# 902-09-93
(Troisième série -- Automne 1993, Numéro 2)
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## ÉDITORIAL
### L'installation du mensonge
L'EFFONDREMENT du régime soviétique en 1989 a fait universellement décréter depuis quatre ans qu'il n'y a plus désormais de péril communiste. Toutefois la plupart de ceux qui l'assurent aujourd'hui ne connaissaient pas non plus de péril communiste avant 1989. Ils ne connaissaient, ils ne connaissent toujours qu'un péril nazi.
Il doit y avoir là quelque tromperie.
Et puisque la quasi-totalité de nos contemporains supportent et vivent cette tromperie comme si elle était naturelle, comme si elle allait de soi, comme si c'était une vérité indiscutablement établie, c'est donc que l'intoxication est en quelque sorte passée dans le sang, dans la moelle ; dans les cœurs et les âmes.
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#### I. -- Le marxisme « extra-philosophique »
Ce n'est pas rien, l'effondrement du système qui, de Moscou, finançait et dirigeait clandestinement l'ensemble des partis communistes dans le monde. Que Tito puis Mao se soient affranchis du système (tout en se l'appropriant), déjà ce n'était pas rien. Le communisme n'est pas le marxisme ; il était parfaitement marxiste, mais il était tout autre chose que le résultat d^'^une progression intellectuelle de la philosophie marxiste. Il était une entreprise marxiste-léniniste, il était une pratique (une « praxis ») lénino-stalinienne ; il était un appareil sociologique de domination. Autrement dit, sans Lénine il est extrêmement probable qu'au XX^e^ siècle, à part quelques professeurs, plus personne n'aurait entendu parler de Marx et du marxisme. Même Jacques Maritain, si peu réaliste souvent, l'avait réalisé : si la philosophie marxiste a pu « s'imposer à des aires de population considérables », disait-il, c'est pour des « raisons extra-philosophiques » et non point par l'évidence ou la puissance de sa pensée ; elle s'était imposée « en vertu d'événements politiques et sociaux d'importance majeure » ([^1]). Dès 1937, l'encyclique pontificale *Divini Redemptoris* sur le communisme avait correctement posé la vraie question :
« Comment se fait-il que cette doctrine \[marxiste\] depuis longtemps dépassée scientifiquement et complètement réfutée par l'expérience quotidienne puisse se répandre si rapidement \[sous la forme du communisme en acte\] dans le monde entier ? »
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La diffusion de cette « doctrine complètement réfutée » fut imposée par des ressorts extra-doctrinaux. En opérant les stratégies et tactiques qu'impliquait la philosophie marxiste, Lénine a détourné les marxistes de s'appliquer à former des professeurs de marxisme qui à leur tour enseigneraient la théorie marxiste pour former d'autres professeurs et d'autres disciples et ainsi de suite. La théorie marxiste a eu pour but, avec Lénine, de former des « révolutionnaires professionnels » ayant non pas à enseigner la dialectique selon Marx mais à la pratiquer selon les consignes du parti ; et à la faire pratiquer même par ceux qui n'en ont jamais entendu parler. La domination qui s'étendait ainsi n'était pas celle d'un courant d'idées mais celle d'une technique sociologique mise en œuvre par un appareil mondial de type militaire et à direction clandestine.
Il n'en reste aujourd'hui que des tronçons, en Russie, en Serbie, à Cuba, en Chine, au Vietnam, en Afrique du Sud, venimeux et non sans puissance, mais désormais sans articulation commune, semble-t-il, sans direction centrale ; la réalité d'un communisme unique et centralisé, on ne saurait jurer qu'elle ne se reformera jamais, cela est du domaine de la prophétie ; on constate qu'elle a été brisée, que sa marche à la domination mondiale est interrompue et qu'on n'aperçoit pas pour le moment de probabilité évidente d'une éventuelle reconstitution. C'est ce communisme-là, ce communisme en acte, que la revue ITINÉRAIRES a toujours désigné à ses lecteurs comme une nouvelle forme d'esclavage, la plus totale que l^'^histoire ait connue jusqu^'^ici ; la revue ITINÉRAIRES a toujours professé que la résistance aux entreprises de l'organisation communiste internationale était au premier rang de nos urgences temporelles.
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Sans m'attarder à une inopérante réfutation théorique du marxisme, c'est à l'étude du fonctionnement de l^'^appareil communiste que je m'étais attaché depuis les années 50 : à l'analyse critique de sa « pratique de la dialectique » et de sa « technique de l^'^esclavage » ; et si ces analyses gardent éventuellement quelque intérêt historique, je ne vois pas l'utilité actuelle d'en réitérer l'enseignement oral ou d'en rééditer le recueil maintenant épuisé ([^2]).
Désormais la question posée est celle-ci :
-- *Puisque l'influence prépondérante du marxisme tenait à des causes extra philosophiques, à savoir la puissance politique et sociale de l'appareil communiste secrètement financé et dirigé de Moscou, on devrait aujourd'hui constater la disparition de cette influence.*
En est-il ainsi ?
Eh bien non.
La puissance de l'appareil a installé la prépotence des critères et habitudes mentales d'une vulgate marxiste dans l'enseignement, les médias, les spectacles.
L'installation demeure après l'effacement de l'installateur.
#### II. -- Une bouillie pour édentés
La première cause de cette survivance est évidemment la régression intellectuelle de la société française.
Un abrutissement audio-visuel de l'ensemble de la population, oui : mais cet abrutissement n'aurait sansdoute pas été aussi facile sans la désertification mentale opérée par l'Éducation nationale.
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Le CAPES -- certificat d'aptitude pédagogique à l'enseignement secondaire -- a été attribué en 1992 à 7/20 de moyenne à l'examen, et en 1993 à 6/20. Je ne suis pas un fanatique du système des examens. Mais enfin c'est le système en vigueur pour effectuer sans le dire un peu de l'inévitable « sélection » et pour vérifier la compétence de ceux qui sont admis à la fonction de professeur dans les lycées et collèges. Ils sont nuls. Pas tous ? Bien sûr. Mais les bons, même renforcés par les moyens et les médiocres, ne sont pas assez nombreux pour cette énorme machine d'inculture et de conditionnement nommée « Éducation nationale », elle veut que tout le monde y passe, et y passe longtemps, alors le ministère a besoin de prendre aussi les nuls (6/20 de moyenne !) pour en faire des profs : pourvu qu'ils soient conformes.
La régression intellectuelle de la société française, je suis bien placé pour la mesurer sur une bonne trentaine d'années, je crois l'avoir déjà dit. Quand j'ai fondé ITINÉRAIRES en 1956, la revue était intellectuellement accessible aux élèves normaux de terminale ; aujourd'hui, avec le même niveau intellectuel, elle n'est plus, sauf très rare exception, accessible qu'à leurs professeurs, et encore pas tous, loin de là. Alors tout ce monde de l'inculture continue tranquillement d'ânonner sans difficulté critique, avec les télévisions et radios, la bouillie idéologique pour sous-développés mentaux que le stalinisme triomphant avait installée dans le langage ordinaire des démocraties occidentales.
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#### III. -- Le rappel obsessionnel d'une version stalinienne de la Seconde Guerre mondiale
Nous en sommes toujours, dans les médias, à 1945 et à la continuation de l'épuration communiste, nous en sommes toujours au triomphe de Staline, à la guerre civile qu'il avait introduite, selon le commandement léniniste, à l'intérieur de la guerre étrangère, nous en sommes toujours à la version stalinienne de la Seconde Guerre mondiale, sept fois par semaine au moins sur les chaînes de télévision ; et dans les manuels scolaires. Nous en sommes toujours et plus que jamais à la version de Nuremberg, qu'une loi Rocard de 1990 interdit de contester sous peine d'amende et de prison : Nuremberg, tribunal militaire sous influence stalinienne érigé en source du droit et maître de vérité !
De bonnes gens, de braves cœurs et de bons citoyens ne manquent pas de suggérer, de réclamer, de supplier :
-- *Ne revenez plus sur cette Seconde Guerre mondiale. La page est tournée. Les tâches d'avenir nous attendent ; les urgences d'aujourd'hui ; les préoccupations pour demain...*
Non, la page n'est pas tournée. Ce n'est pas de l'histoire ancienne. C'est l'actualité médiatique de chaque jour. L'installation du mensonge marxiste avait commencé avant la guerre, quand Staline faisait admirer par la conscience internationale médusée sa Constitution soviétique de 1936, « la plus démocratique du monde ». Cette installation a été menée à bien dans les années 1941-1945.
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Sept fois par semaine aujourd'hui, ou davantage, sur une chaîne ou sur l'autre, ou sur toutes, et quasiment partout dans les écoles, les collèges, les lycées, la France et les Français sont obsessionnellement couverts de honte et d'infamie pour s'être massivement rangés derrière le maréchal Pétain en 1940 malgré les appels du général de Gaulle ; pour ne pas s'être insurgés contre le statut des juifs établi par le gouvernement de Vichy. D'où l'interprétation qu'en donne la vérité officielle, c'est la version stalinienne répétée à tous les échos : le maréchal Pétain fut un traître s'acharnant à devancer les requêtes du nazisme pour exterminer les juifs.
Cette énorme imposture ne se trouve ni dans les discours ni dans les mémoires du général de Gaulle. Elle a été forgée par l'infernale dialectique stalinienne. Elle a trompé, elle mobilise jusqu'à d'honnêtes juifs, d'honnêtes chrétiens. Encore en décembre 1992, le directeur du journal *La Croix* en est toujours à injurier « ceux qui ont choisi Vichy » et ont ainsi « accepté de se soumettre à l'idéologie nazie ». Les pendules des médias demeurent bloquées à l'heure de l'épuration communiste de 1945.
Une nation ne peut survivre dans le mensonge sur elle-même. D'ailleurs la disparition de la nation française en tant que nation est bien ce qui est accepté, voire voulu et programmé, par les éléments les plus conscients du personnel idéologique et bureaucratique auquel la France est actuellement soumise.
#### IV. -- Au sommet de l'imposture
Quand, cinquante ans après, le directeur de *La Croix* en est encore à flétrir « ceux qui ont choisi Vichy », il semble ignorer qu'en 1940 personne n'a « choisi » Vichy comme on choisirait un bulletin de vote ou l'adhésion à un parti.
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Le Maréchal était là, seul détenteur des pouvoirs légaux, reconnu comme tel par le monde entier, assumant pour la France le poids et les conséquences du plus grand désastre militaire de son histoire. Personne d'autre, sur le territoire national, ne pouvait ni ne voulait assumer cette charge.
L'imposture se fait doublement monstrueuse et moralement assassine -- elle est alors stalinienne à la perfection -- quand « ceux qui ont choisi Vichy » sont accusés par le directeur de *La Croix* d'avoir par là « accepté de se soumettre à l'idéologie nazie ».
Les Français n'avaient pas affaire en 1940-1944, dans un débat théorique, aux arguments, aux séductions, aux prestiges supposés de cette idéologie.
Ils avaient affaire à la présence brutale de l'armée allemande victorieuse, multipliant ses exigences selon les droits internationalement reconnus aux autorités d'occupation, et peu à peu abusant de ces droits.
La manière de résister à ces exigences ou de tenter de les esquiver ne fut point la même chez Weygand, chez Darlan, chez Laval, plus fière et rigide chez l'un, plus cauteleuse et rouée chez l'autre, on peut approuver cela, désapprouver ceci, mais aucun d'eux, ni bien sûr le Maréchal, c'est trop évident, et trop artificiellement oublié, ne fut séduit ou soumis par l'idéologie nazie !
La cruelle déportation des juifs, comment ne pas la tenir pour réelle, comment peut-on clamer quotidiennement qu'un *révisionnisme* ou qu'un *négationnisme* serait en train de réussir à imposer qu'elle soit effacée des mémoires et rayée de l'histoire ? Mais comment en accepter la version stalinienne selon laquelle le maréchal Pétain, Pierre Laval, le cardinal Saliège, Robert Brasillach et tous autres, lorsqu'ils réclamaient des Allemands qu'ils ne séparent pas les enfants des parents, voulaient par là envoyer à la mort les enfants juifs ? On ne savait point à l'époque que les arrestations massives de juifs les destinaient à des camps où ils trouveraient la mort.
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On savait que les juifs étaient maltraités. On croyait savoir que la brutalité hitlérienne ne préparait toutefois rien d'autre qu'une zone de peuplement juif à l'est de l'Europe. Dans ce sort cruel, séparer les enfants des parents apparaissait comme une cruauté supplémentaire. Le cardinal Saliège, par son célèbre mandement du mois d'août 1942, « les juifs sont des hommes », protestait contre ce supplément de cruauté par lequel « les membres d'une même famille sont séparés les uns des autres ». Mgr Théas déplorait « les familles disloquées ». Le cardinal Gerlier flétrissait « la dispersion cruelle des familles », rappelant « le caractère sacré des liens familiaux ». Robert Brasillach réprouvait ces « brutalités et séparations » contraires à « l'humanité » autant qu'à la « sagesse ». On nous enseigne aujourd'hui qu'en tout cela les Français « devançaient » les Allemands, « dépassaient » leurs exigences, pour envoyer à la mort même les enfants. La version stalinienne se parachève en ajoutant que le pape Pie XII « approuvait et cautionnait la politique d'extermination des juifs menée par Hitler » ([^3]). Trop de juifs importants, trop de chrétiens, de prêtres, d'évêques sont influencés par ce conditionnement obsessionnel qu'ils lisent et entendent quasiment tous les jours.
Ce conditionnement est le brouet habituel dispensé par la distribution des loisirs. Je prends un soir en cours de route une « fiction » télévisée, l'un des feuilletons de l'été 1993, pour vérifier si c'est aussi bête qu'on le dit. Je tombe au moment où le héros tient un discours moral contre le nazisme, tel qu'on en introduit plus ou moins explicitement dans la plupart des « fictions » : ce serait très bien si ce n'était pas si fréquent, et d'autre part s'il y en avait au moins autant contre le communisme, ce qui n'arrive jamais.
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Ce beau discours raconte que le gouvernement de Vichy considérait les enfants juifs comme de « petits chiens » que l'on pouvait supprimer sans émotion. Assurément un feuilleton n'est pas une émission historique, celui qui parle n'est pas un chercheur du CNRS, un astronome de l^'^observatoire Taguieff ni un enquêteur du Centre Wizmoiça ; c'est un personnage de fiction, il croit ce qu'il dit, il se trompe peut-être, il n'enseigne pas, on ne va pas se gendarmer contre une simple création romanesque. Mais tous les personnages sympathiques des fictions télévisées se trompent dans le même sens ; et tous les affreux, ignobles, antipathiques sont régulièrement dans l'autre camp.
*L'autre camp de quoi ?*
#### V. -- La guerre civile
*L'autre camp de cette guerre civile qui ne dit pas son nom : la guerre communiste.*
La version officielle de la Seconde Guerre mondiale estompe la principale conséquence du tournant de juin 1941 : l^'^Allemagne hitlérienne s'étant retournée contre son alliée la Russie stalinienne, Staline aussitôt fait entrer les partis communistes dans la guerre. Ils n'entrent point dans la guerre par patriotisme, car s'il y a sans doute des communistes patriotes, il n'y a aucun parti marxiste-léniniste qui le soit ; selon le précepte de Lénine, ils infusent une guerre civile dans la guerre étrangère, pratiquant le terrorisme sous le couvert de la Résistance nationale. Le général de Gaulle, n'arrivant pas à contrôler leurs excès, finit par y renoncer afin de conserver leur concours et de trouver du côté de Moscou un appui pour desserrer sa dépendance à l^'^égard des Anglo-Américains.
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Le terrorisme communiste se développe alors sur tout le territoire national et devient intense à partir de 1943. L'État français du maréchal Pétain ne peut rester passif. Avec peu de moyens et dans sa « demi-liberté » sans cesse diminuée, il s'efforce de protéger ses fonctionnaires, ses services publics, ses administrations et la population civile rançonnée, brutalisée, assassinée : la Milice française, organisme gouvernemental, est née de cette nécessité ; elle aura de plus en plus affaire à la pression et aux exigences des autorités d'occupation, elle ne les subira pas de son plein gré. La version officielle, obligatoirement imposée, est celle de la propagande stalinienne qui dépeint toute défense contre le terrorisme communiste comme ayant été nazie, pro-nazie, complice du nazisme. C'est maquiller l'histoire.
L'horreur de la guerre civile menée par l'appareil communiste en 1943, en 1944, en 1945, a été occultée longtemps, elle l'est encore. Le curieux témoignage d'un Pierre Boutang est ici particulièrement frappant : il était alors en Afrique et, rentré en métropole à partir de 1946, *il n'a pas su, il n'a pas cru* à ce terrorisme « jusqu'en 1952 », où il fut enfin éclairé par « une enquête » sur un maquis communiste. L'étendue exacte, l'horreur extrême des faits étaient dissimulées : même à lui qui pourtant, de 1946 à 1948, publiait à Paris un vif pamphlet périodique contre l'épuration communiste, *La Dernière Lanterne.* Il n'avait pas su, il n'avait pas cru jusqu'en 1952 que le terrorisme communiste en France, aux années 1943-1944, « avait égalé Bela Kuhn : le crime d'être ancien combattant et légionnaire, sans plus, suffisait pour vous valoir une balle dans la nuque » ([^4]). Tous ceux qui étaient suspects d'hostilité ou d'indifférence à la propagande communiste risquaient l'assassinat.
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Exemples : « Achever un blessé, tuer un frère et une sœur qui veillent à son chevet, cela rentrait jusqu'à présent dans un ordre de mœurs universellement réservé à la Barbarie... S'habiller en gendarmes pour abattre des blessés dans les hôpitaux et aller ensuite tuer d'autres gendarmes dans leur gendarmerie... » ([^5]). Il s'agissait de faire régner la terreur. On peut constater que cette entreprise criminelle des staliniens n'a pas été privée des honneurs décernés à la Résistance nationale ; elle n'en a pas été écartée par le général de Gaulle ni par la plupart des gaullistes. Un demi-siècle plus tard, les staliniens et leur filiation sont toujours ceux qui se glorifient le plus fort de leurs exploits de « résistants ». Si on les a toujours laissé s'en prévaloir, c'est aussi parce que leurs méthodes abominables avaient fait tache d'huile. Des résistants gaullistes, des résistants nationalistes ont été entraînés à imiter plus ou moins le terrorisme des communistes, surtout quand ils combattaient à leurs côtés ou sous leurs ordres : le comité qui organisait en France l'action militaire clandestine de la Résistance avait été infiltré par au moins deux agents staliniens, Maurice Kriegel dit Kriegel-Valrimont, et Roger Ginsburger dit Pierre Villon. De son côté la radio de Londres en langue française prononçait arbitrairement des sentences de mort. Ainsi le 14 avril 1944, elle condamne un industriel de Voiron, Ernest Jourdan, au motif qu'il lui a été dénoncé comme s'étant inscrit à la Milice française. Le 20, les résistants entrent chez lui, le tuent, tuent deux visiteurs qui se trouvaient là, tuent sa femme, tuent sa mère âgée de 82 ans, tuent sa tante, tuent la petite Danièle dans son berceau. Il n'est même pas sûr que l'ordre d'assassinat ait été prononcé au micro de Londres par un agent stalinien ; il n'est pas sûr que les tueurs de Voiron aient été des communistes.
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Mais il est sûr que ce terrorisme assurait le triomphe du stalinisme et l'installation dans les consciences d'une accoutumance au crime marxiste-léniniste : et ainsi commençait à s'estomper durablement la distinction entre le bien et le mal. Le crime devenait héroïque quand le communisme assurait sa consécration.
#### VI. -- C'est aujourd'hui et nous n'acceptons pas
-- *Mais,* instance, *qu'importe aujourd'hui ? Pourquoi revenir toujours à cette Seconde Guerre mondiale ?* Pourquoi ?
Je vais le (re)dire.
Car il ne faut pas tout confondre. Bien sûr, si des historiens découvraient que nos idées sur la Guerre de Trente Ans (1618-1648) ou sur la paix de Campoformio (1797) sont complètement erronées, ils auraient raison de le faire savoir, cela ne provoquerait aucun déchirement national. Si par impossible il s'en produisait un là-dessus, c'est alors qu'il conviendrait d'exhorter tout un chacun à tourner la page, parler d'autre chose, s'occuper du présent, penser à l'avenir. Il n'en va pas de même avec l'insistance quotidienne qui nous impose une version stalinienne de la Seconde Guerre mondiale : point seulement parce qu'elle est plus proche de nous, mais surtout parce que cette version mensongère porte atteinte à des ressorts essentiels de la vie nationale. D'ailleurs le mensonge peut viser la France au cœur, même s'il porte sur une période beaucoup plus lointaine. En cette année 1993, le président d'une institution représentative légalement reconnue a réclamé en justice, par une déposition écrite, que « *la référence au baptême de Clovis par l'évêque Rémi* » soit condamnée comme un délit « *puissamment incitatif à la haine raciale* ».
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C'était le jeudi 18 février, à la XVII^e^ chambre du tribunal d'instance de Paris. Nous atteignons là un autre sommet des falsifications idéologiques héritées du maréchal Staline qui, pour « résoudre » -- c^'^est-à-dire supprimer -- la « question nationale » et la « question religieuse », réprimait comme insupportablement « discriminatoire » toute manifestation du sentiment national ou de la foi religieuse : les deux obstacles contre lesquels le communisme soviétique a finalement brisé son système après soixante-dix années de cruelle mais vaine persécution. On commence par interdire la référence aux principes de la Révolution nationale du maréchal Pétain, on finit par interdire jusqu'à la référence au baptême de Clovis par saint Rémi. C'est toute l'identité historique de la nation française qui se trouve frappée d^'^interdiction. Par tous les moyens officiels de communication, d^'^enseignement, de formation, d^'^encadrement, d^'^organisation du travail et d^'^organisation des loisirs, les Français sont courbés sous une domination qui s'emploie à les vider de leur être moral et mental. Ce que nous attendons, ce que nous espérons, ce à quoi peut-être nous aurons apporté une contribution, c'est la libération des esprits, la libération des cœurs, la délivrance des âmes captives du mensonge marxiste universellement installé dans les démocraties modernes.
Nous y sommes rebelles.
Nous resterons des rebelles jusqu'au jour de la délivrance.
S'il se trouvait, comme il n'est « pas tout à fait absurde de le redouter », que ce soient « le mal et la mort qui doivent l'emporter », et que notre temps d'imposture « ait eu pour fonction historique de fermer l'histoire et de finir le monde » ([^6]), alors, dans cette hypothèse extrême, nous serions les derniers rebelles ; mais rebelles toujours.
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Rebelles sans armes, rebelles d'une totale insurrection intellectuelle et morale. Il ne dépend pas de nous d'inverser le cours des choses ni de renverser ceux qui le dirigent. Il dépend de nous d'être des rebelles conscients, des rebelles explicites, des rebelles qui disent pourquoi, des cœurs définitivement rebelles à toute autorité qui ne s'exerce pas au nom de Dieu, pour le bien commun et le salut public ; rebelles à des pouvoirs fondés sur l'imposture, rebelles à des lois qui sont des brigandages, rebelles à des administrations qui sont des pillages et des gabegies, rebelles à un système politique mafieux et racketteur. Nous ne pouvons empêcher, le roi lui-même d'une nation théoriquement catholique, le roi des Belges mort cette année n'a pu empêcher la légalisation dans son pays du crime abominable. L'avortement encouragé et remboursé règne sur les anciennes « nations chrétiennes » devenues (est-ce donc un progrès ?) les « grandes démocraties occidentales », nous sommes rebelles à cette légalité inhumaine et à cette officialisation de l'offense au Créateur, nous sommes à tout jamais rebelles, par la grâce de Dieu, à ce règne de Satan.
Jean Madiran.
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## CHRONIQUES
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### Regain de la gnose
par Georges Laffly
DANS les premiers siècles du christianisme apparaît de l'Égypte à la Judée et à la Mésopotamie le phénomène religieux que l'on désigne comme « gnosticisme », mot qui recouvre un grand nombre de sectes et de doctrines, y compris un fait aussi durable que le manichéisme. C'est une racine lointaine de la foi des Cathares (voir ITINÉRAIRES, numéro XII : *Le retour des Cathares ?*)*.*
Ces sectes ont en commun le dualisme : le monde est sous l^'^empire de deux Dieux, d^'^ailleurs inégaux. Il s'agit d'expliquer la présence du Mal dans l'univers. On ne peut en attribuer la responsabilité à Dieu sans lui refuser la Bonté, ou la Toute-puissance. L'homme pour sa part est un être infirme (et même infime), innocent au moins par insignifiance, en fait victime d'un Dieu du mal, contrefacteur et auteur d'une création ratée. Pour souligner la distance entre le Dieu bon -- la Lumière incréée -- et le Démiurge ignorant, les gnostiques rivalisent de hiérarchies spirituelles et multiplient les entités et les aventures qui les éloignent du monde spirituel, le seul vrai. Là est la chute, qui n'est pas le fait de l'homme. Ces différents degrés sont autant de barrières qui soulignent à la fois la bassesse de notre état et l'impeccabilité divine.
