaire même de Pizarre, très attentif aussi à l'évangélisation, qu'en décembre dernier les laïcs universitaires espagnols des *Groupes d'appui mission­naire Jean-Paul II,* réévangélisant le Pérou, nous ont dit prendre pour un de leurs modèles. L'affaire encore, à la fin du XVI^e^ siècle, d'un centurion espagnol sorti du rang, le conquistador Rodrigue de Rio qui mènera à bien une remar­quable conquête pacifique et chrétienne du nord du Mexique (Nouvelle-Biscaye). 36:812 Les Indiens L'évangélisation fut l'affaire, enfin, des Indiens. Tels ces peuples indiens des Tlaxcaltèques, des Opatas et des Otomis qui réaliseront de véritables migrations apostoliques, par familles entières, sur les « frontières » de l'évangélisation, à mille kilomètres de chez eux, pour venir aider notamment le conquistador-évangélisateur Rodrigue de Rio. Cela au Mexi­que, mais au Pérou aussi où l'un des plus efficaces évangélisa­teurs sera le prince inca Paullo, frère de l'empereur inca Huascar, qui ouvrira quatre écoles de catéchisation, dont l'une, à Chincha, ne comptait pas moins de 700 élèves indiens. C'est assez dire que l'évangélisation des Indiens ne fut pas, dans l'ensemble, une évangélisation forcée autant que superficielle, comme on l'écrit trop souvent. Des peuples indiens entiers et de première importance se donnèrent d'emblée, d'eux-mêmes, à la foi chrétienne, tels encore au Mexique les puissants Tarasques du Michoacan, avant même qu'ils ne reçoivent pour évêque Vasco de Quiroga. Et il faut savoir que, grâce à l'extrême fécondité en missionnaires de l'Église d'Espagne, il y eut au Pérou une mission, avec école, par 1.000 âmes seulement. Ce qui fait rêver, dans notre manque de prêtres d'aujourd'hui. De telle manière que chacun des missionnaires pouvait garder les enfants indiens tous les jours et toute la journée auprès de lui pour les enseigner dans la culture et dans la foi. Dans la liberté Cela aussi se faisait dans la liberté. Le premier concile d'Amérique, celui de Lima en 1552, stipula : 37:812 « Nous ordon­nons que personne ne baptise d'Indien de plus de huit ans sans s'assurer qu'il y vienne volontairement et par amour à ce qu'il demande et reçoit, et le comprenne ; ni ne baptise d'enfant indien avant l'âge de raison, contre la volonté de ses parents ou de ceux qui en ont la charge. » S'il y eut des destructions d'idoles ou de temples païens, comme au temps des missions de saint Martin et de saint Boniface dans les Gaule et Germanie post-romaines, ce fut souvent en raison des sacrifices humains que nourrissaient, en Amérique, ces idoles et ces temples. Sacrifices humains, et anthropophagie rituelle, que nous n'accepterions pas plus aujourd'hui, a relevé le Français Bartolomé Bennassar, au nom des droits de l'homme et du « droit d'ingérence » pour les garantir. Cependant les mises en garde, à cet égard, n'ont pas manqué. Telle, toujours, celle du Concile de Lima en 1552 qui stipula : « L'Église ne se croit pas autorisée à détruire les temples et les idoles dans les villages d'infidèles. » Tant et si bien qu'au Pérou nombre de grands temples incaïques restèrent debout pendant tout le premier siècle de l'évangélisation, notamment ceux de Cicallibia, Pillan, Xamura ou le fameux Pariacaca. Alliance avec les cultures natives Et il y eut, en contrepartie, alliance profonde de l'évangé­lisation avec le meilleur des cultures natives. Au Pérou la culture quechua devint et reste aujourd'hui une culture chré­tienne. Grâce à ces écoles de musique que nous avons signalées et au talent littéraire des évangélisateurs (du Siècle d'Or espagnol). « L'ensemble des hymnes, prières et paraboles quechuas catholiques appartient à la littérature quechua tout autant que les chants et mythes folkloriques », écrit le spécialiste José-Maria Arguedas, un non-catholique. C'est que, fait encore méconnu, toute l'évangélisation et toute la liturgie se faisaient dans les langues indigènes, dont les chaires avaient été multipliées. Le roi d'Espagne, responsa­ble du Patronat ecclésiastique, ayant stipulé que 38:812 « ne devait être ordonnée pour le sacerdoce, et ne devait recevoir licence pour l'exercer, aucune personne qui ne sût la langue des Indiens ». Ainsi l'évangélisation ne fut nullement une aveugle européanisation. Ni l'Église nouvelle d'Amérique une « Église importée », mais une Église réellement indienne, comme le note même l'historien de la théologie de la libération, Enrique D. Dussel. Modèle mondial En outre, partout en Amérique et particulièrement au Mexique, il y eut symbiose entre l'art chrétien et les arts précolombiens. Dans ce colossal témoignage qu'est l'art indo-chrétien du XVI^e^ siècle, dont le spécialiste mexicain Constan­tino Reyes Vaierio a publié un premier bilan. Qui réunit, au seul Mexique, 120 grands monuments et des dizaines de milliers de mètres carrés de peinture. Cet art indo-chrétien qui manifeste, selon les termes du professeur de Princeton, Américo Castro, « la puissance artistique » de l'évangélisation américaine. Et où le protestant anglais Toynbee, dans sa *Religion vue par un historien,* célèbre le modèle mondial de la fusion heureuse de deux civilisations. La Vierge Tout cela reçut tout de suite, dès 1531, sa ratification d'En Haut, par l'apparition de la Vierge au pauvre portefaix indien Juan Deigo, à Guadalupe (Mexico). Une apparition dont le récit purement indien, écrit en langue aztèque, le nahuatl, et en caractères latins, par un Indien, le *Nican Mopohua,* remonte aux années 1540. Et n'est rien d'autre, haut témoignage indien chrétien, que « le premier texte littéraire aztèque qui ait jamais été écrit » (jusqu'alors les Aztèques ignoraient l'écriture), comme le note l'académicien espagnol Luca de Tena. 39:812 A propos de l'image d'elle-même que la Vierge laissa peinte sur la cape de Juan Diego, le pape Benoît XIV remarquera, selon le psaume : « Dieu n'a rien fait de semblable pour aucune autre nation. » Et, de même qu'ainsi fut « culturellement indienne » l'apparition de Guada­lupe, selon la formule de l'historien mexicain Miguel Léon Portilla, au Pérou furent culturellement indiens, sans aucune intervention européenne, les grands sanctuaires de pèlerinages de Copacabana et de Cocharcas. Dans le premier la Vierge fut sculptée dès 1583 par l'Indien du lieu Tito Yupanqui. Dans le second, une copie de la même Vierge indienne fut dressée par un de ses miraculés, l'estropié indien Quimichi, qui mendia de longues années pour en réunir le prix et pour faire les frais de l'érection du sanctuaire. Confirmation par l'histoire Ainsi trouvait son plein accomplissement cette « réalité splendide » de l'évangélisation américaine dont parle Jean-Paul II. Une réalité splendide dont l'histoire postérieure apportera surabondamment la confirmation. Au Pérou la christianisation des Indiens se révèlera si profonde que la grande révolte contre le pouvoir colonial, celle de Tupac Amaru II, à la fin du XVIII^e^ siècle, se fera au nom du christianisme. « En un renversement complet des références religieuses » chez les Indiens, par rapport aux origines incaï­ques, note Nathan Wachtel, l'historien de *La Vision des Vaincus.* Et au Mexique, de 1925 à 1930, ce sera la forteresse du catholicisme indien, le Michoacan des Tarasques et de Vasco de Quiroga, qui opposera, dans l'épopée des Cristeros, la principale résistance invaincue à l'entreprise de déchristianisa­tion violente des Sans-Dieu jacobins et bolchevisants. Comme le signalait dès l'époque l'historien de La Conquête spirituelle du Mexique, Robert Ricard. 