# 901-06-93 (Troisième série -- Été 1993, Numéro 1) II:901 Ce premier numéro de la troisième série est le dernier -- jusqu'à nouvel ordre -- qui soit vendu au numéro. Il est en vente (en nombre très limité) : -- à DIFRALIVRE, Boîte postale 13, 78580 Maule ; tél. : (1) 30 90 72 89 ; -- aux NOUVELLES ÉDITIONS LATINES, 1, rue Palatine, Paris VI^e^ ; tél. : (1) 43 54 77 42 ; -- chez DMM, 53290 Bouère ; tél. : 43 70 58 91. *A partir du numéro 2 de la troisième série, la revue ITINÉRAIRES sera strictement réservée à ses abonnés, aucun exemplaire ne sera mis en vente, pas même au siège de la revue.* 1:901 *LA réforme intellectuelle et morale dont notre temps a besoin consiste en résumé à redonner à* l'esprit de sacrifice *la place qu'il occupe forcément dans la vie militaire, où il est plus visible, plus éclatant, ce qui a une valeur d'exemple.* *Aujourd'hui, au milieu de l'obscuran­tisme spirituel et du désert moral des sociétés modernes, que proposer à l'en­thousiasme de la jeunesse, sinon d'abord l'austérité, la discipline, l'héroïsme mili­taires.* *Et non pas notre devise officielle* « *liberté-égalité fraternité* » *qui tient lieu d'idéal moral et civique à nos républiques.* 2:901 *Certes il serait très important, au lieu d'en avoir une idée fausse, d'avoir une juste idée de la liberté, une juste idée de l'égalité, une juste idée de la fraternité ; et une idée juste des* « *droits de l'homme* » : *non pas des droits formulés comme si* « *l'homme* » *naissait adulte trouvé et était destiné à mourir célibataire. Même dans le cas d'une juste formulation, une* « *déclara­tion des droits* » *ne suffira cependant jamais à susciter la discipline nationale et l'esprit de sacrifice.* *Il faut autre chose pour faire naître, cultiver, honorer l'esprit de sacrifice qui anime les vertus du travail, les vertus fami­liales et les vertus militaires.* *Le véritable rôle des* pouvoirs culturels *est précisément de* cultiver les vertus *intel­lectuelles et morales : car toutes les vertus ont besoin d'être cultivées, elles ont besoin d'être exercées avec patience et énergie, elles ont besoin d'être encouragées et honorées, sinon elles s'anémient ou disparaissent.* *Les pouvoirs culturels du monde moderne* cultivent les vices de la société permissive. *Ils cultivent l'esprit de jouissance au détriment de l'esprit de sacrifice ; ils cultivent l'esprit de revendication à la place de l'honneur de servir au péril de sa vie.* 3:901 *Les vertus religieuses que cultive la tradition catholique sont aussi marginali­sées, aussi discréditées que les vertus militaires.* *Ce sera une fois encore l'alliance des vertus militaires et des vertus religieuses qui pourra :* -- *partout dans le monde, refaire une chrétienté,* -- *et ici, restaurer le visage de la France, son âme et son honneur.* (*Extrait de la* «* Déclaration *» *de la revue ITINÉRAIRES.*) 4:901 ## ÉDITORIAL ### En état d'inchrétienté UN UNIVERS s'effondre sans trop crier gare, ce n'est pas apocalyptique, c'est une lente asphyxie à bout de course, et sa course n'a duré que deux cents ans. Un monde nouveau était né aux environs de 1789, il est mort aux environs de 1989, après être allé jusqu'aux extrémités sauvages du socia­lisme et du communisme. Ce monde était celui d'un énoncé trompeur des droits de l'homme, -- de l'homme sans Dieu. Dès l'origine les doctrinaires et les visionnaires de ce que l'on nom­mait l'école contre-révolutionnaire avaient prophétisé que ce nouvel univers mental irait jusqu'à épanouir dans le commu­nisme son intrinsèque perversité, puis s'effondrerait. Au moment où la prophétie se vérifie, sa signification est devenue inintelligi­ble à la quasi-totalité de nos contemporains. Il y a beaucoup moins d'esprits qu'hier et avant-hier pour comprendre que le communisme était déjà en germe -- et parfois même en acte -- dans la Révolution française : et ceux qui aujourd'hui le com­prennent encore en ont généralement une compréhension plus superficielle que leurs prédécesseurs des générations précédentes. 5:901 Le monde né en 1789 à Paris s'est, dans son naturel épanouissement léniniste, effondré en 1989 à Moscou, mais la plupart imaginent au contraire qu'il s'est effondré pour avoir été infidèle à 1789 et à ses droits de l'homme. Ceux-ci ne pouvaient cependant avoir d'autre aboutissement que le communisme puis l'évanouissement, on l'avait annoncé, prédit, expliqué, mais la cohérence de cette conclusion, au moment même où elle reçoit une fulgurante confirmation dans les faits, échappe comme jamais à la conscience commune obscurcie en cette fin du XX^e^ siècle. \*\*\* Obscurcie ? Atrophiée. Voyez : j'ai fondé ITINÉRAIRES en 1956, revue dite de culture générale, conçue pour être intellectuellement accessible au terme d'études secondaires normales. Elle est toujours du même niveau : mais aujourd'hui ce n'est plus aux élèves de terminale qu'elle est accessible, c'est seulement à leurs professeurs, et encore ce n'est pas toujours sûr. L'univers mental, en trente années, s'est anémié, il s'est vidé. Allez savoir si c'est l'audio-visuel qui a fait le vide dans les esprits, ou si c'est leur vide qui appelait ce déluge d'audio-visuel. Bon exemple de la simultanéité et de l'intercausalité des causes : causées, causantes. On croit communément qu'en cette fin de siècle l'événement c'est que le monde change. Mais le monde change toujours. Cette fois, c'est davantage : nous changeons de monde. Le monde et la pensée qui se disaient « modernes » sont sous le choc, ne comprenant pas ce qui leur arrive, n'en ressentant que l'énormité ravageuse. Tout d'un coup ils se sentent nus. Mais ils sont plus que dénudés, ils sont vidés. \*\*\* Le monde né en 1789, qui se proclamait officiellement sans Dieu, ou en tout cas sans Jésus-Christ, ne s'effondre pas sous les coups d'une reconquête chrétienne. Il s'effondre en quelque sorte sur lui-même, toujours conduit par l'instinct de mort qui l'avait fait naître. Et maintenant c'est le vide, son vide, devenu visible. Cependant le vide, en politique et dans l'histoire humaine, ne reste jamais vide. 6:901 Il y a toujours des consuls et des augures qui fonctionnent. Même s'ils ne pensent plus rien ; même s'ils ne savent plus que compter. Dans le vide actuel les marchands ne voient que la fin des idéologies, comme ils disent, et qu'en s'évanouissant elles laissent la place à cela seul qui se chiffre ; et cela seul qui se chiffre est proclamé cela seul qui compte. Une élection présidentielle cela se chiffre en effet, mais savez-vous à combien ? La campagne présidentielle de Pompidou, en 1969, avait coûté 8 millions. Aujourd'hui, c'est 200 millions. Au moins. Ce passage de 8 millions à plus de 200 n'est pas une simple augmentation. C'est un changement d'univers. On est passé là, en vingt ans, d'un monde à un autre. Le règne de l'argent, dirait Péguy. Ploutocratie, dirait Maurras. Domination de l'esprit mercantile, dirait Henri Charlier. Mercantilisme, plou­tocratie, règne de l'argent, c'est tout un, et ce n'est pas un phénomène tellement nouveau. Toutefois ce phénomène a connu en une vingtaine d'années, celles des présidences Giscard et Mitterrand, une hypertrophie foudroyante, dont le coût d'une campagne électorale est un symptôme décisif : réfléchissez, soupesez, de 8 à 200, c'est un énorme « saut qualitatif ». En voulez-vous un autre ? Voici : quand Maurras écrivait *L'Avenir de l'intelligence,* quand Péguy écrivait *L'Argent* et *L'Argent, suite,* ils avaient raison de dénoncer le règne de l'or et l'asphyxie économique de l'esprit dans l'univers de la démocratie moderne ; cependant on pouvait encore, et encore trente ans plus tard, fonder un journal de quatre ou huit pages avec (ou sans) un petit capital et trois mois de crédit chez un imprimeur ; c'était un journal « d'opinion », c'est-à-dire de conviction et de combat intellectuel, il était lu, il avait sa part d'influence sur l'esprit public. Aujourd'hui un journal doit être de soi-disant « informa­tion » ; il est tenu pour inexistant au-dessous de 48 pages par jour, et pour fonder un tel monstre il faut au moins 600 millions (60 milliards de centimes). Ce qui veut dire qu'à ce tarif l'on ne fonde plus que dans la servitude. \*\*\* 7:901 Si l'Église... disons du XIX^e^ siècle, Église missionnaire s'il en fût, missionnaire dans le monde entier, si cette Église avec ses docteurs, ses saints, son Syllabus, ses papes, même Léon XIII, était l'Église d'aujourd'hui, face au vide mental, face au désert moral, il lui suffirait de rester elle-même et de s'affirmer telle qu'elle est pour qu'une nouvelle évangélisation de l'Europe déferle comme un raz-de-marée. Si l'Église de la fin du XX^e^ siècle avait été l'Église de saint Pie X et de Pie XII, il lui aurait suffi de présenter au monde sa liturgie intacte et son catéchisme éternel pour que le monde, ne sachant plus où aller et n'ayant plus aucun autre repère, se tourne vers cela seul qui existerait encore et se convertisse à la seule voie de salut qui lui serait proposée. Tout l'effort de Pie XII, de saint Pie X, et des encycliques de Léon XIII, avait été que le clergé et les fidèles ne se laissent pas influencer par les idées, par les mœurs, par les impostures du monde et de la pensée modernes. Et cependant fidèles et clergé ont été finalement influencés au point de ne plus aimer leur messe, de n'avoir plus de goût pour la netteté tranchante de leur catéchisme, et de devenir allergiques à tout ce qui est principes et traditions. Ils sont, eux aussi, devenus vides. \*\*\* L'attention à ce qui ne change pas est celle qui manque le plus à notre temps sans mémoire et sans densité intérieure. -- Il y a donc des choses qui peuvent ne point changer au milieu ou en dessous de l'universel changement ? -- Il y a le *Pater noster ;* il y a la croix ; il y a la mort. Seulement, si les musiques que l'on ne joue plus n'en existent pas moins, elles n'existent que d'une existence fantomatique, recluses dans le cimetière qui emmagasine leurs partitions intactes et oubliées. Depuis un quart de siècle et davantage, les enfants des écoles n'ont plus de catéchismes, et si le Catéchisme de l'Église catholique que Rome a enfin promulgué est explicitement destiné à servir de base pour en composer à nouveau, ce sera pour quand ? La caté­chèse installée est désormais sans le Pater, sans le Credo, sans les Commandements de Dieu, ce n'est plus en les expliquant qu'elle enseigne les vérités révélées, si bien qu'il faut en conclure que les enfants récitent des Commandements, un Credo, un Pater qui au catéchisme ne leur ont jamais été expliqués mot à mot et ligne à ligne, ou bien même qu'ils ne les récitent plus du tout. 8:901 Ainsi les générations d'écoliers se succèdent et se succèdent, toujours sans solide instruction religieuse ; toujours sans messe tournée vers Dieu. Bien sûr il y a les familles, quelques familles ; il y a des écoles, quelques écoles ; il y a des paroisses, ou du moins des prieurés, des monastères, quelques-uns, qui en tien­nent lieu. Je veux simplement dire que la *dimension sociale,* la *reconnaissance sociale,* la *respectabilité sociale* leur sont refusées, infranchissablement, dans la société civile et dans la société ecclésiastique. Cela va de soi dans la société civile, où s'étend et s'approfondit ce qu'on ne saurait mieux appeler qu' « inchrétienté », comme on dit incroyance ou infidélité : dans les écoles publiques, dans les médias, dans la législation, ce qui domine, d'une manière tantôt passive et tantôt militante, c'est l'irréligion, l'immoralité et, à beaucoup d'égards, l'imposture ; le verbiage trompeur ; le parler faux. Le pape y est honoré quand il traite les juifs en frères aînés et leur dit qu'ils ont le même Dieu que les chrétiens ; quand il parle contre l'avortement il est dénoncé comme intégriste, rétrograde, obscurantiste, et comme un assas­sin irresponsable qui refuse de faire la publicité commerciale (et menteuse) des préservatifs, prétendus sûre protection, et la seule, contre la généralisation du sida. Dans la société ecclésiastique aussi, et c'est beaucoup plus surprenant (c'est même un mystère), la respectabilité sociale, la reconnaissance sociale, la simple dimension sociale sont refusées aux rites et aux catéchismes traditionnels. Par bonté pour les subjectivités individuelles, le pape accepte de les tolérer, il demande, d'ailleurs sans grand succès, qu'on les tolère ; il concède quelques franchises et exemptions, gratuitement et gracieusement données ; mais lui-même, si prompt en de multiples occasions à souplement subir et adopter tant de rites locaux et à y officier en personne, il en est un qu'on ne lui a jamais vu, ni en public ni en privé, depuis son accession au souverain pontificat, il ne célèbre jamais plus la messe de son ordination sacerdotale, pas même sous le prétexte innocent, folklorique en somme, que lui offre, une fois l'an, la fête liturgique de saint Pie V. Un seul folklore demeure étranger aux solennités officielles, celui de l'Église latine. Le trésor de ce qui ne change pas demeure en grande partie profondément enfoui, la transmission de ce dépôt se fait désormais dans des sortes nouvelles de catacombes, 9:901 celles, comme disait le P. Calmel, d'une relégation sociologique : plus ou moins sévère selon les temps et les lieux, jamais absente. \*\*\* Le désert moral de la pensée et du monde modernes a cependant quelques oasis. Elles sont créées, cultivées, fortifiées sous l'inspiration d'idéologies venues plus ou moins directement du judaïsme. On ne nous y aime pas. Le Catéchisme de l'Église catholique promulgué par Jean-Paul II y fait l'objet d'ardentes critiques pour avoir omis de « *rappeler que Jésus, né juif, ayant vécu et étant mort juif, n'a jamais prétendu être égal à Dieu, ni un homme-dieu : toutes ces théories inqualifiables qui ont vu le jour au IV^e^ siècle sont inacceptables* »* ;* catéchisme combien coupable, où l' « *on ne trouve aucune mention de la shoa, on ne sait pas ce qu'est Eretz-Israël, à qui ce pays appartient ; en bref, quasiment rien sur l'Israël moderne* »*.* Quelle déception après tant d'espérances post-conciliaires : le catéchisme de Rome s'obstine à ne pas comprendre que le temps est venu pour lui d'enseigner non plus le christianisme mais le judaïsme. Une autre oasis semblable, ayant cru savoir que la procédure de béatification de Pie XII, engagée par Paul VI en 1965, serait sur le point d'aboutir, nous fait entendre le discours que le rabbin internationalement qualifié pour « entretenir une corres­pondance soutenue avec les chefs de l'Église » adresse au Vatican pour exiger qu'il « reconsidère » sa position : -- *Bien que ce ne soit pas l'usage que des non-catholiques se prononcent sur le bien-fondé de l'élévation de certains candi­dats du Vatican au titre de* « *saint* »*, le cas de Pie XII devra certainement faire exception à la règle...* Exception ? Exception ! Mais ce n'est plus une « exception » du tout. Des représentants qualifiés du judaïsme ont protesté contre la béatification d'Édith Stein ; contre la canonisation du P. Maximilien Kolbe ; ils ont exigé que soit différée *sine die* la procédure concernant Isabelle la Catholique. Pour qualifier encore d' « exception » une ingérence aussi habituelle, il faut une absence volontaire de mémoire, une focalisation exclusive sur la considération du moment, qui est en passe de devenir une figure de style courante dans la rhétorique juive contemporaine. 10:901 C'est ainsi, semblablement, qu'un autre représentant du judaïsme s'écriait, à la suite de la profanation d'un cimetière juif en Alsace : « *Quand un cimetière est profané, il se trouve, comme par hasard, que c'est toujours un cimetière juif*. » Or pour l'année 1992, le rapport de la commission officielle spécialisée dans la lutte contre l'anti-sémitisme a relevé *six* profanations de cimetières juifs, et « *une quarantaine* » de profanations de cimetières chrétiens. Cette « quarantaine », non autrement préci­sée, quand il s'agit de cimetières chrétiens ça n'en vaut pas la peine, est superbement ignorée dans les oasis et dans leurs médias. Il n'y a que les « six » qui aient la chance et sans doute le droit d'être mentionnés. L'oasis qui nous rapporte que le judaïsme « proteste activement contre le projet de certains hauts fonctionnaires du Vatican visant à canoniser le pape Pie XII » dénonce en ce pape *le pape de la shoa,* celui qui *approuvait et cautionnait la politique d'extermination des juifs menée par Hitler.* Après tout, pourquoi pas cet outrage aussi ? Les chrétiens furent bien, sous Néron, accusés de l'incendie de Rome. Il y a certainement là quelque chose à prendre en considération dans l'inventaire de ce qui ne change pas. \*\*\* Qu'il existe des vérités naturelles, la Jeanne d'Arc de Claudel le dit ainsi : « *C'est le tilleul devant la maison de mon père, comme un grand prédicateur en surplis blanc dans le clair de lune, qui m'a tout expliqué.* » Le tilleul ne lui a pas expliqué le catéchisme, bien sûr : mais tout le reste, qui ne fait point partie de la foi, et qui cependant est consubstantiel à sa transmission. C'est toute l'affaire de la chrétienté ou de l'inchrétienté. La religion chrétienne n'a pas inventé une morale, une politique, une civilisation naturelles : elle a éclairé, dégagé, rectifié, complété (et surélevé) l'idée que l'on pouvait naturellement se faire d'un ordre social conforme à la nature de l'homme ; et l'ayant fait, elle y a trouvé une assise ; le lit de camp du temporel, comme parlait Péguy. 11:901 Cela n'est pas sans rapport avec le catéchisme, mais cela n'est pas dans le catéchisme. C'est le tilleul devant la maison paternelle, et le grand peuplier au fond du jardin, et l'allée des marronniers, et la courbe du pré en pente, et les vignes sous le soleil, et le dessin des collines du Haut-Langoiran : c'est la révélation naturelle qu'à notre intention Dieu a incluse dans sa création, pour nous parler de Lui et de nous. La révélation surnaturelle ne vient pas abolir le premier message mais elle ne vient pas non plus le répéter, il ne fallait pas l'égarer. La philosophie chrétienne est le guide touristique des vérités naturelles, avec cartes et itinéraires, nous avons perdu le guide. Gilson a témoigné sans être entendu « *à quel point la philosophie chrétienne est devenue étrangère à l'esprit de nos contemporains* »*.* Pour écarter l'interprétation malveillante et invertie que j'aperçois toute prête, spécifions qu'il veut dire : l'esprit de nos contemporains est devenu étranger à la philosophie chrétienne. Or la philosophie chrétienne, qui n'est pas dans l'Évangile, mais qui est en humble harmonie avec lui, est le discours explicite et la lampe-témoin de la chrétienté : quand elle se tait, quand elle s'éteint, quand elle n'est plus comprise et paraît étrangère, c'est le signal qu'on est entré en état d'inchrétienté. Avec ou sans la foi. Car la société ecclésiasti­que elle aussi, à la suite de la société civile, est devenue étrangère à la philosophie chrétienne : jusque dans ses sémi­naires quand elle en avait encore, les séminaires d'où sortirent un Teilhard, un Henri de Lubac, un Chenu et tous les autres. Pour autant que l'on sache ils avaient tous conservé l'objet formel de la foi en Jésus-Christ, avec plus ou moins de brouil­lard sur l'objet matériel. La société ecclésiastique de la fin du XX^e^ siècle n'aime pas proclamer que Jésus-Christ est « vrai Dieu et vrai homme », elle n'aime pas professer que la messe est « le renouvellement non sanglant du sacrifice du Calvaire », elle n'aime pas affirmer qu' « après la consécration, il ne reste du pain et du vin que les apparences », et n'aimant pas l'énoncer, elle ne l'énonce plus, mais elle ne le contredit pas davantage, elle ne rejette pas cette foi, simplement elle a un autre langage, d'autres catégories mentales, une autre philosophie. Elle est en état de judéité davantage qu'en état de chrétienté : souvent sans même en avoir conscience. La conséquence la plus visible est politique : 12:901 toute l'Église de la fin du XX^e^ siècle incline à gauche, bascule à gauche, patauge à gauche, dans la démocratie égali­taire et dans le pluralisme unilatéral ; dans le verbiage vide. Elle est l'Église de Jésus-Christ et nous sommes dans l'Église. Mais elle est l'Église en état d'inchrétienté et nous en portons témoignage. Contre elle. Pour elle. Jean Madiran. 13:901 ## CHRONIQUES 14:901 ### La liberté religieuse et le Catéchisme de l'Église catholique par Rémi Fontaine DANS la revue *Catholica* (de décembre 1992), Claude Barthe voit dans l'exposé du nouveau Catéchisme de l'Église catholique au sujet de la « liberté religieuse » comme une prise en compte implicite des objections soulevées ici et là par sa définition formulée dans *Dignitatis humanae.* Si, en effet, le Catéchisme redonne en partie le libellé litigieux de la déclaration conciliaire, il l'entoure de précisions et de citations qui en atténuent le caractère discutable, sans pour autant écarter toute difficulté. 15:901 Il ne s'agit pas ici de replonger en profondeur dans cette question grandement et hautement disputée mais d'appuyer ce sentiment, en livrant quelques pistes de réflexion largement inspi­rées de l'argumentation du père jésuite espagnol, Baltazar P. Argos, dans son étude *Libertad religiosa, ruptura o continuidad ?* (publiée par *Verbo*)*.* **Liberté religieuse et liberté (immunité)\ de contrainte en matière religieuse** D'abord, si « la liberté n'est pleinement mise en valeur que par l'accueil de la vérité », comme le rappelle Jean-Paul II dans *Centesimus annus* (§ 46), il n'y a pas à proprement parler de liberté spécifiquement religieuse (pas plus qu'il n'y a de liberté morale au sens où l'entendent les libéraux). Il y a un devoir religieux (de rendre un culte à Dieu et de professer la vraie religion). Mais ce devoir, pour être vécu dignement, requiert, en sus de la liberté psychologique (libre arbitre), ce qu'on appelle la liberté ou l'immunité de contrainte extrinsèque (absence d'obligation physique extérieure) : celle que nient pratiquement tous les régimes totali­taires de tous les temps. Cette liberté est bien un droit naturel, fondamental et générique de l'homme (qui vaut pour l'activité humaine en général). Et c'est ce droit, indique en substance le Catéchisme, que le concile réaf­firme en l'appliquant au domaine religieux. Ce faisant, il l'appelle improprement *liberté religieuse* au lieu de *liberté de contrainte en matière religieuse.* Vatican II entretient ainsi une équivoque regrettable, laissant penser qu'il pourrait s'agir d'une liberté *de* et non d'une liberté *pour,* ainsi entendue : -- *Que nul* (*adulte*) *ne soit contraint ni empêché de professer et pratiquer la vraie religion, non pas n'importe quelle religion !* Selon le sens usuel de « liberté religieuse », on comprend au contraire qu'il serait permis à n'importe qui, individuellement ou socialement, de rendre ou de ne pas rendre un culte à Dieu dans telle ou telle autre religion (indifférentisme religieux). On a usé et abusé de cette équivoque. Mais Jean-Paul II lui-même n'en est-il pas victime (et vecteur) lorsqu'il affirme d'une part (dans le sens obvie) : 16:901 « *C'est un droit --* le droit à la liberté \[de contrainte en matière\] religieuse -- *en fonction d'un devoir. Mieux, comme le répète en de multiples occasions mon prédécesseur Paul VI, c'est le plus fondamental des droits en fonction du premier des devoirs, qui est le devoir de se retourner vers Dieu, à la lumière de la vérité, dans un mouvement de l'esprit, qui est l'amour. Mouvement qui naît et se nourrit uniquement sous cette lumière.* » ([^1]) Et d'autre part (dans le sens libéral) : « *Dans ce document --* Dignitatis humanae --, *le concile se sent allié aux millions de gens dans le monde qui adhèrent, dans toutes ses applications pratiques, à l'article 18 de la déclaration universelle des droits de l'homme des Nations Unies qui affirme : "Chacun a droit à la liberté de pensée, de conscience et de religion"*. » ([^2]) Outre cette flagrante équivoque partiellement dissipée par le Catéchisme de l'Église catholique, le développement qui est fait de l'affirmation conciliaire sur la liberté (de contrainte en matière) religieuse dans *Dignitatis humanae* contient plusieurs autres défauts que le nouveau catéchisme ne peut totalement effacer. **Le fondement et la juste limitation du droit\ à l'immunité de contrainte** Le premier, qui est très important en raison des conséquences qu'on en tire, est sur le fondement même de ce droit à la liberté de contrainte. Le concile dit que c'est « *la dignité même de la personne humaine* »*.* Mais on peut « affirmer la dignité de la personne et être en fort mauvaise compagnie », disait Charles De Koninck en rappelant que les philosophes du totalitarisme moderne ont exalté cette dignité précisément, plus qu'on ne l'avait fait auparavant. Ce genre d'invo­cation floue, indéterminée, est trop souvent source de malentendus. C'est pourquoi il convient de bien définir en quoi consiste cette dignité de la personne humaine, son sens et sa portée exacts. Il faut déjà distinguer entre sa *dignité radicale* ou *ontologique,* innée et commune à tous les hommes, qui consiste dans le fait d'avoir une nature raisonnable et libre ; et sa *dignité formelle* ou *morale,* qui s'acquiert et consiste dans le comportement honnête de son sujet. 17:901 Or le fondement du droit à l'immunité de contrainte n'est pas la dignité radicale mais la dignité formelle qui suppose l'autre et en est une exigence. D'où une conséquence opposée à celle tirée par le concile et le nouveau catéchisme à sa suite : « *Le droit à cette immunité persiste en ceux-là mêmes qui ne satisfont pas à l'obliga­tion de chercher la vérité et d'y adhérer.* » ([^3]) Autre défaut : ne pas faire de distinction non plus entre la personne honnête qui est dans l'erreur et celle qui est dans la vérité. Si la personne malhonnête n'a pas droit à l'immunité de contrainte puisqu'elle a perdu la dignité morale qui est son fondement, la personne honnête n'y a pas droit dans les mêmes limites selon qu'elle est dans l'erreur (de bonne foi) ou dans la vérité. Pour celle qui est dans l'erreur, son droit à cette liberté est limité, non seulement par *l'ordre public* (gravement troublé) mais aussi par le bien commun et le bien des autres, voire le bien de la personne elle-même, biens qui peuvent être gravement endommagés par cette erreur. Si l'erreur est toujours intolérable, on peut et on doit tolérer la personne qui se trompe, en tant que personne qui est dans l'erreur, à condition que son erreur ne nuise pas au bien des autres et qu'il y ait une raison d'avoir cette tolérance. Ici, le Catéchisme de l'Église catholique ajoute à la déclaration conciliaire cette précision qui est quasiment une correction : « Le droit à la liberté religieuse ne peut être de soi ni illimité, ni limité seulement par un « ordre public » conçu de manière positi­viste ou naturaliste. Les « justes limites » qui lui sont inhérentes doivent être déterminées pour chaque situation sociale par la prudence politique, selon les exigences du bien commun, et ratifiées par l'autorité civile selon des "règles juridiques conformes à l'ordre moral objectif". » 18:901 **« La matière même du hiatus... »** Après avoir affirmé le devoir moral religieux selon la doctrine traditionnelle de l'Église (*Dignitatis humanae *: 1, C), mettre comme seule limite au droit à l'immunité de contrainte l'ordre public gravement troublé, ainsi que le fait le texte conciliaire, revient à dire, selon le P. Argos : -- *Je n'ai pas le droit de répandre l'erreur ni de professer une religion fausse, tout comme je n'ai pas le droit de voler ni de répandre la drogue. Mais j'ai le droit à ce que personne ne m'empêche de le faire, ni ne me contraigne, du moment que je ne trouble pas l'ordre public. Par conséquent, si moi, qui n'ai pas le droit de répandre l'erreur, ni de voler ni de répandre la drogue, je le fais de telle façon que je ne trouble pas l'ordre public, personne ne peut m'empêcher de le faire, ni me contraindre à ne pas le faire. Je n'ai pas le droit de répandre l'erreur, mais j'ai le droit à ce qu'on ne m'empêche pas de la répandre !* Aberration logique qui rend l'interprétation bienveillante de la déclaration conciliaire sur la liberté religieuse (contre le soupçon de libéralisme) elle-même sujette à de sérieuses réserves. Qu'importe, en effet, de nier théoriquement le droit à la propa­gande de l'erreur si dans la pratique l'on accorde aussi généreusement le droit à l'immunité de contrainte. Ce dernier peut alors devenir un alibi : « *L'astuce,* disait Mgr Lefebvre, *ou du moins la démarche astucieuse, était patente : ne pouvant définir un droit d'exercice de tout culte, puisqu'un tel droit n'existe pas pour les cultes erronés, on s'ingénia à formuler un droit naturel à la seule immunité, qui vaille pour les adeptes de tous les cultes.