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Cet homme modelé par le démiurge est cependant porteur d'une étincelle divine, ou peut l'être, par suite d^'^une des aventures que l'on vient d'évoquer et qui a entraîné dans l'abîme de la matière une partie de la substance lumineuse. En fait, l'humanité n^'^est pas une. Elle est formée de trois catégories, dont le sort est divers : les pneumatiques, spirituels qui rejoindront la Lumière ; les psychiques, qui possèdent une âme et peuvent à certaines conditions être sauvés ; les hyliques formés de matière seulement, poussière qui redeviendra poussière.
Saint Irénée écrit de l'une de ces sectes, les Valentiniens :
« Les psychiques \[selon eux\] reçoivent l^'^instruction psychique ; ils sont affermis par les œuvres et la foi simple, et ne possèdent pas la gnose parfaite. C^'^est notre cas, à nous qui sommes d^'^Église ; les bonnes œuvres nous sont donc nécessaires pour le salut. Eux \[les Valentiniens\] ne sont pas sauvés par les œuvres, mais par leur nature pneumatique. De même qu'il est impossible au hylique d'être sauvé, parce qu'il n^'^est pas susceptible de salut, de même le pneumatique -- c^'^est-à-dire eux -- ne saurait être damné, quelles qu'aient été ses œuvres... Aussi les plus parfaits d^'^entre eux commettent-ils sans honte ce qui est défendu. »
« Ils assistent aux combats de bêtes, et aux combats à mort entre hommes. Ils s^'^adonnent sans réserve aux plaisirs de la chair. Ils déshonorent les femmes qu^'^ils veulent initier. Ils enlèvent au mari la femme dont ils sont tombés amoureux. » Etc.
Et le saint poursuit :
« Mieux, tandis qu'ils commettent toutes sortes d'ignominies et d'impiétés, ils nous traitent de simples et d'imbéciles, nous qui, par crainte de Dieu, nous abstenons fût-ce des péchés de parole et de pensée. Eux se proclament les parfaits et la semence d'élection. Nous autres, d^'^après eux, n'avons que l'usage de la grâce, et c'est pourquoi nous la perdons. Eux, au contraire, prétendent avoir reçu d'en haut la grâce en toute propriété, par suite d'une union ineffable. Et c'est pourquoi, disent-ils, ils se doivent de s'appliquer sans trêve au mystère de l'union sexuelle. » (cité dans H. Leisegang, *La gnose,* éd. Payot)
Jacques Lacarrière, dans *Les Gnostiques,* cite Ptolémée : « De même qu'il est impossible à l'homme matériel (hylique) d'être sauvé, puisque la matière ne peut l'être, de même l^'^homme pneumatique ne peut être damné, quels qu'aient été ses actes. Et de même que l'or conserve sa beauté au sein de la plus noire des boues sans être souillé par elle, de même le gnostique ne peut subir aucune souillure ni perdre son essence pneumatique, car les actes du monde sont désormais sans effet sur lui. »
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Les textes concordent. C^'^est bien une question de nature. Le principe spirituel présent chez le pneumatique est tellement différent de la matière qu^'^il ne peut en rien être affecté par les actes de cette matière, d'ailleurs sans réalité. A la lettre, le pneumatique est *impeccable.*
Les apologistes chrétiens ont beaucoup parlé de cette immoralité des gnostiques. Ils en citent des exemples repoussants. On les a longtemps accusés d^'^être calomnieux, mais le temps passant, il est de plus en plus admis qu'ils disaient vrai. D'ailleurs, notre propre laxisme ne nous fait plus trouver si aberrants et impossibles les faits cités, qui prouvent la liberté des mœurs alexandrines (la réaction n^'^est plus : *ce n'est pas vrai,* mais : *il n'y a pas de quoi fouetter un chat*). Il y avait aussi des sectes vouées à la vie ascétique, mais l'une et l'autre conduite, la sévère et l'immorale, se déduisent aussi logiquement, si le monde est entièrement mauvais et les hommes victimes d'un créateur ignare.
La supériorité naturelle du pneumatique est un privilège pratique qui a pu paraître bien agréable, mais, soyons sérieux, pour qui prenait sérieusement la chose, elle pouvait d^'^abord éveiller le désespoir. Le pneumatique est prisonnier de ce monde, prisonnier de son corps. Il souffre. Il rêve de rejoindre la patrie céleste. Sentiment qui n'est pas étranger au chrétien, bien des hymnes nous le rappellent, du *Salve regina* au *Tantum ergo*. Mais le chrétien ne hait pas la création que Dieu a jugée bonne. Et si elle est dégradée depuis la Chute, elle n'est nullement maudite. Reste un point commun capital : le souvenir, et l'ambition de retrouver un état supérieur. C^'^est ce que rappelle *Le Chant de la perle *: le fils d'un roi a été envoyé en Égypte pour retrouver une perle perdue. Dans cette terre de ténèbres, il oublie sa mission et devient esclave un homme ordinaire, qui ne sait plus sa vraie nature. Mais ses parents lui envoient un message, qui vole comme l'aigle ; c'est le choc nécessaire pour l^'^éveiller et les écailles lui tombent des yeux. Il se rappelle qui il est, se met en quête et retrouve la perle, après avoir lutté contre le serpent qui la gardait, autre image de la matière terrestre. Et le jeune prince retourne dans sa patrie, retrouvant son double, son ange : « Et il promit que j'irais moi aussi avec lui à la porte du roi des rois et que je paraîtrais en même temps que lui avec mon offrande et ma perle devant notre roi. »
Cette perle, c'est évidemment l'étincelle spirituelle, seule part réelle de l'homme. Son corps n'est rien. Il y a chez le gnostique une haine de la chair, les débauches éventuelles ne doivent pas tromper là-dessus. Simon le Magicien dit : « Ce corps dans lequel l'âme est enclose est plus ténébreux que les ténèbres elles-mêmes, plus désagréable que la fange. » Manichéens et Cathares le diront aussi.
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Gnose veut dire connaissance, et le gnostique est celui qui sait. Comment sait-il, comment le pneumatique se révèle-t-il à lui-même ? Par l'*éveil* dont parle *Le Chant de la perle.* Cette révélation vient, on suppose, au terme d'une initiation, d^'^une ascèse longtemps suivie, ou peut-être à l'improviste, en coup de foudre, qui sait. Il s'agit d'une « seconde naissance », belle expression qui fut longtemps employée pour désigner le baptême, il est bien regrettable que l'usage s'en soit perdu. Cet éveil est en quelque sorte la connaissance elle-même : le « pneumatique » comprend son destin, sent sa prison et en même temps qu'il relève d^'^une autre nature que son apparence terrestre. On peut penser que tout un enseignement vient compléter cette découverte : on lui raconte l'origine des choses, et l'erreur du Démiurge. Il participe à des cérémonies, à des sacrements, avec d'autres gnostiques. Il y a sans doute des degrés du savoir, des collèges de plus en plus restreints auxquels il accède. Mais l'essentiel reste le choc premier, la découverte de sa vraie nature et du véritable sens du monde.
Un autre point commun aux sectes gnostiques est qu'elles utilisent toutes, en les détournant, les données et le langage du christianisme, mais aussi du judaïsme et des religions persanes. Les textes sacrés d'une religion et ses rites sont interprétés librement, à la manière dont les néo-pythagoriciens donnaient un sens mystique aux poèmes d'Homère. Sous la trame première s'installe un nouveau système de significations, parfois inverse de celui des fidèles. Le premier jardin, par exemple, devient un lieu maudit, et le serpent, le dieu bon qui en délivre ; Caïn devient un héros libérateur, comme Lucifer. On peut dire que le gnostique vit en parasite sur le milieu religieux où il a choisi de se développer. Les Cathares ont prospéré ainsi. L'avantage d'une telle situation est évident. La secte se place sur un terrain préparé : elle peut, au début, affirmer son orthodoxie et y faire croire ; elle réserve son véritable enseignement à quelques-uns. Ce double jeu est conforme à l^'^esprit même d'une gnose, qui se présente comme un approfondissement du savoir commun. Et bien sûr, le succès est d^'^autant plus assuré que le prestige du secret attire. On veut être du petit nombre à qui est réservée l^'^interprétation authentique qui ne peut être diffusée à tous.
A Alexandrie, gnostiques et chrétiens furent ainsi longtemps confondus, au moins aux yeux des païens, mais assez souvent aussi jusque dans l'intérieur de l^'^Église.
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Les gnostiques eurent pour principal héritier Mani, dont le système recouvrait à la fois une religion ouverte à tous et une hiérarchie cachée, qui n'était accessible qu'au petit nombre : on n'enseignait pas aux *auditeurs* ce qu^'^on disait aux *parfaits* (remarquable, cette permanence de la désignation de *parfaits,* déjà présente chez les Valentiniens et qu'on retrouvera chez les Cathares). Le manichéisme qui mêlait des éléments chrétiens et persans avait aussi assimilé des notions bouddhiques. Il s'est diffusé du Maroc à la Chine, et on sait que saint Augustin en fut l'adepte pendant huit ans. Les Pauliciens, les Bogomiles, et les Cathares enfin en sont issus.
Depuis les Cathares, le dualisme semble éteint en France, et on peut prendre pour une plaisanterie la déclaration de Martin, dans *Candide,* se réclamant du manichéisme. Mais c'est une plaisanterie significative. Le XXII^e^ siècle est le point de départ d^'^une nouvelle poussée dualiste, et plus généralement d^'^un regain de la gnose.
Par certains traits cependant cette nouvelle gnose est différente, et il faut dire un mot, avant d'aborder la question, sur la notion de temps. Pour nous le temps est rectiligne, et la rédemption est située et datée : elle sert même à fixer le point de départ de notre ère. Le Christ est né pour racheter l'humanité, en Palestine, sous Auguste et il a été crucifié sous Tibère. C^'^est là un fait unique, qui ne peut se renouveler. Pas question d'une histoire circulaire, d^'^un retour éternel où sans cesse le Christ renaîtrait pour à nouveau être mis en croix. De là, l'importance que nous attachons à l'Histoire. Et même laïcisée notre civilisation garde ce sentiment d^'^un temps rectiligne. Elle y tient même plus que jamais, en ayant fait un temps orienté vers le progrès, où tout, fatalement, doit demain être meilleur qu'hier.
Pour les gnostiques il n^'^en allait pas du tout ainsi. H.-C. Puech a définitivement traité la question dans *La Gnose et le temps* (Gallimard). Même pour les sectes à coloration chrétienne, la rédemption n'est pas un fait historique. Elle a lieu de toute éternité. Le temps fait partie du monde maudit de la matière, rien de ce qui se passe dans le temps ne peut avoir une importance réelle. « Ce qui importe seul, dit Puech, ce n'est point le caractère concret, réaliste, historique, du drame qu^'^est la vie terrestre du Sauveur, mais le caractère intellectuel, exemplaire, intemporel de la révélation divulguée par le Sauveur. » Et encore : « Le Christ ne s'est pas réellement incarné : sa substance était purement spirituelle, « pneumatique ». Il n^'^y a pas eu une insertion véritable et profonde de Jésus dans le temps. »
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Selon la secte des Séthiens, Jésus laisse sur la croix le corps d'Eden (une entité seulement *psychique*) et monte rejoindre le vrai Dieu. Pour Basilide de même, la Passion n^'^est qu'une apparence : le Dieu qui était en Jésus n'a pu être mis à mort. C^'^est que la mort de Dieu sur une croix est un scandale inconcevable. Il l'est pour les musulmans qui pourtant ne voient dans le Christ qu^'^un prophète. Le scandale était encore plus insupportable pour des gens qui méprisaient la matière (et pour qui l'idée de la résurrection de la chair était aberrante).
De fait, pour la gnose alexandrine, il n'y a pas de Sauveur au sens où nous l^'^entendons. Jésus n'a rien changé à la destinée humaine. Il n'a pas racheté l^'^humanité, ni même la partie « pneumatique » de l'humanité. Son rôle, ou celui de Jean, de toute autre personne considérée comme Sauveur, est un rôle d'*avertisseur.* Ils aident les hommes à se rappeler leur vraie nature, ils favorisent l'éveil. Mais les pneumatiques se sauvent eux-mêmes, et contribuant chacun pour sa part à libérer une part de la lumière spirituelle enfermée dans notre monde, ils sauvent la Lumière incréée. C'est-à-dire, le Sauveur étant un envoyé de la Lumière, que voilà le Sauveur sauvé -- un des traits caractéristiques de la gnose.
De ce temps où rien ne se passe, qui ne peut servir à rien, nous sommes passés à un temps actif, moteur, en quelque sorte divin. C'est l'effet des mythes du progrès et de l'évolution. Le premier nous oblige à croire que l'avenir sera nécessairement meilleur, plus heureux, plus juste, que le passé. La société s'améliore sans cesse. L'histoire conduit à un âge d'or que nous concevons avec des caractères nets : prospérité, égalité et liberté des mœurs. Par suite, il nous est naturel de penser que les siècles précédents étaient au contraire malheureux. Les hommes étaient sales, grossiers, souvent malades. Ils mouraient jeunes. Partout l^'^oppression et la misère. Le second mythe, celui de l'évolution, nous renforce dans cette vision en nous décrivant une terre hostile, l'homme émergeant lentement de l^'^animalité, peu distinct des autres mammifères, féroce et obtus comme eux. Nous avons ainsi comme une projection horizontale, temporelle, des mythes gnostiques qui opposent le Bien et le Mal, la Lumière et la matière.
A l'origine, la matière, la haine, l^'^imbécillité, en somme le monde tel qu'a pu le rater le Démiurge. Mais il n'y a pas eu de parcelles divines tombées dans la matière, seul le hasard fait naître chez l'homme ces étincelles de pensée. Le hasard et le temps, bien sûr, beaucoup de temps. Et par le labeur de l^'^homme, petit à petit le monde ténébreux du Démiurge se trouve purifié, ennobli.
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C^'^est au fond la vision de Teilhard comme d^'^Abellio. Au lieu d'un dualisme irréconciliable, nous avons un dualisme dans le temps, et ce vecteur suffit à la victoire finale, future, de la Lumière, qui ne fait pas de doute à nos yeux. Perspective bien plus confortable, où nous avons matérialisé, abaissé, l'idée de rédemption.
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Mais revenons à *Candide.* C'est au beau milieu de ce conte, au retour d'Eldorado, qu'apparaît le personnage de Martin, l^'^opposé exact de Pangloss. Il affirme avec simplicité : « ...la vérité est que je suis manichéen. -- Vous vous moquez de moi, dit Candide ; il n'y a plus de manichéens dans le monde. -- Il y a moi, dit Martin ; je ne sais qu^'^y faire, mais je ne puis penser autrement ».
Il s'explique un peu plus loin : « ...je vous avoue qu'en jetant la vue sur ce globe, ou plutôt sur ce globule, je pense que Dieu l^'^a abandonné à quelque être malfaisant ». C'est l'attitude fondamentale. Tous les contempteurs de la Création, tous les utopistes encore plus nombreux vont reprendre cette chanson.
Les disciples de Martin sont nombreux. Citons au hasard. Chamfort : « Le monde physique paraît l'ouvrage d'un Être puissant et bon qui a été obligé d'abandonner à un Être malfaisant l^'^exécution d'une partie de son plan. Mais le monde moral paraît être le produit des caprices d^'^un Diable devenu fou. » Lichtenberg : « J'ai peine à croire qu'on parvienne à démontrer un jour que nous sommes l'œuvre d^'^un être suprême et non pas, comme il semble, celle d'un être fort imparfait qui nous a fabriqués en manière de passe-temps. » Nietzsche, lui, parle d' « un potier qui sait mal son métier », ce qui est l'exacte définition du démiurge. Stendhal est évidemment de la partie : « -- Il croit qu'il n'y a pas de Dieu, ou que, s'il y en a un, il est méchant. -- Cela n'est pas si bête, dit M. Leuwen. » (*Il,* c'est Coffe, le géomètre et républicain de Nancy, l'idéal stendhalien du citoyen.)
Seize siècles après Marcion, Valéry retombe sur la même idée : « Le Yaveh de la Bible ne serait-il pas le diable ? » (*Cahiers*) Contre ce Dieu méchant, il faut se révolter. C^'^est le sentiment du Baudelaire de *Révolte,* mais son cas est compliqué : il a beaucoup varié. Cela est encore plus net chez Lautréamont. Nerval, lui, réhabilite les dieux païens dont il annonce le retour :
*Jéhovah ! Le dernier, vaincu par ton génie*
*Qui du fond des enfers criait :* « *ô tyrannie !* »
*C^'^est mon aïeul Bélus ou mon père Dagon.*
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Tercet où l'on peut voir, avec l'exaltation des religions barbares, une revendication révolutionnaire. C'est sa tyrannie que l'on reproche au Dieu biblique, comme s^'^il était Bourbon. Les dieux phéniciens sont coiffés du bonnet rouge. Anteros (qui parle dans ce sonnet) met la haine au service de la revanche des Dieux fils de la terre, nouvelle version de l'assaut des Titans contre l'Olympe.
Que notre monde soit mauvais, c^'^est le fond des doctrines les mieux reçues au XX^e^ siècle. Elles sont plutôt sombres, comme le fait remarquer M. Eliade dans son *Journal.* En naissant, nous dit Freud, nous sommes voués au parricide et à l'inceste. Durant notre vie, nous voilà selon Marx destinés à devenir exploiteurs ou exploités, tyrans de nos frères ou bétail. Mus par des pulsions peu contrôlables, entraînés par des courants collectifs irrésistibles, jamais maîtres de nous-mêmes, et d'ailleurs peu consistants -- ce qu'on nomme l'identité est un leurre -- nous ne sommes que les jouets de forces étrangères. Trop inconsistants pour être responsables, nous sommes cependant coupables à l'égard des peuples plus faibles, à l'égard de la Terre que nous pillons et polluons. Agents de morts, nous finissons par succomber sans laisser de traces. Le tableau vaut bien les noires visions manichéennes. La seule attitude possible est le refus. Les exemples ne manquent pas. J^'^en choisis un qui semble plutôt inattendu. Dans une lettre à Gaëtan Picon, Malraux tranche avec sa vigueur habituelle : « C'est dans l'accusation de la vie que se trouve la dignité fondamentale de la pensée, et toute pensée qui justifie réellement l'univers s'avilit dès qu'elle est autre chose qu'un espoir. »
C'est la réaction gnostique à l'état pur.
La même condamnation se déploie chez un écrivain de rang moindre, sans doute, mais qui ne manque pas d'intérêt. Jacques Lacarrière dans son livre sur *les Gnostiques* adhère à la doctrine avec une sorte de fièvre farouche. Il unit révolte politique et révolte métaphysique dans un refus total de ce qui existe : « Le mal, c^'^est l'existence de la matière en elle-même, en tant que création parodique. » (L^'^épithète rappelle la fable du démiurge modelant un monde raté et un homme incapable de se tenir debout, mais par comparai-son à quelle création réussie, à quel vrai Dieu, Lacarrière peut-il parler de parodie ? il ne le dit pas.)
Citons encore : « Le simple fait de vivre, de respirer, de se nourrir, de dormir, de rêver, implique l^'^existence et l'accroissement du mal. » On rejoint là une attitude commune à toutes les sectes dualistes, le refus de la procréation. Prolonger la vie et l'accroître est un crime. La révolte politique suit :
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« Nous sommes des exploités à l'échelle cosmique, les prolétaires du bourreau-démiurge, des esclaves exilés... des étrangers sur notre propre terre. » Cette révolte générale se manifeste par le blasphème et l'injure au Dieu créateur.
Lacarrière reconnaît comme gnostiques contemporains Marguerite Yourcenar, en particulier à cause de *l'Œuvre au noir,* et Cioran. Il est certain que l'auteur d'ouvrages comme *Le Mauvais démiurge* ou *la Chute dans le temps* est exemplaire dans ce genre. Il vante la nécessité de « déclassement de l'idée de Bien ». Il affirme que l'histoire, multipliant le mal et faisant régner la terreur sur les peuples, rend impossible d'invoquer un Dieu. « Il nous fallut, dit-il, un autre système de références, un autre *patron.* Le Diable était la figure rêvée. Tout en lui s'accorde avec la nature des événements dont il est l'agent, le principe régulateur : ses attributs coïncident avec ceux du temps. » (*La Tentation d'exister*)
Il est curieux de voir que Cioran, bien obligé de concevoir le Bien et la Justice pour dénoncer la Terreur de l'histoire et le Mal, ne se demande pas d'où il en tient l'idée. Pas plus que Lacarrière ne s'interroge pour savoir au nom de quoi il peut dire la création parodique. Leur pensée ne peut s'exprimer qu'en se référant à des principes dont ils se sont amputés au préalable. Un dualisme athée est encore plus paradoxal que le vieux dualisme de Mani.
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« Étrangers sur notre propre terre », dit Lacarrière. Les cris semblables arrivent en foule, depuis le romantisme, les récents, « La terre après tout n'est pas ma patrie » (Cocteau) et les plus anciens : « n'importe où, pourvu que ce soit hors du monde » (Baudelaire), ou « La vraie vie est ailleurs » (Rimbaud). L'homme est un exilé, et pis encore, un prisonnier. C'est ce que disait *Le Chant de la perle,* et ce que Baudelaire, qui probablement n'avait jamais lu de texte gnostique, répète :
*Une idée, une forme, un Être*
*Parti de l'azur et tombé*
*Dans un Styx bourbeux et plombé*
*Où nul œil du Ciel ne pénètre.*
> (*L'Irrémédiable*)
Du moins les gnostiques alexandrins pensaient-ils que l'étincelle divine prisonnière de la matière pouvait s'en évader, grâce à l'éveil et à la connaissance. Et pour Baudelaire, c^'^est encore un Être bien défini qui est enfermé dans le Styx. Il peut y avoir une vision plus pessimiste encore, si l'on imagine que cet Être a peu de réalité, et que d'ailleurs l'ensemble de notre univers est insignifiant.
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Il est peut-être erroné de dire cette vision pessimiste. Certains peuvent trouver une consolation dans le fait de cette insignifiance rien de ce qui nous concerne n'a d^'^importance. Ni la faute première ni aucune autre ne peuvent hisser l'homme hors du néant. *Il n'y a pas de mal.* On préfère être considéré comme insolvable plutôt que d^'^accepter, avec l'être, le risque de la culpabilité. En même temps, il devient possible d'accuser l'humanité de présomption. Cocteau, que je cite encore, car il est bon médium, écrit souvent des notes dans le genre de celle-ci : « Dès qu^'^une planète se croûte (adolescence) il y vient une moisissure dont nous sommes la vermine. Tout cela nous semble admirable et l'homme a poussé le ridicule jusqu^'^à se croire à l^'^image de Dieu. » (*Le Passé défini*. 8 juillet 54)
C'est ce penchant qui pousse à renoncer à la permanence de notre être et à refuser l'immortalité, autre ambition inconsidérée pour la « moisissure ». Nietzsche dans ses dernières années reproche furieusement au christianisme d'avoir exagéré l'importance de la personne. Mais se réjouirait-il de la voir attaquée, reniée, dissoute, comme on fait aujourd'hui ? On rejoint l'Inde et son sentiment de l^'^impermanence, de l'illusion.
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Voilà où vont les héritiers conscients ou non du dualisme *noir.* Une autre catégorie est celle des gnostiques conscients de leur haut rang, et nullement convaincus qu^'^ils vont à la dissolution. Au contraire, ils diraient comme Basilide (Alexandrin du II^e^ siècle)
« C'est nous qui sommes les hommes ; tous les autres ne sont que pourceaux et chiens. » Et les hommes sont appelés à la délivrance pneumatiques, ils rejoindront la Lumière incréée.
Cette solide conviction est celle de Hugo, même si chez lui la métamorphose joue, et fait du temps un agent actif d^'^élévation. On voit partout dans *La Légende des siècles* et les poèmes de la fin que l'homme, s'il est engagé dans la matière, est en voie de s'en libérer. Il tend à s^'^arracher à la pesanteur, à voler, à se révéler purement spirituel :
*... La pesanteur, liée au pied du genre humain*
*Se brisa ; cette chaîne était toutes les chaînes*
et le mal, l^'^erreur, les faux dieux
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*Tombèrent dans la poudre avec l'antique sort*
*Comme le vêtement du bagne dont on sort*
lit-on dans *Plein ciel*. Même s^'^il est arrivé au poète de parler (dans *la Bouche d'ombre*) de « la création sainte », son sentiment profond est bien que notre monde de matière est un bagne. Et ce qui est vraiment saint, à ses yeux, c'est ce qui refuse ce monde, la révolte :
*Misérable homme, fait pour la révolte sainte*
(*Le Satyre*)
*...C'est l'homme*
*C'est la grande révolte obéissant à Dieu*
*La sainte fausse clé du fatal gouffre bleu*
(*Plein ciel*)
Si la révolte contre la Création obéit à Dieu, c'est que cette création n'est pas œuvre divine, ou œuvre divine falsifiée. On retombe sur les imaginations gnostiques. Pour Hugo, c'est à l'homme de réparer les défauts de ce qui existe. Il sera aidé par l'ange Liberté. Cet ange est né du souffle de Dieu animant une plume laissée par Satan au bord du gouffre de sa chute. Liberté tient donc des deux principes, Bien et Mal. Il demande à Satan la permission de sauver l'homme.