40:812 Le plan de Dieu En définitive ([^2]) l'évangélisation de l'Amérique n'a été rien d'autre que la réalisation du plan de Dieu, dont elle s'est montrée digne. Les peuples d'Amérique, inconnus des Euro­péens, étaient connus de Dieu depuis l'éternité. Et par Lui enveloppés d'avance de cette paternité que le Fils a révélée dans la « plénitude du temps » (Galates 4, 1-9). Jamais la Parole de Paul ne s'appliqua mieux. Eux qui étaient « asser­vis aux éléments du monde (...), à des dieux qui au vrai n'en étaient pas », ils se virent « conférer l'adoption filiale », comme « fils et donc héritiers de par Dieu » (Idem). Une image significative A ceux qui, par ignorance plus encore que par idéologie maligne, affecteraient de sourire de ces affirmations, que fondent d'immenses témoignages d'archives et le profond christianisme indien lui-même, nous vous suggérons de répli­quer par une image significative, aussi méconnue que tout le reste. Et sur laquelle nous terminerons. Cette image est celle du tout premier siège chrétien d'Amérique, l'île d'Haïti-Saint Domingue, dans les toutes premières années de la découverte et de l'évangélisation, les années 1500. Alors les constructions n'y sont que légères constructions de paille, tel que le sera le fameux couvent dominicain où s'élèvera en 1511 le sermon de défense des Indiens du dominicain Montesino, précurseur de Las Casas. Sauf une, superbe construction de pierre aux voûtes d'ogives gothiques selon les formes de la Renaissance, dont les imposantes ruines subsistent à Saint-Domingue après sa démolition partielle en 1911. 41:812 S'agit-il d'une église triom­phaliste, d'un palais de gouverneur ou d'une caserne de conquistadors, confirmant ce que certains osent appeler l'oppression chrétienne de l'Amérique ? Nullement. Cette unique grande construction de pierre du Saint-Domingue primitif est un hôpital, l'hôpital Saint-Nicolas de Bari. De modèle italien cette fois, car s'inspirant du grand hôpital romain du Saint-Esprit de Sassia créé par les laïcs italiens de l'Ordre hospita­lier du Saint-Esprit, dont l'exemple s'était étendu à toute la chrétienté européenne, de Paris à Saint-Jacques de Compostelle. L'initiative de cette construction remarquable revient, elle encore, à Isabelle la Catholique. Dès 1503 celle-ci a prescrit au gouverneur Ovando qu'il « établisse, dans les aggloméra­tions où il le jugera le plus nécessaire, des maisons d'hôpitaux où seront accueillis et soignés les pauvres, indiens comme chrétiens ». Et, si cette construction est ample et superbe, c'est que, contrairement aux clichés répandus sur l'abomination des premiers chrétiens venus en Amérique, elle a été financée par les dons généreux des habitants de la ville, de sa munici­palité, et, pour une grande part, de l'isabélin Ovando lui-même, sur son propre patrimoine. Ovando éleva d'ailleurs deux autres hôpitaux-hospices, pour Indiens comme pour chrétiens, dans la même île : ceux de Buenaventura et de l'ancienne Conception de la Vega. Ces hôpitaux-hospices ne sont-ils que bonne action comme furtive, vite laissée de côté ? Pas du tout. En 1509, Ferdinand le Catholique (Isabelle est morte en 1504) prescrit au gouverneur Diègue Colomb, successeur d'Ovando, de les entretenir avec soin et de les augmenter. Et, dès que les conquistadors s'installent sur le continent américain proprement dit, au Darien (Panama), ils y élèvent un semblable hôpital-hospice (1513). Prototype des innombrables hôpitaux qui vont couvrir l'Amérique hispanique, notamment les hôpi­taux pour Indiens, à l'initiative notamment d'un ordre hospi­talier proprement américain, l'Ordre des bethléemites animé lui aussi par des conquistadors et hauts fonctionnaires et soutenu lui aussi par les financements des voisinages de colons. 42:812 Ainsi, dès les années 1500, les premières grandes construc­tions européennes en Amérique ont été à Saint-Domingue non celles de l'oppression, mais des monuments de la charité, de l'Amour chrétien, suivis de bien d'autres, témoignages impérissables, et modèles encore pour aujourd'hui. Comme l'évangélisation de l'Amérique dans son ensemble, modèle, en somme, de la « nouvelle évangélisation » à laquelle Jean-Paul II nous appelle tous, par l'engagement effectif, infatigable, généreux, de même qu'alors, des laïcs et religieux de tous niveaux, faits vraiment apôtres. Jean Dumont. *Ce texte est celui de la conférence prononcée successivement par Jean Dumont le 23 août 1992 dans l'université d'été de la* Renaissance catholi­que à *Mérigny* (*36*)*, et dans le grand meeting de* Communion et Libéra­tion *à Rimini* (*Italie*)*, le 28 août 1992, devant 10.000 auditeurs.* 43:812 ### L'Évangile dans une noix UN JOUR, comme nous demandions à une sœur carmélite de nous dire sa manière de faire oraison, elle répondit que, depuis trente-cinq ans, une phrase de l'Évangile lui suffisait, à laquelle elle revenait sans cesse. Il lui semblait que puiser à une autre source serait manquer à sa vocation, du moins à l'attrait que le Seigneur lui avait donné pour l'oraison mentale. Tant il est vrai que la vie intérieure, plus qu'une réponse à des impulsions passagères, n'est qu'un effort pour persévérer dans le sens d'une ligne continue à partir d'une grâce première. 44:812 La phrase que prisait tellement notre carmélite est tirée de l'Évangile de saint Jean : « Dieu a tant aimé le monde, qu'il lui a donné son Fils unique, afin que quiconque croit en lui ne périsse pas, mais qu'il ait la vie éternelle. » (Jn 3,16) Toute la doctrine du salut est contenue dans ces quelques mots : la paternité divine, l'Incarnation rédemp­trice, le rôle de la foi, le drame de la réprobation, la perspective du bonheur éternel. Les anciens ont donné un nom à ce verset de l'Évangile de saint Jean : ils l'appelaient *Evangelium in nuce,* l'Évan­gile dans une noix. Lisons-le lentement et attardons-nous sur chaque mot afin d'en exprimer le suc, c'est là peut-être l'approche la plus sûre du grand mystère de l'Incarnation, ce mystère essen­tiel, source de tous les autres, par lequel Dieu touche le monde. Essayons ! *Dieu a tant aimé le monde...* Tout découle de la Trinité, tout ce qui est divin, tout ce qui descend de Dieu et ramène l'homme à Dieu ne peut être qu'un épanchement de l'amour trini­taire : Dieu a tant aimé le monde... Il y a une grande douceur dans cette profession de foi en la charité divine, quelque chose qui dissipe pour toujours le présage et l'annonce de pires catas­trophes. D'ailleurs existe-t-il de mauvaises nou­velles ? Y a-t-il un autre malheur que celui de renoncer à l'Amour ? 45:812 On peut dire que la race des saints qui depuis deux mille ans laboure notre terre et y trace son sillon n'eut qu'à tirer les conséquences de ce prédicat essentiel, si souvent et si justement invoqué : *Deus caritas est.* Mais selon une logique qui excita la moquerie des Grecs, il fallait, pour que cet amour s'exprime, pour qu'il s'épanche, pour qu'il se diffuse dans l'homme, que Dieu envoie son Fils. C'est le deuxième membre de notre phrase. ... *qu'il lui a donné son Fils unique...* Voilà ce que les pauvres habitants de la terre ne pouvaient concevoir ; tout au plus l'ont-ils rêvé à travers leurs fables et leurs mythologies : le Ciel pénétrant les frontières terrestres, les anges chantant la gloire de Dieu au-dessus de l'étable, un monde transfi­guré par la présence ineffable d'une personne divine, Un de la Trinité, *Unus de Trinitate,* diront les Pères, qui apprend à marcher, à lire et à écrire, un Homme-Dieu qui joue, qui pleure, qui chante, vivant de la même vie que ses frères humains, né d'une femme, courbé sous la Loi, travaillant et souffrant, mourant dans l'offrande d'un sacrifice propitiatoire, ressuscitant et communiquant aux hommes le don de l'Esprit, faisant de ses frères les membres de son Corps, sanctifiés par la foi et les sacrements et vivant d'une vie nouvelle, c'est là que nous appelons l'Incarnation rédemptrice, et qui provoquera jusqu'à la fin des siècles dans les cœurs fidèles une action de grâce ininterrompue. Rien de plus frappant que l'insistance avec laquelle saint Jean parle de l'insondable mystère : 46:812 « Ce que nous avons entendu, ce que nous avons vu de nos yeux, ce que nous avons contemplé, ce que nos mains ont palpé du Verbe de Vie... ce que nous avons vu et entendu, nous vous l'annonçons à vous aussi ! » (1 Jn 1,1-3) Il semble que l'Apôtre reste lui-même ébloui par le grand miracle et qu'il n'ait de cesse d'en raviver le souvenir. ... *afin que quiconque croit en Lui ne périsse pas...* Voici maintenant la grande vertu de foi placée au centre de l'affirmation, entre l'annonce du Dieu qui aime les hommes et les promesses de l'éternité. Croire, faire crédit, miser sa vie sur la parole de Celui que nous ne verrons jamais ici-bas ; mieux que le gage du salut c'est déjà une entrée dans la vie de Dieu : *Celui qui croit au Fils de Dieu a le témoignage de Dieu en lui.