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(Troisième série -- Hiver 1993-1994, Numéro 3)
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## ÉDITORIAL
### Le miracle
L'ENCYCLIQUE est arrivée au début d'octobre comme un miracle. Un miracle, est-ce trop dire ? C'est le miracle même de l'Église. Le miracle de cette Église militante, composée de pécheurs et souvent d'esprits faibles et faux jusque dans sa hiérarchie, et qui demeure pourtant une, sainte, catholique et apostolique dans l'énoncé de la vérité qui oblige et qui libère. Voici enfin la parole que l'on attendait -- ou que, découragé, l'on n'attendait plus. Après tant de vicissitudes, de diversions, de collapsus, d'impuretés, et « malgré les limites éventuelles des démonstrations humaines présentées par le Magistère » (§ 110), voici la vérité chrétienne et catholique ; avec l'autorité explicitement alléguée du successeur de Pierre (§ 116), voici l'Évangile de Jésus-Christ. Rien ne laissait prévoir que l'encyclique annoncée « sur la morale » serait aussi forte, aussi rayonnante, aussi totale : c'est une encyclique sur la loi de Dieu et la vocation humaine à la vie éternelle. C'est la Bonne Nouvelle.
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C'est le miracle renouvelé de l'Épouse du Christ. C'est la réponse de Jésus. C'est le passage du Seigneur. Ressuscité. *Benedicamus Domino.*
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Nous avions deux querelles, ou plutôt nous portions, ouvertes, deux blessures : celle de l'*hérésie* et celle du *concile.* Avec l'autorité invoquée du successeur de Pierre, le souverain pontife les referme. Je ne sais pas si leur cicatrisation sera miraculeusement instantanée ou longuement laborieuse, mais enfin, la voici.
L'HÉRÉSIE : je l'avais nommée en 1966-1968 *l'hérésie du XX^e^ siècle :* le rejet de la loi (morale) naturelle par inadvertance, oubli ou disqualification délibérée ; le refus d'une vérité universelle, immuable, et qui oblige partout et toujours. Tous les autres désordres de l'intelligence contemporaine ont été enfantés ou confortés à partir de celui-là.
LE CONCILE : interprété subversivement comme principe et critère d'une « relecture » de la tradition, instrument d'une révision générale des monuments et documents de la foi. Pour avoir énoncé le principe inverse, à savoir l'interprétation du concile dans la continuité et selon les critères de la tradition catholique, et avant même d'avoir proposé aucune application du principe énoncé, coupable du seul fait d'un énoncé aussi audacieux, la revue ITINÉRAIRES fut condamnée par l'épiscopat français, en 1966, comme refusant l'esprit du concile et s'opposant au renouveau entrepris.
Sur ces deux questions cardinales, le saint-siège n'avait pas tranché « avec l'autorité du successeur de Pierre ». L'encyclique le fait.
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Elle redonne au monde la splendeur lumineuse, *splendor veritatis,* d'une loi (morale) naturelle restaurée à sa place nécessaire dans l'amour de Dieu et son dessein de salut. Splendeur pour l'intelligence et divine tendresse pour le cœur humain.
Et sur le concile ?
Sur le concile, je voudrais d'abord donner quelques chiffres. Ce ne sont que des chiffres, ils n'ont au premier regard qu'une signification très superficielle.
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Si l'on recense et dénombre, comme pour un classement, les citations que fait l'encyclique (en laissant de côté, bien entendu, les citations de l'Écriture), on obtient les résultats suivants :
1\. -- Vatican II : 58.
2\. -- Jean-Paul II cité par lui-même : 31.
3\. -- Saint Thomas d'Aquin : 19.
4\. -- Saint Augustin : 15. On tombe ensuite au-dessous de 10.
La différence numérique entre les 19 citations de saint Thomas et les 15 citations de saint Augustin n'a évidemment aucune portée. Il n'en va pas de même quand cette différence numérique devient énorme. L'encyclique est truffée de références à Vatican II ; elle est, en ce sens, l'encyclique du concile.
Seulement, dans ces 58 citations, elle dit bien autre chose et souvent tout le contraire de ce que le prétendu « esprit du concile » faisait dire au concile.
L'interprétation du concile qui a prévalu pendant plus d'un quart de siècle était en permanence étrangère, voire hostile, à la doctrine traditionnelle et obligatoire de la loi naturelle telle que l'encyclique vient de la restaurer.
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Si donc l'encyclique cite et récite le concile, c'est pour en rectifier l'interprétation à la lumière et dans la continuité de la tradition. Parfois avec une sorte d'humour supérieur, un humour angélique, aussi doux qu'efficace : par exemple quand le pape réaffirme « la doctrine saine et certaine » de « l'Église maîtresse de vérité » (§ 64), et plus encore (§ 34) quand il rappelle que « s'il existe un droit à être respecté dans son propre itinéraire de recherche de la vérité, il existe encore antérieurement l'obligation morale grave pour tous de chercher la vérité et, une fois qu'elle est connue, d'y adhérer », -- il fait ces rappels (ces restaurations) en les appuyant sur la déclaration conciliaire *Dignitatis humanae,* celle précisément qui fut interprétée et appliquée en sens contraire par le soi-disant « esprit du concile ». Il s'agit donc bien d'une interprétation rectifiée ; et d'ailleurs explicitement replacée (note 58) dans la perspective et le contexte de Grégoire XVI (*Mirari vos*)*,* de Pie IX (*Quanta cura*) et de Léon XIII (*Libertas*)*.* Les cinquante-huit passages de Vatican II, tels qu'ils sont cités et interprétés par l'encyclique, ne provoquent plus aucun *dubium.*
L'intention du concile annoncée par Jean XXIII (discours d'ouverture du 11 octobre 1962) est rectifiée dans son texte même, qui comportait deux versions concurrentes sur un point capital. Cela fut l'objet d'un débat prolongé. On prétendit scandaleusement nous imposer d'approfondir et exposer désormais la doctrine catholique « *suivant les méthodes de recherche et la présentation dont use la pensée moderne* » ! La parole que Jean XXIII avait prononcée en latin disait cependant : « ...*ea ratione pervestigatur et exponatur quam tempora postulant nostra *»*,* c'est-à-dire : « selon la méthode que réclament les temps actuels », ce qui n'est absolument pas la même chose.
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Pour faire saisir la différence capitale par ceux à qui elle ne sautait pas aux yeux, nous faisions observer qu'employer des méthodes *appropriées à* la menace communiste n'est pas du tout employer les méthodes (criminelles) *utilisées par* la menace communiste. Rien n'y fit. Les évêques français avaient assisté au discours latin de Jean XXIII sans l'entendre, ils suivaient sur la vicieuse traduction française que, les connaissant, on leur avait préalablement remise. Théologiens, prédicateurs et journalistes catholiques exultaient à l'idée de faire dans le moderne désormais, et non plus dans le médiéval. Mgr Jean Villot, alors archevêque-coadjuteur de Lyon et membre du Secrétariat du concile, garantit publiquement que la mauvaise traduction était la bonne ([^1]). Nous avions proposé de traduire par « ...exposée et étudiée selon la méthode postulée par les circonstances actuelles ». Aujourd'hui la note 100 de l'encyclique écarte l'absurdité contre nature de la version vicieuse et rétablit le sens véritable « ...approfondie et présentée de la façon qui répond aux exigences de notre époque ».
Les « méthodes de recherche *de* la pensée moderne » conduisaient notamment (on l'a bien vu !) à intégrer la morale aux dénommées « sciences humaines », et à en démocratiser les normes en les ramenant aux mœurs et coutumes les plus répandues.
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Au contraire, dit l'encyclique, « on ne peut réduire la théologie morale à n'être qu'un savoir élaboré dans le seul cadre de ce que l'on appelle les sciences humaines (...), \[elle\] n'est pas soumise aux résultats de l'observation empirique et formelle ou de l'interprétation phénoménologique » (§ 111) ; les dites sciences humaines « ne peuvent être tenues pour des indicateurs déterminants des normes morales » (§ 112) ; « la doctrine morale... n'est nullement établie en appliquant les règles et les formalités d'une délibération de type démocratique » (§ 113) ; « les opinions théologiques ne constituent ni la règle ni la norme de notre enseignement » (§ 116). Que se le disent « ceux qui enseignent la théologie morale dans les séminaires et les facultés de théologie par mandat des pasteurs légitimes » : ils « acceptent la charge d'enseigner la doctrine de l'Église », il ne s'agit pas d'enseigner leurs propres opinions et objections, comme on les voit le faire jusque devant le peuple chrétien pour l'ameuter et l'insurger. Jean-Paul II appelle les évêques à « exiger que soit toujours respecté le *droit des fidèles* à recevoir la doctrine catholique dans sa pureté et son intégrité » (§ 113) ; ils doivent y « veiller personnellement » et « prendre les mesures qui conviennent », jusqu'à « retirer, dans le cas de graves incohérences, le qualificatif de *catholique* aux écoles, aux universités, aux cliniques ou aux services médico-sociaux qui se réclament de l'Église » (§ 116).
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Les évêques suivront ou ne suivront pas ; plus ou moins ; ici ou là ; c'est leur affaire, et souvent ce le fut pour notre malheur.
Mais pour sa part, qui est décisive, le saint-siège, avec l'encyclique, a fait maintenant ce qu'il n'avait pas fait jusqu'ici.
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En me joignant naturellement au commun concert de la gratitude filiale des fidèles réconfortés, confirmés, éclairés, je dois en outre, c'est ma dette propre, exprimer une reconnaissance personnelle à notre saint-père le pape Jean-Paul II. Son encyclique répond, certes, aux exigences de la situation actuelle du monde et de l'Église, je n'imagine pas qu'il l'a faite pour répondre spécialement à ma réclamation. Néanmoins ma réclamation existait, fluette mais permanente, presque imperceptible mais publique, j'avais écrit deux fois au souverain pontife, à Paul VI en 1972, à Jean-Paul II en 198 :
-- *Très Saint Père, rendez-nous l'Écriture, le catéchisme et la messe.*
Il n'y avait aucune réponse décisive. Maintenant il y en a une. Une première réponse. Par l'encyclique, le catéchisme revient. Elle rétablit la substance, la base et l'esprit des trois connaissances nécessaires au salut. Les commandements de Dieu, justifiés par la foi, animés par l'espérance, c'est toute l'encyclique. Simultanément elle est un premier pas, non par le discours, mais par l'exemple, vers le retour au sens traditionnel de l'Écriture sainte. A contre-courant de l'exégèse moderniste, elle puise avec une assurance tranquille dans les commentaires scripturaires des Pères de l'Église et des grands docteurs médiévaux, nullement « dépassés » donc, abondamment dans saint Augustin, bien sûr, et aussi dans saint Ambroise, saint Jean Chrysostome, saint Cyrille d'Alexandrie, saint Grégoire le Grand ; elle cite même, c'est un comble d'anti-modernisme exégétique, le *In duo praecepta* et le *In Epistulam ad Romanos* de saint Thomas d'Aquin.
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Et la messe ?
Dans notre réclamation, elle venait en troisième lieu.
Espérons la venue en troisième lieu d'une encyclique qui, avec l'autorité du successeur de Pierre, invitera les évêques à remplir là aussi leur « *devoir d'exiger que soit toujours respecté le droit des fidèles* »*, --* leur droit à ne pas être tyranniquement livrés à une effroyable et barbare décomposition liturgique ; leur droit à conserver les coutumes légitimes de l'Église latine ; leur droit à entendre la messe grégorienne dans le rite sûr de nos anciens, qui transmirent jusqu'à notre siècle la foi en Jésus-Christ vrai Dieu et vrai homme, renouvelant sur l'autel, de manière non sanglante, son sacrifice du Calvaire, et réellement présent dans l'eucharistie où, après la consécration, il ne demeure du pain et du vin que les apparences.
Cela vaut bien, aussi, une encyclique.
Car cela est, jusque dans la communauté chrétienne, aussi méconnu, voire récusé, que la loi naturelle.
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Arrêtons notre attention à ce passage (§ 110) où le successeur de Pierre, avec une humilité rare chez les grands de ce monde, fussent-ils d'Église, reconnaît « les limites éventuelles des démonstrations humaines présentées par le Magistère ».
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« Humaines » s'entend ici par distinction d'avec « surnaturelles ». Les « démonstrations humaines », ce sont les observations, analyses et raisonnements que le Magistère donne à l'appui ou en accompagnement de son enseignement révélé : la vérité de celui-ci ne dépend pas de l'impeccabilité de ceux-là et n'est pas entamée par leurs éventuelles faiblesses. Il y en a jusque dans l'encyclique *Veritatis splendor.* On n'est pas obligé de croire (par exemple) que c'est seulement « aujourd'hui » que se manifeste, toute « nouvelle » (§ 4), une crise « qui affecte, souvent de manière profonde, ample et très répandue, les attitudes et les comportements des chrétiens eux-mêmes » (§ 88) ; une crise qui est « la plus dangereuse qui puisse affecter l'homme : la confusion du bien et du mal » (§ 93). Ceux qui la décrivaient il y a plus de trente ans, Jean XXIII leur opposa un démenti arbitraire, il les disqualifia en les traitant de « prophètes de malheur », et il se porta garant, en ouvrant le concile, que l'Église et le monde n'étaient plus menacés, comme en d'autres temps, par des erreurs suffisamment graves pour mériter qu'on s'en occupât. En vérité on subissait bien les ravages des erreurs du siècle que saint Pie X, Pie XI, Pie XII avaient gravement dénoncées, il s'agissait bien de *l'hérésie du XX^e^ siècle,* ou négation de la loi naturelle, mais le pape et les évêques ne l'apercevaient plus en 1962 ; ils ne voyaient plus, en tout cas ils n'enseignaient plus les vérités naturelles qui sont nécessaires au salut éternel ; en France, la doctrine épiscopale officiellement proclamée prétendait qu'on ne pouvait plus, au XX^e^ siècle, conserver les notions de *nature* et de *personne* -- donc de loi naturelle -- telles qu'elles étaient au temps de Boèce ou de saint Thomas ([^2]).
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On imaginait pouvoir garder la foi (et même une foi supposée meilleure et plus adulte !) sans la loi naturelle. Que celle-ci demeure inchangée et obligatoire, qu'elle soit une participation à la loi éternelle du Créateur, qu'elle ait une place indispensable, par une articulation vitale, dans l'économie du salut, le saint-siège ne l'avait certes pas nié, on pourrait même trouver sans doute des allusions plus ou moins implicites où il continuait à le chuchoter mollement. L'encyclique du 6 août 1993, elle, promulguée en octobre, tranche et proclame. Dès lors il importe peu que dans ses « démonstrations humaines » elle n'aperçoive pas que la crise intellectuelle et, morale à laquelle elle répond, loin d'être tombée des nuages avec la dernière pluie, était installée, avant même Vatican II, dans l'esprit de la plupart de ceux qui allaient devenir les « experts du concile » les plus célèbres d'entre eux avaient été écartés ou condamnés par Pie XII ; ils furent amnistiés par Jean XXIII et glorifiés par Paul VI. Mais l'important aujourd'hui est que l'hérésie du XX^e^ siècle soit enfin discernée et contredite par la pleine « autorité du successeur de Pierre ». Avec cette nécessaire précision donnée au passage (§ 96 à 101) à l'encontre de l'équivoque (ou imposture) dominante : la loi naturelle ne se confond pas avec la démocratie ; c'est la démocratie (variable) qui doit être soumise à la loi naturelle (invariable) et non l'inverse ; et, danger aussi grave que l'a été le marxisme-léninisme, voici « l'alliance entre la démocratie et le relativisme éthique » qui nous conduit à « un totalitarisme déclaré ou sournois ». La vérité morale qui oblige et qui libère, ce n'est pas la démocratie, c'est une loi supérieure à la démocratie.
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On l'avait passablement oublié. En France, une ou deux générations de citoyens ont été instruites en sens contraire par l'impérialisme des médias et du ministère de l'Education dite nationale. Le clergé lui-même, intellectuellement désarmé là-contre, avait été abandonné au pan-démocratisme dominant. Il n'en sortira pas aisément.
Il en sortira d'autant moins aisément que l'on continuera à exagérer l'ardente expression d'une admiration éperdue pour les côtés « positifs » de la science, de la culture et de la démocratie modernes. C'est devenu une clause de style obligatoire des commissions épiscopales, des exhortations pontificales et des documents du Magistère. Est-ce par mode d'innocente *benevolentiae captatio ?* Quand on relit pour la centième fois l'assurance que l'Église est respectueusement émue devant le magnifique développement contemporain du savoir et des techniques, on ne peut éviter de se demander s'il ne serait pas davantage opportun de laisser aux Prix Nobel (ou à la rigueur à l'Académie scientifique pontificale) le soin de tresser de telles couronnes aux sciences physiques, chimiques et soi-disant humaines. L'orgueil moderne a-t-il besoin de s'entendre dire à jet continu que ses œuvres sont merveilleuses plutôt que de recevoir l'avertissement *Nisi poenitentiam habueritis, omnes similiter peribitis. Si poenitentiam non egeritis, peribitis* (Luc, 13, 3 et 5.). Car Dieu *populum humilem salvum faciet, et oculos superborum humiliabit* (cf. ps. 17, v. 30) ; *ad dandam scientiam salutis plebi ejus, in remissionem peccatorum eorum* (Luc, 1, 77)*.* Pourquoi laisser à notre Rabelais (mais oui) la fonction prophétique (eh oui) de prévenir le monde que « *science sans conscience n'est que ruine de l'âme* »* ?*
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Le progrès matériel est bien, lui aussi, dans la vocation temporelle de l'humanité, mais ce qui est *ruine de l'âme* peut-il être déclaré admirable et merveilleux ? Et cette « ruine de l'âme » par une « science sans conscience » n'est-elle pas justement ce que l'encyclique (§ 84) constate et nomme « la chute effrayante de la personne humaine dans des situations d'autodestruction progressive » ? Est-il vraiment « certain », d'autre part, qu'un sens plus aigu de la dignité de la personne humaine soit une acquisition positive de la culture moderne ? Le sens qu'en a l'Écriture sainte, et qu'en eurent les saints antérieurs au monde moderne, est-il donc moins aigu ? Saint Pie X, dans sa Lettre sur le Sillon, voyait dans ce sens supposé plus aigu des modernes « une fausse conception de la dignité humaine ». Si l'on estime qu'il n'avait point raison, il en résulte quand même qu'il n'y a donc rien de véritablement « certain » dans l'appréciation de cette dignité moderne ; rien de comparable en tout cas à la certitude de la loi naturelle : cette certitude-ci s'impose « malgré les limites éventuelles des démonstrations humaines présentées par le Magistère » ; surtout quand ces « démonstrations humaines » ne sont même pas des raisonnements, mais des notations, observations, appréciations gratuites ; ou tout simplement, des clichés rhétoriques.
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Gustave Corçaô, qui est mort sous Paul VI, nous confiait avec une profonde piété filiale :
-- *Je sais reconnaître la voix de ma mère l'Église. Je sais reconnaître ce qui n'est pas la voix de ma mère.*
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Nous reconnaissons dans l'encyclique *Veritatis splendor* la voix de notre mère l'Église.
Notre sainte mère l'Église, dans son itinéraire militant sur terre, ne peut pas être en dehors de la succession apostolique et de la primauté du siège romain : c'est là sa carte d'identité infalsifiable.