* » ([^4]) Le cardinal Wojtyla n'avait-il pas appréhendé lui-même un danger, lorsqu'il intervenait le 22 septembre 1965 pendant la 133^e^ congrégation générale de Vatican II : « Le droit à la liberté religieuse en tant qu'il est naturel (c'est-à-dire fondé dans la loi de la nature et donc dans la loi divine), ne peut se voir fixer des limites que par la loi morale elle-même. La loi humaine positive ne peut ici imposer de limites autrement que sur la base de la loi morale. En d'autres termes, seul un acte moralement mauvais, c'est-à-dire contraire à la loi morale, peut être considéré comme un abus de la liberté religieuse. Je propose donc que dans le texte de la « déclaration », p. 6, à la fin de la ligne 7, là où l'on lit : 19:901 « ...*afin qu'en matière religieuse nul ne soit forcé d'agir contre sa conscience, ni empêché d'agir, dans de justes limites --* « *intra debitos fines* » *-- en privé comme en public* »*,* à la place des mots « *intra debitos fines* » on mette : « *à moins qu'il s'agisse d'actes qui soient déjà à un autre titre commandés ou interdits par la loi morale* », (comme est commandée, par exemple, la restitution obligatoire, ou comme sont interdits la prostitution ou le meurtre sous des prétextes religieux). » Il semble donc qu'avec la liberté religieuse l'Église ait commis à Vatican II comme un *lapsus* (in)volontaire que les « conciliaires » s'obstinent à vouloir justifier. Prétendant placer, sous le terme empoisonné de liberté religieuse (qui évoque l'indifférentisme reli­gieux), la liberté traditionnelle (ou immunité) de contrainte ([^5]), mais une liberté dont ils altèrent finalement les fondements classi­ques pour parvenir à une position proche du libéralisme condamné par l'Église. Sans bien sûr se débarrasser de ce fameux *lapsus,* qu'on ne veut pas reconnaître comme tel, le Catéchisme de l'Église catholique touche visiblement la difficulté qu'il suscite chez beaucoup. « *Il apparaît,* écrit Claude Barthe, *que les objections sont désormais bien présentes à l'esprit des experts. La discussion devrait pouvoir s'engager avec clarté sur la matière même du hiatus.* » On l'attend instamment, car c'est avec raison que l'Écriture affirme : « *Os bilinguae detestor.* » L'emploi de l'équivoque est détestable. Rémi Fontaine. 20:901 ### Le problème d'Aladin par Georges Laffly LE PROBLÈME D'ALADIN, pour Jünger, qui a donné ce titre à un court roman, c'est celui de l'usage raisonnable, légitime, d'une puissance quasi divine. Celle que la lampe donne à Aladin dans le conte des Mille et Une Nuits. Pour nous, celle des sciences (physique nucléaire, biologie, chimie ou informatique) qui nous fournissent le moyen d'attenter à l'existence même de la planète, et de perdre non seulement l'humanité mais toutes les formes de vie. Tel est bien le problème qui se pose aujourd'hui, et qui ne trouvera sa solution que par un accord retrouvé sur l'homme, ses rapports avec le Ciel et avec la Terre. Il nous faut une lumière spirituelle capable de faire tomber les écailles des yeux, plutôt qu'un « supplément d'âme ». Dans le conte, la lampe est présentée comme un objet sacré. Elle brûle dans un souterrain. Pour l'atteindre, il faut traverser trois salles avec leurs énormes vases d'airain pleins d'or, en prenant garde de ne pas frôler les murs : ce serait la mort. Puis un jardin aux arbres chargés de pierres précieuses, au bout duquel, sur une terrasse, dans une niche, se trouve la lampe. On croirait qu'il s'agit d'un tabernacle au cœur d'un temple. 21:901 L'objet recèle en effet une puissance redoutable, et qui semble sans limites. La lampe est capable de satisfaire tous les désirs, dans l'ordre matériel. Elle n'est pas faite pour donner l'immortalité ou la connaissance, dons spiri­tuels. Mais elle donne réalité à tout rêve de biens tangibles, palais, armée d'esclaves ou pierres précieuses. C'est exactement le genre de puissance que recherche le magicien. Il vient la chercher du bout du monde. Cependant, elle lui restera interdite, sauf un bref moment. C'est un savant géomancien. Il découvre toute chose en maniant son sable et ses cailloux. Une divination de ce genre (marc de café, lignes de la main) suppose qu'il n'y a pas de hasard, et que tout dans l'univers est signe, parce que tous les éléments y dépendent les uns des autres. La différence fondamentale entre la magie et notre science, c'est que le magicien opère en comptant justement sur le fait qu'il est un fragment de l'univers, et participe à cet immense réseau d'analogies et de rapports. Il essaye de se mettre au centre de ce macrocosme. Il est aussi l'homme qui connaît les formules capables de faire obéir les esprits célestes ou infernaux. Ainsi, il agit sur le monde extérieur. Le savant a lui aussi ses formules pour modifier les éléments et pour conduire les forces présentes dans la matière, mais elles sont nées de l'expérience et du raisonnement. Et le savant vise à éliminer (au contraire du magicien) tout facteur personnel. Il se désole que sa présence modifie l'observation. Il donnerait cher pour être extérieur à l'univers, qui serait le seul moyen de le connaître vraiment. La puissance du magicien n'est pas illimitée. Comme c'est le cas de nos voyants, il ne peut découvrir ce qui le concerne (le voilà, le cas où la présence de l'observateur fausse l'observation). Il voit où est le souterrain, en Chine, et comment il faut procéder pour enlever la lampe. Il ne voit pas qu'Aladin la gardera. Comme on sait, la magie a toujours eu mauvaise réputation, et le conteur est bien aise de souligner ces carences : « Malgré la puissance de leur sorcellerie et de leur science maudite, ils ne savent point prévoir les conséquences des actions les plus simples, et ne songent jamais à se prémunir contre les dangers que distinguent les hommes du com­mun. » (version Mardrus). Et aussi : « car dans leur orgueil et leur confiance en eux-mêmes, ils n'ont jamais recours au Maître des créatures ». Leur science est doublement maudite. Par les connaissances qu'elle vise, elle usurpe les prérogatives divines, elle empiète sur le domaine réservé à Dieu seul et à sa sagesse. Par les moyens qu'elle emploie, et les génies qu'elle domine et contraint, elle viole aussi un ordre surhumain. 22:901 Galland, plus rationaliste, insiste plutôt sur les échecs de la magie ; il est du côté de la science : « ...les magiciens sont si accoutumés aux disgrâces et aux événements contraires à leurs souhaits qu'ils ne cessent, tant qu'ils vivent, de se repaître de fumées, de chimères et de visions ». \*\*\* Attardons-nous un peu sur les différences entre les deux ver­sions françaises. Pour commencer, un point qui intéresse la critique jüngerienne. Galland parle toujours du « magicien africain ». Mardrus dit : « le Maghrébin ». Et Jünger, tout en se référant à Galland (mais peut-être une traduction allemande de ce dernier ?), écrit : « le Maurétanien ». C'est le terme antique pour parler des habitants de l'Afrique du Nord, rien donc de plus légitime. Le détail ne serait que curieux si Jünger n'avait pas nommé « Mauréta­niens », dans plusieurs de ses livres, les membres d'un Ordre secret, sorte de groupe des Treize. Les Maurétaniens sont efficaces, aventu­reux, ambitieux, et n'ont d'autre fidélité qu'envers l'Ordre lui-même. Rationalistes et nihilistes, finalement. Aussi exempt de tout lien social que l'anarque, le Maurétanien en diffère par sa volonté de puissance. Mais la différence entre Galland et Mardrus va bien au-delà. En fait, ce sont là deux mondes. Galland filtre si bien le récit qu'il lui donne un air occidental, poli, chevaleresque. Mardrus en rajouterait dans l'exotisme, souligne les crudités et les traits sensuels. Quand le fils du vizir, au lieu de passer sa nuit de noces avec la princesse Boudour, est enlevé par le génie de la lampe, Mardrus précise qu'il est plongé dans un lieu malodorant, et qu'il en sort au matin couvert d'immondices. Mardrus appuie sur la couleur, Galland souligne le secret. Le premier est en fait plus provincial, à force de particularités locales, le second, universel. \*\*\* Le magicien (revenons vers lui) sait où est la lampe. Mais il sait aussi « qu'il ne lui était pas permis néanmoins de l'enlever lui-même, ni d'entrer en personne dans le lieu souterrain où elle était. Il fallait qu'un autre y descendît ». Et sans doute, pas n'importe quel autre. On voit bien à cette interdiction que la lampe est un objet sacré, au moins tant qu'elle est dans le souterrain. Plus tard, comme on sait, le magicien s'en emparera sans difficulté, en échangeant « une lampe neuve contre une vieille ». 23:901 Elle est tombée dans le monde profane. En attendant, le magicien est indigne d'aller la chercher, à cause de son orgueil, de sa science suspecte. Il a besoin d'un homme *pur.* Ce sera Aladin. Il ne faut pas se tromper sur cette pureté. Aladin est un vaurien. Il ne veut pas travailler. Son père, le tailleur, en est tombé malade et en est mort. Mardrus dit clairement qu'Aladin est un voleur (Galland se tait là-dessus). Mais enfin, c'est lui qui est *élu.* Selon Mardrus, il a été désigné au magicien par « les puissances souterraines ». Galland, plus vague, fait état de sa bonne mine : il doit avoir l'air à la fois simple et hardi. Toujours, pour approcher le sacré, l'homme s'est astreint à des purifications physiques et morales : ablutions, pénitence. Dans certains cas -- les vestales -- la virginité était exigée. Bien sûr, nous sommes en Orient, mais Aladin est assez jeune encore pour qu'on le pense vierge, quoique le conte ne le dise pas. Ce qui est souligné, c'est sa candide ignorance, en particulier des richesses. Il cueille les pierres précieuses dans le jardin, parce que ces couleurs l'amusent. Rentré chez lui, il les oublie sous un coussin. Plus généralement, Aladin peut manipuler le sacré (la lampe) parce qu'il ne sait pas qu'il brûle. Son ignorance le protège, et même de toute appréhension. C'est l'avantage de l'innocence. Si on n'en périt pas aussitôt, elle mène au triomphe. Cette ignorance est donc une forme d'innocence, et c'est d'elle que le magicien avait besoin. Il se sert d'Aladin comme d'un furet qui va aller lui *chasser* la lampe. Mais il arrive au furet, comme dans la *fable* de Boutang, de s'endormir sur sa proie. Il en sera ainsi avec Aladin, qui ne veut pas donner la lampe avant d'être sorti de la fosse (et ce n'est même pas méfiance, mais embarras). Furieux, le magicien l'enferme dans le souterrain, le vouant à mourir de faim. Il a oublié qu'il avait confié à l'enfant un anneau magique. Au moment où Aladin dit : « Il n'y a de force et de puissance qu'en Dieu », il frotte l'anneau : aussitôt surgit un génie, qui le délivre. Mardrus précise que, se voyant enfermé sans espoir, le petit vaurien avait fait un retour sur lui-même, et regretté d'avoir tant peiné ses parents. Sauvé, il est bien décidé à changer de vie. C'est une conversion à la voie de la sagesse. Ainsi, quand il découvre par hasard le génie de la lampe (que sa mère voulait faire briller pour mieux la vendre), il ne lui demande qu'un repas. Il renouvellera sa demande le moins possible, modération remarquable, même si les plats d'argent apportés par le génie peuvent à eux seuls lui éviter la misère. Aladin ne tire de la lampe que l'indispensable, et profite de la rente ainsi assurée pour faire son éducation. 24:901 Il apprendra au passage le vrai prix des fruits colorés. C'est-à-dire qu'il voit enfin leur véritable nature. On peut penser qu'il en va de même pour des réalités d'un ordre plus élevé, dont les diamants sont ici l'image. Une sagesse très réelle lui fait respecter délais et gradations dans sa connaissance du monde. « La lampe avait cette propriété de procurer par degrés à ceux qui la possédaient les perfections convenables à l'état auquel ils parvenaient par le bon usage qu'ils en faisaient. » Ces *états* peuvent s'entendre de la condition sociale, mais aussi bien des étapes dans la voie du perfectionnement de l'âme. Le jeune homme s'éprend de la fille du sultan. Comment un fils de tailleur pourrait-il aspirer à une telle alliance, lui fait remarquer sa mère. Mais la lampe est là, qui va procurer les signes extérieurs de la puissance et un faste fabuleux. Cela convaincra le sultan que le prétendant est bien d'un rang égal au sien, pour le moins. Le goût du merveilleux, et les lois du conte, amènent cet épisode, mais c'est aussi un moyen efficace de faire mesurer la maturité du héros, digne maintenant de marcher avec les princes. Ajoutez que nous sommes en Orient, où ces changements imprévisibles surprennent moins. Dans un empire despotique, le vizir du jour peut être l'esclave de demain, et le berger devenir favori du roi. Il y a quelque chose d'irréel, dans ces métamorphoses, qui tient moins au conte qu'à la civilisation où il naît. La richesse doit être entendue comme le signe visible, la traduc­tion de la perfection atteinte : Aladin peut demander au génie les trésors les plus extraordinaires sans en perdre la tête. En somme, qui lui interdirait de lever une armée, de prendre la place du sultan, de conquérir le monde ? Le génie de la lampe lui en donnerait les moyens. Mais il ne demande rien qui bouleverse l'ordre des choses, modéré jusque dans l'extravagance (le palais merveilleux construit en une nuit). Il n'est cependant pas exempt de faiblesse. La lampe lui est dérobée et, avec elle, il va perdre sa femme, son palais et il s'en faut de peu que ce ne soit la vie même. Il retrouvera tous ses biens, sauvé encore un coup par l'anneau magique. Cela montre bien que veille sur lui un Protecteur qui est au-dessus de toute magie. A la fin du conte, Schéhérazade tire la morale de cet apologue : « Votre Majesté sans doute aura remarqué dans la personne du magicien africain un homme abandonné à la violence démesurée de posséder des trésors par des voies condamnables, qui lui en décou­vrirent d'immenses dont il ne jouit point, parce qu'il s'en rendit indigne. 25:901 Dans Aladin, elle voit au contraire un homme qui d'une basse naissance s'élève jusqu'à la royauté, en se servant des mêmes trésors qui lui viennent sans les chercher, simplement à mesure qu'il en a besoin pour parvenir à la fin qu'il s'est proposée. » (Galland) La conteuse montre bien les voies opposées. Les trésors échap­pent au magicien -- et même le mènent à la mort -- parce qu'il les conquiert par des voies condamnables : par sa science maudite, et par la ruse. Il se fie à la puissance, la magie étant l'art de contraindre les éléments et les esprits. Son orgueil lui fait oublier ce qu'Aladin sait : « il n'y a de puissance qu'en Dieu ». A l'opposé, la conduite du jeune garçon est toute d'humilité, de mesure ; il a choisi la voie de l'innocence. Ces trésors lui viennent d'abord parce qu'il ne les cherche pas. Et sa confiance en Dieu ne se dément pas : c'est à lui qu'il a recours, quand il fait appel à l'anneau, au fond de son désespoir. Il ne cherche jamais à conquérir, il reçoit. Voilà la solution du problème d'Aladin, telle que la donne le conte. « Notre lampe est faite d'uranium », dit Jünger. « Elle pose le même problème : l'afflux de puissance titanique. » Et nous nous en servons dans un esprit titanique également, obsédés que nous sommes de puissance et de dépassement. C'est imiter le magicien. Cela finira mal. Le caractère d'Aladin lui fait prendre ce pouvoir monstre avec plus de désinvolture. Il le traite avec détachement et légèreté. Comme on l'a vu, il ne cherche nullement à bouleverser le monde stable où il est né. Mais c'est peut-être cet ordre ancien, assuré, qui nous manque, et nous livre aux excès. Je dois noter pour finir que Jünger ne prend pas du tout cette piste. Loin de voir en Aladin un sage, il le regarde avec dédain, comme un homme dont le rêve mesquin se borne à devenir un despote. Et l'auteur d'*Héliopolis* évoque de façon assez mystérieuse sa solution : elle serait pour l'homme dans la révélation d'une sorte de double, ou plutôt de complément céleste, capable de nous rendre la clé perdue. Il en dit peut-être un peu plus dans *Les Ciseaux,* son dernier livre. Nous resterons du côté d'Aladin. Georges Laffly. 26:901 ### L'Amérique du Sud cent ans après la découverte par Francis Sambrès ON CROISAIT DES SAINTS, nous l'avons vu, sur les chemins du Languedoc dans les années 1620. On croisait aussi d'étranges voyageurs et aussi Catalina de Erauso, la nonne-soldat qui, de retour des Indes, comme on appelait encore l'Améri­que, allait à Rome baiser les pieds du pape Urbain VIII. Voici ce qu'elle disait d'elle-même, racontant sa vie à l'évêque de Guaramanga, alors qu'elle avait été une fois encore arrêtée, vêtue en homme et la dague au point, pour violences et crime : « Voici la vérité : je suis une femme née en tel lieu (Pays Basque), fille d'un tel et d'une telle, mise dans tel couvent à tel âge, avec une mienne tante ; j'y grandis, pris l'habit et fus novice ; 27:901 sur le point de professer, je m'évadai pour tel motif, gagnai tel endroit, me dévêtis, me rhabillai, me coupai les cheveux, allai ici et là, m'embarquai, abordai, trafiquai, tuai, blessai, malversai et courus jusques à présent où me voici rendue aux pieds de votre très illustre Seigneurie. » On est vite lassé de cette vie marginale faite d'aven­tures soldatesques, de jeu, de petits trafics racontés avec une grande économie de moyens dans un petit livre ([^6]). Plus intéressants sont les témoignages cueillis au fil des pages qui donnent de la vie en Amérique latine, cent ans seulement après la découverte, une description bien loin de celle que les intellectuels rabâchent aujour­d'hui lorsqu'ils parlent de la conquête chrétienne du Nouveau Monde. Les Indiens sont encore classés en deux catégories : Les Indiens de guerre se livrant aux pillages et à la guerre contre tous et les Indiens de paix bénéficiant de la protection de l'état de droit tel qu'il était en ce temps-là. C'est ainsi que Catalina obtint une commission « ayant pour objet la recherche et le châtiment de certains délits qui y avaient été commis » : « Flanqué ([^7]) d'un greffier et d'un alguacil, je partis. J'allai à Pisco Bamba où je poursuivis et appréhendai l'officier Francisco de Escobar résidant et marié audit endroit. Il était accusé d'avoir traîtreusement occis deux Indiens pour les voler et de les avoir enterrés chez lui dans une carrière. J'y fis creuser et les retrouvai. Je poursuivis la cause dans tous ses termes jusqu'à la mettre en état. Je la fermai. Les parties citées, je rendis la sentence condamnant le coupable à mort. Il en appela. J'octroyai l'appel et procès et accusé furent transférés à l'audience de la Plata. Le jugement y fut confirmé et l'homme pendu. » Les « nègres », esclaves, sont déjà nombreux. Ils semblent jouir souvent de la même semi-liberté que celle dont bénéficiaient les chrétiens dans les bagnes de Tunis ou d'Alger. Ils sont dans tous les cas bien mieux traités qu'en leur terrible Afrique où le commerce principal était le trafic de ce qu'on appelait le bois d'ébène, organisé par l'ethnie noire dominante, les Blancs n'étant dans cette affaire que les transitaires responsables de la marchandise qu'il convenait de mener à bon port pour la vendre mieux. Ceux qui accompagnent Catalina tirent l'épée pour la défendre contre des brigands. 28:901 Les « métis » forment une société structurée, à part, qu'on rencontre surtout dans le commerce et l'agriculture, et c'est sans la moindre connotation péjorative qu'on emploie le terme. Ils sont citoyens et ont souvent pignon sur rue : domaines fonciers, vergers et troupeaux. Les conquérants chrétiens vont en cent ans construire une infrastructure urbaine importante comme, au Pérou, Lima, qui a « un évêque, une église cathédrale dans le goût de celle de Séville, bien que moins grande, avec cinq bénéfices, dix chanoines, six prébendes entières et six demi-prébendes, quatre cures, sept paroisses, douze couvents de moines et de nonnes, huit hôpitaux, un ermitage, tribunal d'inquisition, université, vice-Roi, audience royale, qui gouverne le reste du Pérou et autres magnificences, -- lequel Pérou comprend deux cents cités d'Espagnols sans compter nombre de villes, vingt-huit évêchés et archevêchés, cent trente-six correjidors, les audiences royales de Valladolid, Granada, las Charcas, Quito, Chili et La Paz ». Le paysage rural, lui, a été modelé à l'espagnole et si des troupeaux de dix mille moutons ([^8]) porteurs assuraient les trans­ports de céréales dans les zones qui en étaient dépourvues, on découvrait dans l'intérieur du pays « des plaines plantées d'une infinité d'amandiers pareils à ceux d'Espagne, d'oliviers et d'arbres à fruits ». A cette époque encore, la conquête n'était pas terminée et l'or gardait tout son pouvoir maléfique auprès des soudards malgré les efforts des chefs qui encourageaient -- en vain souvent -- les semailles : « L'infanterie n'y voulut point entendre, disant que nous n'étions pas venus pour semer mais pour conquérir et récolter de l'or. » Sans le savoir et peut-être sans le vouloir, ces conquérants portaient avec eux les gènes du métissage et le bouquet de leurs microbes et virus assagis par le temps, qui exploseraient -- rou­geole surtout -- en pandémies de maladies mortelles ([^9]). Mais aussi qu'ils soient conquérants, aventuriers, bannis ou convicts, soldats ou cadets de familles, ils prenaient tous dans leur pauvre besace la mémoire de leurs pays, le Christ, la foi et ses architectures, les graines et les plantes, les bêtes et leurs suites et ces schémas d'organisations sociales à grand arroi qui rassurent des peurs. 29:901 Sitôt fixés, ils s'efforçaient de retrouver le Paradis perdu en construisant l'espace nouveau à l'image de l'ancien ; c'est ainsi que firent les Boers en Afrique du Sud, et les Français du siècle dernier au Maghreb et ailleurs, les Irlandais aux USA, les Portugais au Brésil. Bien sûr ils apportaient aussi leurs faiblesses de nature humaine et leurs crimes. Le jeu faisait des ravages qui n'épargnaient pas Catalina de Erauso, la boisson entraînait au pire ; mais réduire ces gigantesques constructions et l'apport du christianisme à un continent, à l'inventaire des massacres et des spoliations qui les accompagnèrent trop souvent est une courte vue de l'Histoire qui discrédite les « historiens ». Francis Sambrès. 30:901 ### Nansen et le CO*~2~* par Francis Sambrès J'AI RETROUVÉ dans un placard un livre merveilleux doré sur tranche dans une demi-reliure cuir, édité à Paris chez E. Flammarion, 26, rue Racine, en 1897. Son titre ? *Vers le pôle.* Son auteur ? Fridtjof Nansen, ce visionnaire norvégien qui revenait d'une expédition polaire réussie parce qu'elle avait démontré l'exactitude de ses suppositions. Ce livre fut offert pour Noël 1897 à celui qui devait devenir l'amiral Michelier, l'un des « onze amiraux dans l'ouragan » ([^10]) ; il avait 10 ans. A la fin du siècle dernier, les explorateurs en étaient réduits à l'assaut impossible des masses glacées des pôles. Les expéditions antérieures parties du Groenland ou d'Europe ne purent dépasser le 83°, Markham en 1876 et Lockwood en 1883. Quant à *la Jeannette* partie du détroit de Béring elle se perdit, écrasée par les glaces au 77° Nord. 31:901 Tout bascula pour Nansen lorsqu'on retrouva les débris de *la Jeannette* à l'extrême sud du Groenland, à des milliers de kilomè­tres de sa perte. On croyait alors que la lourde calotte glaciaire reposait sur un socle terrestre. Les savants de l'époque l'affirmaient avec la même suffisance que ceux d'aujourd'hui quand ils affirment n'importe quoi. Nansen, lui, partit du postulat que si les débris de *la Jeannette* étaient retrouvés là, il fallait que le mouvement naturel du glacier ait permis cet étrange voyage immobile. Il suffisait donc de construire un navire résistant, *le Fram ;* de le faire prendre par les glaces à l'endroit où fut prise *la Jeannette,* d'attendre confortablement -- par moins 40° ou 50° -- trois ou quatre ans, d'être lâché dans la mer libre après être passé sur ou à côté du pôle Nord. Ce qui fut fait, démontrant ainsi que la calotte glaciaire se meut librement dans l'océan Arctique, au gré des vents et des courants, des températures et des salinités. Nansen rapportait aussi des observations très rares dont des échantillons de fossiles du Cap Flora (80° lat. Nord) au sud de la terre François-Joseph, qui montraient avec le fameux Ginkgo -- cet arbre qui n'a pas bougé depuis avant le déluge -- injure à Darwin ! -- que cette terre, au jurassique, bénéficiait d'un climat sinon très chaud du moins beaucoup plus tempéré que celui régnant actuellement sur ces régions. On savait donc dès la fin du siècle dernier que des variations climatiques très importantes avaient affecté notre planète bien avant les émissions de CO~2~ de nos industries et de nos voitures. S'il est excellent de ralentir notre rythme de productions inu­tiles, les affirmations péremptoires de nos experts en CO~2~ nous font légèrement sourire. C'est de l'homme moral que la planète est malade. Francis Sambrès. 32:901 ### L'ignominie Sartre-Beauvoir par Robert Le Blanc Bianca Lamblin : *Mémoires d'une jeune fille dérangée* (Balland). VOICI un nouveau document accablant pour Sartre et Beauvoir. Il y avait déjà eu, en 1991, *Une si douce Occupation...* de Gilbert Joseph, chez Albin Michel, livre malheureusement gâté par un résistantialisme excité. Pour l'auteur, la Résis­tance semblait n'avoir jamais assassiné personne et Sartre avait tort d'avoir conseillé la prudence à ses compagnons de captivité, à ses élèves, à ses amis -- cela le rend pourtant plus sympathique que les amateurs de guerre civile. Le livre de Gilbert Joseph gâchait ainsi quelques beaux morceaux : Sartre en captivité ; Simone rentrant d'Anjou à Paris dans un camion de soldats allemands, en juillet 1940 ; Sartre trinquant avec les officiers allemands, après la pre­mière des *Mouches,* et après celle de *Huis-Clos* le 7 juin 1944 ! (Gilbert Joseph déplore qu'aucun grand écrivain français n'ait écrit sur les massacres de juifs. Du moins n'ont-ils pas montré les bourreaux sous un jour sympathique, comme Balzac dans *Les Chouans* et surtout Victor Hugo dans *Quatre-vingt-treiz*e.) 33:901 Bianca Biennenfeld faisait une brève apparition dans le livre de Gilbert Joseph. Aujourd'hui, voici le témoignage complet de cette ancienne élève et amie intime de Simone de Beauvoir. Devenue Mme Lamblin, elle a découvert dans les lettres de Beauvoir publiées en 1990 que celle-ci avait enjoint à Sartre de la « larguer » en février 1940, alors même qu'elle feignait l'amitié. Soudain désabusée, Bianca repeint son expérience de couleurs sombres et violentes. Ce que confirme son livre d'abord, c'est combien Sartre fut toute sa vie dominé par quelques femmes : sa mère (chez laquelle il résida tant qu'elle vécut !), Simone, puis sa « fille adoptive » et héritière Arlette Elkaïm. Quant au comportement de Simone de Beauvoir, avec son égoïsme et son hypocrisie féroces, il paraît tellement inhumain qu'il ferait croire à l'existence du diable ceux qui en douteraient... Robert Le Blanc. 34:901 ## Le théâtre à Paris ## Automne-hiver par Jacques Cardier CE n'est pas tous les jours qu'on a le sentiment d'un spectacle qui fera date, d'un grand moment de théâtre. J'ai senti cela à l'automne, en allant voir *Knock* joué par Michel Serrault. Il est vrai que je ne suis pas de ceux qui font la petite bouche devant cette pièce -- ni devant plusieurs autres de Jules Romains. Affirmation que je sais scandaleuse : disqualifiante. Mais c'est ainsi. Serrault a osé, et réussi. Il fait oublier l'interprétation de Jouvet, fixée par le cinéma, et que tout le monde connaît. Et du coup il donne une nouvelle vie à la comédie. Il met en valeur un sens qu'on n'y voyait pas. Par sa voix, son allure, Louis Jouvet accen­tuait le cynisme de Knock. On comprenait que Parpalaid, à la fin, emploie le mot de charlatanisme. Avec Serrault, ce n'est plus cela. Knock est convaincu, c'est un apôtre. Il est possédé de sa mission : faire que, pour tous ceux qui sont à sa portée, la vie ait un sens, « un sens médical ». Le personnage est beaucoup plus fou que calculateur. Fou ? en tout cas, fanatique, obsédé d'une seule idée. Cette interprétation n'empêche pas le comique. Mais elle y mêle quelque chose d'inquiétant. Le texte gagne de la densité. 