* (1 Jn 5,10). Il y a une autoconscience de la foi le croyant porte en lui le signe vivant de son appar­tenance à Dieu. *Le Saint-Esprit rend témoignage à notre propre esprit que nous sommes fils de Dieu.* (Rm 8,16) Peut-être plus que les triomphes visi­bles, c'est cela la vraie victoire sur le monde : *Notre victoire sur le monde, c'est notre foi.* (1 Jn 5,4) On n'en finit pas de citer les affirmations sur la première des vertus théologales. Aucune opi­nion, aucune croyance humaine ne peut prévaloir contre une telle certitude. C'est elle qui soutient l'âme d'une carmélite pendant ses deux heures d'oraison mentale quotidienne ; c'est elle qui soutient la patience des persécutés et le courage des martyrs devant la grande épreuve. Notons que l'expression de saint Jean, dans sa brièveté : 47:812 « *Ne périsse pas* » suggère le mal essentiel dont la foi nous délivre, le sort redoutable de la damnation ; on retrouve cela dans cette note fulgurante du *Mémorial* de Blaise Pascal : *Que je n'en sois jamais séparé !* Seules les âmes d'oraison sont à même de donner tout son prix à l'idée de sépara­tion de Dieu et de vie éternelle ; elles seules goûtent par avance les biens de l'éternité, parce qu'à travers les brumes de l'exil et la nuit obscure de la foi, elles étreignent mystérieusement, par avance, Celui qui résume en Lui-même la somme des joies futures. C'est bien sur quoi s'achève notre méditation. ... *mais qu'il ait la vie éternelle...* Qu'est-ce que la vie éternelle ? « La vie éternelle, c'est qu'ils te connaissent, Toi et celui que tu as envoyé, Jésus-Christ. » (Jn 17,3) La vie éternelle, c'est l'âme en état de grâce passant du régime de la foi au régime de la vision. C'est l'oiseau encore dans l'œuf, brisant sa coque et paraissant soudain à l'ait libre, en plein ciel : l'âme qui entre dans la vie éternelle fait éclosion dans le paradis. Elle naît en Dieu. Ne faut-il pas tout sacrifier à cet instant ? Lequel d'entre nous n'aimerait goûter par avance quelque chose de ce que Dieu promet dans l'éter­nité ? Ah ! combien notre pauvre espérance en serait avivée ! Comme nous apparaîtrions grandis, si un peu de la lumière de gloire qui nous est promise venait tout d'un coup illuminer notre regard et nous transformer intérieurement ! 48:812 C'est pourtant ce que saint Paul expose tranquillement aux Corinthiens, lorsqu'il leur décrit cette noblesse et cette liberté nouvelle qui est celle du chrétien vivant selon l'Esprit. « Car où est l'esprit du Seigneur, là est la liberté. Et nous tous qui, le visage découvert, réfléchissons comme en un miroir la gloire du Seigneur, nous sommes trans­formés en cette même image, allant de gloire en gloire, comme de par le Seigneur, qui est esprit. » (2 Cor. 3,17) Nous savons que la vie présente est une vie éternelle commencée, mais nous ne le croyons pas. Nous savons que *les choses visibles n'ont qu'un temps, et que les invisibles sont éternelles,* mais nous n'en vivons pas. Combien peu de prédica­teurs parlent des réalités éternelles et invisibles ! Combien rares ceux qui nous parlent des joies du paradis ! Et pourtant à travers toutes les beautés et toutes les tendresses de la terre, aurons-nous jamais soif d'autre chose ? **†** F. Gérard osb, Abbé. 49:812 ## Le théâtre à Paris ### Vaudeville et autobiographie par Jacques Cardier CE début de saison se résume à mes yeux en deux mots : vaudeville et autobiographie. Pour celle-ci, voyez la pièce d'O'Neill, et voyez la tragi-comédie où Grédy a mis les Jouhandeau en scène, j'allais dire en piste, en suivant scrupuleusement les livres de Marcel et d'Elise. Voyez aussi Woody Allen, dont l'œuvre relève et du vaudeville et de l'autobiographie. Un comble. On me dira qu'il y a d'autres spectacles. Et par exemple, ne jouerait-on plus nos grands classiques, dans un temps où la culture triomphe et règne ? Eh bien, autant dire pas. Un petit théâtre (je n'ai rien contre) joue Corneille. J'irai, mais je ne suis pas pressé. Une fois de plus, c'est l'*Illusion comique.* Toujours l'*Illusion,* depuis que Strehler lui a fait un sort à l'Odéon. Et Molière ? Jacques Weber joue *l'École des Femmes.* 50:812 C'est le seul chef-d'œuvre qu'on ait trouvé à monter, alors que Mauclair donne depuis l'an dernier une excel­lente représentation de cette comédie. Quant à Racine, il n'y a que l'Iphigénie de la Comédie-Française, et je le dis comme je le pense, ce théâtre n'est plus fréquentable. Il est dirigé de façon lamentable. Fausses audaces, et vraie incompréhension. En somme, comment voulez-vous que les gens soient sensibles à un théâtre dont ils ne comprennent plus la langue, à des sentiments, des mœurs, qui leur sont étrangers ? C'est tout le secret de la situation. Commençons par la pièce d'O'Neill, dramaturge améri­cain dont je ne connaissais guère que *Le Deuil sied à Électre.* Ce *Long voyage vers la nuit* aurait pu rester au placard. C'est un morceau de théâtre naturaliste, une tranche de vie, comme on disait au temps de Céard et de Zola. Une esthétique bien limitée et bien vieillie. L'auteur lui insuffle quelque vie par le fait que dans cette pièce il raconte, déballe l'intimité des siens. Quand il écrit cela, il a cinquante ans, il est célèbre. Son vœu, c'est qu'on ne représente la pièce que vingt-cinq ans après sa mort. Cette condition ne fut pas respectée. Mais en somme, que font vingt-cinq ans ou un jour ? On a aujour­d'hui encore le vif sentiment d'être un voyeur, et de violer des vies privées en assistant à ce spectacle. On sent trop que tout y est exact. L'Edmond de la pièce, c'est l'auteur lui-même, à vingt-quatre ans, quand il apprend qu'il est tuberculeux. A l'époque cela veut dire : la mort est sans doute proche. James Tyrone, c'est son père, acteur riche et avare. Fils d'immigrant irlandais, il avait commencé à travailler à dix ans, et il en avait gardé une peur maladive de « manquer ». Mary, c'est sa mère, morphinomane depuis une maladie, et Jamie, c'est le frère raté et alcoolique. Tout ce monde se déchire, s'accuse d'être responsable du malheur de l'un, de l'autre. Le poids du passé les accable. Ils mettent une violence très irlandaise à se débattre. Et ils s'étranglent à mesure qu'ils essayent de se dégager de ces liens invisibles. C'est à peu près insupportable, il faut bien le dire. 51:812 Pour deux raisons. La mesquinerie quotidienne est trop exactement reproduite, les détails sordides trop présents : on regarde cela du dehors, comme une scène de ménage qu'on surprend par hasard, et qui ne nous regarde pas. C'est le défaut premier du naturalisme. En somme, ce théâtre s'appa­rente à ce que la télé appelle *reality show,* où l'on vous étale sous le nez la vérité la plus puante. Et puis, il y a une raison plus grave. O'Neill, un quart de siècle après, n'est pas sorti de son drame de jeunesse. Il ne tente même pas de justifier ses personnages, il les accuse. Il est curieux de voir que tous ont des torts, sauf Edmond qui est une victime. Edmond, c'est-à-dire l'auteur. C'est la vraie tare de la pièce, celle qui l'empêche d'avoir sa grandeur. O'Neill n'est pas sorti de lui-même. Cependant la pièce ne se comprend que comme tentative d'exorciser le passé, mais ce type de purgation s'apparente trop à la cure psychanalytique dans la phase de confession sur le divan. Tel que, cela devrait rester du domaine privé. Ce *long voyage* est à la fois bavard et terrible. Le terrible est affaibli par le bavardage. J'ai trouvé les acteurs excellents. Jean Desailly et Simone Valère sont poignants, frappants de vérité. Ils renforcent chez le spectateur l'impression désagréable de regarder par le trou de la serrure. Christophe Allwright (Jamie) et Jean Pennec (Edmond) comme Valérie Thomas (Cathleen) sont eux aussi excellents. J'affirme tout cela d'autant plus volontiers que plusieurs critiques ont fait la moue devant ces interprétations. Ils ont accusé les acteurs. J'accuse le texte et, bien sûr, je crois avoir raison. \*\*\* Y a-t-il beaucoup de lecteurs de Jouhandeau ? Il ne semble pas. Ils n'ont jamais été très nombreux. Pourtant, Marcel Jouhandeau fut d'une certaine façon populaire. Il y eut un temps où tous les échotiers, tous les boulevards à ragots racontaient ses démêlés avec Élise, sa femme. L'écri­vain lui-même a bien consacré une dizaine de volumes à cette épopée ménagère, sans parler des *Journaliers.