Quand il nous est arrivé de ne pas reconnaître sa voix, c'était dans « les limites éventuelles des démonstrations humaines présentées par le Magistère », selon l'euphémisme de l'encyclique, euphémisme néanmoins suffisant pour être libérateur. Les membres de la hiérarchie ecclésiastique peuvent exprimer à titre de docteurs privés des opinions personnelles plus ou moins vraies ou fausses. On le savait. L'encyclique en dit davantage : le Magistère lui-même, jusque dans ses décrets, peut accompagner leur présentation par des « démonstrations humaines » : c'est « malgré les limites éventuelles » de ces démonstrations-là qu'il demeure le Magistère. Je dirai cependant : ces « démonstrations », quoique simplement « humaines », ne sont pas superflues, mais substantielles, mais nourrissantes, mais éclairantes quand elles se développent selon les certitudes naturelles de la philosophie chrétienne. Or nous savons par Gilson « à quel point la philosophie chrétienne est devenue étrangère à l'esprit de nos contemporains ». Étrangère à l'esprit de la plupart, même à tous les niveaux et tous les rangs du clergé catholique. C'est pourquoi nous avons eu (et peut-être aurons-nous encore) de vifs dissentiments avec les « limites », et les dérives, et les contresens de certaines « démonstrations humaines » du Magistère. Toutefois, même aux moments de la plus épaisse et de la plus angoissante obscurité, nous ne sommes point passés de l'autre côté de la frontière,
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par la grâce de Dieu nous ne sommes pas sortis de la communauté ecclésiale identifiable au fait qu'elle demeure, fût-ce en formulant réclamations et protestations, sous l'autorité reconnue comme légitime du pape et des évêques. Aujourd'hui, à l'euphémisme clarificateur sur les « limites éventuelles de \[leurs\] démonstrations humaines », nous pouvons répondre et correspondre par un euphémisme respectueusement réciproque sur nos éventuels dépassements des limites de la parfaite déférence verbale.
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Jean-Paul II a confié à la « puissante intercession » de la Très Sainte Vierge Marie « le travail catéchétique de l'Église entière à tous les niveaux, en ce temps où l'Église est appelée à un nouvel effort d'évangélisation », afin que « la lumière de la vraie foi puisse délivrer l'humanité de l'ignorance et de l'esclavage du péché pour la conduire à la seule liberté digne de ce nom : celle de la vie en Jésus-Christ sous la conduite de l'Esprit Saint » (*Fidei depositum,* 11 octobre 1992). Il confie à Marie, par son encyclique, le refus que « l'homme pécheur soit trompé par quiconque prétendrait l'aimer en justifiant son péché » : car « aucun acquittement » imposteur, « fût-il prononcé par des doctrines philosophiques ou théologiques complaisantes, ne peut rendre l'homme véritablement heureux : seules la Croix et la gloire du Christ ressuscité peuvent pacifier sa conscience et sauver sa vie ».
Chesterton professait que le philosophe moderne est le plus grand criminel de tous les temps, parce qu'il récuse la loi naturelle : s'il n'y a plus de loi naturelle il n'y a plus, comme nous le voyons tous les jours, que l'avilissement collectif, et l'esclavage sous anesthésie médiatique.
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La vérité qui, dans son entière splendeur, oblige et libère, l'encyclique ordonne clairement aux évêques de l'apporter au monde moderne en perdition. *Deo gratias.*
19-23 oct. 93.
Jean Madiran.
*-- L'Hérésie du XX^e^ siècle,* tome I. Un vol. de 308 p., Nouvelles Éditions Latines, 1968. Seconde édition augmentée d'une postface, 320 p., 1987.
-- *Réclamation au Saint-Père* (tome II de *L'Hérésie du XX^e^* siècle).Un vol.de 300 p., Nouvelles Editions Latines, 1974.
-- *Le Concile en question.* Correspondance Congar-Madiran sur Vatican II et sur la crise de l'Église. Un vol.de 176 p., Dominique Martin Morin, 1985.
-- *Quand il y a une éclipse.* Avec le texte intégral des lettres à Paul VI et à Jean-Paul II. Un vol.de 206 p., Difralivre, 1990.
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### Resplendissement de la vérité
*Mardi 19 octobre, il est midi et quart. La Communauté rassemblée au réfectoire écoute la lecture de l'encyclique. O miracle* ! *Est-il permis de dire l'effet produit sur les auditeurs ? Nous attendions une série de réglementations, et dès les premiers mots, ce qui nous est donné d'entendre, c'est une déflagration de lumière* *:* « *La splendeur de la vérité se reflète dans toutes les œuvres du Créateur et, d'une manière particulière, dans l'homme créé à l'image et à la ressemblance de Dieu* *: la vérité éclaire l'intelligence et donne sa forme à la liberté de l'homme qui, de cette façon, est amené à connaître et à aimer le Seigneur. C'est dans ce sens que prie le psalmiste* *:* « *Fais lever sur nous la lumière de ta face.* » *Appelés au salut par la foi en Jésus-Christ,* « *lumière véritable qui éclaire tout homme* »*, les hommes deviennent* « *lumière dans le Seigneur* » *et* « *enfants de lumière* »*, et ils se sanctifient par* « *l'obéissance à la vérité* »*.*
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*Il nous semblait, à la lecture de* Veritatis Splendor, *sous-titrée modestement* «* L'enseignement moral de l'Église *», *retrouver dans toute sa fraîcheur cet air vainqueur des temps apostoliques, lorsque S. Paul exhortait les premiers chrétiens à marcher* « le visage découvert réfléchissant comme en un miroir la gloire du Seigneur, transformés en cette même image, allant de clarté en clarté, comme par le Seigneur qui est esprit ».
*La lecture terminée, les Frères m'ont demandé d'en souligner brièvement les traits dominants. Je ne fais que transcrire pour les lecteurs d'ITINÉRAIRES le modeste exposé de nos entretiens capitulaires.*
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-- *Veritatis Splendor.* Le thème est donné par le titre. Platon définissant le beau disait qu'il est le resplendissement du vrai. Le mot *Splendor* doit être pris à sa racine. Notre regard, devenu infirme depuis le péché originel, est sans doute encore capable de percevoir le vrai ; mais la vérité que nous saisissons reste enfouie, embrumée, hors de notre portée, tant qu'un certain rayonnement ne la fera pas sortir de l'obscurité. Seul ce rayonnement mystérieux permettra à nos yeux mortels d'entrer dans le royaume de la connaissance. Henri Charlier qui avait l'intelligence de son métier disait : « *Le vrai n'est pas connaissable sans l'éclat qui lui est connaturel et qu'on appelle le beau.* » C'est pourquoi le patrimoine intellectuel et moral de l'humanité nous est transmis sous les formes les plus géniales de l'art et de la poésie : la Liturgie, l'Écriture Sainte, les paraboles, Platon, S. Augustin, S. Thomas -- dont l'art confine à l'architecture sans oublier les monuments littéraires de nos poètes et de nos dramaturges, l'œuvre de nos peintres, musiciens et sculpteurs.
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Or la vie morale elle aussi est un art. Si nous nous attardons sur cette notion du beau comme resplendissement de la vérité, c'est précisément parce que la vie des enfants de Dieu consistera à faire rayonner dans leurs œuvres les trésors que la foi a déposés dans leur âme, *ut qui nova incarnati Verbi tui luce perfundimur, hoc in nostro resplendeat opere quod fidem fulget in mente :* afin que nous qui baignons dans la lumière nouvelle de votre Verbe incarné, nous fassions resplendir dans nos actes ce qui brille par la foi dans notre âme (Collecte de la messe de l'Aurore à Noël). Voilà une règle de moralité à laquelle nous étions peu habitués : comme en un miroir qui réfléchit la lumière du soleil, le baptisé renvoie à Dieu par ses œuvres l'éclat de la lumière surnaturelle infusée en son âme. Cette conception inspirée des Pères et de la Liturgie donne le ton à toute l'encyclique et nous conduit droit à l'idée de *loi naturelle* comme marque divine imprimée au plus profond de son être.
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*-- La loi naturelle.* Ce qui est frappant, tout de suite après cet hymne à la lumière, c'est l'annonce solennelle d'une loi objective, éternelle qui réside dans les cœurs avant d'avoir été promulguée sur les tables de pierre. Si grandiose que fût l'apparition de Moïse descendant du Sinaï, un événement aussi fondamental, bien que plus silencieux, s'était produit au commencement du monde, lorsque le doigt de Dieu avait inscrit la loi naturelle dans le cœur de l'homme au moment même de sa création. Le décalogue n'est donc que l'expression écrite d'une vérité précontenue dans la nature humaine, vérité universelle, immuable, consubstantielle à notre être de créature, dont la voix de la conscience est chargée sans cesse de nous renvoyer l'écho. Et l'encyclique cite avec bonheur un opuscule théologique de S. Thomas d'Aquin, où nous lisons ceci :
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« La loi naturelle n'est rien d'autre que la lumière de l'intelligence infusée en nous par Dieu. Grâce à elle, nous savons ce que nous devons faire et ce que nous devons éviter. Cette lumière et cette loi, Dieu les a données par la Création. » (40)
Depuis la mort du pape Pie XII aucun document du magistère n'avait montré avec autant de force la grandeur de l'ordre naturel, et son importance dans la vie morale. Ni non plus l'accord essentiel qui existe entre la loi de Dieu et les aspirations de l'homme.
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*-- Maître, que dois-je faire de bon ?...* Cet accord entre la loi divine et la recherche des accomplissements humains apparaît dès le premier chapitre sous la forme pleine de douceur du dialogue entre le Christ et le jeune homme riche de l'Évangile. Celui-ci demande à Jésus : « Maître, que dois-je faire de bon pour obtenir la vie éternelle ? » La beauté de l'enseignement que nous donne l'encyclique réside en ceci que tout être ici-bas, à l'instar du jeune homme riche, cherche à donner un sens et une plénitude à son existence. Or la plénitude qui lui est proposée s'exprime sous la forme du grand renoncement (*Va, vends tous tes biens et suis-moi*) au point qu'elle devient l'axe même de sa vie morale.
Quelle simplicité et quelle hardiesse d'avoir posé comme norme de vie le désir de la perfection ! Non pas certes que la morale chrétienne se résorbe toute dans l'ascèse des religieux (combien de fois n'a-t-on pas entendu le grief des modernistes à l'adresse d'une spiritualité monastique prétendue coupable de monopoliser la totalité de l'agir chrétien !) mais parce que *s'interroger sur le bien signifie en dernier ressort se tourner vers Dieu.* Et voici la réponse essentielle : « *Il convient que l'homme d'aujourd'hui se tourne de nouveau vers le Christ pour recevoir de lui la réponse sur ce qui est bien et ce qui est mal.* » (8) Écoutons donc la réponse de Jésus.
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Elle concerne d'abord la loi naturelle : « *Qu'as-tu à m'interroger sur ce qui est bon ? Un seul est le Bon. Si tu veux entrer dans la vie, observe les Commandements.* » Ensuite, s'il faut donner une perfection à cette observance des Commandements, (*Si tu veux*) il conviendra de *suivre* et d'imiter le Christ (*Suis-moi*)*.* Le décalogue n'est pas nouveau. Ce qui est nouveau, c'est le Christ. C'est de suivre le Christ. C'est la grande nouveauté de l'Évangile. Et toujours dans ce premier chapitre le texte revient sur la bonté de la loi divine : « Le « bon Maître » montre à son interlocuteur -- et à nous tous -- que la réponse à l'interrogation « que dois-je faire de bon pour obtenir la vie éternelle ? » ne peut être trouvée qu'en orientant son esprit et son cœur vers Celui qui « seul est le Bon » : « Nul n'est bon que Dieu seul. » Dieu seul peut répondre à la question sur le bien, parce qu'il est le Bien. » (9)
Il y a dans cette référence à la parole de Jésus une grande beauté très simple : la règle morale (*que dois-je faire de bon ?*) est d'obéir à la loi divine qui est bonne parce qu'elle vient de Dieu et que *Dieu seul est bon :* puis la perfection de l'agir moral, c'est de suivre le Christ, de l'imiter, de s'identifier à lui. Et le texte de l'encyclique s'émaille d'admirables citations des Pères. Voici S. Ambroise « Donc connais-toi toi-même, ô belle âme : tu es l'image de Dieu. Connais-toi toi-même, ô homme : tu es la gloire de Dieu (1 Co. 11,7). Écoute de quelle manière tu en es la gloire. Le prophète dit : ta sagesse est devenue admirable, car elle provient de moi (Ps. 138,6), c'est-à-dire que, dans mes œuvres, votre majesté est la plus admirable, votre sagesse est exaltée dans le cœur de l'homme. » (10)
On le voit, c'est à une très haute altitude que nous conduit l'encyclique ; il s'agit de la fameuse théologie de l'image, chère aux Pères de l'Église, une image imprimée dans l'âme, qui devra se réfracter dans les œuvres, comme le resplendissement au dehors d'une marque intérieure invisible.
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-- *Une encyclique d'espérance.* Toutefois ce premier chapitre ne nous maintient pas seulement, par ses exigences, dans les hauteurs d'un air raréfié difficilement respirable ; c'est ce que pourrait laisser entendre le refus du jeune homme riche qui « s'en alla triste, car il avait de grands biens ». Mais cette amère conclusion ne termine pas le dialogue : « Entendant cela, les disciples restèrent tout interdits : « qui donc peut être sauvé ? » disaient-ils. » C'est alors que le Maître les renvoie à la puissance de Dieu : « Pour les hommes, c'est impossible, mais pour Dieu tout est possible. » C'est ainsi que Jésus enseigne à ses disciples le don de la grâce et c'est sur le thème de la grâce sanctifiante et médicinale que s'achève le chapitre. Le Père Emmanuel du Mesnil Saint-Loup avait fondé tout son apostolat sur l'état de notre nature déchue (*s'il en est ainsi, qui donc peut être sauvé ?*) et sur la puissance surnaturelle de la grâce (*à Dieu tout est possible*)*.* On sait à quel point il a sanctifié sa paroisse.
Cette espérance (la Sainte-Espérance), fondée sur les ressources de la grâce divine, comme réponse aux exigences impérieuses de la loi (*soyez parfaits comme votre Père céleste est parfait*) a été le fond même de la prédication apostolique, chez S. Paul, chez les Pères de l'Église et les grands fondateurs. L'accent surnaturel de cette encyclique, c'est peut-être cela le miracle inespéré de ces trois derniers pontificats, entachés de naturalisme parce que centrés sur l'homme moderne, un être à la fois prétentieux et démuni, distrait par les hochets de la technique, laissé à ses seules forces et inconscient de sa propre misère.
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-- *Une encyclique de combat*. Le chapitre second s'ouvre sur une phrase décisive de S. Paul : « *Ne vous modelez pas sur le monde présent.* » On regrettera sans doute la traduction française « *ne vous modelez pas* »*,* laquelle rend mal le *noli conformari* de S. Paul. *Se modeler* signifie modifier en changeant de l'extérieur. Mais le verbe latin *conformari* signifie au sens fort : *changer de forme,* modifier sa propre essence, perdre son identité profonde, contre quoi l'Apôtre nous prévient.
A mesure que nous écoutions les maximes superbement frappées de l'encyclique, nous nous sentions éclairés et comme investis par une doctrine revêtue de la plus grande autorité : celle de l'Évangile et celle des Épîtres, l'autorité des Pères et de toute la Tradition. Ah ! combien il eût été souhaitable que ce grand enseignement vînt trente ans plus tôt, au moment où l'hérésie commençait seulement de relever la tête.
S'il fallait énumérer ce qui nous réconfortait le plus au cours de cette lecture, je nommerais d'abord l'insistant rappel du caractère objectif de la loi naturelle, « reflet de la loi divine inscrite dans le cœur humain ».
-- Ensuite le blâme infligé aux théories modernes faisant de la liberté humaine une valeur absolue, sans frein et sans lumière (32).
-- L'affirmation d'une règle de moralité fixe, immuable, matière à obéissance, norme universelle, pure dans son essence et dans son origine, nécessaire au déploiement de l'acte libre à toutes les phases de son processus (115, 116).
-- Le danger de l'illusion démocratique selon laquelle la loi morale devrait résulter de l'expression majoritaire d'une société. « *Le risque de l'alliance entre la démocratie et le relativisme éthique* » où l'on voit trop souvent « une démocratie sans valeurs se transformer en un totalitarisme déclaré ou sournois comme le montre l'histoire ». Il y a là toute la critique de la philosophie des Lumières.
-- La mise en garde contre une *souveraineté totale de la raison.* (36) Le Pape admet évidemment qu'il existe une juste autonomie de la raison pratique.
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« *Toutefois l'autonomie de la raison ne peut signifier la création des valeurs et des normes morales par la raison elle-même.* » (41) L'évolution des mœurs devient l'étalon sur lequel on établira les règles de morale. « *C'est ainsi que certains spécialistes de l'éthique, appelés par profession à examiner les faits et gestes de l'homme, peuvent avoir la tentation de mesurer l'objet de leur savoir, ou même leurs prescriptions à partir d'un tableau statistique des comportements humains concrets et des valeurs admises par la majorité.* »
La condamnation de l'étrange théorie opposant dans l'acte moral *l'option fondamentale* et les *choix particuliers,* ceux-ci pouvant entrer en contradiction avec lux-là, évacuant du même coup la distinction entre péché mortel et péché véniel. (69)
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*-- La croix du Christ.* Tout ce chapitre troisième est essentiel, il achève l'enseignement moral de l'Église en rappelant, avec S. Paul, qu'il faut éviter par-dessus tout de rendre vaine la croix du Christ, « *Ne evacuatur crux Christi* ». Tout l'ordre du salut n'est-il pas fondé sur la croix salvatrice ? Comment le comportement moral échapperait-il à la croix puisqu'il est le moyen de s'orienter vers le salut ?
Pour finir, comment ne pas saluer l'admirable éloge du martyre, que l'encyclique considère tour à tour :
-- comme exaltation de la sainteté inviolable de la loi de Dieu (90) ;
-- comme expression de la dignité intangible de l'homme créé à l'image et à la ressemblance de son Créateur (92) ;
-- et comme le signe éclatant de la sainteté de l'Église (93).
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*Veritatis Splendor* est l'affirmation courageuse d'une vérité impopulaire, une encyclique de combat, certes, mais éclairée par une lumière radieuse, et dont le titre en lui-même suggère le contenu. Voilà ce que depuis longtemps nous n'osions désirer. On nous disait toujours qu'il vaut mieux exposer simplement la vérité plutôt que de stigmatiser l'erreur. Nous pensons qu'il est expédient de faire ceci sans omettre cela. L'amour de la vérité qui ne s'accompagne pas de la détestation de l'erreur ne tombe-t-il pas sous le soupçon de libéralisme ? Pire encore, la mollesse à sévir ne serait-elle pas une trahison déguisée sous les dehors d'une indulgence qui pactise avec les égarements de la foule pour se dispenser de les corriger ? A ceux-là S. Paul répond d'avance : « Si je devais plaire aux hommes, je ne serais plus le serviteur du Christ » (Gal. 1,10).
