# 904-03-94
(Troisième série -- Printemps 1994, Numéro 4)
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## ÉDITORIAL
### Contrepoint
Après le miracle et la splendeur de la vérité divine, dont la lumière demeure, le train-train ordinaire continue, et nous continuons de vivre ce train-train d'une politique en décomposition dans un monde hostile, avec les signes du temps qu'il fait, où s'annoncent davantage d'orages que d'éclaircies.
Selon le saint-siège, la négociation avec Israël se proposait de lever des obstacles qui « n'étaient pas de nature religieuse » ; elle se situait « dans une optique qui se réfère aux principes du droit international ». C'est donc dans cette « optique », celle du droit et de l'usage politique que l'on en fait, qu'il convient de considérer le « premier accord fondamental », tels sont les termes de son préambule, « entre le saint-siège et l'État d'Israël » signé à Jérusalem le 30 décembre 1993.
Il s'ensuit deux observations préliminaires :
1\. -- Un accord politique ne réclame pas des catholiques une adhésion de foi ; ce n'est pas un dogme ; par définition, il relève d'une *appréciation politique.*
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2\. -- Un acte politique du saint-siège est, par définition aussi, un acte de *politique religieuse,* c'est-à-dire qu'il n'est pas forcément exempt d'une portée, d'une influence, de conséquences concernant plus ou moins directement la religion.
**Un processus historique\
de réconciliation**
Ce « premier accord fondamental » est, dit le préambule, « le fruit du travail » accompli par la « Commission bilatérale permanente » créée le 29 juillet 1992 « afin d'examiner et de définir ensemble les questions d'intérêt commun et afin de normaliser les relations » entre le saint-siège et l'État d'Israël.
Une telle normalisation des relations est devenue possible parce que le saint-siège et l'État d'Israël sont « conscients (...) du processus historique de réconciliation, et de la compréhension et de l'amitié mutuelle grandissantes entre les Catholiques et les Juifs ».
Toute normalisation des relations n'est pas forcément une « réconciliation ».
Le concept de *réconciliation,* renforcé en *processus historique de réconciliation* entre catholiques et juifs, est riche d'implications d'une grande portée. Toutefois ces implications ne sont pas autrement explicitées dans le préambule ni dans les articles. Il est seulement indiqué que l'accord n'est pas un point d'arrivée mais un point de départ : « Un tel accord fournira une base solide pour un développement continuel de leurs relations présentes et futures et pour le progrès du travail de la Commission. »
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**Sur la base des DHSD !**
Par l'article premier, l'État d'Israël et le saint-siège reconnaissent « le droit de chacun à la liberté de religion et de conscience ». Ce droit, l'État d'Israël « affirme son engagement continu à \[le\] maintenir et respecter » tandis que le saint-siège « affirme l'engagement de l'Église à \[le\] préserver ». Ces nuances de la traduction française seraient à vérifier dans les deux versions originales, qui sont en anglais et en hébreu. Si cet article premier comporte deux rédactions séparées, c'est manifestement parce que la rédaction juive se réfère à la Déclaration d'indépendance de l'État d'Israël, tandis que la rédaction vaticane se réfère à la Déclaration conciliaire sur la liberté religieuse (*Dignitatis humanae*) et à celle sur les religions non chrétiennes (*Nostra aetate*)*.* Mais les deux rédactions, en termes identiques, mentionnent leur référence commune : la Déclaration universelle des droits de l'homme (c'est-à-dire celle de l'ONU, en 1948).
On sait que pour Jean-Paul II ([^1]) « *droits de l'homme et droits de Dieu sont étroitement liés ; là où Dieu et sa loi ne sont pas respectés, l'homme non plus ne peut faire prévaloir ses droits...* »*.* Mais, croyons-nous, il en est de même pour le judaïsme. Comment se fait-il donc qu'un accord « fondamental » entre le saint-siège et Israël ait pu ne pas se placer sous l'invocation de Dieu et de sa loi ?
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La « base solide » d'un tel accord, beaucoup plus que le respect de l'homme -- et de ses droits autoproclamés en 1948 -- n'aurait-elle pas dû être le respect de la volonté divine manifestée par le Décalogue révélé à Moïse ?
D'autant plus que, selon le saint-siège, nous avons « le même Dieu » qu'Israël : « *Notre patrimoine spirituel commun est surtout important au niveau de notre foi en un seul Dieu : unique, bon, miséricordieux* »*,* assurait Jean-Paul II dans son discours du 6 mars 1982 ; et le 24 juin 1985, dans un document approuvé, loué et repris à son compte le 28 octobre suivant par le souverain pontife, la commission pontificale « pour les rapports religieux avec le judaïsme » affirmait que juifs et chrétiens sont « *attentifs au même Dieu* » dans une « *espérance commune du Règne de Dieu* »*.*
Si cette espérance commune et ce même Dieu sont spectaculairement absents de l'accord fondamental, il faut donc supposer que c'est Israël qui estime n'avoir pas le même Dieu que les chrétiens.
Quelqu'un a t-il une autre explication de cette absence... ?
**Un « accord » sans réciprocité\
porte un autre nom**
Par l'article 2, « *le saint-siège et l'État d'Israël prennent l'engagement de coopérer de façon appropriée pour combattre toutes les formes d'antisémitisme et toutes les formes de racisme...* »*.*
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Et aussitôt, dès le second alinéa du même article :
« *Le saint-siège saisit cette occasion* (sic) *pour réaffirmer sa condamnation de la haine, de la persécution et de toute autre manifestation d'anti-sémitisme dirigées contre le peuple juif et contre tout Juif, où que ce soit, en n'importe quelle circonstance et par qui que ce soit. En particulier, le saint-siège déplore les attaques dirigées contre les Juifs et la profanation des synagogues et des cimetières juifs, actes qui offensent la mémoire des victimes de l'Holocauste, particulièrement lorsqu'ils ont été commis sur les lieux mêmes qui en ont été témoins.* »
Déclaration présentée comme spontanée (« le saint-siège saisit cette occasion... »), mais dont l'exemple n'a pas été suivi. Israël n'a pas « saisi l'occasion » de spontanément faire une déclaration réciproque, condamnant toutes les formes d'anti-christianisme et en particulier les profanations de tombes chrétiennes. En France, la commission officielle de « lutte contre la xénophobie et le racisme » a recensé, sur une année, une *quarantaine* de profanations de cimetières chrétiens et une *demi-douzaine* de profanations de cimetières juifs, ces dernières étant les seules dont s'indignent les médias, les hommes politiques, les évêques et l'accord fondamental. En somme, la *réconciliation* consiste à ce que l'Église condamne toute forme d'anti-sémitisme tandis qu'Israël ne condamne aucune forme d'anti-christianisme.
Quand un « accord » est à ce point sans réciprocité, ce n'est plus un accord, c'est une capitulation. Elle est d'autant plus dangereuse que les concepts d' « antisémitisme » et de « racisme » ont quotidiennement, dans le langage officiel comme dans le langage courant, et notamment dans celui de la presse et des organisations juives, une extension illimité.
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En politique, toute tendance suspecte d'être carrément opposée aux idéologies de gauche est assimilable à un « racisme ». L'extension religieuse est aussi abusive, aussi agressive, aussi lourde de conséquences. Comment se fait-il que le saint-siège ait pu spontanément « saisir l'occasion » de préciser sa condamnation de l'anti-sémitisme en ajoutant « *où que ce soit, en n'importe quelle circonstance et par qui que ce soit* » ces stipulations étrangement superfétatoires quand elles suivent une condamnation universelle de « toute » manifestation d'anti-sémitisme font figure de redondance oratoire, de simple pléonasme. On craint pourtant de leur apercevoir une raison quand on remarque l'insistance du « par qui que ce soit » qui ressemble à un « suivez mon regard ». On n'ignore pas que pour le judaïsme, les récits évangéliques de la Passion et les lettres de saint Paul sont coupables d'anti-sémitisme. Le saint-siège ne s'est pas rendu compte qu'il signait quelque chose qui pourrait être interprété comme la condamnation de pages entières du Nouveau Testament. Certes, nous sommes à une époque submergée par l'audiovisuel, où même les clercs du plus haut rang, l'esprit enivré, lessivé, ratatiné par un flux continu d'images et de sonorités, ne semblent plus capables d'attacher d'importance au sens des mots qu'ils entendent, qu'ils prononcent ou qu'ils signent. C'est peut-être une explication, et probablement la plus bienveillante.
Ni le saint-siège ni Israël n'ont entendu la grande voix de Soljénitsyne, voix tragiquement « prophétique », proclamant et d'ailleurs démontrant que *le communisme est encore plus dangereux que le racisme.* Et par suite le saint-siège et Israël n'ont pas eu l'idée d'inscrire prioritairement, à l'article 2 de leur accord fondamental, *l'engagement de coopérer de façon appropriée pour combattre toutes les formes de marxisme-léninisme.*
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Ainsi donc :
1\. -- Politiquement, l'accord du 30 décembre 1993 institue ou annonce au plan mondial ce que nous appelons en France une sorte de « Front populaire », pratiquant le « pas d'ennemis à gauche », tous unis contre l'unique péril à combattre : le racisme.
2\. -- Religieusement, l'article 2 ayant mentionné comme distincts le « racisme » et l' « anti-sémitisme », il en résulte que l'anti-sémitisme évidemment non racial : l'anti-sémitisme dit religieux, ou théologique, celui des Évangiles et de saint Paul, ne pourra échapper à cet « engagement de combattre » signé aussi (ou d'abord) contre lui.
**Et puis encore...**
L'article 3, après deux paragraphes de verbiage, en vient à « la personnalité juridique catholique selon le Droit canon », mais point pour la reconnaître : pour signifier au contraire qu'elle n'est pas reconnue par Israël, et qu'il faudra des négociations ultérieures « afin de lui permettre de s'exercer pleinement en conformité avec la loi israélienne ». De même, à l'article 6, du « droit » de l'Église « à des écoles et des centres d'études » il est stipulé qu'il « sera exercé en harmonie avec les droits de l'État \[d'Israël\] dans les domaines de l'éducation ». A l'article 8, le droit reconnu à l'Église en matière de liberté d'expression « s'exerce en accord avec les droits de l'État ».
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Pour le droit de l'Église à « mener ses activités caritatives », l'article 9 précise que « ce droit s'exerce en accord avec les droits de l'État en ce domaine ». Une telle insistance ne saurait être considérée comme une simple clause de style. Elle doit être prise très au sérieux. Les garanties et droits en Terre sainte que l'accord reconnaît à l'Église, généralement en termes vagues, sont de toute façon placés dans la dépendance de la législation israélienne : au lieu d'avoir en eux-mêmes une consistance intangible, ils demeurent tributaires des variations pouvant intervenir dans cette législation.
Il est malaisé de prendre dès maintenant une mesure complète des conséquences de tout ce que le saint-siège, par cet accord fondamental, concède à Israël. On voit que cela fait beaucoup. Et l'on n'aperçoit aucune contrepartie à de telles concessions.
**Le sermon sur la montagne ?**
L'attitude du saint-siège dans la négociation, la conclusion et la signature de cet accord fondamental paraît s'inspirer de ce passage du sermon sur la montagne :
« Je vous dis de ne point résister (...) : si quelqu'un vous donne un soufflet sur la joue droite, tendez-lui l'autre ; si quelqu'un vous fait un procès pour prendre votre tunique, laissez-lui aussi votre manteau ; et si quelqu'un veut vous contraindre à faire mille pas avec lui, faites-en deux mille. » (Mat. V, 39-41.)
Il faudrait cependant savoir si ce sont là des maximes de gouvernement.
En formulant une telle réserve, je n'entends nullement suggérer que le gouvernement serait une activité privilégiée, échappant aux préceptes moraux et aux conseils de perfection.
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Je veux seulement dire que dans le gouvernement des cités temporelles comme dans le gouvernement de l'Église, ce n'est point sa tunique que l'on défend ou son manteau que l'on abandonne ; ce n'est point sa joue que l'on protège ou que l'on tend. Gouverner, c'est préserver des biens matériels ou moraux qui n'appartiennent pas en propre aux gouvernants, mais qui sont les biens des autres, en particulier des plus petits et des plus pauvres, car les plus riches et les plus puissants sont quelquefois moins mal en mesure de se défendre eux-mêmes.
Depuis Jean XXIII, le saint-siège a reconnu en fait au judaïsme un droit de contrôle sur la prière et le catéchisme des catholiques, sur la liturgie et sur la théologie, pour y censurer ce qui offense la sensibilité juive, sans qu'aucune réciprocité n'ait été reconnue à l'Église pour censurer ce qui offense les chrétiens dans les livres du judaïsme. L'accord fondamental du 30 décembre 1993 manifeste la même anomalie. Cela ne peut favoriser « la compréhension et l'amitié mutuelle grandissantes » qui, dans une telle situation, risquent de n'être qu'une illusion. Ou une tromperie.
**Haro sur le nationalisme**
Le saint-siège a mis sans tarder à exécution l'accord du 30 décembre. Il a entrepris d'appliquer aussitôt l'article politiquement le plus important de cet accord politique : combattre toutes les formes d'antisémitisme et toutes les formes de racisme.
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Ce combat, tel que la partie juive de l'accord le soutient en France, est principalement contre le nationalisme, assimilé à un racisme.
L'accord du 30 décembre impose de « *coopérer de façon appropriée* » au combat contre le racisme. En France, où le racisme est politiquement inexistant, mais pas seulement en France, la manière de « coopérer de façon appropriée », aux yeux de la partie juive, « pour combattre toutes les formes de racisme et d'anti-sémitisme » consiste à exclure, à mettre hors la loi, à persécuter le mouvement national.
Il est difficile de voir une simple coïncidence dans le fait que, dès le 15 janvier, devant les représentants des 146 États qui entretiennent des relations diplomatiques avec le saint-siège, le pape Jean-Paul II ait prononcé une vive attaque politique contre « le nationalisme » : c'est « un nouveau paganisme : la divinisation de la nation », a-t-il dit ; et « l'histoire a montré que, du nationalisme, on passe bien vite au totalitarisme ».
L'histoire l'a montré ? En tout cas point en France, où c'est le *patriotisme jacobin* qui fut d'emblée totalitaire, tandis que le *nationalisme français,* depuis sa naissance avec Barrès et Maurras, et tout au long du XX^e^ siècle, a constamment eu partie liée avec les libertés familiales, universitaires, professionnelles, provinciales. Une presse catholique française aurait pu, sans manquer à la déférence filiale due au saint-siège et à la personne du pape, faire respectueusement observer que la notion théorique, abstraite et en somme idéologique d'un « nationalisme » qui serait le même dans toutes les nations ne s'applique point à la France. La presse catholique française a fait le contraire, et avec d'autant plus d'hostilité à l'égard du nationalisme qu'elle craignait d'être suspectée d'en être plus proche.
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On a pu ainsi lire l'affirmation que le nationalisme est « l'idolâtrie de la nation », que la « cohésion » nationale devient pour lui une « finalité politique ultime », et que cette idolâtrie « entraîne le rejet des autres nations, spécialement des plus proches », tandis que le « patriotisme », qui est une « vertu », est « exactement le contraire du nationalisme ». Contraire exact du nationalisme, le patriotisme, ou amour de la patrie, appartient à la vertu de piété filiale ([^2]).
Ainsi donc le nationalisme, étant « *exactement le contraire* » de la piété, de la vertu, de l'amour, ne serait qu'impiété et ne serait que haine. Le contraire de la *vertu,* c'est le *vice.*
Condamner sans savoir est aussi une sorte de vice. D'autant que le journaliste français auteur de ce réquisitoire devrait très bien savoir que le seul fait qu'il invoque à l'appui de ses abstractions est faux. Le nationalisme français de Barrès, de Maurras et de leur filiation n'a jamais pratiqué « le rejet des autres nations, spécialement des plus proches ». Il a rejeté celles qui se faisaient trop « proches », par l'invasion militaire, comme l'Allemagne deux fois en ce siècle ; on ne l'a pas vu « rejeter » l'Italie ou l'Espagne ; pas même l'Angleterre, du moins quand l'Angleterre ne nous faisait pas le coup de Fachoda ou celui de Mers El-Kébir. Charles Maurras, en 1938, allait visiter et applaudir l'Espagne libérée du communisme, après avoir soutenu le mouvement libérateur du général Franco. Ce n'était pas précisément un « rejet » ! Le même Charles Maurras milita pendant plus de cinquante ans pour le resserrement des liens politiques et moraux avec « spécialement » les nations les plus proches de la France, les nations latines. Par quoi l'on voit qu'il ne reste rien du seul fait concret invoqué par le réquisitoire.
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Quant à l'accusation théorique, Henri Charlier en a depuis longtemps fait justice en ces termes :
« Chez nous \[en France\], le nationalisme n'a été qu'un moyen intellectuel de défendre par des arguments puisés dans l'histoire et la philosophie le sentiment naturel d'amour de la patrie qui y était combattu par toutes sortes d'idéologies et un enseignement falsifié de l'histoire, auquel beaucoup de catholiques se laissent prendre encore. »
Le nationalisme français, et spécialement celui de Charles Maurras, ne fait pas du bien commun national « une finalité ultime ». « *Maurras,* répond Henri Charlier, *plaçait la vérité et l'honneur au-dessus de tout, et si malheureusement il ne pouvait donner que des raisons naturelles, elles étaient excellentes.* »
Henri Charlier observe encore qu'il n'est pas de Français, si nationaliste soit-il, « qui ne place quelque chose au-dessus de sa patrie terrestre » ; il ajoute :
« Sur nos navires, sur nos drapeaux, il y a « *Honneur et Patrie* »*.* L'honneur c'est le Décalogue, tout simplement. L'ordre traditionnel de ces deux mots éclaire la philosophie d'une nation. »
**L'amour aveugle**
Les mots du langage discursif sont plus ou moins imparfaits, ils ne composent pas une algèbre immuablement exacte, leur signification est variable avec le contexte. Il arrive qu'il faille supporter l'imperfection de vocables dont l'usage, qui reste le grand maître, ne veut pas se séparer.
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Le terme de *patriotisme* est, par son origine et par son emploi révolutionnaire, beaucoup plus dangereux que celui de *nationalisme :* car il signifie le légitime amour de la patrie mais aussi le jacobinisme anti-chrétien et totalitaire. Les « *patriotes* »*,* dans l'histoire de France, ce sont d'abord Danton, Robespierre, Marat, ce sont les sans-culottes, ce sont les ennemis déclarés du catholicisme, c'est le nouveau paganisme moderne ; c'est la franc-maçonnerie. Et c'est pour cette raison que l'on peut sans inconvénient se dire « patriote » en République française : le mot n'est pas à l'*Index verborum prohibitorum,* implicite mais efficace, de notre République maçonnique.
Mais prenons un instant le *patriotisme* au seul sens légitime d'amour de la patrie.
Le patriotisme, ou amour de la patrie, peut inspirer une politique : il ne suffit pas à la constituer.
Une politique doctrinalement pensée sous l'inspiration de cette vertu d'amour de la patrie, comment l'appellerons-nous ?
En France, depuis environ un siècle, elle s'appelle habituellement une politique nationaliste.
Comment voudriez-vous le dire autrement ?
On a proposé « nationisme » et « nationiste » : ce n'est point passé dans l'usage.
Autant ou davantage que n'importe qui, je suis désireux de renoncer à tout ce qui pourrait n'être qu'une vaine querelle de mots. Plutôt que de *nationalisme,* je préfère ordinairement parler de *mouvement national.* Mais il se trouve que « mouvement national » et « nationalisme français » sont historiquement, concrètement, une seule et même réalité.
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Le souverain pontife, parlant du « nationalisme » en général, n'est pas obligé de tenir spontanément compte de « *l'exception française* » en la matière : il y est d'autant moins obligé que ce ne sont ni le cardinal Decourtray, ni le cardinal Lustiger, ni les journalistes de *La Croix,* ni ceux de *L'Homme nouveau* qui attireront son attention bienveillante sur l'exception du nationalisme à la française. Seulement voilà : c'est une chose de parler à Rome dans les généralités ; c'est une tout autre chose de dire en France, aux Français, que leur nationalisme est « exactement le contraire » de l'amour de la patrie et qu'il est un vice. C'est là une tromperie, c'est là une mauvaise action, et une offense publique à la mémoire nationale.
C'est aussi une grande méconnaissance des réalités présentes.