* 52:812 Je prends ce ton irrévérencieux sans aucune malice. Je tire mon bonnet à Jouhandeau, grand écrivain, dont Vialatte a su parler mieux que personne. « ...il vient \[Jouhandeau\], nous apprend la presse, de se réconcilier avec la noire Élise, sa femme, source de tous ses maux. Depuis le 23, exactement. Il lui a joué des cantiques de Noël. A l'harmonium. On en est bien content, et le bon Dieu l'en récompensera. On est toujours content quand Marcel Jouhandeau fait sortir Élise de sa boîte, comme une espèce de diable à ressort. C'est une marionnette de ténèbre enfermée dans un coffret d'or plus ouvragé qu'un reliquaire byzantin, car Marcel a élevé jusqu'au style le plus haut les griefs les plus minutieux : il lui reproche sur le ton de Bossuet de trop rester aux cabinets. Étrange et grandiose aventure : il aura fait assister le siècle à son ménage comme à Guignol, avec l'éloquence de la chaire. Il en a fait une espèce de vitrail. On passe longtemps à attendre la suite. » (*Les champignons du détroit de Behring*) Jean-Pierre Grédy tenait là ce qu'on appelle un bon sujet : 1. Un couple « bien parisien » de la bonne époque, quand Paris était encore une capitale et fabriquait ses propres vedettes (avec des produits du terroir, le plus souvent : un comble). 2. Un texte tout fait : il suffit de puiser dans les livres. 3\. Un sujet un brin scandaleux, puisqu'il est pas mal question d'homosexualité. Atout supplémentaire : deux grands noms à l'affiche. Zizi Jeanmaire, danseuse comme Élise, et Michel Duchaussoy, acteur de premier rang. Disons-le tout de suite : ils sont excellents. Ils ont réussi parfaitement la silhouette de leurs rôles. Duchaussoy mince, vêtu de noir, le crâne rasé, l'opale au doigt. Zizi Jeanmaire, la souplesse et la vivacité mêmes, la coiffure guerrière, le regard étincelant. Je dois dire pourtant que j'ai rencontré Jouhandeau. Il ne se tortillait pas comme il arrive à l'acteur de le faire. Et Élise devait avoir quelque chose de plus sauvage, statue taillée dans le bois, ogresse. L'actrice a un peu trop de grâce naturelle pour imiter cette rusticité. La pièce est réussie. L'extrême fin, quand, Élise morte, on voit la querelle reprendre entre les deux possédés, est un peu longuette, et inutile. Le spectacle aura du succès, je pense. Mais je me demande si ce n'est pas en banalisant un peu un conflit unique. 53:812 Cette histoire n'est pas celle d'une femme mariée à un homosexuel. C'est celle de deux grandes âmes -- ridicules souvent, mais plus encore étranges, et d'un format que l'on rencontre rarement. Malgré quelques emprunts aux mémoires de la belle excentrique (en particulier au *Lien de ronces*) Grédy a surtout puisé chez Jouhandeau. On a donc l'histoire du couple vu par les yeux de l'homme. Un homme qui sait mesurer, et magnifier, l'envergure de sa partenaire-adversaire. Sait lui rendre hommage. Mais forcément, il y a une distance entre le lecteur de Jouhandeau, initié à sa casuistique personnelle, à ses abîmes et à ses extases, et le spectateur dans son fauteuil, qui reçoit les phrases comme des flèches sans avoir le temps de les examiner. Le dialogue représente donc par rapport au livre une chute notable d'intensité. La figure d'Élise en souffre. On voit bien la virago. La divinité païenne échappe. Un mot encore. Jouhandeau a été accompagné tout au long de sa vie par un cortège de femmes qui lui ont porté un culte, le mot n'est pas trop fort : sa mère, Mme Alban, Jeanne, Véronique. Une seule l'a opprimé : Élise, mais elle aussi fut une fidèle du culte. Avec tout cela, la part immortelle de l'œuvre, c'est tout ce qui tourne autour de *Chaminadour* et de *Galande.* La France d'avant les robots, la France des petites villes et des villages, affinée par quinze siècles de christianisme, courtoise et gail­larde, y est fixée pour jamais. \*\*\* Après cela, je n'ai vu jusqu'ici que trois comédies. La plus pittoresque, à mes yeux, ce fut *Le Misanthrope et l'Auver­gnat,* une farce de Labiche. Pittoresque par les conditions de la représentation. Elle a lieu sur une péniche, amarrée au quai Malaquais en septembre. Elle revenait alors d'Avignon (le festival) après avoir, me dit-on, franchi cent soixante-douze écluses. Circuler sur les eaux doit apprendre la patience aussi bien que circuler en auto. 54:812 La scène est donc dans la cale. Une cinquantaine de places étagées sur des bancs recouverts d'un tissu rouge. On est bercé par le passage d'un des bateaux de la flotte de Bruel, de temps à autre. On se dit que l'avenir du théâtre est sur les flots. Mais revenons à la pièce. C'est une réponse, facile et drôle, à ceux qui prennent le *Misanthrope* au tragique, à la mode romantique, imaginant un Alceste tour­menté et sublime, voué aux orages et à la solitude. Ici, le personnage s'appelle Fenouillet, ce qui nous fait comprendre tout de suite que nous sommes dans le monde béni des Fenouillard et de Saint-Rémy-sur-Deule : je pense que vous connaissez les albums de *la Famille Fenouillard,* du *Sapeur Camembert* et du *Savant Cosinus.* Il y a une parenté réelle entre Christophe et Labiche. Tous deux mettent en scène des grotesques, qu'ils font s'agiter de manière désopilante tout en montrant pour eux une vraie tendresse. Vialatte, auquel je pense à nouveau, car il est pour une part héritier de ces mondes cocasses et magiques, aurait su traiter le parallèle que j'esquisse dans une chronique joyeusement échevelée, avec, dans un coin, un brin de mélancolie. Au début, on s'inquiète. Olivier Guillard, qui joue ce misanthrope, le prend un ton au-dessus. Le sourire amer et sarcastique, il nous fait un Fenouillet byronien et grinçant qui ne convient pas du tout. Le courant de la pièce est heureusement le plus fort et nous ramène dans le farfelu. Fenouillet se voit séduit par un porteur d'eau auvergnat (quand je parlais de pittoresque, j'avais bien raison), d'une honnêteté à toute épreuve. Il s'avère incapable de mentir. Un monstre, en somme. Le misanthrope qui engage cet exemplaire rare d'humanité pour être son commensal et son confident ne tarde pas à déchanter. Il découvre les inconvénients d'une sincérité sans précautions. Sa vie finit par être menacée, mais comme il se doit tout finit en éclats de rire et en chansons. Frédéric Dongradi joue l'Auvergnat et malgré un notable accent marseillais, déplacé en l'occurrence, il s'y montre plein de talent. 55:812 J'ai vu aussi *Le Canard à l'orange,* adapté de Douglas Home par Marc-Gilbert Sauvageon et *Aspirine pour deux* de Woody Allen, adapté par Francis Perrin. N'allez pas croire que je me convertis au golf, au Far-West, aux fast-food, et à toutes ces *manias,* comme disent les jeunes Français. Ce n'est pas moi qui me convertis, c'est Paris. Regardez les programmes. A ce genre de traits, on reconnaît une ville de seconde zone. La Ville Lumière (expression d'avant 39) reçoit maintenant sa lumière d'ailleurs. On essaye de copier, d'imi­ter, ces Américains si riches, si modernes. Jusqu'à nos poli­ciers, qui ont troqué leur képi pour une casquette qui fait plus hollywood. *Le Canard à l'orange* ne date pas d'hier, et plus d'une scène déjà en a fait ses choux gras -- si j'ose dire. Sa principale caractéristique, c'est que ce vaudeville est moral. Toute la sympathie du public est acquise au mari cocufié, et la comédie se termine par une réconciliation des époux, qui se jurent bien qu'ils vont s'adorer comme jamais. Pourquoi pas ? N'y a-t-il pas, quand même, une sorte d'hypocrisie albionnesque à détourner le vaudeville de son innocente sottise pour lui faire porter un prêche ? Yolande Folliot, qui est belle et qui est bonne actrice, et Michel Roux, qui est pétillant et mousseux -- oui, pas mal de mousse -- sont les principaux acteurs de l'opération. Au total, un rire facile, mais au moins sans aigreur. Mon autre vaudeville est la pièce adaptée de Woody Allen. Je me garderai bien de juger Allen sur ce que j'ai entendu au théâtre Saint-Georges, tant on a l'impression d'un recueil d'*anas* boulevardiers, et de « bien bonnes ». Pourquoi Francis Perrin, qui s'octroie le rôle principal, pense-t-il être le mieux placé pour transposer un texte new-yorkais, probablement intransposable ? Ce qui en ressort, c'est que nous sommes, paradoxe, devant une pièce où le texte est secon­daire. Elle semble faite pour les tréteaux de la foire -- du Pont-Neuf, disent ceux qui ont des lettres -- ou, tout aussi bien, pour le cinéma muet. Oui, on pense tout le temps à ces « burlesques » de cinq minutes où l'on voyait Charlot, Fatty, ou Harold Loyd. Le comique vient des situations et des mimiques. L'essentiel est dans la silhouette. Il y a l'éternel vaincu, qui sait prendre sa revanche, comme on le voyait déjà avec *Les Lumières de la ville.