35:901 Knock n'est qu'accessoirement une satire de la médecine, d'ailleurs utile. Le vrai sujet, c'est la conquête des esprits au nom du Progrès. Ici, par la voie de la médecine. Je devrais dire : de l'idéologie de la médecine. Il en est d'autres, comme on sait, et plus dangereuses encore. Pour qu'elles se répandent, il faut que les gens soient disponibles, c'est-à-dire qu'ils s'ennuient. C'est ce dont s'enquiert le médecin : « Les femmes sont-elles très pieuses ? Il n'y a pas de grands vices : opium, cocaïne, messes noires, sodomie, convictions politiques ? » On peut donc compter sur la vacuité des esprits. Ils sont prêts à se passionner : ils n'attendent que ça. Mme Rémy, au 3^e^ acte, nous éclaire sur l'autre face du succès de Knock. Il a rendu à ces gens une fierté, le sentiment d'être à la pointe de la modernité : « Il y en a qui s'imaginent que dans nos campagnes nous sommes encore des sauvages, que nous n'avons aucun souci de notre personne, que nous attendons que notre heure soit venue de crever comme des animaux et que les remèdes, les régimes, les appareils et tous les progrès, c'est pour les grandes villes. Erreur, M. Parpalaid. » Le succès extravagant de la télé n'a pas une cause différente. Et Knock réussit à soumettre le canton à sa domination médicale. Dans l'enthousiasme général. Tel est le secret du totalitarisme, il opprime, mais les opprimés en redeman­dent (au moins dans un premier temps). Michel Serrault est admirable dans le rôle, frémissant, une flamme dans le regard, avec quelque chose d'halluciné dans la silhouette. Il domine la scène. Il est vrai que la pièce n'est guère faite que pour son personnage. Il reste peu de chose à Jacques Morel (le Dr Parpalaid) et aux autres faire-valoir. \*\*\* A côté de cette réussite, un échec : *L'école des femmes* mise en scène par Jean-Luc Boutté, avec Jacques Weber dans le rôle d'Arnolphe. Weber est un romantique, on peut même dire un hugolien. Il a le goût de la démesure, de l'emphase, du débraillé. Avec lui, Arnolphe devient un homme déchiré, fou d'amour, grandiose et maniaque. On ne rit plus. Ce Pygmalion mené par le bout du nez devrait même nous émouvoir, mais le texte s'y oppose victorieusement. On reste indécis. L'image se trouble. Avec cela, les personnages sont statiques, figés comme des piquets. Et la dernière scène -- qu'il faut jouer en farce, il s'agit de dénouer l'intrigue -- prend une allure majestueuse et légèrement funèbre. C'est exactement un contresens. Au lieu de s'appesantir sur les invraisemblables énormes de ce dénouement, il faut enlever la chose sur un rythme d'opérette. 36:901 C'est ce qu'a très bien compris Jacques Mauclair, qui continue de donner dans son petit théâtre une *École des femmes* bien plus vraie, bien plus juste, et qui doit plaire à Molière, s'il s'intéresse encore à son œuvre. \*\*\* Je ne vais pas chercher une transition pour passer de Molière à Sophocle, sauf que l'*Antigone* de la Comédie-Française n'est pas non plus une réussite. Sans doute, rien de plus difficile que de représenter une tragédie grecque. Sa grandeur, sa nudité, comment les montrer dignement, sans les trahir. Peut-être pour commencer, le public lui-même manque. *Antigone,* pourtant, c'est un texte vivant pour nous. Cette jeune fille qui exécute les rites de l'ensevelissement pour son frère, malgré l'interdiction légale, c'est un personnage présent pour nous. Nous sommes dans un temps qui bafoue et renie les lois non écrites avec une impudence agressive. Il suffit d'ouvrir les journaux pour voir que des tombes sont attaquées, violées (et que certains de ces attentats paraissent plus graves que d'autres, ce qui est un autre signe de rupture : comme si, dans certains cas, le crime devenait anodin). Et partout, nous voyons se dessiner un refus, ou un abandon, de la piété envers les morts. On est en train de rejoindre *le Meilleur des mondes,* roman où l'on voit la récupération des phosphates à partir des cadavres ; un recyclage, comme on dit. A la Comédie-Française, l'émotion est nulle. Peut-être par la faute d'une mise en scène agitée (elle est d'Otomar Krejca). Le chœur des vieillards ne tient pas en place. On dirait le ballet des autruches dans *Fantasia.* Messager, serviteur, surgissent comme des bombes, hagards, courant à travers la scène comme s'ils fuyaient un incendie. Il faut attendre l'arrivée de Simon Eine en Tirésias pour sentir un frisson de terreur tragique. Les dieux parlent par sa bouche, nul doute. Muriel Mayette qui joue Antigone est gauche, sans conviction. Catherine Sauval (Ismène) est beaucoup mieux. \*\*\* Encore une reprise, réussie celle-là, et je veux bien que Feydeau soit plus facile à représenter que Sophocle, mais enfin, l'essentiel est de toucher la cible qu'on a choisie. *Monsieur chasse* est une pièce centenaire : elle fut créée en 1892. Le monde que décrit Feydeau, s'il a jamais existé, a entièrement disparu. Son comique demeure, toujours efficace. Il faut donc qu'il y ait un charme particulier. 37:901 Évidemment, tout tourne autour du cocuage, et comme toujours, on se retrouve au 2^e^ acte dans une de ces maisons accueillantes aux couples clandestins, où pendant une heure, des gens qui ne doivent absolument pas se rencontrer sont toujours sur le point de se trouver face à face. Pour que cela marche, il faut observer un rythme très rapide et très précis. La mise en scène de Jean-Luc Gonsalez sait l'imposer. Les acteurs suivent le train imposé avec bonne humeur : Didier Lafaye (Duchotel), Guillaume Laffly (Moricet), Léontine (Marthe Michel) et les autres s'amusent et amusent. Avez-vous remarqué que, dans une pièce de Feydeau, il y a toujours un personnage affligé d'un défaut de prononciation : Sud-Américain, bègue, homme incapable de prononcer les consonnes (dans *La puce à l'oreille*). Ici Cassagne (Jean-Jacques Pivert) a un accent méridional qui convoque aussitôt tous les tambourins et toutes les cigales. A lui seul, c'est tout le félibrige. Feydeau ne négligeait pas les petits moyens. \*\*\* A ne parler que de reprises, et au sens large, de classiques, on pourrait croire que la création n'existe plus. Si, il y en a mais franchement, le résultat est plutôt décevant. J'en citerai deux, assez caractéristiques. D'abord, *La peau trop fine,* de Jean-Pierre Bisson. En scène, trois jeunes gens : lui, elle et le type (ils n'ont même pas un prénom). Ils sont veules et vulgaires. Leur langage et leur pensée sont embryonnaires. La proportion des mots scatologiques ou obscènes est incroyable. Ce sont des enfants gâtés, et douillets. Révoltés, bien sûr, et demandant justice à l'univers. Exigeant de recevoir -- visiblement inaptes à donner -- un peu d'amour, ou d'admiration. Je ne dis pas que le portrait est invraisemblable. Mais comment s'intéresser à de tels animaux ? L'auteur ne les présente d'ailleurs pas comme des victimes du temps, de notre rupture avec toute civilisation. Au contraire. Ce sont pour lui des héros ven­geurs, revendicateurs. Ils ont des droits sur nous, eux qui souffrent, ayant la peau trop fine. Elle parle de « ses hommes physiques » (ses amants, en français). Elle rêve de redevenir bébé. Lui est sentimental, bavard, bavant, avec des crises de fou rire. L'autre personnage masculin se lance dans des diatribes exaltées. « J'ai la haine », dit-il. On voit ses sources d'inspiration. Pitrerie prétentieuse, la pièce exploite ce qu'on pourrait appeler le romantisme du fumier. Intéressante comme symptôme. 38:901 L'autre création remarquable dans son genre est *Le jugement dernier,* de Bernard-Henri Lévy. Incontournable, comme on dit en français moderne. Tant de battage, tant d'articles, d'interviews, tant d'admiration prudente dans les journaux -- et de vacherie secrète -- font qu'il faut bien en parler. Le sujet est un bilan du siècle. B.-H. Lévy y montre une fois de plus sa répulsion pour le *franchouillard* (tout ce qui est français, en somme) et indique une fois de plus que l'on ne sortira du chaos que par le cosmopolitisme et la laïcité. Les religions lui semblent horribles et grotesques (les religions, ou une en particulier ?). La pièce est une série de sketches, comme dans une revue de chansonnier. On voit défiler une infirmière de Lénine, le chef de gare d'Auschwitz, le professeur sorbonnard de Pol Pot, un cardinal cynique (oui, il y a bien une religion particulièrement visée), et M. Tout-le-Monde, un chanteur humanitaire et enfin le jeune Chinois qu'on vit tenir tête à un tank, lors du « printemps de Pékin ». C'est le seul innocent. Cela est conçu dans un esprit journalistique, avec la verve la plus facile, et sans souci du vrai. L'auteur parle de Pie XII et des Juifs. Il n'a même pas pris la peine de lire Curvers (*Le pape outragé,* DMM). De grands noms lui servent de cible. Croit-il, Lévy, attaquer des concurrents ? Il y a un dialogue entre Sartre et Raymond Aron qui est vraiment bas. Le chef de gare d'Auschwitz s'appelle Martin Holzweg. *Holzwege,* les sentiers du bois, est un des ouvrages les plus célèbres de Martin Heidegger, philosophe qui fut tabou pendant un demi-siècle (et d'abord tabou au *Tabou :* il fut le grand maître de l'existentialisme) mais qu'on traîne dans la boue depuis qu'on s'est souvenu qu'il avait été nazi. M. Pinay aussi est raillé. Tout cela est d'ailleurs faible, et le public s'ennuie. Jacques Cardier. *Knock* de Jules Romains, à la Porte Saint-Martin. *L'école des femmes* de Molière, au théâtre Hébertot. *Antigone* de Sophocle, à la Comédie-Française. *Monsieur chasse* de Georges Feydeau, au Tambour-royal. *La peau trop fine* de Jean-Pierre Bisson, au Poche-Montparnasse. *Le jugement dernier* de B.-H. Lévy, à l'Atelier. 39:901 ### De la conversation *Cette méditation, ces recommandations du T.R. Père Abbé du Barroux se situent explicitement dans le contexte monastique. Le lecteur ne doit pas être surpris qu'on les lui présente telles qu'elles sont. Car c'est en étant eux-mêmes, dans leur contexte et dans leur vocation, que les moines ont apporté leur contribution, qui fut la principale, à la civilisation chrétienne. Ils l'apportent toujours. -- J.M.* EXISTE-T-IL un traité de la conversation ? Nous n'en connaissons pas mais s'il fallait en faire un, il faudrait, si paradoxal que cela paraisse, demander ce travail à un moine. *Nemo secure loquitur, nisi qui libenter tacet,* nous dit le livre de l'Imitation. Seuls savent parler ceux qui volontiers se taisent. C'est le silence qui donne du prix à la parole. Le silence, nous dit Dom Romain dans son commen­taire de la Règle, est *l'apaisement des bruits de la terre pour discerner les paroles du ciel.* Mais la parole aussi vient de Dieu. *In principio erat Verbum.* 40:901 L'art de la conversation est le fruit d'une civilisation raffinée où la décence et la courtoisie sont réglées par les vertus chrétiennes : au premier chef, la charité et l'humilité. Ajoutons la sociabilité. Ces vertus sont d'un grand secours pour élever le niveau des conversations. Elles inclinent l'âme à renoncer aux instincts égoïstes, à la jactance et à l'esprit de domination, pour donner tout le champ à une bienveillance attentive, à une gaieté douce et de bon aloi et au souci de faire plaisir aux autres. Le mot conversation vient du latin *conversari,* « vivre avec », c'est-à-dire vivre dans un milieu où s'établit un certain rapport entre les personnes ; *venire ad conversationem* signi­fie, dans le latin de saint Benoît, adopter la manière de vivre des moines. (Christine Mohrmann) Mais la parole est tellement utile à l'homme, animal social, elle lui est tellement nécessaire pour s'exprimer, pour établir une relation vivante avec ses frères, que le mot *conversation* désignera ensuite non seulement la manière de vivre, mais le lien qui s'établit entre les hommes par le moyen du langage. Converser = parler. Lorsqu'une société a été comme polie à la lime, par le travail de la grâce et par les sujets d'élite qui vivent sous une influence divine, le langage qui assure la relation entre les sujets deviendra lui-même facteur de culture et de civilisation. Mais, aujourd'hui peut-être plus qu'hier, à cause de la décadence des mœurs, il n'est pas inutile pour une communauté de s'initier -- dans les rares moments où lui en est donné le loisir -- à l'art délicat de la conversation. La politesse, qui fut jadis un apanage de la cour au temps des rois de France, a germé tout au début de la civilisation dans les cloîtres où l'on enseignait, avec la bonne tenue, l'usage raisonnable de la parole. Il y a sur ce point tout un petit code de politesse dans le 11^e^ degré d'humilité du chapi­tre VII de la Règle : *Que le moine parle doucement, sans rire, humblement, avec gravité, en peu de paroles et raisonna­blement.* Et voici ce que nous dit Dom Romain dans son commentaire : 41:901 « Quel saint équilibre, quelle supériorité de raison, quelle admirable possession de soi-même, et surtout quelle conduite de Dieu ne faut-il pas dans une âme, pour que sa règle soit de dominer si majestueusement sa parole et quel bon exemple et quelle édification dans le monastère ! » Et ailleurs : « Le moine volontairement anéanti dans l'humi­lité exerce une attraction et un charme divin. Des âmes droites, même non chrétiennes, respirent ce parfum du ciel, à travers un extérieur modeste, silencieux, suave, et en même temps simple, naturel et aisé. » Nous voudrions simplement rappeler ici quelques règles et coutumes pour le bon esprit de nos entretiens et promenades de communauté. I. -- Ce qu'il faut réformer Il arrive parfois qu'une certaine vulgarité apparaisse, non pas dans les mots ou dans les manières, mais dans la façon indiscrète de couper la parole, de hausser le ton, de contredire celui qui vient de parler. On assène alors, sur un ton tranchant ou moqueur, des affirmations peu nuancées et des jugements sans appel, qui brisent toute possibilité de réponse et humilient notre interlocu­teur. Défauts de jeunesse et d'étourderie ? Sans doute, mais qui, à notre insu, peuvent blesser la simple charité et risquent de détériorer les rapports humains. Signalons quelques défauts qui nuisent à l'art de la conversation. *La logorrhée :* Garder la parole avec suffisance et trans­former la conversation en monologue ; enseigner ses voisins sur un ton doctrinal, ou les contredire par principe ; couper la parole ([^11]), couvrir la voix des autres. « Tout cela, dit Dom Delatte dans son commentaire de la Règle, s'élimine grâce au bon goût, à l'éducation et lorsque chacun prend conscience qu'il n'est pas seul au monde. » 42:901 « *La critique corrosive* » : Éviter à tout prix de blesser l'un de nos chers frères étrangers par une allusion au gouver­nement de son pays en se moquant des mœurs ou des habitudes qui s'y rencontrent. Éviter le mauvais esprit, ne pas égratigner la réputation des frères, de l'autorité, ou des coutumes des autres monastères. Prendre garde aux « sujets brûlants » : on a le droit d'avoir des opinions politiques ; il y a des positions sûres qui vont de soi, d'autres qui sont de libre discussion. Pourquoi ne pas laisser chacun s'exprimer ? Pense-t-on que les événements ne puissent recevoir qu'un seul éclairage ? On évitera également de parler de nourriture. Saint François de Sales disait (avec un fin sourire) : « Il est truand de parler de ce qu'on mange. » Cependant un compli­ment bref et sincère est toujours apprécié d'une maîtresse de maison. Quant au vin, qui est non une boisson commerciale mais une sorte de divinité antique, en faire l'éloge tient de la célébration. *Porter la contradiction :* Parfois on y est obligé par souci du vrai. Il faut alors choisir le moment et la manière. Mais on se souviendra du mot de Madame Swetchine : « C'est en entrant dans la pensée des autres qu'on la réconcilie avec la sienne. » A force de patience et de bienveillance, des points de vue différents finissent par se révéler complémentaires qui paraissaient inconciliables de prime abord. « *Partir à l'anglaise* » ([^12]) : Dans une promenade, supposez que vous vouliez changer de groupe, afin d'éviter de conver­ser toujours avec le ou les mêmes frères, ce qui ne favorise guère l'échange entre tous ; ou si vous êtes en parloir avec des hôtes, et que vous désiriez vous retirer, il faut éviter de tourner les talons brusquement, ou bien -- ce qui est peut-être plus vexant -- de filer subrepticement, de telle sorte que celui qui se retourne vers vous se trouve soudain devant un espace vide. 43:901 Les Brésiliens ont une formule usuelle pour s'excuser lorsqu'ils se retirent : « Com licença » (avec votre permission) et ils font un léger signe de tête, ou un sourire de politesse. II\. -- Ce qu'il faut favoriser C'est surtout la charité amicale, intuitive des uns qui permettra aux autres de s'exprimer selon le meilleur d'eux-mêmes. Au cours d'une marche ou d'une halte, lorsque l'un d'entre nous s'approche, pour faciliter la compréhension du propos, on en rappellera le contexte, surtout s'il s'agit d'un frère étranger ou qui ignore la question. Tout compliment n'est pas nécessairement à rejeter comme une forme d'hypocrisie ou de flagornerie. Voici ce qu'en disait Bergson en 1885 dans un discours de distribution des prix : « Un compliment arrivant à point, un éloge bien placé, pourra produire sur les âmes délicates l'effet d'un rayon de soleil tombant tout d'un coup sur une campagne désolée ; il lui fera reprendre goût à la vie, et même, plus efficace, il transformera en fruit des fleurs qui se seraient sans cela séchées... Il y a un art qui consiste à savoir écouter, à vouloir comprendre, à pouvoir, le cas échéant, entrer dans les vues d'autrui, à pratiquer en un mot, même dans la discus­sion des idées politiques, religieuses et morales, la politesse dont on se croit trop facilement dispensé dès qu'on a quitté le domaine des choses indifférentes ou futiles. Je ne sais si je me trompe, mais je crois que là où cette politesse s'observe, les divisions sont moins profondes, les luttes moins acharnées, la patrie plus forte et plus heureuse. » Nous sommes redevables les uns aux autres d'alimenter les conversations de promenade en faisant partager à nos frères le fruit de nos lectures ou bien en rapportant des nouvelles de bon aloi, capables d'intéresser la communauté. 44:901 On peut également rapporter des événements auxquels jadis nous avons été mêlés, nous ou même nos familles. Que les frères doués d'une faconde inépuisable n'hésitent pas à récréer leurs frères moins prolixes. Cependant ceux-ci ne se dispense­ront pas de la répartie sans laquelle il n'y a pas de dialogue. Mais savoir écouter est une forme exquise de la charité, surtout dans le cas des frères plus timides qui ont besoin d'être rassurés. La farce (imitations, drôleries) a-t-elle droit de cité dans nos entretiens ? On répondra que oui, bien sûr, mais à condition de ne pas durer plus qu'il n'est séant : les plaisanteries les plus courtes sont toujours les meilleures, surtout si elles ont pour objet une taquinerie envers un frère. Au reste la variété des genres peut fort bien passer du rire aux larmes. Tout est dans la mesure, la justesse du ton et l'accord entre les parties. Il arrive parfois que des frères bien intentionnés veuillent faire une économie exagérée de la parole. Un profès en crise de ferveur demanda un jour à son Père Abbé s'il pouvait être dispensé des promenades pour vaquer à la prière et à la solitude. Il lui fut répondu tout à trac : « Mais ne savez-vous pas que vous devez aller en promenade *pour* vos frères ? » -- Heureux les entretiens où chaque interlocuteur cherche à faire plaisir à l'autre. Pour terminer, nous ferons nôtre le souhait que formule saint Benoît au chapitre y de sa Règle, au sujet de l'obéis­sance, et nous l'appliquerons à nos conversations d'ici-bas en attendant celles de l'éternité, en sorte que cette forme de charité, que sont nos heures de détente hebdomadaires, s'avère toujours plus « agréable à Dieu et douce aux hommes ». **†** Fr. Gérard, Abbé. 45:901 ## SUITE AU DOSSIER CLAUDEL En 1989, alors que le Soulier de satin venait d'être remis à l'honneur, la revue ITINÉRAIRES publiait un volumineux «* dos­sier Claudel *», procurant d'importants com­pléments (parfois rectificateurs) à la vaste biographie du poète par Gérald Antoine parue l'année précédente ; et reproduisant notamment le texte entier de sa polémique contre «* la messe à l'envers *». Voici maintenant que les éditions de «* L'Age d'Homme *» publient en grande quantité lettres et inédits de Claudel : c'est l'occasion de donner une suite au dossier de notre numéro 335 de juillet-août 1989. 46:901 ### Quand Claudel écrivait à Dona Sept-Épées par Armand Mathieu LE 31 juillet 1926, l'ambassadeur de France à Tokyo (57 ans) écrit à sa fille cadette Reine (16 ans), seul membre de sa famille à passer cette année-là avec lui au Japon, et qui est pour lors à Karuizawa, chez M. de Bassompierre l'ambassadeur de Belgique : Ci-joint une lettre de ta maman que je reçois à l'instant et que tu me pardonneras d'avoir ouverte. Ne crois pas ce que dit ta mère. Il n'est pas vrai que la vie soit triste et courte. Elle est longue et délicieuse au contraire pour celui qui a une solide confiance dans le bon Dieu. C'est la première des 160 lettres conservées par Reine et qu'elle publie aujourd'hui aux éditions L'Age d'Homme. Claudel avait plus d'affinités avec cette seconde fille qu'avec l'aînée, Marie. 47:901 Elle lui servit parfois de copiste et de dactylographe. Elle était sportive, excellente nageuse en particulier, et il y a certainement beaucoup d'elle dans la Dona Sept-Épées du *Soulier de satin.* Elle épousa en 1934 un polytechnicien qui avait été secrétaire d'ambassade auprès de son père à Washington. Ils eurent six enfants : le second, Charles-Henri, est mort à deux ans ; la troisième, Reine-Marie Paris, est l'auteur d'une belle biographie de sa tante Camille Claudel. Alors que sa carrière prenait un tour nouveau (il avait été nommé secrétaire général de l'Europe, comme le rappelle un vitrail de la cathédrale de Strasbourg), Jacques Paris, en vacances dans les Landes, se tua dans un accident d'auto à cinquante ans (juillet 1953), en conduisant sa mère en pèlerinage à N.-D. de Verdelais. \*\*\* J'ai signalé ([^13]) la supériorité du Journal de Claudel sur ses lettres à Audrey Parr ou à Élisabeth Sainte-Marie Perrin quand un parallèle est possible. Ce n'est pas le cas cette fois. Peu de notes de lecture ici, mais des conseils de piété ([^14]). Sur la vie privée de Claudel, quelques éléments à glaner, malgré des coupures : sa vie conjugale parfois épineuse ; la vive opposition de Mme Claudel (pourtant fille très cléricale du très clérical Sainte-Marie Perrin, architecte de Fourvière) quand sa fille Reine se croit (brièvement, en octobre 1930) une vocation religieuse ; les tensions, classiques également, entre gendre et beaux-parents, notamment quand Jac­ques Paris opte pour Londres, en novembre 1941 : Reine restée avec ses enfants au Portugal est tiraillée entre son mari et ses parents... Vichy tranchera ce dilemme cornélien en lui supprimant son passeport français. 48:901 Les lettres à Reine fournissent un récit plus émouvant que le Journal de l'enterrement du petit Charles-Henri dans le parc de Brangues (où Claudel voulut être enterré à ses côtés). Les lettres sont souvent plus explicites aussi dans le domaine politique. Ainsi, après les accords de Munich, le Journal relève seulement une lettre de félicitations à Daladier. M\[ussolini\] aussi s'est bien conduit, ajoute la lettre du 1^er^ octobre 1938. Ce qu'il y a de mieux, dans mon opinion, c'est l'écrasement du communisme et l'humiliation de cette immonde gorille de Staline. Le monde entier devrait s'unir pour venir à bout de ce foyer d'infection qu'est le bolchevisme. Le parallèle est intéressant aussi en juillet 1940. Voici le Journal : 5 juillet. Arrivée à Brangues à 4 h. Nous trouvons le château saccagé par les troupes allemandes qui y ont séjourné quinze jours. Vols. 6 juillet. Toutes les provisions volées. (...) Discours de Paul Baudouin contre l'Angleterre. Les Boches ont réussi à séparer les deux peuples ! 7 juillet : Pierre Laval. Rupture avec l'Angleterre et quasi-déclaration de guerre. On nous fait prévoir un régime totalitaire. Suppression des partis. Il faut les lettres à Reine pour avoir le fin mot du pillage du château, et comprendre que, si la rupture avec l'Angleterre (dont elles ne parlent pas) est jugée regrettable par Claudel, il n'en est pas de même du nouveau régime : Nous sommes arrivés sans accroc au château que nous avons retrouvé dans quel état ! écrit-il le 8 juillet. Trois cents Allemands y avaient logé cinq jours. Tous les meubles bouleversés, une saleté inimaginable ! Les couvertures volées, les provisions idem (notre jardinier en ayant d'ailleurs pris la plus grande partie que nous avons retrouvée), beaucoup de bibe­lots volés ! (...) Il paraît que le parlementarisme est fini et que nous allons jouir d'un régime totalitaire. Ça, c'est vraiment une bonne chose. Quand on voit l'état où est toute la France, on comprend ce qu'a fait le Gouvernement. Il ne pouvait vraiment pas partir et tout abandonner à la merci des Boches et des Italiens. Ç'aurait été la fin de tout, un désordre et une détresse sans nom. 49:901 C'est à peine si l'on s'aperçoit du passage des Boches, corrige-t-il le 11 juillet. Nous avons à peu près tout retrouvé, même les bibelots, même une bonne partie des ressources d'épicerie qui avaient été volées par le jardinier, même deux cents litres d'essence ! ([^15]) Les lettres à Reine confirment, d'autre part, l'excellente analyse de Jacques-Yves Aymart sur Claudel politique ([^16]). Il est profondé­ment à droite, tenté souvent de s'engager de ce côté, mais il s'en retient parce qu'il ne veut pas se couper des gouvernants et, une fois à la retraite, il songe à la carrière de ses fils et gendres, il ménage Herriot, le Quai d'Orsay... Au printemps de 1936, il est très proche des Croix-de-feu : « On est toujours très inquiet des projets des socialistes. Jusqu'ici ils ont plutôt l'air de patauger. Le colonel de La Rocque est encore revenu à la charge auprès de moi pour me demander un article. Peut-être en ferai-je un pour dire la manière dont j'envisage le mouvement. Ta mère est allée hier à leur vente. » L'article est écrit ([^17]). Mais Claudel ne l'enverra pas. En janvier 1939, sur les instances de son gendre Jacques Paris, il pousse à la suppression de la loi de séparation de l'Église et de l'État, pour une France qui défendrait les valeurs chrétiennes contre les puissances totalitaires. Non sans succès, puisque le cardinal Verdier prononce le 21 janvier une conférence dans ce sens. Mais Verdier ne veut pas gêner davantage le gouvernement. Et Baudrillart ([^18]), « aussi à droite que Verdier est à gauche » (écrit Claudel à sa fille), estime qu'il n'y a rien à tirer de ce gouvernement. Tous deux, Baudrillart et Verdier, jugent que le poids de la franc-maçonnerie est encore trop considérable au Sénat et dans les administrations. « Il faut d'abord créer un mouvement d'opinion », estime Verdier (qui mourra le 9 avril 1940). \*\*\* 50:901 J'ai parlé de vie conjugale épineuse. Mais Claudel rend hom­mage ici et là aux qualités d'organisatrice de sa femme. C'est elle qui lui a permis (car les traditions passent par les femmes, et Claudel n'avait pas trouvé chez lui celle des familles nombreuses et des vastes cousinages) de jouer à Brangues le patriarche qui accueil­lait, ébloui, ses petits-enfants, ainsi qu'il avait vu faire à Hostel à son beau-père : *Comme les hirondelles qui font l'une près de l'autre leurs nids sous l'avancement du toit,* *Dix familles ainsi quand revient l'été occupent toute la hauteur du bâtiment,* *Et par le trou de chaque fenêtre on entend une voix de femme ou d'enfant :* *L'une fait ses gammes, et l'autre à grand labeur apprend la vérité* *Sur les verbes tant actifs que passifs et sur le nombre des personnes de la Trinité.* *Dès que la porte s'ouvre, c'est un essaim qui s'échappe avec des cris perçants !* *Et même quand on croit que tout est parti et que mères et nourrices chacune ont emmené leurs contingents,* *Tout à coup c'est une voix qui caresse et qui gronde et l'on voit au premier étage* *La figure du tout-petit que l'on vient de lever et qui apparaît derrière la vitre comme un fromage.* Il y a un peu de ce climat-là à l'arrière-plan des *Lettres à sa Fille Reine*. Armand Mathieu. 51:901 ### Textes *Paul Claudel n'est pas seulement un grand poète lyrique et dramatique. Il est aussi un critique incisif, comique, violent. En voici quelques traits, empruntés pour la plupart à son* « *Journal* »*.* Stendhal Le succès de Stendhal auprès des pions vient de ce qu'ils sont des refoulés et des besogneux. Les succès de Sorel auprès des belles dames, ils s'y identifient. C'est le genre de victoires qu'ils rêvent. Tous les romans français : apologie du Raté. (Septembre 1934) Haubert Ce pauvre Haubert vivant dans un endroit splendide comme Rouen (à l'époque des bateaux à voile) et ne s'intéressant absolument à rien de ce qui l'entoure. Pas une vue de Rouen dans son œuvre, une impression intelligente et vécue. Quand on arrive d'aval, cette poche fumeuse remplie d'animalité humaine, la cathédrale avec son mât au milieu, et ce grand fleuve au travers. Et de tout ça il sort cette ineptie qu'on appelle *Bouvard & Pécuchet.