*... Oh ! ne me défends pas de jeter dans les cieux*
*Et les enfers le cri de l'amour factieux*
(*La fin de Satan*)
L'amour factieux, c^'^est bien l'union des deux principes.
Il semble que Hugo ait conçu cette libération de l'homme de la manière la plus concrète. S^'^il rêve de navires aériens (*Plein ciel*)*,* c'est que la technique concourt à la délivrance. L'homme de la machine est déjà plus divin que l'homme de l'outil. Mais il envisage aussi une métamorphose physique, où l'ancien forçat devient ange.
*O nuit ! se pourrait-il que l'homme, ancien forçat*
*Que l'esprit humain, vieux reptile,*
*Devînt ange, et brisant le carcan qui le mord,*
*Fût soudain de plain-pied avec les cieux ?*
*La mort va donc devenir inutile.*
(*Plein ciel*)
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L'homme, pour accéder à un état divin, n'aura donc plus besoin de passer par la mort, comme le pensaient les vieux gnostiques pour qui c^'^était le passage nécessaire. Le poète imagine une sorte de corps glorieux, mais non par une résurrection de la chair : par une transfiguration qui serait le résultat du progrès, d'une évolution ; l'homme mûrit sous l'action de sa pensée et d^'^ailleurs du temps lui-même. Nous avons là l^'^exemple typique du dualisme temporel, où le mal se résout en bien, et la matière en esprit. La vision de Teilhard est-elle d^'^un autre ordre ? nullement.
\*\*\*
Le mot gnose a bien des sens, et il est vrai qu'on peut parler aussi d'une gnose chrétienne, au sens d'un approfondissement de la révélation et des textes sacrés. En général, cependant, le mot est employé par des initiés, ou qui se prétendent tels. Ils voient dans les textes et les dogmes d^'^une religion un matériel qu'ils entendent interpréter selon des lumières qui leur sont propres. Ils sont souvent à cheval sur deux ou trois religions, passant de l'une à l^'^autre. Ils appellent cela « parler le langage des oiseaux ». Cette assurance de posséder une connaissance qui reste fermée à la plupart, la supériorité qu'ils affectent d'avoir sur les fidèles n'ayant accès qu'à la surface du message, font d'eux des gnostiques comparables à ceux qu'on vient de voir, même s'ils ne se réclament d'aucun dualisme. C'est même à travers eux que l'on a pu observer principalement le retour de la gnose.
Au moment de la mort de René Guénon, on put lire son éloge sous la plume d^'^André Breton, dans la revue surréaliste *Medium.* Le poète saluait « ...le grand aventurier solitaire qui repoussa la foi pour la connaissance, opposa la délivrance au « salut » et dégagea la métaphysique des ruines de la religion qui la recouvraient ».
Il faut d'abord noter l'importance d'une conjonction aussi inattendue entre le surréaliste et le témoin de la « Tradition » originelle, entre l'homme à l^'^influence souterraine et le chef d'école qui fit tant de tapage. Breton a marqué ce siècle jusque dans ses modes et imposé un Parnasse inédit, où Lautréamont, Sade et Rimbaud remplacent Homère, Dante et Racine. Il fut un fidèle de Trotski. L'auteur du *Règne de la quantité* méprisait la révolte -- et la démocratie. Et sur Freud, leurs jugements sont aussi incompatibles. Guénon, de plus, ne pouvait se reconnaître comme un aventurier solitaire, lui qui pensait hériter d'une sagesse immuable venue de la nuit des temps.
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Notons au passage que s'il se réclamait de cette gnose, il rejetait avec violence tout ce qui relève du gnosticisme (en particulier à cause du dualisme, je pense).
Cependant Breton ne se trompe pas quand il loue Guénon de rejeter foi, salut et religion pour leur préférer la connaissance, la délivrance et la métaphysique. Le gnostique *sait.* Il n'a pas besoin de *croire.* Grand avantage dans notre société, puisque, comme le dit Jung, « la conscience moderne a la foi en horreur » (*Problèmes de l'âme moderne*)*.* Il est probable qu'il y a une sorte de calembour dans le mot de *connaissance* employé par Breton. Il n'est pas assuré qu'il ait séparé les deux sens de *raison* et d'*intuition intellectuelle* que Guénon distingue nettement, comme fait F. Schuon. Celui-ci écrit : « L'intuition intellectuelle est une participation directe et active à la connaissance divine, et non la participation indirecte et passive comme l'est la foi » (*De l'unité transcendante des religions*)*.* Par cette intuition l'individu, exactement la part divine qui est en lui, entre en contact direct avec ce qu'Alexandrie nommait la Lumière incréée. De même, la religion propose le salut : l'âme élue connaîtra la béatitude, et doit retrouver, avec la résurrection de la chair, son corps à l'état glorieux. La délivrance au contraire est une libération de la matière où l'étincelle divine qui est en l'homme, délivrée de l'individualité, fait retour au Principe, à la Lumière, dont elle émanait, et dont elle a été séparée pendant le séjour terrestre. Les créatures sont irréelles, et pour parler comme les Hindous, seul Brahma, hors du monde, est réel. La personne n'existe pas, l'homme n'est qu^'^un assemblage provisoire et d'ailleurs illusoire.
L'opposition entre religion et métaphysique est une suite normale de ce fait. La règle ne peut être la même pour une âme créée en vue du salut et pour une parcelle divine momentanément immergée dans la matière. Dans le premier cas, la vie spirituelle dépend de la grâce, acceptée ou refusée. Dans l'autre, elle est assurée, du moment qu'a eu lieu l'éveil. Être éveillé, c'est prendre conscience de sa vraie nature et de la vraie nature du monde. C'est le premier acte de la délivrance. Comme dit Guénon : « La Délivrance et la connaissance totale et absolue ne sont véritablement qu'une seule et même chose. » Le baptême n'évite pas le péché, la sécheresse d'âme, l'éloignement de Dieu. L'éveil est bien plus commode. Il a lieu une fois pour toutes et change la nature humaine.
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La confusion sur le sens du mot *connaissance* est ancienne : déjà, au temps du gnosticisme, il recouvrait aussi bien la connaissance surnaturelle que l^'^ensemble des savoirs rationnels, corroborant et justifiant la doctrine.
De nos jours, Abellio reproche à l'école de Guénon d'ignorer les sciences du XX^e^ siècle. Pour sa part, il vise à intégrer à la Tradition -- de la Kabbale au Yi-King -- les développements les plus récents du savoir. Avec la structure absolue, le sénaire, il pense avoir découvert un outil d'analyse universel, mais en même temps, il affirme que c'est la Bible elle-même qui nous propose cet outil, la première phrase du Livre devant être lue ainsi : « Au commencement, Il créa six. » Cette capacité d^'^interprétation est comme on sait courante dans le domaine de l^'^ésotérisme. Abellio, autre exem^^ple, rapprochait les 64 hexagrammes du Yi-King des 64 codons du code génétique. Ainsi le savoir profane devait servir à éclairer et accroître le savoir sacré : « L'incorporation de la science produit la connaissance. Seule cette dernière est transformatrice. » Jusqu'au bout, car cette transformation est sans fin, cohabitent le savant et l'initié, l'un donnant à l'autre de la matière à comprendre, à éclairer.
Avec Jacques Lacarrière, la gnose est complètement ramenée sur terre. C^'^est pour lui une doctrine ouverte à tous, ce qui est étranger à la tradition sectaire mais conforme à l'idéologie démocratique. Or, pour Lacarrière, la démocratie est le point de départ de la libération de l'homme (ne parlons plus de délivrance).
La gnose doit être un *déconditionnement :* « Cette connaissance implique avant tout celle des déterminismes biologiques, des impulsions psychiques, des contraintes économiques qui nous gouvernent et nous manœuvrent, mais aussi la participation totale aux problèmes et aux misères de ce temps. » Cela suppose une prise de conscience (l'éveil) : « La certitude existentielle (disons même instinctive) de notre inachèvement. » L'homme n^'^est pas la création ratée d'un maladroit. Il est un être inachevé, qui peut se parfaire. Il sait désormais agir sur ses cellules, sur ses gènes, pour orienter et accélérer ce travail. Ici (comme chez Hugo !) la technique vient au secours du temps. Évidemment, et avec plus de violence qu^'^Abellio, Lacarrière s'en prend à Guénon : il ne peut admettre que la Tradition nous apporte la Vérité, puisque la Vérité ne peut être originelle : au commencement était l^'^erreur, l'ignorance, l'abîme. La vraie connaissance se réalisera demain. Car, et c'est le second stade de cette gnose, après une première libération de nos chaînes matérielles et économiques, nous devrons travailler à changer « les structures mentales de l'homme », pour en finir avec le mal.
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Laïcisation parfaite de la doctrine. C'est du temps --- et de la Science --- que vient la Lumière. « Einstein, Planck, Heisenberg, les gnostiques de notre temps » ouvrent le chemin.
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Ce survol un peu rapide indique au moins l^'^ampleur du phénomène. Le regain des sciences occultes (astrologie, alchimie, numérologie), la diffusion de l'ésotérisme en livres de poche, ce qui est assez comique, et la multiplication des sociétés initiatiques sont des faits que tout le monde peut constater.
L'attrait de ces doctrines tient à deux moteurs puissants : l'insatisfaction et la révolte, d'une part, devant un monde dont on ne sait plus le sens, et d^'^autre part l'orgueil de faire partie du petit groupe de ceux qui savent. On ne risque pas de manquer de public, quand on joue sur de tels sentiments.
Georges Laffly.
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### La nécrologie à trous (IV)
Jacques Madaule\
Collaborateur de Drieu La Rochelle
par Armand Mathieu
*Voir les* « *nécrologies à trous* » *de Bouvier-Ajam et Irène du Luart dans ITINÉRAIRES de juin 1985 ; de Hudeo Kitahara et Dominique Dubarle dans ITINÉRAIRES de juillet-août 1987 ; de François Perroux, Claude Roy, Bernanos, Maurice Blanchot dans ITINÉRAIRES d'avril 1988.*
JAMAIS on n'a autant parlé de la période de l'Occupation. Mais jamais on ne l'a fait d'une manière aussi partielle. Bousquet, Papon, Touvier sont à la une des journaux écrits et télévisés. Mais ceux-ci ignorent délibérément toute une part de la réalité. On peut encore une fois décrire ce phénomène à travers une nécrologie ([^7]).
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Jacques Madaule, né le 11 octobre 1898 à Castelnaudary, est décédé le 19 mars 1993.
Dans *Le Monde,* ils se sont mis à trois (Kéchichian, Josyane Savigneau, Henri Tincq) pour tresser des couronnes mortuaires à « l'essayiste » et à « l'artisan de la réconciliation judéo-chrétienne ».
Rien sur le « maréchaliste », ni sur « le compagnon de route des staliniens »... Avec un bel ensemble, les trois journalistes sautent pudiquement à pieds joints par-dessus l'Occupation, sur laquelle *Le Monde* est d'habitude si prolixe. Rien entre 1940 et 1944.
Entre ces deux dates, le professeur agrégé d'histoire partisan du Front populaire en France et en Espagne, l'ami des juifs, etc., a-t-il été persécuté ?
Non. L'AFP, *Le Monde* et les autres organes de presse savent bien que non (sinon, ils en parleraient). Ils ont lu en toutes lettres dans le *Dictionnaire politique* de Coston que Jacques Madaule « fut co-directeur avec François Perroux de *La Communauté française,* revue maréchaliste publiée à Paris (1941-1942) ».
On pouvait donc être socialiste, démocrate-chrétien, ami des juifs, et maréchaliste ? Mais bien sûr. On pouvait même être tout cela, et de surcroît écrire dans la presse collaborationniste. Jacques Madaule envoya plusieurs articles à la *Nouvelle Revue française* de Drieu La Rochelle. Et celui-ci les inséra. Exactement dans les livraisons d'août 1941 et (sur Gustave Thibon) d'octobre 1941.
Après la guerre, Jacques Madaule travailla pour les Soviétiques, d'abord par son retentissant voyage à Moscou de 1952 (en pleine gloire de Staline), puis par sa participation au Mouvement de la Paix en 1966.
Cela aussi, *Le Monde,* qui travaillait dans le même sens à l'époque, le cache soigneusement à ses lecteurs.
Armand Mathieu.
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### Jünger aujourd'hui (et demain)
par Georges Laffly
Ernst Jünger : *Maxima-minima* (Bourgeois). *Les Ciseaux* (Bourgeois). *Exposition* (Julliard).
*Les Ciseaux,* que Jünger publia en 1990, prolongent la réflexion de toute sa vie. Au départ, avec *le Travailleur* (1932) comme avec *La mobilisation totale* (1931) il décrit le monde nouveau, dominé par la technique. *Le Mur du temps* (1959) complète le tableau, en insistant sur le fait que les principes fondamentaux --- le père, la patrie, l'art --- sont en voie d'abolissement. On est sorti de l'histoire (il n'y a plus de mesure historique des événements, il faudrait plutôt faire appel à la géologie). Le Travailleur est la Figure centrale des nouveaux temps : esclave riche, fier de ses nouveaux pouvoirs, vide de sens, uniquement occupé à plier la planète à ses buts (bien sûr, travailleur n'est pas ici synonyme d'ouvrier, mais de tout homme vivant dans la société technique, où même ce qu'on appelle loisirs relève du temps du travail et de la marchandise).
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En même temps, « Dieu se retire » : Jünger a emprunté le mot à Bloy. Nous sommes dans une époque où les Titans ont repris l'assaut contre Zeus. Mais « les dieux » (l'auteur parle ainsi) reviendront, ainsi que le promet le poème d'Hölderlin *Le Pain et le Vin.*
Ainsi Jünger ne se réfère-t-il pas à une vue cyclique de l^'^histoire, ou à la métaphore organiciste de Spengler (croissance puis déclin), mais à une alternance de chutes et de triomphes, dans un combat éternel, notion qui lui vient d'Héraclite, sans doute, et de la mythologie germanique.
*Les Ciseaux* rappellent l'image de la Parque, mais l'auteur souligne que l^'^instrument existe aussi au repos, ne tranchant rien encore, gardant en puissance sa fonction de couper, de choisir, de déterminer. Le livre est constitué par un ensemble de notes, qui prolongent comme on l'a dit, avec les livres cités, *Maxima-minima* (1964), S*oixante-dix s'efface* (1980) et aussi le roman *Le Problème d'Aladin* (1983).
Nous sommes dans une période de passage. Il faut essayer de reconnaître le terrain. Spengler peut être utile : « Nous sommes à la veille de la bataille d'Actium », un peu avant que l'ordre du monde soit fixé pour quelques siècles. La partie ne se joue plus entre Antoine et Octave, mais entre les deux empires de l'Est et de l'Ouest, si proches finalement l'un de l'autre, Jünger l'a souligné, en particulier dans *L'État universel*. Comme on sait, l'Est n'est plus candidat à la direction de la planète, et il n'est pas sûr que Washington tienne longtemps la tête, mais cela est secondaire. L'unité réelle est réalisée par la technique, qui a jeté son filet sur toute la Terre.
Il faut saluer la référence à Spengler, grandement dédaigné en France, puisque la gauche n'en peut rien faire. Dans *Les Ciseaux*, on trouvera cet hommage : « Il faut rendre gloire à Spengler d^'^avoir ramené au cercle la conception linéaire de l^'^histoire qui débouchait sur le pur progrès. Il s'attribuait à juste titre une « révolution copernicienne » dans l'écriture de l'histoire. » Avec cela, Jünger souligne que Spengler, malgré ses préférences, aurait dû voir que la paysannerie dépérit au cours du stade « État mondial ». Et il pense pour son compte que « la révolte des races de couleur... ressemble à la mobilisation d'une armée de réserve ». Le Tiers-Monde s'engage sous la bannière du Travailleur, du monde technique. Spengler était à son habitude plus pessimiste : « Et si jamais un jour la lutte des classes et la lutte des races coïncidaient... La France noire, dans un cas pareil, n'hésiterait pas à surenchérir sur les scènes parisiennes de 1792 et de 1871. »
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Mais Spengler est loin d'être un appareil optique suffisant pour observer le passage. Dans *Le Mur du temps,* Jünger notait que nous sommes en train de changer de millénaire en même temps que, selon le vocabulaire du *Déclin de l'Occident,* nous passons de la culture faustienne à la « civilisation » (période de refroidissement de l'esprit et de cosmopolitisme). Mais une autre horloge va aussi marquer un changement : en termes astrologiques l'ère des Poissons se termine et commence celle du Verseau. Autant d'indices de transformations qui bousculent toutes nos habitudes de pensée, et les principes eux-mêmes (c'est l'irruption des Titans, et le retour au matriarcat).
Dans un tel moment, il faut, pour comprendre où l'on en est, s'aider du mythe (d'où les références à Antée, Prométhée, Gaia) et des œuvres prophétiques, de l'*Edda* à Hölderlin et Nietzsche. Il faut compter aussi, nous dit-on au début des *Ciseaux,* sur le sens prémonitoire, si assuré chez les Souabes et chez bien des Celtes. On trouvera dans le livre des exemples de visions assez curieuses. Tous les outils sont bons, d'ailleurs, quand on cherche à se diriger dans le noir. Mythes, astrologie, visions, on est en tout cas bien sorti du positivisme du XIX^e^, et c'est sans doute encore un indice qui permet de mesurer l'ampleur du bouleversement.
La Terre, Gaia dit Jünger (on peut lire *La Terre est un être vivant,* de J. Lovelock, coll. Champs), est en train de se renouveler. Nous devons attendre des surprises, même si nous commençons par les mauvaises, et par exemple, la disparition de centaines d'espèces animales. Mais il s'agit de la fin d^'^un monde, non pas de la fin du monde. Si les esprits sont divisés entre espoir prométhéen (conquête de l'espace) et attente apocalyptique de l'embrasement final, Jünger refuse de parier pour le pire. Il fait profession d'accepter l'inévitable. Sans regret ? ce n'est pas sûr, mais on ne le verra pas traîner les pieds. Sa formule, « je veux ce que veut la Terre », est bien connue, et toute sa tâche est en somme de voir ce qu^'^est cette volonté et sur quelle piste elle nous entraîne.
Là-dessus, un certain nombre de traits lui paraissent assurés, dont l'uniformisation et le nivellement, conséquences de la technique. Et cependant, il a la conviction que la Terre se spiritualise. Il en donne comme indice le réseau de plus en plus dense d'ondes et de radiations dont nous couvrons le globe, ce qui me paraît peu probant, et même parodique. Cette spiritualisation se fait au détriment de la personne, note-t-il sans effroi apparent. On comprend qu'il souscrive au mot de Joseph de Maistre : « Si Dieu efface, c'est pour écrire », mais là, c'est le tableau lui-même qu'on est en train d'effacer !
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Jünger est vraiment très peu chrétien. Le Christ lui est étranger, semble-t-il. Cependant, il se montre assuré du pouvoir de la prière, et de l'immortalité. Pour lui, le culte est toujours insuffisant, reflet d'une vérité indicible, et il rêve de l^'^origine où l'existence elle-même était vénération, adoration directe : pas besoin de temple. Sans doute. Sur ce sujet du lien avec l'Invisible, *Les Ciseaux* comportent des notes curieuses. « Les apparitions ont plus fortement transformé la personne et le monde avec elle que les princes et les campagnes militaires. » Il cite à ce sujet Moïse, saint Paul, saint Jean. Un peu plus haut, il évoquait les déboires qu'entraîne souvent la fréquentation des esprits, et il s'agit bien d'esprits au sens où on dit qu'ils apparaissent. Il ajoute : « Lors des grandes rencontres nous dépendons d'intercesseurs qui sont aussi rares que les faux prophètes sont nombreux. » Et là encore, ces intercesseurs ne semblent pas être les génies de l^'^humanité, mais des êtres surnaturels. Cela m'a rappelé l'apparition de Pharès, vers la fin du *Problème d'Aladin,* personnage qui est un double ou un complément du héros, son ange, pour tout dire. A ce sujet, un rapprochement est à faire avec l'hymne gnostique du *Chant de la perle,* où le fils du roi, exilé en Égypte, oublieux un moment de sa vraie nature, mais qui sait à nouveau ce qu'il est, sa dignité, rencontre aussi son double, ou son guide, pour le conduire vers le Roi des rois. Autre note, dans ce registre, une de celles qui font que Jünger est irremplaçable : « Van Gogh a vu plus qu'il ne lui était permis -- dans ses tournesols et ses cyprès, le buisson ardent. »
Pour un siècle ou deux, les Titans vont régner (c'est-à-dire que le monde de la technique s'établira). Mais on lit aussi : « Pourtant, il serait grand temps que les dieux ressortent enfin de leur réserve. » Qui sait ? peut-être les horloges que consulte Jünger sont-elles mal réglées, et verrons-nous plus tôt qu'il ne croit se lever l'aube divine. De toute façon, les prophètes ne donnent pas de date, et Jünger ne se donne pas comme prophète. Il serait plutôt un sismographe. Il n'est nullement dogmatique, laisse les voies ouvertes. Évidemment, son goût des formules gnomiques et des images peut tromper sur ce point, mais s'il tient ferme sur la domination du Travailleur, son pronostic est réservé sur bien des points.
Ce qu'il y a de curieux, chez ce guetteur de l^'^invisible, presque centenaire (il est né en 1895), c'est qu'il est, en France du moins, vanté par ce qui semble le plus loin de lui : invité de l^'^Élysée, volontiers cité par la cour mitterrandienne -- sans même parler d^'^Attali, qui l'a pillé dans un livre sur le Temps.
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Il faut quand même rappeler que Jünger est absolument étranger à l'idée de progrès ; voyez la note sur Spengler citée plus haut. Étranger aussi à l'esprit de 89 : dans le *Travailleur,* il y a des pages féroces sur le parlementarisme et les avocats ; et dans *Maxima-minima* il dit nettement que ces principes, maintenant, n'ont plus d'importance. Il respecte seulement les convenances, juste ce qu'il faut. L'État universel, il l'annonce, le voit d'ailleurs pratiquement réalisé (par le règne de la technique) mais il ne dit pas du tout que ce sera la paix universelle. Enfin, « ce sont justement les régimes caïnites qui abolissent la peine de mort ».
Le monde où nous sommes est caractérisé par son vide spirituel. Un vide essentiel, pourrait-on dire. Cependant, on trouve dans *Maxima-minima :* « Le monde du travail attend, espère qu'on lui donne un sens. » Et il ajoute : « Notre temps ne veut pas être nié, il veut être complété. » Si le jeu, si les Muses, englobaient et dominaient la technique, la beauté pourrait renaître. Mais justement est-ce possible ? Jünger cite un mot de son frère Friedrich-Georg (dont on devrait bien traduire les œuvres) : « Prométhée et Apollon s'opposent comme des étrangers. » Et il a lui-même noté dans *Soixante-dix s^'^efface* que la seule « figure » qui s'oppose au Travailleur est celle de *l'homo ludens.* Les deux sont incompatibles. Le Travailleur a besoin de toute son énergie pour édifier son œuvre, et pour y croire : il « lutte et meurt au sein d^'^appareils, non seulement en l'absence d'idées supérieures, mais dans leur rejet conscient ».
Le jeu, le souci de la beauté, la contemplation, autant de domaines dont il ne peut avoir la clé, dont il ne pourrait ouvrir la porte sans mourir. Aucune civilisation avant la nôtre n'a comporté ainsi un éloignement de la prière -- et de la poésie. Le mot d'éloignement n'est pas exact. Il faut parler d^'^une impossibilité d'accès.
Georges Laffly.
Les citations de ces ouvrages sont faites d'après les traductions d'Henri Plard pour tous les livres dont il est question, excepté les deux derniers *Maxima-minima* et *Les Ciseaux.* Pour ceux-ci, la version française est de Julien Hervier. Je crois que nous perdons beaucoup à ce changement.
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Entre dix autres exemples de lourdeur ou même d'incorrections, en voici deux : « La perspective de l'État universel n'est pas la pire malgré la série de monstres qui y aspirèrent et dont nous avons assisté à l'échec » (ce *dont,* autrefois, aurait fait recaler un candidat au certificat d'études). Ceci est dans *Les Ciseaux.* Et dans *Maxima-minima,* on trouve : « Le style des chantiers... le seul sinon résistant, du moins porteur » -- sans parler de : « des sacrifices de paysans, des flanquements cosmiques » (?).