* 56:812 Cela me fait penser à une phrase idiote de Max-Pol Fouchet sur la Libération, où l'on lisait en substance : pour une fois, les plus faibles avaient gagné. (Ce qui était bien ingrat pour les chars *Shermann* et les divers bombardiers de l'U.S. Air Force.) Bon, il y a donc le vaincu dont c'est le tour, enfin, de botter les fesses des autres. Il y a le bel athlète, celui qui gagne toujours, et qu'on voit battu un moment -- lâche soulagement chez le specta­teur -- mais un moment seulement, le monde retrouve son équilibre. Quelques ravissantes jeunes femmes par là-dessus. La psychanalyse joue un grand rôle. Allan Félix, le personnage principal, est soigné sur divan depuis vingt ans. Il est complexé, comme on dit. Son ambition secrète est de ressembler à Humphrey Bogart, dont les photos couvrent sa chambre. Et d'ailleurs Bogart apparaît, le sermonne, le guide. La pièce a commencé par une scène du film *Casablanca* (avec Bogart et Ingrid Bergmann). Elle ne se comprendrait pas si on ignorait la puissance de la mythologie hollywoodienne. A un moment, Allan dit : Dieu n'existe pas. La salle a une houle de plaisir. Et pourtant le conseiller divin, l'Athena, si j'ose dire, de cet Ulysse qui perd pied, Humphrey Bogart, est toujours à son côté et le conduit au salut, comme le prouve l'avant-dernier tableau. J'ai compris pourquoi on nomme ces artistes des *stars.* Ils sont les étoiles d'un ciel bas de plafond, les pauvres dieux des millions de paumés citoyens du Nouvel ordre mondial. Etienne Gilson avait bien raison de dire que l'athéisme n'est pas si facile qu'on croit. Un dieu surgit toujours à l'endroit qu'on croyait vide. Jacques Cardier. Madeleine. *Un long voyage vers la nuit,* d'O'Neill. Montparnasse. *Marcel et la belle excentrique,* de Grédy. Docteur Paradis. *Le Misanthrope et l'Auvergnat,* de Labiche. Daunou. *Le Canard à l'orange,* de Home. Saint-Georges. *Aspirine pour deux,* d'Allen. 57:812 ## TEXTE Péguy : ### Renan et la fin de l'histoire On sait que le thème de la « fin de l'histoire » a été lancé récemment par un Nippo-Américain, Francis Fukuyama, qui forme l'hypothèse, après l'échec du tota­litarisme marxiste-léniniste, que la démocratie libérale est l'étape finale de l'humanité. Hypothèse récente, la fin de l'histoire ? Elle ressortait déjà de l'œuvre de Renan, mort il y a exactement cent ans, et plus particulièrement de *L'Ave­nir de la Science*, ouvrage qu'il publia en 1890 et qu'il prétendait avoir entièrement rédigé dès 1848 ou 1849. Après lecture de *L'Avenir de la Science*, Péguy, l'immense Péguy, qu'on ne lit pas assez, fit le commen­taire suivant dans ses *Cahiers de la Quinzaine* du 25 octobre 1904. R.L.B. 58:812 ON SAIT aujourd'hui, on a reconnu, géné­ralement, que la plupart des idées et des thèses prétendues positives ou posi­tivistes recouvrent des idées et des thèses métaphysiques mal dissimulées ; cette idée de Renan, que nous considérons en bref aujourd'hui, qui paraît une idée historique modeste purement et simplement, cette idée que l'histoire touche à son aboutissement et à sa clôture, implique au fond une idée hautement et orgueilleusement métaphysique, extrêmement affirmée, portant sur l'humanité même ; elle implique cette idée que l'humanité moderne est la dernière humanité, que l'on n'a jamais rien fait de mieux dans le genre, que l'on ne fera jamais rien de mieux, qu'il est inutile d'insister, que le monde moderne est le dernier des mondes, que l'homme et que la nature a dit son dernier mot. Incroyable naïveté savante, orgueil enfantin des doctes et des avertis ; l'humanité a presque toujours cru qu'elle venait justement de dire son dernier mot ; l'humanité a toujours pensé qu'elle était la dernière et la meilleure humanité, qu'elle avait atteint sa forme, qu'il allait falloir fermer, et songer au repos de béatitude ; 59:812 ce qui est intéressant, ce qui est nouveau, ce n'est point qu'une humanité après tant d'autres, ce n'est point que l'humanité moderne ait cru, à son tour, qu'elle était la meilleure et la dernière humanité ; ce qui est intéressant, ce qui est nouveau, c'est que l'humanité moderne se croyait bien gardée contre de telles faiblesses par sa science, par l'immense amassement de ses connaissances, par la sûreté de ses méthodes ; jamais on ne vit aussi bien que la science ne fait pas la philosophie, et la vie, et la conscience ; tout armé, averti, gardé que fût le monde moderne, c'est justement dans la plus vieille erreur humaine qu'il est tombé, comme par hasard, et dans la plus commune ; les proposi­tions les plus savamment formulées reviennent au même que les anciens premiers balbutie­ments ; et de même que les plus grands savants du monde, s'ils ne sont pas des cabotins, devant l'amour et devant la mort demeurent stupides et désarmés comme les derniers des misérables, ainsi la mère humanité, devenue la plus savante du monde, s'est retrouvée stupide et désarmée devant la plus vieille erreur du monde ; 60:812 comme au temps des plus anciens dieux elle a mesuré les formes de civilisation atteintes, et elle a estimé que ça n'allait pas trop mal, qu'elle était, qu'elle serait la dernière et la meilleure humanité, que tout allait se figer dans la béatitude éternelle d'une humanité Dieu. Charles Péguy. 61:812 ## DOCUMENTS ### La tombe profanée de Luce Quenette Dans COURSIÈRE, « bulletin des Anciens des écoles de Luce Quenette », nous lisons cet article de François Delerm : Dans la nuit du 31 octobre au 1^er^ novembre (et vraisemblablement dans la matinée du 1^er^ novembre), la tombe de Mademoiselle Luce, au cimetière de Longessaigne, a été dégradée : graffitis sur la pierre tombale et vol de la croix de bois installée sur la tombe. *C'est la mode !* dira-t-on. Et c'est malheureusement vrai : les profanations de tombes se multiplient ces temps-ci, à cause de la publicité faite par les médias à l'affaire de Carpentras. Mais la tombe de Mademoiselle Luce, à la différence d'autres, n'a pas été profanée au hasard : à travers elle, c'est le catholicisme que l'on veut attaquer (et l'éducation catholique dont elle a été l'un des plus éminents représentants au XX*^e^* siècle) : les inscriptions et les graffitis le montrent aisément. 62:812 La première réaction est évidemment la consterna­tion. Consternation pour les auteurs de cet attentat surtout : comment peut-on être ainsi possédé par la haine ? Nous demandons à tous nos lecteurs de bien vouloir prier spécialement pour ces malheureux d'ici Noël : c'est notre vengeance chrétienne. Mais dans un second temps, et si l'on cesse de penser aux auteurs pour ne plus considérer que la profanation elle-même, notre deuxième réaction est une réaction de *Joie.* De joie ? Oui. Non d'une joie exubérante, ni même d'une joie sensible, difficile à éprouver en de telles circonstances, mais de la joie calme et tranquille qui, au plus profond de nous-mêmes, est celle de la vie surnaturelle. C'est tout simplement l'Évangile du jour, celui des Béatitudes : « Bienheureux ceux qui souffrent persécu­tion pour la justice, car le Royaume des cieux est à eux. Heureux êtes-vous si l'on vous maudit, si l'on vous persécute et si l'on dit toutes sortes de choses à cause de moi. Réjouissez-vous, exultez, car votre récompense est grande dans les cieux. » Tout devient clair à la lumière de cet Évangile, et nous comprenons maintenant pourquoi la Providence a permis cette dégradation -- et pourquoi elle l'a permise ce jour-là, jour de la Toussaint, et non le lendemain, jour des morts : c'est incontestablement pour Notre-Seigneur Jésus-Christ que la sépulture de Mademoiselle Luce est ainsi attaquée, qu'elle est ainsi injuriée, calom­niée, maudite, et il est impossible de ne pas faire le rapprochement avec l'Évangile. 