* (Avril 1939) 52:901 Renan Renan dans ses dernières années comme un porc monstrueux et triomphant tout décoré de fleurs de papier et de jolis rubans roses. (Octobre 1930) Gide Gide est flatté que je l'ai appelé un esprit sans pente. Je voulais dire un esprit marécageux, l'eau complaisante à la boue, une citerne empoisonnée. (Août 1934) Gide bolchevik. Un cadavre qui se met du rouge. (Décembre 1934) Ce qui me navre dans ces grosses théories humanitaires et matérialistes qui ont maintenant la faveur de la jeunesse, c'est leur caractère incroyablement primaire, rudimentaire et grossier. Quelle déchéance ! Il est triste de voir un homme distingué comme Gide, piqué par le démon, patauger dans cette écœurante mélasse. (Août 1935) Le *Journal* d'A.G. montre ce malheureux continuellement en mouvement, agité du désir de se fuir lui-même -- jusqu'au cœur de l'Afrique, fumant des cigarettes, faisant des traductions, talonné par le sentiment de son impuissance. (Décembre 1939) On dit que M. André Gide après la guerre va s'établir en Nouvelle-Corydonie. (Octobre 1943) Brillante assistance au Théâtre-Français à la première de M. André Gide, auteur des Pourritures terrestres. (Décembre 1950) Mort d'A.G. La moralité publique y gagne beaucoup et la littérature n'y perd pas grand-chose. (Février 1951) Gide m'attribue ce mot : Mieux vaut l'hypocrisie que le cynisme. Chez lui l'un ne faisait nullement tort à l'autre. (Août 1954) Rilke La littérature molle et triste de Rilke, ça ressemble à de la bière pas fraîche. (Janvier 1936) Suarès Tortures de S. pour se faire croire à tout prix qu'il a du génie. Hélas ! (Mai 1937) 53:901 Les faux dieux se cachent. Suarès, doutant avec combien de raison de sa valeur, se cache tant qu'il peut et produit inlassablement des devoirs français. (Mars 1949) Valéry Hier soir il y a eu un concert où l'on donnait *Perséphone, Sémiramis* (Valéry) et *Diane de Poitiers* de Jacques Ibert. Le premier très beau, le second dirigé par Honegger difficile mais remarquable. Le dernier infect. Valéry était là, mais pas content parce que son poème (très très mauvais) avait été pas mal massacré. (A sa fille Reine, 27 janvier 1935) P. V. m'envoie son recueil de *Poèmes* que je lis avec le plus grand plaisir. On ne saurait pousser plus loin la finesse et le talent technique. C'est merveilleux ! Mais comme c'est peu nourrissant et, somme toute, futile ! Le sujet est toujours cet effort vain et d'avance découragé à se dégager de soi-même. (Août 1942) On dit que *Le Cimetière marin* est un chef-d'œuvre. Oui, comme les chefs-d'œuvre du compagnonnage. Quelque chose de dur, sec, sans vibration, sans âme. Une mosaïque métallique, dont les morceaux sont vissés, enfoncés l'un dans l'autre à coups de marteau. Le Cimetière malin. V. était de Cette, mais quand il parle de certaines choses on croirait qu'il est de Béziers. (1952-1953) Maritain Jacques Maritain fait comprendre la parenté entre gribouille et gribouilleur. (Mai 1937) Braque, Renoir, Rouault Braque est un peintre artisan comme ceux qui décorent les devantures d'un B.O.F. ou d'un café (vous savez, les boules et les trois queues de billard). C'est ainsi que Renoir est resté toute sa vie un peintre de porcelaines et Rouault un peintre de vitraux. Lui peint des enseignes avec ce goût de la déformation allégorique qui faisait jadis le privilège des peintres de blason. Leurs lions ne sont pas des lions ; ni des chevaux mais des signes de lions ; ni des chevaux mais des signes, en tant que fragments stylisés, de chevaux. 54:901 Ainsi les cruches et les mandolines de Braque ne sont pas des cruches et des mandolines, mais des signes et des stylisations des unes et des autres. Qui pourrait d'ailleurs refuser à ce praticien de beaux dons, un sens délicieux des accords assourdis, de la couleur devenue pigment ? (1953) Le Corbusier L'architecture sans la foi s'affaisse comme un soufflé. Chartres, Le Mans, et maintenant Le Corbusier. (Mars 1936) Les protestants Le cardinal Faulhaber en parlant des protestants emploie l'expression : Nos deux Églises ! ! (Mars 1935) J'ai pour les protestants la même horreur profonde, instinctive, presque physique, que certaines gens ont pour les nègres et les Juifs. *I don't stomach them.* Ils n'ont point de vin, point de sacrements. (Décembre 1938) Mme André Gide atteinte de la crampe protestante, qui toute sa vie retient toute expansion au dehors, rétractée, secrète. Manque de naturel et de liberté. Combien lui a manqué la confession et l'autre sacrement ! Elle meurt dans une réprobation silencieuse ! C'est tout le drame protestant ! (Septembre 1951) 55:901 ## IN MEMORIAM ### JACQUES PERRET ### Le cours des choses *Jacques Perret est mort le 10 décembre 1992. Notre précédent numéro* (*qui fut le numéro XII et dernier de la seconde série*) *était déjà à l'imprimerie.* *Bien avant les fatigues et les obscurcissements du grand âge qui avaient accablé ses dernières années, nous avions eu la joie de lui consacrer un numéro entier, dont le maître d'œuvre fut Georges Laffly : ce spécial Jacques Perret fut notre numéro 228 de décembre 1978. A l'époque il tenait encore dans la revue, et pour plus de deux ans, le créneau intitulé :* « *Le cours des choses* »*.* *Le cours des choses ! Souvenez-vous... Ce ne fut point sa seule collaboration à la revue, ce fut la plus suivie : pendant onze années, de juin 1970 à mai 1981, c'est-à-dire sous les présidences Pompidou et Giscard, il a rempli quasiment chaque mois cette fonction de chro­nique de l'actualité. La crise de la messe venait de commencer en novembre 1969. Le général de Gaulle avait quitté la scène, les conséquences demeuraient. En relisant les pages extraites du* « *cours des choses* » *de ce temps-là, on verra que la plupart des maux, des malheurs, des ignominies que nous attribuons au règne du socialisme menaient déjà leur sarabande et accomplis­saient leur œuvre de décomposition avant 1981.* 56:901 *Les chroniques de Jacques Perret sont d'un grand écrivain qui était aussi un grand esprit. C'est leur intégralité qu'il faut aller chercher dans les numéros successifs d'ITINÉRAIRES. Ces quelques extraits ne sont qu'un avertissement et un rappel, pour en donner l'idée et le goût.* *Les titres de ces morceaux choisis ne sont pas de lui. Pour cette chronique il n'en avait qu'un :* « *Le cours des choses* »*.* #### 1970 L'abolition de la puissance paternelle Entre autres événements du jour parvenus à notre connais­sance : le brillant échec d'Apollo XIII, l'abolition de la puissance paternelle et la mort de Massis. Je respecte ici le classement des faits selon l'importance des signes typographiques où ils me sont apparus. Aucun classement n'est dérisoire. Avant de contester une hiérarchie il faut y reconnaître au moins le symptôme d'une société organisée. Le classement de valeur qui nous est révélé par la surface encrée ou le volume sonore attribué aux informations est celui qui prévaut dans le monde. On peut rêver de lui substituer un contre-ordre ou même le désordre. N'empêche qu'il faut prendre en considération un ordre régnant que tous les peuples gouvernés sont amenés à se farcir comme le menu qu'ils auraient eux-mêmes ordonné. C'est une vieille et angoissante question de savoir si, dans un tel classement, les préférences du public sont docilement honorées ou grossièrement suggérées. Les magnats eux-mêmes se diront tantôt les humbles valets de l'opinion et tantôt les faiseurs. Si le jeu s'embrouille le fric le démêlera. En dépit de leurs protestations l'objectivité n'est jamais entre leurs mains qu'une règle d'or à souligner ceci et biffer cela. Il reste qu'aux yeux du moraliste leur fonction est bel et bien de guider la clientèle à travers un choix d'informations ordonnées, pesées, estimées au prix des leçons qu'elle en pourra tirer pour le bien commun. Que le but visé soit abîme ou vasière, le directeur qui dirige honore au moins sa fonction. En cela au moins il ne sera pas à flétrir comme le directeur qui ne dirige pas. 57:901 Imaginons les trois nouvelles ci-dessus publiées dans l'ordre inverse. Dans toute la presse de France et de Navarre deux éditions spéciales titrant sur cinq colonnes égyptienne écrasée corps 110 annoncent la mort de Massis et l'abolition de la puissance pater­nelle, cependant qu'Apollo XIII, coupé, ratatiné, recomposé à la hâte en 7 romain va se replier en trois lignes à la rubrique des accidents de l'espace. Ainsi toutes affaires cessantes les deux infor­mations de choc seraient-elles placardées à la connaissance des populations : la mort du plus grand, du plus vénéré des champions de l'Occident et, pire encore, la reddition inopinée d'une citadelle de la civilisation. Jour de deuil. Ce pourrait être aussi bien d'ailleurs un jour de liesse : il est mort enfin le redoutable vieillard corrupteur de la jeunesse et, mieux encore, voici la dépouille de l'hydre domestique terrassée dans sa caverne. Mais nous voyons bien que les soins de la Lune doivent l'emporter sur les soucis de la Terre. La prospective picrocholine assurément nous dira que désormais le bonheur des hommes passera par Phébé comme naguère le bonheur des Anglais se gardait sur le Rhin. L'hypothèse est soutenable. Elle se recom­mande à l'attention des Terriens demeurés qui ne demanderaient à la lune que de rester propice à la maturation des melons. \*\*\* Le débat, si on peut dire, sur le projet de loi portant déchéance du chef de famille n'a pas été sanglant. Les débris de la puissance paternelle n'ont pas formé le carré baïonnette au canon. Certes on se doutait un peu que l'immémoriale autorité responsable avait tacitement démissionné. On observait chez le monarque de base tous les signes d'une grande lassitude. Il aspirait à la démocratie comme le cœlacanthe écœuré de survivre solitaire aspire aux sardines. Le projet fut voté à l'unanimité. Selon toute vraisemblance les pères de famille se trouvaient là en nombre. La victoire ayant prié qu'on l'emballât en modestie on dut renoncer à l'ivresse d'une nocturne. La nuit du 4 août n'en régnait pas moins, discrètement, sur l'assemblée. L'ambiance étant présumée favorable aux paroles historiques, M. Pleven tenta sa chance. Il fallait au moins faire comprendre à l'hémicycle que l'éjection du paternel, ce n'était pas rien, même s'il avait déjà rendu les armes. Sans pouvoir citer le mot à mot je me souviens qu'il s'agissait, apparemment, d'une authenti­que et solennelle ânerie, la botte de foin qui fait hommage aux grands principes. En réalité M. Pleven invitait l'assistance à se réjouir gravement et en pleine connaissance de cause devant les irrésistibles progrès du cancer égalitaire. 58:901 Ainsi, moitié penaud moitié pimpant, l'oreille fendue, le pied léger, le pater fait-il ses premiers pas dans le collégial. Partage à trois, magistrat compris, petit collège bien sûr, mais il faut appren­dre à jouer, trois voix suffisent à faire un scrutin. Si quelque relent de puissance venait à le taquiner encore, qu'il prenne patience. En attendant la mise au point de l'autorité mondiale, la responsabilité universelle est une notion très accommodante et prospère. On prévoit que bientôt elle serait en mesure de gober tous les petits tracas dont nous avions le privilège. Je dis cela sans rien y croire. Ce n'est pas d'hier qu'on nous annonce la mort du père et tous les décrets de mutation ne sont pas contresignés par la nature. Il fait sans doute une absence mais il faudra bien qu'il reste ce qu'il est. Rassurez-vous donc, vous, petites familles, l'abdication paternelle est chimérique et le législateur intrus qui se délègue à votre table ne sait pas couper le gigot. Qui est le législateur ? De toute façon une figure de rhétorique à vocation autoritaire. En l'occurrence un expéditionnaire irresponsable et bafouilleux, le plus zélé néanmoins des zombies doctrinaires, le fruit incestueux du collectif et de l'abstrait, le doyen inconnu du mois de mai, ou encore, tout simplement, un enfant qui aurait choisi de naître adulte à l'assistance publique. Protecteur félon des familles qu'il déteste, il aura drogué le vieux pour le dépouiller d'une puissance insaisissable. Un jour donc il reviendra, le paternel, tout rajeuni, sifflant un petit air, l'œil tendre et le sourcil froncé, le législateur à sa botte. Il va remettre un peu d'ordre là-dedans, balayer le foutoir, distribuer ce qu'il faut de libertés pour la ventilation du commandement, et la petite famille connaîtra de nouveau le réconfort et la douceur des claques paternelles qui ont force de loi. #### La débâcle liturgique Entre autres signes avant-coureurs de la débâcle liturgique, celui-ci m'avait tout de suite frappé : la libération du pouce et de l'index après la consécration, comme on se fût débarrassé d'une vieille manie. Mais c'était un relâchement au sens propre. Un signal discret mais précis, le petit commencement de l'ouverture au monde. 59:901 On laissait tomber le souvenir tangible d'un mystère capi­tal. Ces deux doigts volontairement soudés faisaient un maillon de la chaîne et le maillon a sauté, point de départ d'une avarie et pas de panique dans l'équipage. Si le commandant ni les gabiers n'ont rien dit c'est que la chose ne tirait pas à conséquence, ou qu'ils étaient eux-mêmes dans un coup de sabotage ou de baraterie. Cette cassure n'allait-elle pas livrer passage à toutes sortes de profanations ? Nous avions compris dès l'enfance que ces deux doigts comme scellés par la nouvelle alliance ne voulaient plus rien saisir, plus rien effleurer qui fût de ce monde, au moins jusqu'aux ablutions. On y voyait l'abrégé d'une précaution infiniment dévo­tieuse, humblement limitée dans le temps parce qu'il faut bien que les institutions divines aient ici-bas leur économie, mais le temps que ces deux doigts privilégiés demeuraient accolés était suffisant et nécessaire à témoigner d'un contact ineffable. Et dès l'enfance nous étions sensibles à l'effort léger qui compliquait un peu les manipula­tions rituelles pour mieux nous persuader que la transsubstantiation était accomplie. Et là encore nous n'aurions plus droit d'être fidèles à l'enfance. Des chercheurs supérieurement intelligents ont découvert que le sacré est une notion forgée de toutes pièces pour barrer la route aux aspirations démocratiques de la spiritualité universelle. En conséquence ils ont décidé que le profane et le sacré s'anéantiraient par confusion. Toutefois, la liturgie demeurant un appareil de propagande encore utilisable, il ne fallait pas la démolir entièrement et tout de suite. Ils ont commencé par des opérations de détail apparemment anodines. Mais un fidèle du rang et tant soit peu attentif, à première vue de ces doigts déliés, aura pu comprendre que la transcendance ne tarderait pas à être mise en question, il aura même entrevu que l'hostie pouvait tomber au niveau métaphy­sique du cachet d'aspirine. Il a senti sur-le-champ qu'il y avait là un point de rupture, quasiment au sens propre. Il aura dû en souffrir bien d'autres et, passant outre, il en souffrira sans doute encore, c'est le mysterium fidei. A mon avis, sujet à caution bien sûr, le martyr serait téméraire qui pousserait le sacrifice jusqu'à la cohabi­tation avec le diable. 60:901 #### Dans les universités : le foutoir et le doyen Le chapitre de Mai. Si l'âge suffisait à faire le doyen, il n'y aurait pas de problème. La charge et l'honneur en seraient obliga­toirement dévolus au plus âgé des professeurs après vérification du curriculum et sous réserve d'un coefficient caractériel négatif. Mais la doyenneté n'implique pas l'aînesse et de toute manière le privilège de l'âge est une vieille lune féodale, n'en parlons plus. Qu'est-ce donc en l'occurrence, que ces doyens qui ne font tant parler d'eux que pour se dérober ? -- Oui, au fait, qu'est-ce qu'un doyen ? se dit le doyen tandis qu'autour de lui les bouteilles d'encre éclatent sur les murs de son bureau pillé. Il prend le téléphone : rappelez-moi donc, M. le ministre, ce qu'est un doyen, ses devoirs, ses droits, sa fin, ses moyens. Je suis pressé. -- J'allais vous le demander, mon cher, car enfin qui le saurait si ce n'est vous ? Il est inadmissible qu'un doyen ne sache pas ce qu'est un doyen. -- Hélas, monsieur le ministre, saurons-nous jamais ce que nous sommes ? -- Très bien, tout en question, la recherche, grande pensée du siècle, l'avenir est au départ à zéro, tous les matins, l'éponge à la main, mais je vous rappelle que vous êtes déchargé de cours, mon cher doyen. -- D'accord, M. le ministre, mais justement, dans le cas où d'autres charges m'incomberaient, envoyez-moi donc la notice et le mode d'emploi, c'est urgent. -- Et quoi encore ? Vous avez l'autonomie, la cogestion, l'exterritorialité, le campus, le foutoir, tous les scrutins qui vous passent par la tête, et vous me demandez ce qu'il faut faire ! Mais fonctionnez, mon cher, c'est en fonctionnant qu'on apprend la fonction. -- Que je fasse l'empirique maintenant ? Vous plaisantez. La fonction, à la rigueur, soit, expédient provisoire, mais toute fonc­tion est aliénante, M. le ministre, et je la sens venir l'aliénation fonctionnelle, le cabanon du doyen, l'environnement est sur le point de me détruire, n'entendez-vous pas les impacts ? -- Impacts de quoi ? 61:901 -- Waterman tous calibres. -- Faites comme moi : à plat-ventre. -- Mais je ne fais que ça, M. le ministre, tant et si bien que je me demande si je n'aurais pas avantage à me redresser un peu, qu'en pensez-vous. -- Ah je vous en prie, vous n'allez pas jouer au petit soldat, non ? A l'heure où... La voix se perd, une glace vanille vient de s'écraser entre l'oreille et l'écouteur. \*\*\* Soyons sérieux, si l'ayant-droit s'interroge, interrogeons le mot. Doyen : altération du mot dizenier qui désignait jadis le chef d'une dizaine d'hommes armés ; aujourd'hui sorte de mannequin fait d'un corps de chiffons et d'une tête de Turc, en usage dans certains établissements de l'enseignement public pour accélérer la formation adulte des étudiants oisifs. Depuis deux ans un si grand nombre de doyens sont morts au champ d'honneur que le recrutement par candidature au sein du personnel enseignant est tari. Vu que les professeurs n'entendent plus professer en tant que professeurs mais que dialoguistes fondus dans la rumeur d'un dialogue innombrable et horizontal, il a été question de soumettre la candidature de n'importe qui à l'agrément de tous les familiers de campus, vagabonds, rôdeurs ou sédentaires. Il y a là en effet un corps électoral admirablement entraîné, fonctionnant à plein temps pour mettre aux voix unanimes la paix au Vietnam, les menus de la cantine, la libération des terroristes zoulous, les auteurs du programme, la vanité des programmes et l'érotisme en recherche libre à l'intérieur du périmètre. Ils auraient donc été pressentis pour établir une liste de jeunes analphabètes agrégatifs et d'en tirer un doyen. Si le résultat n'est pas concluant, si la nursery persiste à casser ses joujoux avant de savoir en jouer, on essayera de la doyenneté collégiale progressivement étendue à l'ensemble des effectifs intéressés. Ainsi le doyennat, splendidement embaumé dans le collectif, empaqueté dans l'anonymat, ira-t-il s'allonger dans le caveau déjà pléthorique des hiérarchies. C'est alors que, par miracle ou scrutin unanime, la fonction ressuscitera dans sa peau de doyen, avec sa règle de bois dur, tant pour montrer la direction à suivre que pour taper sur les doigts. C'est ce qu'on appelle une péripétie, au sens propre, et des plus classiques. 62:901 #### Les funérailles de Jean-Jacques Dupont Un jeune ami, Jean-Jacques Dupont, retour d'un reportage lointain, a trouvé la mort dans un accident d'auto. Ce garçon avait donné le meilleur de sa jeunesse à l'Algérie française, un an d'activité clandestine et quatre ans de prison pour s'endurcir dans le privilège d'être né catholique et français. Une messe de *requiem* a été célébrée à son intention à Saint-Eustache. Sa famille et lui-même avaient de nombreux amis, la nef était pleine. Comme il convenait à sa mémoire la messe fut célébrée dans le rite romain traditionnel dont nous sentons bien qu'il reste au monde le plus humble et magnifique auxiliaire de la foi. Le prêtre officiant n'a pas craint d'évoquer le souvenir du disparu et la mort du chrétien, de telle sorte que l'assistance ne pût douter qu'elle fût bien là pour honorer la religion de ses pères. Soit que le clergé du lieu n'y eût pris garde, soit qu'il y fût consentant, ou secrètement favorable, tout s'est très bien passé. On se demande alors pourquoi des militants aussi notables que feu l'amiral de Penfentenyo ont été réduits à l'enterrement in tenebris vernaculis, quand la mort d'un modeste enfant de l'Église et de la patrie a pu s'accompagner des secours et honneurs de la liturgie traditionnelle sans que tonnât l'évêché. Peut-être suffirait-il de ne pas s'inquiéter d'autorisations superfétatoires et de mettre un clergé souvent pusillanime devant le fait accompli d'une liturgie non abrogée parce que proprement impeccable. Dans le caprice et l'anarchie c'est une chance à tenter. Il est vrai qu'en revanche et peu après, à Sainte-Rosalie, paroisse du jeune défunt, une sorte d'office qui ne s'appelle plus *requiem* était célébré, si on peut dire, à son intention paraît-il. En effet, touchante conjoncture, le vicaire fit savoir que l'assistance était invitée ce jour à prier pour l'âme du président Nasser et l'unité du monde arabe. Je ne doute pas qu'en ce moment précis l'une et l'autre n'en aient eu un réel besoin. Je ne doute pas non plus qu'aux yeux de l'annonceur ledit repos et ladite unité ne fussent concevables que dans le sein de notre sainte Église. Pas douteux non plus que Jean-Jacques Dupont, définitivement rassuré sur la vertu de ses combats et l'issue de tout cela, n'ait échangé là-haut sourire et clin d'œil avec l'ange porteur de ce vœu. Les parents et l'épouse, du fond de leur chagrin, ont pris la chose en dérision, ils ont essuyé l'injure comme le coup de pied d'un âne trop bâté pour faire mal. Ils ont même compati à l'épreuve d'un prêtre catholique amoureux de l'Islam et contraint, ne serait-ce qu'en murmure, d'associer au salut d'un sultan sublime l'importune mémoire d'un Dupont par trop Dupont. 63:901 #### 1971 La France et l'Algérie Les négociations entre la France et l'Algérie à propos du pétrole ont été qualifiées d'orageuses. Manière de laisser croire aux Fran­çais que nous discutons d'égal à égal. Ils en ont cru bien d'autres. Depuis le temps qu'ils sont nés malins ils sont devenus gobeurs. Depuis Évian au moins rien n'est plus facile que leur cacher la vraie nature de nos rapports avec Alger. Ce sont ceux d'un vaincu de la plus vilaine sorte et d'un vainqueur de la pire espèce. Pour ce qui est des orageux débats, entendez alors que nous avons comme d'habitude essuyé l'orage. Les cavaliers d'Allah dans les salons capitonnés de la diplomatie, les coups d'éventail sur les papiers d'Évian. Le sang des chrétiens a payé les tapis mais, accarbi moulana, le pétrole vaut plus cher. Les vizirs en bodygraphe crachent leurs sommations et la voix du prophète fait trembler les lustres. -- Nadinoualdik tchounimmek ben kallouf jib el flouss ! -- Bien entendu, excellence, mais j'ose attirer votre attention sur la conjoncture qui hélas... -- Macach, ouallou, conjoncti j'linik, jib el frik ben youdi, fissa ! Cela dit, la fontaine aux milliards, grossie de l'orage, reprend son cours. Le vainqueur il est vrai nous promet des envois plus massifs de chômeurs incontrôlables, avec leurs familles et leurs maladies à privilège. Pour le payer si cher faut-il que nous en ayons besoin de ce pétrole. Or, m'assure-t-on, nous en aurions facilement ailleurs et pour moins cher. Peu importe, c'est celui-là qu'il nous faut. Les raisons politiques et bizarrement sentimentales qu'on nous fait valoir ne sont pas très convaincantes. On serait tenté de chercher ailleurs le motif du chantage. Je ne crois pas être le seul à subodorer là-bas l'existence de dossiers intéressants. 64:901 On les imagine bien ramassés quelque part au fond du Rocher Noir où tremblait M. Fouchet, ou dans les caves où travaillait M. Debrosses. Ils seraient constitués de documents lourds et même assez vilains pour justifier le pactole qui les retient à l'ombre. Tous les puants secrets de la Grandeur n'ont pas été brûlés sur place ou dans les cheminées de nos palais par les vigiles de l'honneur gaullien. #### 1972 Cinéma de famille... recyclé dans la cochonnerie artistique Cinéma. Pour la première fois, sauf erreur, l'archevêché de Paris a publié une protestation contre les débordements de l'érotisme. J'ose croire qu'il a dû céder à l'impatience des familles chrétiennes aliénées dans une pudeur infantile et dont le nombre l'aurait surpris. Ce communiqué nous apparaît comme une grimace exquise. Il nous rassure enfin sur la vigilance de nos pasteurs qui déclarent se dresser contre l'érotisme tout en se penchant avec sollicitude sur les problèmes de la sexualité. Je crains un peu que nos pasteurs acrobatiques n'aient déjà raté leur numéro. Tombés dans le filet. On n'a pas oublié que le film *Théorème* avait remporté le grand prix du cinéma catholique. J'en dirai deux mots pour le lecteur qui n'aurait pas déféré à l'invitation pastorale. C'est un film remarquable à maints égards et en particulier dans le méli-mélo éroto-poétique de ses prétentions et interventions surnatu­relles. Dans une famille très riche, très capitaliste et qui, bien entendu, s'ennuie un peu sans savoir pourquoi, un doux et beau jeune homme s'invite à passer quelques jours. C'est le révélateur angélique des chairs ignorantes et ignorées. Tout le monde y passe, la mère, le père, la fille, le fils et la bonne. Mission accomplie, il s'en va discrètement. Frappées à mort par la grâce de ce divin fornicateur les victimes extatiques s'en vont aussi, chacune de son côté. Elles iront se perdre en désespoirs plus ou moins sordides ou féeriques, la bonne ayant le privilège de s'enterrer elle-même au sens propre mais en odeur de sainteté légèrement sulfureuse. 65:901 Quant au chef de famille il va se mettre à poil dans un hall de gare, symbolisant ainsi la mystique du dépouillement total dans l'exhibi­tion intégrale. Tout cela d'un individualisme forcené. Je dois à la vérité de dire que la caméra ne rate pas une occasion de se pencher avec sollicitude et poésie sur les braguettes, fussent-elles fermées, et les slips fussent-ils traînant sur le tapis, comme aux sources mêmes de l'amour sublime et transcendant. Ce film est passé dernièrement dans un cinéma de mon quartier, cinéma de famille comme on disait, mais recyclé dans la cochonnerie artistique. On y affichait donc la précieuse caution d'un organisme mandaté par nos autori­tés épiscopales. Comment pourrais-je, en tant que spectateur bap­tisé, ignorer désormais que c'est bien là, en dessous de la ceinture et tapie dans ses linges, qu'il faut chercher la vérité qui fera notre salut. Ce qui me taquine encore c'est précisément l'affaire du salut qui se débrouille assez mal dans la démonstration du théorème. On me conseille alors d'en suivre les nombreux développements et corollaires en projection permanente dans toutes les paroisses de France et de Navarre. #### Pieds-noirs, Sidis et Pathos ... Je n'y peux rien si les deux Pieds-noirs que j'ai le mieux connus se sont présentés en tenue de combat. Quatre ans plus tard en effet je me retrouvais dans la nature, et non loin de la Bourgogne, avec une douzaine de Sidis. Un officier pétiniste les avait débauchés de leurs chantiers pour étoffer un maquis tout à fait sérieux. Ils avaient des fusils anglais, pas d'uniforme, ce n'était plus pareil. Cela sentait déjà le fellaga. Parmi les autochtones allobroges qui formaient le gros de la compagnie se trouvait un Français d'Algérie. Je ne savais toujours pas qu'on les appelait Pieds-noirs. Franchement il m'était aussi compatriote que pouvait l'être un Marseillais. Nous étions très amis et quand il est mort le ventre ouvert par une rafale de mitrailleuse je l'ai entendu murmurer : « *Ne m'abandonnez pas.