Jusqu'à Barrès, jusqu'à Maurras, le terme de « nationaliste » ne désignait aucun mouvement politique français. Depuis l'exacte définition de Proudhon en 1865, pour qui le nationalisme est « l'aspiration à l'indépendance politique d'une communauté opprimée », on parlait de nationalisme tchèque ou polonais. Maurras le notait en 1900 : « Ceux de nos confrères qui s'occupent de politique extérieure en avaient le monopole, ils parlaient des agitations *nationalistes* dans la monarchie austro-hongroise, du *nationalisme* serbe, bulgare ou albanais ; c'est Maurice Barrès qui détourna *nationalisme* de son sens européen » ([^3]) : ce fut en 1892, d'abord pour désigner un mouvement littéraire, et bientôt une attitude et une doctrine politiques. La France prenait conscience que son indépendance nationale, que son identité nationale, que son avenir national étaient menacés par la nature, la structure et l'idéologie de son personnel gouvernant, maçonnique, cosmopolite, étranger de cœur ou de fait.
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Aujourd'hui cette indépendance, cette identité, cet avenir national ne sont plus seulement menacés, ils sont submergés. Le mouvement national l'avait prévu. Sous diverses formes tout au long du siècle, il avait combattu pour éviter que la France en arrive au point où elle se trouve maintenant : mais il avait été, en un moment décisif, poignardé par l'Église, c'était en 1926. Et désormais, notre classe dirigeante dévorée par le mercantilisme et vassale du nouvel ordre mondial, nos métiers ravagés les uns après les autres par le laminoir du libre-échangisme, nos campagnes ruinées retournant au désert, nos familles écrasées sous le joug des administrations étatiques, notre jeunesse, si raréfiée, pourrie par l'école et la télévision, c'est la survie de la France en tant que nation qui est immédiatement en question. Plus encore que sa légitimité, c'est l'urgence du nationalisme qui est éclatante.
L'amour de la patrie qui n'aperçoit rien de tout cela est un amour aveugle. Et l'amour aveugle n'est pas une vertu.
Jean Madiran.
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ANNEXE I
### Le texte de l'accord
«* Accord fondamental entre le saint-siège\
et l'État d'Israël *»
**PRÉAMBULE**
Le saint-siège et l'État d'Israël,
Attentifs au caractère unique et à la signification universelle de la Terre sainte,
Conscients de la nature unique des relations entre l'Église catholique et le peuple juif, du processus historique de réconciliation, et de la compréhension et de l'amitié mutuelles grandissantes entre les Catholiques et les Juifs,
Ayant décidé le 29 juillet 1992 d'établir une Commission de travail bilatérale permanente afin d'examiner et de définir ensemble les questions d'intérêt commun, et afin de normaliser leurs relations,
Reconnaissant que le fruit du travail de cette Commission est suffisant pour conclure un premier Accord fondamental,
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Réalisant qu'un tel accord fournira une base solide et durable pour un développement continuel de leurs relation : présentes et futures et pour le progrès du travail de le Commission,
Conviennent des articles suivants :
**ARTICLE 1**
1\. -- L'État d'Israël, rappelant sa Déclaration d'Indépendance, affirme son engagement continu à maintenir et à respecter le droit de chacun à la liberté de religion et de conscience, ainsi que le souligne la Déclaration universelle des Droits de l'Homme et les autres actes internationaux auxquels il est partie.
2\. -- Le saint-siège, rappelant la Déclaration sur la Liberté de religion du second concile œcuménique du Vatican, Dignitatis Humanae, affirme l'engagement de l'Église catholique à préserver le droit de chacun à la liberté de religion et de conscience, comme le souligne la Déclaration universelle des Droits de l'Homme et les autres actes internationaux auxquels il est partie. Le saint-siège désire également affirmer le respect de l'Église catholique pour les autres religions et leurs fidèles comme cela a été solennellement déclaré par le second concile œcuménique du Vatican dans sa déclaration sur les Relations de l'Église avec les religions non chrétiennes, Nostra Aetate.
**ARTICLE 2**
1\. -- Le saint-siège et l'État d'Israël prennent l'engagement de coopérer de façon appropriée pour combattre toutes les formes d'antisémitisme et toutes les formes de racisme et d'intolérance religieuse, et pour promouvoir la compréhension mutuelle entre les nations, la tolérance entre les communautés et le respect de la vie et de la dignité humaines.
2\. -- Le saint-siège saisit cette occasion pour réaffirmer sa condamnation de la haine, de la persécution et de toute autre manifestation d'antisémitisme dirigées contre le peuple juif, et contre tout Juif, où que ce soit, en n'importe quelle circonstance et par qui que ce soit.
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En particulier, le saint-siège déplore les attaques dirigées contre les Juifs, et la profanation des synagogues et des cimetières juifs, actes qui offensent la mémoire des victimes de l'Holocauste, particulièrement lorsqu'ils sont commis sur les lieux mêmes qui en ont été témoins.
**ARTICLE 3**
1\. -- Le saint-siège et l'État d'Israël reconnaissent que chacun est libre d'exercer ses droits et son autorité respectifs, et s'engagent à respecter ce principe dans leurs relations mutuelles et dans leur coopération pour le bien de leurs peuples.
2\. -- L'État d'Israël reconnaît le droit de l'Église catholique à exercer ses activités religieuses, morales, éducatives et caritatives, à disposer de ses propres institutions, et à former, nommer et disposer de son propre personnel dans ces institutions ou pour exercer ces activités. L'Église reconnaît le droit de l'État à exercer ses prérogatives, en particulier promouvoir le bien-être et la sécurité de la population. L'État et l'Église reconnaissent l'un et l'autre qu'un dialogue et une coopération sont nécessaires pour les questions qui, par nature, les nécessitent.
3\. -- En ce qui concerne la personnalité juridique catholique selon le Droit canon, le saint-siège et l'État d'Israël mèneront des négociations afin de lui permettre de s'exercer pleinement en conformité avec la loi israélienne, après présentation d'un rapport d'une sous-commission mixte d'experts.
**ARTICLE 4**
1\. -- L'État d'Israël affirme le maintien de son engagement à préserver et respecter le « statu quo » dans les Lieux saints chrétiens où il s'exerce, et les droits respectifs des communautés chrétiennes dans ces Lieux saints.
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Le saint-siège affirme l'engagement continu de l'Église catholique à respecter le « statu quo » et les droits mentionnés ci-dessus.
2\. -- Les dispositions qui précèdent s'appliqueront nonobstant une interprétation contraire de l'un quelconque des articles de cet Accord fondamental.
3\. -- L'État d'Israël convient avec le saint-siège de l'obligation de continuer à respecter et à protéger le caractère propre des Lieux saints catholiques : églises, monastères, couvents, cimetières et autres.
4\. -- L'État d'Israël convient avec le saint-siège d'une garantie continue de liberté du culte catholique.
**ARTICLE 5**
1\. -- Le saint-siège et l'État d'Israël reconnaissent qu'ils ont, l'un et l'autre, intérêt à favoriser les pèlerinages chrétiens en Terre sainte. Chaque fois que le besoin d'une coordination se fera sentir, les organismes appropriés de l'Église et de l'État se consulteront et coopéreront selon les nécessités.
2\. -- L'État d'Israël et le saint-siège formulent l'espoir que de tels pèlerinages seront l'occasion d'une meilleure compréhension entre les pèlerins et la population et les religions en Israël.
**ARTICLE 6**
Le saint-siège et l'État d'Israël réaffirment ensemble le droit de l'Église catholique à établir, maintenir et diriger des écoles et des centres d'études à tous les niveaux. Ce droit sera exercé en harmonie avec les droits de l'État dans le domaine de l'éducation.
**ARTICLE 7**
Le saint-siège et l'État d'Israël reconnaissent qu'il y a un intérêt commun d'une part à promouvoir et encourager des échanges culturels entre des institutions catholiques dans le monde et des institutions éducatives, culturelles et de recherche en Israël,
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et d'autre part à faciliter l'accès aux manuscrits, aux documents historiques et aux autres sources comparables, en conformité avec les lois et les règlements.
**ARTICLE 8**
L'État d'Israël reconnaît que le droit de l'Église catholique à la liberté d'expression dans la pratique de ses prérogatives s'exerce également par l'intermédiaire des médias de communication de l'Église. Ce droit s'exerce en accord avec les droits de l'État dans le domaine des médias de communication.
**ARTICLE 9**
Le saint-siège et l'État d'Israël réaffirment ensemble le droit de l'Église catholique à mener ses activités caritatives par l'intermédiaire de ses institutions hospitalières et sociales. Ce droit s'exerce en accord avec les droits de l'État dans ce domaine.
**ARTICLE 10**
1\. -- Le saint-siège et l'État d'Israël réaffirment ensemble le droit de l'Église catholique à la propriété.
2\. -- Sans que cela porte préjudice aux droits des parties :
a\) Le saint-siège et l'État d'Israël négocieront de bonne foi un accord global, apportant des solutions acceptables pour les deux parties, aux problèmes en suspens, non résolus ou qui font l'objet d'un contentieux, et qui portent sur des problèmes de propriété et des questions économiques et fiscales concernant l'Église catholique en général, ou des institutions ou communautés catholiques particulières.
b\) Pour ces négociations, la Commission de travail bilatérale permanente nommera une ou plusieurs sous-commissions bilatérales d'experts afin d'étudier ces questions et de faire des propositions.
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c\) Les parties prévoient d'engager ces négociations dans les trois mois qui suivront l'entrée en vigueur du présent accord, et ont l'intention de parvenir à un accord deux ans après le début des négociations.
d\) Pendant que se dérouleront ces négociations, toute action contraire à ces engagements sera évitée.
**ARTICLE 11**
1\. -- Le saint-siège et l'État d'Israël déclarent leur engagement respectif à la promotion de la solution pacifique des conflits entre les États et les nations, excluant la violence et la terreur de la vie internationale.
2\. -- Le saint-siège, tout en préservant en chaque occasion le droit d'exercer son enseignement moral et spirituel, juge opportun de rappeler, en raison même de sa spécificité, son engagement solennel à demeurer à l'écart de tous les conflits uniquement temporels, ce principe s'appliquant en particulier aux conflits territoriaux et aux frontières disputées.
**ARTICLE 12**
Le saint-siège et l'État d'Israël continueront à négocier de bonne foi la suite de l'ordre du jour agréé à Jérusalem le 15 juillet 1992, et confirmé au Vatican, le 29 juillet 1992. Ils feront de même pour les problèmes qui résulteraient des Articles du présent Accord, aussi bien que pour les autres questions qu'il sera convenu de négocier.
**ARTICLE 13**
1\. -- Dans cet Accord, les parties utilisent les termes qui suivent avec la signification précisée :
22:904
a\) L'ÉGLISE CATHOLIQUE et L'ÉGLISE -- ce qui inclut, entre autres, ses communautés et ses institutions.
b\) COMMUNAUTÉS de l'Église catholique -- ce qui signifie les entités religieuses catholiques considérées par le saint-siège comme Églises « sui juris » (de son propre droit), et par l'État d'Israël comme communautés religieuses reconnues.
c\) L'ÉTAT D'ISRAËL et L'ÉTAT -- ce qui inclut, entre autres, les autorités instituées par la loi.
2\. -- Nonobstant la validité de cet Accord entre les parties, et sans déroger aux règles juridiques générales s'appliquant aux traités, les parties conviennent que cet Accord ne préjuge pas des droits et des obligations résultant des traités liant l'une ou l'autre partie à un ou des États, et qui sont connus et en fait accessibles aux deux parties au moment de la signature de cet Accord.
**ARTICLE 14**
1\. -- A la signature de cet Accord fondamental et pour préparer l'établissement de pleines relations diplomatiques, le saint-siège et l'État d'Israël échangeront des Représentants spéciaux, dont le rang et les privilèges sont précisés dans un protocole annexe.
2\. -- A la suite de l'entrée en vigueur et dès le début de la mise en application du présent Accord fondamental, le saint-siège et l'État d'Israël établiront de pleines relations diplomatiques au niveau de la Nonciature apostolique, pour le saint-siège, et de l'Ambassade, pour l'État d'Israël.
**ARTICLE 15**
Cet Accord entrera en vigueur à la date de la dernière notification de ratification par l'une des parties. Fait en deux versions originales, anglais et hébreu, chaque texte étant également authentique. En cas de différend, le texte anglais fera foi.
Signé à Jérusalem, le 30 décembre 1993, correspondant au 16 Tevet 5754.
23:904
ANNEXE II
### Le contexte antérieur
Extraits d'un article paru dans ITINÉRAIRES, numéro 301 de mars 1986.
**1965 : une déclaration conciliaire**
La question juive dans l'Église est posée par le récent infléchissement de la doctrine catholique, abandonnant plusieurs points de vue traditionnellement chrétiens pour admettre plus ou moins à leur place des points de vue traditionnellement juifs.
Les choses ont commencé au concile Vatican II : du moins *officiellement,* car là comme ailleurs, elles étaient en route depuis longtemps, *le concile n'a rien inventé, il a consacré ;* mais avec quelle vigueur accélératrice. Il faut relire la déclaration conciliaire *Nostra Aetate* « sur les relations de l'Église avec les religions non chrétiennes » ; son quatrième chapitre concerne « la religion juive » :
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« Du fait d'un si grand patrimoine spirituel commun aux chrétiens et aux juifs, le concile veut encourager et recommander entre eux la connaissance et l'estime mutuelles (...). Les juifs ne doivent pas être présentés comme réprouvés par Dieu ni maudits comme si cela découlait de la Sainte Écriture (...). L'Église déplore les haines, les persécutions et toutes les manifestations d'antisémitisme qui, quels que soient leur époque et leurs auteurs, ont été dirigées contre les juifs. »
Plusieurs regrettèrent à l'époque que cette « déclaration sur la religion juive », -- qu'ils appelaient d'ailleurs « déclaration sur les juifs », -- fasse partie de la déclaration sur les religions « non chrétiennes » plutôt que du décret sur l'œcuménisme concernant les chrétiens. Ils souhaitaient même « en faire un appendice de la constitution sur l'Église » ([^4]). S'ils furent déçus en cela, du moins leur visée principale fut maintenue dans une disposition institutionnelle lourde de conséquences futures, comme l'indiquait dès 1965 l'abbé Laurentin en un alinéa d'apparence énigmatique :
« L'essentiel reste sauf : les relations avec les juifs ne seront pas rattachées au *Secrétariat pour les religions non chrétiennes,* mais bien au *Secrétariat de l'Unité* qui gardera ainsi dans sa perspective la pleine envergure du problème œcuménique. » ([^5])
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De fait, nous avons une « Commission pontificale pour les relations religieuses avec le judaïsme » qui fonctionne en dépendance du « Secrétariat pour l'unité des chrétiens » et non point de celui « pour les non-chrétiens ». En apparence c'est une absurdité. En réalité, c'est la marque d'une intention.
**1982 : un discours du pape**
Pour étudier les « relations avec le judaïsme », le Secrétariat pour l'unité des chrétiens réunissait à Rome, en 1982, les délégués des conférences épiscopales du monde entier avec des représentants des Églises orthodoxes, de la Communauté anglicane, de la Fédération luthérienne mondiale et du Conseil œcuménique des Églises.
Ce fut pour Jean-Paul II l'occasion de son discours du 6 mars 1982, réitérant celui qu'il avait prononcé déjà le 12 mars 1979 à l'adresse des représentants d'organisations et de communautés juives « *Nos deux communautés religieuses* (la chrétienne et la juive) *sont liées au niveau même de leur propre identité* » ; le christianisme est « *un nouveau rameau sur la souche commune* »*,* expression traditionnelle, mais qui demanderait à ne pas être employée unilatéralement, et à être bien expliquée pour ne pas être comprise à contresens. Le pape ne l'expliqua point. Il invita les chrétiens à « *se retrouver avec leurs frères sémites autour de l'héritage commun* »*,* car « *notre patrimoine spirituel commun est considérable* »*.*
Danger de confusion ? Jean-Paul II « précise, surtout pour ceux qui demeurent sceptiques, voire hostiles, que ce rapprochement ne saurait se confondre avec un certain relativisme religieux » et qu'il faut garder « la clarté et le maintien de notre identité chrétienne » : toutefois il est ahurissant qu'il formule cette « précision », il le dit lui-même, surtout *à l'intention de ceux qui restent sceptiques ou hostiles* devant un tel rapprochement, ceux-là pourtant ne courent en l'occurrence aucun risque de laisser relativiser ou de perdre leur identité chrétienne.
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C'est bien plutôt *à ceux qui courent ce risque* qu'il conviendrait d'adresser une telle mise en garde ; et de la faire d'autant plus explicite et efficace que Jean-Paul II engage les chrétiens à pratiquer avec les juifs « *une étroite collaboration vers laquelle nous pousse notre héritage commun, à savoir le service de l'homme *». Cette ÉTROITE COLLABORATION n'était pas dans la déclaration conciliaire, qui ne contenait pas non plus l'affirmation que nous adorons LE MÊME DIEU QUE LES JUIFS :
« *Notre patrimoine spirituel commun,* déclare Jean-Paul II dans son discours du 6 mars 1982, *est surtout important au niveau de notre foi en un seul Dieu ; unique, bon et miséricordieux, qui aime les hommes et se fait aimer d'eux, maître de l'histoire et du destin des hommes, qui est notre Père et qui a choisi Israël, l'olivier franc sur lequel ont été greffés les rameaux de l'olivier sauvage que sont les gentils*. »
Deux idées nouvelles donc, celle d'UN MÊME DIEU, celle d'une ÉTROITE COLLABORATION, deux idées qui sans doute sont dans la ligne de la logique conciliaire (je le soupçonne du moins), mais enfin le texte du concile était resté sur le seuil et s'en était abstenu ; c'est Jean-Paul II qui les fait explicitement entrer dans l'attitude désormais officielle de l'Église, au prix d'une terrible ambiguïté. En effet, le procédé intellectuel qui permet de considérer que chrétiens et juifs ont foi en un même Dieu conduira plus tard à déclarer que, pareillement, musulmans et chrétiens ont foi en un même Dieu eux aussi. Ce procédé intellectuel consiste à considérer que (à la différence des anciens païens, qui avaient plusieurs dieux, et des modernes athées, qui n'en ont aucun) chrétiens, juifs et musulmans ont *une idée de Dieu* qui leur est commune, *ils ont en commun d'affirmer l'existence d'un Dieu unique*. C'est une observation intéressante pour les nomenclatures, les classements et les dictionnaires. On peut penser en outre que toute prière honnête et humble qui ne contredit pas cette idée commune de Dieu, ou qui ne la contredit pas trop, est finalement, même si elle se trompe plus ou moins d'adresse dans le ciel, accueillie par le même et seul Dieu de miséricorde. Mais la foi ne s'arrête pas là, elle y commence à peine.
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Pour nous, Jésus-Christ est Dieu, et nous a révélé que Dieu est Trinité : tel est le Dieu des chrétiens, qui n'est pas celui des musulmans ni celui des juifs.
**1985 : œuvrer avec les juifs\
pour préparer la venue du Messie**
Daté du mois de mai, publié le 24 juin, a paru un document rédigé par la « Commission pontificale pour les rapports religieux avec le judaïsme » et signé par son président, le tristement célèbre cardinal Willebrands. Ce document a été présenté comme le fruit de trois années de travail. C'est donc que la Commission s'était mise à l'ouvrage juste après le discours novateur du 6 mars 1982.
Ce texte comporte des « considérations préliminaires » suivies de six chapitres et d'une conclusion ([^6]). Celle-ci reproche aux catholiques « une pénible ignorance de l'histoire et des traditions du judaïsme ». Il me semble que le saint-siège pourrait déplorer tout autant, ou même d'abord, *une pénible ignorance de l'histoire et des traditions...* du catholicisme ; mais il ne le fait point ; il engage au contraire à « *se débarrasser de la conception traditionnelle* »*,* c'est au chapitre VI :
« La permanence d'Israël, alors que tant de peuples anciens ont disparu sans laisser de traces, est un fait historique et un signe à interpréter dans le plan de Dieu. Il faut en tout cas se débarrasser de la conception traditionnelle du peuple *puni,* conservé comme *argument vivant* pour l'apologétique chrétienne. »
Bien sûr, il faut faire la part du verbiage creux, fruit de la décomposition intellectuelle en notre temps d'obscurantisme généralisé.