63:812 Cela nous incite d'ailleurs à regarder d'un peu plus près la façon dont Mademoiselle Luce a pratiqué les autres béatitudes (peut-être est-ce là que la Providence voulait nous conduire ?) -- et là encore les choses sont étonnamment claires. Pour ne pas être trop long, nous nous limiterons à quelques exemples -- les plus évidents -- mais la question mériterait d'être approfondie. - La pauvreté : c'est l'un des grands soucis, l'une des préoccupations constantes de la fondatrice de la Péraudière : être pauvre ; ne pas rechercher la publicité, la réussite mondaine ou la richesse. C'est l'un des fonde­ments de son œuvre, et il suffit de lire les « Conseils pour une école » pour le comprendre. - La soif de justice : c'est tout le combat pour la Messe, pour la doctrine catholique, pour la Foi, dans les années 60-70, au plus fort du trouble dans l'Église. - La miséricorde : l'enseignement, dit le catéchisme, est en soi une œuvre de miséricorde : Mademoiselle Luce y a donné toute sa vie. - La pureté : encore un des grands combats de Mademoiselle Luce. Inutile d'insister. *Coursière* l'a déjà fait suffisamment. - La persécution, enfin, durant sa vie, et même après sa mort, et jusqu'en ce 1^er^ novembre 1992. « *Pour ressusciter une école catholique, il faut être catholique, pauvre et persécuté.* » (L. Quenette « Conseils pour une école ») Réjouissez-vous, exultez, car votre récompense est grande dans les Cieux. François Delerm. 64:812 ### Chronologie d'Henri Charlier Dans un numéro d'hommage à Henri Charlier paru l'année dernière, la revue *Zodiaque,* « cahiers de l^'^atelier du Cœur-Meurtry » à l^'^abbaye Sainte-Marie de la Pierre-qui-Vire, a publié la première grande chronologie biographique du Maître du Mesnil. Nous la reproduisons avec l'aimable autorisation de *Zodiaque,* avec quelques compléments dus à Marguerite Charlier et au Frère Henri Lapèze. 18 avril 1883 -- Naissance d'Henri CHARLIER à Paris, quartier Montmartre, de parents bourguignons. Son père est franc-maçon et violemment anti-catholique. Il n'est donc pas baptisé et est élevé en dehors de toute préoccupation religieuse. Il fait ses études secondaires au Lycée Janson de Sailly. Étudie le piano dès l'âge de huit ans (en 1891). Il trouve la vie de Paris étouffante et passe toutes les grandes vacances, pendant son enfance et son adolescence, chez ses grands-parents maternels, vignerons à Cheny (Yonne), où son plus grand plaisir est de faire la moisson ou les vendanges avec son grand-père. 65:812 1897 ou 1898 -- Exécute son premier dessin d'après nature : « le Moulin de Cheny ». 1899 -- Décroche la première partie du baccalauréat. Exécute sa première peinture à l'huile la même année. 1901 -- Il effectue une année d'études de droit pour suivre les vœux de son père mais ne s'y intéresse absolument pas. Il envisage de devenir historien mais commence à penser aussi aux Beaux-Arts. 1902 -- Agé de dix-neuf ans, entre à l'atelier de Jean-Paul LAURENS, artiste considéré alors comme l'opposant naturel de l'École des Beaux-Arts (ce que CHARLIER ne sait pas). Il y reste moins de deux ans. 1904 -- Agé de vingt et un ans, il est nommé professeur suppléant de dessin dans les écoles de la Ville de Paris jusqu'en 1914. Par ailleurs, il étudie seul dans les académies de Montparnasse et dans son atelier de La Ruche, à Vaugi­rard, dont le sculpteur Alfred BOUCHER était le propriétaire. A cette époque Henri CHARLIER fréquente RODIN, MATISSE, BOURDELLE. Exposition des Primitifs français, qui marque profondé­ment Henri CHARLIER. Mort de GAUGUIN aux îles Marquises. 1906 -- Mort de CÉZANNE. Peu après, Exposition CÉZANNE, qu^'^Henri CHARLIER visite. Le 25 août, mariage civil avec Émilie BOUDARD (en littérature, Claude FRANCHET). 1910 -- Henri CHARLIER voit pour la première fois des œuvres de GAUGUIN chez un ancien ami de cet artiste. Il oriente alors son art vers les grands réformateurs : Van GOGH, RODIN, CÉZANNE, GAUGUIN, et PUVIS DE CHAVANNES, l'initiateur de la grande peinture décorative. 66:812 1911 -- Expose au Salon des Artistes Indépendants (« L'Enfant blessé »). Cette exposition est la première en date connue. Mais il est fort probable qu'il ait exposé auparavant au même salon, et qu'elle fut suivie de plusieurs autres, qui ne sont pas toutes mentionnées dans la présente chronologie. 1913 -- Conversion, à la suite d'une longue réflexion, et de l'observation de la grandeur de l'art chrétien du Moyen Age. Baptême et mariage religieux le même jour. Pendant ces années précédant la guerre, il est introduit chez Mme FAVRE, mère de Jacques MARITAIN, par l'intermé­diaire de Claude FRANCHET, amie de Mme GARNIER, la sœur de Maritain. C'est ainsi qu'il est amené à faire la connais­sance de Charles PÉGUY, de Jacques MARITAIN, d'Ernest PSICHARI. Comme tous ces nouveaux convertis, il fréquente assidûment le monastère des bénédictines de la rue Monsieur, ainsi que leur aumônier dom BESSE. Il semble que c'est grâce à ce dernier qu^'^il a connu le monastère du PÈRE EMMANUEL au Mesnil-Saint-Loup (Aube) auprès duquel il a demandé l'oblature bénédictine. Projet de peinture de fresques pour RODIN, au fond de la chapelle du séminaire de la place Saint-Sulpice à Paris, projet qui ne peut aboutir car Rodin tombe malade à la fin de 1913. La même année, intuition de l'analogie du dessin avec le rythme. La même année, premiers essais de sculpture en taille directe. 1914 -- Le 5 septembre, il apprend, à Saint-Gengoux chez Mme FAVRE, la mort de PÉGUY ; il s'engage alors comme volontaire pour la guerre (il avait été réformé). Il est mobilisé comme infirmier. Après ses obligations de service, il est dirigé vers un cantonnement à Épernay. Là, pendant que ses camarades jouent aux cartes, Henri CHARLIER s^'^est amé­nagé un atelier au fond d'un réduit quelconque. Il trouve des pierres abandonnées dans un cimetière et les taille : confirme ses essais de 1913. 1915 -- Visite à RODIN malade. 67:812 1916 -- Mort de RODIN. Au mois de mars, il est nommé à la 6^e^ section d'infirmiers de l'hospice mixte de Commercy (Meuse). La même année, il expose un bas-relief peint au Salon des Artistes Indépendants Mobilisés (exposition d'art liturgique) du pavillon de Marsan. L'architecte Maurice STOREZ achète ce bas-relief et offre à Henri Charlier la place de membre fondateur de l'Arche, société d'artistes et d'architectes chrétiens, comptant parmi ses membres dom BELLOT (moine de Solesmes), DROZ (architecte de Saint-Louis de Vincennes), Fernand PY (qui travaillera en collaboration avec Henri CHARLIER), Charles JACOB, son élève, Mlles Valentine REYRE et Sabine DESVALLIÈRES. Mais STOREZ engage Henri Charlier comme sculpteur, ce qui décidera de sa carrière postérieure. A la même époque, il fréquente Maurice DENIS et Georges DESVALLIÈRES. 1918 -- Fin de la guerre. 1919 -- Fait à pied le pèlerinage Paris-Chartres en deux jours *pieds nus.* Le 1^er^ jour parcourt 66 km. Il s'installe à Cheny (Yonne) dans la maison de ses grands-parents, où il travaille à la taille directe. De 1922 à 1926 -- Exécution des grands monuments aux morts : « la Pleureuse » d'Onesse (Landes), « l'Ange de l'Apocalypse » d'Acy (Aisne), le « Saint Louis » de la pyramide d'Uza (Landes). 1922 -- Expose au Salon d'Automne (« Sainte Jeanne d'Arc », taille directe). 1923 -- Après le retour des moines de Solesmes de leur exil dans l'île de Wight, se lie d'amitié avec dom Henri DE LABORDE ; plus tard Henri CHARLIER exécutera en taille directe la Vierge du Cloître de Solesmes (1927), puis le Gisant de dom GUÉRANGER (1933). 1924 -- Expose au Salon des Tuileries (« l'Ange de l'Apocalypse » d'Acy). 1925 -- Expose au Salon d'Automne (Exposition d'Art Religieux Moderne). 