Que dire encore, sinon ceci : l'énoncé d'une vérité transcendante, qui est le fond du message, se situe ici à une telle hauteur que les maximes dont elle est formée sont susceptibles à tous les niveaux de multiples développements. Car s'il y a une vérité en morale, c'est parce qu'il y a une vérité en théologie. C'est parce qu'il existe une vérité au plan supérieur de la philosophie de l'être, de la vie des hommes en société, de la politique, de l'art et de la technique. Rien n'est indifférent, rien n'échappe au plan du salut parce que tout vient de Dieu et tout mène à Dieu. Le monde n'est-il pas une phrase dont Dieu est l'auteur et dont il faut déchiffrer le sens ? Et tout homme, artisan de sa propre vie, n'est-il pas chargé d'en refléter la splendeur ?
Fr. Gérard osb,
**†** Abbé de Sainte-Madeleine
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## CHRONIQUES
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### Des machines pour jouer
par Georges Laffly
EN APPARENCE, les machines n'ont pour but que l'utilité, mais au vrai, elles sont « les enfants du rêve », comme le dit très bien Jean Brun (*Le rêve et la machine,* éd. de La Table ronde). Elles nous permettent d'accomplir -- ou de feindre d'accomplir -- nos rêves les plus fous : voler, se trouver partout en un instant (la télé nous en donne l'illusion), rendre présent le passé (les films), etc.
Ce bénéfice n'est pas le seul. A mesure que nous inventons de nouvelles machines, nous obtenons de nouveaux jouets. Dans l'usage quotidien, les objets les plus visiblement conçus pour augmenter notre puissance sont détournés de leur office pour servir le goût du jeu. Le jeu est une sorte de rêve éveillé, on le voit avec l'enfant qui mime le pirate, ou l'avion. Comme dans le rêve, il s'agit d'une activité feinte. Il y a jeu quand on peut dire *pouce,* comme font justement les enfants pour s'en aller vers un autre jeu, ou vers le goûter.
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Le grand bienfait du jeu est cette stérilité. Il est sans suite. Il ne *produit* rien. Quoi de plus contraire à l'esprit technique ? Pourtant la technique a développé, multiplié les jeux, permis une société qui leur donne une grande place (mais les rend *utiles,* à sa manière ; ils deviennent un facteur économique, grande nouveauté). Cette dérivation est peut-être inévitable. Les hommes ont toujours joué avec leurs outils, leurs armes. Jamais autant qu'avec leurs machines.
En maniant la hache, ou l'arc, par plaisir, on exerce sa force, son adresse. De même, on joue avec la machine pour apprendre à mieux la maîtriser, mais cela va plus loin, jusqu'à un véritable détournement de fonction. Une voiture dotée d'un moteur à explosion est clairement faite pour accroître la capacité de traction et la rapidité. Mais elle devient aussitôt un instrument de jeu : rallyes, concours, circuits spécialisés sont nés pratiquement avec l'auto. La tentation de la vitesse, assimilable à un jeu de vertige, y est évidemment pour quelque chose, sans compter la tentation du bruit, autre vertige. Ce doit être un bien grand plaisir de réveiller toute une ville en la traversant moteur et radio hurlants à tue-tête, puisque tant de gens s'y adonnent. Et il y a le plaisir de la compétition.
Pour d'autres inventions, on peut même se demander si le rêve et le jeu ne sont pas leur objet principal. C'est le cas du cinéma. Il y a certainement un grand intérêt scientifique du film dans des disciplines nombreuses : biologie, géographie, astronomie, mais c'est là un secteur étroit comparé à celui du cinéma voué à la fiction, au spectacle. Par suite, la télévision a suivi cette voie, est devenue le principal support des « usines à rêves ». Ce qui n'empêche pas cet instrument de jeu d'être en même temps un considérable appareil de puissance, par son rôle de pédagogie et d'hypnose sociale. Les modes, les mœurs, les vues politiques sont modelées par ce moyen. Le petit écran est ainsi devenu le vrai foyer de la maison. On y vient adorer les dieux de la saison et recevoir leurs ordres : ils disent ce qui se fait et ce qui se pense. C'est l'œil du monde présent au cœur de la vie privée -- qu'il remplace pour une bonne part.
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Il n'y a rien de plus utilitaire que l'ordinateur. Pourtant lui aussi a été aussitôt transformé en support de jeux, qu'on pratique seul avec la machine pour partenaire, ou en liaison avec d'autres manipulateurs. A côté de cela, il faut compter avec les innombrables machines électroniques montées spécialement pour le jeu, billards, appareils simulant des parcours routiers ou aériens, proposant voyages et combats. La B.D. en action.
On trouverait d'autres exemples avec la chimie, qui a permis la synthèse d'hallucinogènes inédits, et qui crée aussi des produits industriels (des colles, par exemple) bientôt détournés de leur emploi.
Non seulement le monde technique a ainsi multiplié les jeux, mais il faut lui reconnaître l'avantage d'avoir apporté du temps de jeu, les machines assurant nombre de tâches qui mobilisaient jusque là un grand nombre d'hommes. Ce gain de temps n'est pas aussi grand, loin de là, qu'on l'imaginait à l'aube de ces changements. Il est certain, toutefois.
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Au premier rang des jeux de notre société, il faut placer les jeux de hasard. Ils existaient auparavant, bien sûr, mais avec elle leur rôle et leur place se sont beaucoup accrus. C'est le pays tout entier qui joue au tiercé, au loto, au banco, au millionnaire ; les loteries prolifèrent. Les gains peuvent atteindre la centaine de millions. Les journaux les célèbrent. Ils signalaient récemment qu'un fonctionnaire décrochant le gros lot avait reçu l'équivalent de deux cents années de salaire. Là, il semble qu'il faut avoir recours à la mythologie pour mesurer le fait. La déesse Fortune a touché de sa baguette un favori. L'homme change de parcours, ses proches mêmes ne le reconnaissent plus : ses soucis, ses désirs ont changé. Ce genre de transformation merveilleuse tient une grande place dans l'imagination commune. Il est clair que cela traduit un besoin d'échapper à la réalité, donc une grande insatisfaction de la vie quotidienne. Notre société aime à souligner les biens qu'elle fournit : puissance énergétique, confort, capacité de consommation, vie plus longue.
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Elle réussit même à faire croire qu'elle a remplacé un sort affreux (pas d'eau courante, pas d'auto) par une sorte de paradis. La sagesse des peuples, il est vrai, les porte à surestimer ce qu'ils connaissent et à dédaigner ce qu'ils ignorent. Mais les contraintes, dont on omet de parler, existent bien, et nous font une espèce de servitude : règles strictes en fait d'horaires, assujettissement administratif, encadrement étroit de toutes les activités, de la circulation à la chasse et au bâtiment (on ne construit pas librement). Ces limites sont rendues invisibles par l'habitude, et quand on en prend conscience, toujours justifiées. Reste que leur poids demeure, et le désir secret d'y échapper.
Le spectacle permanent auquel nous sommes conviés (ou soumis) nous met sans cesse sous les yeux des « destins d'exception » qui font « la légende du siècle » (ainsi disent les journaux). Un cuisinier, un physicien, un athlète deviennent célèbres et richissimes. On ne peut ignorer leur visage, leurs exploits, leurs amours. Il est naturel qu'on les prenne pour modèles. Des millions d'adolescents rêvent de les rejoindre sur l'Olympe. Cela explique qu'il n'y ait à l'égard de ces privilégiés aucune envie. On dépense des trésors d'indulgence pour leurs frasques. Sans doute parce que leur ascension semble plus le fait du hasard que du talent : il ne s'agit que de tirer le bon numéro, chacun se sent un gagnant possible. Au seuil de la vie, on compte sur cette chance pour échapper au troupeau. Ensuite, on se rabat sur la loterie.
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Les jeux anciens, dames, échecs, jeux d'équipe avec ballon, cartes, peuvent toujours être ramenés à une activité sérieuse, guerre, stratégie commerciale, rite religieux. Mais cette origine est dissimulée par le symbolisme qui transpose les actions de la vie en un certain nombre de règles à observer. En somme, même dans une loterie, on peut retrouver la consultation d'un dieu, et la prière d'un oracle -- et d'un don.
Au contraire, les jeux fondés sur les machines ont pour caractère commun le réalisme. Ils s'attachent à mimer les actions de la vie avec le plus de vraisemblance possible.
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On pense non seulement aux films d'aventures et d'amours qui visent à donner la sensation de la chose vécue, mais plus encore aux jeux électroniques déjà évoqués. Qu'il s'agisse de faire décoller un avion, d'engager un combat naval, de traverser une jungle, une forêt de la préhistoire, le jeu n'est évidemment passionnant que s'il donne le sentiment *qu'on y est* vraiment. Le paradoxe est alors que le jeu entend se substituer à un fragment de vie réelle, mais sans risques. Non sans émotions, cependant. On ne sera pas tué, quelle que soit l'angoisse perçue un instant. On ne tuera pas : on ne tire que sur des images. Aucun sang ne coule. Il y a quand même au cours de la partie une identification à un héros réel. On croit avoir abattu l'avion adverse, autant que l'enfant équipé d'une panoplie croit être Zorro. La réalité imaginée se fait passer, un moment, pour réalité authentique. Autrement, la chose serait sans intérêt.
Sans doute, le jeu, c'est toujours le *comme si,* on l'a dit. Le petit garçon veut pouvoir faire *pouce,* le comédien, entraîné il y a un instant aux enfers par la poigne du Commandeur, boit une bière avec lui. Une scène toujours efficace, au cinéma, montre les coulisses, et Napoléon jouant aux cartes avec Pie VII. L'avant-centre qui ne pense qu'à égaler la marque avant le sifflet de la fin du match n'essaye même pas de le faire, une fois ce sifflet entendu. Dans ces divers jeux, la frontière avec la vie quotidienne est nettement marquée.
Il n'en est plus ainsi avec les jeux où le son, l'image, le scénario sont combinés pour plonger le joueur -- le participant -- dans une fiction qu'il puisse confondre avec la réalité. Or, il va de soi que là aussi on peut *faire pouce.* Le joueur, qui n'est plus un enfant, accepte en enfant d'ajouter à sa vie des prolongements illusoires mais riches d'émotion. Le système est si plaisant qu'il finit par ternir la réalité, qui paraît bien décevante. De la même manière, la publicité transfigure si bien les objets qu'elle propose qu'il est difficile de ne pas se sentir lésés quand on les utilise soi-même. Le prestige n'y est plus, la perfection n'était que dans l'image. Cette supériorité de la vie simulée ne tient pas seulement à la diversité et à la force des émotions qu'elle procure, mais au fait qu'elle nie la durée réelle, celle qui est irréversible. C'est à celle-ci qu'on cherche à échapper.
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Nous refusons autant que possible -- c'est un caractère du siècle -- l'engagement définitif, le serment, tout ce qui atteste la permanence de la personne. Cela nous fait horreur. Nous voulons qu'on puisse toujours *se reprendre.* Mais dans la vie, pas de brouillon. Le temps nous pousse, on ne revient pas sur ses pas. L'avantage de ces jeux est d'escamoter cette dure loi. Ils vont prendre un nouvel essor avec la création, dont on parle, d'images virtuelles, qui permettront de concevoir des palais, des villes, de les peupler à son gré, de mêler ces êtres à nos rêves. Trompe-l'esprit merveilleux pour feindre d'avoir vaincu les contraintes de l'espace et du temps.
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Si l'on reprend la classification des jeux établie par Caillois : *agon* (combat) *aléa* (hasard) *mimicry* (imitation) *ilynx* (vertige), quelles sont les catégories préférées par la machine ?
Malgré le succès récent des sports, qui compense la diminution de l'effort physique dans le travail, on ne peut dire que les jeux d'*agon* soient de nos jours les plus recherchés. Il y a bien plus de gens sur les gradins des stades que d'inscrits dans les clubs. D'ailleurs, les machines ne jouent aucun rôle dans ce type de jeux.
Les trois autres catégories, au contraire, ont connu un essor prodigieux. On a déjà parlé des jeux de hasard. Ce qui tient à la *mimicry* n'est pas moins prospère. Le spectacle est permanent. Il nous en est offert dix fois plus que nous ne pouvons en consommer. Dans cette catégorie aussi les actifs sont moins nombreux que les spectateurs, mais leur nombre augmente très vite : les professions du spectacle paraissent de plus en plus séduisantes, et des techniques nouvelles donnent à chacun la possibilité d'extérioriser ses rêves. Quant aux jeux de vertige, la machine leur a fait connaître une métamorphose. Les centrifugeuses, les toboggans, les montagnes russes étaient irréalisables. Le vertige de la chute (parachutisme, saut dans le vide au bout d'un lien de caoutchouc), de la vitesse, du bruit (danses et concerts) ont atteint également une intensité dont on ne pouvait rêver il y a un siècle.
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Les performances ne sont tempérées que par la résistance du corps humain -- qui semble capable de beaucoup supporter.
Ces trois catégories ont un point commun : on y recherche l'oubli ou la perte de soi ; on s'abandonne à des forces physiques (vertige) ou émotives (spectacle). La sensation doit être toujours plus violente, d'où une escalade dans le sadisme et l'érotisme.
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Les jeux nés des machines n'exigent de la part des joueurs qu'un minimum de qualités. Les jeux électroniques demandent bien une certaine adresse, mais pour les films ou les centrifugeuses, il suffit de se laisser aller. Si c'est le propre du jeu que d'échapper au réel -- de constituer un lieu à part qui a ses propres lois -- on n'oublie pas que les jeux anciens sollicitaient l'intelligence, le savoir, la mémoire. Les nouveaux puérilisent à mesure qu'ils se présentent comme hors de la réalité alors même qu'ils la copient : un substitut sans risque (c'est la méthode du Canada dry et du café décaféiné).
D'une façon générale, le but de la technique est d'épargner l'effort, qu'il s'agisse d'une brouette, d'une machine à laver ou d'une calculette. La recherche par minitel gagne du temps, évite des erreurs et des oublis. Mais ces instruments augmentent notre dépendance. Dans le cas de l'ordinateur, par exemple, les données qu'il fournit peuvent être sélectionnées, censurées, sans que nous le sachions. Et quand on en vient à confier à de tels appareils, insurpassables par la quantité de données prises en compte, par la rapidité et l'objectivité de leur examen, le choix d'une stratégie, l'homme n'a qu'à se soumettre. Ce n'est plus lui qui décide : il est convaincu qu'il y a meilleur que lui. Coûteuse et dure abdication.
Dans *Erewhon,* Butler avait par jeu exposé le danger. Je pense qu'il voyait dans son récit une extrapolation humoristique de l'idée d'évolution : par les machines, l'homme est déclassé à un rang inférieur. Paradoxe devenu courant (cf. Minsky, Ribes, etc.).
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« Peu à peu, par d'imperceptibles changements, le maître perce dans le serviteur ; et nous en sommes déjà arrivés au point que l'homme souffrirait terriblement s'il était forcé de se passer de machines », lit-on dans le livre de Butler. Et l'on n'avait encore rien vu.
Cinquante ans plus tard, Berl faisait écho : « La machine avance de son mouvement accéléré, résolvant les problèmes qui lui importent à elle plutôt que les problèmes qui nous importent à nous. On dirait qu'elle s'appuie sur l'homme de même qu'une espèce animale marche à la conquête de la terre appuyée sur une autre espèce animale. » Texte mythologique (cette conscience attribuée aux machines) mais qui souligne bien le risque de voir l'homme manœuvré par sa propre création. Il est certain qu'aujourd'hui une moitié de l'humanité tuerait l'autre pour la possession et la jouissance des machines. Et il est vrai que si elles s'arrêtaient -- thème cher à la science-fiction -- plus de la moitié des hommes périrait.
Cette dépendance que nous flairons -- et acceptons -- on pourrait à la manière de Berl imaginer que les machines l'ont prévue, et la développent. Elles nous tendent le piège du jeu, où nous nous endormons, et se réservent les tâches sérieuses de la production, des grands choix d'avenir. L'homme alors réduit à vivre en parasite de sa création. Sans prendre au sérieux cette hypothèse, il est sûr que la perte de certains savoir-faire, transmis depuis des millénaires presque jusqu'à nous, assure notre dépendance.
Autre distance prise avec la réalité : on s'habitue à ne pas comprendre ce qu'on fait. On ne sait plus que donner les ordres que les machines exécutent. Monde magique : les portes s'ouvrent et se ferment sans qu'on les touche, l'eau coule chaude ou froide, des piliers distribuent boissons, nourritures, objets. Cela est tout simple. Mais nous ne comprenons pas comment cela se fait (comprendre, ce serait pouvoir réparer, au moins).
Nous vivons dans l'illusion volontaire. Aux jeux d'aventures dont on a parlé, le joueur accumule les victoires, fauves abattus ou avions descendus. Sans péril. Son sentiment de triomphe est une mystification. Mais le cas n'est pas si différent de celui des partisans d'une équipe de football, si bien identifiés à leurs onze champions qu'ils croient avoir eux-mêmes marqué les buts.
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Vainqueurs par délégation, comme les autres sont vainqueurs par illusion. *Pour rire,* encore une expression enfantine.
La télévision est un film continu où les informations, les jeux, les fictions, la publicité forment un tissu unique, dont on finit par ne plus séparer les séquences. Un acteur qui vante la boisson de telle marque se retrouve ensuite dans une comédie pleine d'aventures, et il peut apparaître plus tard dans le bulletin de nouvelles. Comment distinguer ses divers rôles ? Une fiction présentée comme historique, en quoi diffère-t-elle des reportages sur une guerre en cours ? Ce flou permet de récrire l'histoire selon les besoins et préjugés du moment. On oublie trop aisément que ces fictions sont dans les mains de quelques hommes. Ils ont la capacité d'orienter nos rêves. Jünger s'est attaqué à ce sujet avec le personnage de Zapparoni, dans *les Abeilles de verre.* Son portrait reste prudent. Il est bien question d'oreilles coupées traînant dans un ruisseau, mais il apparaît que c'est une farce. Zapparoni, à la fin, est un homme cultivé et sage, qui sait prendre ses distances avec ses créations, et n'use pas mal de sa puissance. Cette puissance n'en est pas moins fabuleuse. Et le citoyen qui se fie à sa télévision, à sa radio et à son minitel, comme nous sommes tous appelés à le faire, place finalement hors de lui sa mémoire, son imagination et même sa conscience. Il est branché sur quelques centrales qui deviennent le cerveau commun des habitants de la planète.
C'est que, de plus en plus, on sait se servir du film pour agir sur les mœurs et orienter les opinions. A l'occasion, ils servent de thermostats, ils font baisser ou ils élèvent la température du public. On sait enflammer les foules pour une guerre (juste), les jeter dans des collectes humanitaires, contrarier leur sentiment instinctif, et le leur interdire à la fin (exemple : la peine de mort). On réussit à aligner les réactions et jusqu'au vocabulaire sur une norme nationale considérée comme convenable. Le monde des médias, je cite encore Jean Brun, « nous condamne à une passivité obéissante pour nous transmettre ce qu'il *faut* savoir, ce qu'il *faut* faire et ce qu'il *faut* penser ».