* » Bien entendu. Mais toute l'importance et la difficulté de cette recommandation m'est apparue quelques années plus tard. 66:901 #### La coiffure, la chevelure, etc. Toutes les générations, tous les régimes, toutes les cités ont eu besoin d'une jeunesse excentrique. Il y avait des zazous dans Babylone, des bitniques dans Athènes, on croisait des houligans dans les rues de Gergovie, on punissait à Byzance les hippies trop salingues. Nombreux, avec une tendance au grégaire, ils étaient de gauche ; et quand ils allaient par petits groupes ils étaient de droite. Ma contribution à ce phénomène est restée modeste. Dans le vestimentaire civil des années quinze-vingt-cinq, ma contestation juvénile s'est manifestée en effet, ici et là, par une cravate lavallière, une canne de jonc, un certain nombre de cha­peaux étrangers à mon état y compris un melon comme on n'en voyait déjà plus et qui fut brillamment commenté en classe de philo par un professeur bergsonien. Pour ce qui est du capillaire, la raie à droite quand tout le monde la portait à gauche, sans indication politique au demeurant, et la mèche dans l'œil s'opposait à la gomina des cheveux à l'embusqué. Cette dernière coiffure, notons-le au passage, n'est plus honorée, semble-t-il, que par MM. Pompidou et Chaban-Delmas, il y aurait sans doute une leçon à en tirer. Pour en finir avec nos toilettes frondeuses, disons qu'elles ne sortaient pas de la plus ordinaire et immémoriale insolence de la jeunesse. La mouche qui nous piquait ne véhiculait pas la fièvre jaune. Le pronostic était celui d'une varicelle gauloise à guérison spontanée. \*\*\* Si j'avais vingt ans et pour autant que je me souvienne de cet âge, que serait aujourd'hui mon costume et ma coiffure ? Parmi ceux qui ont grandi sous Armand Fallières je ne suis pas le seul à me poser la question. Le déguisement admis dans le quotidien de l'existence, l'aubaine eût été à saisir. N'est-il pas exquis de se produire en falbalas ou haillons et sans se faire montrer du doigt dans une population où les vêtements conventionnels sont encore assez nombreux pour qu'il vaille la peine de s'en distinguer ? Aussi bien faudrait-il en plus passer pour original dans la société des originaux. La plus honnête façon serait encore de suivre son naturel, d'afficher ses rêves et nostalgies plus ou moins révélatrices de vagues penchants esthétiques, politiques, mystiques, ne fussent-ils que lubies. 67:901 Ayant toujours eu de la répugnance pour l'exotisme je suis à peu près certain que je n'aurais choisi de paraître ni fakir ni mongol ou natchez. Je me vois plutôt guenilleux carolingien, dandy, scaramouche, galant hallebardier ou mendiant de Callot et purgeant de toutes manières ma gourme romantique. Pour ce qui est du poil, évidemment les cheveux longs ; arborant le *capillus gallicus* le plus authentique je ne pourrais que m'égarer dans les limites de l'histoire de France et l'espace est assez grand bien sûr pour y faire des sottises quel que soit le siècle. Tout cela bien entendu au désespoir de ma famille car les grandes personnes imaginent difficilement que de pareilles extravagances puissent ramener tôt ou tard aux vérités reçues. Dans ces cas-là en effet l'interprétation des signes extérieurs demande beaucoup de sang-froid et de sagacité. Elle est même devenue de plus en plus difficile et les déguisés eux-mêmes ont du mal à s'y retrouver dans les raisons de ce carnaval. \*\*\* Et pourtant, à bien regarder, ils sont tous un peu pareils. C'est le derviche en confection de série, au mieux le péruvien en bodygraphe. Le principal est de paraître venu des plus lointaines patries, des toundras analphabètes et des archipels philosophiques, pour témoigner du conformisme apatride. Sans doute me suis-je flatté tout à l'heure en imaginant que j'eusse été assez hardi pour déambuler dans les manifs en tenue de page, de mousquetaire ou même dans les braies d'un voltigeur de Tolbiac. Au mieux aurais-je profité de la peau de bique samoyède pour chouaner en secret de Nanterre à Vincennes à la recherche d'un doyen portant plume blanche et scapulaire. A mieux regarder encore on voit bien que les troupes efficaces, les commandos stratégiques, ne sont pas déguisés, eux. Au plus, vêtus de blougines anonymes et de treillis américains, c'est la postérité des blousons noirs associés aux enfants basanés du désert. Ils font peu de cas des mages crépus et des aztèques de Neuilly. \*\*\* Le moment serait venu, mais la tâche est énorme, de rédiger une histoire universelle de la barbe dans ses implications morales, professionnelles, politiques ou simplement caractérielles. Faisant abstraction des nombreuses variétés qui portent un nom et des cas particuliers qui sont innombrables on peut déjà parler d'une classification rudimentaire en distinguant, comme pour l'oseille, la barbe sauvage et la cultivée. 68:901 N'envisageant que les nations occidentales nous observons que, pendant des millénaires, l'homme civilisé est glabre ou barbu indépendamment de son niveau de civilisation. Il n'y avait, pas plus qu'aujourd'hui, trente-six moyens d'être glabre, mais quand barbe il y avait et quelle que fût la taille adoptée nous la voyons toujours plus ou moins soignée, dirigée, dessinée, mais rarement explicite. Ainsi la voyons-nous au gladiateur et au tribun démagogue aussi bien qu'au tyran de fortune et au dictateur élu, sans qu'à elle seule nous puissions deviner la condition du porteur. Mais la complication des sociétés jointe au progrès de l'individua­lisme et de l'esprit de corps ont amené tout naturellement les barbes à se définir plus rigoureusement quand elles se multiplient dans les siècles fertiles. Ainsi nos grands-pères n'ont-ils jamais confondu la barbe du procureur avec celle du propriétaire, du sapeur-mineur, du maître d'école ou du missionnaire, sans parler de la mouche des officiers où tout œil exercé distinguait le biffin, l'artilleur ou le cavalier. Rappelons qu'à cette époque tout visage rasé ne pouvait être que celui d'un ecclésiastique, d'un comédien ou d'un valet de chambre. Quant aux barbares, aux barbares vraiment classiques, tout chevelus qu'ils fussent par conviction raciale ou religieuse, n'oublions pas qu'ils se rasaient volontiers le menton. \*\*\* De tout temps et en tous lieux, chevelure coupée a signifié déchéance ou renoncement. Il semble bien que chez nous la barbe ait été longtemps ignorée dans les rapports entre systèmes pileux et politiques. Ce n'est qu'au XIX^e^ siècle en France que la barbe a vraiment pris conscience de sa vocation politique, sociale et idéolo­gique. Nos rois barbus ne l'avaient été que par mode et la barbe a dû patienter jusqu'à la République pour se découvrir républicaine. Entre parenthèses Félix Faure, seul rasé dans une longue série de présidents barbus, était soupçonné de réaction. La barbe de Barbès, Blanqui ou Proudhon, première barbe socialiste et symbole des idées généreuses, ne rougissait pas pour autant de se toiletter à l'eau de Cologne. Elle dut bientôt suivre la pente ordinaire à ce parti en devenant l'attribut hirsute et surabondant des théoriciens du grand soir. Si les exécutants de base ne portaient que la moustache c'était à la fois en mesure de précaution car la mèche est fusante et la barbe inflammable, et en déférence au plein poil du magistère anarchiste. Mais attention : à la même époque la même barbe faisait aussi la coquetterie des sculpteurs et des peintres qui n'étaient pas tous révolutionnaires. 69:901 Dans la barbe de Bakounine, Meissonnier ne se voulait que Michel Ange en culotte de peau. Et prenez garde aussi que le foisonnant Karl Marx voyait déjà d'un mauvais œil la concurrence de Krotopkine, prince libertaire et buissonnant s'il en fût. Pour en finir avec l'équivoque, la barbe sauvage fut abandonnée à l'anarchie en symbole du libre épanouis­sement de la nature humaine, et ce n'était que logique. Or c'est la même espèce qui s'agite aujourd'hui dans le vent d'Orient où se rameutent les polissons de la sociologie et les petites pasionarias du commerce et de l'industrie. Jeunesse éphémère hélas et barbes caduques. La Chine imberbe a coupé ses nattes et les barbudos seront pendus par la barbe. \*\*\* Les cheveux longs c'est une autre aventure. Il va de soi que tout ce qui est cheveux est du sommet et que l'ordre naturel impose sa hiérarchie : là est l'honneur, la puissance, le pouvoir et l'orgueil. Quand le crâne se dénude le menton foisonnera comme un pis-aller du genre vénérable. Le conseil des anciens se décrit volontiers comme une assemblée de longues barbes où la sagesse et l'expé­rience ont fait leur nid. C'est pourquoi la Gaule chevelue qui n'était ni vieille ni savante ne résistait pas à la tentation de passer les Alpes et descendre à Rome se payer la barbe des sénateurs. Les choses ont évolué de telle sorte que les grands cheveux d'aujour­d'hui, bon gré mal gré, ont partie liée avec l'anarchie velue. Et quand le cheveu long passe de déguisement à uniforme nous voyons assez que le doux baladin de l'amour camé fait le supplétif occasionnel du terroriste à tous crins, quand il s'agit de défiler. Mais c'est alors un passe-volant détourné de son véritable emploi qui est la contamination des familles bourgeoises ; mais l'ennui c'est qu'il n'a pas le sens des classes et qu'il commence par corrompre les masses laborieuses. \*\*\* Pour ma part je suis d'une génération où l'ordre classique se résumait volontiers dans la taille dite : ras par derrière et court par-devant. Règle maintes fois enfreinte dans le soupçon qu'elle venait de Napoléon plus que de Clovis ou même des Valois qui avaient pourtant les cheveux courts. Ma contestation s'arrêtait à la nuque dégagée, convention sacro-sainte. Mais les bouclettes sur la nuque font aujourd'hui l'honnête consolation des chauves et la petite fantaisie des PDG qui témoignent ainsi de leur maturité juvénile et de leur foi dans l'avenir. 70:901 Naguère chez nous, s'il n'était le fait de la dernière indigence il signifiait veulerie et mauvais chemin ; dans le cou de leurs garçons il faisait la honte des bonnes familles, de Saint-Sulpice à Belleville. Or ces principes-là sont en vigueur aujourd'hui dans la grande famille communiste. Si la révolution en marche se trouve bien d'une tignasse, devenue régnante elle se coupe les tifs et quelquefois la tête y reste. En se grattant la crinière nos jeunes ébouriffés auront-ils cette vague idée qu'à l'issue de la dernière manif on leur mettra la boule à zéro ? Pas de poil sous la jugulaire pour le défilé de la victoire finale. \*\*\* En Allemagne de l'Ouest il paraît que la Boudeswehr est en cheveux longs. C'est le symbole des valeurs occidentales. Le soldat trouvera dans son paquetage la résille réglementaire qui doit ramas­ser la crinière sous le casque. Mais le libéralisme étant aussi une valeur occidentale on tolère les cheveux courts. C'est en plus un bon moyen de repérer les crypto-coco du contingent. Ils ont reçu de leur famille spirituelle recommandation expresse pour l'honneur du parti de garder les cheveux courts. En Lituanie, les catholiques ont les cheveux longs. Après les émeutes de Kaunas la chasse aux cheveux longs est ouverte. Parachutés sur les lieux, les chasseurs asiates et caucasiens ont pris l'affaire en main. Grande battue et ratissage. Prions pour les longs cheveux abîmés dans la nuit des longs ciseaux. Quelques-uns seront tondus à la mitraillette. Il faut savoir les temps et contre-temps des symboles. Vous aviez déjà hoché la tête avec un air entendu en observant que Popof se la taillait de près comme un SS ; mais constatant qu'à la cellule du coin on se faisait la boule comme au plenum suprême vous décidez bravement de n'aller plus au coiffeur. Vous tenez enfin le prétexte honorable qui vous ramènera sans scrupule à l'enfant d'Édouard que vous étiez jadis. Si votre entourage inquiet vous soupçonne de mutation gauchiste, vous lui rappelez qu'après tout les hommes d'extrême droite sont des anarchistes conscients de leurs intérêts, comme d'excellents auteurs en ont fait la remarque. Et vous voilà parti en effet pour un bout de chemin dans la confrérie mélangée des longs-cheveux en vous racontant des his­toires de chevelures historiques dans le vent de Rocroy, de mèches royales sur billot saignant et de grands hussards se mouchant dans leurs cadenettes. Mais au premier tournant, sur un coup de matraque administré inconsidérément par les forces de l'ordre, vous revenez au trot chez le merlan : 71:901 -- Coupez-moi ça et faites-moi une brosse paillasson deux centimètres. L'opération achevée vous consultez la glace pour vous découvrir une ressemblance avec le service d'ordre UDR, chose insupportable. -- C'est ce que je pensais, dit le coiffeur. -- Alors faites-moi la coupe coco. -- C'est la même. -- La même ? Ah ça mais bon sang ! Regardez-moi donc : c'est Gallieni, c'est Lyautey ! -- Et alors, monsieur ? L'ordre c'est l'ordre. Pour ma part, n'ayant plus espoir d'être jamais chevelu, le tourment du choix me serait épargné. Mais on a sa fierté. La soumission aux décrets de la nature, c'est trop facile et je cherche une perruque Louis XIII, non, Musset, non, à tant faire ce sera la gerbe nouée sur le crâne, à la franque. -- Bravo ! Je n'attendais pas moins de vous ; la perruque amortit les coups et si le vent se lève on la met dans sa poche. #### 1973 L'érotisme pédagogique L'accorte orientale qui, au lycée de Belfort, professait l'érotisme individuel, collectif et familial a été blanchie au bénéfice du doute. Le tribunal a fait sienne la conclusion du procureur admettant qu'il pouvait s'agir « d'une méthode pédagogique particulière sans inten­tion délibérée d'outrage à la pudeur ». Un hasard providentiel faisait coïncider le poids de la sentence avec celui de la pression atmosphérique. En effet, toutes les sortes de consciences, morale, politique, professionnelle, nationale et universelle se trouvaient là, en délégations doctorales et commandos opérationnels pour envoû­ter l'ambiance et délivrer du même coup Éros de ses chaînes, Thémis de ses ombres. N'empêche que la sentence fut correctement rendue selon la jurisprudence instaurée en toutes affaires depuis les affaires d'Algérie à savoir : l'héritage franco-chrétien étant tête de liste des nuisances majeures, ses conservateurs et défendeurs seront, dans le meilleur des cas, déboutés au bénéfice de l'Histoire et de son hygiène. 72:901 Sauf pour une minorité infime autant que dérisoire, l'arrêt fut accueilli comme un carillon de victoire. Le soleil se levait sur une société enfin adulte et raisonnable, le sexe opprimé avait secoué le joug. Arraché aux ténèbres de la famille il allait tout ébloui effectuer en public sa prise de conscience avec l'aide et les conseils de tous les doyens de faculté. Cependant que les vainqueurs poussaient leur avantage en toutes directions, les autorités de tutelle, pour la dignité de leur état, ont dû faire la part des choses, de telle sorte qu'en toute impartialité le cadavre de la pudeur fût arrosé de quelques sanglots. Juridiquement classé, le dossier de Belfort était transmis à l'Éducation Nationale. Le commentaire qu'elle en a fait nous propose un joli morceau de rhétorique pré-électorale : indignation devant les ravages de l'érotisme, sanctions annoncées, larmes d'impuissance, trémolos de sollicitude à l'égard de cette jeunesse qui etcetera, hommage et confiance aux maîtres qui etcetera mais auront à charge de se dépatouiller dans les gluaus de Vénus. Nous avons bien compris que, sur ce point comme sur les autres, les maîtres continueront d'enseigner ce qu'ils voudront comme ils voudront et je vous laisse imaginer le pandémonium. Pandémonium obligatoire et protégé par décret de nationalisation. Un Conseil National de la Sexualité sera mis en place. On y retrouvera l'ordinaire cocktail de sages et d'experts qui font les conseils de régence des familles françaises. Vingt siècles de civilité gauloise et française se tiendront les côtes. Et j'oserai dire sans blasphémer que de saint Louis à Casanova, de Priape au curé d'Ars en passant par Jeanne d'Arc et Petrone on va brocarder cinq minutes les pédagogues d'Éros en bonnet carré. \*\*\* En fait, les vocations de sexualiste magistral n'ont pas attendu la sentence de Belfort pour s'exercer dans les établissements publics, privés et confessionnels. L'initiative de la sirène orientale est un enfantillage comparée à certaines leçons et exercices qui auraient eu lieu ici et là sous les chastes jupes de l'Alma Mater. On a préféré d'un commun accord les soustraire aux indulgences même de la justice. Mis à part les éléments incontrôlés on a pu croire qu'un mot d'ordre s'était propagé au cours du premier trimestre : accélérer l'information sexuelle en l'introduisant, autant que faire se peut, dans toutes les disciplines enseignées. 73:901 Consciencieusement appliquée la méthode se présente comme un bachotage érotique sous couvert du programme. Les prof de math y auront eu quelque mérite encore que les notions de binôme, de bissectrice, d'angles homologues et de fonctions analytiques peuvent offrir des ouvertures. En revanche, pour les littéraires et les philosophes, c'est du gâteau. Passer du génitif des imparisyllabiques aux particularités des organes géniteurs, un jeu d'enfant. Les cours de français pouvant n'avoir de français que les apparences de la francophonie leurs disciplines sont très variées ; c'est le cirque, le cocodrome, la cartoucherie, le salon de Mao, le chenil, l'omnisport, le cuirassé Potemkine, Brecht, le foutoir, le tir à volonté, le bar Molotov et même, pour les scrupuleux, une leçon de français, le français classique n'étant plus qu'une langue morte, véhicule de concepts morts. Tel professeur a choisi pour son programme de quatrième *Knock* et *Le Cid.* La comédie lui donne, je ne sais comment, l'occasion d'exposer les principes élémentaires de la pédérastie et l'ordinaire de ses pratiques. La tragédie lui fait un devoir de commenter le processus physiologique qui ferait passer Chimène de la condition d'amoureuse à celle d'amante. Assez de précisions. D'autres professeurs en ont dit bien d'autres et de plus jeunes élèves entendu de pires. Des parents ont murmuré, certains élevé la voix, baroud d'honneur, et la sentence de Belfort met fin à l'escarmouche en désignant le vaincu. C'est la coutume en l'occurrence de ne pas désigner le vainqueur tant que le vaincu est encore debout. Et nous voilà une fois de plus orgueilleux vaincus, si maigre parti qu'on le dirait de fantômes ou d'allégories, increvables que nous sommes, libres que nous sommes et tranquillement attentifs à la débâcle des esclaves, ce soir ou demain, car ils ont déjà leurs chaînes, elles sont réglementaires dans le fourbi du parfait libérateur. \*\*\* Le professeur en question est, paraît-il, un homme très gentil, évidemment de gauche mais disposé à la conversation. Aux parents scandalisés qui viennent lui demander raison il explique avec gentillesse. Il s'agit probablement de la gentillesse qu'on doit avoir en présence d'un aliéné non furieux, lequel d'ailleurs en a autant à son service. Les arguments qu'il avance pour justifier son enseignement, vous avez pu les trouver dans quelque bulletin paroissial. Je les répète quand même : 74:901 1° Je ne suis pas un obsédé mais l'environnement obsessionnel de l'érotisme dont je ne suis pas responsable réclame l'intervention d'un conseil éclairé suppléant à la carence ou maladresse de la plupart des familles. 2° En attendant que la loi précise nos obligations et limites je me borne à répondre aux questions qui me sont posées par les élèves. Je ne satisfais pas alors un goût personnel, j'ai la conviction de remplir mon devoir d'enseignant. 3° Ma position n'est pas celle d'un prosélyte érotique. Je suis tout simplement pour la libre satisfaction des exigences de la nature, le droit de chacun au plaisir et à chacun son plaisir. Je constate comme une évidence la péremption des interdits de la morale et quoique élevé dans la religion catholique, la notion de péché m'est totalement étrangère. Enfin, l'humanisme aidant, il ajoute que si des élèves lui sont signalés comme appartenant à des milieux non libérés de la morale oppressive ou lui paraissent affectés d'un complexe de pudeur, il s'efforcera de la ménager dans la mesure où les droits de la majorité n'en pâtiraient pas. \*\*\* On voit assez que je rapporte ici le cas d'un professeur particu­lièrement modéré dans l'exercice des nouvelles tâches que sa conscience lui a imposées avant que la loi n'en décide. Aucune raison de lui refuser la sincérité qui est aujourd'hui la panacée gratuite et absolutoire. Il est un peu dans le cas des prêtres dont la sincérité suffirait à valider la nouvelle messe, et de fil en aiguille à valider n'importe quel casse-croûte pop, rock ou noir. Pour d'autres que lui nous disons que la pourriture accomplie ne se connaît pas en tant que telle, qu'il est donc de sincères pourritures, que la sincérité n'a jamais fait que la caution bourgeoise de la pourriture, que la sincérité aggrave l'erreur en la galvanisant, et autres maximes qui dénonceraient une incurable aliénation aux très chères balan­çoires du vrai et du faux, du bien et du mal etcetera. Moyennant quoi nous sommes flétris sous le nom de « manichéens », version pastorale du « bachibouzouk » du capitaine Haddock. Il reste qu'à tous les échelons de ce poutche érotique, du doctoral au porno, il y a une bande de pourrisseurs fieffés, gagés ou simplement passionnés ; à proprement parler boucs émissaires des cochonneries préalables à la révolution. Belle audace que réveiller le cochon qui sommeille quand les gardiens font la noce. 75:901 -- Vous admettez sans doute qu'une France immobilisée toute seule dans les techniques de papa disparaîtrait du concert des nations, et vous imaginez, vous souhaitez qu'elle puisse garder les mœurs de grand-papa. Vous nagez dans l'inconséquence. -- Que ma patrie se reboutonne un peu je n'y verrais pas d'inconvénient en effet, les libertins non plus, ils y retrouveraient les prestiges du scandale. Ne me faites pas dire que la vertu a partie liée avec le vice, mais enfin celui-ci aura bonne mine quand vous aurez tué celle-là, il en crèvera d'ennui. Ce sont des choses qu'on soupçonnait déjà bien avant Socrate. Quant à prêter aux mœurs et aux techniques une espèce de solidarité fatale, c'est nager dans la confusion des genres. Je ne vois pas pourquoi ni comment l'usage d'un briquet automatique et d'une machine à laver m'obligerait à montrer mon derrière au premier venu des inconnus. \*\*\* Disons que *l'Aurore* dont l'israélisme chronique nous agace un peu est au moins à conseiller pour ses informations morales et religieuses. C'est le seul quotidien qui ait vu clair dans l'histoire de Belfort, ses implications, ses suites, et autres chienlits en cours. Dans la conclusion de son article et autant qu'il m'en souvient M. Malherbe écrivait en substance : *Ne vous braquez pas sur les gauchistes, ils amusent le tapis, tout le branle est bel et bien donné par les communistes.* Il faudrait ajouter qu'une fois le praesidium suprême installé à l'Élysée, il nous sera défendu de nous embrasser dans le métro. \*\*\* Le dévergondage n'est que l'expédient provisoire et nécessaire de la Révolution, mais la liberté sexuelle est la raison à peine cachée de l'Hérésie. Il y a beau temps que les catholiques, je veux parler des catholiques, ne confient plus leurs enfants à l'école paroissiale sans y avoir regardé de près. L'instruction sexuelle à l'ombre de la croix leur paraît déplacée. Ils ont choisi l'école laïque. Avec un peu de chance on y trouve un petit restant de civilisation, quelques traces des disciplines, méthodes et bonnes manières dont la patrie naguère avait lieu de se féliciter. L'éducation sexuelle n'y est encore ni obligatoire ni facultative ni même que je sache permise. Mais bien sûr, elle est à la porte. \*\*\* 76:901 Les zélateurs du dessalage précoce et accéléré nous disent en souriant que les enfants eux-mêmes en demandent et redemandent. Ben voyons. Mais peut-être bien qu'ils n'en demanderaient pas tant s'ils ne flairaient chez le maître la complaisance et l'instigation. Et en cela les maîtres offensent lâchement une pudeur qui peut compter, elle aussi, au nombre des penchants ou même des exi­gences de la nature. L'argument qu'ils avancent là ne sera donc pas retenu à la décharge des libérateurs. Et pas davantage le fait que j'ai le regret de porter à votre connaissance, à savoir que, dans leurs associations, la très grande majorité des parents se déclare pour Éros à l'école. Se déclarer *pour,* c'est caresser l'envie de faire *comme.* Si la tournure est incorrecte, que la grammaire aille se faire affranchir elle aussi. \*\*\* A l'honneur de Corneille nous constatons que le Cid est l'homme à abattre, à l'école comme au théâtre. Il incarne à lui seul tous les sentiments honnis et les devoirs odieux. C'est l'honneur, la famille, la patrie, le pur amour, la hiérarchie, la réaction, le racisme, l'impérialisme, la tyrannie, le Ciel, la contrainte, le maintien, la tenue, enfin c'est l'hydre. Effectivement ses têtes repoussent. #### La messe un dimanche Un et un font un Ils ont aménagé une chapelle dans un local de fortune qui pourrait être garage ou étable. Ni le goût du folklore ni l'attrait du clandestin n'en sont la cause. Le lieu est ouvert au public et la réunion licite. Sans quitter pour autant le sein provisoirement glacé, obscur et sulfureux de l'Église, nous en sommes tous au même point qui cherchons ici et là un rai de lumière, une poche d'air pur. Je n'ai pas besoin de préciser ici les événements et circonstances qui nous réduisent à pareille extrémité ; mais n'en rajoutons pas, ce n'est là qu'un commencement d'extrémité. Telle qu'elle est d'ailleurs et d'où elle vient, l'épreuve est autrement perfide et périlleuse qu'un pogrom, une dragonnade, une Terreur, et ses martyrs non sanglants seront inconnus ici-bas. 77:901 Le prêtre a commencé la messe dite de toujours. Il est revêtu des ornements qu'il faut et l'autel est paré, illuminé. L'inconvenance première du local est totalement oubliée, il s'est converti au premier tintement de sonnette. Une trentaine de fidèles chantent. Pour ce qui est de chanter en chœur, les Français ne valent pas grand-chose dans les chansons de route, mais à l'église ils se débrouillent assez bien et d'autant mieux que le psaume ou le cantique fait provoca­tion aux ritournelles bêtifiantes de l'ordre nouveau. Ils s'appliquent d'ailleurs à faire oublier le défi à force de ferveur. Tout le monde est debout, on chante le gloria. Il y a des vieux et des vieilles bien sûr, mais aussi des jeunes gens et des enfants. Pour la plupart de condition modeste ou pauvre et s'il y a quelques riches, ils le sont discrètement. Au banc qui est devant moi, sur la gauche, un couple avec deux fillettes sages à la droite de leur père. Il doit avoir une quarantaine d'années à peine, sa femme guère moins. J'ai distingué leur voix qui pourtant ne cherche pas à se faire valoir, et je continue de tendre l'oreille sans les quitter des yeux. Je regarde l'un, j'écoute l'autre et les deux en même temps car je m'avise que leurs voix sont réellement mariées. Les deux n'en font qu'une, animées semble-t-il d'un même souffle, animées au sens théologi­que, et j'en déduis raisonnablement que leurs anges gardiens ont décidé qu'un seul devait suffire. Les créatures célestes ont aussi leur économie. Je me trouve donc en présence d'un couple, non pas idéal mais simplement uni au sens où un et un font un. J'oserai dire que voilà une bénédiction nuptiale qui n'a pas raté son coup. Ce n'est pas dire que le phénomène soit rarissime mais le souvenir que j'en garde est celui d'une aubaine. Ils chantaient le gloria comme tout le monde et dans ce gloria unanime c'était quand même un peu leur gloria, non pas secret mais suffisamment particu­lier pour qu'il soit reconnu en haut lieu. Leur condition est modeste, lui travaille, sa femme je ne crois pas, avec deux fillettes elle a de quoi s'occuper. Il est vêtu d'un complet de série, cravaté d'un lainage écossais. Vu de trois quarts, son visage est osseux, du genre têtu sympathique ; elle, n'est pas laide du tout, plutôt gentille que jolie, et tout le temps que je les regardais ils se ressemblaient, d'expressions et d'accents. Toutes les paroles visiblement articulées en connaissance de cause, pas besoin de savoir le latin pour chanter le gloria et savoir ce qu'on chante. Sur le mouvement des lèvres exactement accordées, je lisais tour à tour l'affirmation de la vérité, de l'adoration, de l'espérance. Ils ont connu des mauvais jours, mais toujours ensemble et la main dans la main c'était encore du bonheur, merci mon Dieu, pour l'instant ça ne va pas trop mal, on n'a pas tout vu bien sûr mais unis que nous sommes et pourvu que vous soyez là. 78:901 Pater omnipotens, tu solus, et pour finir, d'un même souffle exhalé de leurs âmes conjointes les voici en présence de la Trinité en gloire : gratias agimus ambo. Sur ce j'ose dire qu'en dépit de leur discrétion, je crois avoir été témoin d'une petite transfiguration. On se fait quelquefois des idées, bien sûr, mais je vous raconte la chose comme je l'ai vue et entendue. Je ne vous cacherai même pas que c'est la version d'un homme qui devient un peu dur d'oreille et qui a toujours chanté faux comme trente-six jetons. Je me rattrape avec l'œil, il est souvent plus sagace que l'oreille. Il surprend au visage ce que la voix pourrait cacher, mais ces deux-là ne prenaient garde à rien. Ils étaient seuls avec Dieu, trop attentifs à lui montrer que le couple béni était toujours là, solide au poste, invulnérable aux entreprises des malins et même des imbéciles. Ce n'est pas dire, loin de là, que les saint-saint-saint et les prends-pitié où le troupeau en est réduit par autorité ou violence pastorale sont écartés de la divine audience. Justice sera rendue à la bonne foi des fidèles trompés. La question est de savoir si de telles dévotions ne seront pas avant peu reçues comme le bêlement des Niam-Niam et autres invocations aux puissances invisibles de la nature. Une bienveillance attristée leur sera consentie. En décrivant la petite scène qu'un dimanche matin j'ai surprise dans une chapelle de série noire, je voulais seulement rendre hommage à l'intelligence et à la charité de nos évêques. Charité d'autant plus méritoire que déguisée sous les apparences de la persécution. Ils auront en effet mutilé, défiguré la sainte liturgie de nos pères, rejeté, profané le latin en attraction de luxe et curiosité touristique et tout cela pour exalter l'immuable vérité dont ils sont véhicules et nous rendre ces trésors plus précieux, plus chéris, plus jalousement veillés, plus féconds que jamais. C'est là un procédé si ancien que nos évêques auront pu l'ignorer mais férus comme ils sont de praxis orientale ils auront compris à quel point le gloria peut se fortifier sous le bâillon. Méfions-nous pourtant. Disons-nous quand même que toutes les répressions ne ratent pas leur but, que nous avons le devoir d'y résister, à celle-ci d'abord et d'autant plus que sa vanité nous est garantie par Jésus. #### Déontologie du chroniqueur Tous les corps de métier se veulent aujourd'hui une déontologie, comme le masseur se veut kinésithérapeute. 