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Mais il y a tout de même une signification, il y a une volonté, il y a un dessein dans l'impératif abrupt : « *il faut en tout cas se débarrasser de la conception traditionnelle* ». C'est ainsi que l'Église perd toute autorité morale car si elle nous invite à rejeter sa conception traditionnelle, cela veut dire qu'elle s'est trompée sur ce point pendant deux millénaires, et en ce cas rien ne garantit plus que, sur ce même point, elle ne se trompe pas aujourd'hui.
Une fois rejetée la conception traditionnelle, les deux idées nouvelles du MÊME DIEU et de l'ÉTROITE COLLABORATION viennent se conjuguer dans un messianisme : le messianisme juif. Le onzième paragraphe du second chapitre, que voici en son entier, est l'aboutissement enfin explicite de ce qui était en préparation :
« Attentifs au même Dieu qui a parlé, suspendus à la même parole, nous avons à témoigner d'une même mémoire et d'une commune espérance en Celui qui est le maître de l'histoire. Il faudrait ainsi que nous prenions notre responsabilité de préparer le monde à la venue du Messie en œuvrant ensemble pour la justice sociale, le respect des droits de la personne humaine et des nations, pour la réconciliation sociale et internationale. A cela nous sommes poussés, juifs et chrétiens, par le précepte de l'amour du prochain, une espérance commune du Règne de Dieu et le grand héritage des Prophètes... Transmise assez tôt par la catéchèse, une telle conception éduquerait de façon concrète les jeunes chrétiens à des rapports de coopération avec les juifs allant au-delà du simple dialogue. »
Ainsi, en 1985, officiellement, Rome invite les catholiques à *œuvrer avec les juifs pour préparer ensemble la venue du Messie* ([^7])*.* Quant à la conversion des juifs, pensez-y toujours si vous y tenez, mais n'en parlez plus jamais.
\*\*\*
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Cette évolution de l'attitude officielle qui va de la déclaration conciliaire de 1965 au discours pontifical de 1982 puis aux directives romaines de 1985, cette évolution lente et sûre et cohérente, est une évolution qui s'est accomplie *dans le silence.* Je veux dire que pour la première fois de son histoire l'Église s'abstient de répondre aux objections qu'on y oppose.
Ce trait, d'ailleurs, est commun à la mise en œuvre de toutes les nouveautés conciliaires. Sur toutes les autres questions, l'argumentation en faveur de la « conception traditionnelle » est pareillement laissée sans réponse. Le débat n'a jamais lieu. Il n'a pas eu lieu sur la messe. Il n'a pas eu lieu sur le catéchisme. Aucune raison catholique n'a été officiellement donnée de l'interdiction du catéchisme romain, aucune de l'interdiction de la messe traditionnelle. On finira par se demander, après vingt années d'interrogations qui n'ont rencontré que le silence, si la vraie raison n'était pas inavouable. Et si à toutes les questions posées en vain, la réponse n'est pas justement dans la question juive à l'intérieur de l'Église. Nous avions publiquement écrit à Paul VI en 1972 : « *L'Église militante est présentement comme un pays soumis à une occupation étrangère.* » L'Église depuis lors n'a pas cessé de donner l'impression d'être une Église occupée. -- Mais occupée par qui ? -- Par le judaïsme, en arrivons-nous aujourd'hui à nous demander, s'il est vrai que ce qui se dévoile maintenant était le but caché de toutes les manipulations et persécutions subies depuis vingt ans : effacer ou atténuer ce qui oppose la religion chrétienne à la religion juive, établir une étroite collaboration religieuse avec les juifs afin de « préparer la venue du Messie » en « œuvrant ensemble pour la justice sociale, le respect des droits de la personne humaine et des nations, pour la réconciliation sociale et internationale ». Quel programme laïque ! Si c'est cela qu'il faut prêcher, quel besoin d'un pape ? Le Grand Orient et l'ONU y suffisent.
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Sans doute le terme et la notion de « justice sociale » sont une invention spécifiquement catholique ([^8]), mais les catholiques, et surtout la hiérarchie épiscopale, ont oublié l'origine du terme et l'identité de la notion. Ils s'imaginent, selon le mot célèbre de Joseph Folliet, qu'ils doivent tenter de « faire mieux que les communistes et les devancer sur le chemin de la justice et de la paix ». Sur ce chemin, la justice sociale des catholiques est devenue une justice fortement imprégnée de marxisme. Aujourd'hui, invoquer la justice sociale sans rendre explicites les fortes rectifications qu'il faut apporter à sa notion la plus courante dans les media et les sermons, c'est fourvoyer les peuples.
Sans doute encore, la personne humaine a des droits imprescriptibles. Mais, aujourd'hui, toute référence aux droits qui n'est pas accompagnée des fortes rectifications qu'appelle leur notion la plus courante dans les sermons et les media est forcément entendue comme une référence aux déclarations maçonniques des droits de l'homme.
J. M.
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ANNEXE III
### Jésus facultatif
*Les déclarations du cardinal Decourtray*
A l'annonce de l'accord entre le saint-siège et l'État d'Israël, le cardinal Decourtray, primat des Gaules, a été interrogé par Frédéric Mounier.
L'interview du Cardinal est ici intégralement reproduite, telle qu'elle a paru dans *La Croix* du 29 décembre 1993.
Les notes en bas de page présentent nos commentaires.
Question. -- *Quelle est votre réaction à la signature de cet accord ?*
Réponse. -- C'est pour moi l'événement majeur de l'année ([^9]). Je ne l'attendais pas. Ma satisfaction en est d'autant plus grande. Cet accord ouvre une espérance. Jusqu'à présent, celle-ci était comme bloquée. Voici maintenant qu'une porte s'est ouverte. Si peu que ce soit, c'est considérable.
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Question. -- *Une porte ouverte sur quoi ?*
Réponse. -- *Sur un accord qui doit grandir d'année en année. Il pourrait aboutir à de bonnes relations entre Israéliens et Palestiniens. Mon espérance est celle de la paix dans ce Proche-Orient si meurtri, et plus encore de la paix entre juifs et musulmans.*
Question. -- *Comment cet accord entre le saint-siège et Israël pourrait-il servir de tels objectifs ?*
Réponse. -- *L'une des raisons qui l'ont longtemps retardé était le statut des Églises et des musulmans à Jérusalem. S'il y a un accord entre Israël et le saint-siège, c'est que la question du statut de Jérusalem a fait des progrès décisifs* ([^10]). *Ce qui signifie un accès très libre aux lieux saints de la part des grandes religions monothéistes.*
Question. -- *Pendant longtemps l'Église s'est prétendue le* « *vrai Israël* » *puis le* « *Nouvel* » *Israël. Comment voyez-vous l'évolution de cette notion ?*
Réponse. -- *C'est une question d'une importance considérable. Sa perception en a été longtemps, me semble-t-il, faussée. On n'avait pas tout de suite compris les richesses de la révélation chrétienne concernant Israël. Assez vite, des éléments de type politique se sont mêlés à une saine théologie. De telle sorte qu'on peut dire que la théologie des rapports entre les juifs et les chrétiens n'a fait des progrès décisifs que depuis quelques décennies* ([^11])*.*
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*Dans la théologie ancienne, Israël est appelé à disparaître. La théologie plus récente, sur la base de documents conciliaires, garde la vocation d'Israël.*
Question. -- *Qu'avons-nous, chrétiens, à recevoir des juifs ?*
Réponse. -- *Nous avons beaucoup à recevoir* ([^12]). *Tout d'abord une connaissance extrêmement approfondie de nos Pères dans la foi, depuis Abraham jusqu'au dernier des prophètes. Les juifs religieux connaissent admirablement ces Pères, qui sont aussi les nôtres* ([^13]). *Nous avons aussi beaucoup à recevoir de leur manière de comprendre la Loi* ([^14]).
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*Pour eux, la Torah mérite un respect extraordinaire* ([^15]) *parce que c'est l'expression de la parole de Dieu. La Loi, les Prophètes et les Sages ne font qu'un dans la Sainte Écriture.*
*J'attends donc de la relation avec les juifs une meilleure intelligence du sens de la Loi* ([^16])*. De même, le respect de Dieu manifesté par les juifs me semble être un appel permanent pour nous chrétiens, qui avons peut-être une tendance à une familiarité de mauvais aloi avec le Seigneur. Quand je dis Dieu, je dis une transcendance aimante et vivante* ([^17]).
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Question. -- *A l'inverse, qu'est-ce que le judaïsme aujourd'hui peut recevoir du christianisme ?*
Réponse. -- *Mieux vaut le leur demander. J'avoue que je ne pense jamais à ce que je peux apporter à mes amis juifs. Peut-être, éventuellement, un certain sens que nous avons de la présence familière de notre Dieu* ([^18]).
Question. -- *Existe-t-il encore un anti-sémitisme chrétien ?*
Réponse. -- *Oui. Mais pas un anti-sémitisme virulent, plutôt un héritage culturel. C'est la raison pour laquelle je ne cesse d'inviter mes frères chrétiens à mieux comprendre et connaître les juifs et le judaïsme* ([^19]). *En France, cet anti-sémitisme est second.*
Question. -- *Peut-on être chrétien sans espérer, au fond, qu'un juif devienne chrétien ?*
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Réponse. -- *Si cette espérance est à très long terme. Si c'est l'espérance que nous serons tous réconciliés au dernier jour* ([^20])*. Cela fait partie de mon espérance.*
Question. -- *L'affaire d'Auschwitz peut-elle être considérée comme soldée ?*
Réponse. -- *Sur le plan des accords, oui. Sur le plan des sensibilités, non. Mais la pacification est en cours.*
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*Quand le nouveau centre culturel fonctionnera, sous la présidence du grand rabbin Sirat* ([^21]), *peu à peu, la solution vivante interviendra. Ce qui compte, c'est la réconciliation des peuples.*
J. M.
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## CHRONIQUES
39:904
### Loi Falloux, loi Debré...
*Même combat, avec une différence*
par Rémi Fontaine
ÉVIDEMMENT ces deux lois ont amélioré le statu quo, comme on dit. Bien sûr, ne pouvant obtenir tout ce à quoi ils avaient droit, les catholiques ne pouvaient ni ne devaient politiquement refuser ce qui leur était offert...
Cela ne signifie pas pour autant qu'ils devaient s'en satisfaire et même s'en réjouir, comme trop l'ont fait pour l'une et l'autre loi. Car un moindre mal est encore un mal. Et l'autonomie sous conditions, si elle n'est pas l'intégration, n'est pas l'indépendance. Lacordaire l'avait assez proclamé « *La liberté ne se donne point, elle se prend...* »
Depuis la loi Debré de 1959, les évêques de l'Église enseignante la mendient pourtant honteusement à un État devenu lui-même enseignant.
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Car la grande différence apportée par la transaction de 1959 par rapport à celle de 1850 (menée essentiellement par les deux comtes : de Falloux et de Montalembert), c'est que l'Église s'y est engagée pleinement, reconnaissant désormais sa dépendance à l'État-enseignant comme normale et légitime.
En témoigne par exemple cette déclaration de Mgr Pierre Eyt (archevêque de Bordeaux et membre de la Congrégation pour l'éducation catholique à Rome), commentant le nouveau statut de l'Enseignement catholique (promulgué par la Conférence des évêques de France, le 14 mai 1992) :
« *Il est primordial que soit reconnue sans arrière-pensée la légitimité de l'exercice de la compétence de l'État. "Celui-ci, a dit le Premier ministre, dans la déclaration de politique générale du gouvernement du 8 avril 1993, doit conserver la responsabilité de l'enseignement qui est l'une de ses missions essentielles. L'État doit coordonner notre système d'enseignement, en fixer les principes, en définir les programmes, en vérifier les diplômes... Il doit garder ses attributions en matière de recrutement, de formation et de rémunération des maîtres et des enseignants."* » (Conférence prononcée au cours des assises nationales de l'Enseignement catholique le 14 mai 1993 à Paris.)
Voici donc le postulat de l'État-enseignant tranquillement confirmé par un archevêque ! Au moins l'évêque de Langres, Mgr Parisis, qui était député en 1850, s'était-il abstenu le jour du vote de la loi Falloux. Car, en dépit des apports de la loi, il ne pouvait approuver ce lien de subordination qu'elle suppose entre l'Église (qui enseigne la vérité) et « l'Université » (qui, au nom du laïcisme, enseigne toutes les erreurs en même temps). Il s'en explique ainsi dans *Soixante ans d'expérience :*
« *Je voyais distinctement que le rejet de la loi eût été un grand malheur puisque nous y avions fait abolir la proscription des congrégations enseignantes : mais, comme, au fond, les principes étaient et sont demeurés mauvais, j'ai trouvé nécessaire de n'y pas attacher le nom du seul évêque, c'est-à-dire du seul membre de l'Église enseignante qui fit partie de cette Assemblée.* »
41:904
Dans les *Œuvres* du cardinal Pie, on trouve par ailleurs ce commentaire éloquent à propos de la loi Falloux :
« *L'Église s'applique... à ne pas se laisser engager envers des principes qui ne sont pas les siens, et elle sait que l'avantage équivoque et précaire du quart d'heure ne doit en aucun cas être acheté par un sacrifice de sa doctrine ou de sa discipline, qui serait un démenti à son passé et une arme fatale contre elle dans l'avenir.* »
Voilà pourquoi, en dépit des pressions ou des regrets de quelques « champions de la loi », l'Église en 1850 s'est dégagée de toute responsabilité directe par rapport à « cette transaction hasardeuse et à certains égards inadmissible », dont les avantages conçus par la politique demeuraient « bien en deçà de ceux qu'elle \[l'Église\] avait droit d'attendre d'une législation vraiment catholique ».
Depuis la loi Debré, l'Église de France fait malheureusement l'inverse. Elle se trouve toutes les fois au premier rang des négociations pour abandonner toujours un peu plus l'enseignement libre aux mains de l'État : horaires, effectifs, programmes, examens et personnel..., « sacrifiant la liberté aux gros sous de l'État », comme disait Henri Charlier.
On l'a vu encore avec l'accord prétendument « historique » signé le 13 juin 1992 entre Jack Lang (alors ministre de l'Éducation nationale) et le père Max Cloupet (secrétaire général de l'Enseignement catholique). Ce véritable marché de dupes entérinait la réduction à 1,8 milliard de francs (payable en six ans) des sommes dues par l'État au titre du retard pris en matière de forfait d'externat (estimées entre 4 et 5 milliards !). En contrepartie de quoi, le gouvernement reconnaissait « la contribution de l'enseignement privé au système éducatif » -- la belle affaire ! -- ; il acceptait notamment de prendre en charge, progressivement, la rémunération des documentalistes et s'engageait, en ce qui concerne les enseignants, à « tirer très prochainement les conséquences de la création du corps de professeurs des écoles pour l'enseignement privé » en matière de formation et de recrutement dans le premier degré.
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Bref, l'enseignement libre s'aliénait un peu plus, mais Mgr Michel Coloni (évêque de Dijon et président de la Commission épiscopale du monde scolaire et universitaire) s'extasiait :
« *Les représentants de l'Enseignement catholique ont été considérés comme des gens qui assurent une part de l'éducation en France et à ce titre, ils n'ont pas eu l'impression* (*sic*) *de recevoir une aumône mais d'obtenir ce qui leur était dû normalement pour leur participation à une mission de service public. Que cela soit reconnu par un ministre* (socialiste) *du gouvernement actuel est nouveau.* » (*La Croix l'Événement* du 16 juin 1992.)
Et Mgr Eyt, déjà nommé, renchérissait :
« *Le socle de la loi du 31 décembre 1959* (*loi Debré*) *aura permis une construction homogène et pertinente si, comme nous l'espérons, le fonctionnement s'avère conforme aux volontés qui ont été exprimées le 13 juin sans arrière-pensées...*
« *Il serait contraire aux intérêts des enfants, des jeunes et des familles, il serait attentatoire* (*sic*) *à l'espérance de destinée à laquelle ils ont droit que pour des motifs catégoriels, partisans et maximalistes, quelque groupe puisse mettre en cause une avancée aussi considérable vers cette* « *paix scolaire* » *à laquelle aspirent beaucoup de citoyens.* » (*La Croix L'Événement* du 17 juin 1992.)
Peu importe à nos évêques actuels le coût de la prétendue « paix scolaire », seul compte le fait symbolique à leurs yeux qu'il n'y ait pas de « guerre scolaire » et que l'Enseignement catholique ait sa place reconnue dans le monopole étatique, fût-ce au prix de ses principes ou d'énormes sacrifices.
Ils ignorent en cela qu'il y a quelque chose de pire que d'avoir la guerre : c'est de la perdre ! Or, d'allégeance en allégeance, de concession en concession, l'aliénation progressive de l'école catholique constitue une pitoyable défaite où l'on aura vu à maintes reprises l'épiscopat agir contre son propre camp, c'est-à-dire contre le droit naturel des familles et le droit surnaturel de l'Église.
On se souvient du fameux reproche qu'adressait Jean Jaurès aux députés catholiques français lors du vote de la loi de séparation de l'Église et de l'État en 1905 :
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« *Nos adversaires nous ont-ils répondu ? Ont-ils opposé doctrine à doctrine, idéal à idéal ? Ont-ils eu le courage de dresser contre la pensée de la Révolution l'entière pensée catholique qui revendique pour Dieu, pour le Dieu de la révélation chrétienne, le droit non seulement d'inspirer et de guider la société spirituelle, mais de façonner la société civile ? Non, ils se sont dérobés ; ils ont chicané sur des détails d'organisation. Ils n'ont pas affirmé nettement le principe même qui est comme l'âme de l'Église.* »
C'est ce qui s'est reproduit avec les « champions » catholiques de la loi Debré, évêques compris. En 1850, « les catholiques avaient demandé la liberté, on leur faisait simplement une petite part dans le monopole », constatait Louis Veuillot. Depuis 1959, ils ne demandent même plus la liberté mais une part accrue dans le monopole...
Et l'Église de France, par une conversion sidérante (qui se réclame du sacro-saint esprit conciliaire), vient aujourd'hui appuyer de fait la « déconfessionalisation » de droit impliquée par la loi pour les écoles catholiques ([^22]). Elle en rajoute même, proposant dans le privé une laïcité dite « ouverte » ou « positive » en remplacement de la laïcité de stricte observance du public. C'est-à-dire qu'elle conjugue la laïcité avec la (fausse) liberté religieuse au lieu de la conjuguer avec la (prétendue) neutralité. L'école catholique n'est plus prosélyte ni même confessionnelle (comme l'est négativement l'école laïque)
« *Notre exigence*, résume le père Max Cloupet, *est d'accueillir tout le monde, y compris dans leur diversité et je ne crois pas d'ailleurs que la neutralité soit la plus à même de le faire. Il est même plus facile pour nous d'accueillir les petites musulmanes voilées car les choses sont claires pour nous et pour elles.* » (AFP, 23 décembre 1993.)
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Cette révolution copernicienne par laquelle, sous couvert d'esprit conciliaire, les évêques de l'Église enseignante acceptent maintenant de se placer sous l'autorité d'un État-enseignant en matière d'éducation, et subordonnent leur foi catholique à la « foi laïque » (comme l'a appelée Michel Rocard), fût-elle ouverte ou non, laisse pour le moins perplexe.
La position, que Pie IX fit connaître par son nonce apostolique (Mgr Fornari) relativement à la loi Falloux, aurait dû demeurer celle de l'épiscopat français par rapport à la loi Debré : si l'Église sait se contenter d'une loi imparfaite quand « cette liberté \[légale\] est compatible avec son existence » et ses devoirs, elle « ne peut donner son approbation à ce qui s'oppose à ses principes et à ses droits ».
En voulant au contraire unir (d'un mariage d'amour !) l'*esprit* de Vatican II (et son interprétation de la liberté religieuse) à la *lettre* de la loi Debré (et son interprétation de la laïcité constitutionnelle), l'Église de France a condamné l'école catholique à mettre son drapeau « au coin », l'enfermant dans une relégation sans issue, indigne d'elle.
En acceptant le principe selon lequel l'État est grand-maître d'école, elle a fait perdre à l'école catholique ses défenses immunitaires et sa capacité missionnaire, s'interdisant dorénavant de faire le procès de l'école laïque, voire même de lui faire concurrence. C'est depuis plus de trente ans le préambule inévitable de tous les discours officiels des représentants de l'Enseignement catholique : -- *Nous n'avons rien contre l'école publique !*
Eh bien si justement, il faut tout avoir contre elle, non seulement à cause de ses fruits lamentables, mais surtout par principe. Car l'État n'est ni compétent ni désintéressé pour tenir école !