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Au centre de l'appartement, la télévision, avec son œil de cyclope, incarne l'autorité, la majesté du Monde et du Bien, face à l'individu isolé, incapable de rébellion. La preuve, c'est qu'il a allumé son poste ; il demande à être envahi, *téléguidé.*
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Archimède mis à part, et les armes inventées pour défendre Syracuse, les Grecs, comme les Chinois, n'ont jamais vu dans les inventions techniques que l'occasion de créer des jouets merveilleux. Il ne faut pas croire que l'Europe du siècle dernier ne fut qu'enthousiasme devant les cadeaux apportés par la science. Il y eut aussi des sceptiques, dédaigneux comme Degas répondant à un ami fier de son téléphone (c'était une nouveauté) : « Alors, c'est ça ? On vous sonne et vous y allez, comme un domestique. » Le mot n'est pas si léger. Nous avons pu voir, depuis, combien nous sommes sollicités de faire nous-mêmes toutes sortes de tâches, du *self-service* au composteur de billets et à la pompe à essence. La prolifération des robots n'empêche pas que nous devions mettre sans cesse la main à la pâte.
La confiance, l'enthousiasme même, l'ont emporté. Et nous sommes dépendants, obéissants et puérils. Ce qui n'exclut pas les dangers. Il ne faut pas laisser, dit-on, les enfants jouer avec les allumettes. Mais nous sommes des enfants jouant avec l'atome, avec la chimie, avec les gènes. On modifie le climat et la vie de régions entières -- Sibérie, barrages de Mésopotamie divisant les ressources en eau de trois ou quatre pays qui ne s'accordent pas, Arabie pompant ses eaux souterraines pour produire et exporter du blé. On ne pense pas à l'avenir, qu'on ne sait pas calculer. Mépris de la durée, et puérilité.
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La société technique exige une fête perpétuelle, parce que la ville, ou plutôt notre fruit propre, la mégalopole, ne connaît pas de saison, et veut même ignorer l'alternance du jour et de la nuit, comme elle veut ignorer le dimanche.
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Elle invente sans cesse des festivités, pour pousser la consommation, pour fuir l'ennui. On finit par mettre sur le même plan Noël, le 14 juillet, le beaujolais nouveau et la grande braderie du quartier. Cette fête perpétuelle, cependant, rétablit la monotonie qu'on fuyait. Et puis des fêtes sont pour une société des moments de communion, ceux où elle se regarde et se renforce ; les nôtres ne sont qu'occasions de tourner le dos à la communauté (sauf si on réduit celle-ci au grand magasin) et de gratter un peu de temps pour soi. Exception notable : les grands matches qui drainent une bonne part de la population.
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En principe mobilisé pour accroître la puissance, l'effort humain se dilapide pour une large part en jeux. Compensation nécessaire, sans doute. Mais la part de l'énergie détournée grandit. Il semble que nous touchions à une limite de la pensée des Lumières. C'est elle qui a produit le monde technique. Elle est fondée sur la distinction de l'utile et de l'inutile, le culte de l'efficacité, la confiance dans une Nature dont les lois observent un souci d'économie et de simplicité. La ligne droite, plus court chemin, est toujours le signe de la perfection -- et du meilleur rendement. Dans les groupes humains, on considérait sévèrement tout ce qui échappait à cette règle de rigueur ou la bravait ouvertement : le luxe, la poésie, la religion -- et le jeu.
Or, on revient à ces régions méprisées de l'âme, et comme le besoin a été longtemps comprimé, son retour prend une forme explosive. Cela porte d'abord atteinte aux vertus qui ont permis d'édifier ce monde : discipline, prévoyance, endurance, capacité de travailler à un but lointain. On voit exalter au contraire les attitudes les plus opposées. On a complètement perdu le sens de la durée, et quoiqu'on parle beaucoup du « long terme », nos soucis réels sont viagers. *Mes arrière-neveux me devront cet ombrage,* nous devient incompréhensible. Même nos maisons, nous n'espérons pas qu'elles seront habitées dans trois ou quatre siècles, ce qui est le cas aujourd'hui de tant de demeures qui nous sont précieuses.
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La place donnée au jeu, le gaspillage, sont d'autres symptômes, comme la libération des mœurs sexuelles, qui ne nous oppose pas seulement au pudibond XIX^e^ siècle, mais à toutes les civilisations passées, qui ont toujours réglé avec minutie le permis et l'interdit dans ce domaine. Il faut citer encore la valeur de nouveau attribuée au rêve, et la redécouverte du mythe. Autant de signes d'un refus du monde dont nous avons hérité, et que l'on détruit à grand fracas. Mais ce serait moins pour en construire un autre que pour s'échapper, s'étourdir ; et, en attendant on ne sait quoi, on campe au milieu des ruines.
Georges Laffly.
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### Lévi-Strauss esprit libre
par Jean-Jérôme Blanchard
ON PEUT TROUVER un peu borné l'athéisme de Claude Lévi-Strauss, et considérer sa philosophie comme déshumanisante.
Du moins est-ce un honnête homme. On ne l'a pas vu lancer des ukases contre des confrères anticonformistes, s'associer aux lynchages médiatiques... Or ils sont rares, ceux qui ont eu le courage de refuser ces facilités et ces prudences : même Le Roy Ladurie, Chaunu, récemment Duby (qui devait être vous savez quoi en 38-39, mais ne le rappelle guère) ont eu de ces bassesses.
Quand il disserte sur *Les Colchiques* d'Apollinaire (article repris dans *Le Regard éloigné,* 1983), Lévi-Strauss n'hésite pas à citer courtoisement l'interprétation d'un maudit, Robert Faurisson.
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Dans son dernier livre, *Regarder, Écouter, Lire* ([^3]), il se délecte à ressasser « la page grandiose qui termine l'*Essai sur l'Inégalité des Races humaines* de Gobineau ». Et dans sa jeunesse socialiste il admirait Céline (qui retrouvera son article ?).
Au fond, il trouve la persécution des Juifs par les nazis moins choquante que l'agression contre les Indiens d'Amérique. Par les temps qui courent, c'est une hérésie que certains tribunaux médiatiques pardonnent mal. Il a même esquissé à mots couverts, dans *Tristes Tropiques* (1955), une explication démographique de cette persécution, la comparant au rejet des parias en Inde :
« *Lorsque les hommes commencent à se sentir à l'étroit dans leurs espaces géographique, social et mental, une solution simple risque de les séduire : celle qui consiste à refuser la qualité humaine à une partie de l'espèce.* (*...*) *Dans cette lumière, les événements dont l'Europe a été depuis vingt ans le théâtre, résumant un siècle au cours duquel son chiffre de population a doublé, ne peuvent plus m'apparaître comme le résultat de l'aberration d'un peuple, d'une doctrine ou d'un groupe d'hommes.* » (Page 169 de l'édition de 1980*.*)
Hypothèse discutable, mais que Lévi-Strauss a le courage de maintenir en cette fin de siècle où il est interdit de relativiser la « Shoah ».
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En 1971, Lévi-Strauss eut l'audace, devant une assemblée de l'UNESCO et malgré un président, René Maheu (l'ami de Sartre et Beauvoir, ce qui n'est pas un signe de liberté de l'esprit), qui tenta d'écourter sa conférence,... de faire l'éloge d'une certaine xénophobie nécessaire. Je m'étonne que les défenseurs et illustrateurs du mouvement national ne rappellent pas plus souvent ces propos.
« *Je m'insurgeais* \[résume Lévi-Strauss dans *Le Regard éloigné*\], *contre l'abus de langage par lequel, de plus en plus, on en vient à confondre le racisme défini au sens strict et des attitudes normales, légitimes même, et en tout cas inévitables.*
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*Le racisme est une doctrine* (*...*)*. On ne saurait ranger sous la même rubrique ou imputer automatiquement au même préjugé l'attitude d'individus ou de groupes que leur fidélité à certaines valeurs rend partiellement ou totalement insensibles à d'autres valeurs. Il n'est nullement coupable de placer une manière de vivre et de penser au-dessus de toutes les autres, et d'éprouver peu d'attirance envers tels ou tels dont le genre de vie, respectable en lui-même, s'éloigne par trop de celui auquel on est traditionnellement attaché. Cette incommunicabilité relative n'autorise certes pas à opprimer ou détruire les valeurs qu'on rejette ou leurs représentants, mais, maintenue dans ces limites, elle n'a rien de révoltant. Elle peut même représenter le prix à payer pour que les systèmes de valeurs de chaque famille spirituelle ou de chaque communauté se conservent, et trouvent dans leur propre fonds les ressources nécessaires à leur renouvellement. Si, comme je l'écrivais dans* Race et histoire, *il existe entre les sociétés humaines un certain optimum de diversité au-delà duquel elles ne sauraient aller, mais en dessous duquel elles ne peuvent non plus descendre sans danger, on doit reconnaître que cette diversité résulte pour une grande part du désir de chaque culture de s'opposer à celles qui l'environnent, de se distinguer d'elles, en un mot d'être soi ; elles ne s'ignorent pas, s'empruntent à l'occasion, mais, pour ne pas périr, il faut que, sous d'autres rapports, persiste entre elles une certaine imperméabilité.* »
En 1993, Claude Lévi-Strauss persiste et signe, puisqu'il écrit à Alain Peyrefitte, à propos de son livre intitulé *La France en désarroi* ( éd. de Fallois) : « On sort terrifié -- le mot n'est pas trop fort -- de la lecture de certains chapitres sur l'immigration, sur le chômage... »
\*\*\*
*Regarder, Écouter, Lire* est le livre d'un amateur de peinture et de musique. Même si certaines considérations philosophiques nous échappent, quel plaisir quand l'auteur règle discrètement ses comptes !
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Avec Diderot (et quelques-uns de nos contemporains) : « Il est si perméable aux idées d'autrui qu'il croit souvent qu'elles sont de lui. Avec une bonne foi désarmante il reproche ensuite à leurs auteurs de ne pas les avoir eues, et il leur attribue celles qu'il professait lui-même quand il ne les avait pas encore lus. Tour de passe-passe qui n'est pas sans exemple aujourd'hui. »
Ou avec Colette (sans la nommer) : « Je ne peux me consoler, chaque fois que j'entends *l'Enfant et les Sortilèges,* que Ravel se soit laissé piéger par un livret d'une bassesse intellectuelle et morale insoutenable (qui découpe la musique en vignettes descriptives) : livret où l'auteur met odieusement en scène sa propre apothéose de mère castratrice (« Songez, songez surtout au chagrin de maman ») avec l'enfant, qu'elle appelle *Bébé* bien qu'il soit d'âge scolaire, et toute une troupe d'animaux bêtifiants à ses pieds. »
Quel plaisir aussi quand Lévi-Strauss nous convie à débattre en sa compagnie avec divers abbés du XVIII^e^ siècle, Morellet, Batteux, Chabanon qui jouait du violon aux araignées pour vérifier ses théories musicales... Et avec le père Castel !
En juin 1988, Armand Mathieu fut le seul -- ici même -- à célébrer le tricentenaire de ce capricant jésuite. Le P. Castel n'échoua pas totalement à construire son clavecin oculaire (il fit fonctionner les rubans de couleurs le 21 décembre 1754 et le 1^er^ janvier 1755), mais ne parvint pas à coordonner les sons avec les couleurs. Lévi-Strauss montre qu'à propos de la perception des couleurs il eut une intuition confirmée par les neurobiologistes modernes, et qu'il abordait aussi ce domaine en ethnologue avant la lettre : il notait que les Anglais aiment le jaune citron (voyez aujourd'hui encore les tenues de la Reine ou de Lady Di) alors que les Français ne le supportent que doré.
Armand Mathieu relevait aussi que c'est en ethnologue que Castel avait réagi à *L'Esprit des Lois,* en 1748 : comment, objectait-il, Montesquieu pouvait-il négliger, dans sa classification des gouvernements, celui des tribus sauvages, « qui a cours dans un monde plus grand que le nôtre ».
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C'est déjà l'objection que Lévi-Strauss admire tant dans le *Discours sur l'Inégalité* de Rousseau, en 1755. Or Rousseau avait fréquenté le P. Castel. Mais celui-ci, à la fin de sa vie, fut effrayé par les *Discours,* par les germes de guerre civile et de « carnage universel » qu'ils portaient, et s'employa à les combattre.
Jean-Jérôme Blanchard.
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### Vermeer de Delft ou le secret d'un catholique
par Robert Le Blanc
LE COMMERCE et la publicité ont fait de Vermeer l'un des peintres les plus familiers à l'œil de nos contemporains. Hermès sait mettre les Muses à son service, parfois même il en abuse... *La Laitière* vante des yaourts, *La Dentellière, La Jeune fille au Turban bleu* illustrent les boîtes de chocolats.
Mais saviez-vous que Vermeer (1632-1675) était catholique, dans un pays où cela limitait vos droits civiques et interdisait tout culte public (Louis XIV n'a fait que suivre l'exemple des pays protestants, en 1685, en appliquant le principe : un pays, une seule religion) ?
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Ce n'a jamais été un secret. Mais c'est peut-être *le* secret de son œuvre. Du moins Daniel Arasse soutient-il avec brio cette thèse dans un livre récent ([^4]), tout en rappelant les autres interprétations des tableaux les plus controversés du « sphinx Vermeer », selon l'expression lancée par Thoré-Bürger en 1866 :
« Dans la lumière dont il est le créateur souverain, le peintre n'est pas visible, écrit-il, il est absent du monde qu'il donne à voir. On a souvent glosé ce retrait manifeste de Vermeer dans son œuvre. Lawrence Gowing reconnaissait même dans le détachement de Vermeer la révélation la plus personnelle de lui-même et, après lui, Edward Snow estime que ce que l'artiste exprime de lui-même n'est révélé que dans son absence du visible, le visible qui *est* son absence. Cette formule est heureuse car, par son caractère énigmatique, elle laisse (involontairement) pressentir la nature proprement religieuse du rapport qui lie Vermeer à sa création : invisible dans sa peinture, imperceptible dans cette perception de lui-même qu'il offre aux regards et qu'il n'a réalisée qu'*amoris causa,* le peintre est comme le Dieu chrétien, invisible dans le monde visible qu'il a créé de son amour, qu'il éclaire de sa lumière -- et qui devient la figure vivante de sa mystérieuse et incommensurable présence. » ([^5])
\*\*\*
Peinture chrétienne, soit. Mais catholique ?
Rappelons pour mémoire, et non à titre d'argument, quelques éléments biographiques. Vermeer a eu pour maître un peintre catholique, Abraham Bloemaert, à Utrecht. De famille calviniste, il s'est converti à vingt ans, avant d'épouser la catholique Catharina Bolnes.
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« Osons une conjecture, dit Daniel Arasse : si c'était bien *amoureusement* amoris causa que Vermeer s'était converti ? Mais animé d'un amour particulièrement complexe, où se mêlerait indissociablement l'amour pour la mansuétude charitable du Dieu catholique, l'amour pour la désirable Catharina Bolnes, et, aussi profondément, l'amour pour cette peinture que la foi catholique n'entourait d'aucun soupçon, qu'elle investissait au contraire d'une exceptionnelle et mystérieuse aura. Et si c'était aussi sa propre religion de la peinture qui avait intimement conduit Vermeer à la conversion ? »
L'auteur n'appuie pas sa démonstration sur la biographie de Vermeer. Le peintre a tenu sa vie privée à l'écart de sa méditation. Le frère de Catharina était fou, il venait la brutaliser, jusqu'à ce qu'on finît par l'enfermer : rien de plus paisible que les tableaux de Vermeer. Il avait une ribambelle d'enfants : il est un des rares peintres hollandais à n'en jamais montrer un seul ; peut-être, adolescente, une de ses filles a-t-elle posé pour *le Turban bleu* et *L'Art de la Peinture* (*L'Atelier du Peintre,* comme on disait jadis, mais ce n'est manifestement pas un atelier).
Certes, Vermeer a peint des tableaux explicitement catholiques (presque tous aux États-Unis aujourd'hui), notamment entre 1665 et 1670, *L'Allégorie de la Foi,* où figurent la Présence Réelle et même l'Hérésie écrasée (sous forme de vipère), ce qui n'empêcha pas un protestant de la racheter, en 1699, pour sa qualité de finesse. Mais c'est plutôt dans l'équilibre, la lumière, l'acceptation de la réalité, une réalité sauvée par l'Incarnation, que Daniel Arasse voit la preuve du catholicisme profond de Vermeer. Il lui oppose le protestant Rembrandt, qui n'avait pas cette même « foi dans la puissance de l'image, peinte à incorporer une mystérieuse présence ».
\*\*\*
C'est un beau livre, et, de surcroît, très pratique. Le format (15 22,5 cm), l'emplacement et la numérotation des cinquante-neuf illustrations en couleurs ou en noir et blanc, très lisibles, permettent de suivre facilement les démonstrations de l'auteur. Celui-ci, quoique directeur à l'École des Hautes Études en Sciences sociales, évite le jargon universitaire.
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Au passage, on glane une information importante sur l'ensemble de l'œuvre. Et, en annexe, on trouve les trois articles de Jean-Louis Vaudoyer (dans *L'Opinion* des 30 avril, 7 et 14 mai 1921), très subjectifs, souvent erronés, mais superbes, à l'occasion d'une exposition de peinture hollandaise au Jeu de Paume des Tuileries. On sait qu'ils frappèrent Proust au point qu'il demanda à Vaudoyer de l'y conduire, et qu'il eut un malaise pendant la visite. Heureux malaise qui lui inspira la fameuse page sur la mort de l'écrivain Bergotte devant le « petit pan de mur jaune » de la *Vue de Delft.*
Revoir Vermeer et mourir, c'était le vœu de Proust.
Robert Le Blanc.
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## NOTES CRITIQUES
### John Stuart Mill ou le secret d'un athée
John Stuart Mill (et non Stuart Mill, comme écrivait Taine en le présentant au public français, ce qui équivaut à dire Jacques Rousseau pour l'auteur des *Confessions*) est né à Londres en 1806, mort près d'Avignon en 1873.
Le Centre national du Livre (qui a financé récemment le numéro anticatholique de la revue *Panoramiques,* voir *Présent* du 30 octobre) subventionne une nouvelle traduction de son *Autobiography* ([^6]), illustrée d'une caricature de Mill par Spy et augmentée d'une préface et de notes de John M. Robson. La précédente traduction (par E. Cazelles en 1874, sous le titre *Mes Mémoires*) est-elle si médiocre qu'il n'ait pas suffi de la réimprimer ?
\*\*\*
Cette autobiographie est, dans l'ensemble, plutôt ennuyeuse, fond et forme. Elle ne retiendra guère, passé le premier chapitre sur l'instruction du petit John Stuart, que ceux qui s'intéressent à l'histoire des idées. Même ceux-là seront parfois déçus : sur Carlyle et Auguste Comte, que Mill a fréquentés, le premier intimement, (il lui prêta la bibliothèque qu'il avait accumulée en faveur de la Révolution française, et Carlyle en tira un livre contre), le second par correspondance, il n'y a que de brèves remarques.
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Pourtant le livre recèle quelques curiosités. Mill prétend l'avoir écrit : 1°) pour relater une éducation modèle ; 2°) pour montrer comment progresse un esprit ouvert ; 3°) pour rendre hommage à son père et à sa femme. En fait, le mot de Pétain sur Joffre, Foch et Nivelle se vérifie : *il écrit parce qu'il a quelque chose à cacher.*
Mill n'a pas un mot sur sa mère, Harriet Mill, ni sur ses huit frères et sœurs (il était l'aîné) ([^7]). Mr Robson nous explique en note qu'ils avaient osé plaisanter son mariage tardif avec Harriet Taylor, qui était, en tout bien tout honneur, son égérie depuis près de vingt ans, et dont le mari venait enfin de décéder. Mais il laisse Mill nous raconter qu'Harriet, « mariée à un âge plus que tendre », avait « deux ans de moins » que lui. En fait, mariée à un âge très normal, elle avait huit ans de plus que lui. La bourgeoisie cachait jalousement ces choses-là au XIX^e^ siècle (et même l'aristocratie : l'épouse du célèbre Tocqueville est parvenue à cacher à tout jamais sa date de naissance).