79:901 Quelques-uns ont cru mieux faire en se donnant une éthique, mais c'est tout de même un peu court. Rappelons au passage que la déontologie peut désigner accessoirement l'étude scientifique des œuvres de Michel Déon sous leur aspect moral, mais qu'elle désigne essentiellement la morale elle-même sous son aspect scientifique. Naguère encore le mot semblait réservé à l'usage du corps médical plus ou moins helléniste par obligation professionnelle. Depuis lors les progrès de la dignité humaine ont voulu que tous les secteurs de l'activité nationale bénéficiassent d'une déontologie, exception faite pour la politique. Il va de soi que l'autorité protectrice et contrôleuse des déontologies particulières exige l'indépendance absolue à l'égard de toutes espèces de morales. Qu'il s'agisse de médecine, de plomberie, magistrature, travaux publics, vins fins, pollution, urbanisme, export-import de produits laitiers ou hallucinogènes, entreprises de crédit, holdings et hold-up, quincaillerie, pornographie, tourisme et piraterie, enfin toute activité manuelle ou intellectuelle, sociale ou anti-sociale, exercée en association de droit ou de fait sous forme de syndicat, filière, mutuelle, académie, collège, maffia, gang, réseau, club, fédération, confédéra­tion ou coterie est invitée à se couvrir et coiffer d'une déontologie. A bien regarder ce n'est là qu'une promotion sémantique. Elle n'a pour effet que rhabiller de neuf cette vieille conscience profession­nelle, usée par la routine, complètement discréditée, objet de déri­sion évoquant le clochard astucieux qui sait parler au bourgeois et capter sa confiance. La déontologie du chroniqueur, article 21, exigerait ici que je reprisse le cours des choses au point où je l'ai quitté il y a trois mois. Néanmoins l'article 22 envisage le cas où l'arriéré dépasserait nos moyens analytiques par la surabondance des choses et la vitesse de leur cours. C'est mon cas. Il est néanmoins stipulé que nous serions alors tenu de fournir au moins un abrégé des choses que nous aurions jugées capitales, et si possible une synthèse. Au lecteur comme au client, l'article de synthèse fait toujours plaisir et hon­neur. Or depuis juillet le cours des choses s'est manifesté comme un bombardement ininterrompu, si dense et désordonné que la confu­sion des impacts les a rendus insignifiants et quasiment exclus de nos mémoires surmenées. Toutefois notre déontologie n'ayant pas mentionné le respect du lecteur au nombre des obligations profes­sionnelles je lui rappellerai au moins l'élégante synthèse dont M. Messmer, ce légionnaire ondulé que de Gaulle aimait tant, nous a charmé tout l'été dans l'intervalle de ses bains de mer : « Régalez-vous bonnes gens, voici déjà que les fruits ont dépassé la promesse de mes fleurs. » Il y a sûrement du vrai mais hélas ! dans le caca depuis 33 ans nous y avons perdu et l'odorat et le goût. 80:901 Si parfois dans la bouche de M. Messmer, ce légionnaire mis en plis que de Gaulle aimait tant, le couplet synthétique s'émaillait de sorties bravaches, elles ne pouvaient traduire que cette virilité martiale qui fait l'ordinaire coquetterie des serviteurs de la fatalité. Mais soyons justes : à ne considérer que les problèmes ingrats de l'instruction publique, le programme des variétés estivales, apparem­ment désordonné, s'est achevé par un numéro de solidarité ministé­rielle éblouissant. Je veux parler du duo Messmer-Fontanet, quand celui-ci nous chantait l'embellissement du baccalauréat en même temps que celui-là nous en promettait l'abolition. Ça c'est de la synthèse. Après tant d'années d'atermoiements et de recherches il était temps que l'Université fût en mesure de forger son destin dans une chienlit galvanisée par la synthèse. Il est quelquefois permis de se dire égayé par les façons de M. Messmer. N'empêche qu'en matière d'éducation nationale il est aussi qualifié pour nous servir de guide que MM. Guichard et Fouchet. Tous ces gens-là ont fait leurs humanités sous de Gaulle et passé leur rhétorique dans les années difficiles où l'Algérie était au programme. Je reconnais que M. Messmer est avantagé par toutes les garanties morales impliquées dans son brevet de grand soldat. Au seul bruit de son nom je le revois, beau légionnaire frisotté que de Gaulle aimait tant et je respire alors cette odeur de sable chaud que traverse un fumet de charnier. Est-ce lui en effet, ou quelqu'officier de sa main, qui signa la note de service aux commandants de place et chefs de poste en Algérie leur enjoignant d'interdire l'accès de leurs quartiers aux harkis pourchassés par le F.L.N. ? Moyennant quoi, nos sentinelles ayant croisé la baïonnette, ces pauvres imbéciles s'en allèrent par milliers se faire bouillir ou écorcher vif pour le salut d'un grand dessein que leur fidélité contrariait. Je m'en veux un peu d'avoir déterré cette affaire, bon Français que je suis m'évertuant de pratiquer l'oubli magnanime qui est aussi la vertu des lâches. Mais comment serais-je assez ingrat pour oublier les petites corvées ignominieuses dont nous touchons aujourd'hui les bénéfices. Les petites félonies font la fortune des peuples sages. Nous leur devons cette liberté de mouvement qui nous permet aujourd'hui d'embrasser notre destin. Comment ne pas leur rendre justice à la lumière des enlèvements d'Auteuil qui, à l'heure où j'écris, font la gloire de ma patrie aux applaudissements d'un public de chiennes et de boucs. Non vraiment, pour des vaincus, nous ne l'avons pas payée trop chère l'amitié des nations arabes. 81:901 Et cette alliance qui fait la jalousie du monde civilisé, la voici enfin reconnue, proclamée, célébrée dans les effusions d'un nocturne où la sérénité de l'Orient le disputait amoureusement à nos vieilles bacchanales gauloises. Je me fais peut-être des illusions mais si les diplomates bédouins s'étaient logés à Belleville nous n'aurions pas connu ce genre de fête. Beaucoup me certifient que l'intérêt de la France est de parier pour les Arabes, les Chinois et les Albanais, dans l'ordre, joli tiercé. Ils ont des tuyaux, je les connais, ils sont douteux ; moi j'en ai d'autres et qui ne valent guère mieux. \*\*\* Le nom vénérable de chroniqueur, loin d'être tombé en désué­tude, s'est imposé depuis le XIX^e^ siècle pour désigner comme une aristocratie du monde plumitif. Il faut encore, mais il ne suffit plus, que le titulaire consigne les faits dont il a été le témoin ou ceux qui lui ont été rapportés par un témoin. Le véritable héritier de la définition originale c'est l'informateur, aujourd'hui fondu dans l'anonymat des agences de presse, et encore est-il tenu de s'inquiéter plus ou moins de la véracité d'un témoignage indirectement recueilli. Cette contrainte n'était pas exigée du chroniqueur de jadis, et Dieu merci, car nous serions privés du trésor des légendes qui pour être brodées sur les faits n'en sont pas moins étroitement liées à la notion de fait. Le chroniqueur moderne, issu de la littérature, ne va pas se contenter d'enregistrer les événements. Il se fait devoir et plaisir de les enchaîner par relations de cause à effets, moyennant quoi il n'est déjà plus dans sa discipline ; il empiète sur le domaine de l'histo­rien. La dégradation du langage lui permettra néanmoins de se dire chroniqueur. Et à ce moment-là, encouragé à faire l'important, il va se mêler d'apprécier, de juger, de tirer des leçons. En un mot, il n'hésitera pas à se vouloir moraliste, comme le casseur de cailloux se veut agent technique. Louable ambition et je suis bien placé pour le dire. Au demeurant la promotion de moraliste est de pure forme. L'état de moraliste ne figure pas dans la hiérarchie officielle des fonctions de presse et le code général de la littérature n'en fait guère mention qu'à titre posthume. Toujours est-il que notre déon­tologie envisage assez mollement une extension de ses rigueurs à tous ceux qui jouent de la chronique sur le ton moraliste. On peut discuter en effet s'il y a lieu ou non d'imposer une morale à la morale. 82:901 Il n'est pas nécessaire, à peine souhaitable, de pratiquer pour enseigner. Un critique d'art est rarement un bon peintre. Un moraliste exemplaire peut lui-même cultiver la vertu, ou taquiner le vice comme un bancal peut vous apprendre à marcher droit. C'est pourquoi je me donne facilement par-ci par-là les gants du mora­liste ; sans prétendre il est vrai que mon nom retentira dans la postérité comme celui d'un moraliste. Il m'arrive parfois d'acheter *Le Journal du Dimanche* quand je prends le chemin de fer. Les périodiques à gros tirage ayant le privilège de pénétrer dans les couches profondes de la société ils ont à honneur de les initier à la critique des mœurs. Ils s'y emploient d'ailleurs avec le constant et charitable souci de nous faire passer un dimanche utile et agréable. Il y est permis d'inquiéter, non de déplaire. Les sujets d'inquiétude sont imposés par les données immédiates de la C.H.U. (conscience hémiplégique universelle) à savoir : fascisme, racisme, colonialisme. J'avais mis de côté un numéro de ce journal avec l'intention d'en faire une exégèse pour ITINÉRAIRES. Cette bonne résolution a un peu fondu au soleil de l'été. Je n'en retiendrai que trois articles. Le premier est celui du chroniqueur de fond, René Barjavel. Excellent écrivain, il avait trouvé dans le genre fantastique un moyen de nous délivrer agréablement ses préoccupations philoso­phiques. C'est ainsi que le meilleur de ses romans, *Ravage,* nous laissait entrevoir avec une certaine grandeur la fatalité d'un retour à l'ordre naturel. Nous tenions là semblait-il un esprit réactionnaire au sens noble du mot et peut-être doublé d'un caractère intransi­geant, voire combatif. Il me semble aujourd'hui que sous l'empire de ses fonctions de chroniqueur il compte un peu ses pas et nous promène dans les bourbiers en fredonnant la berceuse des fauvettes. Moyennant quoi il se découvre et s'affirme moraliste, rien que moraliste. Il en a fait déclaration à la télé en nous priant de ne plus parler de lui comme d'un romancier mais d'un moraliste. D'accord, et pourtant, moins objectif il me plairait davantage. En fait, moraliste idéal, nous le voyons témoigner d'une rigueur très sincère mitigée d'un enthousiasme également sincère pour notre siècle libérateur. Il sait chanter avec beaucoup de ferveur et de poésie la destruction des tabous pour en flétrir éventuellement les consé­quences. A en juger sur quatre ou cinq chroniques, il y a là comme un rien de puritanisme voilé. Quand le moment est venu d'invoquer les forces invisibles il s'adresse à Dieu ou « à Ce qu'on nomme ainsi », dit-il. Et le démonstratif honoré d'une majuscule nous en dit assez long sur n'importe quoi. Quand on dirige la conscience de 500 000 lecteurs il faut avoir une vision œcuménique des choses, au sens moderne et saladier du mot. Enfin la solution des casse-tête et le remède aux fléaux de notre temps, c'est de regarder la rose qui fleurit et le pigeon qui roucoule. Le conseil n'est pas mauvais, ainsi prêchent les hippies. 83:901 Au chroniqueur principal d'un périodique à gros tirage il est donné beaucoup de satisfactions, et Barjavel ne cache pas son bonheur. L'idée généreuse lui est venue d'inviter ses lecteurs à participer au sauvetage des populations africaines décimées par la sécheresse. Son appel est entendu, nous partageons son enthou­siasme, quelques dizaines de millions sont expédiés sur les lieux du sinistre et nous formons des vœux pour qu'ils arrivent à bon port à travers les tribulations ordinaires réservées à ce genre de collectes. Une rosée providentielle est en route vers le pays de la soif. Or dans le même temps, une coïncidence dénuée de malice a voulu que l'heureux collecteur fut lauréat du prix de la chronique parisienne : à savoir, son pesant de champagne. Dans le même numéro où le chroniqueur célébrait la gloire de son public et les merveilleux privilèges du journaliste en pouvoir de désaltérer les assoiffés, une photographie nous montrait le lauréat assis comme l'Aga Khan sur le plateau d'une balance et les caisses de champagne en contrepoids. Il m'a semblé que le moraliste au pesage souriait un peu tristement, je me suis dit que les contrôleurs de poids et mesures ne sont pas accoutumés de se voir dans le plateau d'une balance. Mais ce n'est là qu'un incident et, songeant à tous ceux qui pourraient remplacer Barjavel, je forme des vœux pour qu'il se maintienne en place. Deuxième article. C'est l'interview d'un autre moraliste, Philippe Noiret, acteur dans *La Grande Bouffe.* Tout le monde connaît au moins par ouï-dire ce film original qui à première vue a réussi la synthèse que nous attendions de l'érotisme et de la scatologie. Mais c'est une chance qu'un moraliste ait pu se trouver parmi ceux qui travaillaient, comme on dit, sur le tas. Nous avons maintenant la clé de ce film et de ses profondeurs. Il ne s'agissait que d'offrir aux spectateurs l'image sincère et vraie de leur propre société. Malheureusement chez nous le public n'est pas exercé à tous les niveaux au langage des symboles et pour ce qui est des excréments il en est resté aux allégories primaires et d'usage courant. Mais peu importe que les vraies leçons de *La Grande Bouffe* lui passent par-dessus la tête pour n'être entendues que des initiés ; il suffit que le film ait une chance d'accélérer les pourritures en cours. C'est le grand œuvre de pourrissement préalable au mystérieux avènement. M. Noiret, apparemment révolutionnaire intégral, a donc fait son devoir. Chacun son devoir bien sûr. S'il ne prononce pas le mot c'est que le mot s'est embourgeoisé dans le vocabulaire des contraintes morales ; mais nous avons vu qu'il y a maintenant une déontologie pour tout le monde et chacun. 84:901 En revanche il proclame sa fierté d'avoir participé à *La Grande Bouffe.* Nul n'échappe à la fierté du devoir accompli. Si la fierté que je trouvais dans une corvée de chiottes hardiment expédiée n'était pas tout à fait la même, c'est qu'elle n'avait d'autre ressort qu'une répugnance matée. Or M. Noiret précise avec insistance qu'il n'y a eu de sa part aucune répugnance à surmonter, mais rien qu'enthousiasme et ferveur. On se demande alors si fierté est bien à sa place là où tout est joie. Aussi bien lui ferais-je observer qu'en toutes circonstances, debout, assise ou accroupie, la fierté nous paraît une attitude particulièrement aristocratique et quelquefois bourgeoise. Autre malentendu à prévenir : le fait que moi-même, ici même, chroniqueur de la réaction dans une revue de la superstition, il m'arrive parfois, tenté par l'hyperbole, de décrire l'état présent de ma patrie de telle sorte que le lecteur puisse y voir très nettement l'image d'un... dier ; le fait ne m'a pas échappé. Il y a cinq minutes encore je disais même, usant il est vrai d'un synonyme enfantin, que nous étions dedans jusqu'aux oreilles. Ainsi donc les images placardées sur l'écran viennent-elles hypocritement sous ma plume. Et s'il faut juger la fin par les moyens j'aurais bonne mine à flétrir les auteurs de *La Grande Bouffe.* Arguments dont la mauvaise foi m'écœure et M. Noiret lui-même en a fait justice en quelques mots. Prié de conclure l'interview en précisant sa pensée à l'égard des gens qui se sont acharnés sur son film, il a répondu ceci qui est le bon sens même : -- Je pense avant tout qu'on leur doit des millions de publicité gratuite et que si la production ne le fait pas, nous devrions nous cotiser pour leur envoyer des caisses de champagne. Candide aveu de la grande combine. On lâche la bête bien chaude et bien baveuse mais la bête est dressée, elle rapporte, et c'est tout de suite la triade indéfiniment multipliée : public, publicité, fric. Un des moteurs auxiliaires de la mutation. Des cabots de l'érotisme aux évêques avorteurs, des trafiquants d'imprimatur aux missionnaires du haschich, des charismatiques de la révolution aux margoulins du gaullisme, toutes les agences de la Compagnie Générale des Libérateurs Réunis dégagent évidemment toutes sortes d'odeurs plus ou moins philosophales. Je m'étonne seulement que l'odeur si fortement sui generis du pognon ne soit pas mentionnée plus souvent dans les analyses d'ambiance. Remarque : on pourrait croire que décidément le champagne est gagnant dans tous les coups. Pourtant je connais un garçon qui depuis 1969, arrêtant que le champagne est une boisson UNR, a fait le vœu de ne plus en boire aussi longtemps que le gaullisme aurait des successeurs. 85:901 C'est peut-être un vœu à longue haleine s'il est vrai que tous nos gouvernements à venir doivent procéder du gaullisme. Troisième article. Interview de M. Jean-Claude Aaron (...) #### Le ministre et le Président (dialogue imaginaire) *Office de contrôle des conjonctures suprêmes. Synthèse du 10 septembre 73. Origine : bdes magn. des micros 224 à 305, Élysée major, bureau, palier, couloir.* -- Monsieur le Président je reviens d'Afrique et... -- Vous tombez mal, je pars pour l'Asie. Dépêchez-vous. -- Eh bien, Monsieur le Président, ça y est, nous quittons Diégo-Suarez. Notre pavillon ne flo... -- Ça va, merci, je connais. C'est le Processus, mon cher. Quand le Vent de l'Histoire est passé par le Général du Destin, rien ne l'arrête. Nous sommes juste là pour entériner ses étapes, au besoin les ralentir ou les précipiter. En l'occurrence, l'important c'est de laisser une bonne impression. Avez-vous bien roulé le pavillon dans ses plis ? Bien nettoyé les aménagements et balayé les abords avant de partir ? -- Sous les huées et lazzis des populations accourues, Monsieur le Président. -- Processus. -- Diégo faisait la plaque tournante de notre stratégie africaine, Monsieur le Président. -- Pas de panique s'il vous plaît. Non seulement la stratégie tournera quand même, mais je pars pour la Chine et j'emporte la plaque : avec la machine à laver, le vase de Sèvres et le matériel pétro-chimique, je n'arriverai pas les mains vides. -- Je suis revenu par Fort-Lamy et... -- Encore une plaque ? -- Si on veut, mais un tremplin, une base, enfin une place, Monsieur le Président et la dernière : elle va tomber. -- Holà ! Si je comprends bien, le Processus fait du zèle. -- Le président Tombalbaye va nous chasser. -- Président mon c... 86:901 -- Justement, Monsieur le Président, il se dit en intention et en mesure de vous botter, sauf le respect, le derrière. -- Et je parie qu'il invoque le Processus ? Alors là pardon, il me prend au dépourvu, le salopard, pendant que j'ai le dos tourné en route pour Pékin ! Passez-moi l'expression, mais je corrigerai ce nègre. -- Attention, Monsieur le Président, *le Canard enchaîné* est déjà dans la place. -- Appelez-moi Foccard et passez-le moi. -- M. Foccard est avec son comptable, Monsieur le Président. -- Alors prenez note : Foccard au trou. -- Attention, Monsieur le Président : éclaboussures. -- Merci. Envoyez-le à la Piscine et qu'il m'attende. C'est tout ? -- Le président Tombalbaye a fait savoir à la conscience mondiale qu'il se chargeait de débarrasser le Tchad de sa vieille peau colonialo-chrétienne. -- Taratata, l'heure de la mue n'a pas sonné, il va saigner, je vous le dis. -- Il a déjà renié son prénom, Monsieur le Président, il n'est plus François, il est N'Garda. -- Garda ta peau, sombre renégat ! Par saint Boufif je me croiserai. -- Notre ambassadeur est gardé à vue. -- Alors les paras, les blindés, la légion, tout de suite. Appelez-moi Messmer, vite je vais rater l'avion. -- M. Messmer s'occupe du bachot, Monsieur le Président. -- Oh c'est comme ça, eh bien appelez-moi le général Pinochet. -- Il est en mission au Chili, Monsieur le Président. -- Encore ? Dès qu'il aura fini dites-lui... et puis non, après tout j'ai une autre idée. Vous allez envoyer là-bas... -- Joxe ? Broglie ? -- Trop usés, trop voyants et des casseroles à la traîne, non. Je veux que demain soir Deniau soit au Tchad, et pas besoin d'ins­tructions, il comprendra. -- Deniau ? Vous m'excuserez, Monsieur le Président, mais... -- Mais si voyons, le petit Deniau, le négociateur des accords franco-malgaches, le messager, l'avant-coureur de l'évacuation, l'en­fant chéri du Processus. Et maintenant, mon cher ami, je pars, je m'envole... mais nous pauvres chétifs, soit de jour, soit de nuit, toujours quelque tristesse épineuse nous suit... France chérie ! Si tu m'as pour enfant avoué quelquefois, que ne réponds-tu maintenant ô cruelle ? France, France, à ma triste querelle !... 87:901 -- Allons, Monsieur le Président, ne vous tracassez pas, tout s'arrangera. -- Bien sûr mon cher, bien sûr, mais c'est histoire de repasser mon anthologie. Non seulement 500 millions de petits Chinois attendent mes allocutions mais il y aura les confidences à bâtons rompus, et rappelez-vous que Mao est un fin lettré, je ne me laisserai pas snober, non. Et maintenant je pars ! A nous deux, Chinois ! -- Je vous souhaite un bon et fructueux voyage Monsieur le Président. -- Merci, et voyez-vous mon cher, toutes vos rades, vos pla­ques tournantes et vos tremplins, autant en emporte le vent ! mais les voyages, mon ami, les voyages, les voyages ! comme disait l'Autre : organisez-moi de beaux voyages et je vous ferai de bonne politique. #### 1974 Rencontre de Gustave Corçâo L'Angola opprimé, Lip opprimé, les Cafres enchaînés, les Grandes Surfaces muselées, le Sexe bâillonné, la Zombie sous la botte, le Chili pinoché, la Grèce torturée, tous au meeting ; les entrepreneurs de solidarité sont vraiment débordés. A peine affichée la tête humide encore du brave Allende étouffe dans la nuit sous le matelas des appels aux manifes concurrentes. Ils en viendraient à oublier que le Brésil gémit dans les fers. Nous-même en revanche avions peut-être oublié de quelle oppression délirante le Brésil s'était libéré en 1968. Un article ici publié de M. Gustave Corçâo, témoin des faits, nous a rappelé ces journées d'angoisse et comment les militaires ont su balayer la calamiteuse anarchie avec une économie de moyens dont il s'émer­veille encore comme d'un miracle. Jean Madiran et Hugues Kéraly nous ont dit à ce propos qui était M. Gustave Corçâo. La veille de son départ j'ai eu l'honneur et le plaisir de passer quelques instants avec ce noble Brésilien plus français que bien des Français. 88:901 J'avais craint qu'il ne fixât rendez-vous au *Hilton ;* j'aurais admis à la rigueur le *Lutétia* et j'ai eu la bonne surprise de le trouver à Saint-Germain-des-Prés dans le vestibule d'un modeste hôtel, au renfoncement d'une petite rue particulièrement étroite, grouillante et interlope. « J'ai déjà croisé, dit-il, deux exilés de Rio qui ont eu la chance et le bon goût de me reconnaître. C'est un quartier admirablement hospitalier. » M. Gustave Corçâo est un jeune vieillard possédé de l'amour du vrai, du beau et du bien. Il me parlait de maintes choses intéres­santes avec beaucoup de chaleur et je l'écoutais avec beaucoup d'attention pour ne rien en perdre. J'en ai tout de même hélas un peu perdu, l'accent et la voix ne m'étaient pas familiers et, pour ma part, je tendais une oreille qui commence à durcir. C'est le charme des dialogues entre septuagénaires hétérophones. Mais la sympathie est assez rusée pour trouver des ouvertures, on s'est très bien compris. Les traits de lumière ne m'ont pas échappé, entre autres, celui-ci que je voulais vous rapporter : « Comme nous tous, disait-il, je me suis emballé pour Maritain, le bon Maritain, je m'en suis nourri. J'admirais comme sa façon d'écrire témoignait à elle seule de la qualité de sa pensée. Le style, la syntaxe, le vocabulaire, je les observais à la loupe et, même je les surveillais. Un jour en effet, ou plutôt peu à peu, je me suis aperçu qu'il utilisait des mots et des tournures nouvelles, et je me suis inquiété. Mais lui ne s'en apercevait pas. Il se croyait toujours dans la même direction. J'ai compris avant lui qu'il s'engageait sur un autre chemin. A son insu dénoncé par le style. » Je lui ai demandé alors s'il ne songeait pas à rédiger une méthode de contrôle des idées par l'évolution du style, à rendre compte au moins de son expérience du cas Maritain. Sur ce dernier point il m'a répondu que oui, peut-être. Pour autrui et pour nous-même nous serions heureux d'avoir connaissance d'un signal aver­tisseur du dévoiement prochain de la pensée. Mais alors, si trop le savent, que de trucages encore faut-il prévoir. Mieux vaudrait-il pas garder la clé pour soi. Inutile je crois. Un graphologue diplômé n'arrive pas à maîtriser bien longtemps son écriture. Au bas de la page il est trahi par la boucle d'un jambage. Il en serait de même pour l'écrivain délivrant un adjectif masqué. \*\*\* Il ne reste plus dans l'Algérie occupée qu'un petit nombre d'églises disponibles pour le culte mahométan ou tout autre usage. La situation en métropole est loin d'être aussi satisfaisante. La dévolution de nos églises et chapelles à l'Islam traîne en longueur. 89:901 Cette année en effet les populations musulmanes établies en France n'ont pu, que je sache, obtenir, à titre onéreux ou gratuit, que trois églises. ... #### Le timbre pour le bicentenaire du Grand Orient de France Sur un bleu profond de nuit spatiale notre globe se détache en lumière. Il n'est pas lumineux par lui-même. Il ne reçoit la lumière ni de la Croix ni du Croissant ni de la Chevelure de Bérénice ou de la Grande Ourse UDR, mais de la Grande Équerre en suspension dans le ciel de l'Orient. Sa platitude brillante me paraît à vue de nez parallèle au plan tangentiel à notre sphère en un point situé entre Addis-Abbeba et Katmandou. Ce ne peut être évidemment qu'une situation de passage. Il saute alors aux yeux que l'important du système c'est l'ombre portée par une équerre évidée qui serait non pas dispensatrice de lumière mais régulatrice économe d'une source ineffable. Interposée entre les feux éblouissants de l'être cosmique et notre pâle planète, elle fonctionne comme un pochoir où se découpent les trois angles gardiens de l'ordre terrestre. La surface privilégiée qu'ils définissent ne peut qu'épouser partiellement la rotondité de la Terre. Pour l'instant le sommet A est au cœur de la république française tandis que B va se perdre dans les embruns des 40^e^ rugissants entre le Cap Horn et la Bonne-Espérance et que « nous échappe dans l'hémisphère caché en direction de Macao et des Touamotous. Il va de soi qu'étant donné l'immuabilité essen­tielle aux vérités de l'équerre toute la surface du globe en rotation aura droit en vingt-quatre heures aux bienfaits de ce corps astral et géométrique. Si dans le moment qui nous est représenté le maître point de la figure tutélaire se trouve à Paris nous y verrons soit un hommage rendu à nos mérites, une marque d'impatience, un rappel à l'ordre, de toute manière un signe. Au cas où il vous aurait échappé, je viens de décrire le timbre français de quatre-vingt-dix centimes édité en 1973 pour le bicente­naire du Grand Orient de France. Est désignée sous ce nom l'émanation légale et néanmoins larvée d'un bourbillon philosophal à vocation politique hégémoniaque. Il fut élaboré jadis et utilisé avec succès pour la démolition de la cité catholique et royale sur les gravats de laquelle doit s'édifier l'univers babélique : *Lilia pedibus destrue*. 90:901 Leur destruction paraît achevée, à peine reste-t-il une vague odeur plus agaçante que nocive, le moment est venu de construire frères, il faut dérouler nos plans. Prévoyant que l'usager vulgaire pourrait ne voir en cette image qu'un telstar à relayer la voix de Brassens, le graveur en a précisé discrètement la signification. La vignette est bordée à l'Ouest et au Sud par deux légendes en caractères minuscules : *Bicentenaire* et *Grand Orient de France 1773-1973.