68:812 Se retire définitivement au Mesnil-Saint-Loup, village où le Père Emmanuel avait fondé le monastère de la Sainte-Espérance (bénédictins olivétains), « dans l'espoir de m'y convertir », dira-t-il lui-même plus tard. Il s'adonne à la sculpture en taille directe (pierre et bois). Il enseigne à plusieurs élèves parmi lesquels on compte Roland COIGNARD, Raymond DUBOIS, Edgar DELVAUX et Jacques SERGEFF, sculpteurs, le peintre Bernard BOUTS, avec qui Henri CHARLIER installe au Mesnil un atelier de vitrail, et enfin François ROBERT. Plus tard Charlier eut aussi pour élèves Albert GÉRARD (fondateur de l'atelier de la Sainte-Espérance -- 84 Le Barroux) et Hubert HERPIN (06 Cannes). Outre son atelier de sculpture, peinture et vitrail, Henri Charlier fonde, dans les années trente, un atelier de broderie ; il forme enfin un orchestre avec les habitants du Mesnil-Saint-Loup, auxquels il donne aussi quotidiennement une demi-heure d'enseignement de chant grégorien. A la même époque, amitié avec le compositeur Claude DUBOSCQ ; Henri Charlier collabore avec lui pour le drame *Colombe la petite* (exécution des masques des personnages en 1938). A sa mort, Henri CHARLIER demande à la famille de ce dernier que son corps soit enterré au Mesnil-Saint-Loup, où il se trouve encore aujourd'hui, dans la tombe même d^'^Henri CHARLIER. 1^er^ juillet 1925 -- Mort du compositeur Erik SATIE à qui Henri CHARLIER avait écrit peu de temps auparavant : « Vous, le seul musicien depuis RAMEAU à qui la grandeur est comme naturelle, donnez-nous la musique religieuse de notre temps. » 1928 -- Parution de l'album *Henri CHARLIER, tailles directes* (Wépion). Henri Charlier donne plusieurs conférences au *Cercle Thomiste,* à la demande du P. Peillaube, doyen de la Faculté de Philosophie de Paris ; il aborde ainsi divers sujets : en 1928, *Théologie d'une église romane : Sainte-Madeleine de Vézelay ;* en 1931, sous le titre général de *L'esthétique chré­tienne de l'art contemporain,* il parle successivement de *Dom Paul BELLOT,* puis des *Promesses de l'art musical : Claude DUBOSCQ.* 69:812 A cette époque, amitié avec la Baronne COCHIN, qui organise aussi de son côté un cercle de conférences rue de Babylone et qui demande son concours à Henri CHARLIER. Hiver 1928-1929 -- Il tombe gravement malade d'une fièvre typhoïde, qui le mène aux portes de la mort. Il finit par en réchapper mais sera long à s'en remettre définitivement. 1930 -- Henri CHARLIER rend visite au sculpteur DURRIO, ancien ami de GAUGUIN et propriétaire de quelques œuvres importantes de ce dernier. Septembre 1930 -- Parution de la *Note sur l'Esthétique chrétienne* dans la revue *La Vie intellectuelle :* première ébauche de *L'Art et la Pensée.* 1937 -- Il effectue un voyage au Canada, à Montréal, avec dom BELLOT, qui travaille à l'achèvement de l'Oratoire Saint-Joseph. Il fait une fresque pour cet Oratoire Saint-Joseph, ainsi que des conférences, et c'est à ce moment-là, sans doute, que naît le projet de sculptures monumentales pour l'Oratoire, projet qui ne se réalisera qu'après la guerre. Au cours des années qui ont précédé la guerre de 1939-45, en plus de son travail très important d'artiste, il collabore à de nombreuses revues (*L'Arche, La Vie intellectuelle, L'Arti­san liturgique...*) et approfondit sa pensée sur les arts plasti­ques en général et plus particulièrement sur l'art chrétien. Il devient l'ami d'Henri POURRAT, qu^'^il voit régulièrement lors de vacances passées en Auvergne, d'abord près du sanctuaire de Notre-Dame de Vassivière à Besse-en-Chandesse (Puy-de-Dôme) et ensuite à Longechaud, près d'Ambert (pays d'Henri POURRAT). Il se lie aussi d'amitié avec Marie NOËL, bourguignonne d'origine comme lui. Juin 1940 -- C'est dans ce pays, à Longechaud, qu'il se retrouve en exode, au moment de la débâcle de l'armée française. De cette période naîtront les nombreuses « Aqua­relles » et « Portraits d'arbres » réalisés, pour la plupart, sur papier d'Auvergne. 70:812 1941 -- Après la mort d'Henri BERGSON, qu'Henri CHARLIER avait rencontré par l'intermédiaire de la Baronne COCHIN, il écrit ensuite à celle-ci pour la remercier de son entrevue avec le philosophe : « Cette saisie directe qu'on a d'un grand esprit est une vraie joie. » 1942 -- Parution chez Arthaud de son premier livre *Culture, École, Métier,* consacré à la réforme de l'enseignement. Cet ouvrage paraît uniquement en zone Sud, car les Allemands en interdisent la publication en zone Nord. C'est à cette époque également qu'il entame la décoration de l'église de La Bourboule (Puy-de-Dôme). Il commence à sculpter les chapiteaux et, après la guerre, achèvera l'autel et plusieurs statues. Il est aidé dans ce travail par le sculpteur Philippe KAEPPLIN. 1943 -- Il quitte l'Auvergne pour se réinstaller chez lui au Mesnil. Novembre 1943 -- A la demande du Cercle Fustel de Coulanges, Henri CHARLIER donne une conférence, présidée par Daniel HALÉVY, sur son livre *Culture, École, Métier,* à l'amphithéâtre Turgot de la Sorbonne. 1944 -- Première tentative d'édition de son ouvrage *L'Art et la Pensée,* chez *La Nouvelle Édition.* Le contrat avec l'éditeur fut passé, mais en décembre, une pénurie de papier consécutive à l'état de guerre empêcha la réalisation de l'édition. 1950 -- A la fin de l'année, à la suite de troubles qui font penser à de l'angine de poitrine, il subit une opération assez délicate de la glande thyroïde, opération dont il se remettra finalement assez bien. De cette période, en même temps que l'achèvement de la décoration de l'église de La Bourboule (les chapiteaux et le tympan étant terminés depuis 194546, il lui reste à faire la décoration du chœur avec l'autel, l'armoire eucharistique, ainsi que trois statues de saint Joseph, de sainte Thérèse de l'Enfant-Jésus, et de sainte Jeanne d'Arc), date le début des sculptures monumentales pour l'Oratoire Saint-Joseph de Montréal ; il y travaillera plusieurs années, pour faire douze apôtres en bois de 4 m 80 de haut, un calvaire, ainsi que le monumental maître-autel en pierre. 71:812 1955 -- Parution de *Jean-Philippe Rameau* (Éditions Eise). 1956 -- Parution de *Le Martyre de l'Art* (Nouvelles Éditions Latines). La même année, début de la collaboration à la revue *Itinéraires,* dans laquelle, en plus d'articles sur divers sujets (arts, politique, littérature...) il tient une chronique de *méditations pour les différents temps de l'année liturgique, sous* le pseudonyme de D. MINIMUS. Dans ces années : deuxième tentative d'édition de *L'Art et la Pensée* par son frère André (Éditions Wittmann). 1963 -- Parution de *François Couperin* (Eise). 1965 -- Expose au Salon d'Automne. 1967 -- Henri CHARLIER est reçu membre *honoraire* de la *Société Académique de l'Aube.* 1969 -- Parution de *Le Chant grégorien* (Dominique Martin Morin), livre écrit en collaboration avec son frère André. De ces années date sa dernière œuvre importante, qui est la décoration de la chapelle des oblates de Saint-François de Sales à Troyes (Aube), Notre-Dame de Lumière. Pour cette chapelle où tout était à faire, il a pu, pour l'unique fois de sa vie, réaliser ce qui avait été son rêve, c'est-à-dire « pen­ser » la décoration d'un lieu de culte dans tous ses détails, depuis l'arc triomphal au-dessus du chœur jusqu'au dessin des bancs, en passant par les statues (la Vierge de l'Assomp­tion, le Christ en majesté de l'autel), plusieurs bas-reliefs, le chemin de croix monumental et une fresque dans la crypte. 1971 -- Parution de *L'Art et la Pensée* (Dominique Martin Morin), vingt-sept ans après la première tentative. Le 8 août, mort de son frère André. Le 14 octobre, mort de sa femme, Claude FRANCHET, après qu^'^Henri CHARLIER lui eut chanté le répons du Jeudi Saint « *Ubi Caritas et Amor* »*.* 1972 -- Livre sa dernière statue (à quatre-vingt-neuf ans). 24 décembre 1975 -- Mort, aux premières Vêpres de la Nativité, après avoir répondu aux prières des agonisants et avoir demandé qu'on lui chante l' « *Ubi Caritas et Amor* »*.* 72:812 Frère Henri CHARLIER fut enterré dans sa robe d'oblat olivétain. 1976 -- Parution de l'album *Henri CHARLIER, Statuaire et Peintre* (Dominique Martin Morin). 1982 -- Parution du livre *Création de la France* (Domini­que Martin Morin). 