Contre elle (l'école publique), « *jamais nous ne voudrions brandir je ne sais quel mauvais drapeau* »*,* indiquait pourtant Mgr Veuillot, en 1965 déjà.
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Ce à quoi Henri Charlier répondait dans ITINÉRAIRES :
« *Je ne vois à brandir pour nous que le drapeau de la foi. Il proclame que Dieu est le créateur, l'instructeur et le sauveur de l'humanité et que toute société qui l'oublie court à sa perte. Qui le cache trahit la foi. Mais n'est-ce pas justement contre ce drapeau que l'Université combat depuis qu'elle est fondée ?* »
C'est pour rehisser ce drapeau le long des hampes retrouvées de nos écoles catholiques qu'il nous faut combattre la loi Debré et son postulat d'une « Éducation nationale », totalitaire et souveraine. Comme Louis Veuillot fustigeait hier la loi Falloux et ses concessions au monopole étatique de l' « Université ». Avec cette différence insigne qu'il faut le faire aujourd'hui sans (voire contre) nos évêques...
Rémi Fontaine.
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### L'inquisition espagnole
*Ombres, mais aussi\
lumières et leçons*
par Jean Dumont
*Le texte qu'on va lire ici est le texte français d'une des cinq conférences demandées à Jean Dumont, pour être prononcées par lui en espagnol à Madrid fin novembre et début décembre 1993. A l'initiative de l'archevêché du cardinal Saquia, dans le cadre de sa* « *Pastorale universitaire* »*. Afin, devant un large public de professeurs et d'étudiants, précisait l'archevêché,* « *de traiter quelques-uns des thèmes qui se trouvent marginalisé, pour des raisons idéologiques, dans les Programmes universitaires officiels* »*.*
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*On aimerait que les archevêchés de France, patrie de Jean Dumont lui fassent la même demande, prenant pour modèle cette remarquable initiative de l'archevêché de Madrid. Ils montreraient ainsi qu'eux non plus ne sont pas disposés à plier le genou devant les* « *raisons idéologiques* » *de la culture, ou pseudo-culture, officielle. Une culture officielle chaque jour massivement déchristianisante.*
CONTRAIREMENT à la Conquête de l'Amérique, qui fut longtemps une exclusivité espagnole, l'Inquisition, comme institution et comme phénomène, n'est en rien, dans le temps et dans l'espace, une exclusivité espagnole.
Comme institution pontificale et royale spécifique, elle est née en 1233 dans le Languedoc français, sous saint Louis, et s'est perpétuée en France, plus royale dès lors que pontificale, jusqu'au XVI^e^ siècle, après avoir brûlé les cathares, les « spirituels », les « fraticelles », les béguins, les templiers et Jeanne d'Arc. A ce moment elle s'est trouvée relayée, à Rome même, par le Saint-Office pontifical qui condamna, entre autres, Giordano Bruno et Galilée. Et, dans tous les pays réformés naissant alors, elle s'est trouvée relayée par des Inquisitions encore plus dures. En Angleterre sous Henri VIII, par la « Chambre étoilée » d'Élisabeth I^re^ et les cours puritaines, qui tuèrent Thomas More, 550 évêques et prêtres, autant de laïcs, puis des jésuites comme Edmond Campion et des dizaines de milliers d'Irlandais catholiques. En Allemagne, en Suède, en Suisse par les Inquisitions luthériennes, zwingliennes ou calvinistes qui massacrèrent l'osiandriste Funke, le tolérantiste chancelier Crell, le libertin Gruet, l'antitrinitaire Servet, le karlstattien Jonas, et des infinités de prétendues sorcières, comme en Angleterre et en Écosse, ce à quoi l'Inquisition espagnole s'est très vite refusée. En France encore, du XVI^e^ au XVIII^e^ siècle, les Parlements, cours de jugement laïques, s'emparèrent des compétences inquisitoriales répressives en matière de foi et multiplièrent les condamnations pires que celles de l'Inquisition espagnole. Massacrant par milliers les Vaudois et protestants, le critique et éditeur Étienne Dolet, un ami de Molière, Claude Le Petit, auteur de *Paris ridicule,* le compatriote normand de corneille, Simon Morin, auteur de *Pensées,* un tout jeune blasphémateur, le chevalier de La Barre presque un enfant (18 ans), et là aussi nombre de prétendues sorcières.
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Modèle français et conciliaire
Même la répression des *conversos* (convertis) juifs restés judaïsants, qui va marquer principalement les débuts de l'Inquisition espagnole, n'est pas une exclusivité et une nouveauté péninsulaires. Fait très peu connu des historiens espagnols, cette répression avait déjà été systématique dans la première Inquisition, française, deux siècles avant qu'elle le soit en Espagne après 1480. L'ordonnèrent, à partir de 1268, des bulles des papes Clément IV, Grégoire X, Nicolas III, Nicolas IV et Clément VI. Le spécialiste français Vidal a publié ces bulles et les pièces des procès, ou les ordres de poursuites, visant alors en France les juifs *conversos* infidèles*.* Notamment un Espagnol passé en France, Alfonso Diaz. Cette répression antijudaïsante était si constitutive dès ce moment de l'Inquisition qu'en 1285 le dominicain français Guillaume d'Auxerre s'intitulait « inquisiteur des hérétiques et juifs apostats de France ». Particulièrement significative fut, en 1359, l'initiative du pape Innocent VI demandant aux rois de Castille et d'Aragon d'apporter leur aide aux poursuites des juifs relaps venus de France se réfugier en Espagne, poursuites que le pontife avait confiées, en Castille et en Aragon, à l'inquisiteur français Bernard Dupuy.
Et, en 1434, le concile de Bâle rappelait que cette répression antijudaïsante, qui devait se faire, disait-il, par des « peines exemplaires » faisant appel au concours du bras séculier, était à la fois, disait-il encore en propres termes, une « antique coutume » et une obligation de droit pour les autorités spirituelles et temporelles de tous les pays de la Chrétienté, comme à l'égard des autres « fauteurs d'hérésie ». « Antique coutume » en effet, et autrefois romano-espagnole, puisque le premier concile d'Occident, celui d'Elvire (Grenade), dans les années 300, réprimait déjà les judaïsants par l'excommunication, alors très dure (canon 49).
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Excommunication qui était le plus haut degré des peines que pouvait imposer un pouvoir spirituel ne disposant pas alors du concours du bras séculier, resté païen.
Inspiration patristique
C'est que le danger d'une judaïsation ou rejudaïsation du christianisme n'avait cessé d'être dénoncé dans les tout premiers siècles de l'Église. Commencée durement par saint Paul (Galates 2,1-21), cette dénonciation du danger judaïsant, ont montré les spécialistes Simon, Nautin et Schroeder, avait été fougueuse, constante et universelle chez les docteurs chrétiens du II^e^ siècle, appelés Pères apologistes. D'Ariston (Palestine) à Apollinaire (Phrygie), à saint Justin (Rome), à Aristide (Grèce), à saint Irénée (Gaule), à Tertullien (Carthage). Et, dans les années 300 du concile d'Elvire, l'évêque Eusèbe de Césarée (Palestine), exceptionnel érudit et témoin le plus complet du christianisme post-apostolique, renouvelait cette dénonciation avec force dans ses considérables *Préparation évangélique* et *Démonstration évangélique.* Où il se donne pour objectif, écrit-il, d' « exposer la raison qui nous fait repousser la manière de vivre des juifs, tout en respectant leurs Écritures. Le christianisme n'est ni l'hellénisme ni le judaïsme » (*P.E.,* I, 5, 12). La « manière de vivre des juifs » qui était repoussée, un autre texte fondamental du christianisme primitif, aussi des années 300, l'*Épître à Diognète,* l'appelait plus brutalement « les superstitions judaïques » (I,1). Puis en Occident et particulièrement en Espagne, dans les années 600 à 800, prirent la même position antijudaïsante saint Isidore de Séville, dernier des Pères antiques, dans son traité *De Fide catholica contra Judaeos* que lui avait demandé sa sœur sainte Florentine ; et plus durement encore saint Agobard, Espagnol devenu archevêque de Lyon.
Si nous revenons maintenant au XV^e^ siècle, c'est pour constater que, quelques années seulement avant la création de l'Inquisition espagnole, en 1475, le pape Sixte IV, dans ses instructions à son nonce en Castille, lui demandait de prendre en main dans ce pays la répression de l'infidélité *conversa* dont il soulignait l'extrême gravité.
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Cette répression, que l'Inquisition espagnole mit ensuite en œuvre, procédait ainsi -- tout autant que de l'ampleur et du danger, particuliers, de l'infidélité *conversa* en Espagne -- d'un modèle ancien, généralisé, normatif, auquel la Chrétienté européenne pressait l'Espagne des XIV^e^ et XV^e^ siècles de se conformer.
Erreurs d'Escandell Bonet et d'Azcona
Ne voir comme « base des activités et des solutions inquisitoriales » espagnoles, ainsi que le fait Escandell Bonet (*Historia de la Inquisiciôn,* 271, 272, 273), que la conjonction locale, d'abord de la « terrible conjoncture de famine » (d'ailleurs discutable à la fin du XV^e^ siècle), ensuite de « la haine populaire et sociale visant une bourgeoisie (juive) puissante », enfin de l'apparition d'une « monarchie centralisée » se concevant « en termes d'unité sociale et spirituelle », est limiter sa vision à un simpliste déterminisme économique, social et politique de type marxiste. Incapable de sortir, en outre, du lieu et du moment. Donc, en tout, incapable d'appréhender une constante de l'histoire, de nature spirituelle, et universelle autant qu' « antique », comme le disait le concile de Bâle et comme nous venons de le montrer. Certes les Inquisitions ont aussi, voire surtout concrètement, un caractère de défense sociale. Mais ce caractère se manifeste seulement lorsque les sociétés ressentent le besoin urgent d'une mesure drastique de salut public spirituel. Ainsi, dans le Languedoc français, devant la subversion grandissante du manichéisme cathare. Ainsi, en Espagne, devant la progressive prise de pouvoir des judaïsants, contre laquelle une douzaine de villes de Castille s'étaient durement soulevées, certaines plusieurs fois, avant même qu'existe là une « monarchie centralisée ».
N'est pas plus fondée la référence que fait le père de Azcona (*Isabel,* 414) aux seuls « théologiens médiévaux », comme inspirateurs de la répression antijudaïsante opérée par l'Inquisition espagnole.
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L'inspiration dans ce sens venait des temps apostoliques mêmes, dans l'ensemble de leurs plus incontestables témoins, si la forme de la répression était effectivement médiévale mais non des seuls théologiens : de toute l'Église, conciles et papes compris. Et non sans que cette forme ait eu aussi des éléments de référence patristiques, notamment chez saint Jean Chrysostome, saint Augustin et saint Isidore de Séville, qui avaient appelé à une défense de la foi avec l'aide du bras séculier.
*Modèle biblique*
Plus encore : l'Inquisition elle-même, comme institution et comme phénomène, est d'abord biblique. Le *Deutéronome,* la « seconde loi » mosaïque, la définit, en matière de foi, dans ses caractères successifs de « bonne enquête », puis de répression par la mise à mort collective (13, 13-17) ou la lapidation individuelle jusqu'à la mort (17, 2-5). Ce que le premier martyr chrétien, saint Étienne, lapidé à mort à Jérusalem, expérimenta sur lui-même.
*Partout ailleurs, on arrange les choses*
Pourtant, il n'y a de « légende noire » profondément diffusée et enracinée, que de l'Inquisition espagnole. Notre liturgie actuelle arrange les choses, concernant l'Inquisition biblique, en passant sous silence, dans les lectures bibliques, les textes correspondants du *Deutéronome.* Nous, Français, continuons à honorer pleinement saint Louis qui fut pourtant le roi de la première Inquisition. Tout comme Rome continue à honorer pleinement saint Pie V pourtant chef du Saint-Office romain, et saint Robert Bellarmin, rédacteur de la condamnation au feu de Giordano Bruno et l'un des initiateurs de la condamnation de Galilée. Quant aux pays protestants, ils ne cessent de s'autocélébrer comme temples de la tolérance, rejetant vertueusement ce qu'ils appellent le « fanatisme espagnol ». Alors que leurs intolérances n'ont cessé de fonctionner, en cachette, jusqu'à nous.
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Ainsi, reçu aux États-Unis par un de nos amis universitaires, dans les années 1970, nous y avons constaté, à cette date récente, qu'il était toujours interdit à un catholique de faire ses études à l'université d'un des premiers en date des États américains, le Rhode-Island.
Son Las Casas : Llorente
Comment cette distorsion, cette polarisation de l'indignation sur la seule Inquisition espagnole, a-t-elle été possible ? D'abord par le même phénomène de transfert qui a fait la « légende noire » de la Conquête espagnole de l'Amérique, comme nous l'avons montré dans une précédente conférence. Les non-Espagnols, en dénonçant la seule Inquisition d'Espagne, couvraient leurs propres intolérances. Et menaient, a écrit Pierre Chaunu, pourtant calviniste, une efficace « guerre psychologique », « arme cynique » contre la prééminence espagnole d'alors. Les voix discordantes furent étouffées. Telle celle d'Antonio del Corro, Sévillan devenu pasteur protestant en France et à Londres, qui écrivait dans la capitale anglaise en 1569 : les Inquisitions protestantes exerçaient « une plus grande et plus injuste oppression et tyrannie que celle des inquisiteurs espagnols ». Ou, en Espagne même, les voix qui contestaient les chiffres énormes par lesquels on évaluait déjà le nombre des victimes de l'Inquisition espagnole. Telle la voix d'Ortiz de Zufiiga qui écrivait dans ses très documentées *Anales de Sevilla* de 1677 : « Les histoires rapportent à cet égard des chiffres incroyables, qui furent moindres sans aucun doute. »
Puis -- toujours comme la « légende noire » de la Conquête américaine -- la « légende noire » de l'Inquisition espagnole fut relancée puissamment par son Las Casas, comme lui Espagnol et comme lui partie prenante, comme membre de l'Inquisition, l'*afrancesado* Llorente se rattachant aux « philosophes » et libéraux français lascasiens. Sa prétendue *Historia critica de la Inquisiciôn espanola* de 1817, et les chiffres énormes de victimes qu'elle donnait, devinrent pour deux siècles les nouveaux fondements de la « légende noire » de l'Inquisition espagnole, d'autant plus redoutables, eux aussi, qu'ils avaient pour auteur un Espagnol.
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Aveugle passion européiste
Tout récemment enfin, la trop souvent aveugle passion européiste qui meut une certaine Espagne a aligné, à Madrid, le traitement historique de l'Inquisition espagnole sur les préjugés du reste de l'Europe. Ainsi la récente *Historia de la Inquisiciôn* (1984), publiée dans la propre *Biblioteca de Autores Cristianos,* traite l'Inquisition espagnole comme le font les sociologues positivistes du nord des Pyrénées. Cette Inquisition fut, nous dit-elle avec insistance, simple « instrument de contrôle social » (p. 220), né du « contexte socio-politique » (p. 267). Cela même qu'aurait rejeté avec indignation notre ami le grand hispaniste, Marcel Bataillon, pourtant agnostique, maçon, et homme d'extrême gauche. Le 28 avril 1975, peu avant sa mort, il nous écrivait, dans une lettre personnelle, que la passion populaire du combat pour le Christ, dans l'Espagne de l'Inquisition, avait pour référence essentielle le salut chrétien, les fins dernières : « Les générations du XVI^e^ siècle s'en sont repues. Au fond c'était l'ouverture eschatologique qui devait en constituer l'élément entraînant. » L'ouverture eschatologique ; même par trop biblique, et erronée dans la méthode. Non quelque plat et stupide « contexte sociopolitique ».
« Grand besoin d'une révision complète »
Heureusement la réalité authentique de l'Inquisition espagnole se fait jour, de plus en plus, dans les travaux universitaires les plus sérieux du nord des Pyrénées. Notre autre relation de débats et conférences, Bartolomé Bennassar, il y a peu président de l'université de Toulouse-Le Mirail, a écrit dès les premières lignes de son *Inquisition espagnole* de 1979 :
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sur cette Inquisition, « les images stéréotypées ont le plus grand besoin d'une révision complète. Une analyse du vocabulaire de l'opinion, à l'égard de l'Inquisition espagnole, conduite selon les méthodes quantitatives modernes, produirait probablement, au taux de fréquence le plus élevé, les mots suivants : Torquemada, intolérance, fanatisme, torture, bûcher... L'Inquisition espagnole fut tout autre chose ».
Voyons donc, l'une après l'autre, ces « images stéréotypées » et faisons-en, rapidement, autant que le permet la brièveté d'une conférence, la « révision complète ». Faisons apparaître, du même coup, ce « tout autre chose » que fut l'Inquisition espagnole.
Torquemada, pour commencer, ne fut pas la brute épaisse que présente la « légende noire » de cette Inquisition. Dont il ne fut pas à proprement parler le fondateur, n'intervenant en elle, de manière normative, qu'après 1483, alors que la fondation de l'Inquisition espagnole remonte à 1478 par la bulle fondatrice de Sixte IV, *Exigit sincerae devotionis.* Et à 1480, après un délai de grâce de deux ans consacré à un appel pacifique à la conversion des judaïsants, par la nomination des premiers inquisiteurs revenant cette fois aux Rois Catholiques Ferdinand et Isabelle, en application de ladite bulle. Torquemada ne figure pas parmi ces premiers inquisiteurs, d'autres dominicains de premier plan, qui célébreront leur premier *auto de fe* à Séville le 6 février 1481. Si Torquemada fut ensuite inquisiteur général et le grand législateur de l'Inquisition par ses cinq *Instructions* successives, celles-ci furent, au jugement du professeur Saldafia, vice-président de l'Association internationale de droit pénal, un « monument de science pénale et d'humanité ». Ce dont le lecteur sans préjugé se convaincra lui-même à la simple lecture de ces *Instructions,* attentives à éviter, disaient-elles, toute « haine, inimitié ou autre corruption ». Et en 1495-1497 ce sera la « main omnipotente » de Torquemada, comme l'écrit le père de Azcona, qui dirigera l' « habilitation » générale ou réhabilitation, ou pardon, des condamnés par l'Inquisition, leur rendant leurs pleins droits civils et religieux. En bénéficia notamment le grand-père de sainte Thérèse d'Avila, judaïsant condamné « pour de graves crimes d'hérésie ».
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Un jalon biblique et chrétien
Point important : Torquemada était lui-même d'origine juive, au témoignage d'un autre ex-juif, le chroniqueur et secrétaire des Rois Catholiques, Hernando del Pulgar. La répression de l'hérésie judaïsante n'était donc pas, par lui notamment, le produit d'une haine raciale. Mais la défense de l'intégrité de la foi catholique dans cette Espagne des années 1480 où la montée en puissance d'un judaïsme nombreux, influent, offensif, mettait « en jeu l'existence même de l'Espagne chrétienne », comme l'écrit Ludwig von Pastor, auteur d'une immense et érudite *Histoire des Papes*.
Cette défense, une foule d'autres ex juifs, sincèrement convertis comme Torquemada, ne cessaient de la réclamer depuis un demi-siècle. Ce qui n'avait rien d'étonnant, ou de nouveau, puisque la dénonciation du danger judaïsant avait déjà été l'initiative, dans l'Église primitive, de saint Paul, ex-juif de la tribu de Benjamin et d'éducation pharisienne. Puis du premier en date et modèle des Pères apologistes, Ariston, témoin de la chrétienté palestinienne de la ville de Pella où avaient dû se réfugier, trente ans après la mort du Christ, pour échapper à la pression judaïque, les premiers chrétiens, ex juifs, de Jérusalem. L'Espagne du XV^e^ siècle, par son exceptionnel peuplement juif, dû à son accueil des juifs expulsés de tous les autres pays européens, un peuplement tendant à se faire dominant, notamment en matière religieuse, retrouvait simplement le problème religieux central auquel avait été confrontée la Palestine antique. C'était si vrai, et la référence juive si dirimante dans l'Espagne du XV^e^ siècle, que -- seule nouveauté -- les ex juifs y réclamaient la répression du danger judaïsant en se référant au fondement biblique de la défense inquisitoriale de la foi, tel qu'il ressort, nous l'avons vu, du Deutéronome.