\*\*\*
L'*Autobiography* s'ouvre sur un éloge extraordinaire du père, James Mill (mort en 1837) : « Il y eut deux faits capitaux dans sa jeunesse, le premier, hélas ! habituel : il se maria et il eut beaucoup d'enfants, conduite qu'il démontre, dans son œuvre, contraire au bon sens et au devoir ; le second très rare : il parvint à nourrir sa famille grâce à sa plume, sans rien céder aux conformismes de son époque. »
En même temps qu'il rédigeait son Histoire des Indes britanniques, James Mill donna à son fils aîné une instruction précoce à trois ans, le grec, en commençant par des listes de vocabulaire, puis la grammaire, Ésope, Xénophon ; à sept ans les dialogues de Platon et le latin ; un peu de poésie, Robinson Crusoé, des récits de voyages et d'histoire ; peu de Shakespeare : c'est John qui passera tout seul des pièces historiques aux tragédies et comédies célèbres, dont le père se méfiait, semble-t-il.
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A quatorze ans, il avait assimilé toute la philosophie. Pour finir, la Bible de J.S. Mill, agnostique comme son papa (mais « de naissance », lui), sera la *Vie de Turgot* de Condorcet.
James Mill, bien qu'il prétendît faire tout découvrir par l'élève, avait évidemment son idée derrière la tête. Il distinguait en histoire les bons et les méchants. Le fils dut donc s'imprégner des luttes de la Hollande contre l'Espagne, lire en prenant le contrepied l'*Histoire de la Grèce* du réactionnaire Mitford (plus tard George Grote, un ami de la famille, se chargea d'écrire une « bonne » Histoire de la Grèce) et, quand il prit par erreur le parti anglais contre les Insurgents d'Amérique, son père le remit dans le droit chemin (il s'en souvint plus tard et soutint les Nordistes contre les Sudistes).
A vingt ans, dépression : le jeune philosophe utilitariste ne voyait plus aucune utilité à sa vie. Il chercha un dérivatif dans la lecture : tout Byron en vain, etc. Un jour enfin, il tomba sur le passage des *Mémoires* de Marmontel où celui-ci, à la mort de son père, décide de subvenir à sa place aux besoins des siens. Cette perspective de remplacer un jour son père semble avoir sauvé Mill de la neurasthénie.
\*\*\*
Ici et là, il évoque ses liens avec la France. Il y avait passé l'année 1820-1821 chez le général Bentham (frère d'un autre philosophe utilitariste), mais il a seulement noté l'itinéraire parcouru et le nom de quelques personnes rencontrées (dont J.-B. Say et Saint-Simon l'économiste). Il y a une comparaison entre la sociabilité, l'expression des sentiments, le goût des activités gratuites en France, la pudeur et la brutalité en Angleterre, « où chacun prend tous les autres pour des ennemis ou des raseurs ».
J. S. Mill était revenu en France en août 1830 pour admirer la Révolution, mais il n'en parle pas ici. Trente ans après, sa femme mourut à Avignon, en allant soigner sa phtisie dans le Midi. Il acheta une propriété pour revenir chaque année sur sa tombe. La plus jeune des filles Taylor, Helen, lui resta attachée comme collaboratrice, notamment dans son combat pour le vote des femmes et, déjà, la contraception.
Cette *Autobiography* ne respire décidément pas la joie.
Armand Mathieu.
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### Lectures et recensions
Gallimard, hélas
#### Emmanuèle Berheim *Sa femme *(Gallimard)
Enième variation sur l'adultère. Mais la mise en scène n'est pas de Feydeau.
Il y a déjà longtemps que Gallimard ne sait plus ce qu'est un écrivain. Ici, la nouveauté, c'est qu'il ignore même ce qu'est un alinéa. On n'arrête pas la décadence de l'édition française.
Robert Le Blanc.
#### David Lodge *Jeux de maux *(Rivages)
Mon compte rendu est une mise en garde. Le livre dont je parle est corrosif, souvent obscène, toujours violemment hostile au christianisme, sous des allures détachées. Mais il paraît que les *campus novels* (romans de la vie étudiante) de David Lodge connaissent un certain succès. Autant savoir de quoi il retourne.
L'auteur met en scène une dizaine d'étudiants catholiques du nord de Londres, vers 1953, et suit les couples qu'ils vont former, jusqu'en 1973. Il s'intéresse essentiellement à leurs ébats amoureux, et à la crise de l'Église conciliaire qu'il connaît bien (il ne porte pas pour rien un nom irlandais). Tout cela est vu sous un angle étroitement sociologique et matérialiste.
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David Lodge n'admire pas l'Église post-conciliaire. Il laisse voir au passage la supériorité des rites ou du costume religieux d'avant Vatican II sur les grotesques fantaisies actuelles (c'est peut-être cet aspect du livre -- paru en 1980 sous le titre *How far can you go ?* -- qui explique que les milieux progressistes ne l'aient pas traduit plus tôt). Il y a par exemple un jeune anglican cultivé, converti par le rite tridentin, qui fuit les traductions et chansons de la nouvelle liturgie pour retourner à l'anglicanisme et à la *King James Authorized Version* de la Bible. Mais ce personnage est aussi un homosexuel, prétexte à tirades contre la répression !
Car ce livre est tout entier dirigé contre les dogmes et la morale sexuelle catholiques. L'Écriture, la Résurrection, sont soumis à critiques et plaisanteries. La méthode naturelle de régulation des naissances est accusée des pires maux... alors que rien n'est dit des dangers, scientifiquement prouvés, de la pilule et autres moyens artificiels. Mais l'auteur est hanté par l'obsession très anglo-saxonne de la surpopulation (quand on pense qu'en 1993 l'inquiétude, au Japon, c'est le suicidaire refus d'enfant des Japonaises !...).
Ce roman malsain est placé sous le patronage de Hans Küng, cité béatement en épigraphe. Le traducteur, M. Courtois-Fourcy, néglige souvent le subjonctif après *bien que* ou *quoique* et semble ignorer qu'*opportunity,* en France, se dit tout simplement *occasion,* sauf dans les écoles de commerce et les supermarchés...
J.-P. Hinzelin.
#### Maurice Courant *Les Masques et le Serpent *(Farré, à 49300 Cholet)
Le récent recueil « Les Masques et le Serpent » surprendra sans doute quelques-uns des lecteurs qui ont suivi avec attention et ferveur la construction de l'œuvre poétique et mystique de Maurice Courant.
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Non que l'auteur ait véritablement changé de registre, opéré une mutation brusque de son style ou modifié le mouvement général de sa pensée : Maurice Courant n'est pas l'homme des arabesques et fantaisies littéraires, et il ne saurait renoncer à l'inspiration venue des plus hautes cimes ; mais précisément cette inspiration trouvait son accomplissement dans le seul royaume de la pureté supérieure, là où l'amertume et la douleur elles-mêmes restaient des auxiliaires constants de la quête spirituelle. Peut-être les décrets mystérieux de la Providence exigeaient-ils que le poète fût un jour confronté aux présences obsédantes de la bassesse, de la perfidie et de la dérision, afin que nous possédions le tableau intégral de son expérience. Il faut, hélas, compter avec l'indignité d'autrui, et le commun des hommes s'y résigne déjà malaisément ; le poète épris de spiritualité, lui, en est blessé au plus profond de l'âme. Sa vocation, poursuivie dans la méditation et l'expression des harmonies altières, a été traversée par une de ces trahisons cyniques, où le mensonge s'est révélé si puissant et efficace que l'on est tenté d'y voir l'effet de suggestions diaboliques. Le poète en a cruellement souffert, ainsi que tous les siens ; comment alors s'abstiendrait-il de faire de sa plume une arme, de recourir au réquisitoire, à l'imprécation et à l'anathème ? La dignité de la poésie le dissuade pourtant de désigner nommément, nettement, l'adversaire ; mais la difficulté survient au niveau du lecteur, invité à s'associer au poète dans une situation qui demeurera en partie obscure. Il arrive que le lecteur se demande s'il n'eût pas mieux valu user des attaques personnelles, de la caricature littéraire et au besoin de la trivialité de la satire ; dès l'Antiquité, des poètes célèbres n'ont pas dédaigné ce style. Mais l'auteur pouvait craindre un disparate sensible dans l'ensemble de son œuvre, un manquement au devoir majeur de sa vocation spirituelle. Aussi « Les Masques et le Serpent » est-il un recueil aux variations parfois déconcertantes : des maximes philosophiques ou de courts poèmes aux images frappantes et parfois d'une obscurité tragique. A la fin, le poète pose le problème de la pitié divine et tente par là de redécouvrir le chemin de la vérité mystique. Ce livre en effet présente dans toute sa rigueur les rapports de la poésie et de la vérité ; la poésie est un combat pour une vérité totale ; le mensonge en ce monde peut-il escompter la discrétion du silence, fût-il méprisant ? Et le poète doit-il s'abstenir de laisser transparaître en son œuvre une épreuve cruciale, au risque d'être lui-même victime du soupçon ou du scepticisme des lecteurs futurs ? Il y a dans les rapports de la poésie et de la vérité un aspect sacrificiel qui ne saurait se réduire à des formules de rhétorique. « Il n'est point de serpent, ni de monstre odieux, -- Qui par l'art imité ne puisse plaire aux yeux », disait Boileau. Mais encore faut-il en certains cas appeler le serpent par son nom...
J.-B. Morvan.
54:903
## Le théâtre à Paris
### Un bon départ
par Jacques Cardier
LA SAISON a commencé avec de grands et beaux textes, cela fait toujours plaisir. Et d'abord *Le Mal court* d'Audiberti, cet Audiberti dont j'ai lu dans un hebdomadaire qu'il était « bien oublié » (c'est que ceux qui ont la parole, n'ayant jamais rien su, veulent faire croire qu'ils ont laissé tomber en route de grands noms qu'ils ont la paresse de découvrir).
Audiberti, extravagant et touffu tant qu'on voudra, fait partie de cette dernière floraison -- je crois qu'on peut dire dernière -- de notre langue. Il était né en 1899, comme Michaux. Un peu après, il y eut, en 1901, Perret et Malraux. Quelques autres encore, et cela s'arrête en 1925, avec Nimier. J'espère me tromper.
*Le Mal court* se passe dans une Europe du XVIII^e^ siècle qui a quelques points de contact avec celle que connut la planète Terre. C'est en fait l'Europe de la planète Audiberti, légèrement cabossée et pleine de vitalité, profondément gâtée elle aussi.
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Le roi d'Occident, Parfait XVII, lourdaud sentimental, et bon, ne ressemble pas plus à Louis XV que l'empire d'Occident ne ressemble à la France, ou le grand-duché de Courtelande à la Courlande. Audiberti se garde d'écrire une pièce historique. La sienne est métaphysique et drôle. Il est vrai qu'il ne pouvait s'empêcher d'être manichéen, persuadé que le monde est mauvais, et l'homme encore plus, mais en même temps plein de tendresse pour tous les aspects de cette création.
Alarica, la jeune princesse venue de ses steppes gelées pour épouser Parfait XVII, va découvrir qu'elle vit dans un monde « où tout le monde triche », comme disait René Crevel. Elle va aussitôt démontrer qu'elle est mieux que personne capable de tricherie. Pourtant rien de plus gai, de plus comique que cette pièce si sombre. Isabelle Carré joue Alarica avec l'autorité (le culot, pour tout dire) et la gaminerie qui conviennent. Claude Evrard (le cardinal) et Robert Rimbaud (le maréchal du palais) sont excellents dans leur rôle de marionnettes.
Encore un cardinal et une reine, mais plus question de rire. Jean Desailly a monté *Le cardinal d'Espagne* de Montherlant, et joue lui-même le rôle de Cisneros. Simone Valère celui de Jeanne la Folle. Tous deux avec la science et l'intelligence qu'on leur connaît. La pièce est un monument à la gloire du nihilisme, qui est, je crois, le dernier mot de Montherlant. Cela revient dans tout ce qu'il écrit, et de plus en plus fort jusqu'à la fin : *nada.*
Ce drame n'est presque qu'un long monologue. Et si deux voix y alternent -- celle de Cisneros, celle de la reine --, c'est l'esprit de Jeanne qui l'emporte. On le voit bien, avec la réplique finale : « Un jour, on ne le jugera même plus. » C'est-à-dire qu'un jour, non seulement l'œuvre de Cisneros sera détruite, mais on ne saura même pas qu'elle a existé. Il ne restera de lui qu'un nom, puis plus rien. L'image qui revient, c'est celle où la reine résume sa vision des choses « Il n'y avait pas de nuages. Maintenant, il y en a. Ils vont changer d'aspect. Ils vont se dissiper, puis se reconstruire d'autre façon. Tout cela est sans importance. »
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C'est elle encore qui ose ces mots qui glacent le cardinal : « Dieu est le rien. » Étrange conception, soufflée de l'Orient où l'on parle de cet être qui est au-delà de l'être.
Il y a aussi une part de petitesse, de mesquinerie, dans cette pièce, car Montherlant n'oublie jamais cette dérision. Cela se voit avec le personnage de Cardona, le neveu de Cisneros, qui déteste et révère son oncle. Cela se voit avec Cisneros lui-même, qui a mené une vie d'ascète, se dit à la fin plus que jamais prêt à renoncer au monde. Cependant il meurt d'avoir lu la lettre de Charles Quint lui retirant sa charge.
Tout cela est prenant, et quelquefois sublime. Mais on dirait que Montherlant fait peur, ou du moins qu'il inspire une antipathie violente. Comme il est maltraité, maintenant qu'il n'est plus là. Aussi, il faut remercier Desailly d'aller, en jouant cette pièce, contre le courant.
Autre grand texte, *La volupté de l'honneur.* Je ne sais qui a trouvé moyen de reprocher à Pirandello cette situation « dépassée », ce qui révèle un degré fabuleux d'intolérance à l'égard de tout ce qui diffère de nos mœurs et préjugés. On n'admet plus ce qui allait de soi il y a encore quelques années. On connaît le sujet. Dans une famille bourgeoise, en Italie, où le divorce n'existait pas, une jeune fille, Agata, se voit enceinte des œuvres du marquis Colli. Celui-ci ne peut l'épouser : sa femme, dont il est séparé (un monstre, nous dit-on), vit toujours. Il faut trouver un homme complaisant, ou c'est le scandale. Ce complaisant, ce sera Baldovino, bonne famille, grande intelligence, mais vie gâchée. Il trichait aux cartes, les casinos lui sont fermés. Baldovino accepte le marché, en soulignant qu'on lui demande d'incarner l'honnêteté, d'apporter la santé morale qui vient apparemment à manquer dans cette maison. Il annonce qu'il jouera ce rôle à merveille, mais qu'on ne le supportera pas longtemps. Ses interlocuteurs, à commencer par Colli, ne comprennent pas cet avertissement. Pourtant, la logique de la situation va conduire exactement où le joueur avait prévu qu'on irait.
Avec lui, la rigueur règne. Il interdit les journaux, menteurs et immoraux. Il est inflexiblement honnête, sévère sur l'observance des bons usages. Il impose sa loi. Autour de lui, on s'affole. On croyait s'en débarrasser au bout de quelques mois, au contraire, il conquiert Agata, par sa droiture même.
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C'est que Baldovino, à mon sens, comme beaucoup de joueurs, a l'esprit mathématique. Son sens de l'abstraction l'éloigne des pulsions communes, colères, attendrissements, élans. On lui a demandé de jouer la partie : honnête homme. Il en suit les règles. Même si on plaint les autres personnages, complètement dépassés par cette force (Baldovino les plaint aussi) on se sent porté du côté de cet extravagant lucide. Et Gérard Desarthe joue le personnage avec génie. Il a une fougue et une maîtrise des nuances en même temps, tout à fait extraordinaires. Il exprime le cynisme, la pitié, la rouerie, la bonne foi, tour à tour, avec ce qu'il faut de justesse -- et d'ambiguïté.
Pour rester en Italie, je passe à *Antonio Barracano,* d'Eduardo De Filippo, pièce nettement moins remarquable, mais qui pourrait être attachante, si elle ne suintait pas d'idéologie humanitaire. Cela se passe à Naples, où le peuple, coincé entre la loi abstraite (et trop souvent une arme aux mains des riches) et les canailles variées, n'a qu'un recours, le truand retraité, Antonio, qui joue les juges de paix dans son quartier.
Don Antonio, 75 ans, assassin dans sa jeunesse par point d'honneur, est revenu d'Amérique fortune faite. Il est un membre important de la Camorra, société secrète qui tient Naples comme la Mafia tient la Sicile. Il s'agit d'un pouvoir marginal, dont la richesse vient de la contrebande : rien à voir avec la drogue, dans ces années-là. Don Antonio peut être considéré comme un brave homme. Attention : ce n'est pas un faible. Quand son adjoint le médecin, Fabio, dit qu'il est vieux, fatigué, et va se retirer chez son frère, à New York, Antonio lui répond tout net qu'il le fera tuer à l'aéroport.
On voit ce juge en action, réconciliant les voyous, punissant un usurier, empêchant à la fin un garçon désespéré de tuer son père. Mais on serait plus sensible à ces bonnes œuvres s'il n'y avait pas ce ton de prêchi-prêcha qui imprègne le spectacle. Don Antonio parle en « saint laïque » (ou plutôt, c'est la voix de l'auteur qui perce à travers le masque du vieux bandit). On a envie de lui citer Péguy :
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*Les armes de Satan, c'est la sensiblerie*
*C'est censément le droit, l'humanitairerie*
*Et c'est la fourberie et c'est la ladrerie.*
Cette pièce qui, certainement, dans l'esprit de De Filippo, est au service du peuple, de la cause du peuple, a un gros défaut, c'est que ce petit peuple de Naples y est maltraité, oui, traité avec injustice. Il est représenté ici par deux voyous minables et obtus, un usurier, un artisan soumis jusqu'à la lâcheté, un boulanger enrichi, féroce et sans cœur, et son fils qui veut le tuer. Drôle d'échantillon. Heureusement, il y a la jeune femme enceinte, sauvage, éperdue d'amour, bouleversante. Elle est jouée par Pauline Sales. Don Antonio, c'est Jacques Mauclair, toujours parfait, goguenard et bon.
*Au Tambour-royal,* on joue trois pièces en un acte : une de Feydeau, deux de Guitry, qui n'ont comme lien entre elles que de présenter des variations sur le thème du trio vaudevillesque. Laissons s'il vous plaît le Feydeau. Il m'ennuie un peu.
Le clou de la soirée, c'est la pièce qui suit, de Guitry. Elle porte ce titre bizarre, le *Kwtz,* et elle est d'une loufoquerie rare. On se rappelle en l'écoutant que Guitry admirait beaucoup Alphonse Allais. C'est tout à fait l'esprit de ce dernier que l'on retrouve ici, avec ses coq-à-l'âne, son goût du saugrenu, et même ses détestables à-peu-près, du type « Nous avons été au collage ensemble. » On pourrait dire qu'Allais est à l'origine du théâtre de l'absurde et du premier Ionesco, mais sûrement Ionesco doit plus à Cami (et à ses semaines comiques, dans *l'Illustration*).