73:812 ## NOTES CRITIQUES #### Jacques Perret *Comme Baptiste... *(Le Dilettante) Réédition d'une plaquette pa­rue dans les années cinquante avec des illustrations de Beuville. Elle réunit huit articles écrits pour une revue médicale afin de faire connaître un « sédatif équili­brant » qui portait le nom ambi­tieux d'*olympax,* une vraie trouvaille. Il s'agit là d'une de ces besognes journalistiques dont Perret a su s'acquitter quand il le fallait sans y tordre sa plume. Il n'a pas choisi la voie paresseuse du publicitaire, du batteur d^'^estrade qui s'épou­mone à lancer des adjectifs reten­tissants. Il a concocté huit plai­doyers époustouflants sur les diverses formes de tranquillisants imaginées par l'homme depuis Cro-Magnon. Cela va de la trique à l'eau de fleurs d'oranger en passant par la musique et les pieux mensonges. Il y déploie une verve rhétoricienne de premier ordre, vérifiant une fois de plus le jugement de Villon : il n'est bon bec que de Paris. L'extrême virtuosité de Jacques Perret est à admirer au titre de « la belle ouvrage », quoique ce soit une de ses moindres qualités : invention du vocabulaire, so­phismes savants propres à piéger le lecteur, références érudites réel­les ou inventées, il connaît à fond l'art d'arrêter et de retenir l'atten­tion du badaud gaulois. Allez y voir de près : on ne lui résiste pas. Ce qui me frappe, c'est le sou­rire de Jacques Perret. Cela méri­terait une étude. Sans doute, ce sourire s'efface dans *Mutinerie à bord* ou dans *Le Vilain temps.* Mais ailleurs, qu'il s'agisse d'aven­tures personnelles (là surtout), de celles de ses personnages ou même de diatribes contre ses bêtes noires, Perret ne se sépare pas du sourire moqueur et modeste de l'homme qui a beaucoup vu, et s'en voudrait de chercher à nous en faire accroire. 74:812 Ici, embarqué dans cette galère pharmaceutique, c'est à lui-même que s'adresse ce sourire, et au lecteur qu'il fait complice en arborant des argu­ments fallacieux pour mieux faire passer, clandestines, quelques so­lides vérités qu'*olympax* ne pré­voyait pas. J'oubliais : il y a une postface de M. Assouline. Georges Laffly. #### Roger Judrin *La pêche au feu *(Librairie bleue, 2, rue Michelet, Troyes) Profond : « On vit sans avoir voulu naître : on voudrait mourir sans se quitter. » (C'est la deuxième proposition que je trouve profonde.) Drôle : « Les vieillards n'ont plus, pour leur tendre les bras, que des fauteuils » (et des petits-enfants, on espère). Religieux : « Si la vie n'était qu'un songe, la mort nous réveil­lerait. » Terrible : « J'eus le bonheur d'écrire une langue qu'enten­daient les Français qui ne la par­laient plus. » Creux : « On n'arrive pas sans changer de rive. » Précieux : « J'ai vu briller dans des yeux purs l'honneur d'une rosée dont le soleil n'avait pas bu les larmes. » A méditer : « J'ai goûté la magnificence amère des vies très lentes. » Pénétrant : « L'homme de maintenant travaille à fabriquer dans une machine la créature dont il voit le dieu. Le pot se veut potier pour expliquer le pot. » Convaincant : « Le Lapon de maintenant peindrait-il mieux ses rennes que n'a su les brosser le peintre des Eyzies ? Ni l'art de l'un, ni la nature de l'autre, ni l'homme, ni l'animal n'ont varié. Darwin, où est ta clef ? » Roger Judrin écrit des apho­rismes comme on respire. En voici à peu près douze centaines. Son esprit le porte naturellement à la formule, à l'image nette, et le jeu des syllabes ajoute chez lui à la raison une sorte de rime. Il a le souffle court et précieux. Il attrape les vérités comme des mouches. Il évoque un très ancien et respectable type français, bour­geois, mesuré, malin, gallican, intraitable sur l'essentiel, et s'ac­commodant de toute époque pourvu qu'on ne touche pas à sa bibliothèque et à sa cave. Il aime Alain, Chesterton et Paulhan, pour le XX^e^ siècle. Évi­demment Montaigne, Ligne et Joubert pour ce qui précède. G. L. 75:812 #### Alexandre Astruc *Du stylo à la caméra... *(L'Archipel) On connaît le cinéaste (*Une vie, les Mauvaises rencontres*)*,* sou­vent aussi le romancier (*Ciel de cendres, le* *Serpent jaune*)*,* moins bien sans doute le critique, l'es­sayiste. Ce recueil d'articles sur les lettres, le théâtre, le cinéma per­mettra de combler cette lacune et de remettre à son vrai rang cet esprit libre et original. Il a inventé des images et des récits qui por­tent toujours son empreinte pro­pre, sa *griffe,* dont les caractères sont d'abord la précision et l'élé­gance (chose rare, cette dernière). Philippe d'Hugues, dans une préface qui révèle une longue familiarité et une solide compré­hension de l'œuvre, a raison d'in­sister sur deux qualités de son auteur. D'abord le goût des mathématiques, qui ne l'a jamais quitté (il prépare d'ailleurs un livre sur Évariste Gallois) et qui se retrouve jusque dans sa prédilection pour les poèmes de Queneau. Celui-ci, esprit encyclopédique et farceur, a été le premier, je pense, à introduire dans les romans, et presque dans ses chansonnettes, un souci *formaliste :* chacune de ses œuvres pourrait être mise en équation. Astruc le voit très bien et s'en délecte. Son deuxième trait est le goût de l'abstraction -- non, ce n'est pas la même chose que le syndrome matheux -- qui lui fait écrire : « Ce qui m'intéresse au cinéma, c'est l'abstraction. » Cela était mis en tête d'un article célè­bre sur « La caméra-stylo », dont, en somme, toute la nouvelle vague est sortie. Je pense qu'il aimerait cette note des *Cahiers* de Barrès : Paul Bourget, à qui on demandait un livre sur l'Espagne, conseillait non pas Th. Gautier, ou *Carmen,* mais *Le Cid.* Voilà le goût de l'abstrac­tion. C'est le goût classique. G. L. 76:812 #### Gilles Manceron *Segalen *(J.-C. Lattès) Ce portrait de Segalen minutieux, amical, est sans doute solide, mais selon un penchant qui semble aujourd'hui irrésistible, il accommode le modèle à nos préjugés et façons de voir. Il insiste sur la « modernité » : rejet du catholicisme, rejet de l'eurocentrisme, comme on dit, application à pénétrer les autres civilisations. On dirait que l'Europe, pour de tels esprits, est épuisée. Ni sa foi, ni sa raison, ni ses machines ne satisfont plus. Sans doute, Victor Segalen, c'est la passion de l'exotisme, la fascination de l'autre (réputé possesseur de secrets que l'on a perdus), mais ce n^'^est pas seulement cela. Henry Bouillier, le meilleur connaisseur du poète, écrit : « ...les grands thèmes de son œuvre... l'exaltation de la différence, le refus du nivellement, le culte de l'aristocratie ». Gilles Manceron tient surtout compte du premier ; le dernier est complètement oublié, considéré sans doute comme peu conforme. Poète, Segalen, avec une œuvre inachevée, est cependant des pre­miers de son temps. Claudel l'es­timait, et lui admirait Claudel, mais se méfiait et de son catholi­cisme et de sa confiance détermi­née dans l'Occident. Toujours la hantise de l'autre. On aimerait faire méditer à de tels esprits la fable sur l'homme qui va chercher la fortune et celui qui l'attend dans son lit. Sur ce problème, on relira avec intérêt l'essai de Larbaud qui a pour titre *Paris de France* (dans *Jaune, Bleu, Blanc*). Il dit ce qu'il faut de la *parisianité* et du nom­brilisme obtus qui était à la mode. Il dit aussi que chacun doit tenir sa voix dans le concert : ce n'est pas en cessant d^'^être soi que l'on ajoute au trésor de l'humanité (sans compter que l'autre, pour Larbaud, c^'^est le voisin espagnol ou anglais, non pas le très lointain chinois ou maori). G.L. 77:812 #### François-Bernard Michel *Bazille *(Grasset) Frédéric Bazille est un grand peintre, fut au moins l'espérance d'un grand peintre. Il mourut à 29 ans, tué à la guerre, le 28 novembre 1870, à Beaune-la-Rolande. Il s'était engagé. L'auteur est professeur de médecine à Montpellier (patrie de Bazille). Son livre est celui qu'aurait pu écrire Cottard, pour se faire applaudir chez les Verdurin : complaisant, prétentieux, souvent inexact, gonflé d'importance. G.L. ============== fin du numéro 812. [^1]:  -- (1). L'expression est de Paul Claudel. Voir son texte « La messe à l'envers » dans ITINÉRAIRES, n° 335 de juillet-août 1989. [^2]:  -- (1). On trouvera le développement et les références de beaucoup de ce qui précède dans notre «* Heure de Dieu *» *sur le Nouveau Monde* (Éditions Fleurus, Paris 1991). Traduction espagnole venant de paraître (Ediciones Encuentro, Madrid 1992).