Ainsi le *relator* ex juif de l'audiencia royale du temps de Jean II et d'Henri IV de Castille, Fernando Diaz de Toledo, mort en 1457, qui écrivait : « S'il y a quelque nouveau chrétien qui se conduise mal, qu'il soit puni et châtié cruellement. Et je serais le premier à apporter du bois pour le bûcher et à mettre le feu.
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Je conclus même que, s'il descend du lignage d'Israël, il doit être plus grandement et plus cruellement puni, parce qu'il faute en sachant ce qu'il en est, ayant plus parfaitement qu'un autre connaissance de la Loi et des Prophètes. » Torquemada n'était donc pas un oppresseur gratuit, assouvissant une passion maniaque, obscurantiste, de la répression, mais le jalon, se voulant cohérent et maîtrisé, d'une longue tradition, celle de l'exigence biblique (puis patristique) qu'il modérait par le pardon chrétien.
Torquemada mécène et créateur
Ce que confirme la réalité, hors Inquisition, de l'homme Torquemada, grand mécène et grand créateur culturel, et même préparateur du terrain qui sera ensuite celui des droits de l'homme. Lorsqu'il devint inquisiteur général, Torquemada avait déjà commencé la construction d'un grand et magnifique couvent d'études, Santo Tomâs d'Avila, plus tard université de la ville. Il avait réuni pour cela, outre les meilleurs professeurs, les meilleurs architectes, et peintres. Ceux qui en élevèrent l'église, aux voûtes d'une pureté indicible, et les trois cloîtres superbes exprimant successivement l'humble don de soi, la culture généreusement ornée et l'exigence de l'action. Quant aux peintres, Torquemada choisit, inspira et soutint longuement, pour orner Santo Tomâs, celui qui devint là le grand maître isabélin, Berruguete, qui y produisit ses chefs-d'œuvre, le *Retable de saint Thomas* et les dix panneaux d'autres retables, conservés aujourd'hui au musée du Prado.
Santo Tomâs d'Avila ne fut pas la seule création culturelle de Torquemada : en 1492 il créa à Grenade un autre couvent d'études, Santa Cruz, à la dizaine de chaires universitaires, dont sortira notamment Louis de Grenade, le maître de saint François de Sales et de toute l'école spirituelle française du XVII^e^ siècle. De Santo Tomâs d'Avila sortiront également, dans les années 1508, les trois dominicains qui prendront spectaculairement en 1511 la défense des droits des Indiens et se donneront pour disciple Las Casas :
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« Pierre de Cordoba, Bernard de Santo Domingo et Antoine de Montesino étaient assignés tous trois au couvent de Santo Tomàs d'Avila où alors fleurissait la religion, comme le dit Remesal », écrit leur récent biographe, Miguel-Angel Medina (1983).
Permanente ouverture culturelle
Passons à l'intolérance, autre image stéréotypée de l'Inquisition espagnole. Toute l'histoire de l'Inquisition espagnole, permanente ouverture culturelle, dénie ce préjugé. L'inquisiteur général Cisneros publie à partir de 1510 la première *Bible polyglotte* de l'histoire du monde, chef-d'œuvre d'érudition et de typographie. L'inquisiteur général Manrique, dans les années 1520, est le protecteur d'Érasme et de sa pensée, fort critique et audacieuse comme l'on sait. L'inquisiteur général Quiroga, dans les années 1570, refuse de condamner la nouvelle *Polyglotte,* celle d'Anvers due à l'Espagnol Benito Arias Montano, qui faisait la place qui leur revenait à la science biblique juive et à l'exégèse protestante. Avec l'autorisation de Quiroga est publiée en 1584 à Salamanque, comme Bible officielle, en parallèle à la Vulgate catholique, la *Biblia sacro-sancta* de Zurich, la grande Bible latine de la Réforme. Ainsi doit être créditée à l'Espagne inquisitoriale, en même temps que les premières *Polyglottes,* la première *Bible œcuménique* publiée officiellement. En 1594 le système de Copernic, qui sera condamné par un décret romain de 1616, est mis au programme de l'université de Salamanque par le consulteur inquisitorial Juan de Zufliga, inquisiteur général en 1602.
Dans les années 1610, l'inquisiteur général Sandoval est cet animateur culturel exceptionnel qu'a fait revivre l'*Anthologie de louanges à un mécène espagnol* publiée par le professeur Rafael Lainez Alcala. On y lit les expressions de gratitude envers l'inquisiteur général de tous les grands noms alors du Siècle d'Or. Celle de Cervantès, dans *Don Quichotte* même. Celle du romancier satirique et picaresque Alonso de Salas Barbadillo. Celle de Luis de Gongora, poète immortel. Celle de Francisco de Quevedo, poète, romancier, philosophe et moraliste. Celle de Vincente Espinel, romancier que pillera le Français Lesage.
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Celle de l'illustre Tirso de Molina, créateur du personnage de *Don Juan* au sillage universel. Enfin la gratitude de l'immense Lope de Vega aux centaines de chefs-d'œuvre théâtraux. Que veut-on de plus ?
Monuments de lucidité et de compréhension
Il y a pourtant plus. De 1630 à 1670 l'*Index* des livres prohibés de l'inquisiteur général Sotomayor, complété sous ses successeurs, se sépare, dans des domaines essentiels, de *L'Index* de l'Inquisition romaine. L'*Index* espagnol, en effet, ne prohibe, ni ne soumet à expurgation, les œuvres de Giordano Bruno, Galilée et Descartes, brûlés ou condamnés, et prohibés, par l'Inquisition romaine (Descartes en 1663). De même l'*Index* espagnol ne prohibe ni Copernic ni Kepler, prohibés à Rome. Ce qu'établit notamment un exemplaire rarissime (un seul autre exemplaire connu, à Barcelone) des *Index* du XVII^e^ siècle, donnant à la fois les *Index* et décrets de prohibition de Rome, et les *Index* de l'Inquisition espagnole (Rome et Madrid 1667), que nous avons pu faire entrer dans notre bibliothèque. C'est que le consulteur inquisitorial Juan de Pineda avait jugé, pour l'inquisiteur général Sotomayor, que les prohibitions de l'*Index* romain n'étaient que « simples avis et instructions particulières », pouvant aboutir à « l'injuste déshonneur d'auteurs catholiques ». Plus tard les *Index* de l'Inquisition espagnole ne prohiberont ni Leibniz, ni Hobbes, ni Spinoza, ni Newton, ni le bénédictin espagnol Feijoo, grand diffuseur au sud des Pyrénées de la pensée européenne du XVIII^e^ siècle. Les choses étaient si claires, pour les intéressés, que Galilée chercha à s'installer en Espagne lorsque, en 1612, il commença à avoir des ennuis à Rome.
Les *Index* de l'Inquisition espagnole sont donc, sur les points importants, des monuments de lucidité et de compréhension. Qui, s'ils avaient été suivis par Rome, auraient épargné à Jean-Paul II de devoir dire ses regrets, en 1992, pour l'injustice commise à l'égard de Galilée, par l'Église romaine, quelles qu'aient été les provocations et prétentions indues de l'intéressé.
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Un véritable bienfaiteur de l'humanité
Passons au fanatisme, troisième image reçue de la sous-culture ambiante, concernant l'Inquisition espagnole. Il semble que le fanatisme soit ici l'intolérance appliquée, non aux élites, mais à la masse du peuple ordinaire, dans sa vie de tous les jours. Par exemple aux blasphémateurs, particulièrement en Espagne où le juron et l'interjection ironique sont constamment jaillissants. Or, là encore, l'Inquisition espagnole se sépare grandement de la répression constamment développée dans les autres pays. Notamment en France où l'on décapita, avant de brûler son cadavre, le tout jeune chevalier de La Barre, blasphémateur, en plein XVIII^e^ siècle encore. Pour l'Inquisition espagnole le blasphème ne mérite, ne justifie, note Jean-Pierre Dedieu, collaborateur de Bennassar, qu' « une œuvre d'éducation. Corriger le délinquant par une pénitence soigneusement dosée, et surtout éduquer les autres. »
On sait l'extension que prit le phénomène -- les « sorciers » et les « sorcières ». Hors d'Espagne, leur répression noya l'Europe dans la mort. Pour la seule année 1545 et pour la seule petite Genève, Calvin fit exécuter 31 « sorciers » ou « sorcières ». En Écosse, en quarante ans, 3 400 « sorciers » ou « sorcières » furent livrés au feu. En 1609 seulement, on en brûla 600 dans une seule partie (Labourd) du petit Pays basque français. Et on évalue à pas moins de 100 000 les « sorciers » et « sorcières » mis à mort en Allemagne au seul XVII^e^ siècle. Or en Espagne, à partir de 1530, sauf une exception rachetée, l'Inquisition ne condamna à mort *aucun* « sorcier » ou *aucune* « sorcière ». Son grand enquêteur sur le sujet, Alonso de Salazar Frias, véritable bienfaiteur de l'humanité, confirma en effet en 1612 la position prise par la *Suprêma,* le Conseil suprême de l'Inquisition, dès 1530 : « La constatation qu'il n'existait ni sorcières ni ensorcelés, jusqu'à ce qu'ils soient l'objet de conversations et d'écrits, m'a convaincu de la nécessité du silence et de la prudence. » Le spécialiste anglais Kamen conclut dès lors :
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« L'Inquisition espagnole peut, à juste titre, porter à son crédit d'avoir écrasé en Espagne une superstition qui, dans d'autres pays, fit plus de victimes qu'aucune autre vague de fanatisme religieux. » Écrasé oui, par les seules armes de l'esprit et du cœur, là encore.
Documents scientifiques exceptionnels
C'est que les enquêtes de l'Inquisition espagnole, reprises dans les « relations de cause », ne sont en rien les intromissions fanatiques auxquelles croient ceux qui ne les ont jamais lues. Elles sont au contraire extraordinairement prudentes, compétentes, compréhensives, modernes en un mot, dans le meilleur sens. Voici ce qu'en dit le spécialiste Gustav Henningsen, danois cette fois : « Les pièces des procès de l'Inquisition espagnole, selon la nature des délits, nous rappellent les rapports médicaux, les notes d'un psychologue, les analyses détaillées d'un sexologue, les notes de terrain d'un anthropologue, les études de cas d'un sociologue, les analyses phénoménologiques d'un historien des religions, les descriptions d'un historien de l'Église, l'effort d'analyse d'un historien de la littérature. » Ce qui leur vaut d'être aujourd'hui recherchées, dans toute l'Europe, comme documents scientifiques exceptionnels d'histoire des comportements et d'histoire des idées. A la suite de la publication d'*Inquisition et Ethnologie* (1973), étude du même Henningsen.
Mais, le temps nous étant compté, passons à l'autre image stéréotypée attachée à l'Inquisition espagnole : la torture. Inutile de s'étendre ici. Cette image a été balayée catégoriquement par le spécialiste protestant Lea, américain cette fois. Qui a écrit : « La croyance populaire selon laquelle la chambre de torture inquisitoriale était le théâtre d'un acharnement particulier à extorquer les aveux est une erreur imputable aux écrivains à sensation qui ont exploité la crédulité publique. » L'Inquisition espagnole, confirme Kamen, « suivait à cet égard une politique de modération et de circonspection qui permet de la juger favorablement ». En fait, quantitativement et qualitativement, le reflux de la torture, pratiquée systématiquement partout ailleurs en Espagne et en Europe, commence, dans l'histoire moderne, avec l'Inquisition espagnole.
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« Faible taux de productivité »
Nous en arrivons à la dernière image stéréotypée : le bûcher. Là encore les spécialistes ont réduit à leur juste proportion les exagérations sorties des calculs conjecturels de Llorente qui laissaient croire que, pendant trois siècles, en Espagne, l'air n'avait cessé d' « empester la chair brûlée ». D'abord, il fallut bien le constater : l'Inquisition espagnole est la seule qui n'ait brûlé *aucun* écrivain, philosophe, théologien ou savant de quelque importance, comme l'a amplement démontré Menendez y Pelayo. Puis Azcona, en 1964, confirmé plus récemment par l'Allemand Klaus Wagner, estima que, même dans la période la plus dure, celle des vingt-cinq premières années antijudaïsantes de salut public, de 1480 à 1504, les exécutés ne furent pas plus, dans toute l'Espagne, de « quelques centaines », une vingtaine par an, ou 1 à 2 par an pour chaque région ou « royaume ». Ensuite, pour la période de 1560 à 1700, Henningsen conclut en 1977 : « Environ 1 % seulement des accusés ont dû être exécutés. » Et Braudel nota, de son côté, en 1966, « le nombre relativement limité » des victimes de l'Inquisition espagnole. « Relativement », c'est-à-dire par rapport à ce qui se passait, aux mêmes époques, hors d'Espagne, comme nous l'avons rappelé.
Car « le recours à la peine capitale fut exceptionnel après 1500 », nota Bennassar en 1979. Ce qui -- vraiment, cette fois -- singularisait l'Espagne par rapport au reste de l'Europe. On pouvait même « accuser » l'Inquisition espagnole, comme entreprise répressive, d'avoir eu « un faible taux de productivité », écrivit en 1981 Antonio Dominguez Ortiz dans son histoire, pourtant, des *Autos de la Inquisicion Sevilla !*
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Double conclusion
Quelle conclusion tirer ? D'abord, comme l'écrit encore en 1979 Bennassar : « Si l'Inquisition espagnole avait été un tribunal comme les autres, je n'hésiterais pas à conclure, sans crainte de contradiction et au mépris des idées reçues, qu'elle leur fut supérieure. Plus efficace, à n'en pas douter. Mais aussi plus exacte, plus scrupuleuse. Une justice qui pratique un examen attentif des témoignages, qui accepte sans lésiner les récusations, par les accusés, des témoins suspects, une justice qui torture fort peu. Une justice soucieuse d'éduquer, d'expliquer à l'accusé pourquoi il a erré, qui réprimande et qui conseille, dont les condamnations définitives ne frappent que les récidivistes. »
Il est vrai que Bennassar ajoute que l'Inquisition fut un long péché contre l'esprit. Mais, cela, nous ne le croyons pas. On l'a vu, en effet : l'Inquisition s'est construit une grandeur spirituelle propre. Ayant reçu toutes les armes du Léviathan, elle ne cessa de les émousser. Organisation puissante, elle sut refuser de plus en plus les tentations de la puissance et même fit reculer la cruauté, comme l'ignorance et le soupçon, par la puissance. Et elle mit cette puissance au service du discernement de l'avenir. Au point d'être, concernant les sorcières, le menu peuple, comme les écrivains, les philosophes et les savants, presque seule, le laboratoire de notre meilleure modernité. Celle de la compréhension, du refus des craintes et terreurs qui enserrent, qui dévoient et qui tuent. Ainsi l'Inquisition espagnole, comme bien peu d'institutions humaines, sut, exemplairement, faire sortir, des ombres, des lumières.
Le véritable jury de ce procès
Pour tout dire et comme dans toutes les Inquisitions, la défense répressive de la foi avait été certainement abusive au regard de la liberté essentielle de la conversion chrétienne.
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Mais elle avait été gérée par l'Inquisition espagnole avec une ouverture d'esprit et de charité exceptionnelle, ouverture toute chrétienne qu'il est juste de souligner aussi. De cela le peuple chrétien d'Espagne était profondément conscient : il n'a cessé de manifester une adhésion, une gratitude massives pour le rôle tutélaire dans la foi que fut, à son égard, celui de l'Inquisition. En plein XIX^e^ siècle, lorsqu'elle fut supprimée, on constata de nouveau que l'Inquisition était « enracinée dans la masse populaire, qui manifesta, par tous les moyens à sa portée, la plus radicale réclamation en vue de son rétablissement », rappelle la *Gran Enciclopedia de Andalucia* (1980). Cela est toujours ressenti. Nous en avons connu récemment un étonnant témoignage public : celui d'un groupe de francs-maçons andalous christianisants s'opposant fermement, dans ce sens, à la condamnation sans nuances de l'Inquisition espagnole prononcée à Paris par un haut dignitaire de leur secte. L'Inquisition, disaient ces francs-maçons andalous, a enseigné en profondeur le peuple espagnol, dans la foi et la morale. Il en est résulté une véritable culture chrétienne populaire, dont ces francs-maçons donnaient des exemples anecdotiques frappants chez de simples ouvriers du bâtiment d'aujourd'hui. Cela, Salvador de Madariaga l'avait vu aussi qui ajoutait que, depuis l'Inquisition, l'Église espagnole n'avait pas su, ou pu, faire fructifier vraiment ce capital apostolique. Braudel aussi l'avait vu, qui écrit dans sa *Méditerranée :* l'Inquisition espagnole fut « le désir profond d'une multitude ». Un désir se vouant, comme l'Inquisition elle-même, beaucoup plus au pédagogique qu'au répressif.
Or, si l'historien libéral peut toujours, dans ce procès, prononcer un réquisitoire, le jury à qui revient en définitive le jugement est le peuple, le « peuple de Dieu ». Et il reste à lui prouver, pour notre siècle et les siècles à venir, que l'attitude inverse de celle de l'Inquisition espagnole, la liberté sans frein prônée par les détracteurs de celle-ci, n'aboutit pas en fait à une autre, pire, mortelle répression. La répression, peut-être irréparable, de l'engagement chrétien disqualifié et ridiculisé par les nouveaux pouvoirs d'État, de médias et de prétendue culture, imposant à tous leur règne relativiste et pourrisseur.
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Sans, cette fois, hors la pratique culturelle de plus en plus minoritaire, la moindre ouverture spirituelle et de charité, publique, vers la Vérité, pour la masse des hommes promis pourtant à la Rédemption. Ouverture publique, sociale, vers la Vérité qui fut, malgré tout, le modèle fourni par l'Inquisition espagnole, et qu'il faudrait aujourd'hui réinventer différemment. Dans la seule pédagogie, mais réellement offerte à tous. Hélas ce modèle est devenu sans emploi, même de reconversion. Ajoutant ainsi au chômage régnant, pour les masses chaque jour déchristianisées de force, son chômage bien plus essentiel : le chômage du Salut chrétien.
Plus de cent ans déjà, un appel
La révélation d'une réalité de l'Inquisition espagnole « tout autre », comme le dit Bennassar, que la vision imposée par sa « légende noire », nous amène à une dernière réflexion. Le 18 août 1883 un pape considéré comme libéral, Léon XIII, publiait un bref spécial consacré à la nécessité vitale, pour les catholiques, des études historiques, *Saepe numero considerantes.* Face aux « légendes noires » anticatholiques, il lançait un appel au travail, à l'action, écrivant :
« *Il est d'un intérêt primordial d'écarter ce péril. Il faut s'employer énergiquement à réfuter mensonges et faussetés en recourant aux sources. Les ennemis de l'Église tirant leurs dards hostiles surtout de l'Histoire, il est nécessaire que l'Église se défende avec les mêmes armes de l'Histoire, et qu'elle fortifie avec plus de soin les flancs attaqués avec plus de violence.* »
Hélas ! le pape a été bien peu entendu. Il a fallu cent ans pour que, sur l'Inquisition espagnole, un début de rectification intervienne. Et même sur elle, on l'a vu, des publications catholiques comme la *Biblioteca de Autores Cristianos* continuent à donner des armes aux ennemis.
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Au point que, dans l'énorme tome I de la *Historia de la inquisiciôn* de la B.A.C., 1 500 pages prétendant donner tout son « processus historique », on ne trouve pas un seul mot des nombreux témoignages et faits lui rendant justice que nous avons cités ici. Pas un mot des témoignages d'Antonio del Corro et d'Ortiz de Zufiiga, de la vérité humaine et chrétienne de Torquemada, de l'extraordinaire ouverture biblique de Quiroga, du formidable mécénat de Sandoval, du monument de lucidité et de charité que fut l'*Index* de Sotomayor refusant les condamnations de Giordano Bruno, Galilée et Descartes, de la valeur ethnologique et de la prudence des enquêtes inquisitoriales soulignées par Henningsen, de la remarque de Dominguez Ortiz sur le « faible taux de productivité » de la répression, du jugement de Bennassar sur la supériorité de la justice inquisitoriale. Rien de tout cela !