Marguerite et Hildebrande ont décidé de mourir ensemble, le mari ayant découvert leur liaison. La scène du testament de Maximilien, ses élans lyriques quand la jeune femme arrive et la scène du faux suicide sont vraiment désopilantes. Le texte a une haute teneur en fou-rire, avec sa mécanique irrésistible et la puissance de choc qui s'ensuit. Le monde est vu comme une énorme blague continue. Ne rien prendre, absolument rien, au sérieux, c'est l'esprit boulevardier du début du siècle. Un nihilisme qui bouffonne.
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La troisième pièce est plus traditionnelle. C'est un divertissement aimable. Les acteurs sont très bons : Candice Berner, qui est la coquette incarnée, Marie-Ève Ruffiot qui a un sens comique étourdissant, Jean-Jacques Pivert, rondeur méridionale, est plein d'esprit, et Guillaume Laffly donne à ses personnages un relief, une folie, tout à fait étonnants.
Courteline tient mal auprès de Guitry et même de Feydeau. De surcroît, il a fait de ses *Ronds-de-cuir* un récit qu'il était inutile d'habiller en pièce. André Fornier a tenté cette adaptation. Et il a mis en scène le résultat. Il semble qu'il ait avant tout été séduit par l'idée de faire jouer ses comédiens sur un plan incliné à 40°. Le versant d'un toit, si vous préférez, et qui donne une image de la hiérarchie administrative. En bas les gratte-papier, qui sont retenus à leur place sur un filin, sans quoi ils dégringoleraient la pente. Au sommet, le directeur du service des Dons et Legs. Signe de sa puissance, il déclenche avec sa clef un mécanisme qui fait saillir sur la pente une série de degrés, qu'il monte glorieusement.
Toute la pièce roule sur les soucis et les ambitions également minuscules de ces messieurs. C'est kafkaïen, dit la publicité. Si kafkaïen voulait dire pesant, le mot serait juste.
Jacques Cardier.
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## DOCUMENTS
*Une des causes de l'autodémolition dans l'Église*
### Le collapsus du gouvernement
*A partir du* « *cas Drewermann* » *-- parfaitement révélateur du mal qui ronge le gouvernement pastoral de l'Église -- l'abbé Claude Barthe a publié dans la revue bimestrielle* « *Catholica* » (*40, rue de l'Yvette, 91430 Igny*) *une étude générale d'une grande acuité sur ce que nous appelons ici, depuis des années, le collapsus doctrinal et disciplinaire du Magistère.*
*L'article de l'abbé Claude Barthe a paru en juin 1993 : c est à dire avant que soit connue l'encyclique* « *Veritatis splendor* » (*sur cette encyclique, voir l'éditorial du présent numéro*)*. On ne peut plus désormais parler purement et simplement d'un collapsus doctrinal. Il n'y a en revanche aucun signe évident que l'Église soit en mesure de sortir prochainement de son collapsus disciplinaire.*
*Nous reproduisons en son entier l'article de l'abbé Claude Barthe.*
Lire *Le cas Drewermann -- Les documents* (Cerf, mars 1993) laisse un goût d'insatisfaction. L'affaire n'a pas en soi un intérêt suprême, et la page devrait être tournée depuis longtemps sur cette lamentable histoire.
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Querelle de riches, a-t-on envie de dire, menée contre *l'establishment* ecclésiastique d'outre-Rhin opulent et modéré par une contestation elle-même confortablement installée dans ses prébendes universitaires, le tout sur fond de déroute pastorale. Mais cette affaire dure, et c'est une tumeur de plus avec laquelle doit vivre l'Église universelle.
Les points les plus saillants qui, dans ce que professe Eugen Drewermann, s'écartent de la foi de l'Église pourraient se résumer en quelques énoncés d'où il ressort que ce prêtre catholique nie la divinité de Jésus de Nazareth :
1\. -- Les religions du monde sont complémentaires : les réponses que les religions non chrétiennes donnent aux grandes interrogations des hommes sont parfois mieux adaptées, selon les temps et les cultures, que celles du christianisme ; il arrive même que les autres religions donnent des réponses que le christianisme est incapable de fournir.
2\. -- Il faut distinguer Jésus et le Christ : la foi au Christ ne s'articule pas sur la connaissance historique de Jésus, mais sur l'expérience historique de l'Église.
3\. -- Les récits évangéliques de Pâques, et notamment ceux concernant le tombeau vide, ne fondent pas la foi en la Résurrection : ils expriment seulement cette foi, c'est-à-dire qu'ils disent par des images que l'histoire de Jésus ne se termine pas avec la mort sur la Croix.
4\. -- Jésus ne voyait aucun sens à sa mort : la doctrine du sacrifice de réconciliation des pécheurs avec ses implications masochistes lui était étrangère.
5\. -- La conception virginale de Jésus est un symbole : Jésus a eu un père corporel.
6\. -- Les sacrements n'ont été ni institués ni voulus par Jésus, mais tirent leur justification des besoins présents dans le cœur de l'homme.
7\. -- C'est parce que le sacerdoce est faussement fondé sur l'idée sacrificielle qu'on ne peut y admettre des femmes.
8\. -- On ne peut affirmer a priori que le mariage de deux baptisés soit sacramentel et indissoluble : en cas d'échec du mariage, on ne doit pas poser des obstacles insurmontables à la possibilité d'un remariage.
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9\. -- Bien que l'Église estime à tort que le ministère d'enseignement des évêques puisse garantir des vérités objectives et qu'il ait l'assurance de la perpétuité, nul, s'il parvient à se mettre en accord avec lui-même, n'a besoin d'une direction ecclésiastique extérieure.
10\. -- Dans certains cas, il y a pour une femme conflit entre éviter la situation sans issue qui résulterait de la naissance d'un enfant et le meurtre d'une vie humaine en devenir que constitue un avortement : il peut alors être moins coupable d'avorter que de mettre l'enfant au monde.
11\. -- Puisque Jésus s'est invité à la table des publicains et des pécheurs, l'eucharistie n'a pas à être refusée à des chrétiens d'autres confessions, ni à des divorcés remariés.
Les lecteurs de Drewermann auront reconnu des citations littérales ou rigoureusement équivalentes des déclarations réitérées qu'il a faites sur les points évoqués. Un certain nombre de ces énoncés contredisent directement le dogme catholique. Quelques-uns, manifestement contraires à la doctrine catholique, appellent tout de même, dans l'état actuel des définitions conciliaires et pontificales, des précisions dogmatiques, au moins négatives (c'est-à-dire déterminant si les énoncés en question sont ou non contraires à la foi ou aux mœurs).
Nous n'évoquons volontairement que l'aspect directement théologique des publications de Drewermann. Cependant, ses théories psychanalytiques ont aussi des incidences doctrinales. Par exemple, cette appréciation sur la sainteté de Thérèse de Lisieux vise ultimement la possibilité qu'a l'Église de se prononcer sur ce qu'on nomme les *faits dogmatiques* (en l'espèce, la capacité pour l'Église de donner comme exemplaire pour le salut éternel l'héroïcité des vertus de la personne considérée) : « Prenez une fillette de 13 ans dont le vœu le plus ardent est d'entrer au couvent : ne vous interrogeriez-vous pas sur ses angoisses pubertaires, ses inhibitions, ses liens possibles avec son père ! Et voici qu'à 20 ans, devenue religieuse, dans sa confiance en Dieu, elle porte du linge contaminé. Puis adulte, elle ne cesse de vouloir être le jouet du petit Jésus. Finalement, elle préfère devenir tuberculeuse que de réclamer une couverture chaude à sa supérieure. Est-ce que vous ne déclareriez pas masochiste l'idéal qui prescrit une telle vertu ? \[...\] Ce que je reproche à l'Église, c'est précisément ce que vous faites, Monseigneur l'Archevêque : la petite Thérèse ne pouvait apparemment rien contre ses angoisses et contre ses étranges idées de la vie des grands saints.
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Mais, tout au moins cent ans après la naissance de la psychanalyse, l'Église devrait cesser de déclarer saintes cette aliénation et cette autodestruction » (Réponse à Mgr Julien, dans *La Croix l'Événement,* 6 mai 1993).
N'ayons bien sûr pas la naïveté de croire que la censure des erreurs d'Eugen Drewermann, au nom de l'autorité irréformable de l'Église et son excommunication s'il ne les rétractait pas feraient tout rentrer dans l'ordre comme par enchantement. Bien au contraire, elles feraient passer le théologien pour un martyr, provoqueraient un surcroît de contestation, seraient stigmatisées comme un retour odieux à des temps révolus, mettraient Rome enfin, plus que jamais, au banc des accusés. Mais est-ce encore le temps de raisonner en termes d'opportunité ? Les affaires doctrinales ont été nombreuses depuis le Concile : affaires Schillebeeckx, Küng, Fox, Boff, Curran, Knitter, Guindon, pour ne citer que les plus connues. Lettre d'observations, obligation au silence durant quelque temps, retrait de la qualité de professeur de théologie catholique, autant de dispositions (qui parfois n'ont même pas été jugées expédientes) exprimant une certaine réprobation des pasteurs de l'Église ; mesures objectivement fort légères, même si elles ont fait hurler à la répression inquisitoriale. Elles ne prenaient pas acte du fait de la rupture unilatérale des personnes concernées avec l'Église, ni du discernement du vrai et du faux dû aux fidèles. Aucune n'entendait régler les questions débattues avec l'autorité définitive. Si donc il n'y a pas de condamnation de ce type dans l'affaire Drewermann, intervenant après toutes les autres, plus manifestement qu'elles contraire à l'orthodoxie, on pourra se demander si ce mode d'identification du dépôt de la Révélation est désormais périmé.
N'y a-t-il pas comme une injustice dans cette situation, et d'abord vis-à-vis d'Eugen Drewermann lui-même ? Précisons qu'en elle-même l'excommunication ne retranche pas de l'Église du Christ et prive seulement des biens de la communion visible ; mais dans le cas d'hérésie, elle prend valeur de promulgation de la rupture de communion : c'est bien entendu de cela que nous parlons ici. L'examen des discussions auxquelles il a participé et de sa correspondance avec les autorités diocésaines montre qu'il est homme habile à se défendre et à attirer ses interlocuteurs pas toujours assurés sur des terrains difficiles, en évitant lui-même de se faire poser des questions-couperets (qu'il écarte d'ailleurs par principe :
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« Je refuse définitivement une Église fonctionnant sur les poncifs de Denzinger », *Le cas Drewermann, op. cit.,* p. 111). Mais il a pour soi l'avantage de la franchise et parle sans circonlocutions. Il pèse ses mots et fait des phrases claires.
Des doctrines d'Eugen Drewermann on ne cesse de dire et de lui dire qu'elles ne sont plus catholiques. N'a-t-il pas droit le premier à la clarté, à savoir qu'en affirmant ce qu'il affirme de manière obstinée, il ne partage plus la foi de l'Église et il s'en est séparé par le fait même ? Ce qui n'interdirait pas, bien au contraire, la discussion avec lui, mais il s'agirait clairement d'une discussion œcuménique, et non d'une discussion interne au catholicisme. D'autant que l'une des finalités de la coercition est bien l'amendement de celui qui se trompe.
Mgr Degenhardt a d'abord retiré au théologien la charge d'enseigner la théologie dogmatique à la faculté de théologie catholique de Paderborn (7 octobre 1991). Mais l'archevêque de Paderborn précisait : « Le retrait de cette habilitation ne signifie pas cependant que vous n'avez plus le droit de vous exprimer publiquement. Je serais au contraire heureux de voir s'engager officiellement une discussion théologique à laquelle vous pourriez aussi prendre part et qui pourrait conduire à clarifier vos positions » (*Le cas Drewermann, op. cit.*, p. 142). Le théologien ne s'en est pas privé : il a multiplié livres, conférences, entretiens dans les journaux et télévisions. Le 9 janvier 1992, l'archevêque lui a alors retiré la permission de prêcher. Enfin, le 24 mars 1992, Mgr Degenhardt se décida à frapper le prêtre de *suspense* (interdiction d'exercer les fonctions sacerdotales). Plus exactement il usa du procédé suivant : il « prit acte » de la décision du théologien de ne plus exercer son ministère (E. Drewermann lui avait écrit qu'aussi longtemps qu'il n'aurait pas permission d'enseigner, il n'exercerait pas ses fonctions de prêtre). Moyen détourné, par conséquent : « Je regrette votre décision de suspendre votre ministère. Pourtant je respecte cette démarche et je conclus de votre décision que vous n'avez désormais plus de mission et que, jusqu'à nouvel ordre, vous ne devez donc plus remplir aucune des charges résultant de votre ordination » (*op. cit.*, p. 265). Une « notification » plus élevée devrait, dit-on, intervenir. C'est une chance, en somme, que Drewermann se soit censuré lui-même.
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Le silence de l'Église pourrait devenir aussi une injustice vis-à-vis du Peuple de Dieu tout entier. Et même de tous les hommes, tous ordonnés à l'Église de Jésus-Christ (*Lumen gentium,* n. 13). Le succès très large du nouveau catéchisme universel, bien au-delà des frontières du catholicisme, ne manifeste-t-il pas un besoin, une curiosité au bon sens du terme, de ce qu'est l'Église et de ce qu'elle enseigne ? Selon un sondage *La Vie/CSA* publié par *La Vie* du 6 mai 1993, 60 % des Français expliquent l'intérêt croissant pour les questions religieuses par un manque de repères. Encore faut-il que soient donnés ces repères attendus, y compris négativement en traçant clairement les frontières : en signifiant, par exemple, que le prêtre qui proclame que « l'Église estime à tort que le ministère d'enseignement des évêques peut garantir des vérités objectives » est sorti de ces frontières.
Mais si Mgr Degenhardt se contente d'enlever à E. Drewermann sa qualité d' « enseignant catholique », en précisant en outre qu'il ne « dénigre pas ce que sa théologie peut contenir de positif », c'est qu'il n'estime pas que les erreurs que contient cette théologie ont une gravité telle qu'elles lui fassent perdre sa qualité de catholique. Or ce « catholique » diffuse ses idées en Allemagne et dans le monde entier, avec la complaisante assistance d'éditeurs eux-mêmes catholiques, mais à qui il est difficile de demander plus qu'à l'auteur lui-même. Drewermann parle toujours, mais avec les responsabilités et les droits que lui donne son baptême. Le Concile n'a-t-il pas opportunément rappelé que tous les baptisés participent à la fonction prophétique du Christ en dehors même de tout mandat officiel d'enseigner (*Lumen gentium,* n. 35, § 2) ?
On voudrait trop aujourd'hui, de manière irénique, que l'attestation de la parole de Dieu par les successeurs des apôtres n'ait qu'un aspect positif. Il est clair cependant, et toute l'histoire de l'évangélisation le montre, qu'elle a nécessairement et inséparablement un aspect positif et un aspect négatif : affirmation du vrai, détermination du faux. On voudrait aussi que la dénonciation de l'erreur n'atteigne pas les personnes. Mais c'est faire bon marché de la liberté de l'homme, qui lui confère sa dignité. Sans doute faut-il toujours présumer la bonne foi de celui qui erre et tenter d'interpréter favorablement ses paroles dans un sens qui s'harmonise avec la vérité, mais survient un moment où cela n'est plus possible. Si l'adhésion de l'esprit à la vérité révélée, avec la grâce de Dieu, doit être tenue pour méritoire, il faut inversement lui tenir rigueur de son adhésion à l'erreur.
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Ne pas dénoncer celui qui erre, après qu'il a été dûment averti du dommage qu'il cause à autrui et que librement il se cause, c'est identiquement déprécier cette correspondance admirable, parce que libre et volontaire sous la motion de la grâce, de l'esprit créé à la lumière divine.
Si en outre on reproche au théologien de Paderborn de mettre en cause la légitimité du pastorat de l'Église, il faut à plus forte raison que cette direction des pasteurs au nom de Jésus-Christ s'exprime. Faire concrètement comme si tout fidèle du Christ avait de lui-même à comparer l'enseignement de l'Église (par exemple le catéchisme) et la doctrine de Curran, Küng, Drewermann, etc., et à décider seul de l'harmonie de l'un et de l'autre ou de leur absence d'harmonie, c'est en quelque manière souscrire à l'affirmation de Drewermann selon laquelle il est inutile au chrétien de « se laisser conduire de l'extérieur par une autorité ecclésiastique ». Or les évêques sont bien « les hérauts de la foi, amenant au Christ de nouveaux disciples, et les docteurs authentiques, pourvus de l'autorité du Christ, prêchant au peuple qui leur est confié la foi qui doit régler leur pensée et leur conduite, faisant rayonner cette foi sous la lumière de l'Esprit Saint, dégageant du trésor de la Révélation le neuf et l'ancien, faisant fructifier la foi, attentifs à écarter toutes les erreurs qui menacent leur troupeau » (*Lumen gentium,* n. 25, § 1).
C'est bien pourquoi le silence pourrait aussi produire une injustice vis-à-vis du divin Pasteur lui-même, lequel a donné mandat à son Église de faire entendre aux brebis sa voix. « Écarter toutes les erreurs qui menacent leur troupeau » exige nécessairement, de la part des évêques, un mode d'exercice de l'autorité autre que platonique.
On ne peut pas ne pas remarquer, par parenthèses, que depuis Vatican II l'excommunication n'a été prononcée -- du moins avec notoriété -- qu'une seule fois : à savoir contre Mgr Lefebvre et les évêques qu'il a consacrés. Encore n'était-ce pas ce qu'on appelle une excommunication *ferendae sententiae,* imposée par une sentence judiciaire ou par un décret administratif, mais une excommunication automatique résultant de l'acte accompli, en vertu du canon 1382 du Code de Droit canonique. Cette excommunication *latae sententiae* avait alors été « déclarée » avec une particulière solennité. Or il ne s'agissait que d'un délit disciplinaire, dans un cas, il est vrai, où l'on fait valoir que la discipline touche à la foi.
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On serait tenté de dire que le mouvement lefebvriste ne sait pas utiliser à son profit l'argument : deux poids, deux mesures. Car on ne voit pas pourquoi le même procédé ne pourrait pas être employé dans les attaques directes contre la foi (et d'une gravité sans comparaison « la conception virginale de Jésus est un symbole : Jésus a eu un père corporel »), puisque aussi bien le canon 1364 § 1 prévoit une excommunication elle aussi automatique, contre celui qui se rend coupable d'hérésie, de schisme ou d'apostasie. Ce canon a d'ailleurs été également visé par le décret déclaratif d'excommunication pris par le cardinal Gantin, préfet de la Congrégation pour les Évêques, après les consécrations de 1988 : consacrant, coconsécrateur et consacrés ont été estimés *ipso facto* « schismatiques », ce qui démontre que dans certains cas une congrégation romaine peut se montrer capable de sévérité. Qu'on veuille bien considérer, encore une fois, le « calibre » des erreurs de Drewermann : « Jésus ne voyait aucun sens à sa mort : la doctrine du sacrifice de réconciliation des pécheurs avec ses implications masochistes lui étaient étrangères, etc. »
C'est mettre le doigt sur le fait qu'il s'agit aussi d'une question de crédibilité, comme on dirait dans le domaine politique. De nos jours, la capacité de sanctionner avec une suprême autorité, en matière de foi ou touchant à la foi, est-elle même concevable ? Jean XXIII avait fait une déclaration d'intention célèbre lors de l'ouverture de Vatican II : « Aujourd'hui, l'Épouse du Christ préfère recourir au remède de la miséricorde, plutôt que de brandir les armes de la sévérité. Elle estime que, plutôt que de condamner, elle répond mieux aux besoins de notre époque en mettant davantage en valeur les richesses de sa doctrine » (11 octobre 1962). Ce programme a peut-être été respecté par les Pères conciliaires au-delà de l'intention du pape, puisqu'ils n'ont même pas fustigé le communisme, lequel asservissait pourtant le tiers de l'humanité (ils ne lui ont consacré qu'une seule allusion, sans même l'appeler par son nom, dans *Gaudium et spes*, n. 21). Depuis lors aucune condamnation au nom du pouvoir de lier et de délier n'a été prononcée.