Plusieurs fois, Jünger a cité un poème de J.-C. Günther, *l'Air consolant,* que Plard traduit ainsi :
« Enfin fleurit l'aloès/ Enfin porte fruit la palme/ Enfin point l'aube de paix ;/ Enfin l'océan se calme/ Enfui des joies le séjour/ Enfin, enfin vient un jour. »
M. Hervier s'exprime autrement. Il parle de « l'Aria de consolation » et cite :
« Enfin fleurit l'aloès/ Enfin le palmier porte des fruits ;/ Enfin disparaissent la peur et la souffrance ;/ Enfin la douleur est anéantie ;/ Enfin l'on voit la vallée des joies ;/ Enfin arrive un jour enfin. »
Avec Plard, on avait un poème. Avec Hervier on a une bouillie indigeste. On peut signaler aussi à ce traducteur que la phrase entre guillemets : « Tout ce qui survient est admirable » est la reprise, pour la dixième ou douzième fois dans l'œuvre de Jünger, du mot de Bloy : « Tout ce qui arrive est adorable. »
De même, Villiers n'a pas écrit « la machine de la gloire », mais « la machine à gloire ».
G. L.
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### Théâtre au galop
par Jacques Cardier
CET ARTICLE n'a pas pour ambition de rendre compte de l^'^activité théâtrale à Paris de janvier à juillet, seulement d'en rappeler quelques moments marquants, réussites ou déceptions.
Comme on sait, 1993 est une année Goldoni, puisque nous commémorons la mort, à Paris, il y a deux cents ans, du grand Vénitien. Privé des pensions royales, le malheureux passa ses derniers mois dans la misère. Il est vrai que la Convention vota un rétablissement de cette pension, mais c'était la veille de sa mort. On a beaucoup joué Goldoni cette saison. *La servante aimante,* à la Comédie-Française, ne fut pas la réussite éclatante qu'on a dit. Mise en scène misérabiliste de Jacques Lassalle, jeux de scène grossiers, tout cela n'était pas fameux. On a eu encore pis avec *Arlequin serviteur de deux maîtres* joué par une troupe de province à Silvia-Monfort : reconstitution pénible du style commedia dell'arte. Au contraire, j'ai bien aimé *Fin d^'^été à la campagne,* au Théâtre 14. Le ton était juste, les comédiens fins et sensibles. J'ai manqué *Les Rustres,* mais je n'ai pas grand goût pour les spectacles montés par Jérôme Savary.
Cela dit, j'ai en mémoire quelques belles réussites. *Le repos du 7^e^ jour,* de Claudel, mis en scène et joué par Jean Bollery, est inoubliable. Là, le théâtre devient spectacle sacré. Et c'est la plus belle pièce qu'ait pu inspirer la foi chrétienne jointe à l'amour de la Chine.
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Je fais un saut : j'ai bien aimé également *le Faiseur,* de Balzac (un bon point, unique, pour la Comédie-Française) mis en scène par Jean-Paul Roussillon. Ce n'est pas un chef-d'œuvre, c'est une pièce roublarde mais, comme involontairement, Balzac y met du génie, et des vues perçantes sur la société de l'argent, qui reste la nôtre (à ceci près que nous sommes beaucoup plus contaminés que nos anciens). *Pygmalion,* de G. B. Shaw, ce n'était pas mal du tout. Il n'y a pas de quoi se rouler par terre d'enthousiasme devant le jeu de Sophie Marceau, et Lambert Wilson était un peu mou, mais le vinaigre du texte a encore du goût. Un Feydeau, *le Système Ribadier,* donnait aussi une soirée agréable. Feydeau, c'est le cauchemar gai, ce qui, d^'^une certaine façon, est la tonalité à quoi nous habitue la vie urbaine : nous vivons là-dedans, au point de ne plus sentir l'invraisemblance de l^'^intrigue. Nous *savons* que la catastrophe est toujours suspendue sur nos têtes. Molière n'a pas à se plaindre, ces temps-ci. Il y a eu aux Bouffes-Parisiens un *Avare* époustouflant, joué par Jean-Paul Farré. Petit, ventru, chauve, endiablé, il ressemble à un ressort qu'on n'arrive pas à comprimer et qui vous saute à la figure. Et maître Jacques (Rémy Kirch) n'était pas moins remarquable. Bien sûr, il y avait une part de charge, dans ce spectacle. Farré a-t-il besoin d^'^un sifflet pour convoquer famille et valets ? et qu'est-ce que ce décor de malles et de coffres, façon un peu lourde de rappeler l'obsession de la cassette chez Harpagon ? Mais aujourd'hui, on aime bien souligner.
Il y a eu aussi un *Dom Juan* au Tambour-royal, monté par la troupe du Hallebardiers (*sic*)*.* Le metteur en scène, Laurent Aknin, a supprimé la statue du Commandeur, remplacée par un simple jet de lumière et une voix. Malgré quoi, la pièce saisit et amuse, cette pièce si complexe, si ambiguë, si belle. On pourrait dire que c'est l'équivalent français des *Possédés.* Il y a chez Dom Juan quelque chose de Stavroguine, une volonté de défi et de dépassement dans l'outrage au sacré. Et je ne ferai pas de Sganarelle un Chatov, car il ne faut pas abuser, mais il est vrai que la raison, la vie vraie sont chez eux. Pour Sganarelle on refuse de s'en apercevoir parce qu'il est sot et lâche, mais c'est ainsi. Roland Defrance a joué Dom Juan avec une maturité bien remarquable, et Guillaume Laffly, Sganarelle avec une justesse, une drôlerie et un sens des nuances assez frappants.
\*\*\*
D'autres pièces, plus ou moins bonnes, laissent d'abord le souvenir d'un acteur. *Une Folie,* de Sacha Guitry, est une pièce sur la psychanalyse, et pas de la meilleure qualité.
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Cependant, Robert Hirsch parvenait à en faire quelque chose, créant un personnage d'automate inquiétant, plein de roueries, irrésistible. Et pas un instant, ce qui est rarissime, on ne pensait à Guitry dans le rôle. De la même façon *Temps et contre-temps* n^'^est pas une pièce extraordinaire. Histoire d'une famille juive en Afrique du Sud, l'enfant virtuose qui fait une grande carrière internationale, et derrière cela, les sournoises répétitions des mêmes failles de caractère, d'une génération à l'autre. Ce type d^'^intrigue convient mieux au roman. Mais avec Laurent Terzieff et Michel Etcheverry, on assistait à de très beaux moments. Enfin, d^'^*Atout cœur,* pièce particulièrement nulle, s^'^il n^'^y avait pas Micheline Dax, il ne resterait rien. Ainsi, ils sauvent la soirée, c'est tout ce qu^'^ils peuvent faire.
\*\*\*
On a connu des déceptions d^'^une autre espèce. *Roméo et Jeannette* est de ces pièces d^'^Anouilh où l'on montre un cœur gros comme un édredon. Il en faut un de même taille au spectateur, sinon il s'irrite. A côté de tant de chefs-d'œuvre, Anouilh avait bien droit à céder au sentimentalisme qui restait dans l'air du temps, mais cela a bien vieilli.
Autre déception, *Le roi se meurt.* Déception plus mitigée, et la pièce reste belle, avec sa panique devant la mort si puissamment exprimée, avec ses répliques qui vous prennent à partie, pareilles à des coups de poing. Difficile de dire qu'on est ailleurs. Que cela ne nous regarde pas. La mort regarde tout vivant. Mais voilà, c'est un peu longuet, on ne peut le nier. C'est Jean-Paul Roussillon qui jouait le roi, affaissé, lippu, ventru, avec une voix cassée. Il était étonnant.
\*\*\*
Il y a eu pire, bien sûr. *Ondine* est une pièce exquise. Il est de bon ton de dédaigner Giraudoux, et de fait, nous sommes devenus trop barbares pour rester sensibles à ces ballets de mots, à ces jeux aériens où cependant le tragique perce et finit par s'emparer de tout. *Ondine* est une pièce noire, finalement, et les hommes, comme on sait, s'y montrent bien inférieurs aux ondins. A l'Athénée, où l'on reprenait la pièce quarante-quatre ans après la création, ce n'est pas Madeleine Ozeray qu'on entendait dans le rôle d^'^Ondine, mais une actrice nommée Stéphanie Schwartzbrod. Très jolie. Mais un accent germanique si prononcé qu^'^on peinait à la comprendre -- et qu'on y renonçait, même.
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Autre échec, *le Cid* joué à la crypte Sainte-Agnès. Tout le monde, répétant la publicité, a souligné que le lieu s'accordait à merveille avec le texte, ce qui n'est pas vrai du tout. Ce texte est d'un lyrisme baroque, et la crypte est d^'^un gothique austère. Avec cela, Rodrigue était joué dans le ton neurasthénique. On n'a pas affaire à un guerrier bouillant, impatient de montrer ce qu'il sait faire avec une épée, mais à un malheureux gémissant sur son sort. Chimène montre bien plus de vigueur, au point de lui flanquer des coups quand il lui dit qu'il se laissera tuer. Elle ne l'entend pas de cette oreille et le lui montre avec rudesse. L^'^acteur doit avoir des bleus. Seulement, Corneille n'est pas Dubout, et cette excentricité est déplacée.
\*\*\*
Quelques mots sur des spectacles moindres. Nathalie Sarraute a inauguré la nouvelle salle du Vieux-Colombier. Elle nous fait voir, disait Sartre, « le mur de l'inauthentique ». Elle nous mène plutôt nous écraser tout droit sur le mur de l'ennui. On dira plus tard, si l'on s'intéresse encore à la France littéraire du XX^e^ siècle, qu'après la guerre, le milieu des Lettres voulait se montrer tellement féministe qu^'^il mettait au sommet des écrivains aussi médiocres que S. de Beauvoir et Marguerite Duras, allant même jusqu'à faire un sort aux platitudes de Nathalie Sarraute. Ces platitudes devenaient géniales, d^'^un coup de baguette de critique. N'empêche que tous ces carrosses sont restés citrouilles, pour les gens qui n'avaient pas peur de regarder.
On a dit grand bien aussi de *Ce qui arrive et ce qu'on attend* de Jean-Marie Besset. Un auteur, paraît-il, espèce en voie de disparition. En fait, pièce essoufflée, qui ne sait pas trop quel chemin suivre, dialogue plat et très mode.
Mais le succès de *Partenaires* de D. Mamet est plus inquiétant parce qu'il révèle une américanisation profonde, et un solide enracinement de la vulgarité et de la grossièreté de langage. A ce train-là, le grand succès, bientôt, sera pour Karagheuz, héros que l'on croyait réservé aux Turcs. Et le bras d^'^honneur compensera les défaillances du dialogue.
Sur ces agréables perspectives, il convient de s'arrêter. Je finirais par me faire traiter de pessimiste.
Jacques Cardier.
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### La Transfiguration ou le mystère dévoilé
Notes pour un sermon
Jésus sur le mont Thabor.
Deux caractères apparaissent avec évidence :
-- anticipation de la gloire
-- réconfort pour la vie présente.
S. Léon explique que la vision du Christ transfiguré avait pour but de prévenir dans le cœur des Apôtres le scandale de la Croix. (leçons du bréviaire)
-- On peut suggérer encore d'autres indications.
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Dévoilement d'une transcendance. -- Dieu aime à dévoiler son mystère en haut d'une montagne : sur l'Horeb, sur le Thabor, au mont des Oliviers, au mont des Béatitudes, sur le Calvaire.
-- Pourquoi ? Nécessité d'un dépassement, d'une montée au-dessus de la plaine. Trop de paroles, trop de visages. Besoin de solitude pour s'attacher à l'unique nécessaire. Savoir s'isoler afin d'être plus. Dieu suffit.
Surtout : attiser la soif : *satiabor cum apparuerit gloria tua.* Provoquer un désir qui aille au-delà du désir. Rappeler à l'homme son identité en réveillant les soifs essentielles. Tant que l'homme ne sait pas ce qu'il désire, il ne sait pas qui il est.
Nom souverain de Dieu : Désiré des collines éternelles. Dieu est l'infiniment désirable.
-- Mais comment Dieu se fait-il désirer ?
\*\*\*
L'Image de Dieu. -- Dans la Trinité, le Fils est l'Image. Il est Parole de Dieu, Poème vivant, Splendeur du Père, *Splendor Patris* (Hymne de Noël) ; *Splendor gloriae et figura substantiae ejus :* Rayonnement de sa Gloire et empreinte de sa substance (Hébreux). Le Père habite une lumière inaccessible ; c'est toujours le Fils qui apparaît. Il est la révélation du Père.
L'Image renvoie au modèle. Le fleuve à sa source.
\*\*\*
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Le monde, reflet de Dieu. -- Mais l'Image éternelle et divine s'est réfractée dans son œuvre. Beauté de la création : trace laissée par la main divine, empreinte du Créateur.
D'où le travail des artistes : *lever le voile qui cache au regard des hommes les assises de la gloire future.* « *L'art est une transfiguration* » (Henri Charlier) Toute la difficulté vient de notre regard voilé, embué. Souillé, bien souvent. D'où la nécessité de purifier le regard. Platon : sortir de la caverne, royaume des ombres. Jésus : *Si ton œil est pur, tout ton corps sera dans la lumière.* S. Augustin : *Toute notre œuvre en cette vie est de guérir les yeux du cœur pour qu'ils puissent contempler la lumière.* S. Bernard : *Rien ne plaît davantage à Dieu que sa propre image restituée à sa beauté première.*
Donc Jésus, *Imago Dei,* image substantielle du Père, s'approche, se fait sensible, désirable (prière, sacrements, liturgie). Pourquoi ? Pour nous conduire au Père ; sans doute, mais encore pour rappeler à l'homme qu'il est l'image lui aussi, mais orientée vers la ressemblance divine. Son épanouissement, sa réussite : tendre à une ressemblance toujours plus parfaite.
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La vocation monastique. -- C'est Pierre le Vénérable, moine de Cluny, qui a composé l'office liturgique de la Transfiguration. Tout le XII^e^ siècle fut comme rempli et illuminé par la *théologie de l'image.* Les ordres monastiques (Cluny et Cîteaux) y ont trouvé l'inspiration de leur vie contemplative. Exemple, les Pères cisterciens :
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« Approche-toi de ta forme formatrice afin d'en exprimer les traits avec plus de fidélité, et de pouvoir à tout jamais Lui demeurer attaché. Son empreinte se marquera d'autant plus sur ta substance qu'un plus grand poids de charité t'aura serré et pressé contre elle. Tu obtiendras d'elle alors la stabilisation parfaite de cette image qui a présidé à l'aurore de ton existence. » (Guillaume de Saint-Thierry)
« Le cœur du contemplatif doit être translumineux comme un miroir ou comme une eau parfaitement limpide et tranquille, afin qu'en lui, comme en un miroir et par lui, il puisse voir l'image de son âme faite à l'image de Dieu. » (Isaac de l'Étoile)
Effort des premiers solitaires : désintéressement pour tout ce qui n'est pas Dieu, pour que Lui seul s'imprime dans l'âme.
Ascèse du moine : purifier l'image souillée par le péché, raviver les traits de la ressemblance divine imprimée dans l'âme. Nettoyer le miroir pour qu'il puisse réfléchir, renvoyer l'image. D'où les expressions : *rendre gloire, rendre grâce.*
Nécessité pour les débutants : se perdre de vue, s'oublier. On tournera le dos aux méthodes d'investigation et d'auto-analyse.
Dom Porion leur montre d'abord que tout être vivant a une orientation normale, qui est la première condition de sa santé et de son développement. Par exemple une plante a ses racines en terre, sa tige en l'air. Il se demande ensuite quelle est l'orientation normale de notre âme.
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Il est d'abord bien certain que nous ne sommes pas en équilibre lorsque nous sommes tournés vers nous-mêmes. Physiquement on ne peut se voir que dans un miroir. Notre œil ne se voit pas : s'il perçoit des taches, des lueurs, c'est qu'il est malade.
\*\*\*
La contemplation liturgique. -- Point de vue général : la liturgie est elle-même tout entière une transfiguration du monde créé. La parole y retrouve sa fonction prophétique. Chant, processions, encens, lumière, ornements, architecture sacrée, tout concourt à transmuer les créatures profanes pour leur donner un éclat céleste et leur faire annoncer les mystères de la cité future.
\*\*\*
L'office liturgique du 6 août. -- La Préface de la messe est empruntée au temps de Noël : « Nous vous rendons grâce de ce que par le mystère de l'Incarnation un nouveau rayon de lumière a brillé aux yeux de notre âme, afin que connaissant Dieu sous une forme visible, nous soyons ravis (*rapiamur*) par lui en l'amour des choses invisibles. » Souligner le mot latin *rapiamur.* La liturgie est un ravissement. L'éclat du visage et des vêtements du Christ glorieux dont parle l'évangile nous sont suggérés par une certaine splendeur rituelle en sorte que nous puissions remonter à partir de la fonction sacrée jusqu'aux mystères de la vie éternelle.
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La collecte de la fête rappelle le dogme de l'adoption filiale qui rend les membres du corps mystique *cohéritiers du Roi de gloire.*
L'épître de S. Pierre est le plus beau commentaire de l'évangile. Elle s'achève sur l'évocation admirable d'une lampe qui brille dans un lieu obscur (les prophéties) jusqu'à ce que le jour vienne à poindre (l'éternité) et que l'étoile du matin se lève dans nos cœurs (vision béatifique).
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Transfiguration et mystère pascal. -- « Ne dites à personne ce que vous avez vu jusqu'à ce que le Fils de l'homme soit ressuscité d'entre les morts. » (Évangile)
Économie progressive de la révélation ? Sans doute, mais surtout relation mystérieuse entre la vision du Thabor et le mystère de mort et de résurrection. La Transfiguration située dans le temps ne sera vraiment perçue dans sa dimension totale qu'après la glorification du Christ. Elle est le signe avant-coureur de ce qui sera. Les Apôtres et nous-mêmes saurons, mais après la Résurrection, que Jésus étant Dieu, la Transfiguration de son corps n'a pas été due à une lumière descendant miraculeusement du ciel. Le miracle a consisté en ceci : l'enveloppe terrestre du corps mortel devenue soudain transparente a laissé passer à travers elle les rayons de la lumière de gloire. Souligner le dynamisme interne du mystère : non tableau inerte mais icône vivante sous-tendue par la course d'un géant qui s'élance comme le soleil d'une extrémité à l'autre du ciel (Psaume 17).
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L'utilisation du *Nolite dicere* comme antienne de Communion rappelle le sens pascal de la Transfiguration comme mystère rédempteur, porteur de gloire, porteur de salut.
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Densité du mystère : les trois tentes. -- S. Pierre intervient : « Faisons trois tentes... » C'est toute l'ascèse de l'Immobilité et du regard fixé sur la Beauté divine.
L'intervention est loin d'être naïve. Les trois tentes représentent l'effort de la vie contemplative jusqu'à la fin des temps. « *Seigneur, il nous est bon d'être ici. Faisons trois tentes, une pour Vous, une pour Moïse, et une pour Elle.* » Jésus apparaît dans toute son amplitude de Roi, Prêtre, Prophète. Il est à lui seul Loi nouvelle (Moïse) et accomplissement des prophéties (Élie). L'onction royale et sacerdotale est désignée par les paroles sorties de la nuée lumineuse : « Celui-ci est mon Fils bien-aimé. » En outre, par la *Vox Patris* (Père) et la *Nuée lumineuse* (Saint-Esprit), la Transfiguration se situe au centre du mystère de la Trinité.
C'est une vision grandiose que celle du Thabor. Elle exprime la royauté du Christ sur l'histoire et au-dessus de l'histoire. Oriente vers la Parousie et anticipe sur la plénitude des temps. L'éclat de la Transfiguration, annonce du dernier avènement : « Alors apparaîtra dans le ciel le signe du Fils de l'homme... » Les Orientaux l'ont bien compris (signification de l'icône). La fête liturgique a été en honneur dans les églises d'Orient bien avant d'être adoptée chez nous.
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C'est l'ordre monastique et la liturgie qui ont inspiré aux Latins, plus administrateurs et plus juridiques que les Orientaux, ce regard admiratif du Thabor, le goût de la gratuité et de la contemplation. La spiritualité occidentale en restera marquée pour toujours.
**†** F. Gérard osb,
Abbé de Sainte-Madeleine.
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## NOTES CRITIQUES
### Les nations islamiques
Xavier de Planhol : *Les nations du Prophète* (Fayard)
« Plus que jamais, notre Age est celui des nations », c'est la première phrase de ce livre que l'auteur présente comme « un manuel géographique de politique musulmane ».
Les peuples ont la politique de leur géographie, mot que j'ai vu attribuer à Napoléon. Il est donc nécessaire pour comprendre leur histoire de connaître les données naturelles dont ils sont tributaires : situation, relief, climat etc. X. de Planhol nous les expose avec une science et une intelligence admirables, qui rendent son livre indispensable à tous ceux qui s'intéressent au monde musulman, et généralement au monde présent.
Le cas des nations islamiques est compliqué. Le fait national, irréductible, y ayant été longtemps nié. Il reste soumis à la religion : l'*oumma,* la communauté de tous les musulmans, voilà la patrie. Soumis aussi, dans un certain nombre de cas, à l'arabisme. Comme on sait, le prestige des Arabes vient du fait que leur langue est celle du Coran, et leur peuple celui de Mahomet. Dans la foi, ils sont frères aînés, et il existe une forte tentation pour les autres croyants de participer à ce droit d'aînesse. Le sentiment patriotique, de toute façon, est fortement lié à l'islam. Les gens du FLN algérien se disaient combattants de la foi, c'est encore le titre du journal le plus officiel : *El Moujahid,* même racine que *djihad,* la guerre sainte ; et les morts de ces combats sont dits *martyrs.* Avec cela, pour l'usage externe, le FLN se présentait comme laïque.
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Malgré ce qu'on vient de résumer, chaque pays a ses particularités naturelles et humaines qui entraînent des oppositions parfois profondes, par exemple entre l'Iran chiite et les pays sunnites, entre le Maghreb et le Proche-Orient, etc. On lira avec grand intérêt dans cet ouvrage le parallèle entre l'Irak et l'Égypte, deux pays dont la vie dépend des fleuves. Mais l'Égypte maîtrise les techniques de l'irrigation depuis des millénaires, tandis que l'Irak, traversé d'invasions successives, a connu bien des ruptures. Le pays de Saddam, par suite de cette insuffisance, connaît de lourds déboires dans ses travaux d'aménagement. A quoi s'ajoute la différence des peuplements. Diversité irakienne, vraie mosaïque de peuples dans un État dont les frontières ont été tracées arbitrairement, d'où des problèmes avec les Kurdes locaux comme avec la minorité chiite. L'Égypte, elle, a la minorité copte, mais celle-ci, quoique agressée par les fanatiques de l'islam, ne demande qu'à garder sa place dans l'ensemble.
Cette question des ethnies est remarquablement exposée, et il en ressort qu'après des siècles de cohabitation, les peuples différents ne se fondent pas, même quand la religion est devenue commune. Persistance bien remarquable, et qui comporte une leçon pour nous. Les Azeris (Turcs), en Iran, gardent une forte conscience de leur particularité. De même, bien sûr, les Kurdes en Turquie, en Irak, en Iran. Et les Berbères, au Maroc et en Algérie (là, il me semble que l'auteur décrit la situation avec ce qu'on pourrait appeler une bienveillance irénique).
Cette persévérance des peuples à rester eux-mêmes a entraîné au cours des siècles bien des transferts de population. La Yougoslavie d'aujourd'hui continue le mouvement. Mais n'oublions pas que des centaines de milliers de Grecs furent chassés de Turquie dans les années vingt, comme l'ont été depuis les chrétiens de Syrie, et depuis dix ans, du Liban. A Chypre le coup de force des Turcs en 1974 a entraîné le transfert d'un tiers de la population : 180.000 Grecs ont été expulsés vers le Sud, 45.000 Turcs, vers le Nord.
Ce livre est riche en détails curieux, significatifs. Je livre celui-ci. Dans les montagnes balkaniques, la population vivait pour une bonne part des troupeaux de porcs paissant dans les forêts. Passer à l'islam, pour elle, c'était se priver d'une base de subsistance. Elle résista. Il y eut pourtant, comme on sait, des exceptions : « Le cas des musulmans bosniaques, recrutés en grande partie parmi des montagnards, peut s'expliquer par la diffusion chez eux de l'hérésie bogomile, qui ordonnait l'abstinence de toute chair et avait sans doute limité dans toute la région l'élevage du porc. »
Il faudrait parler de trois problèmes capitaux sur lesquels ce livre apporte de bonnes informations : 1) le problème de l'eau, partage de l'eau des fleuves, utilisation des nappes phréatiques, et difficultés grandissantes avec la croissance démographique ; 2) l'Urbanisation, phénomène mondial, mais qui prend des proportions catastrophiques dans ces pays où la population double en vingt ans ;
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3\) la vieille règle d'Ibn Khaldoun sur l'opposition entre nomades et sédentaires, et la victoire fatale des nomades au ventre creux. C'est aussi l'opposition entre réformateurs et troupeau docile, où les vainqueurs sont fatalement ceux qui ont une idée en tête. Et, rappelle l'auteur, « il n'y a pas dans l'islam de secte de type passif ou tolérant ». Toute secte veut le pouvoir, et soumettre les esprits.