Et si l'on trouve, dans cette publication catholique, un gros tas de notations ou de ragots sur les corruptions financières ou sexuelles de tel ou tel inquisiteur (comme il y en a parfois dans l'Église elle-même), on n'y trouve pas un mot sur la sainteté d'autres inquisiteurs. Telle la sainteté rayonnante du président du tribunal inquisitorial de Grenade dans les années 1570, un certain Toribio de Mogrovejo, qui sera saint Turibe, archevêque de Lima et « la plus haute lumière de l'épiscopat américain », a dit le Concile américain de 1900 ; Turibe dont le nom n'est même pas cité. Pas un mot non plus sur les qualités d'érudit, de fondateur culturel et charitable, d'un des derniers inquisiteurs généraux, Francisco Lorenzana, qui a rempli Tolède de ses superbes fondations. Et dont le propre ambassadeur de la Révolution française à Madrid, Bourgoing, a écrit, en témoin direct, qu'il était un « prélat aussi éclairé que bienfaisant ». On trouve, par contre, dans la B.A.C., cette affirmation, d'une rigueur d'analyse que nous vous laissons admirer : les « survivances » de l'Inquisition sont rien de moins que le K.G.B. et la C.I.A. (p. 228). *Que movida !* quelle nouvelle vague de licence madrilène ! pour la jusqu'alors vénérable B.A.C.
Comme on l'a vu aussi dans nos précédentes conférences, ce sont souvent des catholiques, des religieux, voire des évêques, voire Rome parfois, qui continuent à tirer des « dards hostiles » sur cet autre « flanc attaqué avec violence », la Royauté Catholique d'Espagne et la Conquête de l'Amérique.
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Appel d'aujourd'hui
Ne serait-il pas temps qu'enfin les catholiques réagissent ? Spécialement, que les universitaires catholiques utilisent enfin leurs capacités, leurs connaissances, en se lançant dans ce combat qu'il y a plus de cent ans déjà le pape déclarait primordial ? C'est l'appel que nous vous lançons nous-même modestement, aujourd'hui, ici.
« N'ayez pas peur ! », comme nous le lance aussi notre pape d'aujourd'hui. Même si vous craignez de voir chanceler votre foi chrétienne en entrant dans les entrailles parfois horribles, ou dites telles, de l'histoire, nous pouvons vous garantir une chose, par expérience personnelle : plus il y a d'horreurs, réelles ou prétendues, plus vous en sortirez avec une foi renforcée. Car, à côté des horreurs, vous y aurez rencontré aussi la grâce agissante. Ainsi expérimentez-le. Et faites-le savoir aux hommes de notre temps qui ont tant besoin de s'en assurer : la foi ne s'accorde jamais mieux, en définitive, qu'avec la pleine vérité de l'histoire.
Jean Dumont.
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### L'échec n'est pas de Mistral
par Céline Magrini
AU mois de mai 1993, les éditions Fayard ont fait paraître une biographie de Frédéric Mistral par Claude Mauron qui désormais fera référence, et qui entre autres mérites a celui de dissiper bon nombre de préjugés concernant notre poète maillanais. Car on a généralement du « petit bourgeois de Maillane » une idée toute faite, et de son œuvre, aucune. Ou quelques images fraîches et mièvres laissées par un souvenir de l'opéra de Gounod. On en reste à peu près au niveau de ce journaliste qui résumait *Mirèio* comme l'histoire d'une jeune fille morte d'insolation pour être sortie précipitamment en oubliant son chapeau.
Cette ignorance de l'homme et de son œuvre, qui se trouve quelquefois une justification en reprochant au poète d'avoir écrit dans sa langue maternelle, n'empêche pas certains jugements sévères.
On lui fait ainsi grief (aujourd'hui, en 1993), comme à Charles Maurras d'ailleurs, d'avoir opposé (entre 1870 et 1914) germanisme et latinité.
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Et il est vrai, Mistral a chanté, avec une rare fierté, la *Raço Latino :*
*Tu siés la raço apoustoulico*
Que sono li campano à brand :
Tu siés la troumpo que publico
E siés la man que trais lou gran.
Ta lengo maire aquéu grand flume
Que pèr sèt branco s'espandis,
Largant lamour, largant lou lume,
Coume un resson de Paradis,
Ta lengo d'or fiho roumano
Dóu Pople-Rèi es la cansoun
Que rediran li bouco umano,
Tant que lou verbe aura resoun.
« Tu es la race apostolique -- qui met les cloches en branle ; -- tu es la trompe qui publie, -- tu es la main qui jette le grain. \[...\] Ta langue mère, ce grand fleuve -- qui se répand par sept branches, -- versant l'amour et la lumière -- comme un écho de Paradis, -- ta langue d'or, fille romane -- du Peuple-Roi, est la chanson -- que rediront les lèvres humaines -- tant que le Verbe aura raison. » ([^23])
Mais un tel engagement ne signifie pas que Mistral ait ignoré toute racine qui ne fût grecque ou latine. Nous en voulons pour illustration l'existence d'une correspondance de Mistral avec Théodore Botrel...
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Cela étant, Mistral n'est pas, quoi qu'on ait dit, un ancêtre de nos folkloristes. Dans les années 1850, il est un jeune homme qui a compris qu'une civilisation allait disparaître sous les coups d'un « centralisme égalisateur » et qu'il fallait « sauver ce qui \[pouvait\] être sauvé ». Et si, pour transmettre une mémoire, il conçut un musée ou des fêtes devenues depuis « traditionnelles », c'est en lui le poète, l'*umble escoulan dóu grand Oumère --* « l'humble écolier du grand Homère » ainsi qu'il se désigne lui-même, qui, mieux que par de savants traités, aura raison de la mise en oubli de l'histoire. Mais la « Cause » mistralienne consistait avant tout à redonner à la langue provençale ses lettres de noblesse ; cause audacieuse, certes, et d'aucuns diront que tout ce combat s'est soldé par un échec. Et l'on peut en juger ainsi, mais il n'en reste pas moins ce que les jeunes professeurs de provençal (il existe, depuis trois ans, un CAPES de langues régionales) enseignent aux bacheliers qui présentent le provençal en deuxième langue vivante : la Renaissance Provençale du XIX^e^ siècle, un dictionnaire pour recueillir la langue, une œuvre poétique pour la faire vibrer, des successeurs, des adversaires... et le fait que Charles Maurras pourra écrire : « *Le temps n'est plus où Aubanel apprenait le provençal quasiment en cachette ainsi que je l'appris pour ma part.* »
S'il y a un échec, ce n'est pas celui de Mistral. C'est celui que réalisent les bateliers du Poème du Rhône lorsqu'ils ramassent une épave de leur barque brisée par le bateau à vapeur et qu'ils repartent à pied sur la rive, sènso mai dire -- « sans plus rien dire » -- ; en hommes qui assistent à la fin d'une civilisation. Que faisons-nous d'autre ? Il y aurait là-dessus beaucoup à dire, -- ou à redire ; lou mounde viro, qu'y peut un poète ? N'est-ce pas aujourd'hui au tour de la France de perdre son identité ?
\*\*\*
S'il vous arrive d'aborder, dans une conversation, la question de la littérature provençale, presque invariablement vous entendrez ceci : « Pourquoi donc les mistraliens (mais ce sont des réactionnaires !) s'obstinent-ils à dire « provençal » alors qu'aujourd'hui tout le monde sait qu'il faut dire « occitan » ? »
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Il y a ainsi, dans divers domaines, beaucoup de mots qu'il ne faut plus dire, mais dans ce cas précis l'anodine distinction recouvre une vieille querelle, qui remonte déjà à la fin de la vie de Mistral ; querelle aux soubassements politiques bien connus, et compliquée de passions et d'intérêts personnels et pour cela nous nous garderions bien de la raviver. Mais tout de même, être provençal, on sait ce que c'est. On ne se « veut » pas provençal, on l'est ou on ne l'est pas. Et Mistral est provençal, comme d'autres sont bretons ou alsaciens. Tandis qu'être occitan, c'est déjà plus vague, plus abstrait.
Mais bien sûr il s'agit surtout de la langue. Eût-il fallu que Mistral -- pour s'assurer quelle victoire ? -- écrivît, non dans la langue de sa mère, mais dans quelque esperanto d'oc qui eût concilié -- en les niant -- tous les dialectes d'oc, du gascon au nissart en passant par l'auvergnat, le rhodanien et le gavot... N'a-t-il pas mieux fait en rassemblant toutes ces variantes dans son dictionnaire, œuvre de toute une vie, le *Tresor dóu Felibrige ?*
Ou bien s'il s'agit d'une fraternité entre gens de langue d'oc, rappelons que Mistral l'a chantée, dans Lis Isclo d'or, dans Lis Oulivado, comme une fraternité effective et non seulement idéale. Elle se concrétisa, en ce qui concerne les Catalans, par le don qu'ils firent aux Provençaux de cette coupe qui est à l'origine de l'hymne bien connu, la Coupo Santo, dont voici ce que dit notre ami toulousain Jean Faure, dans les Chants de France et de Chrétienté : « Elle résume l'idéal du Félibrige et, des Alpes aux Pyrénées, il n'est point d'homme d'Oc qui n'éprouve, en l'écoutant, le sentiment profond d'appartenir à l'Empire du Soleil. »
Fraternité, donc, et même par-delà l' « Occitanie », avec la latinité entière -- n'y a-t-il pas eu des voyages des Félibres à Barcelone, des échanges avec les Félibres italiens et même roumains ?
Mais lorsque nous affirmons que nous serons d'autant plus européens que nous serons fidèles à la France, cela n'est-il pas valable pour le Provençal vis-à-vis de l' « Occitanie »,
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Comme le premier ambassadeur de Roumanie en France, Vasile Alecsandri (1821-1890). et vis-à-vis de la France ? L'honneur de Mistral a été d'être resté lui-même, comme l'ont fait après lui entre autres Joseph d'Arbaud et, plus près de nous, Max-Philippe Delavouët, conscients de renoncer ainsi à la promotion littéraire, sachant qu'ils seraient omis des anthologies et des manuels, sinon relégués dans la condescendante catégorie des écrivains « régionalistes »... Mais conscients aussi d'atteindre, par cette fidélité à leur parler, à leur terre, à leur héritage, ce qui fait au contraire la grande littérature. « L'homme, écrivait d'Arbaud en 1924, qui, une fois, à la voix de Mistral, a pris possession de ses richesses héréditaires, le mistralien, pourra se sentir européen, international, -- il le pourra et le devra --, mais comme le Grec antique, à force d'être grec, se sentait humain... »
Céline Magrini.
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La catastrophe écologique des étables d'Augias
### Hercule au front bas
par Francis Sambrès
LORSQUE saisi d'une folie meurtrière Héraclès, fils de Zeus et d'Alcmène épouse d'Amphitryon, tua sa femme Mégare et ses enfants, il fut jugé et condamné aux douze travaux d'intérêt général -- les TIG de l'époque. Devant ce verdict de clémence, le peuple s'indigna d'une justice de classe aussi scandaleuse, mais les sophistes se réjouirent d'une telle jurisprudence qui donnait au « raptus » de la folie le rang d'excuse absolutoire ; on saurait en faire usage.
L'un de ces TIG, le neuvième, était de nettoyer les étables d'Augias, roi d'Élide, où s'entassaient trente années de fumier produit par 3 000 bœufs.
Je ne saurais trop blâmer Augias qui partit en goguette sur le navire Argo avec une brochette de célébrités pendant *trente ans* sans avoir prévu les cent bouviers indispensables, les dix maîtres-bouviers, un intendant-bouvier directement rattaché à la régence, et tout le personnel d'entretien, l'outillage et les instruments de charrois qu'un tel troupeau dans de telles étables réclamait.
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Il était sans doute de petite cervelle et plus prompt à lever le pied qu'à administrer son royaume avec sagesse.
Héraclès, donc, cet Hercule au front bas que nous montrent les sculpteurs, au lieu de prendre les choses par un bout, selon une tradition ancestrale, sa griffe pour arracher le fumier, sa fourche à quatre dents pour le charger ; au lieu d'atteler les bœufs aux charrettes puis d'aller dans les champs voisins privés d'humus depuis trente ans faire des petits meulons régulièrement espacés, prêts à être « espandillés » (comme on disait chez moi) avant labour, cet Hercule donc préféra employer les grands moyens.
Premier aménageur-lourd de l'histoire, il entreprit de dévier le fleuve Alphée, de le faire passer dans les étables et d'utiliser la force du courant pour arriver à ses fins. Réfléchissons. La déviation d'un fleuve a des conséquences multiples. Sans parler des travaux proprement dits qui ne sont pas simples : creuser un nouveau lit en prévoyant un profil raisonnable soit en abaissant, soit en relevant le relief naturel, faire barrage au cours naturel qui attire les eaux, assurer un courant mesuré -- ni trop ni trop peu -- est une œuvre d'art. Je doute, mais l'histoire, qui est si indulgente aux rodomonts, n'en dit rien, qu'Hercule au front bas ait réussi du premier coup. Oublions les tâtonnements, les reprises de tracé, les bévues et venons-en au banquet offert aux amis Argonautes, Jason, Orphée, Castor et Pollux -- ils étaient tous là -- pour fêter la mise en eau.
Ce dernier coup de pioche est le départ de la plus grande catastrophe écologique connue *dont les conséquences sont encore visibles aujourd'hui.*
D'abord le cours ancien du fleuve mis à sec resta comme un désert de galets et moururent le ventre en l'air les poissons et les oiseaux qui mangent les poissons et tous ceux qui mangent les oiseaux. Disparurent aussi les arbres des berges et les troupeaux qui venaient boire, aussi les champs et les jardins et ceux qui les cultivaient. Le désert -- celui qu'on voit encore aujourd'hui -- s'installa en aval et jusqu'à l'embouchure ou presque. Olympie en fut touchée.
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Pour faire le barrage, il avait fallu noyer vergers et pâturages du proche amont et même tout un village dont les tombes la nuit lancent encore des éclairs de chagrin. Pour l'emprise de la conduite forcée, on avait dû tracer à travers champs une brèche stérile qui ne s'occupait ni des chemins, ni des ponts, ni des parcelles, ni des fermes qu'elle rencontrait ; un TGV liquide !
Dans les étables, ce fut un vrai cataclysme !
Certes, les flots emportèrent le fumier mais les fondations, pourtant de pierres de taille avec pattes d'araignées remplies de chaux grasse, furent déchaussées et bientôt les murs menacèrent ruine. Personne, surtout pas Hercule, ne parvint à les sauver. On en voit encore les vestiges aujourd'hui.
D'ailleurs la force du courant sur des accotements non stabilisés, à moins, mais j'en doute, qu'Héraclès n'ait fabriqué des gabions de roseaux, arrachait des pans entiers des terres et des boues qui venaient remplacer les fumiers dans l'infâme cloaque qu'étaient devenues ces belles étables du roi Augias.
Et ce n'était pas tout ! En aval, le torrent boueux chargé en excès de matières organiques empoisonnait tout sur son passage, l'air, la terre et ceux qui l'habitaient, les plantes périrent asphyxiées par un excès de fertilité qu'elles ne purent digérer -- là encore ce fut le désert.
Aucun être vivant d'aucune sorte ne put supporter de boire cette eau-là qui lâchait des bulles bleuâtres de poison bien après l'embouchure et jusqu'à l'île d'Ortygie où la belle Aréthuse, nymphe de Diane, fut obligée de se réfugier, chassée par les sanies des eaux du fleuve Alphée qu'elle chérissait... avant. Diane eut pitié d'elle et la changea en fontaine si pure qu'elle pouvait couler à l'intérieur des flots boueux sans être polluée ni se mélanger avec eux ([^24]).
C'est bien un miracle qu'il fallut recevoir pour sauver l'âme du fleuve des violences du premier des ingénieurs en chef des eaux, du premier des aménageurs en gros, des violeurs d'espace au front bas, j'ai nommé Hercule, fils de Jupiter !
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Et pendant ce temps, partout où veulent vivre les hommes, les petits aménageurs travaillent avec la patience et l'espoir du Jardin retrouvé.
Les outils de leurs actions n'ont pas changé depuis l'aube des temps et sont les mêmes en tous lieux. C'est la main de l'homme, poursuivie par l'outil simple, la houe, la fourche, la masse, la hache et leurs dérivés simples, qui a sculpté ces paysages que nous aimons, qui sont nos pays. Tout ce que nous voyons -- sauf les monstruosités de nos engins d'aujourd'hui -- béton, bitume, parkings -- a été fait -- et patiemment refait -- tous les cinquante ans à peu près -- et tous les ans entretenu depuis la création. Nos chemins et nos rivières, nos bois et nos champs, nos villes et nos fermes, tout ce que l'on voit et même ce que l'on ne voit pas, les drains et les fossés, ont été faits de la main de l'homme.
Tous nos malheurs d'aujourd'hui -- et ceux mille fois plus terribles qui attendent nos enfants -- viennent de ce que l'humanité a cessé de travailler de ses mains à la sueur de son front. Tout le monde s'efforce de fuir comme une malédiction le travail des mains qui construisent le jardin.
Il est vrai que l'abandon du mode de vie rural qui, jusqu'aux années 1950, était celui des campagnes, mais aussi des villages, des petites villes et même de continents entiers, ne permet plus aux habitants des villes ce travail manuel faute de place et d'intérêt. Comment veut-on résoudre le problème du Nigeria lorsqu'on apprend que Lagos, sa capitale, annoncée à 4 500 000 habitants en 1984, n'est pas loin des 20 millions d'habitants ? Tous ces néo-urbains, partout, qui ont laissé dans leurs campagnes lointaines, avec leurs traditions et leur culture, les outils de la survie et la paille de leurs sabots, ne peuvent apporter à la vie des villes que l'envie, la haine et la misère sans défense, avec la violence, son corollaire.
On nous dit alors que l'explosion démographique est le péril majeur et qu'il faut entasser les mesures les plus tristes, les plus criminelles, pour contrôler les naissances afin de ne pas arriver au désastre de devoir partager l'eau, l'air et le pain.
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Imaginons pourtant ce que serait le monde où, comme une ardente prière, les outils seraient maniés par des milliards d'hommes pour fabriquer le jardin perdu et réaliser ainsi nos destins d'hommes dans la stricte ligne des Écritures. Il y a bien assez de terres, d'eau et de ciel pour cela, jusqu'à la fin des temps.
Francis Sambrès.
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### Le recouvrement de Jésus au Temple
Avouons que parmi les mystères de l'enfance du Christ, le recouvrement au Temple fait un peu figure de parent pauvre. On n'y trouve pas l'éclat fondamental de l'Annonciation, on n'y entend pas le chant du *magnificat,* ni celui des anges au-dessus de la crèche. La liturgie, les arts, la dévotion populaire ne semblent guère s'être appliqués à le mettre en relief. C'est le cinquième et dernier des mystères joyeux du Rosaire qu'on achève en fin de journée, bien content d'arriver au bout.
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Cependant cet épisode comporte un vrai et grand mystère. Il nous révèle l'atmosphère divine dans laquelle évoluait la Sainte Famille pendant les trente ans de vie cachée à Nazareth, atmosphère faite de paix et de douceur qui sera la référence pour toutes les familles du monde jusqu'à la fin des temps. De plus saint Luc nous dépeint en trois coups de pinceau l'Enfant Jésus à douze ans, soumis à ses parents, grandissant en sagesse, en taille et en grâce devant Dieu et devant les hommes. Enfin nous avons la première révélation que Jésus fait de sa mission aux ordres de Dieu son Père.
La vie à Nazareth
Lorsqu'il eut accompli sa douzième année, ses parents et lui montèrent à Jérusalem pour y célébrer la Pâque. La Pâque juive était la grande fête religieuse et nationale qui rappelait la délivrance du Peuple hébreu, la sortie d'Égypte, le passage de la mer Rouge et la noyade des chars et des cavaliers de l'armée du Pharaon. Une victoire éclatante et un événement fondateur. Mais pour Jésus cette célébration annuelle revêtait une signification autrement importante que celle d'une simple observance religieuse : l'enfant y apercevait en filigrane tout le mystère du salut et la raison même de sa venue parmi les hommes.
Comme il le fera souvent plus tard avec les apôtres, Jésus à la faveur de cérémonies rituelles ne manquera pas de souligner le sens des psaumes de David qu'il chantait tous les samedis à la synagogue. On ne peut concevoir la vie quotidienne à Nazareth sans cette toile de fond remplie du chant des psaumes et de la lecture des prophéties d'Israël, ni sans le souvenir qu'ont laissé dans le cœur de la Vierge, douze ans auparavant, les propos du vieillard Siméon.