Mais cette invitation de Jean XXIII à ne plus condamner venait en suite du programme qu'il fixait positivement au Concile : « Ce qui est nécessaire aujourd'hui, c'est l'adhésion de tous, dans un amour renouvelé, dans la paix et la sérénité, à toute la doctrine chrétienne dans sa plénitude, transmise avec cette précision de termes et de concepts qui a fait la gloire particulièrement du Concile de Trente et du premier Concile du Vatican. \[...\]
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Il faut que cette doctrine certaine et immuable, qui doit être respectée fidèlement, soit approfondie et présentée d'une façon qui réponde aux exigences de notre époque. » Déclaration de principe dont on a justement souligné l'importance prodigieuse et qui paraît sous-entendre que la croissance homogène du dogme est désormais achevée : auparavant était l'époque de transmission du dépôt de la foi au moyen de *définitions,* avec une grande « précision de termes et de concepts » ; désormais, avec Vatican II, aurait commencé « un enseignement de caractère surtout *pastoral* » destiné à simplement présenter ce dépôt déjà défini de manière adaptée à notre temps. Le fait est que Vatican II a certes répondu à des questions doctrinales nouvelles, mais sans jamais les trancher avec l'autorité du suprême magistère (Paul VI, 12 janvier 1966). Il est donc logique que l'autorité définitive de l'Église ne soit plus jamais engagée pour proclamer ou pour condamner. On ne le sait que trop à propos de l'enseignement le plus lourd de conséquences donné depuis le Concile, celui contenu dans *Humanae vitae.* N'est-elle pas en effet amendable, et donc discutable, une doctrine qui ne se donne pas pour irréformable ? Ni dogmatisation ni condamnation.
La crise de l'Église a des causes multiples et d'importance diverse. Mais le fait que le théologien de Paderborn puisse soutenir les propositions qu'il avance sans qu'on estime possible de déclarer qu'il a quitté l'Église désigne particulièrement l'une de ces causes, et non la moindre.
\[Fin de la reproduction intégrale de l'article de l'abbé Claude Barthe paru dans la revue bimestrielle *Catholica*, numéro de juin 1993.\]
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### Des professeurs à 6 sur 20 de moyenne !
*Le* « *CAPES* » *est le certificat d'aptitude à l'enseignement du second degré.*
*Parce que le ministère de l'Éducation dite nationale a besoin d'* « *enseignants* » *pour poursuivre cette politique absurde et suicidaire qui veut maintenir jusqu'à seize ans sous son contrôle des jeunes gens qui n'ont plus rien à faire, depuis une demi-douzaine d'années, sur les bancs d'une école, il oblige les jurys à recevoir, à l'examen du CAPES, jusqu'à 7 sur 20 de moyenne en 1991, et jusqu'à 6 sur 20 en 1992, c'est le progrès.*
*Le scandale a été révélé, à partir des rapports des présidents de jury, par un article de Muriel Frat dans le Figaro du 21 juillet 1993.*
*Mais cet article n'a soulevé aucun écho.*
*Notre Éducation supposée nationale -- en réalité marxisée jusqu'à l'os -- est un monstre* « *tabou* »*.*
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*On n'a qu'un seul droit à son égard : augmenter sans cesse son budget pantagruélique.*
*Comme le ministère refuse naturellement de rendre publics ou de communiquer les rapports des présidents de jury, et comme l'article révélateur du Figaro risque d'être oublié dans des archives que personne ne consultera, nous en reproduisons ici les principaux passages, pour savoir ainsi où les retrouver dans nos propres archives*
La moyenne des notes obtenues par les derniers candidats admis au Capes de la dernière session, celle de 1992, laisse songeur : « *L'admission a été prononcée à 6 sur 20* (*7 sur 20 en 1991*)* *»*,* note le rapport de lettres modernes. « *Le jury s'est ainsi montré sensible aux besoins formulés par le ministère.* » (...). Le seuil a également été fixé à 6 sur 20 en lettres classiques. Moyenne générale dans cette discipline : 7,49.
Le jury de lettres classiques ne dissimule pas son désarroi « *Les statistiques montrent que le niveau est à la baisse.* »
Les conclusions du jury de lettres modernes ne se veulent guère plus rassurantes : « *On est frappé par l'hétérogénéité du niveau des reçus. La tête du concours reste excellente. La candidate classée première a obtenu 15,95 de moyenne et 17 % des admis ont été capables de terminer avec une moyenne égale ou supérieure à 10 sur 20.* »
\[Fin des extraits de l'article de Muriel Frat dans le *Figaro* du 21 juillet 1993.\]
*On a bien lu :* « *17 % des admis ont été capables de terminer avec une moyenne égale ou supérieure à 10 sur 20.* »
Dix-sept pour cent des admis !
C'est-à-dire que quatre-vingt-trois pour cent des admis sont au-dessous de la moyenne.
83 % des admis à enseigner !
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*Un autre rapport souligne* « la méconnaissance de la langue maternelle chez des candidats appelés à l'enseigner les fautes d'orthographe, les fautes d'accord, les formes verbales incorrectes sont légion ».
*On le voit, des professeurs s'alarment ou s'indignent, ils n'ont pas perdu la tête, ils discernent quelle descente dans la barbarie nous est imposée par l'inculte* « *culture* » *de l'État libéral-socialiste. Mais ils ne peuvent pas grand-chose pour renverser le cours de cette machinerie ubuesque. Il leur faudrait se rencontrer, se concerter, et militer...*
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### Et maintenant on censure Claudel !
(suite à nos dossiers Claudel)
*Dans Rivarol du 24 septembre 1993, sous la signature d'* « *Argus* »*, en guise de suite aux* « *dossiers Claudel* » *que nous avons publiés dans notre numéro de juillet-août 1989 et dans notre numéro de juin 1993, un article aussi savoureux que judicieux. Nous le reproduisons quasiment en son entier.*
*Il s'agit principalement, dans cet article, d'un sacripant intellectuel, professeur à l'Université de Besançon, nommé ou surnommé Malicet, qui, établissant une édition des lettres de Paul Claudel à sa fille, les censure, et s'en vante, car c'est pour la bonne cause !*
*Mais laissons sur ce cynisme de l'acrobate la parole à l'* « *Argus* » *de Rivarol*
Le numéro de juin 1993 de la revue *Itinéraires* (...) contient (...) une analyse des « Lettres de Paul Claudel à sa fille Reine ».
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Ces lettres évoquent un incident héroï-comique : l'occupation du château de Claudel à Brangues (Isère) par les Allemands, fin juin 1940. Le « *Journal* » de Claudel donnait une description apocalyptique de la chose : « Château saccagé par les troupes... Toutes les provisions volées... Les Boches m'en voulaient particulièrement. Ils avaient fait mon portrait sur toutes les portes avec la tête coupée. C'est un miracle qu'ils n'aient pas brûlé le château. »
Une lettre à sa fille réduit cette fantasmagorie à de plus justes proportions
« C'est à peine si l'on s'aperçoit du passage des Boches, écrit Claudel, trois jours après. Nous avons à peu près tout retrouvé, même les bibelots, même une bonne partie des ressources d'épicerie, qui avaient été volées par le jardinier, même deux cents litres d'essence ! »
Autre surprise si l'on se reporte à ce volume de lettres (publié aux éditions L'Age d'Homme en 1991). Non seulement Claudel a été pro-munichois en 1938, mais il ajoute dans une lettre du 10 octobre : « Mussolini s'est très bien conduit. »
Quant à Hitler, l'opinion complète de Claudel sur le personnage serait bien intéressante. Mais M. Malicet, professeur à l'Université de Besançon, qui établit et présente cette édition, a décidé, de sa propre autorité, de la censurer. Authentique !
M. Malicet est d'ailleurs humoriste malgré lui. Quand l'un des fils Claudel devient le beau-frère de Paul-Louis Weiller, il note « Claudel est désormais administrateur de la société Gnome et Rhône dont P-L. Weiller est l'âme -- cette usine de moteurs d'avion leur causera de gros soucis avec l'arrestation de P-L. Weiller sous l'occupation... » En fait, Weiller (qui vit toujours) put fuir aux États-Unis et, plus que de gros soucis, l'usine valut à Claudel de gros revenus, y compris quand, sous l'Occupation, elle vendit ses moteurs aux Allemands. Claudel n'échappa à une inculpation pour collaboration économique que par le fait du Prince, en l'occurrence De Gaulle...
Mais c'est à la date du 9 mars 1936 (l'entrée de l'armée allemande en Rhénanie est du 7 mars) que M. Malicet censure. Prudhommesque, il note : « Pour déjouer toute tentative (*sic*) de citation tronquée, nous supprimons ici une phrase où Claudel admire en connaisseur l'habileté politique de Hitler, mais le traite ensuite d' « énergumène dangereux » et estime qu' « il n'y a pas autre chose à faire que d'accepter ce qu'il nous offre, quitte à lui tomber dessus quand il nous en donnera une chance ».
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Dans sa préface, M. Malicet lâche aussi que Claudel trouvait « épatants » les discours de Hitler (car il s'autorise, lui, les citations tronquées !). Mais nous n'en saurons pas plus.
Ces procédés sont tout à faits dignes de l'Université française et de notre fin de siècle. Il règne décidément en Occident, sous le nom de *consensus,* une sorte de totalitarisme mou. On n'oblige pas encore à remplacer un texte par un autre, comme le firent les Soviétiques remplaçant dans toutes les Encyclopédies la notice Béria, à sa mort, par une notice Behring (détroit de -). Mais on n'en est pas loin. On a fait arracher, dans toutes les bibliothèques, l'article de la revue « Économies et Sociétés » (août 1989) commis par Bernard Notin. Et l'on tronque les textes, même ceux de Claudel, au nom d'une version officielle de l'histoire des années 1920-1950. A part ça, on se congratule : jamais nous ne fûmes si libres.
Oui, à condition de s'autocensurer et de respecter les interdits du moment. Sinon, gare aux procès et à l'étouffement !
\[Fin de la reproduction quasi intégrale d'un article d' « Argus » dans *Rivarol* du 24 septembre 1993.\]
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### Trois « samizdat » de Robert Poulet
*Robert Poulet, décédé à Marly-le-Roi le 6 octobre 1989, et dont on célèbre cette année le centenaire de la naissance à Liège le 4 septembre 1893, ne fut pas un collaborateur d'ITINÉRAIRES, même si notre revue a réédité* (*juillet-août 1989*) *le* « *tombeau* » *prémonitoire qu'il écrivit sur Claudel en 1955.*
*Mais il a participé dès la première heure* (*en janvier 1982*) *et jusqu'à sa mort à l'aventure du quotidien PRÉSENT. Ce fut une des joies de sa vieillesse.*
*Héros de la Première Guerre mondiale, critique littéraire et cinématographique puis journaliste politique dans les années trente à Bruxelles, il soutint les choix de Léopold III en 1939 et 1940, et il estima de son devoir de poursuivre sa tâche de journaliste, dans la Belgique occupée, jusqu'au 15 janvier 1943. Ce jour-là, l'article où il repoussait l'idée* (*avancée par Léon Degrelle*) *d'une Belgique incorporée au Grand Reich fut censuré.*
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*Peu après, il s'exila en France. A la Libération, il revint se constituer prisonnier à Bruxelles pour que* « *les braves garçons du Nouveau Journal* » *ne fussent pas condamnés à sa place. La Belgique connaissait une folie épuratrice plus cruelle encore qu'en France* (*cette folie a d'ailleurs laissé des rancunes, dans le peuple flamand notamment, qui ne sont pas étrangères aux tendances scissionnistes actuelles*)*.*
*Robert Poulet fut condamné à mort, gracié après presque trois ans d'expectative* (*et il dut cette grâce en grande partie à la ténacité de son épouse Germaine Poulet*)*. Après plus de six ans de prison, cet invalide de guerre à 80 % fut libéré et conduit en France. Il reprit à Paris une carrière littéraire, notamment comme lecteur chez Pion, critique à Rivarol, animateur de la revue Écrits de Paris* (*qui publie une série de ses lettres inédites dans ses livraisons de septembre et novembre 1993*)*.*
*Au début des années quatre-vingt, il devint possible en Belgique d'évoquer un peu librement la période de l'Occupation et de l'Épuration. Presse, radios et télévisions parlèrent à nouveau de Robert Poulet. Certains, comme M. d'Ydewalle* (*pourtant vieux camarade de Poulet dans la presse d'avant-guerre, mais gouverneur de la Flandre occidentale après la Libération*)*, ne le supportèrent pas. D'autres, comme M. De Vos, directeur à la Télévision belge, souhaitaient en savoir plus, mais sans donner entière liberté de parole à Robert Poulet. Celui-ci leur répondit. Il fit circuler ses réponses, mais elles ne trouvèrent pas d'imprimeur. La liberté restait mesurée. En 1993, les imprimeurs ne se bousculent toujours pas. La revue ITINÉRAIRES s'honore donc d'être la première revue à imprimer ces trois* « *samizdat* » *de Robert Poulet.*
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I. -- A Monsieur le Chevalier Charles van Outryve d'Ydewalle, le 24 mars 1983
Selon votre vieille habitude, Charles d'Ydewalle, vous avez dû copier dans une encyclopédie les éléments de ma biographie dont vous vouliez faire état. Et, comme d'habitude, vous avez pris la Norvège pour le Danemark.
Il est vrai que votre libelle ne contient guère plus de vingt-cinq erreurs de fait, bévues, bourdes, confusions diverses. Mais on l'ouvre et tout de suite on lit : « *1929, un homme entre dans ma vie.* » Pas de chance : c'était en 1932 !... Et je ne dirais certes pas, quant à moi, que ce jour-là vous êtes « entré dans ma vie », où, me semble-t-il, vous n'avez jamais tenu aucune place. Je suis littéralement passé à côté de vous.
Croyez-moi : je le regrette. Tout être gagne à être connu, et vous valiez l'examen. Il faut aussi tabler sur les influences mutuelles. Vous m'auriez peut-être appris à voir plus légèrement les choses de la politique, où je mettais un sérieux qui me paraît aujourd'hui bien ridicule. Je vous aurais peut-être appris quelques bonnes manières. C'en est une mauvaise de parler de ma femme comme vous le faites.
Vous devez le savoir : ma femme fut toujours objet de respect et d'admiration pour tous, même aux pires moments et chez mes pires adversaires. Vous ferez donc exception ; et encore pour entrer dans des détails qui, naturellement, sont tous faux.
En vous fréquentant davantage, j'aurais pu aussi vous aider à mieux surveiller les éclats de votre spirituelle fantaisie. Je vous aurais détourné de l'ingratitude et de l'indécence dont vous faites preuve maintenant quand vous évoquez avec un mépris déplaisant Fernand Neuray, votre bienfaiteur et votre maître. Et la NATION BELGE, où furent accueillis vos débuts. Quoi que vous en disiez, ce fut une noble et belle maison. Plus *œuvre* qu'*entreprise,* je vous le concède : j'entendrais cela comme un compliment. En revanche, je dois hausser le ton quand vous lancez un jet de salive sur la tombe de Paul Herten ([^8]), cet honnête homme, ce bon camarade qui, sous mes yeux, vous rendit tant de services et vous montra tant d'égards !
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Chacun sait aujourd'hui qu'il était innocent de ce pour quoi il fut condamné. Si vous vous étiez informé à temps sur ce point, vous auriez fait l'économie de ce crachat. Mais vous informez-vous jamais ?...
Cela peut avoir des conséquences. Au moment de l'Anschluss vos rapports au Deuxième Bureau français ont répandu le bruit que les chars allemands étaient en carton... D'ailleurs, avant de rendre ce genre de services à des pays étrangers, il aurait mieux valu vous rappeler l'opprobre qui s'attachait jadis à toutes les formes de l'espionnage. Je ne m'avance pas ici sans preuves, comme vous : en octobre 1940 vous m'avez écrit une belle lettre où vous m'assuriez de votre « vive estime », et où vous avouiez que vous aviez tenu cet emploi secret. Bénévole et gratuit, j'en suis sûr. Mais quand même !...
Vous laissez planer un doute sur la façon dont vos collègues de la NATION équilibraient leur budget. Ceux que j'ai connus vraiment, au NOUVEAU JOURNAL et en prison -- où l'on ne peut rien cacher -- étaient la probité même. Ils avaient tous vécu modestement. Et moi de même, puisqu'il faut préciser. Contrairement à ce que vous affirmez, j'avais, j'ai encore, horreur des « salons ».
Dans celui de Mme Didier, je n'ai paru qu'*une seule fois,* et c'était à la demande expresse de Paul-Henri Spaak. J'ajoute que cette dame n'a jamais mis les pieds chez nous. Voici une confidence de plus : je suis arrivé à mon âge sans savoir au juste ce que c'est qu'un « dîner en ville ».
Que reste-t-il de votre portrait ?
Il reste que je n'aime personne, vous le jurez. Ce qui m'oblige à reconnaître qu'en effet j'ai peu d'amis, les choisissant avec un soin sans doute excessif. Mais ceux que j'ai m'aiment autant que je les aime. La qualité y est. C'est vrai pour les vivants et pour les morts.
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Vous, rien ne vous obligeait de dire à Thomas Braun : « Au procès de Robert Poulet, j'irai lui apporter mon témoignage, en uniforme. » Le premier mouvement !... Soyons juste : vous avez signé la pétition pour le recours en grâce. Quand j'ai voulu en remercier tous les signataires, le bâtonnier m'a dit : « On ne félicite pas les gens de ne s'être pas déshonorés. »
Ne croyez pas que je mette dans ces ressouvenirs une aigreur, voire une mélancolie, persistantes. Il est bien connu ici qu'il y a peu d'écrivains plus gais que moi. Depuis longtemps les lâchetés, les impostures, les haines de l'Épuration m'apparaissent sous un jour plus grotesque qu'abominable. Et je trouve qu'il faut penser miséricordieusement à ceux qui y ont trempé.
Si je calcule bien, Charles d'Ydewalle, vous êtes entré dans la neuvième décennie. J'en conclus qu'une vraie querelle entre nous, les deux survivants, aurait quelque chose de dérisoire, sinon même d'assez sinistre. A nos âges, on n'est pas loin de l'explication finale, dont la perspective (le plus tard possible) me réjouit, supposé que nous soyons admis dans le même cercle du Purgatoire. Je ne vous écris pas pour me venger de votre brochure -- que vous n'avez pas écrite pour vous venger d'un article de PAN ([^9]) ou d'un refus de Plon, vieilles histoires où n'interviendraient que de puériles vanités littéraires. Je vous écris pour anticiper sur la discussion future des fantômes -- et par curiosité de l'homme que vous êtes devenu (les vieillards ont de ces caprices). Enfin, pour rectifier quelques inexactitudes par trop flagrantes parmi celles qui font le piquant de votre esprit et qui ont diverti, je suppose, trois générations de vos lecteurs.