Comme on voit, « les Nations du Prophète » offrent une mine d'informations et de réflexions.
Georges Laffly.
### Lectures et recensions
#### Thierry Maulnier *Au-delà du nationalisme *(Éditions des grands classiques)
La réflexion capitale de Maurras est sans doute celle qu'il a entamée avec *L'Avenir de l'Intelligence.* Sa conclusion, on s'en souvient, se résume à ceci : l'intelligence peut être asservie par l'or (libéralisme) ou libérée par le sang (le roi). Le livre de Thierry Maulnier, écrit en 1938, prolonge cette réflexion avec beaucoup de lucidité et d'audace, car ce n'est pas seulement pour les hommes de l'esprit que comptent les conclusions maurrassiennes. Elles valent pour toute la société. Les réponses apportées par *Au-delà du nationalisme* sont évidemment déterminées par les circonstances du moment, mais cet ouvrage pose un problème qui reste irrésolu, et c'est ce qui en rend la lecture passionnante.
Nous avons assisté en 1945 à la restauration des démocraties, disait Nimier. On peut faire le parallèle entre le Congrès de Vienne et Yalta. L'Europe de Metternich et de Talleyrand, même si elle fut fragile, était fondée sur des principes plus raisonnables que celle qui s'impose en 1945. Les révolutions de 1848 ont mis fin à la période des restaurations. A bien des signes, on voit une pareille remise en cause dans l'Europe d'aujourd'hui, soudain dégelée par l'écoulement du système soviétique. Sans même parler de l'explosion yougoslave, on voit partout le peu de solidité des régimes en place. Le *consensus* qu'ils obtiennent est celui de l'indifférence, mais la crise économique et la corruption devenue commune des chefs politiques transformeraient assez facilement cette indifférence en colère.
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L'Italie rêve d'une autre république, la Belgique achève de se disloquer ; ni l'Angleterre ni l'Allemagne n'ont gardé leur équilibre, et l'Espagne non plus d'ailleurs. Ne parlons pas de la France. Partout, il semble qu'on cherche à tâtons un modèle nouveau pour l'État, tout en tenant pour sacré le terme de démocratie.
C'est que les questions soulevées, avant la guerre, par les « non-conformistes des années 30 » (titre d'un bon livre de Loubet del Bayle) n'ont pas été résolues, mais endormies, et il semble que ce sommeil, on n'arrive plus à le maintenir qu'artificiellement (les peuples sont sous télévision comme un malade est mis sous perfusion). Une de ces questions était celle que traite le livre de Maulnier : le pouvoir politique est confisqué par la classe qui possède l'argent. Il faut englober, aujourd'hui plus qu'alors, le pouvoir médiatique dans l'ensemble du pouvoir politique. Maulnier entendait dépasser les solutions libérale et socialiste. Et donc « libérer le nationalisme de son caractère "bourgeois" et la révolution de son caractère "prolétarien" ». Vue utopique ? N'empêche que le problème se pose toujours.
Paul Sérant a donné à ce livre une préface d'une grande intelligence, où il montre un savoir lumineux et un grand sens des nuances. Son texte vaut d'être lu de près et médité.
*Au-delà du nationalisme* fait partie d'une collection « Les grands classiques de l'homme de droite », titre qu'on pourrait contester : ces classiques sont aussi utiles aux autres hommes, du centre, de gauche, d'en haut et d'en bas. Ont également paru *Considérations sur la France* de J. de Maistre, avec une préface de Jean Tulard et *Les Modérés* d'Abel Bonnard, préface de Philippe Baillet. La collection est dirigée par Alain de Benoist.
Georges Laffly.
#### Somerset Maugham *Un gentleman en Asie *(Éditions du Rocher)
Dans cette « relation d'un voyage de Rangoon à Haïphong » (en 1922-1923), W.S. Maugham (prononcez « môme » si vous en parlez à un Anglais) reste un merveilleux conteur.
Plus qu'aux indigènes, il s'attache aux Européens isolés, qui vivent sans espoir de retour, comme cette très belle figure de missionnaire italien en Birmanie (pp. 95-107) ou comme cet escroc anglais tellement désorienté par le Londres retrouvé après fortune faite en Chine qu'il revient sombrer dans l'opium à Haïphong, ou au contraire qui détruisent le bonheur conquis en Orient pour être plus sûrs de rentrer aux anciens parapets quand la retraite sonnera.
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La culture française de Maugham est admirable (il a vécu enfant à Paris), qu'il cite La Fontaine ou qu'il évoque Henri Mouhot, le premier explorateur d'Angkor, mort en fredonnant avec nostalgie les chansons de Béranger (*Le Pâtre* et *Le Vieux Sergent*)*.* Les Français de Maugham parlent vraiment français, comme ce forestier du Siam qui, ouvrant par hasard un volume abandonné de Verlaine, murmure : --- « Ah ! merde ! ça me fait pleurer comme un veau ! »
C'est autre chose que le vernis français de Jünger, qui prétend rencontrer dans le tram une jeune fille lisant le *Balzac* de Taine et lire sur un verre l'inscription : « Des (*sic*) verres et des jeunes filles sont toujours en danger » (dans *Lieutenant Sturm*)*.*
Le titre anglais du livre de Maugham (paru en 1930) est : *The Gentleman in the Parlour.* Allusion à une phrase de Hazlitt, sur le bonheur du voyageur qui ne tient à l'univers que par un plat de ris de veau et ne doit rien à personne que l'addition, parfait inconnu comme un client d'arrière-salle (*parlour*)*.* Allusion aussi, sans doute, au fait que Maugham, le soir, recueille les confidences devant un gin ou un whisky.
Les éditions du Rocher ont choisi un titre qui sonne comme une réponse au *Barbare en Asie* (1933) de Michaux. Le livre de Maugham est incontestablement très supérieur au triste livre de Michaux, qui crut bon, en 1967, de le rééditer avec une note pour s'excuser de n'avoir pas prévu les bienfaits que Mao apporterait à la Chine !
Les éditions du Rocher commettent hélas, une faute de goût du même genre en joignant au texte, imprimé avec soin, une carte grisâtre sur laquelle Saigon s'appelle Ho-chi-minh...
Robert Le Blanc.
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## FICTION
### L'explosion de la réforme Schpountz
par Hervé de Saint-Méen
ON ÉTAIT au soir du 15 décembre 2013. Les festivités, les débordements, les enthousiasmes puérils, qui avaient marqué le changement de siècle étaient déjà loin, étouffés par les divers ennuis quotidiens et subséquents.
Depuis la dernière réforme -- la énième -- de l'Éducation, laquelle n'était plus « nationale », après que le *Groupe National Français* eût été mis hors la loi ([^8]), ainsi que le mot « national » lui-même, le ciel de l'Enseignement paraissait, pour la première fois, s'éclairer notablement.
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Le ministre Raphaël Schpountz, qui était un Schpountz-Miraille de la branche cadette des Schpountz-Miraille de Cavaillon, celle qui était alliée aux Arlande de Château-Arnoux par les Videlle, et aux Charnous-de-Plan par les femmes de chambre, le ministre, donc, pour la première fois depuis la 2^e^ Guerre mondiale, avait réussi à avoir tout le monde de son côté : les parents en premier lieu, les enseignants, ou du moins ce qui en tenait lieu depuis la boucherie des Alpes suisses ([^9]), et leurs syndicats nombreux et efficaces -- il y avait à peu près un syndicat par enseignant, chacun ayant fondé le sien dont il était le Président, le Secrétaire, le Trésorier, et l'unique membre, ce qui simplifiait les controverses -- ainsi que l'Administration des Académies.
Des deux Académies, devrais-je dire, car l'idée était aussi simple qu'efficace comme toutes les découvertes d'évidence. Tellement qu'on n'en voit pas immédiatement ni la portée ni l'application, parce que c'est trop simple. En fait cela crève les yeux comme aurait dit le tzar Boris de Bulgarie, après la guerre contre Byzance.
Donc, on avait créé deux Académies : l'une à Paris pour le Nord, sous le contrôle direct du Ministre, qui pouvait ainsi directement, si l^'^on peut dire, s'assurer de la soumission de ses subordonnés et influencer leur bonne volonté républicaine et leur discipline. L'autre, à Lyon, pour le sud de la France, sous l'autorité sans faille d'un seul Inspecteur d'Académie, renommé pour sa poigne, et son inflexible orthodoxie, au rang de Secrétaire d'État de l'Éducation.
Le corollaire de cette nouvelle perspective d'administration fut que tout opposant -- ouvert ou larvé -- à la nouvelle réforme fût rapidement éliminé de l'Éducation, et mis à la disposition d'entreprises de travail éducatif qui rendaient de grands services, à très bas prix, aux collectivités locales. Ce qui eut pour conséquence un très appréciable abaissement du coût des employés du Ministère de l'Éducation, à tous les niveaux, par suite de la diminution massive du nombre des salariés. Cette mesure permettait de mettre effectivement sur pied le nœud essentiel de la nouvelle réforme, une véritable révolution pédagogique, il faut bien le noter.
Suppression totale des écoles, et des instituteurs, remplacés par un nouveau service, un nouveau système : l^'^Enseignement généralisé par Ordinateurs.
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Les locaux ainsi libérés furent mis à la disposition de l'Armée pour en faire des casernes, du Ministre de la Culture pour en faire des musées ([^10]), et des Associations caritatives pour en faire des restaurants du cœur.
Au lieu de se rendre à l'école, comme par le passé les successives réformes avaient conservé cet inutile et aberrant protocole, l'élève restait chez lui, à domicile (Réforme Schpountz) et se trouvait être enseigné par un système analogue à celui du Nitendo, au moyen de disquettes, livrées contre un abonnement payant, aux familles.
Enseignement par demandes et réponses, à « cocher » sur un écran ([^11]). Pour éviter l'inconvénient majeur de laisser seuls à la maison de jeunes enfants, que l'on avait évité de traumatiser psychologiquement par des morales dépassées, un ingénieux système, constitué par un fauteuil en fibre de carbone, relié indissolublement au pied de l'ordinateur, permettait, par un genre de carcan, d^'^immobiliser les épaules et le cou, et laissait uniquement les mains disponibles pour manier la « souris » et autres accessoires du clavier. Le tout bloqué par un cadenas hyper-perfectionné qui permettait aux parents rassurés de vaquer librement à leur travail et autres occupations salutaires telles que golf, tennis, vélo, jogging, do-inc, cambriolages, séances parlementaires ou super-marché, suivant leur vocation particulière.
Pendant ce temps leurs enfants s'instruisaient tout seuls. Pour un modeste supplément, on pouvait même faire installer un perfectionnement permettant d'envoyer derrière les oreilles de l'élève une décharge électrique de moyenne puissance -- ou plus forte pour les esprits, disons, exceptionnellement rebelles -- en cas de réponse fautive.
Le résultat de cette incontestable avancée de la démocratie pédagogique fut une extraordinaire explosion de réussite aux divers examens qui subsistaient sous une forme nouvelle. Les résultats comptabilisés automatiquement par les unités centrales donnaient lieu immédiatement après évaluation à la délivrance des diplômes subséquents.
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Avec cette méthode passablement musclée, il faut bien le dire, plus de cancres, plus de fainéants, tous les élèves devenaient absolument brillants... ou périssaient électrocutés.
La joie régnait enfin dans les foyers désormais pleins de lauriers, les parents étaient tous ravis de la réussite de leur progéniture, ainsi que les rares responsables de l'Enseignement, lesquels n'étaient plus depuis longtemps que des techniciens habiles à entretenir et à réparer les ordinateurs pour prévenir et guérir les pannes éventuelles.
Les syndicats pavoisaient, les cortèges se formaient spontanément en groupes de plus en plus nombreux pour aller ovationner le ministre jusque sous ses fenêtres... Jamais aucune réforme pédagogique ne rencontra autant de succès, ni ne se solda par une telle réussite. Les acclamations de plus en plus délirantes de la foule montaient comme une tempête, les groupes surmontés de banderoles déferlaient comme les vagues d'un raz-de-marée dans la rue de Vaugirard, déjà les auxiliaires de la police urbaine et quelques régiments de gardes mobiles, appelés en renfort, commençaient à évacuer les blessés vers les hôpitaux débordés, et relevaient quelques morts étouffés par la pression de la foule dans l'enthousiasme général...
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... Emmanuel Bourelle se réveilla en sursaut, le cœur battant, le corps tout en sueur. Il se regarda, hagard, dans la glace de la salle de bains, passa ses doigts écartés, d'abord dans son opulente barbe de patriarche hindou, et ensuite au milieu de sa luxuriante chevelure d'écolo-hirsute, où les doigts des vierges conquises ne s'aventuraient qu'en tremblant, et poussa un vaste soupir de soulagement. On était le 20 février 1993. Il était le seul secrétaire de la tendance Unité Démocratique du Syndicat Unifié des Professeurs des Écoles Réunis (le S.U.P.E.R.). On avait tous rendez-vous à 17 heures, devant le rectorat pour manifester contre le Livret Scolaire d'Évaluation du Ministre Lang, facteur de division de la classe ouvrière et d'exploitation des masses pacifiques et laborieuses au bénéfice du Capital. Et aussi contre le fâchiste Le Pen, réactionnaire et rétrograde qui voulait ramener l'École Publique en arrière... en arrière ? Peut-être gentil ça... Il va peut-être falloir y réfléchir sérieusement, à ça.
Hervé de Saint-Méen.
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## DOSSIER Waugh
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### Repères chronologiques
1903
Naissance à Hampstead près de Londres, le 28 octobre, d'Evelyn, Arthur, Saint-John Waugh. Son père Arthur, d'origine en partie écossaise, est directeur des éditions Chapman & Hall, écrivain, poète ; sa mère, Catherine Raban, d'une famille de fonctionnaires et militaires aux Indes. Evelyn a un unique frère, Alec, son aîné de cinq ans.
1917
Evelyn entre à la public-school de Lancing, d'un anglicanisme plus pieux que les autres collèges. Son frère vient d'être renvoyé de Sherborne et connaît le succès avec un livre qui raconte ses frasques de collégien, tout en suivant l'entraînement d'élève-officier ; il sera fait prisonnier sur le front de France en 1918.
1921-1924
Études d'histoire à Oxford (Hertford College), très fantaisistes et copieusement arrosées. Parallèlement, il suit des cours de dessin mais échouera dans ses tentatives pour être illustrateur ou dessinateur de mobilier.
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1924
Il sort d'Oxford dans un rang médiocre et doit accepter un poste de professeur d'histoire et lettres dans divers collèges, son père ne pouvant plus l'entretenir.
1927
A Londres, il publie des récits dans la presse, fréquente la joyeuse jeunesse dorée, dont les enfants d'une veuve convertie au catholicisme, Gwen Plunket-Greene, nièce du baron von Hügel.
1928
Il publie un essai sur le peintre pré-raphaélite anglais Dante-Gabriel Rossetti (1828-1882). Il épouse Evelyn Gardner (*She-Evelyn* pour la distinguer de *He-Evelyn*)*,* obtient le succès avec son premier roman, *Decline and Fall* (en fr. *Grandeur et Décadence,* éd. Julliard, 1981).
1929
Croisière en Méditerranée pendant laquelle She-Evelyn est gravement malade. Au retour, il part pour la campagne afin de rédiger un roman, elle reste à Londres où elle tombe amoureuse de John Heygate.
1930
Divorce. Conversion au catholicisme (abjuration de l'anglicanisme le 29 septembre à l'église de l'Immaculée-Conception sous l'égide des jésuites de Farm Street. Il publie son second roman, *Vile Bodies* (en fr. *Ces Corps vils,* éd. La Table ronde, 1947) et le récit de sa croisière, *Labels* (en fr. *Bagages enregistrés,* éd. Quai Voltaire, 1987).
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1931-1933
Voyage en Éthiopie, dont il s'inspire pour *Black Mischief* paru en 1932 (en fr. *Diablerie,* éd. Grasset, 1938), puis traversée de l'Afrique, dont il s'inspire pour *Remote People* (en fr. *Hiver africain,* éd. Quai Voltaire, 1991). Expédition en Amazonie, dont il tire un reportage *Ninety-two Days,* et un roman, *A Handful of Dust* (en fr. *Une Poignée de Cendre,* éd. Grasset, 1945) parus en 1934.
Il demande à l'Église catholique que son mariage soit déclaré nul.
1934
Séjour au Maroc, où il rédige *Une Poignée de Cendre.* Expédition au Spitzberg, qui échoue (il est blessé). Fréquente la famille Herbert.
1935
Il obtient un prix pour sa biographie d'Edmond Campion (en fr. chez Desclée, 1953). Correspondant de guerre du *Daily Mail* en Éthiopie. Il tournera en dérision cette expérience dans *Scoop,* paru en 1938 (en fr. éd. Julliard, 1980). Il est à Jérusalem en décembre.
1936
En janvier, il rentre par Rome où il a un entretien personnel avec Mussolini (qui lui fait bonne impression quoiqu'il n'ait pas semblé prendre suffisamment au sérieux les craintes de son interlocuteur devant les difficultés de la campagne d'Abyssinie).
Il publie *Mr Loveday's Little Outing,* un recueil de nouvelles (la plupart traduites en français dans *La Fin d'une Époque,* éd. Quai Voltaire, 1989).
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Il retourne en Abyssinie en août, publie à l'automne *Waugh in Abyssinia* (en fr. chez Arléa, 1989) ; la conclusion est tout à fait favorable à la conquête italienne : « Les aigles de l'antique Rome vont passer sur les routes, comme elles firent pour nos ancêtres barbares de France \[*sic*\], de Bretagne et de Germanie, apportant leur lot d'ordures et de sottises ; (...) mais par-dessus tout cela, au-delà, balayant tout le reste, elles apporteront les dons inestimables que sont l'art de faire de belles choses et le jugement net, les deux qualités déterminantes de l'esprit humain, par lesquelles seules, sous le regard de Dieu, l'homme croît et fleurit. »
Son mariage avec Evelyn Gardner est déclaré nul par Rome.
1937
Mariage en avril avec Laura Herbert (1916-1973), catholique comme sa mère (une convertie) et nièce de Lord Carnarvon l'égyptologue,... comme Evelyn Gardner. Ils achètent un manoir dans le Gloucestershire (Piers Court à Stinchcombe ; Waugh y fera apposer un blason tiré des traditions familiales des Waugh et des Raban ; Laura dirige la ferme). Ils auront sept enfants : Maria Teresa (1938), Auberon (1939), Mary (née et morte en 1940), Margaret (1942), Harriett (1944), James (1946), Septimus (1950). Aujourd'hui tous mariés sauf Harriett.
1938
Il participe au Congrès eucharistique de Budapest (boudé par les catholiques du III^e^ Reich), Il approuve Franco, se rend au Mexique et en tire un livre hostile à la gauche mexicaine : *Robbery Under The Law : The Mexican Object-Lesson* (« Un Hold-up légal : la leçon de chose mexicaine », non traduit en fr.), paru en 1939.
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1939-1941
Il s'engage au début de la guerre dans les Royal Marines, participe à l'expédition manquée contre Dakar (racontée dans le premier volume de sa trilogie guerrière), passe aux Commandos en Écosse et participe à la bataille de Crète (racontée dans le second volume).
1942
Il publie *Put Out More Flags* (en fr. *Hissez le Grand Pavois,* collection 10/18, 1982), roman d'actualité, encore assez churchillien, et *Work suspended,* roman autobiographique inachevé (en fr. dans *La Fin d'une Époque,* éd. Quai Voltaire, 1989).
1943
Il se blesse au genou lors d'un entraînement parachutiste. Pour achever cette fois le roman qu'il a en tête, il sollicite une permission de plusieurs mois et il écrit *Brideshead revisited* (en fr. *Retour à Brideshead,* éd. R. Laffont, 1947).
1944
Randolph Churchill (le fils de Winston) le fait affecter avec lui à la Mission militaire qui part soutenir les maquis yougoslaves. Il est à Alger en juillet ; son avion s'écrase à l'atterrissage en Croatie mais il est parmi les rescapés ; convalescence à Rome en août ; retour en Croatie en septembre ; Noël à Dubrovnik où il est spécialisé dans les contacts avec les catholiques.
1945
Démobilisé, il rentre par Rome où il a une entrevue avec Pie XII, qu'il trouve trop impersonnel (il préférera la bonhomie de Jean XXIII, telle qu'il la connaîtra par ouï-dire). Il attire son attention sur le sort des catholiques croates.
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Parution et succès de *Retour à Brideshead* en Grande-Bretagne et aux États-Unis.
En mai juin, dans le *Times,* il dénonce le régime de Tito, qui ne supporte pas l^'^anticommunisme des catholiques, même issus de la résistance, et qui « en février avait déjà tué huit prêtres à Sibonik, dix à Split, quatorze à Dubrovnik, trente-trois dans la province franciscaine, quarante-cinq à Mostar, et qui endoctrine les enfants au point d'imposer T, I, O comme premières lettres des alphabets à l'école ».
1946
Il se rend à Nuremberg pour le procès, en Espagne pour le quatrième centenaire de la mort de Francisco de Vitoria, dominicain précurseur du droit international ; ce congrès lui fournira la trame d'une nouvelle, *Scott-King's Modern Europe* (parue en 1947 ; en fr. dans *Trois Nouvelles,* éd. Quai Voltaire, 1993) où il fait la satire du nouveau régime yougoslave (et non du franquisme).
Voyage aux États-Unis, notamment à Hollywood, qui lui inspire *The Loved One,* paru en 1948 (en fr. *Le Cher Disparu,* R. Laffont, 1949), satire de l'Amérique et particulièrement des mœurs funéraires en Californie.
1950
Il publie *Helena* (en fr. chez Delamain et Boutelleau, 1951), « biographie » originale de sainte Hélène.
1952
Voyage en Sicile, et à Goa pour le quatrième centenaire de la mort de saint Fr. Xavier. Publie *Men at arms* (en fr. *Hommes en Armes,* éd. Stock, 1952), premier volume d'une trilogie sur la Seconde Guerre mondiale qui comprendra *Officers and Gentlemen,* 1955 (en fr. chez Stock, 1955) et *Unconditional Surrender,* 1961 (en fr. *La Capitulation,* éd. Stock, 1962).
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1953
Proteste violemment dans la presse contre la venue de Tito à Londres, où il fut reçu en mars par le prince Philip, Eden et Churchill : « On peut manger à la table d'ennemis déclarés comme les Russes, mais pas avec un imposteur, un traître, qu'on présente comme un libéral et un allié. »
Il publie un livre d'anticipation (dirigé notamment contre l'euthanasie) *Love among the Ruins,* à la façon de Wells, d'Orwell ou encore de Max Beerbohm (un des contemporains qu'il admirait le plus, avec Wodehouse).
Il est interviewé par deux journalistes à la B.B.C. (radio), choque en se déclarant pour la peine de mort, et ridiculise les deux journalistes :
-- S'il vous plaît, veuillez dire *M. Waugh* quand vous me parlez. C'est ainsi qu'on m'appelle.
-- Oui, nous le savons.
-- Vraiment ? J'ai entendu distinctement l'un de vous dire *Wuff.*
-- (*...*) Vous n'avez pas beaucoup de sympathie pour l'homme de la rue, n'est-ce pas ?
-- L'homme de la rue n'existe pas. C'est un mythe moderne. Il y a des individus, hommes, femmes, chacun a une âme individuelle et immortelle. Et, ma foi, il peut arriver à ces êtres de descendre dans la rue de temps en temps.
1954
Voyage à Ceylan, au cours duquel il est pris d'hallucinations (il abusait des somnifères, surtout du chloral). Il revient précipitamment, malade. Il tirera de cette expérience *The Ordeal of Gilbert Pinfold,* paru en 1957 (en fr. *L'Épreuve de Gilbert Pinfold,* éd. Stock, 1958).
1956
Il vend Piers Court pour acheter un autre manoir dans une région plus calme : Combe Florey à Taunton dans le Somerset. Laura y amène ses vaches, mais devra les vendre à cause des taxes sur l'élevage.
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1957
Décès de son ami Mgr Ronald Knox (anglican converti au catholicisme, écrivain). Il décide d'écrire sa biographie (elle sera publiée en 1959).
1958
Pour cette raison, en février il se rend en Rhodésie où réside une des anciennes « dirigées » de Mgr Knox, Lady Daphne Acton : « Je suis gagné par le scepticisme de l'historien pour les *sources contemporaines,* -- pas les vôtres, je m'empresse de le dire », lui écrit-il le 2 novembre 1958.
Le 9 juin, son fils aîné Auberon, qui fait son service national volontaire comme sous-lieutenant à Chypre, se blesse grièvement en manipulant une mitrailleuse. Il est rapatrié et sauvé de justesse. Il sera écrivain comme son grand-père, son père et son oncle. Il se mariera en 1961 comme sa sœur Teresa (elle à un Américain), ce qui permettra à Evelyn Waugh d'écrire le 7 janvier 1964 à Lady Acton : « J'ai trois petits-enfants maintenant, dont, à ma grande satisfaction, un petit-fils dans la lignée mâle ; il y en aura un quatrième en mai, mais il sera américain, donc il ne compte pas \[Justin D'Arms, né le 31 mai\]. »
1959
Il retourne en Afrique.