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Elle se rappelait comment celui-ci, inspiré, solennel, s'était exclamé en élevant l'enfant dans ses bras « Maintenant, ô Maître souverain, tu peux, selon ta parole, laisser aller ton serviteur dans la paix, car mes yeux ont vu le salut que tu as préparé à la face de tous les peuples, lumière pour éclairer les nations, et gloire de ton peuple Israël. » Et comment la Vierge aurait-elle oublié les paroles de l'Ange Gabriel lui parlant de son fils devant régner sur Jacob éternellement, et dont le règne n'aura pas de fin ? Jésus aurait-il attendu trente ans pour parler avec admiration à Marie et Joseph de son Père du Ciel, et pour leur dire : « Mon Père et moi nous sommes un » ? Comment les entretiens entre la mère et le fils n'en auraient-ils pas été illuminés de l'intérieur ? Marie, en bonne Israélite, connaissait bien les prophéties, en particulier celle d'Isaïe décrivant le serviteur souffrant de Yahvé, humilié, calomnié et couvert de crachats. Ce tableau devait faire grande impression sur ceux qui, au-delà de l'image politique triomphale qu'on se faisait habituellement du messie, cherchaient avec un tremblement d'amour sa face désirée.
Maintenant Jésus a douze ans. Sa mère au fil des jours observe avec un intérêt grandissant cette jeune intelligence humaine qui se développe merveilleusement sous ses yeux ; elle observe les faits et gestes de son fils, elle écoute sa parole et continue de les garder en les méditant dans son cœur.
Cette union d'âme, ces silences d'amour entre la mère et le fils, qui s'offrent à l'admiration des anges, feront dans le ciel l'objet de notre contemplation éternelle. Et c'est dans ce contexte d'intimité familiale, de prière et d'illumination progressive, qu'il faut situer la découverte dans le Temple et la révélation *nouvelle* que Jésus fera à ses parents de la relation mystérieuse qui l'unit à son Père du Ciel.
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Trois jours en enfer
Au retour les pèlerins se retrouvèrent comme d'habitude à l'étape. Marie et Joseph s'aperçurent alors que Jésus n'était pas avec eux. Jusqu'à la halte, ils ne s'étaient pas inquiétés. Joseph pensait que Jésus avait cheminé avec sa mère, et Marie croyait qu'il était dans la caravane des hommes. Cette méprise est courante, c'est bien connu. Alors ils rebroussèrent chemin et ce furent trois jours de souffrance indicible, trois jours de souffrance intérieure connue de Dieu seul qui semblent une éternité. Il fallait peut-être cela pour que Marie un jour devînt la consolatrice des mères affligées, de celles qui croient leur fils perdu à jamais.
Plus encore, Marie à la recherche de son fils sera le modèle, deviendra la mère, la patronne, l'entraîneuse de tous ceux qui partiront dans son sillage à la recherche de Dieu, heur et douleur, dans la nuit des temps. Ô mes frères, moines de tous les siècles et de tous les univers, partis pour la grande aventure, avec vous je cherche Jésus caché dans le temple de mon âme. Ah ! comme il nous est difficile de rester fixés en Dieu et comme il nous est dur d'être sans cesse tirés au dehors de ce temple et plongés dans les ténèbres extérieures, lieu de la grande punition. *Liez-lui les mains et les pieds et jetez-le dans les ténèbres extérieures.* Puisqu'il a aimé les ténèbres plus que la Lumière, qu'il y reste pour l'éternité.
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Et voici la Vierge, promue consolatrice des affligés par son affliction même, mêlée aux passants, aux hommes qui passent comme des ombres, pour leur demander où se trouve l'Immuable. Dérision ! Il fallait qu'elle souffrît cela, marchant jusqu'au crépuscule et couchant sans sommeil dans les caravansérails, ensevelie en son propre silence, comme trente ans plus tard le Christ au tombeau.
Regardons la scène inoubliable. Trois jours dans les affres, trois jours dans les tourments, frappant de porte en porte, pâle, la mine défaite. Mais qui est cette pauvre femme ? C'est l'Immaculée-Conception, la Reine du Monde qui cherche le Verbe de Vie. Elle était devenue laide à force de pleurer, disait Péguy, et c'est nous qui la faisons pleurer chaque fois que nous nous éloignons d'elle. Fruit du mystère, la recherche de Jésus. C'est par Marie désormais que nous recherchons celui qui est tout pour nous :
*ne tendre*
*A Lui qu'en vous sans plus aucun détour subtil*
*Et mourir avec vous tout près. Ainsi soit-il.*
Voici ce que dit la première antienne de Notre-Dame des sept douleurs : « Où s'en est allé ton bien-aimé, ô la plus belle des femmes, *o pulcherrima mulierum !* Où s'est-il caché, que nous le cherchions avec toi ? » Et la liturgie répond, comme toujours, magnifiquement : « *O vos qui transitis per viam, videte si est dolor sicut dolor meus !* Ô vous qui passez par le chemin, voyez s'il existe une douleur comparable à ma douleur ! »
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Le recouvrement
Retracer par l'imagination le choc émotif de la rencontre n'est pas de première importance. En revanche les paroles, garanties par la grâce de l'inspiration, sont un guide très sûr. Elles enveloppent le sens des mots comme l'écorce qui contient le fruit. Les Pères disent qu'il faut ouvrir l'écorce de la lettre pour trouver l'amande. Marie pose la question sur le mode à peine voilé de la réprimande : « Mon enfant, pourquoi as-tu agi ainsi avec nous ? Voyez votre père et moi nous vous cherchions tout affligés. » La réponse de Jésus est rapportée sous forme interrogative : « Pourquoi me cherchiez-vous ? Ne savez-vous pas que je me dois aux affaires de mon Père ? » Nous sommes là au bord d'un grand mystère. Les exégètes s'évertuent. Il semble d'abord que l'interrogation soit purement verbale. On pourrait traduire : « Vous me cherchiez, mais voyons, vous savez bien que je me dois aux affaires de mon Père : l'avènement du Royaume, le salut des âmes, je suis venu pour cela !... »
On voit avec quelle délicatesse « Jésus », c'est-à-dire sauveur, enseigne doucement à ses parents le mystère de sa vocation rédemptrice. Mais la réponse demeura incomprise de Joseph et Marie, jusqu'à ce qu'il plût à Dieu de leur en révéler le sens. Les saintes âmes progressent dans la nuit de la foi et leur amour augmente en méritant des grâces à ceux qui sont assis dans les ténèbres, à l'ombre de la mort. La gloire de la charité, c'est de deviner, a-t-on dit ; et -- autre dicton -- la vocation des enfants passe par le cœur de la mère.
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Il y avait donc place dans l'âme de Marie pour une connaissance plus haute, plus intuitive, que les théologiens appellent la connaissance par connaturalité. Ainsi, Marie dut-elle pénétrer mieux que ne le fera jamais aucune mère de la terre à l'intérieur de l'âme de son fils pour en saisir les moindres pensées : elle communiait à l'âme de Jésus avant de communier à son Corps et à son Esprit.
« *Il faut que je sois aux affaires de mon Père.* » *Mon Père,* c'est-à-dire celui qui m'a engendré avant l'aurore dans la splendeur des saints, celui qui habite une lumière inaccessible et que le Fils consubstantiel a pour mission de nous révéler. Voilà, avant la grande théophanie du Jourdain, la révélation non seulement de la divinité de Jésus mais de l'axe invisible qui dressera l'âme du Fils vers son Père et dont toute la vie dépendra jusque dans ses moindres gestes : la volonté de son Père, les *affaires* de son Père, l'*Heure* de son Père. Ici, saint Jean prendra le relais de saint Luc. Et Marie sur le chemin du retour, tout en serrant son petit garçon contre elle, songeait que ce bonheur ne durerait pas toujours. Elle voyait s'établir avec évidence une relation entre l'amour de Jésus pour son Père du Ciel, d'une part, et d'autre part cette brûlure de l'épreuve causée par sa disparition. Elle devinait que l'amour de la mère devait s'effacer devant la mission du Fils. La croix se profilait au lointain.
Puis dans la suite des siècles l'Église faisant une lecture toujours plus pénétrante du récit des Évangiles, les Pères feront le lien entre la présence de Jésus découvert au Temple et son entrée en gloire après la Passion.
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Le Temple de la Gloire
« Or, au bout de trois jours ils le trouvèrent dans le Temple, assis au milieu des docteurs, les écoutant et les interrogeant. Et tous ceux qui l'entendaient étaient stupéfaits de son intelligence et de ses réponses. » La présence apparemment insolite de l'Enfant Dieu dans le Temple achève de donner à l'incident sa valeur prophétique. La série des événements que nous rapportent les Évangiles et leur chronologie ne sont pas seulement des instantanés pris sur le vif qui seraient juxtaposés et cousus bout à bout hâtivement par des témoins oculaires. Ils ont une valeur globale, synthétique, inspirés par le Saint-Esprit, Auteur des Écritures, qui révèle par là même le destin final auquel ils sont ordonnés. Ainsi les actions du Christ reçoivent une double signification. Elles sont d'une part vraiment et concrètement historiques et, d'autre part, revêtent une signification spirituelle en évoquant le mystère des temps futurs.
Lorsque Jésus entre dans le Temple, il y est chez lui non seulement parce qu'il appartient à la religion d'Israël mais encore parce que le Temple symbolise le sanctuaire de la louange éternelle, l'Église du Ciel, le Royaume de Dieu. La Liturgie et la littérature patristique en témoignent. Prenons saint Ambroise dans son commentaire du recouvrement : « Il n'est pas sans signification que Jésus ait été retrouvé après trois jours dans le Temple. Car redevable à ses parents selon l'humanité, il se trouvait en cette humanité rempli de la sagesse et de la grâce divine. Voyons là l'indice d'une prophétie : après les trois jours de sa passion triomphale (*triumphalis illius passionis*) il s'offrira à notre foi sur le trône céleste dans la gloire divine, lui qu'on avait cru mort. » (Homélie du troisième nocturne, Dimanche dans l'octave de l'Épiphanie.)
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La relation étroite entre Jésus et le Temple, constamment présente dans l'Évangile, ne s'explique pas uniquement par une proximité de lieu ou par le contexte historique d'une tradition cultuelle avec laquelle, d'ailleurs, Jésus ne rompt pas. Elle s'explique par le mode typologique (*typos,* image) de l'Écriture. Tout, dans l'Évangile, est allusion à la vie éternelle. Elle est notre véritable patrie, et les hommes qui s'égarent sur les chemins de la terre ne sont malades que de tarder à lui appartenir en plénitude. D'autre part, l'expression : *monter à Jérusalem* est courante chez saint Jean et elle revêtira une signification dramatique au moment de la Passion. Saint Luc emploie le même verbe : « Lorsque Jésus eut douze ans, ils montèrent à Jérusalem. » La montée vers Jérusalem évoque la montée vers le Père, le peuple d'Israël figure l'assemblée des élus, le Temple de Jérusalem le sanctuaire céleste.
Ce symbolisme qui affleure sans cesse dans les Évangiles éclaire certaines paroles du Christ dont la signification paraît obscure. Et ce symbolisme n'a rien d'une forgerie humaine issue d'une tradition rabbinique ou hellénisante. Nulle allégorie savante ne vient s'y greffer. Le symbolisme scripturaire est celui de l'analogie naturelle où les réalités d'en bas annoncent et préfigurent les réalités d'en haut.
C'est l'art poétique des paraboles, celui de la Liturgie. Au 21 novembre, fête de la Présentation de la Très Sainte Vierge au Temple, la collecte nous fait prier Dieu en demandant qu'à l'instar de Marie, présentée au Temple dans son jeune âge, « nous méritions nous aussi d'être présentés au temple de votre Gloire »*. In templo gloriae tuae praesentari mereamur*.
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Au matin du recouvrement Jésus est dans le Temple, dans la maison de son Père, d'où plus tard il chassera les vendeurs, où après sa mort les apôtres monteront pour prier. Ce Temple est l'image du sanctuaire céleste. Jésus l'a aimé, il a pleuré en prophétisant sa destruction. Mais parce qu'il était la figure de ce qui doit venir, il fallait que le Temple fût détruit, cédant la place à l'Église.
A la question de sa mère lui disant « votre père et moi nous vous cherchions tout affligés » Jésus répond en parlant de son Père du Ciel : mon père et ma mère me cherchent... mon Père... eh bien, oui, justement, c'est pour Lui que je suis dans le Temple aujourd'hui ; et toute ma vie sera de retourner à mon Père en lui rapportant les brebis égarées du troupeau, et c'est ce que je commence à faire ici même !
Ainsi Jésus commençait son grand travail à travers les figures qui passent vers la Réalité qui ne passe pas. Et comme pour nous montrer la voie royale, imprescriptible, la voie d'où il ne sortira plus, l'Évangile conclut en disant : « Et il leur était soumis. »
Pourrions-nous le suivre en un autre chemin ?
**†** F. Gérard OSB abbé.
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## NOTES CRITIQUES
### Varillon et Rebatet
*François Varillon :* Journal d'une Passion, *présentation de Robert Belot, postface de Charles Ehlinger, éd. du Centurion, 1994, 240 p.*
Je dois faire d'abord un aveu : je n'ai jamais beaucoup aimé le Père Varillon, ce jésuite lyonnais (1905-1978), intelligent, sensible, mais vraiment trop souple pour mon goût.
Au début des années vingt, il était d'Action française. C'était la mode. En décembre 1926, quand l'A.F. est condamnée par Rome, il jette aussitôt sa carte dans le Rhône. En 1940, il est pétainiste, comme tout le monde. A partir de 1941, il se mouille du bout des orteils dans une Résistance purement intellectuelle ([^25]).
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En 1944 il justifie l'Épuration à la radio lyonnaise avec de bien faibles réserves, tandis que crépitent les feux salve français, qu'à Lyon Victor-Henry Debidour sait qu'il risque davantage en témoignant pour un jeune milicien qu'il n'a risqué en cachant aux Allemands un jeune résistant ([^26]) et qu'à Paris le P. Panici, jésuite, est chassé de la chaire pour avoir dénoncé ce « régime d'abattoir ».
En 1962, il est encore de ceux qui donnent le coup de pied de l'âne, dans l'hebdomadaire pro-soviétique *Témoignage chrétien,* aux derniers défenseurs de l'Algérie française. On ne le verra jamais, en revanche, s'élever contre la dérive communisante de l'Action catholique et des cercles dirigeants de l'Église de France (dérive qui culmine avec la présence de Georges Marchais et du cardinal Marty au même congrès de la J.O.C.). Des jésuites de la Résistance, un seul (ni Lubac, ni Chaillet, mais le Père Gaston Fessard) s'est élevé courageusement contre cette dérive, et pour cette raison il est mort isolé.
Conscient des ravages liturgiques, catéchétiques, dogmatiques, qu'entraînait l' « esprit de Vatican II », Varillon s'est gardé d'en souffler mot en temps utile. Il s'est aligné, est devenu un « homme de dialogue », comme on disait à l'époque, c'est-à-dire un homme qui refusait la parole aux catholiques traditionnels, à l'instar de son ami René Rémond au Centre des Intellectuels Catholiques à Paris (et Rémond, lui, s'en est vanté, dans un livre de souvenirs).
\*\*\*
Pourquoi, alors, m'intéresser aujourd'hui à un livre de Varillon ? Parce que c'est le journal intime qu'il tenait à vingt ans, et que ce journal, qui n'a rien d'extraordinaire en lui-même, révèle que Varillon fut à l'époque l'ami de Lucien Rebatet (1903-1972), qui devait devenir un fameux journaliste fasciste et antisémite.
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Cette amitié-rivalité, c'est celle que Rebatet a relatée dans *Les Deux Étendards,* roman achevé en prison ([^27]) et publié par Gallimard en 1951. Varillon y représente Dieu et l'esprit, Rebatet le Diable et la chair (en fait, le roman n'est pas si manichéen puisque Michel Croz, qui figure Rebatet, déclare : -- Ni Dieu ni Diable ! la Vie !). Entre les deux papillonne une jeune fille précoce, Anne-Marie (dans la réalité Simone). A la fin de l'histoire, elle garde un souvenir plus beau de celui qui ne l'a pas touchée (ou peu). Chose curieuse, deux auteurs chrétiens, Corneille (dans *Polyeucte*), puis Brasillach (dans *Les Sept Couleurs*), ont raconté l'aventure inverse, celle de la jeune femme qui s'attache, plutôt qu'au jeune homme dont elle était amoureuse, à l'homme qu'elle a connu charnellement (comme époux, il est vrai, ce qui n'est pas le cas dans *Les Deux Étendards*).
\*\*\*
Je dois ici faire un second aveu : je n'aime pas le roman de Rebatet. Non pas tant parce qu'il sert un peu trop d'exutoire à l'anticatholicisme et à la sensualité de l'auteur. Simplement parce que Rebatet, grand journaliste, n'a pas les dons d'un romancier. Je pense comme Maurice Bardèche que l'Épuration l'a châtré en détournant ses énergies vers le roman. Je ne suis pas loin de partager l'opinion de l'éditeur Bourgadier, déclarant à un admirateur de « tout Rebatet », Marc-Édouard Nabe : « Les Deux Étendards, mais c'est nul ! Ces deux petits héros, et la gosse et son couvent ! Bourget ça doit être mieux ! Littérairement nul ! le contraire de Céline ! » ([^28])
Comme document, autobiographique et journalistique, le livre a pourtant son intérêt. Dans une postface à Varillon, Charles Ehlinger se demande si celui-ci « a même eu connaissance de ce roman tout entier consacré à (...) ces héros qui sont, jusque dans beaucoup de détails de leurs actes et de leurs caractères, les très réels François, Simone et Lucien ». Il ne fait guère de doute que le P. Varillon a lu ce roman et qu'il a choisi d'observer un silence total.
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Les actes rapportés (son flirt très poussé avec Simone) étaient gênants pour le directeur spirituel qu'il était devenu. Le portrait que trace de lui Rebatet en jeune homme cordial, ondoyant, d'une bonne conscience inaltérable, tout cela (extrait en fait du volumineux journal intime de Rebatet) sonne si exact qu'il ne pouvait rien y répliquer.
L'autoportrait que Rebatet trace de lui-même, plus ou moins consciemment, n'est pas plus flatteur. On sent un garçon faible, avec un besoin extraordinaire de compenser cette faiblesse par des violences verbales, de se poser, d'abord en jeune coq, puis en Artiste que le public réchauffe par son admiration ([^29]).
\*\*\*
Rebatet n'avait pas mérité cependant d'être présenté dans une préface par un certain Robert Belot, qui s'intitule « historien » et qui mêle les dates, tronque les citations, etc. Ce Belot confond d'abord Maurras avec Joseph de Maistre (p. 46), puis en fait un « antichrétien militant » (dans les années vingt !), il cite une de ses phrases contre Schrameck sans dire que Maurras accusait l'inefficacité de ce ministre de l'Intérieur contre les assassins de militants nationalistes.
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Il semble n'avoir qu'une connaissance livresque de l'histoire de l'Église ou des dogmes, utilisant sans nuances l'ouvrage du journaliste Henri Tincq, confondant le Saint-Sacrement et les dignitaires ecclésiastiques (il croit que c'est aux pieds de ceux-ci que les fidèles se prosternent, p. 36 !).
Bref, il faudra attendre d'autres historiens, ou une époque plus propice à la liberté de l'esprit, pour avoir enfin une vision équitable et nuancée des années 1917 à 1945.
J.-P. Hinzelin.
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## DOCUMENTS
### La commission biblique... pontificale !
*Un billet d'André Frossard, dans le* Figaro *du 12 février, a mis en cause, gravement mais à bon droit, la commission biblique* «* pontificale *»* :*
« *La Croix* » *publie, avec amour, un document de la commission biblique pontificale sur l'* « *approche* » *des Écritures, qui peut être critique-historique, rhétorique, narrative, sémiotique, anthropologique, psychologique, libérationniste, féministe, canonique ou psychanalytique. Le lecteur a l'embarras du choix. Il évitera toutefois comme la peste toute approche fondamentaliste qui le conduirait à s'imaginer que* « *les Écritures sont automatiquement et immédiatement parole de Dieu* »*. Le malheureux qui s'adonnerait à ce genre de lecture ne s'en relèverait pas...*
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*... sauf pour aller à la messe et entendre les lectures du jour qui se terminent par ces mots :* « *Parole du Seigneur* »*. A prendre, bien sûr, au sens archéologique, analytique, problématique ou barbiturique.*
\[*Fin de la reproduction intégrale du billet d'André Frossard dans le* Figaro *du 12 février.*\]
Il s'agit bien de la *parole de Dieu*.