* En revanche les côtés Est et Nord sont festonnés d'une chaîne d'arpenteur dont les maillons seraient formés par l'entrelacs conventionnel de l'infini, ce qui me paraît aussi ingénieux que la balance à peser la bêtise ; mais je suis mal informé de leur attirail symbolique. Pour en finir avec ma description, le profil de la calotte sphérique Sud, à partir du Capricorne environ, est doublé par la devise : *Liberté Égalité Fraternité,* qui forme ainsi le support éthéré du globe tout entier. Déjà, il y a quelques années, ils avaient risqué un ballon d'essai un peu hermétique encore mais à grande diffusion. Une nouvelle pièce de cinq francs portait sur sa tranche les signes majeurs de leur confrérie : équerre, niveau, maillet, que sais-je, de telle sorte que la nation française apparaissait littéralement circonvenue, bouclée par la maçonnerie. Sauf quelques professionnels de la réaction, l'initia­tive était passée quasiment inaperçue chez les usagers de la thune. Il ne s'agissait là bien sûr et avouons-le que d'une expression un peu hardie d'un état de fait. Sans doute en haut lieu la jugea-t-on prématurée, quoi qu'il en soit elle fut bientôt retirée de la circulation. Depuis lors l'alliance inespérée conclue entre loges et diocèses et l'hommage solennel du Vatican à l'ONU ont splendidement éclairé la situation. Ce timbre-là n'aurait donc été qu'une manifestation préliminaire au vœu de libération, ouverture au monde et insertion tout récemment formulé par la jeune classe des Frangins de la Veuve. « Les épouvantails de papa, disent-ils, ont cessé de nous bluffer, nous voyons les enfants de nos vieux ennemis rivaliser de zèle à démolir de leurs propres mains leurs derniers remparts, la voie est libre et notre appareil de gouvernement est prêt à fonction­ner, il est temps de le mettre en place et de hisser nos emblèmes. » Tous les princes du sublime secret ne sont pas de cet avis paraît-il. On nous fait savoir qu'au sommet deux stratégies sont en conflit. La discorde au sein des états-majors est une chose assez banale pour que nous puissions y croire, sans négliger l'hypothèse d'un numéro classique pour amuser le tapis. 91:901 Il est bien vrai qu'en d'autres temps l'effondrement de la hiérarchie catholique dans les bras du Grand Architecte eût signifié pour eux la victoire. Mais les vieux kadoches du trente-troisième font ressortir que précisément la liquéfaction de l'ennemi tradition­nel a jeté le désarroi dans la Fraternité : l'ordre de bataille, disent-ils, est débordé, disloqué par l'imprévu des forces mêmes que nous avons enchaînées. Il nous faut soupçonner que ni le processus des Rose-Croix ni l'organigramme opérationnel écossais ne serait à même aujourd'hui de contrôler la précipitation des nouveautés survenues : Moscou, Pékin, l'atome, le tiercé, Bagdad, le kérosène, la pollution, la télé, le Sinaï, les cheveux longs, l'Opus Dei, la greffe du cœur, la Lune, le plastique, la porno, la psycho, les Énarques, on a beau se pointer partout, les ficelles s'emmêlent et le triomphe s'éloigne. L'heure n'est donc pas venue de tomber le masque, redoublons de prudence et de ruse, allons jusqu'à nous dire que l'heure est venue d'envisager un renversement des alliances, prenons des contacts avec l'extrême droite et l'intégrisme, nous forgerons les structures du Grand Occident de France, et alors là nous aurons droit au timbre à cinquante centimes. Jouons cartes sur table, sans retrousser nos manches. Pour en finir avec ce timbre, je dirai qu'il participait à l'affran­chissement d'une lettre expédiée au Brésil. Je n'étais pas l'expédi­teur, mais le destinataire est un compatriote ami fixé là-bas. Il a pris soin de décoller la vignette pour me l'envoyer recollée sur une feuille blanche où il avait écrit ces trois mots : *Avec mes compliments.* Je lui ai répondu de la même encre ; j'en avais autant à son service avec le timbre brésilien que j'avais sous les yeux. Lui aussi astronomique il ne représente pas moins que le globe céleste et ceinturé de la devise : *Ordine Progresso.* Constellé au-dessous de la ceinture, le ciel du haut ne veut briller que d'une étoile solitaire qui n'est sans doute pas celle des mages, mais je ne veux dans l'ignorance préjuger du symbole. N'empêche que ce blason, anté­rieur ou non à Auguste Comte, nous rappellerait que cette nation très catholique fut l'enfant chéri du positivisme. Aujourd'hui que la république brésilienne a l'enviable et rarissime courage de se forti­fier dans la religion de sao Paulo et de saint Louis, je trouverais harmonieux que ce globe fût sommé d'une petite croix. Sans rien y changer pas même la devise, tout serait mis sens dessus dessous, autrement dit d'aplomb. Les ennemis le savent bien, ce serait le tollé mondial. Le diable est le premier à connaître l'importance du signe. 92:901 #### 1976 Un petit bout de film Le petit bout de film sur un camp de prisonniers politiques en Lituanie. -- Pour atténuer son effet traumatisant on avait pris soin de nous prévenir, et d'une voix toute chavirée, qu'il s'agissait d'un document dramatique et bouleversant. Tenez-vous bien vous allez tomber de haut. Le présentateur lui-même en demeurait visiblement stupéfié. Stupéfaction stupéfiante elle-même que celle d'un professionnel de l'information paraissant ignorer l'existence de déportés politiques en Union Soviétique depuis plus d'un demi-siècle. Il faut dire à sa décharge que la connaissance des faits ne peut être aujourd'hui pleinement assurée que par l'image photographiée, pelliculaire de préférence. Tout malins, tout avertis que nous soyons du plus artificieux de tous les arts nous en sommes encore à Niepce et Daguerre : l'implacable vérité du photographe. L'objectif conti­nue de jouer sur son double sens. Le roi du trucage est toujours l'impitoyable et scrupuleux serviteur de l'authentique, moyennant quoi la télévision sera fontaine de vérité. Sur les faits en question les innombrables témoignages oraux ou écrits publiés en Occident, et, pour finir, l'intense, abondante et atroce lumière dont Soljénitsyne les a inondés, seront tenus pour intrinsèquement subjectifs, partiaux, suspects et révocables aussi longtemps que la caméra ne les aura pas authentifiés. Or, voilà qui est fait. Un bout de film, obligatoirement tourné au péril de sa vie par un opérateur intrépide et mystérieux, nous sera présenté tout à l'heure, assorti hélas de toutes les garanties possibles. A tel point que nous sommes invités, la mort dans l'âme, à nous laisser convaincre par ce document rarissime, unique autant qu'effroyable ; « une grande première », comme ils disent. Cela dit et ainsi prévenus, tenons-nous bien et ouvrons les yeux ; pas longtemps d'ailleurs, la séquence ne va durer que cinq à six minutes. Or, que voyons-nous ? Des prisonniers dans des camions, des crânes rasés, des gardiens en armes, des barbelés, des miradors, et c'est fini... Pas de quoi fouetter un chat. 93:901 Si vraiment l'opérateur a risqué sa vie pour tourner ça, il n'est pas payé de son courage. Il est tombé sur un jour plat, égal au tout-venant de la condition captive, à croire que l'horreur était prévenue de sa visite. Car enfin des choses comme ça, des milliers, des centaines de milliers de téléspectateurs les ont déjà vues ou vécues en Allemagne dans les stalags, en France dans les camps de l'épuration. Et chez nous ce genre de décor est longtemps resté debout, ici et là. Peut-être même en est-il encore. Pas plus tard qu'hier à Saint-Maurice-l'Ardoise on voyait se languir et désespérer nos harkis, citoyens français juridiquement absous d'avoir été assez naïfs pour servir sous nos drapeaux. Ils ont dû crier très fort pour que soit décidé l'envoi d'un photographe et nul ne s'est ému à la vue des docu­ments. Le spectateur n'ayant pas été prévenu qu'il allait découvrir un petit côté très moche de la république gaullienne et post-gaullienne, il n'a vu là tout bêtement que des images de routine. Et cette fois, chaudement averti de la révélation qu'il aurait enfin de l'existence du goulag, j'ai quand même l'impression que l'annonceur pathétique n'aura pas obtenu tout à fait la réaction qu'il attendait de son public. Pour peu que je lise les journaux je n'ai pas vu que la banalité, la bénignité de ce bout de film ait suscité aucune protestation ou ricanement dans les milieux informés de la presse écrite. Je ne m'attarderai pas à expliquer ce phénomène bizarre. Toujours est-il que les auteurs et exploitants du coup ont réussi à faire passer l'ordinaire purgatoire pour séjour d'enfer sans provoquer pour autant un semblant d'indignation générale, efficace et définitive. Toutefois en accréditant de la sorte les rumeurs concernant l'exis­tence en URSS de camps de travail à caractère punitif, ils ont trouvé le moyen économique et courtois d'en finir avec le goulag dont les mystères gonflés commençaient à peser sur les intérêts de l'économie mondiale. Ce n'est pas dire que le bout de film est truqué, c'eût été inutile et dangereux, il n'est que fallace. Le trucage est ailleurs : immatériel et quasiment affiché dans le développement de l'affaire. On peut même dire que M. Marchais, de sa bouche d'or, a fait de son mieux pour le laisser transpirer copieusement dans son dialogue avec Moscou. Ce numéro de Pont-Neuf a réjoui le vieux cœur de l'Europe en lui rappelant une fois de plus que la doctrine marxiste, léniniste et stalinienne est plus que jamais une, indivisible et souriante. Qu'il y ait toujours de bons Français pour en douter, c'est encore un mystère que je n'ai pas l'intention d'élucider. 94:901 La seule personne qui se doit dite gênée par la publication de ce document à la noix, c'est le président autoritaire libéral avancé de la République française. Peu après l'émission une petite conférence a eu lieu à l'Élysée où Valéry recevait les responsables du journal TF 1. Dans une atmosphère édifiante, attendrissante par moments, on s'est congratulé, félicité de la parfaite indépendance de la télévision et de sa liberté d'expression. Giscard a même avoué, dans un sourire paternel, qu'en l'occurrence et pour sa part il n'était pas sans mérite. En effet : « La publication de ce document, a-t-il dit, m'a tout de même un peu gêné. » La postérité est trop capricieuse pour en espérer qu'elle retien­dra cet aveu en tant que mot historique. Il aurait eu sa chance dans l'hypothèse où l'un des invités eût répliqué : « En ce cas, M. le Président, nous serions heureux de savoir, en confidence et de votre bouche, que le dépôt de votre gerbe sur le tombeau de Lénine ne vous a pas gêné du tout. » Et quand bien même l'eût-il gêné beaucoup, nous sommes payés pour savoir que la nation prend la mesure de son chef quand il sacrifie l'honneur à quelque grand dessein de libération ou de confort universel. #### Giscard à Moscou *Les grandes premières mondiales. --* La gerbe de Giscard sur le tombeau de Lénine. Trente secondes pour se recueillir. Mystère et vertige des méditations protocolaires. Trente secondes en posture de piété intense, à peine le temps de bâcler deux avés, à qui à quoi a-t-il pu songer dans ce moment-là ? Aux trente milliards de contrats commerciaux à négocier demain ? Aux trente millions de victimes étendues sous la neige pour le rachat de l'Occident ? Quoi qu'il en soit la France est enfin venue poser son chrysanthème sur les pieds embaumés du fondateur de l'empire soviétique. La vraie France, la France de Quatre-vingt-treize, seule nation au monde ayant pouvoir de consacrer en connaissance de cause l'ineffable bienfait des hécatombes doctrinaires. La télé était là : grande première mondiale. Le lendemain, écrasé d'émotion, M. Brejnev se fait porter malade, pose un lapin sur la place Rouge et s'en va prendre l'air à la campagne. Cependant, solitaire et pâle, rasé de frais, le cheveu en diadème, Valéry fait le poireau, naufragé de bonne famille en suspension dans les brouillards de la place Rouge. Conscient de ses devoirs il articule avec soin quelques propos embués sur les résul­tats positifs d'une entrevue historique différée. La télévision était là, grande première mondiale. 95:901 Quelque temps après, rentré chez lui et soucieux de rassurer le Léonide sur l'excellent souvenir d'un pied de grue place Rouge, Valéry se décide pour les grands moyens. Yves Mourousi, ambassa­deur planétaire, est envoyé à Moscou. Touché au plus douillet de son cœur de brontosaure, Brejnev a fait savoir qu'il recevrait notre envoyé dans son bureau du Kremlin, une gâterie. La télé est là, une très grande première. Le bureau est d'une austérité inattendue, édifiante : murs lisses et table rase, une ampoule au plafond. C'est la première fois, lui aussi, dirait-on, que Brejnev y met les pieds. On se reproche de soupçonner en tout cela comme une intention de snober son public ; voyons-y plutôt le petit côté enfantin des potentats. Il s'assied, ouvre un tiroir et le farfouille en vain. Il se lève, très calme, se dirige vers une petite table genre cuisine, y trouve enfin un bloc-note, referme à moitié le tiroir qui coince et revient s'asseoir, fin du manège. Le bloc-note ne sera pas utilisé. Il s'agit probablement d'un accessoire rituel. L'idée nous vient alors que l'explication nous en serait donnée par certains pionniers de la Sibérie. N'oublions pas en effet que nous sommes ici dans un local du Kremlin, un mot tout rempli de rêves. Il est donc permis, la fable aidant, de s'interroger sur le sort de Mourousi. Mais rassurons-nous : ubi Mourousi, ibi télé. C'est une première mon­diale. Le numéro est en piste et deux mille millions de spectateurs mondiaux font Mourousi personnage inviolable. Binoculaire grand module accommodable en tout touzazimuth et à toute clientèle, le regard un peu fané par l'éclat de tous les phoenix entrevus autant que dilaté par tous les abrutis infatués de leurs ténèbres, le sourire affadi du questionneur universel et l'abord complaisant du forçat de l'impartialité, Mourousi pour une fois nous semble intimidé. Nous le voyons même s'évertuer à des mines et mimiques inhabituelles. Chez ce routinier virtuose des grandes premières nous surprenons comme un flottement ; le temps de mesurer la densité du silence et la température ambiante il va jouer de tous les agréments de sa personne, raffiner sur la rondeur du visage, le velouté de l'œil et la grâce d'un mystère léger flottant sur les lèvres. Fiasco. Le dégel de l'interlocuteur suprême n'est pas obtenu. Qu'à cela ne tienne, allons-y de la voix. C'est alors que le message attendu de la France est enfin délivré, satellisé. Déjà se répand sur le globe une rosée de béatitude angélique et d'espérance infinie. -- Tous les Français vous aiment bien, monsieur le secrétaire général. Totale immobilité de l'atmosphère, silence hermétique du bien-aimé léonide. Grande merveille : le Tsarissime élu de toutes les Russies et vieil ami de la France n'entend pas le français : 96:901 réduit au vernack, retiré de la civilisation, sourcilleux colosse affalé sur ses trésors minéraux et balistiques, terreur des méchants et sentinelle fixe aux marches de l'Occident pesteux. On entend bourdonner l'interprète invisible, quelque part dans les cintres. Et de nouveau le silence, un temps. Merveille : le mammouth congelé dans son charme slave dissimulait un parleur automate. Il commence, impec­cable, à dégoiser de sa voix souterraine et glougloutante les longues litanies de l'innocence et de la paix. La grande première évidem­ment n'est pas dans cette rengaine. On voudra bien m'excuser de l'amusement que j'ai pris à traiter la scène comme entrée de piste, Mourousi le clown blanc et Brejnev l'auguste. Si grande première est une expression empruntée au monde du spectacle, ce n'est pas pour rien et le chroniqueur est en droit d'en exploiter les ressources. N'empêche que, sur le coup, j'avais parié naïvement qu'à son retour à Paris, Mourousi serait congédié aussi sec, mis au pilori et jeté aux oubliettes, la langue coupée. Ces peines-là sont à prévoir quand il y a divulgation de secret d'État, abus de confiance et injure à la dignité du peuple français. Pour ce dernier chef on plaiderait les circonstances atté­nuantes dans la mesure où un sentiment oblitéré n'est pas vulnéra­ble à l'injure. Or, Mourousi, plus consciencieux que jamais, conti­nue placidement de faire valoir les chanteurs, prélats, athlètes et mamamouchis. Il est donc officieusement avéré, faute de démenti, que M. Brejnev est le bien-aimé de tous les Français. Vocalement satellisée, tacitement confirmée la nouvelle nous laisse tout trem­blants d'orgueil et de joie. Sans malice aucune j'aimerais seulement qu'on me dise à qui imputer l'initiative de ce tendre aveu, et à qui revient l'idée d'en faire proclamation à plat-ventre aux pieds de l'intéressé dans un réduit du Kremlin. Il m'étonnerait que les paroles et la posture n'eussent été convenues sous les lambris de l'Élysée, avec répétitions au coin du feu. Dire que Giscard a le génie des grandes premières c'est une banalité. Rappelons seulement son beau doublé réussi en premières mondiales sur deux défunts éminents et de sens contraire. Le grand Énarque ayant fleuri Lénine s'est volontairement porté absent aux funérailles de Franco ce qui fait bien, coup sur coup, deux grandes premières mondiales. Ces deux gages de bonne foi démocratique, l'un positif l'autre négatif, auront superbement réjoui la conscience universelle et purgé le donateur de toutes les calomnies qui le donnaient pour élu de la droite. Malheureusement, si remarquée soit-elle, une absence fait rarement un spectacle. Les grandes pre­mières invisibles n'en sont pas moins appréciées du public. Sup­pléant la télé un murmure mondial est souvent plus flatteur ; 97:901 il peut aller jusqu'au grondement populaire, s'enfler jusqu'au tollé. En l'occurrence il fut discret, pudique. De toute manière on a vu des grandes premières passer inaperçues dans l'instant mais que l'his­toire ne raterait pas. Donc, la France officielle et personnifiée a cru décent et loyal de ne pas aller compatir sur place au deuil de l'Espagne orpheline de son dictateur. Ce fier-à-bras qui marchait à l'eau bénite, ce chef de bande qui nous fit la double injure de donner quarante ans de paix à son peuple et en plus le droit d'asile à Salan et sa clique, ce matamore qui se croyait malin d'avoir bluffé Hitler et démoli son grand dessein, ce faux-jeton enfin qui fermait les yeux sur les filières de nos fugitifs résistants, n'aura pas volé cet affront posthume. La république française ne va pas s'incliner sur la dépouille des tyrans qui n'ont pas de pétrole. Mais tous les Français, comme dirait Mourousi, furent tacitement priés d'applaudir sous cape le distingué Gavroche qui du haut de sa barricade libérale et financière crachait sur la tombe du Caudillo, impécunieux dictateur d'un peuple indigent. Nous ne manquons pas d'historiens envieux de fonder la nou­velle école qui porterait leur nom. Je leur suggère une histoire du siècle expliquée par l'enchaînement des grandes premières. Ils auront à dégager la mécanique et l'éthique des grandes premières. Ils nous diront que toute grande première est louable en soi, qu'elle constitue un dépassement, discrédite et abolit les traînards et satis­fait ainsi la notion de mieux. Ils nous feront alors une belle histoire dynamique, foncièrement spectaculaire et animée d'un mouvement uniformément accéléré. Ils auront bien sûr à en désigner les accélé­rateurs les plus efficaces. Ainsi du général de Gaulle, collectionneur avisé de grandes premières. Vous me dispenserez j'espère de vous remettre sous le nez le surabondant palmarès gaullien en fait de grandes premières. Voyons ailleurs, M. Pompidou, par exemple, en a quelques-unes à son actif et des meilleures. N'a-t-il pas été le premier président de la République à promouvoir et honorer de sa présence l'exposition d'art français la plus interlope jamais vue, où s'encadrait en bonne place l'excrément concret d'un artiste en bonne santé. L'inauguration présidentielle de cette allégorie popu­laire d'un passé encombrant, toxique et rejeté, voilà bien de la grande première. M. Haby pour sa part, dans un secteur où les grandes premières se bousculent, est le premier ministre de l'éduca­tion nationale qui ait supprimé l'enseignement de l'histoire de France aux jeunes écoliers français. L'école est en effet le champ clos privilégié des grandes et petites premières nationales. Le tour­noi permanent du crétinisme doctrinaire et magistral. 98:901 On y a vu La Fontaine refoulé dans le peloton des tocards pour n'être plus que le repoussoir du petit Prévert et bientôt sombrer dans la nuit des moralités infantiles où Prévert, déjà moisissant, le rejoindra sous peu. Enfin si nous regardons plus haut nous voyons Paul VI tout occupé d'enrichir son bullaire de grandes premières. Priorité fait primauté. Si les grandes premières pouvaient souffrir un classement la moindre d'entre elles ne serait pas ici que notre pape se voulût le premier souverain pontife à cotiser pour la construction d'une première mosquée dans Rome. Etcetera etcetera et ça continue et ça s'emballe, à chaque jour sa poussée de grandes et petites premières. Avec ou sans télé, fracassantes ou feutrées, toutes bien venues, qui contribuent à l'avancement du libéralisme intégral, voie sacrée des fins dernières de l'homme ; terminus Oméga Ω sublime ventouse, agrafe-gogo, pince universelle, carafe à mouches, éteignoir blindé, camisole de force et pied jacon. Vous devinez sans doute que ce topo sur les grandes premières, hâtivement brossé, n'avait pour but que d'attirer notre attention, en tout cas la mienne, sur l'hypothèse donnant pour seule grande première mondiale, seule vraie unique suffisante et nécessaire : la crèche. #### 1978 Giscard partout La campagne électorale m'a renvoyé plus d'une fois sur le terrain de manœuvre où le sous-officier conduisait à la voix les exercices en rangs serrés : gauche ! droite ! gauche ! droite ! gauche ! droite ! etc. Après quoi, faisant l'économie d'un temps sur deux, il obtenait le même résultat en se bornant à scander gauche !... gauche !... gauche ! Je pense que peu d'électeurs dits intégristes, autrement dit éclairés, ont pu voter pour la droite sans savoir qu'ils votaient pour la gauche. On peut même se demander comment un homme de gauche, doublé d'un honnête homme, ayant suivi la campagne a pu résister à la tentation de voter pour la droite. Une droite qui jamais ne s'est voulue héritière plus jalouse et gardienne plus farouche des bienfaits de la Révolution. 99:901 Candidat à la Présidence Valéry Giscard d'Estaing proclamait déjà sa volonté de continuer, de parachever l'œuvre des grands ancêtres. Moyennant quoi, sensible à tout ce qui est tradition, la droite comme un seul homme votait pour lui. Elle aurait d'ailleurs sa récompense le jour où ce même Giscard devenu chef de l'État viendrait en personne inaugurer l'exposition Louis XV à la Mon­naie. Témoignage de piété filiale aussi émouvant que discret, l'aïeul ne serait-il que présumé. Il est vrai qu'ici même Hervé Pinoteau nous expliquait l'autre jour de quelle façon notre Giscard peut se dire descendant du Bien-Aimé, de la main gauche. Et dans cette main-là nous voyons assez le doigt d'une Providence démocratique. Il va de soi que l'admiration manifestée par le Président au cours de cette inauguration ne pouvait en rien concerner la fonction royale, il ne s'agissait que de meubles et pendules. N'empêche qu'au dire des connaisseurs le président de la Répu­blique a bel et bien les dehors et manières d'un aristocrate, enfant gâté de l'aristocratie économique et financière. Il serait alors de l'espèce bien connue des patriciens démagogues et des marquis rouges, victimes privilégiées des révolutions qu'ils auront inspirées ou fomentées. De toute façon, le mot Révolution étant le nom propre de notre mère à tous, il ne convient pas d'en user à tort et à travers. C'est pourquoi chez Marchais comme chez Giscard on ne parle jamais que de changement. Quant aux masses chiraquiennes c'est la conscience républicaine chevillée dans une droite populaire et jacobine toute émoustillée à l'idée d'un 18 Brumaire à l'horizon. Vous les avez vus à leur congrès, dans quelle tenue ils sont arrivés, ces dindons en bonnet rouge de papier. Je veux bien croire, pour sa réputation, que l'idée de cette mascarade est venue de M. Chirac lui-même à seule fin de prouver aux électeurs jusqu'à quel point ils pouvaient compter sur le sens politique d'une droite vraiment démocratique et construc­tive, insurrectionnelle de vocation et rêvant des pleins pouvoirs au service de l'humanité. Ont-ils seulement rigolé de ces bonnets entre deux portes et compères, je n'en suis pas sûr : M. Chirac est certainement capable de se présenter aux foules en homme du monde et bonnet rouge, peut-être même est-il né de la sorte. Même à la tribune, coiffé lisse, impec et boutonné, il fait sentir le rouge. Son éloquence emphati­que avec ses trémolos de tragédien est bien celle du Montagnard ; tout le charme rétro du Conventionnel impatient de ses lendemains consulaires. Malheureusement il doit lire ses discours et ce n'est pas de l'éloquence. 100:901 Rappelons-nous bien que nous sommes ici dans la droite gaulliste, celle du gaullisme politicien, une formation hybride cimen­tée par d'ineffables complicités. Il leur faut encore et toujours faire beaucoup de volume et de musique pour étouffer le tintement de leurs casseroles traînées. Barons en foire, baronnets gourmands et godillots piétinants, hâtez-vous dans l'ombre auguste et tutélaire de celui qui vous a choisis et promus et qui bientôt ne sera plus qu'une vapeur de naphtaline impuissante à vous servir. Vous en êtes sans doute aux derniers sursauts, aristocratie éphémère née dans les pompes et chienlits de la Libération cependant que les tueurs à croix de Lorraine massacraient en silence les notables provinciaux, espèce dangereuse, et parcouraient nos campagnes en fusillant n'importe qui au nom des lois sacrées de l'épuration. Cent dix mille morts célébrés à la tribune comme record battu de la Terreur. Telle est bien l'origine de cette droite gaulliste, bardée de privilèges inavouables, cuirassée de raisons d'État, orgueilleuse de ses parjures. La même qui plus tard, avec le soutien massif de toutes les gauches, politiques artistiques littéraires et religieuses et les très vifs encouragements du Kremlin gaulliste, se fit gloire de lever les bras comme son patron pour capituler en rase campagne, larguer le pavillon en fanfare et se vanter d'une Algérie perdue qu'ils avaient juré pour la frime de garder française. Cette même aristocratie prêcheuse de patriotisme et cajoleuse d'égorgeurs arabes, celle qui dépêchait ses enfants dans les manifs cocos pour gueuler sous nos fenêtres à mort les paras ! et qui bientôt, soit dit en passant, allait beurrer ses baronnies dans la promotion immobilière. Je veux bien m'excuser de rabâcher ces vieilleries, mais enfin c'est la même droite bidon qui vient encore de se payer une victoire sur le dos de la réaction et si la gauche lui a fait un cirque ce n'est pas à l'étourdi. Et quand même le serait-ce ne doutons pas que les intérêts supérieurs de la stratégie soviétique n'aient été bien servis. \*\*\* La stratégie en question est par ailleurs occupée d'affaires beaucoup plus sérieuses que nos comédies gauloises. Il ne s'agit pas de soupçons ; nous la voyons élaborer je ne sais quel programme commun avec ses confrères de Washington. C'est ainsi qu'à la faveur des accords d'Helsinki, les pays soviétiques ont fait leur entrée dans l'économie capitaliste. Plus de quatre-vingt-dix sociétés multinationales ont leur siège en URSS et la flotte com­merciale soviétique est aujourd'hui la plus grosse du monde. C'est elle qui va ramasser dans les pays en voie de développement des monceaux de marchandises pour les décharger dans les ports de l'Europe sans tracasser pour autant les susceptibilités nationales. 