1960
Il en tire un livre : *A Tourist in Africa.*
Le 18 juin, il a un « Face à face » télévisé à la B.B.C. Le journaliste, travailliste, a gardé pour la fin une question piège : Vous qui détestez la foule et les atteintes à la vie privée, comment avez-vous pu accepter de venir vous montrer à des millions de personnes ?
-- Je suis pauvre. Et vous savez bien que nous sommes grassement payés tous les deux pour cette conversation.
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15-16 juin 1961
A la radio et dans le *Sunday Times,* il demande que la B.B.C. fasse des excuses publiques à PG. Wodehouse pour l'émission qui vingt ans plus tôt le cloua au pilori comme traître à l'Angleterre (prisonnier à Berlin, il avait accepté de faire une causerie comique à la radio allemande ; après la Libération, il s'installa à New York).
1962-1965
Il s'intéresse de près au Concile, intervient (en vain) contre les réformes liturgiques en Angleterre.
Il publie une dernière nouvelle en 1963 (*Baril Seal rides again,* en fr. dans *Trois Nouvelles,* éd. Quai Voltaire, 1993) et un premier volume d'autobiographie en 1964 (*A Little Learning,* en fr. *Un Médiocre Bagage,* éd. Gallimard, 1968) -- il en avait prévu quatre, mais, faute de temps ou d'inspiration, ou par pudeur, n'ira pas au-delà de 1924.
1966
Il meurt d'une crise cardiaque à Combe Florey, après la messe du jour de Pâques (voir plus loin *Evelyn Waugh et Vatican II*)*.* Ses journaux intimes (*Diaries*) ont été publiés en 1976 (non traduits).
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### Bibliographie
Œuvres d'Evelyn Waugh disponibles actuellement
Chez Arléa : *Waugh en Abyssinie.*
Chez Desclée : Edmond Campion.
Aux éd. Quai Voltaire : Bagages enregistrés.
Hiver africain.
Trois nouvelles.
Lettres.
Dans la collection de poche Points/ Seuil : La Fin d'une Époque.
Dans la collection de poche 10/ 18 (nous classons ces romans dans l'ordre de leur parution en anglais ; il arrive que certains titres soient temporairement épuisés)
Grandeur et Décadence
Ces Corps vils
Diablerie
Une Poignée de Cendre
Scoop
Hissez le Grand Pavois
Retour à Brideshead
Le Cher Disparu
L'Épreuve de Gilbert Pinfold
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*Hommes en Armes*
Officiers et Gentlemen
La Capitulation
Nous avons utilisé l'édition Penguin Books pour The Letters of Evelyn Waugh (seule une partie est traduite en français aux éd. Quai Voltaire) ;
The Diaries of Evelyn Waugh.
#### Portrait de l'artiste
Il avait été reçu au sein de l'Église (sans qu'on puisse exactement parler de « conversion », ce mot impliquant une décision plus soudaine et plus passionnée que ne l'avait été sa paisible adhésion à la foi catholique) au début de sa maturité, en un temps où beaucoup d'Anglais, élevés suivant les principes de l'éducation humaniste, sombraient dans le communisme. Contrairement à eux, Mr Pinfold avait su rester constant dans son propos, ce qui ne l'empêchait pas de passer pour bigot plutôt que pour pieux. Il est vrai que son activité était, par sa nature même, de celles que le clergé condamne, au mieux comme frivoles, au pire comme corruptrices. En outre, selon les critères étriqués de son temps, on jugeait sa manière de vivre marquée par trop d'indulgence envers soi-même, et ses propos par un tantinet d'imprudence. Alors que les dirigeants de l'Église exhortaient leurs ouailles à sortir des catacombes pour faire entendre leur voix dans le forum démocratique et à considérer la foi comme une action corporative plutôt que comme une affaire privée, Mr Pinfold, lui, avait tendance à se retirer toujours davantage de l'arène. En dehors de sa paroisse, il assistait toujours à la messe la moins fréquentée et, chez lui, il se tenait soigneusement à l'écart des diverses organisations qui avaient répondu à l'appel de l'Église et se proposaient de sauver l'époque.
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Ses opinions les plus solides étaient purement négatives. Il détestait les matières plastiques, Picasso, les bains de soleil et le jazz -- c'est-à-dire tout ce qui appartenait en propre à son époque. La touche de charité bienveillante qui lui venait de sa religion suffisait tout juste à modérer son dégoût et à le transformer en ennui. Au cours des années trente, une phrase à la mode exprimait le malaise du temps : « Il est plus tard que tu ne penses »... Mais il n'était jamais plus tard que ne le pensait Mr Pinfold : chaque fois qu'il consultait sa montre, il constatait, déçu, combien le temps s'écoulait lentement. Il ne souhaitait de mal à personne mais il considérait le monde sub specie aeternatis et le trouvait désespérément terne, sauf lorsqu'il avait des tracas personnels. Dans ces moments-là, il descendait très vite des sommets où il se tenait d'ordinaire. Lorsqu'il était aux prises avec une bouteille de mauvais vin, un étranger impertinent ou une faute de syntaxe, son esprit, pareil à un zoom de caméra, s'emparait de l'objet gênant ou du fâcheux, et ses yeux devenaient ceux d'un sergent instructeur passant en revue un bataillon de recrues indisciplinées.
(*L'Épreuve de Gilbert Pinfold*)
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### Evelyn Waugh et Vatican II
par Robert Le Blanc
QUAND S'OUVRIT le second Concile du Vatican, à la fin de 1962, Evelyn Waugh était célèbre, dans le monde anglo-saxon et bien au-delà, comme un affreux réactionnaire, un catholique intransigeant et surtout comme l'un des meilleurs romanciers et écrivains satiriques de sa génération.
L'article du 23 novembre 1962
Le *Spectator* lui demanda un article qui parut le 23 novembre 1962 (et dans la *National Review* américaine le 4 décembre). Waugh l'avait intitulé : *Remettez-moi ça !* (The same again, please !)
L'article est très long, un peu diffus, mais il aborde bien trois points essentiels : l'œcuménisme, la place du laïcat, la liturgie.
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Waugh modère d'abord les enthousiasmes, et les rêves de réunion des Églises chrétiennes ; parfaitement invraisemblables dans un proche avenir. Un concile, ajoute-t-il, peut surtout régler des questions pratiques, techniques, comme celle des mariages mixtes. Lui-même ne verrait pas d'inconvénient à une simplification des procédures matrimoniales, à quelques précisions sur l'autorité des évêques (« il est un peu fort qu'ils prétendent, sauf en Angleterre, obliger les fidèles à voter sous peine de péché mortel »), à une suppression ou à une modification de l'Index, impraticable, qui mêle les œuvres complètes d'Addison et Sartre (« fournissant un prétexte bien pratique pour se dispenser de le lire »).
Mais « la Voix du Laïcat », dont on parle tant, lui paraît très suspecte. Car cette voix, jusqu'à présent, est celle d' « une minorité qui demande des réformes radicales », et non celle du petit peuple des paroisses auquel lui, Waugh, appartient. Il se méfie d'ailleurs des théologiens laïques : « Aux deux époques où ils prirent part à la controverse, celle de Pascal et celle d'Acton, ils eurent tort. »
Plus encore lui répugne l'expression de *Sacerdoce des Laïcs,* « cette formule à la mode depuis une décennie et qui fait horreur à ceux d'entre nous qui l'ont rencontrée :
Nous ne revendiquons pas d'égalité avec nos prêtres, dont les défaillances et les infériorités personnelles (quand elles existent) ne font que mettre en valeur le mystère de leur vocation extraordinaire. Tout ce qui dans le vêtement et les mœurs tend à camoufler ce mystère est quelque chose qui nous arrache aux sources de la piété (l'échec des prêtres-ouvriers français est encore présent à nos esprits). Ce n'est pas d'un chrétien que d'aspirer à prendre la place exceptionnelle et plus élevée qu'occupe un autre.
Pour ce qui est des réformes liturgiques, Waugh avait déjà protesté contre les modifications par Pie XII des cérémonies de la Semaine Sainte, dont il trouvait le rythme, jusqu'alors très pédagogique, très favorable à la piété.
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« Désormais, rien avant le Jeudi après-midi ; le Vendredi est vide, à l'exception d'une heure ou deux l'après-midi ; le Samedi de même jusqu'à la nuit (...). Le sens de Pâques comme fête de l'aube est presque perdu, en même temps que celui de Noël comme unique fête de la nuit. Dans le monastère que je fréquente, le nombre des retraitants a chuté depuis les innovations, ou, comme les liturgistes préfèrent dire, les restaurations. Il se peut bien que les nouveaux offices soient plus proches de la pratique des premiers chrétiens, mais on se réjouit du développement du dogme ; pourquoi n'admet-on pas aussi le développement de la liturgie ? »
Contre le « vernaculaire », il fait feu de tous les arguments développés aussi dans sa lettre à Lady Acton le 15 mars 1963 (voir plus loin les *Extraits*)*.* Puis il s'en prend à l'idée de « rassembler la foule autour du prêtre » pour la messe. Ce n'est pas un hasard, dit-il, si les Églises d'Orient comme les Églises d'Occident ont accentué le mystère de la consécration dans leurs liturgies :
La crainte révérencielle (*awe*) prédispose naturellement à la prière. Quand de jeunes théologiens parlent de l'Eucharistie comme d'un « repas communautaire », ils trouvent peu d'écho dans les cœurs ou les esprits de leurs frères moins érudits.
Sans aucun doute, certains esprits cléricaux sont choqués de voir les laïcs si peu disciplinés à la messe. Nous sommes là, réunis pour obéir à l'Église. Le prêtre accomplit sa fonction en exacte conformité à la règle. Mais nous, à quoi sommes-nous bons ? Quelques-uns suivent dans leur missel, tournant les pages avec dextérité, d'introïts en collectes exceptionnelles, murmurant dans leur for intérieur ce que les liturgistes voudraient que nous criions à l'unisson. D'autres récitent le rosaire. D'autres se battent avec leurs rejetons récalcitrants. D'autres sont ravis en prière. D'autres enfin pensent à toutes sortes de futilités jusqu'à ce que la sonnette les rappelle à l'ordre de temps en temps. Il n'y a pas de « communauté » apparente.
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C'est seulement au ciel que nous serons reconnaissables comme le Corps uni que nous sommes. On voit bien pourquoi un certain clergé voudrait que nous nous montrions plus soucieux du voisin, plus apparemment impliqués dans une « activité de groupe ». Sur un plan idéal, ils ont raison, mais c'est nous supposer à chacun une vie spirituelle plus profonde que n'y atteignent pour le moment la plupart d'entre nous. ([^12])
(...) Le danger, c'est que les Pères Conciliaires, à cause de leur piété plus profonde, et parce qu'on leur fait croire qu'il y a un profond désir de changement chez les laïcs, décident des changements qui se révéleront frustrants pour ceux qui ont moins de piété et moins de voix.
Après avoir ainsi bien souligné que la recherche de la perfection liturgique est compréhensible chez des érudits, ou des saints, ou des moines et des religieuses, mais peut se révéler désastreuse pour les fidèles du rang, Waugh conclut à propos du Concile : bien sûr, c'est la voix de Dieu qui s'exprime par lui, mais il n'est pas interdit de peser, par nos arguments terre à terre, sur la façon dont cette voix va s'exprimer (*emerge*) ([^13]).
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Le grand chambardement
Comme on sait, les clercs dirigeants n'attendirent pas la fin du Concile pour entamer le grand chambardement. Les Pères Conciliaires avaient voté que « l'usage de la langue latine, sauf droit particulier, doit être conservé dans les rites latins » ([^14]) (Constitution sur la Liturgie, article 36, § I). Aussitôt chaque conférence épiscopale, faisant dire au texte le contraire de ce qu'il disait, fit des « droits particuliers » la règle et imposa partout le vernaculaire. Waugh dès 1963 songea à s'affilier à l'Église catholique uniate, qu'il cite en exemple à Lady Acton le 15 mars (voir Extraits). Il en fut détourné, paraît-il, par un ami bénédictin de Downside (où ses fils firent leurs études), Dom Hubert Van Zeller.
Il avait espéré de Montini un redressement. Il fut vite déçu. Le 7 janvier 1964, il prend les choses avec humour (noir)
C'est une triste déception pour moi que le Pape s'en soit tiré avec des coups en Palestine. J'espérais un assassinat. Il possède deux très belles maisons en Italie. Je trouve très vulgaire de sa part d'aller voyager avec la télévision. Toutes ces histoires d'œcuménisme sont trop pénibles pour mes nerfs de vieux bourru revêche. En un temps plus heureux, Küng aurait brûlé sur le bûcher.
A Pâques, il est à Rome « pour échapper aux horreurs de la liturgie anglaise ». On ne lui demande plus guère son avis dans les journaux. Mais, le 7 août, il le donne, dans une lettre au directeur du *Catholic Herald* (voir en annexe) qui se termine par un éloge de la messe basse de sa jeunesse. Cette messe à laquelle il s'accroche, comme le montre cette autre lettre, adressée à Mgr Mac Reavy, prélat chargé du courrier des lecteurs dans la *Clergy Review,* le 15 avril 1965
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Quand on m'a instruit dans la Foi il y a environ trente-cinq ans, on m'a dit à propos de l'obligation dominicale : 1°) qu'elle s'appliquait aux personnes vivant à moins de trois *miles* d'une église et que l'invention de l'automobile ne modifiait pas cette règle ; 2°) que l'obligation s'appliquait seulement de l'Offertoire à la Communion du Prêtre. Est-ce encore la loi ? Je ne vous demande pas ce qui vaut mieux pour moi, simplement quel est le minimum que je dois faire pour éviter un péché grave. Je considère la nouvelle liturgie comme une tentation contre la Foi, l'Espérance et la Charité, mais, s'il plaît à Dieu, je n'apostasierai jamais.
Ci-joint une enveloppe pour votre aimable réponse.
Derniers combats
Entre-temps, en septembre 1964, il a été reçu par le cardinal Heenan, l'archevêque de Westminster, le n° 1 du catholicisme anglais (à sa demande ou sur l'initiative de celui-ci ?). Celui-ci s'épancha dans son giron, se plaignit des intellectuels (« tous contre moi », « ils nous considèrent comme des ploucs mitrés »). Combien d'évêques français s'en tirèrent de cette façon à l'époque !
Plus tard (Pâques 1965) Waugh nota dans son *Journal :* « Le cardinal Heenan a joué un double jeu. J'ai dîné en tête-à-tête avec lui : il déclara qu'il était de tout cœur avec les conservateurs, et, si j'ai bien compris, promit de résister aux innovations... pour lesquelles aujourd'hui il fait le forcing ! » ([^15])
Chaque année, c'est à l'approche de Pâques (à cause sans doute de la retraite qu'il faisait autrefois chez les Bénédictins) que Waugh ressentait plus vivement la perte de la liturgie latine. Le 9 mars 1966, renouant avec Diana Mitford qu'il avait fréquentée avant guerre, il lui écrit : « Le Concile du Vatican m'a démoli » (*Vatican Council has knocked the guts out of me,* littéralement : « a projeté mes tripes hors de moi ! »). Puis le 30 mars :
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Pâques signifiait tant pour moi, autrefois. Avant le Pape Jean et son Concile (ils ont détruit la beauté de la liturgie). Je ne me suis pas encore arrosé d'essence et évaporé dans les flammes, mais je m'accroche désormais à la Foi comme un chien (*doggedly*)*,* sans joie. Pratiquer n'est plus que montrer qu'on fait son devoir. Je ne verrai pas l'Église restaurée de mon vivant. C'est pire dans de nombreux pays.
Evelyn Waugh est mort subitement d'une crise cardiaque peu après avoir assisté à la messe de Pâques, dite à sa demande en latin, par son ami le jésuite Philip Caraman, dans une chapelle proche de sa propriété.
Le clergé catholique post-conciliaire fut souvent aussi intolérant en Angleterre qu'en France. Il fit quelque difficulté pour dire en latin la messe solennelle de Requiem d'Evelyn Waugh, en la cathédrale de Westminster. Mais il finit par s'exécuter. Le cardinal Heenan était présent ; l'homélie fut dite par le P. Caraman.
Des derniers instants d'Evelyn Waugh, son ami Christopher Sykes a écrit : « Les longs et douloureux préliminaires de la mort lui furent épargnés : il le souhaitait. On peut penser que le lieu des pleurs et des grincements de dents décrit par son héros Pinfold lui fut épargné aussi : il le souhaitait. La participation consciente aux derniers sacrements de l'Église lui fut refusée : cela, il ne le souhaitait pas. »
Robert Le Blanc.
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ANNEXE
#### Lettre au directeur du *Catholic Herald*
7 août 1964
Monsieur,
Comme tous les directeurs de périodiques, vous prétendez à juste titre que vous n'êtes pas responsable des opinions de vos correspondants et qu'on peut compter sur vous pour que la discussion soit largement ouverte. Mais d'un autre côté vous parlez d' « explosion de renouveau », et du « dynamisme manifeste de l'Esprit Saint », paraissant ainsi sympathiser avec les innovateurs du Nord qui souhaitent changer l'aspect extérieur de l'Église. Je pense que vous faites tort à votre cause en publiant semaine après semaine des propositions imbéciles et scandaleuses (à mon avis) faites par des irresponsables.
Le P. John Sheerin n'est ni imbécile ni scandaleux, mais je le trouve légèrement suffisant. Si je l'ai bien lu, il plaide pour la magnanimité envers les perdants. Il ne faut pas brutaliser les vieux (et jeunes) fossiles. Ils ont été mal instruits. Les « progressistes » doivent seulement demander aux « conservateurs », avec une « courtoisie parfaite », de réexaminer leur position.
Je ne prétends pas à une « courtoisie parfaite », mais puis-je, avec une politesse toute simple, suggérer que les progressistes réexaminent la leur ? Ont-ils été, eux, parfaitement instruits ? Ou ont-ils trouvé un peu contraignante la discipline de leurs séminaires ? Ou ont-ils pensé qu'ils perdaient leur temps avec ce latin qu'ils trouvaient assommant ? Ou veulent-ils se marier et engendrer des petits progressistes ? Ou pensent-ils, comme le Pape actuel, que la littérature italienne est une distraction plus amusante que l'apologétique ?
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La distinction entre Catholicisme et *Romanità* a déjà été lancée par la revue américaine *Commonweal*. Bien sûr, on peut avoir la Foi sans avoir l'esprit romain et inversement, mais l'histoire enseigne que les deux ont toujours été très proches. « Pierre a parlé » reste la garantie de l'orthodoxie.
C'est certainement (?) un canular journalistique de parler d' « Ère johannique ». Le pape Jean était un homme pieux et sympathique. Beaucoup, parmi les innovations, que nous sommes nombreux à trouver détestables, ont été introduites par Pie XII. La vie du pape Jean, à Bergame, à Rome, au Proche-Orient, à Paris, à Venise, se déroula sans beaucoup de contacts avec les protestants, jusqu'à ce qu'il reçoive la visite, à un âge très avancé, de clercs courtois appartenant à diverses sectes ; il les reçut avec « une parfaite courtoisie », de même que les athées venus de Russie.
Je ne pense pas qu'il ait eu la moindre idée de ce qu'est le protestantisme moderne. Je lis dans *Time Magazine* du 10 juillet :
La manière convaincante de se référer à Jésus aujourd'hui est de le considérer comme un « remarquable homme libre ». Après la Résurrection, les disciples possédèrent soudain un peu de cette liberté unique et « contagieuse » que Jésus avait. En racontant par la suite l'histoire de Jésus de Nazareth, ils la racontèrent comme l'histoire de l'homme libre qui les avait rendus libres... Celui qui dit « Jésus est amour » dit que la liberté de Jésus a été contagieuse... Van Buren conclut que la Foi chrétienne devra se libérer du surnaturel... exactement comme l'alchimie dut se libérer de ses implications mystiques pour devenir une science utile, la chimie.
Ces mots ne sont pas d'un illuminé de Californie, mais d'un clerc de l'Église Épiscopalienne américaine, laquelle tient toutes ses Ordinations de l'Archevêque de Canterbury. Je suis sûr qu'on n'a pas soulevé ces questions lors de la fameuse rencontre de l'Archevêque et du pape Jean.
Le P. Sheerin suggère que le conservatisme catholique est le produit d'une politique défensive nécessaire au siècle dernier contre le laïcisme nationaliste et maçonnique de l'époque. Puis-je lui faire observer que la fonction de l'Église a été conservatrice à toute époque, afin de transmettre sans diminution ni contamination la Foi héritée des prédécesseurs ?
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A tous les Conciles œcuméniques, la question a été : « Ce dogme est-il la Foi que nous avons reçue ? » ; et non : « Est-ce une idée à la mode susceptible d'être admise par nous ? » Je n'ai vu aucune preuve que le pape Paul ait eu autre chose à l'esprit quand il a convoqué la présente session du Concile.
Le conservatisme n'est pas une tendance nouvelle dans l'Église. Ce ne sont pas les hérésies du seizième et du dix-septième siècles, l'agnosticisme du dix-huitième, l'athéisme du dix-neuvième et du vingtième qui ont fait passer l'Église d'une suprématie sereine à une polémique violente. A travers toute son histoire l'Église a mené une guerre offensive contre les ennemis de l'extérieur et contre les traîtres de l'intérieur. La guerre actuelle contre le Communisme est vive, mais elle est douce comparée à celles que nos prédécesseurs ont menées et souvent gagnées.
Pour finir, un mot à propos de la liturgie. Il est naturel que les Allemands fassent du vacarme. Les assemblées vociférantes de la jeunesse hitlérienne à la lueur des torches exprimaient une passion propre à cette nation. Il est bien qu'elle soit canalisée dans la vie de l'Église. Mais c'est essentiellement non anglais. Nous ne recherchons pas des *Sieg Heil !* Nous prions en silence. « Participer » à la Messe, cela ne signifie pas entendre nos voix. Cela signifie que Dieu les entend. Lui seul sait qui « participe » à la Messe. Je crois, si l'on peut comparer de petites choses aux grandes, que je « participe » à une œuvre d'art quand je la contemple et l'aime en silence. Pas besoin de crier. Tous ceux qui ont joué une pièce de théâtre savent qu'on peut déclamer sur la scène avec l'esprit ailleurs. Si les Allemands veulent faire du bruit, qu'ils en fassent. Mais pourquoi faudrait-il qu'ils troublent nos dévotions ?
Les progressistes présentent la « diversité » comme une de leurs revendications contre l'étouffante *Romanità*. Puissent-ils l'accorder aux catholiques anglais !
Je suis vieux maintenant, mais j'étais jeune quand je fus reçu dans l'Église. Je ne fus pas du tout attiré par la splendeur de ses belles cérémonies -- que les Protestants savaient très bien contrefaire.
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Parmi les aspects étranges de l'Église qui m'attirèrent le plus, il y eut le spectacle du prêtre et de son servant à la Messe basse, montant à l'autel sans un coup d'œil pour voir si l'assemblée était nombreuse ou non ; un artisan avec son apprenti ; un homme de métier, seul qualifié pour faire ce métier. C'est pour connaître et aimer cette Messe que j'ai grandi. Que les gens bruyants « dialoguent » tant que vous voulez. Mais ne nous oubliez pas complètement, nous qui connaissons le prix du silence. (Evelyn Waugh).
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### Waugh en proie aux Jésuites
par J.-P. Hinzelin
COMME VEUILLOT ou Claudel, ces convertis auxquels il ressembla par sa jeunesse tumultueuse, puis sa famille nombreuse, mais contrairement à Léon Bloy, Evelyn Waugh a beaucoup aimé les jésuites.
Claudel les a aimés de loin. Mais il les a davantage magnifiés, dressant un jésuite à l'entrée de son *opus magnum :* « Au tronçon du grand mât est attaché un Père Jésuite, comme vous voyez, extrêmement grand et maigre. La soutane déchirée laisse voir l'épaule nue ». Et Rodrigue, héros de ce *Soulier de Satin* et frère du Père Jésuite, est lui-même un ancien novice de la Compagnie.
Veuillot et Waugh se sont tournés vers les jésuites au moment du pas décisif. Veuillot s'est confessé au P. Rozaven, à Rome, est rentré par leur maison de Fribourg (où il pensa même se faire jésuite), a tenu à faire célébrer son mariage par le P. de Ravignan, supérieur de France, et fut l'ami du P. Varin, du P. Cahier...