Il s'agit bien de l'affront que lui fait la commission pontificale.
Pour qu'André Frossard, auteur de livres tels que *Portrait de Jean-Paul II, Le monde de Jean-Paul II* et *Défense du pape,* en vienne à constater lui aussi que la crise (intellectuelle et morale) de l'Église atteint jusqu'à la manière dont le saint-siège nous présente officiellement l'Écriture sainte, c'est assurément que la profondeur du drame n'est pas niable.
Cette crise, il serait enfin temps d'admettre qu'elle existe et d'en regarder en face toutes les dimensions.
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### L'édition des œuvres d'Henri Charlier
*Le Courrier de DMM* ([^30])*, dans son numéro de janvier, expose l'état et les projets de l'édition* (*très nécessaire*) *des œuvres écrites d'Henri Charlier*
La plus grande partie de l'œuvre écrite d'Henri Charlier a paru dans la revue *Itinéraires* à laquelle il a collaboré dès le premier numéro, paru en mars 1956, et pour laquelle il travaillait encore lorsqu'il est mort en décembre 1975. Jusqu'à présent, à l'exception de *Création de la France,* cette part si importante de son œuvre n'était accessible qu'à ceux qui possédaient les quelque deux cents numéros de la revue où elle a été publiée vingt années durant.
Le projet de rassembler ces textes en volume, maintes fois envisagé, a pris corps l'an dernier lorsque le conseil institué par Henri Charlier pour l'édition de ses œuvres écrites nous a proposé la publication du recueil des méditations spirituelles qu'il signait D. Minimus.
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Bien entendu, à la fois heureux et fier de mettre à nouveau DMM au service de la pensée d'Henri Charlier, qui nous a désigné comme éditeur, nous avons mis le travail en chantier dès que le manuscrit a été constitué par les soins d'une de ses nièces, Mlle Marguerite Charlier.
Les choses sont aujourd'hui assez avancées pour que nous puissions annoncer la publication des *Propos de Minimus* pour cette année.
Il s'est trouvé à peu près en même temps qu'un ouvrage majeur d'Henri Charlier, *L'art et la pensée,* est arrivé à épuisement. Nos plus anciens lecteurs se souviennent peut-être que ce livre fut l'une de nos premières publications, en 1972.
D'autre part, une réédition de *Création de la France,* prévue pour 1993, s'est trouvée retardée -- peut-être faut-il dire providentiellement. Toujours est-il que la remise du manuscrit des *Propos de Minimus* et l'épuisement de *L'art et la pensée* et de *Création de la France* nous ont conduit à envisager la publication d'une édition homogène à défaut d'être complète -- elle le deviendra peut-être -- des œuvres d'Henri Charlier.
C'est un projet ambitieux et peut-être pas tout à fait « raisonnable ». La vente des ouvrages en cause est en effet très lente, une vingtaine d'années pour *L'art et la pensée,* une dizaine pour *Création de la France,* et la courbe des ventes du *Martyre de l'art* est analogue depuis sa réédition, en 1988. Cela rend les investissements particulièrement lourds à supporter pour une toute petite entreprise, aux moyens très modestes : il faut attendre des années pour qu'un ouvrage fasse ses frais. Soit dit en passant, même parmi nos amis les plus proches, bien peu ont une idée réaliste des conditions d'existence de DMM, de la précarité et de la faiblesse des moyens mis en œuvre depuis vingt ans. A ce problème, qui nous est propre, s'ajoute celui qui est commun à tous : pour des raisons qui ne semblent pas simples à démêler, personne en ce moment ne se sent d'humeur à sortir des sous de son escarcelle si ce n'est pas « indispensable ».
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Pourquoi donc se lancer maintenant dans une opération aussi ambitieuse que l'édition des œuvres capitales d'Henri Charlier ? Eh bien, tout simplement parce qu'il faut que les générations qui viennent aient maintenant accès à sa pensée elles n'attendront pas pour se former que, voyant le baromètre au beau fixe et nos coffres déborder, nous nous décidions à leur transmettre ce que nous avons reçu en dépôt.
En bref, ce que Jean Madiran a fait pour notre génération, nous le faisons pour celle de nos enfants. A notre place et selon nos moyens, nous tentons de transmettre l'héritage reçu et prenons ainsi le relais de Jean Madiran grâce à qui Henri Charlier a pu écrire et publier. Cela nous donne l'occasion de renouveler le témoignage de notre reconnaissance envers lui. Nous lui devons d'avoir connu la pensée d'Henri Charlier ; sans lui DMM n'existerait pas. S'il nous est permis de glisser ici un souhait, ce serait qu'il nous donne, après son *Maurras,* un *Charlier.*
(*A cette invitation qui l'honore, Madiran répond que* « *son* » *Charlier existe sous la forme d'un numéro d'* « *Itinéraires* »*, le numéro 266 de septembre-octobre 1982 :* « *Les Charlier : pour que ceux qui savent prennent le temps de se souvenir et pour que les autres aient l'occasion d'apprendre* »*, -- et que pour le moment il ne voit rien à y ajouter de sa main ; peut-être seulement y joindre la* « *Mise au point* » *parue dans le numéro 108 d'* « *Itinéraires* » (*décembre 1966*)*, ou simplement son premier alinéa, p. 221-222.*)
Henri Charlier a connu Rodin, il a travaillé pour lui. Il est allé rue de la Sorbonne, à la Boutique des cahiers, féliciter Péguy pour *Ève* dès sa sortie. Il fut alors bien le seul.
Après la Grande Guerre, il s'est retiré définitivement au Mesnil Saint-Loup, il est entré à l'école de Notre-Dame de la Sainte-Espérance. Il y est resté cinquante ans.
Il a lui-même donné dans *Itinéraires,* à propos de son frère André Charlier, une excellente formulation de la grande leçon qu'il nous a laissée
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« Français, lecteurs d'*Itinéraires,* gare à vous ! Vos liens se resserrent, vous ne pourrez bientôt même plus vous battre. C'est parmi vous, vos enfants, vos amis qu'André Charlier a vu ses élèves « descendre au fond d'eux-mêmes » pour retrouver les sources, les bases de la conscience morale et du bien faire. C'est vous qui êtes destinés à reprendre cette aventure mystique de la France. Elle commence par *l'étude de la foi* et non la routine des rites obligatoires, par *l'apprentissage d'un métier* et non les bavardages théoriques, par *l'étude des génies de tous les temps* et non celle des sophistes, par *l'apprentissage de l'honneur* dans l'accomplissement des moindres tâches... Sûrement il faut être sorti de la misère car celle-ci éteint l'homme. Mais les frères Charlier ont choisi la pauvreté pour rester libres. Comprenne qui pourra. Jésus a dit : « Cherchez premièrement le royaume de Dieu et sa justice et tout cela (nourriture, vêtement) vous sera donné par-dessus » (Matt. 6,33). Est-ce que, par hasard, vous ne croiriez pas Notre-Seigneur ? La productivité alors ? Malheureux : essayez au moins ; et priez. »
\[Fin de la reproduction de l'article paru dans le Courrier de DMM, numéro de janvier 1994.\]
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AVIS PRATIQUES
============== fin du numéro 904.
[^1]: -- (1). Cf. notamment son discours du 3 mai 1987 à Munich.
[^2]: -- (2). Éditorial de *L'Homme nouveau,* 6 février 1994, intitulé pourtant « Visage de la France ».
[^3]: -- (3). Charles Maurras, 2 mars 1900. *Dictionnaire politique et critique,* tome III, p. 169.
[^4]: -- (1). Cf. René Laurentin, *Bilan de la 3° session,* Seuil 1965, p. 86.
[^5]: -- (2). Même ouvrage, p. 87. -- L'action du Secrétariat pour l'unité des chrétiens (*sic*) aboutit en décembre 1970 à la création d'un « Comité international de liaison entre l'Église catholique et le judaïsme », dont les membres catholiques étaient nommés par Jean-Paul II et les membres juifs par l'International Jewish Committee for Interreligious Consultations. De ce Comité sortit en 1974 l'étape suivante : « *C'est principalement de ce Comité,* déclare une note officielle de *L'Osservatore romano* du 23 octobre 1974, *qu'est venue la suggestion que soit créée au Vatican une Commission pour les relations avec le judaïsme.* » La même note officielle annonçait la décision de Jean-Paul II créant cette « Commission pontificale pour les relations religieuses avec le judaïsme », instituée « comme un organisme distinct mais rattaché au secrétariat pour l'unité des chrétiens » ; avec pour président et pour vice-président le cardinal-président et le secrétaire du secrétariat pour l'unité des chrétiens (*sic*). La création de la nouvelle commission pontificale n'a pas supprimé l'existence du « Comité international de liaison » judéo-chrétien qui poursuit ses activités : mais à partir de 1974, c'est la Commission pontificale qui représente les catholiques au sein du Comité.
[^6]: -- (3). Titre officiel : « *Notes pour une présentation correcte des juifs et du judaïsme dans la prédication et la catéchèse de l'Église catholique* ». -- Ce document a été approuvé, loué et repris à son compte par Jean-Paul II dans son discours du 28 octobre 1985.
[^7]: -- (4). Cette idée entièrement étrangère au catholicisme est une idée traditionnelle de la théologie juive dans son interprétation des « religions issues du judaïsme ». En voici un témoignage officiel : le Grand Rabbinat de France, dans une déclaration rendue publique le 16 avril 1973, rappelait « *l'enseignement des plus grands théologiens juifs pour qui les religions issues du judaïsme ont pour mission de préparer l'humanité à l'avènement de l'ère messianique annoncée par la Bible* »*.* Par ses directives de mai juin 1985, Rome donne donc au catholicisme la place et le rôle qui lui sont décernés par la théologie juive.
[^8]: -- (5). Voir : *De la justice sociale,* Nouvelles Éditions Latines 1961, p. 9-10 et 16-17.
[^9]: -- (1). Plus important, donc, que l'encyclique *Veritatis splendor.*
[^10]: -- (2). Le cardinal Decourtray fait là un pronostic plutôt aventuré. En tout cas l'accord n'en parle pas.
[^11]: -- (3). Quelques décennies : c'est donc seulement au XX^e^ siècle que la théologie catholique a commencé à comprendre. Sans doute même, là aussi, seulement depuis 1958 et l'avènement de Jean XXIII.
[^12]: -- (4). Affirmation abrupte : *beaucoup à recevoir* (des juifs contemporains). Il est tout de même étrange d'entendre dire par un cardinal, comme on va y venir, que les chrétiens ont *beaucoup* à recevoir des juifs tandis que les juifs n'ont *rien* à recevoir des chrétiens, sauf éventuellement « à très long terme », « au dernier jour ».
[^13]: -- (5). Ces « Pères dans la foi, depuis Abraham jusqu'au dernier des prophètes », les juifs religieux d'aujourd'hui en ont une connaissance véritablement « admirable » : elle ne voit pas que le Messie qu'ils annoncent et dont ils préparent la venue est Jésus-Christ. Si les prophètes ne sont pas prophètes de Jésus-Christ, de qui, de quoi sont-ils alors les prophètes » ? Des droits de l'homme démocratique, peut-être ?
[^14]: -- (6). La Loi (ou Décalogue), la manière chrétienne de la comprendre est celle de l'Évangile. Toute l'encyclique *Veritatis splendor* s'emploie à méditer ce que Notre-Seigneur Jésus-Christ enseigne sur la Loi, à propos de la Loi, à partir de la Loi. C'est là un maigre bagage aux yeux du Cardinal. N'ayant que ce bagage là, il estime qu'il nous reste beaucoup à apprendre de la manière juive, qui se distingue de la manière chrétienne par le refus de la divinité et des enseignements de Jésus-Christ.
[^15]: -- (7). La *Torah* est le mot hébreu qui désigne la Loi. « Pour eux », dit le Cardinal, pour les juifs, la Loi de Dieu mérite un respect extraordinaire. Pour les chrétiens, non ?
[^16]: -- (8). Le cardinal Decourtray attend des juifs contemporains une intelligence du sens de la Loi *meilleure* que celle qu'il a reçue de l'Église catholique. Telle est la signification irrécusable de son propos. Espérons pour lui qu'il ne s'en est pas rendu compte, qu'il ne sait pas ce qu'il dit, et qu'il dit n'importe quoi. Explication bienveillante : le niveau mental des cardinaux français est en chute libre. Si ce n'est pas cela, il faut alors parler d'apostasie : d'apostasie immanente, selon la notion reprise de Maritain.
[^17]: -- (9). Quand un cardinal de la sainte Église romaine dit « Dieu » et « le Seigneur », on aimerait qu'il ne s'interdise pas de prononcer le nom de Jésus-Christ. Ce qu'il appelle « le respect de Dieu manifesté par les juifs » est, pour le moins, incomplet et non pas exemplaire. Leur « respect extraordinaire » de la parole de Dieu comporte une énorme méconnaissance de la personne et des paroles du Sauveur : il est extravagant de leur en faire compliment.
[^18]: -- (10). Le Cardinal « ne pense jamais à ce qu'il peut apporter à (ses) amis juifs » : en somme, Jésus-Christ est facultatif ; voire importun.
[^19]: -- (11). *Mieux comprendre et connaître les juifs et le judaïsme :* quels juifs ? Ceux de l'Ancien Testament ? Autrefois, la « théologie ancienne » et le catéchisme traditionnel étudiaient la Bible. On enseignait aux enfants l' « Histoire sainte », c'est-à-dire Adam et Ève, Noé, et l'histoire du peuple juif d'Abraham à Jean-Baptiste. L'ignorance programmée, l'obscurantisme spirituel ont tout laminé, lessivé, anéanti, au profit d'un verbiage sans consistance dénommé catéchèse. L'urgent serait d' « inviter sans cesse » les chrétiens à « mieux comprendre et connaître », pour commencer, leur propre religion ; et non pas le « judaïsme », ou refus du Christ, mais la vocation du peuple juif né d'Abraham, -- vocation qui était de garder sur la terre la connaissance et la loi de Dieu et de préparer la venue du Sauveur qui naîtrait en son sein.
[^20]: -- (12). Il y a pourtant des juifs qui se sont convertis avant ce « très long temps », avant le « dernier jour ». Le cardinal Lustiger a-t-il eu tort d'anticiper ? Il n'est pas le seul. Dans ITINÉRAIRES, numéro 330 de février 1989, on retrouvera sous la plume de Judith Cabaud la conversion d'Israël Zolli, grand rabbin à Rome pendant la Seconde Guerre mondiale : il se fit baptiser catholique en 1945 avec le prénom d'Eugenio, en hommage au pape Pie XII, grand protecteur des juifs pendant la persécution nazie.
[^21]: -- (13). La construction de ce « Centre » avait été décidée par l' « accord de Genève » du 22 février 1987 entre une délégation juive présidée par Théo Klein et une délégation catholique présidée par le cardinal Decourtray. Cet « accord » était merveilleusement unilatéral : il consistait en quatre articles d'engagements pris par la délégation catholique et un cinquième article disant que « la délégation juive prend acte des engagements pris par la délégation catholique ». Nous commençons à bien connaître le principe de tels « accords », où la délégation catholique *prend*... des engagements envers la délégation juive, et où la délégation juive *prend*... acte des engagements catholiques. En l'occurrence les engagements catholiques consistaient notamment dans le financement du « Centre » dont on espérait qu'il serait judéo-chrétien, c'est-à-dire co-dirigé par des catholiques et des juifs, mais rien ne le garantissait. De fait, aujourd'hui, le cardinal Decourtray trouve équitable que ce Centre financé par les catholiques « fonctionne sous la présidence du grand rabbin Sirat ».
Sur cette « affaire d'Auschwitz », le grand rabbin de France Joseph Sitruck déclarait le 6 septembre 1989
« Ce n'est pas une affaire polonaise, c'est un conflit qui dure depuis deux mille ans et dont nous pensions être sortis depuis une vingtaine d'années. »
[^22]: -- (1). « Dans les établissements privés qui ont passé un des contrats prévus ci-dessous, indique la loi Debré dans son premier article, *l'enseignement placé sous le régime du contrat est soumis au contrôle de l'État. L'établissement, tout en conservant son caractère propre, doit donner cet enseignement dans le respect total de la liberté de conscience. Tous les enfants, sans distinction d'origine, d'opinions ou de croyances y ont accès*. » Pour ces écoles sous contrat sont notamment prévus : -- un enseignement donné selon les programmes et règles de l'enseignement public ; -- des maîtres nommés par l'État sur proposition de la direction, salariés de l'État et ayant un statut de contractuels ; -- un contrôle pédagogique et financier rigoureux assuré par l'État ; -- la possibilité d'extension ou de création à condition que le « besoin scolaire » soit reconnu par l'État...
[^23]: -- (1). Il s'agit là de l'Ode à la Race Latine composée pour l'inauguration de l'Académie romane de Montpellier, en 1878. Peut-être est-il nécessaire de rappeler que, après la guerre de 70, les fêtes félibréennes qui jusqu'alors réunissaient Catalans et Provençaux, rêvent d'un Fédéralisme culturel entre les sept nations romanes. Et les fêtes de Pétrarque, à Avignon, celle de la Société des Langues Romanes, à Montpellier, ont un retentissement qui inquiète l'Allemagne : elle lance la création d'une fondation Diez (philologue allemand auteur d'un dictionnaire d'étymologie romane), pour faire pièce au rapprochement qui s'amorce entre la France, l'Italie et l'Espagne.
[^24]: -- (1). Aréthuse est le nom qu'on devrait donner aux gigantesques stations d'épuration que l'on a projet de construire.
[^25]: -- (1). Selon Varillon, Daniélou était moins résistant qu'il ne l'a prétendu mais selon Lubac (*Souvenirs 1940-1944,* Fayard, 1988), Vanillon l'était bien peu lui-même !
[^26]: -- (2). Voir le témoignage de B. Denizot dans *Victor-Henry Debidour* (ouvrage collectif, Éd. Lyonnaises d'Art et d'Histoire, 1990).
[^27]: -- (3). En 1945, quand Rebatet fut incarcéré à Fresnes, Varillon lui écrivit une lettre qui semble être restée sans réponse. En 1947, une fois Rebatet condamné à mort pour collaboration, il écrivit à Vincent Auriol, président de la République, en faveur de la grâce, lui décrivant le condamné comme « un cœur bon », « plus naïf que coupable », « égaré dans la politique sous la pression d'hommes (?!) qui voulurent utiliser son talent... ».
[^28]: -- (4). Marc-Édouard Nabe, *Tohu-bohu,* éd. du Rocher, 1993.
[^29]: -- (5). *Les Deux Étendards* eurent un compte rendu, en 1952, dans la revue jésuite *Études.* Le père Jean Rimaud, un Lyonnais, critique sévère mais avisé, agacé par la prière d'insérer qui annonçait « l'analyse psychologique du problème de Dieu », réplique : « Ce n'est pas dans une porcherie qu'on peut se documenter sur le catholicisme. » Il écrit aussi : « Hélas ! avec sa vanité puérile, ses prétentions à l'intelligence, son sordide égoïsme et sa luxure non moins sordide, Michel n'est qu'un Lucifer de drame bourgeois... Aussi peu reluisant le parti de Dieu : la sottise et l'inconscience morale de Régis, le catholique, candidat jésuite, ôtent à son personnage toute signification ; les prêtres et jésuites sont de la même étoffe. Pour que l'aventure enfin d'Anne-Marie fût la chute d'un ange, il aurait fallu mieux que cette petite oie d'une douteuse blancheur. »
Feuilletant les numéros suivants d'*Études,* je tombe sur un autre compte rendu, en juin, signé Jean Rimaud. Il défend la biographie d'Alexis Carrel par Robert Soupault. Si cette biographie a reçu mauvais accueil au *Monde,* dit-il, c'est parce qu'on n'a jamais pardonné au Dr Carrel de remettre en question le progrès.
[^30]: -- (1). Éditions Dominique Martin Morin, 53290 Bouère ; tél. : 43 70 6178. Le « Courrier » de cette maison d'édition, réservé à ses abonnés, donne périodiquement les renseignements les plus utiles sur l'édition des ouvrages qui nous importent le plus.