Passons sur les pataquès d'état civil. Sur « ma voiture », qui était évidemment celle de mon père. (A vingt ans, il m'allouait cinq francs par semaine d'argent de poche. Voyez l'opulent étudiant !)
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Voici l'important, qui se situe en 1935-43 : tous les témoins des événements ont pu se convaincre que j'ai *toujours* tenu Paul Colin ([^10]) à distance, ne prenant nulle part à la politique de CASSANDRE, et, plus tard, n'entrant au NOUVEAU JOURNAL qu'avec des garanties écrites. Colin n'a jamais franchi mon seuil, et nos comptes furent, à toute occasion, nettement séparés et vérifiés de très près.
Vous n'avez donc pas le droit de m'imputer une responsabilité quelconque dans les campagnes genre Sap-van Zeeland, ni dans je ne sais quels commentaires touchant la mort de la reine Astrid. Je pris seul l'initiative de pousser la NATION vers l'extrême droite. Ce qui contraria le gouvernement -- et fit monter le tirage. Me déclarais-je « infaillible » ? C'eût été bien niais. J'ai écrit alors beaucoup de bêtises. Et vous aussi. C'est la disgrâce quotidienne du journalisme. En tout cas Colin, qu'avant 1940 je connaissais à peine, n'était pour *rien* dans mon travail au journal. S'en fût-il mêlé, je l'aurais bien envoyé paître. Tout le monde pouvait voir cela.
Suite des rectifications : ma femme et moi avons assisté, bien en vue, aux funérailles de Colin. Bien que brouillés avec ce dernier. Motifs de notre présence : c'était convenable et dangereux.
Colin avait de grands torts et de grands défauts. Mais vous le peignez mal, à propos d'un attentat précédent qui l'avait visé. C'était un monstre de courage. Votre dromadaire est de trop. Il blatère -- et vous déblatérez -- dans le vide.
Enfin et surtout je n'avais pas de « documents Capelle », Charles d'Ydewalle ! C'est une fable. Les procès-verbaux de mes entretiens avec le secrétaire du roi étaient remis à celui-ci, qui les a plus tard confiés à Pirenne. Ce que ma femme a communiqué à Victor Larock, ainsi qu'à tous les directeurs de journaux qui acceptèrent, c'est la copie de mon mémoire de défense, que le Père Clayeis-Bouüaert avait apporté au régent ([^11]).
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Je vous rappelle qu'auparavant j'étais resté dix-huit mois sans invoquer publiquement mes relations avec le secrétaire du roi, agissant par son ordre. En mars 1946 ma femme estima -- à bon droit et à juste titre -- que c'était suffisant. Au surplus, j'avais le devoir de couvrir mes camarades, auxquels j'avais promis cette caution.
Vous vous demandez si c'est par étourderie ou par chevalerie que je n'ai pas quitté la Belgique. Ni l'un ni l'autre : simplement par obligation morale. Les braves garçons du NOUVEAU JOURNAL, pouvais-je les abandonner ? Je m'étonne que vous vous posiez la question.
Dernier point : j'aurais « tiré des coups bas » en combattant « pendant près de quatre ans » votre « cause nationale », sans qu'il vous fût possible de me répondre. Décomposons le reproche. 1. -- Octobre 1940-janvier 1943, cela fait deux ans et trois mois. 2. -- Votre cause nationale, c'était votre façon de considérer l'intérêt national ; j'en avais une autre, approuvée par la plus haute autorité du pays. Pourquoi votre façon s'attribuerait-elle le monopole du patriotisme ? 3. -- Vous ne laissiez pas de me répondre, bel et bien, à Radio-Londres, opposant injures et menaces aux arguments. Et voici bientôt quarante ans qu'en fait, vous et vos pareils, vous m'avez imposé silence en Belgique ; silence que trouble seul, dans un coin, le joyeux pipeau de Pangloss.
Quant aux « procédés » dont j'ai usé pour me « tirer d'affaire », ils ont consisté, ni plus ni moins, à dire la vérité. Elle fut écoutée notamment par Victor Larock, qui ne fut pas l'homme dont vous parlez, avec votre négligence coutumière. Ce plébéien de haute culture et d'exceptionnelle intelligence -- qui dirigea un moment brillamment les Affaires étrangères -- manquait peut-être de nuances dans le caractère et de souplesse dans la conduite ; mais personne ne fut plus sincère, et sa rectitude morale était telle qu'il demeura fidèle à son parti, même quand, en secret, il avait cessé d'y croire. Vous savez silhouetter les gens, vous ne savez pas les juger.
Je ne vous aurais pas écrit si longuement si cela ne m'avait pas amusé. Et si je n'étais pas incapable de me passionner encore, au-delà du raisonnable, à propos de ces épisodes historiques auxquels je fus mêlé alors qu'ils aboutissaient à des bordées d'insultes, des années de bagne et des feux de salve.
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Je nous trouve comiques, vous et moi, l'octogénaire et le quasi-nonagénaire, disputant sur des sujets qui doivent être pour vos petits-enfants ce que furent pour nous l'affaire Dreyfus ou les frasques de Léopold II.
Mieux vaut en rire, à présent. Mais, s'il se peut, honnêtement. Nous arrivons, vous et moi, trop près de Dieu. Ce n'est plus l'heure des contre-de-quarte, ni même des piqûres d'épingle.
A cet égard, j'ai trouvé votre brochure un peu terne, en comparaison de ce que -- me semble-t-il -- vous faisiez jadis. Que faut-il en déduire ? ... Il n'est pas question, bien entendu, qu'à votre *Robert Poulet ou l'inestimable* je riposte, en librairie, par un *Charles d'Ydewalle ou le surestimé,* qui serait pourtant de bonne guerre. J'ai consulté Littré au sujet du sens juste de ces deux qualificatifs, et cela m'a rappelé à plus d'indulgence -- et plus de modestie.
A vous aussi, je souhaite « heureuse continuité », comme vous dites bizarrement. Ce doit être une expression brugeoise.
II\. -- A Monsieur XXX, ancien ministre de la Justice, le 3 décembre 1983.
On comprend que vous appeliez « Apologie d'un traître » l'impressionnante et tardive expression de la vérité, car si vous cessiez de vous obstiner dans votre mensonge, quel nom faudrait-il vous donner à vous ? La réponse à cette question m'est fournie par un document dont j'ai copie : la dernière lettre adressée aux siens par le pur, noble et courageux José Streel ([^12]).
Il y avait écrit une phrase que les sbires de la Répression, qui n'étaient pas à court de vilenies, ont tenté d'effacer. Vainement. La phrase terrible -- et pourtant miséricordieuse -- a reparu. Accusation posthume où l'esprit chrétien se colore de mépris :
« *Je pardonne à mes assassins.* »
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Voilà le mot dit : il s'applique aussi à ceux qui ont mis à mort les Jules Lhost, les Meulenyzer, les De Feyter, les Vindevogel et combien d'autres. Au nom d'une justice qui avait le visage hideux et la voix furieuse de la haine.
Un jour, ma femme l'a entendue de ses oreilles, cette voix ! Germaine Poulet se trouvait dans le bureau de Victor Larock quand celui-ci eut avec vous une communication téléphonique où il fut question de moi ; et votre sentiment était tel que vous *hurliez* dans l'appareil : « Pourquoi ne fusille-t-on pas Poulet ?... Qu'est-ce qu'on attend ? » Et votre interlocuteur de répondre avec un brin d'ironie « Vous êtes un vrai Fouquier-Tinville ! »
Comparaison inexacte. L'Accusateur public de la Révolution fut certes une immonde canaille ; du moins la guillotine ne l'enrichit-elle pas. Tandis que vous, vous avez fait fortune en massacrant vos anciens adversaires politiques.
Catholique, vous éprouviez sans doute une jouissance particulière quand vous pouviez accabler d'autres catholiques. Vous aurez ramassé votre argent dans le sang de vos frères. Avec la collaboration de votre épouse, dont la férocité désinvolte, au procès Streel, indigna même un journal comme la *Libre Belgique,* qui protesta que ce n'était pas le rôle d'une femme de contribuer ainsi à l'exécution capitale d'un accusé ; surtout lorsqu'il s'agissait d'un « délit d'opinion ».
Il y avait une part à gagner dans le salaire du bourreau, alors que vous trôniez dans les sphères gouvernementales. Vous en fûtes précipité par des élections qui vous couvrirent de ridicule. Mais le peloton d'exécution n'avait pas encore fait feu.
C'était une « affaire courante », pour le ministre déconfit. Vous vous hâtâtes d' « expédier » celle-là, en laissant hypocritement à un autre grand épurateur le soin de ratifier par sa signature la décision prise.
C'est ainsi, courant du bagne au poteau, que vous êtes devenu ce que vous êtes. Un bel avenir, bien opulent, s'ouvrait devant le rhéteur démagogue. Encore fallait-il que persistât l'atmosphère empoisonnée dont vous avez fait vos délices. Vous avez pris vos précautions. Vos complices et vous avez institué la loi du silence. Cela tint le temps d'une génération. A présent, pour la manière de considérer les événements, nous sortons de la *phase passionnelle* -- plus tard que les autres pays, car les Belges ont l'esprit lent -- et nous entrons dans la *phase historique*.
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Les textes reprennent leur sens ; la discussion honnête s'engage ; et les morts parlent. Dès lors tout change et l'on voit venir le moment où les hommes comme vous ne seront plus évoqués qu'avec horreur.
Puis vous aurez votre heure, créature de Dieu, et vous rendrez vos comptes.
Munissez-vous, ce jour-là, de la présente lettre qui, malgré tout, vous donne quitus.
Parce que je veux chaque matin réciter le *Pater,* d'un cœur sincère, je vous pardonne, moi aussi.
En ce qui me concerne. Pour mes camarades assassinés, je n'en ai pas le droit.
Débrouillez-vous avec leurs fantômes, soit en ce monde, soit dans l'autre.
III\. -- A Monsieur De Vos, directeur de la Radio-Télévision de Belgique francophone, le 13 septembre 1984.
Monsieur,
La télévision belge d'expression française -- qui m'a ignoré pendant un tiers de siècle -- m'invite, par votre voix, à une séance de discussion, qui aura pour thème, m'a-t-on dit, un des aspects de ce qu'on a appelé « le cas Robert Poulet ».
Un nonagénaire grand malade ne pouvait évidemment se déplacer pour prendre part à ce débat. Vous avez trouvé le moyen technique de lever la difficulté. D'autre part, je n'ai jamais refusé de recevoir les équipes de radio ou de télévision qui, de pays divers, sont venues m'interroger à de multiples reprises, mais toujours sous la forme d'un simple entretien. Or, m'informant des conditions que vous avez prévues pour la séance en question, j'apprends qu'elle ne durera qu'une heure et qu'elle ne réunira pas moins de six ou sept personnes. Il en résulte que ma participation serait limitée à quelques minutes, temps beaucoup trop court pour que je puisse rappeler aux uns, exposer aux autres, arguments et preuves à l'appui, ce que fut l'affaire dont on a détaché le sujet de controverse.
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Du moins aurais-je voulu être autorisé à la terminer par une déclaration où j'aurais brièvement 1°) retracé les faits, qui remontent à 1940-50 ; 2°) exprimé les sentiments qu'ils m'ont laissés, prolongés par quarante ans de silence forcé, dans mes rapports avec la Belgique.
Vous n'avez pas pu me donner cette assurance, qui ne cadrait pas, m'avez-vous dit, avec le plan général de l'émission où le débat prend place.
Je ne pourrai donc répondre à votre invitation.
Je souhaite toutefois qu'en ouvrant le débat, vous vouliez bien donner lecture de la présente lettre, qui contient, non certes la *déclaration* que je me proposais de faire, mais simplement sa *conclusion.* Sur les termes de laquelle je suis prêt, le cas échéant, à m'expliquer tout au long devant vos caméras, avec n'importe quel interlocuteur, fût-ce le plus acharné de mes adversaires.
Conclusion
En 1945, un tribunal d'exception, devant lequel je ne pus prononcer que quelques phrases, m'a condamné à mort, pour des crimes politiques que je n'avais pas commis. Je n'avais pas « eu l'intention de nuire » à mon pays. Je n'avais pas fait l'apologie (ce qui signifie l'éloge *sans réserve*) des légionnaires. Je n'avais pas « fourni des hommes à l'Allemagne » ; on n'en avait pas trouvé un seul. Au surplus chacun sait aujourd'hui que je n'avais cessé d'agir en étroite communion de pensée avec la plus haute autorité nationale présente dans le pays. Celle-ci s'abstint d'intervenir pendant et après mon procès. Son entourage, par raison d'État, s'était engagé secrètement à porter de faux témoignages...
Si je ne fus pas fusillé, dans les semaines qui suivirent, c'est par l'effet de circonstances fortuites, qui, en se renouvelant, firent qu'on ne me laissa pas moins de trois ans, plus de mille jours et mille nuits, dans l'incertitude, supplice que certains regardent comme plus cruel et plus barbare que la peine capitale elle-même.
Après la tardive commutation, je restai encore plus de trois ans au bagne. Ensuite, pendant dix ans, je dus, moi à qui l'on avait tout pris, payer chaque mois des dommages-intérêts, camouflés en impôts, auxquels j'avais aussi été condamné « pour avoir prolongé la guerre »...
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Trente ans encore devaient s'écouler, durant lesquels mes confrères belges -- sauf quelques courageuses exceptions --, rompant avec une des traditions les plus constantes de notre profession, me mirent rigoureusement à l'index, feignant de m'ignorer ; tandis qu'en France j'édifiais mon œuvre au milieu du respect et de la considération de tous, à quelque camp qu'ils appartinssent.
Cette persécution, il faut le rappeler, était infligée à un innocent, victime d'une erreur judiciaire, ou plutôt d'une vengeance politique, exercée dans une période passionnelle, où les passions dominantes étaient la colère, la haine et la peur.
Comme me l'a écrit mon ami Victor Larock, lorsqu'il connut à fond toute l'affaire, j'ai « droit à une *réparation morale* »*.*
C'est ce que je réclame de mes compatriotes, dont un nombre de plus en plus grand me témoignent, en privé, leur sympathie, leur confiance et la réprobation que leur inspire l'injustice vraiment monstrueuse avec laquelle on m'a traité.
Cette réparation, si je l'obtiens, me réjouira, car je croirai voir une vilaine tache s'effacer sur le visage de ma patrie. Si je ne l'obtiens pas, je m'en accommoderai, pardonnant quand même à mes bourreaux, car je suis chrétien, et parvenu à un âge où les vains tumultes de la politique, et des impostures qui les accompagnent, comptent désormais pour peu.
Il me restera, dans la sérénité, où se mêle comme il convient un soupçon d'ironie, à jeter les sottises et les méchancetés dont j'ai à me plaindre sur l'énorme tas de méchancetés et de sottises qu'accumule, sans se lasser, la hideuse et magnifique histoire des hommes.
\[Fin de la reproduction intégrale des trois « samizdat » de Robert Poulet.\]
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ERRATA
### Dossier Evelyn Waugh
Le dossier Evelyn Waugh a paru dans notre numéro 2 de la troisième série (automne 1993).
Page 104, à la première ligne, il faut évidemment remplacer « *première* » par « *prière* »*.*
D'Angleterre, Geoffrey Lawman nous fait observer que le lieu-dit « Combe Storey » du bas de la page 69 devrait être « Combe Florey » comme il est imprimé à la page 71.
Il nous précise que le « Collège d'Arms » (ou, mieux : « d'Armes ») de la page 105 n'est pas un collège catholique, comme l'indique la note 6 ; c'est le Collège Héraldique de Sa Majesté.
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AVIS PRATIQUES
============== fin du numéro 903.
[^1]: -- (1). Cette affaire fut l'une des plus caractéristiques du climat intellectuel et des procédés tendancieux qui entourèrent le déroulement du concile Vatican II et faussèrent son interprétation. -- Sur ce discours d'ouverture de Jean XXIII, ses deux versions et le long débat public, si révélateur, qui suivit, on trouvera les documents et analyses principalement dans trois numéros d'ITINÉRAIRES : le numéro 68 de décembre 1962, p. 12-16 ; le numéro 70 de février 1963, p. 100-106 (avec le témoignage de Georges Daix) ; le numéro 72 d'avril 1963, p. 46-54 (avec l'intervention à contresens de Jean Villot).
[^2]: -- (2). Réponse épiscopale française au saint-siège, 17 décembre 1966, publiée dans la *Documentation catholique du* 19 février 1967 (cf. col. 332).
[^3]: -- (1). Chez Plon, comme toutes les ceuvres de Lévi-Strauss.
[^4]: -- (1). Daniel Arasse, *L'Ambition de Vermeer,* éd. Adam Biro, 1993, 230 p., relié toile, nombreuses illustrations, 196 F
[^5]: \* -- Voir illustration 903-45.jpg
[^6]: -- (1). J.S. Mill, *Autobiographie,* trad. Guillaume Villeneuve, Aubier, 1993, 264 p., 140 F
[^7]: -- (2). Il y a cependant une allusion à ses sœurs. J.S. Mill fut chargé par son père, dès son jeune âge, de les instruire. C'est le principe de l'école mutuelle, importé en France au début du XIX^e^ siècle par les « libéraux », pour réduire les frais d'enseignement et pour évincer le clergé de ce domaine : le maître se faisait relayer par un bon élève auprès de chaque division de l'école. Le système fut rapidement abandonné. J.S. Mill en gardait un très mauvais souvenir : les relations d'enseignant à enseigné, et vice versa, sont impossibles entre enfants, dit-il.
[^8]: -- (1). Paul Herten succéda à Robert Poulet à la rédaction en chef du *Nouveau Journal* en janvier 1943. Fusillé à la Libération. Robert Poulet lui succéda alors dans sa cellule de condamné à mort (voir le beau portrait de Paul Herten tracé par R. Poulet dans *Ce n'est pas une vie,* Plon, 1976, pp. 45 sq.).
[^9]: -- (2). Hebdomadaire bruxellois auquel Robert Poulet collabora à partir de 1958 sous le pseudonyme de Pangloss.
[^10]: -- (3). Rexiste, directeur de l'hebdomadaire *Cassandre* et fondateur du *Nouveau Journal* (dont Robert Poulet accepta la rédaction en chef en octobre 1940 après avoir consulté le secrétaire de Léopold III, Robert Capelle), Paul Colin fut assassiné en 1943. L'assassin (qui était, par une ironie de l'Histoire, un lointain cousin de Robert Poulet) fut arrêté et exécuté.
[^11]: -- (4). Victor Larock : journaliste socialiste, directeur du *Peuple.* Le P. Clayeis-Bouüaert : jésuite qui se proposa, après la condamnation à mort de Robert Poulet, pour intercéder auprès de Léopold III (voir *Ce n'est pas une vie,* pp. 220 sq.).
[^12]: -- (5). Rexiste. Comme Robert Poulet, il s'éloigna de Degrelle quand celui-ci opta pour une grande Allemagne incluant la Belgique. Néanmoins fusillé à la Libération.