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Waugh se fait instruire dans la foi catholique, à vingt-six ans, par le P. Martin d'Arcy, qui dirigeait les jésuites de Farm Street, à Londres. Son mariage, en 1937, est célébré par le P. d'Arcy. Et quand il veut apporter sa pierre à l'Église catholique d'Angleterre, il choisit d'écrire une biographie d'Edmond Campion, qu'il dédie « au P. d'Arcy, ancien Master de Campion Hall ». ([^16])
Pour le Français comme pour l'Anglais, il y avait là un certain goût de la provocation : les jésuites ont longtemps fait figure de méchants comploteurs papistes en Angleterre, et il en était de même en France dans les années 1828-1848.
Mais surtout les jésuites représentaient, pour eux, un ordre religieux caractérisé par l'universalité et la discipline. *Quantum mutatus l...*
\*\*\*
Après la Seconde Guerre mondiale, cependant que le P. d'Arcy (les lettres que lui adressa Waugh n'ont pas été publiées) devenait provincial d'Angleterre des jésuites (1945-1950), Waugh se liait à un autre Père de la Compagnie, Philip Caraman, érudit dont il préfaça la traduction de l'*Autobiographie* de William Weston en 1955. Avec lui, il anima *The Month,* équivalent des *Études* en France.
Philip Caraman fut très attaché à la famille d'Evelyn Waugh, s'occupa de placer ses filles à Londres, etc. Alors qu'il postulait la canonisation des quarante martyrs anglais et gallois (victimes d'Élisabeth Ire), en 1961, Margaret Waugh était même sa secrétaire.
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C'est lui qui vint dire la messe de Pâques 1966 en latin, près de Trauton, pour Waugh et sa famille. Au retour, il jouait au piquet avec Harriett quand ils entendirent un cri de Mme Waugh. Elle venait de trouver son mari effondré par terre, derrière la maison. Philip Caraman lui administra l'absolution sous condition.
\*\*\*
En 1953, André Prêle, un jésuite français, fit une très bonne traduction de l'*Edmond Campion* de Waugh et la publia chez Desclée de Brouwer.
Elle a été rééditée, en 1989, dans une collection dirigée par les jésuites (n° 70 de la collection Christus), chez le même éditeur.
On n'y trouve pas le parallèle entre les martyrs du XVI^e^ siècle et ceux d'Europe de l'Est dans une époque plus récente, que Waugh avait ajouté en 1961.
Mais on y trouve un avant-propos anonyme, qui témoigne que les jésuites n'osent plus, ou ne veulent plus, célébrer Campion sans excuses ou circonlocutions.
Cet avant-propos cite donc un texte du Dr Runcie, primat anglican, un autre de Vatican II sur la papauté, un autre de Paul VI sur l'évangélisation, et prétend que Campion, « en refusant toute confusion entre le politique et le religieux, éclaire les chemins du dialogue œcuménique actuel : il nous encourage à refuser les compromis de l'étatisme religieux... ».
Waugh a pourtant pris soin de le rappeler : « Quelles que fussent les oppositions de partis entre les différents groupes anglicans, tous s'accordaient dans la résolution d'éliminer cet élément vital de la vieille religion : la messe. Ils combattaient sans merci toutes les anciennes pratiques de la vie spirituelle : le rosaire, la dévotion à la Sainte Vierge et aux saints, les pèlerinages, l'art religieux, le jeûne, la confession, la pénitence, et le grand cycle des fêtes traditionnelles.
89:902
Mais ils regardaient la messe comme le signe distinctif et le principal soutien de leurs adversaires » (p. 37 de l'édition de 1989).
« La messe tridentine, rappela à nouveau Waugh le 23 novembre 1962 dans le *Spectator,* c'est pour la restaurer que les martyrs élisabéthains ont marché à l'échafaud. »
Le conflit essentiel entre anglicans et catholiques au temps de Campion ne portait ni sur le pape ni sur « l'étatisme religieux » : il portait sur la messe, que nos jésuites semblent avoir oubliée.
\*\*\*
Evelyn Waugh n'est pas trahi seulement sur ce point par les jésuites d'aujourd'hui.
Le titre complet de son livre était : *Edmond Campion, jésuite et martyr.* C'est devenu dans l'édition de 1989 *humaniste et martyr !*
Waugh a selon son habitude, composé très clairement son livre sous des titres de chapitre nets et contrastés 1) L'Humaniste ; 2) Le Prêtre ; 3) Le Héros ; 4) Le Martyr.
Il n'eût pas apprécié que les jésuites aient honte de leur nom. Cependant, à la rigueur, *De l'Humanisme au Martyre* est un titre qui n'eût pas trahi son propos. En revanche, le titre actuel laisse penser qu'avoir été un humaniste est un titre de gloire, ou l'un des mérites de Campion.
Or voici ce que Waugh pensait des rapports de l'humanisme et de la sainteté. Il écrit à Lord David Cecil le 27 juillet 1949 (E. Waugh, *Lettres,* traduction de Jocelyne Gourand, éd. Quai Voltaire, 1993) : « Je ne connais aucun saint qui ait attaché beaucoup d'importance à l'Art, bien que plusieurs aient apprécié la musique et que certains aient écrit de la bonne poésie. Vous me répondrez : More.
90:902
Oui, mais nous ne savons pas à quel moment il est devenu saint à part entière -- probablement en prison, peut-être sur le billot. Il ne se préoccupait pas de musique et de grec classique alors. En fait, sa mort volontaire fut une négation de l'humanisme. »
J.-P. Hinzelin.
91:902
### Jugements
Sur Simone Weil
C'était une jeune Juive française très intelligente (...). Elle parut faire siens les principaux articles de la foi chrétienne, mais elle mourut sans avoir été baptisée. Elle laissait un mémoire justificatif (*Attente de Dieu*) qui peut se résumer en deux thèmes : elle n'aimait pas le ton autoritaire et exclusif de l'Église, jugeait sans mérite certains de ses membres ; elle était convaincue que Dieu l'appellerait comme il avait appelé saint Paul, d'une façon personnelle et irrécusable, quand il voudrait qu'elle se soumette. Certains lecteurs dont je suis soupçonnent que cette justification peut se résumer brutalement ainsi : « L'Église n'est pas tout à fait assez bien pour moi, mais bien sûr, si Dieu insiste vraiment... » (article in *Catholic Mother, Noël 1952*).
Sur Édith Stein
C'était une jeune Juive allemande très intelligente. (...) Il y a peu de conversions aussi froides et impersonnelles que la sienne. Pas du tout celle de Pascal. Mais ce n'était pas seulement l'acceptation d'un système philosophique. C'était le départ d'une vie nouvelle, faite de piété et de prière. (*ibid.*)
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Sur la vieillesse
C'est une belle chose d'être vieux, et je suis désolé que vous ne le soyez pas davantage. Désormais vous avez franchi la ligne de partage des eaux. Tout est là. Maintenant ça descend vers les pâturages profonds et les ombres longues du soir. J'en suis encore à grimper vers la dernière fausse crête et je salue votre silhouette qui disparaît (à Douglas Woodruff, 8 mai 1947).
La longévité est l'une des plus grandes calamités que les savants nous ont apportées. Voyez Maugham, et cette brute de Picasso, et le carbonaro Churchill (à Harold Acton, 31 octobre 1961).
Sur l' « épuration » en France
J'ai des haut-le-cœur à l'odeur du sang qui est partout en France, le sang des centaines de milliers de personnes massacrées pendant l'épuration. Et qui plus est je vois le sentiment de culpabilité causé par cette horreur inexpiée, dans les yeux de tous les Français, depuis le portier du Traveller's jusqu'au dominicain Couturier (à Nancy Mitford, 27 janvier 1952).
Sur Stendhal
Je lis *La Chartreuse de Parme* (en traduction) pour la première fois. Pourquoi dit-on que c'est le premier roman « psychologique » ? Il me semble que rien de ce que pense, dit ou fait quelque personnage que ce soit n'a aucun rapport avec la nature humaine telle que je la connais (à Ann Fleming, le 17 juin 1957).
93:902
Sur Dante-Gabriel Rossetti
S'il avait reçu une éducation religieuse, s'il avait été fermement attaché à ce fil invisible dont parle Chesterton, son échec moral, qui toujours fit avorter son génie artistique, aurait été évité. Privé des sacrements, les esprits imaginatifs se forgent des sortes de fétiches. Il ne pouvait pas y avoir d'accusation plus sotte que celle de Buchanan, selon qui Rossetti aurait exalté le goût de la chair. Sa faute fut inverse. Volé de la connaissance et de l'amour de la Mère de Dieu, Rossetti tomba dans l'adoration vague d'une féminité idéale, incarnée dans des modèles pathétiquement inadéquats. Cette aberration a fait tort à l'homme et à l'artiste. Et la passion politique de son père Gabriele en est largement responsable. On a traité légèrement cet aspect parce qu'il est admis qu'on doit trouver drôles les révolutionnaires étrangers. Pourtant depuis trente ans les Anglais ont dû reconsidérer cette opinion ! (septembre 1949).
Sur Proust et Joyce
Je n'ai lu Proust qu'en traduction. J'ai trouvé qu'il commençait bien mais qu'il se mettait à délirer à mi-parcours comme Joyce dans *Ulysse.* Pas de plan. Nancy Mitford dit que c'est un livre comique d'un bout à l'autre et que seuls les Anglais et les Américains traitent cela comme quelque chose de supérieur à P.G. Wodehouse (à sa fille Margaret, 9 août 1964).
Sur « P.G. Wodehouse, Docteur angélique »
L'Université d'Oxford confère le doctorat honoris causa à Mr Wodehouse. (...) Mais Mr Belloc se demande avec inquiétude si son œuvre passera à la postérité. C'est une question difficile dans le cas de certains humoristes.
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L'humour est la plus éphémère des qualités d'une œuvre d'art. Aristophane ni Shakespeare ne m'ont jamais vraiment fait rire. Le rire qu'un public accorde aux classiques est quelque chose de très différent de la réaction spontanée, irrésistible, que provoquent les plaisanteries d'aujourd'hui, même très faibles. De plus, une bonne part de l'humour de Mr Wodehouse repose sur un décalage subtil entre l'anglais parlé aujourd'hui et la transcription qu'il en donne. Dans une génération, on croira peut-être qu'il employait une langue vraiment parlée. Pour ces raisons, il est possible qu'il ne procure pas le même plaisir enivrant à une autre génération qu'à la nôtre. (...) Pourtant je crois fermement que ses personnages vivront. Ce sont les personnages à moitié vrais des romanciers populaires qui disparaîtront. Les personnages littéraires survivent soit parce qu'ils sont si vrais et simples qu'ils valent pour tous les temps et tous les pays, soit parce qu'ils sont si artificiels qu'ils portent leur propre univers avec eux. A ce second type appartiennent les personnages de Mr Wodehouse. Ils vivent dans leur propre univers comme ceux d'un conte de fées. « Jeeves connaît sa place, écrit Mr Wodehouse, elle est dans les pages d'un livre. » C'est son secret. Ses personnages sont purement littéraires. (...) Il est amusant d'imaginer l'ombre de Mr Wodehouse conversant avec ses pairs parmi les Olympiens. La conversation tourne autour des privations qu'ils ont connues sur terre pour en arriver là. Ils débitent leurs histoires de toitures et de plomberie. Mr Wodehouse se tait. Puis, improvisant doucement une anecdote de la vie d'Ukridge, les laisse silencieux et pantois jusqu'à ce que, courtoisement, il les mette à l'aise une fois de plus en leur parlant de leurs distinctions académiques. (*The Tablet,* 17 juin 1939).
L'essentiel, dans l'art unique de Mr Wodehouse, c'est la discipline avec laquelle il restreint volontairement sa vision. Il n'essaie pas de faire le tour de ses personnages. Il est tout à fait indemne de la folie actuelle qui fait croire aux romanciers qu'ils vont donner vie à leurs personnages en les peignant sous toutes leurs facettes, dans toutes leurs humeurs variées et leurs frustrations. Les personnages de Mr Wodehouse « vivent » comme font ceux du *Songe d'Une Nuit d'Été.* (*The Tablet,* 17 octobre 1936).
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Sur D.H. Lawrence
Sa réputation a été faite par une clique d'illettrés à Cambridge. Il n'était pas fichu d'écrire (à Ann Fleming, le 10 novembre 1960).
Je me souviens très bien de l'exposition de peinture de Lawrence, parce que c'est là que j'ai compris qu'il n'avait pas les dons d'un artiste. Je n'avais jamais trouvé ses livres lisibles, mais j'étais plus respectueux de la mode en ce temps-là que je ne le suis aujourd'hui, et j'étais prêt à admettre que j'avais le jugement borné. C'est alors que je vis les misérables tableaux. Le pauvre gars ne savait pas peindre, et il n'avait aucune idée de sa nullité, et les gens qui applaudissaient ses livres étaient aussi enthousiastes de ses tableaux. Alors je commençai à comprendre que pour faire œuvre d'art il ne suffit pas d'avoir de belles pensées ni d'éprouver de délicates émotions (bien que c'en soit la matière première), mais il faut de l'intelligence, de l'adresse, du goût, le sens des proportions, du savoir, de la discipline et de l'application. Surtout de la discipline. Aucune cohorte d'admirateurs ne peut remplacer cela (au directeur du *Spectator,* 18 novembre 1960).
A Graham Greene
En Amérique, quand un homme est ordonné prêtre, on lui propose une assurance pour le cas où il défroquerait. Il paraît que c'est vrai. Ronnie Knox pense que c'est une intrigue pour vous : un prêtre si charitable qu'il feindrait de défroquer, afin de distribuer l'argent aux pauvres (à Graham Greene, 18 août 1951).
Sur Mary Mac Carthy
Lisez *The Group* de Mary Mac Carthy. C'est une illumination. Miss Mac Carthy a renié sa foi. Il est très intéressant d'observer que le bon sens inculqué par l'instruction catholique a survécu à la perte de toute foi et de toute piété (à Lady Daphne Acton, 7 janvier 1964).
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Communisme et Intelligentsia
-- (...) De toute façon, dit-elle, de nos jours ce n'est pas très grave d'être communiste. Tout le monde l'est.
-- Pas moi, dis-je.
-- Ben, je veux dire tous les jeunes gens intelligents (*Work suspended,* 1942).
Les Belges
Les Belges se sont comportés honteusement avec leur roi Léopold III. A part ça, je n'ai rien contre eux. Ils ont quelques tableaux, je crois (17 septembre 1953).
Les Allemands
Ils excellent à faire des anges de bois peint. Ils se nourrissent de poisson d'eau douce à chair blanche. Leurs femmes ressemblent à Mr Peters \[son chargé d'affaires à Londres\]. Randolph Churchill et vous m'avez bien mené en bateau quand vous me poussiez à tirer sur ces créatures simples (à Christopher Sykes, 16 juillet 1958).
Les Américains
Ils épousent la superstition démocratique selon laquelle tout doit plaire également à tout le monde (...). Un Américain, ça n'existe pas. Ce sont tous des exilés déracinés, transplantés et voués à la stérilité. Les dieux ancestraux qu'ils ont abjurés les rattrapent à la fin (à Cyril Connolly, 2 janvier 1948).
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Les Français
Les saints sont la seule bonne chose chez les Frogs. Mais ils sont le contraire de la culture française moderne (...). Les Français ne sont pas « au bas de l'échelle » dans le sens où le sont les Hindous, les Égyptiens et la plupart des Américains. C'est un peuple ingénieux et judicieux qui a délibérément choisi le mal. (...) Ils ont abandonné tout ce qu'impliquait la Chevalerie, alors qu'à l'origine ils en sont les inventeurs. Mais, bien sûr, quand la Grâce les touche, les mêmes qualités qui les faisaient si vils dans la corruption les font d'autant plus nobles (...). Ils font des missionnaires absolument splendides (à Nancy Mitford, 26 août 1946).
Au fond, les restaurants français à l'ancienne mode ne devaient leur charme qu'à la parcimonie des propriétaires. Quand les Français décident de refaire un restaurant, c'est un massacre (à Cyril Connolly, 20 décembre 1953).
(A Nancy qui devenait aveugle à Paris, octobre 1961) N'as-tu personne pour te faire la lecture ? En Angleterre tout le monde se précipiterait. Mais les Français sont de tels pourceaux égoïstes.
Il y avait à bord beaucoup de Frogs qui ne cessaient de se serrer la main. (...) Est-ce habituel ou bien ont-ils pris ça aux Américains ? Même les matelots se serraient la main chaque fois qu'ils se croisaient sur le pont (à Nancy, 7 mars 1962).
L'Angleterre
J'ai passé plusieurs années dans ce pays et je lui ai trouvé peu de charme. Les femmes y sont impudiques et la nourriture m'a empoisonné. (*Scott-King's modern Europe,* 1946)
L'été ici est un pur délice. Je me mets à la fenêtre à 3 h 30, avant ma seconde lampée de paraldehylde. J'aspire une bouffée d'air et je rends grâce à Dieu d'être en Angleterre (à Ann Fleming, le 2 septembre 1959).
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Winston Churchill
Son *Marlborough* aliène toute sympathie. A chaque page, je priais : « Mon Dieu ! Faites que la Grande Alliance soit vaincue ! » (...) J'ai fini de le lire. Si c'était l'œuvre d'un débutant, je lui rentrerais dedans. Dans le cas d'un homme aussi éminent que ton père, ce serait inconvenant. A tout moment, j'ai été outré par son esprit partisan et sa foi naïve en sa supériorité morale. On a affaire à un avocat plaidant une cause douteuse, pas à un écrivain (à Randolph Churchill, novembre 1964).
C'est un homme pour qui je n'ai jamais eu d'estime. Se trompant toujours, toujours entouré d'escrocs, père déplorable -- simplement une « Personnalité de la Radio » qui avait fait son temps, et bien au-delà ! « Rassembler la Nation ! », vraiment ! J'étais soldat en 1940. Nous n'avions que mépris pour ses discours solennels... » (à Ann Fleming, 27 janvier 1965).
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### Lettres inédites en français
A sa mère, le 5 février 1945
(...) Je commence à recevoir des lettres me remerciant pour *Retour à Brideshead*. Ça semble être un succès et je pense que ça doit l'être. Malheureusement ce ne sera pas publié avant avril à cause des restrictions de papier et de la correction des épreuves que mon séjour ici \[à Dubrovnik\] ne facilite pas. C'est fort dommage car c'est un livre à lire l'hiver. De plus, en avril, j'espère que chacun aura l'esprit à de grands événements en Europe plutôt qu'à des histoires d'autrefois. Mais je crois que l'on continuera à le lire pendant pas mal d'années. La critique habituelle, c'est que c'est de la propagande religieuse. Cela montre à quel point l'opinion a changé en quatre-vingts ans. Personne aujourd'hui ne pense qu'un livre qui exclut totalement la religion est de la propagande athée. Il y a quatre-vingts ans, tout roman faisait place à la religion comme à une part normale de la vie des gens.
100:902
A Thomas Merton (1915-1968), le cistercien américain qui lui soumettait\
le manuscrit des Fontaines de Siloé, le 29 août 1949
Cher Fr. Louis,
(...) Ne pensez-vous pas que dans les passages non narratifs vous avez tendance à être diffus, à répéter plusieurs fois la même chose ? Je l'avais remarqué dans *The Seven Storey Mountain* ([^17]) et le défaut persiste. C'est de l'arrosage au lieu d'un tir de précision. Vous éparpillez vos projectiles autour de la cible au lieu d'aller droit au but. Ce n'est pas de l'art. Le tailleur ou le cordonnier de votre monastère ne gaspillent pas leur matériau. Et puis ça pousse les lecteurs à la paresse. Ils ne se soucient pas de réfléchir au sens exact d'une phrase puisqu'ils sont accoutumés à ce qu'on leur rabâche la même chose plus loin.
P.S. J'aurais aimé que vous en disiez plus pour concilier la vocation cistercienne et le travail pour la Résistance en France. Car à première vue ça semble fournir un argument à une puissance occupante pour fermer les monastères, si l'on autorise les moines à héberger des centres de mouvements clandestins.
A Édith Sitwel (1887-1964), poétesse anglaise\
convertie au catholicisme en 1955, ([^18]) le 9 août 1955
(...) Une des grandes tristesses de la vie d'un catholique est de voir se succéder les apostasies au fil des ans, -- rarement raisonnées, presque toutes par mariage hors de l'Église.
101:902
J'ai perdu ainsi plus d'une poignée de bons amis, -- temporairement, puis-je raisonnablement espérer, mais chacun laisse une blessure ouverte. Puis la grâce de Dieu renforce les rangs. C'est une grande consolation.
J'ai entendu dimanche dernier un sermon véhément contre les dangers des tenues de bain immodestes, et j'ai pensé que vous et moi nous étions indemnes de ce péché au moins. Amitiés.
A Nancy Mitford, le 19 juin 1961 :
Darling Nancy,
Non, vous n'avez pas bien compris. Le corps est une partie essentielle de nous-mêmes. Ça ne veut pas dire que nous devons le dorloter. Saint Paul dit « soumettez-le », comme si vous dressiez un cheval. Il y a deux hérésies opposées : Boots \[Cyril Connolly\] qui pense que son superbe corps est fait pour être gavé de mets exquis et couvert de baisers ; lady Astor qui pense que son corps est une illusion. Des gens bien (pas moi) se flagellent avec des chaînes et portent des cilices, simplement pour se forcer à se souvenir qu'ils ne sont pas de purs esprits.
La jeune lady d'Auberon \[son fils aîné\] est jolie et passablement riche. Hélas ! elle appartient à l'une des catégories les plus assommantes de protestants : elle est incapable de faire la différence entre son Église et celle du Pape, il faut la retenir de faire des communions sacrilèges dans les églises.
Essayez de lire *Pauvre et Saint* de D. Pézeril (éd. du Seuil). Vous verrez comment les bons considèrent les méchants.
A. Lady Daphne Acton, le 15 mars 1963
Certaines personnes, comme Pénélope Betjeman, aiment faire du boucan à l'église et je ne vois pas pourquoi elles s'en priveraient : les Éthiopiens ne dansent-ils pas et n'agitent-ils pas des crécelles ?
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Moi je serais bougrement gêné de devoir danser et ça me gêne de prier à haute voix. Chaque paroisse pourrait avoir une Messe bruyante tous les dimanches pour ceux qui aiment ça. Mais il en faudrait de silencieuses pour ceux qui aiment le calme.
Les Églises uniates sont un excellent exemple. Elles ont le droit de conserver leurs anciennes pratiques et d'avoir un rite en syriaque, en grec byzantin, en slavon, langues bien plus mortes que le latin. Pourquoi n'aurions-nous pas une Église uniate romaine tout en autorisant aux Allemands leurs numéros tapageurs ?
(...) Quand votre Fr. Davis dit que la nouvelle Semaine Sainte, très appauvrie, est une belle chose parce qu'elle enseigne aux gens l'Ancien Testament, il déraille. Il y avait six fois plus d'Ancien Testament dans les anciens offices que dans les nouveaux.
Le mot « vernaculaire » n'a presque aucun sens. Si l'on entend par là qu'on aura des versions de la liturgie dans la langue quotidienne de chacun, il faudra quelques centaines de milliers de versions. Parmi les pays civilisés, la Norvège a deux langues, l'Espagne trois, les Milanais ne comprennent pas les Siciliens, etc. En Asie et en Afrique, c'est Babel. Comme vous le savez \[Daphne Acton vivait en Rhodésie\], la plupart des langues africaines ne peuvent traduire des propos théologiques et quelques-unes n'ont même pas un mot pour traduire *vierge* à ce qu'on m'a dit, mais deux mots pour les filles, selon qu'elles sont pubères ou non. (...) On dit au Concile que nous devrons avoir la même version vernaculaire de la Messe que les Américains. Que le ciel nous assiste !
A Lady Daphne Acton, le 10 juin 1963
(*...*) Mon béguin pour le pape Jean est devenu moins fervent quand tous les journalistes se sont mis à l'encenser.
103:902
Bien sûr, je l'ai révéré jusqu'à la fin, mais il y a une antipathie instinctive et, je trouve, irrépressible, envers toute personne dont on voit la photographie deux fois par jour. Vous pouvez parier que cet empressement dans l'éloge prélude à un accueil très froid du successeur. Plaise à Dieu que ce ne soit pas l'Autrichien \[Koenig\]. Je voudrais Milan \[Montini\] ou Palerme \[Ruffini\]. Aucun danger que ce soit Spellman. Woodruff s'est pris d'un engouement sénile pour un clerc très inquiétant nommé Kung (non, ce n'est pas un Chinois, il est d'Europe centrale), un hérésiarque qui en des temps plus heureux aurait été rôti...
(...) Ne prenez pas au sérieux l'agitation de votre fils Richard à propos de ses résultats scolaires. Personne n'échoue, à moins d'insulter délibérément les examinateurs, comme A. Lunn. L'excitation à ce sujet est quelque chose de tout à fait nouveau par rapport à mon époque. Mon neveu Robin Grant a passé son temps ici l'autre jour à jacasser à propos de ses examens. C'est une hystérie d'un type entièrement nouveau, introduite par les étudiants auxquels ils sont mêlés maintenant.