101:901 Bizarrement les milieux syndicalistes eux-mêmes ne semblent pas tellement s'inquiéter de ce phénomène économique à base de tarifs préférentiels et de bas salaires, sans parler de l'inexistence du droit de grève. Cette concurrence n'est sans doute pas pour contrarier la fameuse Trilatérale, trinité matérialiste (États-Unis, Europe de l'Ouest et Japon), qui s'est donné pour première tâche de mettre fin aux souverainetés nationales « en les grignotant morceau par morceau ». M. Raymond Barre, premier ministre du gouvernement français, ne craint pas d'adhérer à cette coterie de suprême intelli­gence et dont l'idéal discrètement avoué est le bonheur de l'huma­nité, cela va de soi. A la Russie qui déjà se nourrissait à nos frais, sera fourni éventuellement ce qui lui manque encore pour se joindre à l'internationale capitaliste, et l'ordre enfin régnera sur le monde. Voilà tout ce que j'ai retenu d'une lecture un peu légère des revues *Permanences* et *ITT* Il n'y est pas dit mais probablement sous-entendu que ce beau programme est toujours à la merci d'un mouvement d'humeur qui ferait sauter la baraque ou plutôt la boutique. A mon avis nous n'y couperons pas. Nous ne croyons pas au bonheur de l'humanité matérialiste. Déhiscence ou explo­sion, l'alternative est de nécessité scientifique : il faudra bien que le Diable l'emporte. Tout étranger que je suis au fonctionnement de ces genres de combines visant au plérome économique et financier enrobé de philanthropie, j'ai l'impression que notre Valéry, grosse tête et cœur innombrable, aurait déjà comme un pied dans la hiérarchie de ces physiocrates planétaires. Visiblement très à l'aise au conseil des neuf il ne refuserait pas la présidence de l'Europe-Unie en attendant de s'installer Grand Kaddoch au 133^e^ et sublime degré de l'Unilatérale sublunaire et démocratique. Il n'est pas insignifiant de constater au passage que notre postulant possible aux honneurs suprêmes a nettement raccourci la garniture de frisettes qui hier encore lui tombaient sur la nuque en preuve de sympathie pour l'électorat juvénile et chevelu dont il souhaitait la clientèle. Il a bien fait je crois de renoncer à ce témoignage de complaisance, un peu désuet déjà et probablement indigne des augustes fonctions qui lui seraient éventuellement confiées. En revanche il cultive avec beaucoup de minutie et surveille attentivement cette longue mèche pommadée d'une oreille à l'autre où d'aucuns ont pu voir le modeste diadème convenable aux princes démocratiques. A mon avis et sur ce point la coquetterie n'est pas en cause mais la seule angoisse de paraître chauve et de s'entendre dire qu'il y a du César dans Giscard. 102:901 #### Les chrétiens du Liban... *La croix et le pétrole.* Sincèrement, je veux bien croire que Giscard a de sérieux motifs politiques, économiques, spiritualistes et financiers pour ne pas intervenir en force dans l'imbroglio libanais. C'est aussi que l'honneur de la République n'est pas plus en cause à Beyrouth qu'il ne l'était à Bab-el-Oued. Non moins sincèrement, je croirai que le phalangiste étripé agonisant sous les ruines est en droit de s'interroger sur la trahison de son protecteur historique. Depuis deux ans et de massacre en massacre les chrétiens du Proche-Orient qui en sont encore à parler français depuis les croisades n'arrêtent pas de nous crier au secours. Ils le font ainsi dans un langage qui nous est trop familier pour ne pas l'entendre. Malheureusement pour eux nul n'ignore qu'ils sont les petits filleuls du royaume très chrétien, ce qui n'est plus une recommandation. N'empêche que la III^e^ République leur avait donné maints témoi­gnages de sollicitude, allant même jusqu'à s'engager en de sévères et lointains combats pour la sécurité de leurs frontières. Après quoi, de Londres, un général français enverrait là-bas des soldats français pour aider les Anglais à combattre et chasser d'autres soldats non moins français, mais entêtés dans une cause frappée d'anachro­nisme. Ce n'était pas, de la part de ce général, une erreur de jeunesse. Nous saurions bientôt qu'il pratiquerait et jusqu'au bout de sa carrière une stratégie fratricide. En faisait-il un principe, un idéal, une mission, une secrète vengeance, les avis sont partagés mais les psychologues bienveillants penchent pour la marotte. Tou­jours est-il qu'après ce premier exploit et sur toute l'étendue de ce qu'on appelait la Syrie, nos couleurs furent larguées. Ainsi com­mençait la vengeance de Mahomet. Elle se poursuivrait aux applau­dissements de la conscience mondiale comme le striptise endiablé de l'empire français mené tambour battant par son gigantesque libéra­teur. C'est dire qu'aujourd'hui les petits chrétiens enfants du royaume franc rassemblés en république libanaise peuvent toujours crier au secours. Et s'ils tendent l'oreille ils entendront comme un murmure lointain les divers accents de la charité chrétienne hébétée de pluralisme. Voici, publiée en juillet dans L'Aurore en petite manchette à la une et en forme de refrain la réaction de trois princes de l'Occident démo-chrétien à propos du cinquante-septième 103:901 bombardement de Beyrouth. Vous noterez que la force d'expression varie avec la distance : Carter se fâche Giscard s'émeut Le pape déplore. Moralité : que les enfants de saint Louis se convertissent à l'Islam et ils nous ficheront la paix. #### Le Liban et la France Ce soir 16 octobre je viens d'entendre la déclaration faite par M. de Guiringaud à l'occasion d'un banquet donné à la presse anglo-saxonne de Paris. Ayant révélé au monde que les bombarde­ments et massacres de Beyrouth étaient provoqués par les chrétiens il annonçait une conférence internationale qui aurait pour but de mettre fin par voie diplomatique à une situation que les victimes elles-mêmes s'ingénient à prolonger pour le malheur des nations arabes. Il n'y a pas lieu de rapporter ici les expressions de surprise et d'émoi qui sur le coup m'ont échappé. Une bordée d'apostrophes est souvent dénaturée par les délais de publication. Je ne voudrais pas, le jour où vous lirez ces lignes, avoir l'air de cracher sur un pauvre homme déjà puni, embastillé depuis un mois. A l'instant que j'écris, comment douter que M. de Guiringaud ne soit déjà aux fers. Ou alors, dans sa clémence ou sa complicité, le prince aura décidé pour lui d'un exil sédatif et secret dans quelque oasis de l'Arabie heureuse. La complicité du président de la république est au moins probable. Un tel paquet n'est pas déballé sur la nappe des journa­listes sans que le chef de l'État n'en ait donné l'autorisation. L'alliance arabe, héritée du général de Gaulle, est devenue si précieuse qu'elle vaut bien le restant d'honneur dont hier encore se flattait la République. On sait bien que le pétrole ne se paie pas qu'en dollars, mais en gracieusetés, gentillesses, petits sacrifices d'amour-propre et autres témoignages de soumission amicale. Mal-heureusement le désir de plaire, ou la nécessité, ou l'envie de faire son plein de gazoil peut conduire à se mettre à plat-ventre et trahir ses petits frères. Il se pourrait qu'en l'occurrence on n'en demandât pas tant. 104:901 Quoi qu'il en soit et en dépit de certains proverbes coraniques, les Arabes ont toujours su apprécier l'honneur et mépriser qui le perd ou le vend. Et combien d'entre eux dans nos misères d'Algérie, en 1962-63, n'ont-ils pas craché par terre à notre intention. Nous savons bien qu'au plus haut de sa forme la raison d'État peut faire avaler le déshonneur et la trahison comme bouée de sauvetage, source de richesses ou décret de la Providence. Nous savons aussi qu'elle se présente comme une couverture magique, très ancienne, remise à neuf par le général de Gaulle : tout laine et crin, extensible à volonté, imperméable, incombustible et entièrement désodorisée. Elle a toujours figuré à l'inventaire des attributs du pouvoir sous le nom savant d'*ultima ratio*. On ne lui reprocherait qu'une tendance à passer trop facilement de la raison ultime à la disponibilité permanente. On ne conteste pas l'éventuelle nécessité de la raison d'État. Ainsi fallut-il qu'elle étouffât l'horrible odeur des harkis brûlés vifs devant les cantonnements consignés de l'ar­mée française ; de même faudrait-il que la même couverture fût jetée sur le corps déchiqueté du commandant Galopin, inopportun bravache qui fonçait pour l'honneur au mépris de l'uranium. Ainsi ladite raison a-t-elle dû ce matin brusquement déguiser nos soldats libanais en persécuteurs impies des nymphes gazolines. Si nous croyons constater peu à peu que l'auguste raison tendrait à se démocratiser, nous n'aurons pas le front de nous en inquiéter. Nous la voyons en effet alléguée par toutes sortes de soi-disant ayants droit, collectifs, anonymes ou particuliers pour la couverture de leurs entreprises d'intérêt national ou simplement public sinon même privé. Voici en bref le processus mis au clair par un grammairien : l'État majusculaire offensant au principe d'égalité représenté par l'initiale minuscule de son homologue populaire et commun, la raison d'État va déléguer son privilège immémorial à quiconque se réclamera des droits et devoirs d'un état quelconque. C'est pourquoi nous voyons se multiplier les ayants droit à toutes les raisons de leur état, au sens particulier, social et professionnel du mot. Je ne citerai en exemple que certaines élucubrations architecturales concrétisées par autorité souveraine de la raison d'état immobilière. Ce ne sont là je l'avoue que des considérations superficielles inspirées plus ou moins par l'humeur. C'est pourquoi je me promets, à tête reposée, de consulter saint Thomas. Si mes souvenirs sont exacts il a défini très clairement la raison d'État, ses conditions et limites selon les directives du Saint-Esprit. \*\*\* 105:901 Dans le même temps que Giscard s'envolait pour le Brésil, le quartier chrétien encaissait le plus fracassant et meurtrier des bombardements syriens. Ce n'est là, soyons de bonne foi, que pure coïncidence. De toute manière, le sort de ces bigots levantins ne pesait pas lourd dans la perspective des amazones américaines aussi galantes que farcies de trésors impollués. L'horizon déjà s'irisait de contrats et marchés tout scintillants comme une éclosion de papil­lons rares dans les fécondes vapeurs du capricorne. Hélas ! dix ans trop tard. Déjà toute l'Europe économique et financière, à com­mencer par les Allemands, était passée par là faire son choix et rafler tout le gratin du programme. Giscard, vivante et aristocrati­que allégorie de la France éternelle des droits de l'homme et de la femme etcetera, dominant sa répulsion à l'égard d'un régime enta­ché de colonialisme retro et d'un je ne sais quoi d'arbitraire, a tout de même sollicité et obtenu un petit paquet de conventions, de quoi payer le voyage ; sans compter le souvenir d'une quantité de *Marseillaise* enflammées du plus sincère enthousiasme, et tout cela n'est pas rien. Pour le reste nous savons par les statisticiens officiels que dans le critérium des nations économiques, industrielles et sociales, dix ans de retard sont de tradition dans nos dernières républiques. En tant que patriote éclairé je ne veux retenir de ce retard, fût-il indésiré, qu'un témoignage d'instinctive sagesse et de prévoyance. \*\*\* Tandis que Valéry, la mèche en diadème, s'envoyait les substan­tielles et toniques *marseillaises* à la brésilienne, il ne pouvait pas entendre, évidemment, l'appel des femmes et des mères chrétiennes forçant la voix dans Beyrouth fumante et crépitante et sous le toit crevé d'une infirmerie de cauchemar : La France, la France ! hurlaient-elles, n'es-tu donc pas notre mère ! n'entends-tu pas tes enfants crier au secours, France, France ! tu nous abandonnes. Elles criaient si fort en effet que le régisseur des informations télé dut couper court et nous alléger le cœur avec du Brel ou de l'Himalaya, je ne sais plus. On connaît des gens qui nous diront : Allons allons ! vous savez bien que les femmes excitées dans une situation un peu dramatique et qui dépasse leur jugement peuvent crier n'importe quoi et s'en prendre à n'importe qui. Cela peut arriver en effet ; mais quand on invoque sa mère en articulant son nom propre il est au moins vrai que tel est son nom. 106:901 C'est là justement le détail important. Il est de notoriété historique en effet que sur ces rivages tous les chrétiens sont petits-enfants spirituels de saint Louis et que la France est donc bien leur mère légitime. Si les Français aujourd'hui en sont ignorants ou simple­ment oublieux, à qui la faute ? J'allais oublier le plus émouvant du séjour brésilien. C'est le moment où fut déposée dans les mains du distingué visiteur une tête réduite d'indien Chivaro, une spécialité de ces régions. Valéry la contempla longuement avec beaucoup de respect mais aussi d'un regard si intensément scrutateur que les témoins privilégiés de ce tête-à-tête historique en furent tout remués. Sa tête penchée, son crâne luisant, sa longue mèche tristement collée, il avait l'air de se regarder dans la glace. \*\*\* On dit qu'à son retour à l'Élysée Giscard trouva sur son bureau Louis XV une tête réduite de chrétien libanais avec l'envoi suivant calligraphié à l'ancienne : *Au seigneur Valéry successeur du saint Roi. Avec mes compliments. Joinville.* Mais c'est peut-être une invention de Chirac. #### 1979 Le Liban, toujours... *Comment peut-on être chrétien !* Pendant les massacres de Beyrouth la république française, héritière fatiguée de nos droits et devoirs au Liban, a fait savoir au monde par la voix de Giscard et du bout de ses lèvres appliquées, non seulement qu'elle compatissait aux malheurs de ses protégés chrétiens mais qu'elle désapprouvait l'agression dont ils étaient l'objet. Après ces paroles vraiment courageuses l'univers démocratique a pu s'étonner, s'indigner que la Force arabe de dissuasion ne les ait pas prises au sérieux. Il ne fallut rien moins que l'intervention miraculeusement efficace de l'ONU pour qu'enfin s'arrêtât le carnage. On a dit que par chance elle coïncidait avec la décision déjà prise par les Syriens eux-mêmes de se reposer quelque temps. 107:901 La Force arabe de dissuasion et destruction est toujours là, et l'arme au pied. Le *Comité Français pour la Paix au Liban* est bien renseigné. On peut le croire quand il nous dit et répète qu'aujour­d'hui, là-bas, dans le silence et la passivité de l'Occident, la situation est d'une gravité extrême et que le but essentiel de cette Force arabe est bel et bien l'élimination des chrétiens du Liban. Quel que soit le bien-fondé de nos complaisances à l'égard des arabes, émirs, sultans, ayatolas, porteurs d'eau ou marchands de tapis, aucun d'eux ne saurait oublier le cri de guerre des cavaliers d'Allah : chiens de chrétiens ! Et pour ce qui est de nos Libanais enfants des croisades ou de Byzance implantés bien avant les Arabes, voici déjà quel était le programme des Turcs : en tuer un tiers, en expulser autant et soumettre le reste. Le programme des Syriens nous paraît beaucoup moins libéral. #### 1981 Avec le béton ou le plastique on peut édifier ou obtenir tout ce qu'on veut et partant n'importe quoi. C'est alors que la laideur a beau jeu, elle se régale. Il peut quand même arriver que la facilité engendre la beauté, phénomène imputable au coup de génie ou au coup de pot ; l'un et l'autre sont rares. \*\*\* *Énarque.* C'est un produit de synthèse commercialisé par mou­lage. Il a quelque chose de fragile. Le selfemaidemane, lui, comme son nom l'indique une fois traduit, est un produit de l'effort individuel. Il n'a pas de soutien, pas d'appareil, pas de coterie, il a triomphé dans la solitude, il a quelque chose de monstrueux. \*\*\* La démocratie, cancéreuse de naissance, dictatoriale à sa manière et chienlitique de vocation nous aura une fois de plus édifiés par cette fébrilité que nous appelons *scrutinose heptodique.* Tous les sept ans la république se paye ainsi un an de récréation bien méritée. 108:901 C'est l'animation préalable au jour de fête qui devra confier à la sagesse d'un peuple souverain les destinées de la république par le choix d'un citoyen-président qui détiendra plus de pouvoirs que Louis XIV. \*\*\* Rugby. Je suis consolé de tout ça par notre victoire absolue dans le tournoi des Cinq Nations. Nous en sortons en effet cinq fois vainqueurs. Ce genre de réussite absolue a reçu le nom de Grand Chlème, orthographe phonétique. N'allons pas souffrir encore d'un mot anglais. Prenons-le brandissons-le comme la dépouille du vaincu. Je dois bien avouer qu'il y a des circonstances où je me surprends *chauvin.* C'est une attitude, en tout cas une expression généralement acceptée comme plus jacobine encore que celle de patriote. Dans ma bouche elle ne fait que traduire tout simplement l'admiration et affection que je porte à Charles le Chauve premier roi de France. \*\*\* Molière à la Télé. Avec appréhension je pousse le bouton. Je n'ai pas résisté plus de cinq secondes au spectacle. L'olibrius échevelé râleur et criard c'était bien Molière, massacré par l'intelli­genzia des adapteurs, illettrés dans le meilleur des cas mais plus probablement appliqués à démolir toute idée ou image reçue. La vérité d'hier est incompatible avec celle de demain. C'est un règlement de compte. Toute référence à l'histoire et tout spécialement la française doit contribuer à sa déchéance. Vous me direz qu'honnêtement on ne peut, on ne doit juger une émission dans ses premières images. Soit, mais l'exception est rare qui dans un plat cuisiné fait la première bouchée écœurante et tout le reste savoureux. Jacques Perret. 109:901 ## DOCUMENTS ### « Comme l'oiseau sur la branche » De Pierre Debray, dans son *Courrier hebdomadaire,* le 26 janvier : Quelle joie de recevoir le numéro XII de la seconde série de la revue *Itinéraires,* mais aussi quelle inquiétude ! Aurons-nous un numéro XIII ? La disparition de cette revue creuserait un vide que rien ni personne ne pourrait combler. Mais, après tout, n'est-ce pas la vocation d'une revue d'une telle qualité intellectuelle que de toujours vivre comme l'oiseau sur la branche ? Chaque fois que Péguy publiait l'un de ses cahiers, il se demandait si ce ne serait pas le dernier. Nous sommes quelques-uns à nous souvenir de ce que nous devons à Madiran. Trop semblent l'avoir oublié. 110:901 ### Maurice de Charette Pendant longtemps et jusqu'en 1988, Maurice de Charette a été un grand ami de la revue ITINÉRAIRES, à laquelle il a d'ailleurs donné, au fil des années, plus d'une vingtaine d'articles. Pour la même raison qu'expose ci-dessous le colonel D. Cottard, nous n'avons pas su son décès. Nous reproduisons l'in memoriam que celui-ci a publié dans le Bulletin de l'Œuvre de saint François de Sales, nous associant aux sentiments qu'il exprime. Maurice de Charette était mon ami. Je n'ai jamais tant regretté de ne pas être un lecteur du *Figaro.* Nous aurions pu, ma femme et moi, aller à son enterrement et présenter nos condoléances à Madame de Charette. Cela nous eût été d'autant plus facile que le Poitou n'est pas loin de la Vendée. Je savais qu'il était très fatigué. Il m'avait demandé de venir le voir, mais quand je lui ai téléphoné pour lui annoncer notre visite, Madame de Charette nous en a dissuadés, disant qu'il était exténué et qu'il ne les supportait plus. Nous avons été cooptés comme membres du Conseil de l'Œuvre à quelques années d'intervalle, moi en 1968, lui en 1974, à la demande du président, Monsieur Prieur, qui éprouvait le besoin de mettre un peu d'ordre dans les affaires de l'Œuvre et, pour ce faire, de rajeunir l'âge moyen du Conseil. Nous ne nous connaissions pas. Mais nous avons appris rapidement à nous connaître à l'occasion des quelques turbulences qui ont secoué l'Œuvre à cette époque. Malgré nos occupations professionnelles, nous avons passé des soirées entières à essayer de voir clair dans des questions qui ne nous étaient pas habituelles, lui comme Secrétaire général et moi comme Trésorier. 111:901 J'ai découvert un compagnon très agréable, à l'intelli­gence aiguë et caustique adoucie par un certain sens de l'humour qui rendait nos séances de travail très agréables. Au cours des années 1975 et 1976, il s'est livré à un véritable travail de bénédictin pour essayer de trouver la trace des actions de l'Œuvre, préalable indispensable à la mise en ordre de la situation financière à laquelle je m'étais attelé. Cela nous a amenés à des situations cocasses résultant du parcours de certaines actions à la suite de partages et de successions. J'ai admiré à cette occasion son souci du détail et son sens de la diplomatie, associé à une discrétion amusée. C'était un joyeux compagnon ayant récolté au cours de son existence un certain nombre d'anecdotes qu'il avait le don de raconter d'une façon très vivante. Décidant un jour de faire restaurer un meuble de famille avant qu'il ne tombe en ruine, il était allé trouver un ébéniste dont il connaissait la réputation s'étendant sur une grande partie de la Vendée. Il s'était d'abord heurté à une fin de non-recevoir de la part d'un vieil artisan qui, lui montrant le hangar jouxtant son atelier, lui dit : -- Mais Monsieur, il y a déjà plusieurs mois que je ne prends plus de commandes, mon hangar déborde. C'était mal connaître Charette. A la fin, devant l'insistance de cet importun qui lui faisait perdre son temps et envers lequel il ne pouvait même pas se mettre en colère, étant donné son imperturbable courtoisie : -- Bon, bon ! écoutez, Monsieur, donnez-moi votre nom et votre adresse, je vous écrirai dès que je pourrai m'occuper de vous. -- Maurice de Charette... -- Comment ? Monsieur de Charette ?... Vous faites partie de la famille de Charette ? -- Oui, et alors ? -- Alors, Monsieur ! Mais ma famille était de chez Stofflet !... Ame­nez votre commode, Monsieur, dit-il en montrant d'un geste large son hangar bourré de meubles... Les Bleus attendront ! Enfin, Madame de Charette ne m'en voudra pas de rappeler que je dois à sa gentillesse de garder un souvenir de son mari. Il y a une dizaine d'années, ils habitaient une charmante demeure vendéenne, relais de chasse ou petite folie du XVIII^e^ dont ils se sont séparés car sa remise en état ne leur paraissait pas très raisonnable. Nous leur avions rendu visite au cours d'une belle journée automnale d'un froid assez vif. A la place du thé, pour nous protéger sur la route du retour, ils nous avaient offert un punch merveilleux, vieille recette de famille dite : Punch Charette, dont Madame de Charette a bien voulu donner la recette à mon épouse, sous réserve qu'elle en gardât le secret. Secret bien gardé, mais agréablement partagé, qui nous rappelle à chaque fois son souvenir. \[*Fin de la reproduction intégrale de l'*in memoriam *du colonel D. Cottard dans le* Bulletin de saint François de Sales*.*\] 112:901 ## AVIS PRATIQUES ### La troisième série Pourquoi une troisième série ? -- A cause des circonstances actuelles, dont la principale, en ce qui concerne la revue, est la constante réduction, en nombre et en qualité, du public intellectuel. Moins nombreux, les lecteurs qui demeurent lisent moins ; consa­crant moins de temps et d'application à la lecture, leur aptitude diminue. En abaissant le niveau intellectuel de la revue, il aurait (peut-être) été possible de conserver un nombre d'abonnés suffisant pour mainte­nir à ITINÉRAIRES l'ampleur matérielle de la seconde série. Vous remarquerez en effet qu'aujourd'hui les revues dites de culture générale ne publient plus que des articles qui, par leur dimension réduite et leur niveau facile, sont en réalité des articles de journaux. Notre troisième série se propose au contraire de ne faire aucune concession au constant abaissement de la plus grande partie d'un public qui se révèle de moins en moins apte aux lectures studieuses, à l'effort mental, au travail réfléchi et critique, à la vie intérieure. La revue entend maintenir sa tenue intellectuelle et l'ampleur de ses études : elle en publiera moins, voilà tout, peut-être beaucoup moins, contrainte de réduire le nombre de ses pages en fonction de l'amenuisement du public désireux et capable d'étudier. En conséquence : Le principal changement est que le nombre de pages mais aussi les tarifs d'abonnement deviennent variables, la parution demeurant trimestrielle. 113:901 Chaque trimestre, le nombre de pages augmentera ou diminuera selon les variations du nombre des abonnés. Les tarifs d'abonnement varieront de manière semblable : c'est-à-dire que le tarif en vigueur sera toujours, désormais, celui qu'indique le dernier numéro paru au moment où l'on souscrit un abonnement ou un réabonnement. Les abonnements en cours demeurent bien entendu valables pour la durée pour laquelle ils ont été souscrits ; mais désormais les abonne­ments seront uniformément d'un an. Jusqu'à leur échéance, ils ne seront pas atteints par les variations de tarif. Le présent numéro 1 de la troisième série est le dernier qui soit vendu au numéro (non point à l'adresse de la revue, mais à DIFRALIVRE, aux NOUVELLES ÉDITIONS LATINES ou chez DMM). A partir du suivant, la revue sera strictement réservée à ses abonnés. En revanche les numéros non épuisés de la première et de la seconde série sont toujours en vente à DIFRALIVRE, BP 13, 78580 Maule ; tél. : 30.90.72.89. Les plus anciens qui soient encore disponibles sont le numéro 146 (numéro spécial de septembre 1970 sur le saint sacrifice de la messe), le numéro 166 (numéro spécial de 1972 sur André Charlier), le numéro 220 (février 1978). Sont également disponibles des exemplaires du numéro 300 (février 1986) conte­nant la table complète des articles parus dans ITINÉRAIRES du numéro 1 au numéro 300. ============== fin du numéro 901. [^1]:  -- (1). Discours au 5^e^ Congrès international des juristes en mars 1984. [^2]:  -- (2). Allocution aux évêques de l'Inde en visite « *ad limina* »*, 23* juin 1979. [^3]:  -- (3). La dignité morale s'acquérant par l'éducation, on peut s'interroger sur la valeur de ce droit chez les plus jeunes. Il faut citer ici l'objection pédagogi­que et pastorale de Jean Madiran : « La déclaration conciliaire traite des conditions dans lesquelles on recherche la vérité religieuse... comme si la plupart des hommes étaient des convertis, étaient des baptisés de l'âge adulte : ce qui est un cas très respectable et même très merveilleux, mais enfin très exceptionnel... L'immense majorité des chrétiens le sont devenus sans l'avoir demandé ni recherché. Ils le sont restés d'abord parce qu'ils ont bénéficié d'une éducation non pas indifférente ni permissive, mais contraignante... » (*Itinéraires* n° 336 de septembre-octobre 1989). [^4]:  -- (4). *Ils l'ont découronné,* aux éditions Fideliter, p. 196. [^5]:  -- (5). « Elle peut s'entendre aussi dans le sens que l'homme dans l'État a le droit de suivre, selon sa conscience, la volonté de Dieu et d'accomplir ses commandements sans être nullement empêché. Cette liberté, la vraie liberté, la liberté digne des enfants de Dieu... a toujours été l'objet des désirs et de l'amour de l'Église. C'est la liberté que ne cessèrent de revendiquer les apôtres pour eux-mêmes, et que consacrèrent par leur sang les innombrables martyrs chrétiens. » (Léon XIII dans *Libertas :* 21.) [^6]:  -- (1). Catalina de Erauso, *La Nonne-Soldat* (La Différence). [^7]:  -- (2). Le texte est écrit au masculin sauf en cas de grand péril, de grande peur et de révérence pour un prince de l'Église. [^8]:  -- (3). S'agissait-il de lamas ? [^9]:  -- (4). On commence à admettre que les chocs anaphylactiques ont fait plus de ravages dans les populations aborigènes que les épées des soldats d'Europe. [^10]:  -- (1). André Figueras, *Onze amiraux dans l'ouragan,* publications A. Figueras, BP 575, 75027 Paris cedex 01. [^11]:  -- (1). On peut interrompre mais en s'excusant et en rendant immédiatement la parole à son interlocuteur. [^12]:  -- (2). Nos voisins anglais pour signifier la même chose ont une expres­sion similaire. Ils disent « partir à la française ». [^13]:  -- (1). *Cher Cacique... ou Claudel épistolier,* dans ITINÉRAIRES n° V, mars 1991. [^14]:  -- (2). « Le goût dans la prière est le fruit de la patience et de la fidélité. Tu as toutes tes journées à toi. Pourquoi ne fais-tu pas *chaque jour,* chaque jour inviolablement, une demi-heure de méditation, ou simplement de station paisible dans une église devant le Saint-Sacrement ? Tu en recueillerais bientôt les fruits. Pourquoi ne t'astreins-tu pas par vœu à faire le Chemin de croix chaque semaine ? Dis-tu quelquefois le chapelet avec ton mari ? Priez-vous ensemble ? Tout cela est très important pour l'union des cœurs et la bénédic­tion de Dieu (...). Rien n'attire davantage la bénédiction de Dieu sur les enfants que l'union profonde et complète entre le père et la mère » (18 janvier 1935). [^15]: **\*** -- Voir aussi It 903-12-93, p. 72. [^16]:  -- (3). Article sur *La biographie de Gérald Antoine,* dans le dossier Claudel d'ITINÉRAIRES n° 335, juillet-août 1989. [^17]:  -- (4). Voir *Supplément aux Œuvres complètes,* éd. L'Age d'Homme (tome I, 1990). Le manuscrit est daté du 20 mai 1936. On croirait un programme de la Révolution nationale : lutte contre l'individualisme, le parlementarisme, le marxisme, « toutes les féodalités, aussi bien celle des trusts que celle des instituteurs », remplacement des politiciens par « une organisation des élites, spontanément recrutées dans toutes les classes de la nation ». Avec peut-être plus d'insistance qu'il n'y en aura à Vichy sur l'initiative privée à opposer à l'État (mais Claudel n'écrit pas dans un pays en guerre). [^18]:  -- (5). Le cardinal Verdier était archevêque de Paris, le cardinal Baudrillart, recteur de l'Institut catholique de Paris et académicien.