A Ann Fleming (cousine de sa femme et épouse de l'auteur des James Bond), le 3 mars 1964
Le médecin m'a interrogé sur mon mode de vie. « -- J'ai pratiquement cessé de boire, ai-je répondu ; seulement sept bouteilles de vin et trois d'alcool par semaine à peu près. -- Par semaine ? Vous voulez dire par mois ? -- Non, dans la semaine je fume aussi trente cigares et je prends quarante pilules de sodium-amytal. » Il faisait une tête de plus en plus sinistre. -- « Ah ! je prends aussi une bouteille de paraldehyde \[une drogue\] par semaine. » Alors sa face s'illumina : -- « *Ça,* c'est une excellente chose. Beaucoup plus de gens devraient en prendre. »
Je vais à Rome pour Pâques (Grand Hôtel) afin d'éviter les horreurs de la liturgie anglaise. Venez aussi.
104:902
A Lady Diana Cooper, le 17 septembre 1964 :
(...) La prière n'est pas demande mais don. Don de son amour à Dieu sans rien demander en retour. Acceptation de tout ce qu'il vous envoie comme étant sa volonté. Non pas « s'il vous plaît, mon Dieu, donnez-moi une journée heureuse », mais « s'il vous plaît, mon Dieu, acceptez toutes mes souffrances aujourd'hui en votre honneur ». Il n'aime pas les bébés qui réclament un sucre (*sugar-babies*)*.* Avez-vous jamais fait l'expérience de la confession ? J'en doute. Pas étonnant que vous ayez le cafard. Croyez-vous à l'Incarnation et à la Rédemption comme événement historique, de la même façon que vous croyez à la bataille d'El Alamein ? C'est important. La foi n'est pas une humeur (*Faith is not a mood*)*.*
Katharine \[Lady Asquith\] m'a passé un savon dans le genre pour le passage cochon qu'il y a dans Un Médiocre Bagage. Je ne prête pas attention aux articles. Vous et elle êtes le public dont l'opinion a du prix pour moi. Amitiés.
A Ann Fleming, le 10 novembre 1964
L'Espagne ([^19]) fut pour moi épuisante au possible, mais revigorante pour Laura. A vrai dire, je n'ai plus envie de voyager jamais nulle part. Je suis trop vieux pour les expéditions avec chameaux et canoës, et le tourisme organisé a uniformisé les endroits civilisés. Bien sûr l'Espagne est pleine de splendides œuvres d'art et monuments, mais *la vie* là-bas pour qui ne parle pas la langue est très plate. Et une œuvre d'art par jour est tout ce que l'esprit humain peut embrasser. La nourriture n'est plus épicée ni toxique.
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Elle est, du moins dans les coins touristiques, aussi hygiénique et insipide que ces plateaux d'abominations enveloppées de cellophane qu'on vous met sur les genoux dans les avions.
(...) Mon gendre Fitz Herbert était candidat dans le Comté de Fermanagh. Les gangsters de votre beau-frère lui ont littéralement arraché ses vêtements. Meg a été lapidée ([^20]).
Ma nullité de fils (James) est entré à Sandhurst ([^21]). Ainsi pas besoin de l'envoyer chercher fortune en Australie.
Ma nullité de fille (Harriett) partage son temps bizarrement : le jour elle travaille au Collège d'Armes ([^22]), la nuit elle est dame-pipi dans un restaurant d'homosexuels très huppé où, dit-elle, les pourboires sont souvent d'une livre.
(...) La levée est à quatre heures. Trop à écrire. Mais je ne quitterai plus jamais cette maison, et vous n'y viendrez pas. Il faut donc que nous écrivions.
A Elizabeth Pakenham, le 16 mars 1965
(...) Vous me demandez ce que j'ai pensé du journal spirituel de Jean XXIII. C'est exactement ce que des milliers de prêtres en quête de perfection auraient pu laisser (et d'ailleurs laissent). Son principal intérêt est de crever le ballon de baudruche de la « Révolution johannique » (*the Johannine Revival*)*.* C'était un bon vieillard qui devint amer. Il n'avait aucune idée de la boîte de Pandore que son concile ouvrirait.
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Cela ressort tout à fait clairement du livre français d'anecdotes que je parcourais au même moment. La meilleure (que je ne retrouve pas en ce moment) c'est quand on l'interroge sur cet archéologue jésuite que les Américains admirent \[Teilhard de Chardin\] : -- « C'est un Français. Pourquoi s'inquiéter de choses pareilles ! Enseignez le Pater, l'Ave Maria, le Credo. Basta ! »
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## DOCUMENTS
### Un pouvoir spirituel au cœur de l'État républicain
Dans *Permanences* de juillet, Jacques Trémolet de Villers, dans un article intitulé : « L'État chrétien ? », donne une analyse très juste de la situation présente de la France.
Avant comme après Jésus-Christ, observe-t-il, l'État a toujours été « soumis à une religion » ; « l'État athée est une invention toute récente qui correspond à l'avènement de l'État totalitaire ». Mais le message de cette évidence « est mieux accueilli dans les milieux agnostiques que dans les milieux chrétiens. »
« L'État chrétien » fait peur... aux chrétiens ! Il évoque le Moyen-Age, l'Inquisition, le « parti-prêtre », « Le nom de la rose » et tout un univers de fantasmes directement créé par une propagande dont on s'aperçoit qu'elle a pénétré au cœur de ceux qu'elle désirait atteindre.
Et la conclusion devient alors explicite : l'idéal, c'est la séparation de l'Église et de l'État ! L'État doit rester neutre. Ne changeons rien !
Peut-on être aveugle à ce point-là ?
Au moment où ces bonnes âmes se demandent gravement et sur un plan théorique si les chrétiens ont le droit de vouloir que l'État reconnaisse la Loi de Dieu, le même État, avec leur argent, développe les campagnes les plus amples qu'on ait jamais vues pour mettre en échec cette Loi divine.
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Campagnes en faveur de la liberté de l'avortement (que l'Église appelle « *un crime abominable* ») et de la contraception (qu'Elle condamne). Campagnes en faveur du préservatif, qui sont de véritables incitations massives à violer en permanence -- avec le concours et la recommandation de l'État -- le VI^e^ Commandement : « *Tu accompliras l'œuvre de chair en mariage seulement.* » Campagnes qui banalisent et favorisent l'homosexualité, pour laquelle la Sainte Écriture ne connaît pas de mots (et de maux) assez terribles. Campagnes pour supprimer ou mettre en cause le repos dominical sans la moindre référence à son origine : « *Tu sanctifieras le jour du Seigneur.* »
... etc.
Il ne se passe pas de quart d'heure où, par la voie de la radio ou de la télévision d'État, payées par leurs impôts, les chrétiens ne soient attaqués, ridiculisés, insultés dans leur foi et dans leur morale. Et on nous annonce, officiellement, que ce n'est qu'un début ! Faut-il une leçon plus évidente ? Quand l'État n'est pas chrétien, il est anti-chrétien. Ainsi fut-il, la plus grande partie du temps, de l'Incarnation jusqu'à la conversion de Constantin, persécutant en masse et dans le détail les premiers chrétiens.
Ainsi fut-il, au cours de la Révolution, comme le rappelle très opportunément le bicentenaire des massacres de 1793 et le « populicide » de la Vendée.
Ainsi fut-il lors des lois de Séparation. Qu'on se rapporte à la seule nomenclature de ces lois et des violences qui les accompagnèrent, rappelées par Jean Ousset dans le numéro 279 de Permanences.
Ainsi est-il aujourd'hui, pourtant gouverné par des hommes dits « de droite » et, pour un certain nombre « catholiques pratiquants », mais qui acceptent que l'idéologie étatique, en matière de foi et de mœurs, soit, officiellement, anti-chrétienne.
La hiérarchie des pouvoirs est claire. Les « catholiques pratiquants » ont le droit de gouverner et de prendre des décisions dans les domaines secondaires de la politique et de l'économie. Mais, en matière morale, veille (c'est le cas de le dire) la symbolique Simone, gardienne de « l'ordre moral », celle que Franz-Olivier Giesbert appelait dans Le Figaro « la garante de l'éthique », qui fait respecter « les lois non écrites » qui régissent l'État.
Ces lois sont toutes anti-chrétiennes, directement opposées à l'enseignement magistral de l'Église, dans la matière où cet enseignement est à la fois obligatoire et infaillible : la foi et les mœurs.
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Il y a donc, au cœur de notre État, un pouvoir spirituel auquel cet État obéit et ce pouvoir est, officiellement, ouvertement, activement et efficacement, anti-chrétien.
Ce pouvoir spirituel n'est pas exercé par Simone Veil toute seule, même si elle en est quelque chose comme l'ambassadeur et le fondé de pouvoir à l'intérieur d'un gouvernement soi-disant « de droite ».
Alors, qui constitue ce pouvoir ?
Quelles structures ?
Quelles personnalités ?
On ne peut pas lui résister à l'aveuglette s'il n'est jamais nommément désigné.
Mais d'autre part, *le désigner à qui ?* Les « catholiques pratiquants » sont généralement démissionnaires dans l'ordre proprement politique, à l'imitation de leurs évêques, dont le noyau dirigeant est le « dernier refuge des marxistes et des socialistes dont toutes les amicales et internationales se sont effondrées ». Démission catholique absurde et paradoxale, à l'heure où deux siècles d'enseignements et de prévisions de l'école catholique contre-révolutionnaire reçoivent une éclatante confirmation. Jacques Trémolet de Villers pose la question (et y répond aussitôt :
Où est le secret de cette démission ?
C'est très simple.
Le seul secret, c'est la peur. La peur de paraître. La peur de s'exposer. La peur d'aller à contre-courant. La peur d'être montré du doigt. La peur des médias et des maffias qui les dirigent.
\[Fin des extraits de l'article de Jacques Trémolet de Villers : «* L'État chrétien ? *» paru dans *Permanences,* numéro 303 de juillet 1993.\]
110:902
### L'édition au temps de la servitude
Les Éditions Dominique Martin Morin, en relançant leur Courrier réservé aux abonnés, remarquent qu'elles le font « *bien que les circonstances ne soient pas favorables* »* ;* elles le font quand même, pour cette raison qu'exprime une question comportant implicitement sa réponse : « *Mais est-ce jamais le moment d'aller à contre-courant ?* »
Le public même le moins mal informé ignore généralement que la servitude dans le domaine de l'édition (des livres) est encore plus stricte, encore plus tyrannique (et encore mieux cachée) que dans le domaine de la presse. C'est ce qu'indiquait Jean Madiran dans sa Postface au livre désormais classique de Francis Bergeron : *Le Syndicat du Livre.*
Le *Courrier* des Éditions DMM l'explique à ses lecteurs :
Privilégier un rapport direct entre l'éditeur et les lecteurs, tenter de créer un lien qui cherche à remplacer le libraire, c'est aller contre une idée bien enracinée en France, selon laquelle rien ne saurait remplacer le libraire.
En un sens, bien entendu, c'est vrai.
Mais il est actuellement impossible d'espérer une présence durable « en rayon » (la seule utile), même chez les libraires dignes de ce nom, pour deux raisons principales :
1\) le courant culturel dominant nous est hostile ;
2\) l'organisation actuelle du marché du livre ne le permet pas.
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L'exception que constituent les porteries d'une demi-douzaine d'abbayes bénédictines, qui montrent bon nombre de nos livres, rend manifeste que ces deux raisons sont déterminantes.
Il reste donc à s'organiser autrement, parallèlement. Bien qu'elle ne soit pas la seule solution, *la vente par correspondance est en fait la seule à notre portée*. Ce que nous voudrions, c'est insuffler à la vente par correspondance un peu de ce caractère amical qui devrait toujours marquer les échanges humains, en évitant toutefois de sombrer dans la personnalisation informatisée et autres cordialités d'ordinateur.
Ce n'est pas facile. C'est indispensable en raison de l'actuelle dislocation politique et religieuse de notre pays, et de notre goût immémorial pour les disputes. Presque tout est devenu une affaire de « parti ». Malheureusement, l'expérience le montre chaque jour, une certaine forme d'esprit partisan n'est pas plus favorable à l'édition que le mercantilisme. Cela rend de plus en plus nécessaire l'existence d'un lien *direct* et *indépendant* entre l'éditeur et les lecteurs des livres qu'il publie.
*L'âme de l'édition,\
c'est une amitié autour d'un livre*
Certes le prix de l'indépendance est lourd. D'abord parce que l'indépendance à l'égard des clans prive du soutien qu'un clan accorde aux siens. Ensuite et surtout, parce qu'elle rend très difficile d'insuffler ce caractère amical qui fait tant défaut à nos rapports quotidiens. Pour ne donner qu'un exemple, il n'est pas de tout repos d'être en même temps l'éditeur de Me Trémolet de Villers qui défend l'innocence du milicien Paul Touvier et celui du Père Bruckberger, gaulliste impénitent. Cela suppose que les auteurs acceptent de voisiner dans le même catalogue -- et que les lecteurs supportent ce voisinage. Ni l'un ni l'autre ne va toujours tout seul.
Un lien indépendant suppose aussi un rapport direct. Sans doute, les intermédiaires sont-ils indispensables dans les échanges commerciaux. A la condition toutefois que ces intermédiaires soient ce qu'ils doivent être -- des agents économiques de distribution, *subordonnés* aux producteurs. Ce n'est pas ce que l'on peut observer actuellement -- pas plus dans les métiers du livre qu'ailleurs. *L'état d'esprit qui domine désormais en France favorise la distribution au détriment de la production.*
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Les intermédiaires réussissent presque toujours à plier le marché à leurs intérêts propres et à soumettre les producteurs à leurs conditions. A l'occasion, *ils s'attribuent plus ou moins hypocritement le rôle de censeurs*. Le résultat presque mécanique de cette domination de la distribution sur la production, c'est la perte d'indépendance ou la mort des producteurs -- généralement l'une puis l'autre.
La riposte des producteurs est presque exclusivement la course au gigantisme. Il se peut que ce ne soit pas la pire des choses dans le cas des réfrigérateurs ou des téléphones. Mais cette incarnation de la vie de l'esprit qu'est l'édition n'y résiste pas. L'articulation délicate des techniques intellectuelles et matérielles qui permettent de faire naître et vivre un livre suppose une chaîne de rapports personnels, de l'auteur au lecteur. L'âme de l'édition, c'est une amitié autour d'un livre. Le mercantilisme et le gigantisme la racornissent et finalement l'étouffent. Mais une âme morte n'est pas un principe de vie.
Nous ne prétendons pas porter remède aux maux dont souffrent les métiers du livre sur la base du « courrier réservé aux abonnés » -- à supposer que nous soyons assez nombreux pour qu'il dure, ce qui dépend de nos efforts et aussi de l'attention de chacun de nos lecteurs. Mais nous voudrions que ce courrier soit un lien amical entre les lecteurs qui le jugent utile et nous -- au service des livres que nous publions et de leurs auteurs.
\[*Fin de la reproduction d'un extrait du* Courrier réservé aux abonnés des Éditions DMM, *53290 Bouère ; phone : 43 70 61 78 ; fax : 43 70 69 02. -- Dans le texte reproduit, les soulignements en italiques sont de l'auteur ; les soulignements en gras sont d'ITINÉRAIRES.*\]
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### Sur le catéchisme
*L'avis de l'abbé Sulmont*
Avec le ton très direct qui est habituellement le sien, l'abbé Sulmont, curé de Domqueur, a donné dans son bulletin paroissial son avis sur le nouveau Catéchisme de l'Église catholique :
J'ai noté le grand succès de librairie du caté qui est présenté par Jean-Paul II comme la mise en application du concile Vatican II.
Remarquons que le sous-titre : « catéchisme rédigé à la suite du deuxième concile du Vatican » est un peu osé : car cet « à la suite » ce sont en réalité trente ans de délai !
On ne peut prétendre que le livre est l'expression des opinions et des intentions de pères conciliaires qui sont presque tous morts maintenant et qui n'ont pas collaboré à la rédaction de l'ouvrage.
Les jugements qui ont été portés sur ce caté ne tiennent pas assez compte de ce qu'il est *une œuvre collective.*
Ce caté est le résultat d'un compromis entre des rédactions successives, des milliers d'amendements et des précautions diplomatiques...
La cohérence entre tous les paragraphes n'est sans doute pas parfaite : il s'y trouve des exposés traditionnels excellents mais aussi des concessions intolérables aux erreurs de l'œcuménisme, de la trop fameuse « Liberté religieuse » et de la prétendue Réforme liturgique.
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Mais ce serait une grave injustice à mon avis de dire que ce qui est traditionnel dans le caté n'a été introduit que pour faire passer le venin moderniste.
Il ne faut pas faire un procès d'intention car les intentions sont diverses et multiples comme les auteurs eux-mêmes.
Certes une goutte de poison rend un récipient entier imbuvable, mais il s'agit dans notre cas de plusieurs flacons juxtaposés où il est possible de trouver de quoi étancher sa soif.
Je crains que la citation qui est faite de Benoît XV : « *La foi catholique on la professe entière ou on ne la professe pas du tout* » ait pour conséquence de laisser les fidèles sans instruction religieuse pour plusieurs générations.
Attendre qu'un catéchisme ne contienne plus aucun chapitre discutable c'est condamner le peuple chrétien à périr de soif avant de voir arriver une eau parfaitement pure.
Il a bien fallu au cours de l'histoire du christianisme se contenter de catés dont certains chapitres étaient faux et dangereux pour la foi, tel ce catéchisme impérial où le culte de Napoléon I^er^ tenait plus de place que le culte de la Sainte Vierge.
Parmi les dernières réactions à la parution du caté on peut noter :
1\. le silence des médias qui ne s'intéressent qu'au sensationnel et n'attachent pas d'importance aux suites de l'événement ;
2\. le silence aussi du côté des chrétiens progressistes qui, gênés par ce caté trop conservateur à leur gré, ne tiennent pas à assurer sa publicité ;
3\. des critiques très vives de la part des opposants « de droite » et cela va jusqu'au refus catégorique de ce caté car il entérine les déviations conciliaires.
C'est le cas de l'abbé Simoulin qui ne manque pas d'arguments dans sa brochure : « Le nouveau catéchisme est-il catholique » ? (Conférence donnée le 17 janvier 93).
La position de l'abbé Michel Simoulin est partagée par les héritiers de Mgr Lefebvre ;
-- c'est le cas aussi de l'abbé Georges de Nantes qui, en épluchant le texte du caté sur 24 pages tassées, met en garde contre les venins post-conciliaires qui y sont contenus ;
-- c'est le cas aussi de *Si Si No No* (*Courrier de Rome*) qui titre « un nouveau danger » : « Le Caté de l'Église catholique ».
Les critiques très graves faites par les prêtres cités ci-dessus qui sont gens compétents me paraissent tout à fait exactes pour le fond mais, comme je l'ai écrit plus haut, le peuple chrétien n'a plus de catéchisme depuis 30 ans et il est urgent de lui fournir autre chose que les fameux « Parcours » débiles en usage actuellement.
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Les auteurs de catés pour enfants et les dames catéchistes elles-mêmes peuvent tirer du « Caté de l'Église catholique » un enseignement cent fois meilleur et plus solide que ce qui existe officiellement aujourd'hui.
En tout cas, les dames catéchistes pourront puiser dans ce caté des arguments prouvant qu'elles ont raison d'utiliser les catés traditionnels ré-imprimés ou encore les excellents manuels de chez Téqui.
\[*Fin de la reproduction intégrale d'un article de l'abbé Sulmont dans le* bulletin paroissial de Domqueur*, mars 1993.*\]
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AVIS PRATIQUES
\[...\]
============== fin du numéro 902.
[^1]: -- (1). Maritain, *La philosophie morale,* t. I ; Gallimard 1960, p. 279.
[^2]: -- (2). *La vieillesse du monde, essai sur le communisme.* Première édition : Nouvelles Éditions Latines 1966 ; seconde édition : Dominique Martin Morin 1975. Et vingt-quatre heures de cours (douze cours de deux heures) sur l'encyclique *Divini Redemptoris,* diffusés à l'époque en cassettes audio.
[^3]: -- (3). Cf. ITINÉRAIRES, numéro 1 de la 3^e^ série, p. 9-10.
[^4]: -- (4). Boutang : *Maurras, la destinée et l'œuvre,* Pion 1984, p. 610.
[^5]: -- (5). Maurras, *L'Action française* du 17 décembre 1943.
[^6]: -- (6). Maurras, février 1951, in *Lettres de prison,* Flammarion 1958, p. 225.
[^7]: -- (1). On peut commander ces numéros à Difralivre, 78580 Maule, BP 13. Tél. (1) 30907289.
[^8]: -- (1). Ceci à la faveur de la courte mais sauvage guerre ethnique des années 2006, 2007, juste pour les Législatives, qui mit aux prises près du Grand St-Bernard les Francophones et les Germanophones pour le contrôle du grand Dictionnaire Européen en disquette (système MX. 1011-VIT).
[^9]: -- (2). On raconta qu'un bataillon d'instituteurs, les derniers qui fussent encore en exercice dans une profession entièrement infiltrée, ou presque, par les femmes, bourrés jusqu'à la gueule de chocolats à la liqueur pillés à Lausanne, s'étaient glorieusement fait massacrer aux cris de : « les participes bôches ne passeront pas ». Aujourd'hui encore, six ans après, des paysans vaudois en retournant les mottes de terre en recueillent encore des morceaux conservés par l'alcool...
[^10]: -- (3). Les écoles vides devinrent des Musées de l'Enseignement où, entre autres horreurs telles que dictées, rédactions, problèmes de robinet ou de règle de trois, on stigmatisait la barbarie qui avait consisté à maintenir sur des tables et des chaises de jeunes enfants sans défense des heures entières, ou à les traîner hideusement dans des stades et des piscines, et cela vainement, comme le montraient les statistiques.
[^11]: -- (4). Ce qui offrait l'incontestable intérêt de garantir cette orthodoxie de la pensée et des connaissances indispensable à l'implantation et au développement de tout gouvernement socialo-démocrate.
[^12]: -- (1). Et puis, écrit-il un peu plus haut, « saint Augustin, saint Thomas Becket, saint Thomas More, Challoner, Newman, seraient parfaitement à l'aise aux messes que nous célébrions, -- étaient, en fait, parmi nous. Peut-être que peu d'entre nous en étaient conscients, mais leur présence, celle de tous les saints, nous portait en silence. Elle n'aurait pas été plus palpable si nous avions dit les répons à haute voix selon la mode d'aujourd'hui ».
[^13]: -- (2). Au passage, Waugh s'en prenait à « l'art sacré » des dominicains français, plus fait pour les touristes que pour les dévots (« je n'ai jamais vu personne prier devant le chemin de croix de Matisse à Vence, alors que quantité de fidèles le font dans les minables églises décorées de plâtre et de guirlandes »). Et aussi à la nouvelle cathédrale catholique de Liverpool, au plan circulaire : « L'assemblée y sera disposée sur des gradins, comme pour une démonstration chirurgicale ; si les fidèles lèvent les yeux, ils se contempleront les uns les autres ; les dos sont souvent source de distraction, mais combien plus les visages ! On veut nous rapprocher de l'autel... A-t-on observé que dans toutes les églises les premiers rangs sont les derniers occupés ? »
[^14]: **\*** -- cf. *Itin*. n° 117, p. 87, note 1 : non pas *conservé* mais *observé*.
[^15]: -- (3). Sur le double jeu ou l'inconsistance du cardinal Heenan, voir aussi le témoignage de l'abbé Bryan Houghton, *Prêtre rejeté,* éd. D.M. Morin, 1990.
[^16]: -- (1). Campion Hall est la résidence des étudiants catholiques anglais à Oxford (Edmond Campion ayant été professeur et diacre anglican à Oxford avant de passer au catholicisme en France, de revenir jésuite en Angleterre et d'y être arrêté, torturé et pendu en 1581). Le P. d'Arcy en était le « Master » en 1934, quand Waugh entreprit son livre, et il la faisait reconstruire plus vaste. Tous les droits d'auteur du livre de Waugh sont versés à Campion Hall depuis la première édition.
[^17]: -- (1). En fr. *La Nuit privée d'Étoiles.* Waugh avait taillé, corrigé, récrit la version diffusée en Angleterre.
[^18]: -- (2). Waugh avait accepté d'être son parrain, mais avait recommandé la discrétion : « Je crains que la presse populaire n'en fasse une sorte de Greta Garbo -- Christine de Suède. »
[^19]: -- (3). Waugh avait écrit à tous ses amis : « Je pars pour l'Espagne en octobre afin d'éviter les élections législatives ici. »
[^20]: -- (4). Margaret (Meg), sa seconde fille, avait épousé en 1962 Giles Fitz Herbert, un catholique d'Irlande du Nord (« Il ressemble chaque jour un peu plus à l'Ukridge de P.G. Wodehouse et croit qu'il peut faire fortune en important du poisson tropical », écrit Waugh le 27 janvier 1965). Terence O'Neill, beau-frère d'Ann Fleming, était Premier ministre d'Irlande du Nord.
[^21]: -- (5). Le Saint-Cyr anglais.
[^22]: -- (6). Collège Héraldique de Sa Majesté.