# 906-09-94
(Troisième série -- Automne 1994, Numéro 6)
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*Henri Charlier éclairait sa tâche et la nôtre par sa parabole du pommier : sa fonction est de produire des pommes, les prend qui veut pour en faire ce qu'il peut. Là où nous sommes, à la mesure de nos moyens et selon les circonstances, nous avons à produire des œuvres. Les pommes sont offertes au maître du terrain et aux passants qui les prennent, les mangent, en donnent ou les dédaignent, ce n'est pas l'affaire du pommier.*
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## IN MEMORIAM
### Marcel De Corte
Pour *Itinéraires,* Marcel De Corte aura été l'un des quatre autres, et le dernier à nous quitter. A la fondation de la revue en 1956, il y avait en effet *les quatre* ou le premier cercle, ceux qui dès avant la parution du premier numéro s'étaient engagés à une collaboration régulière ; et puis *les quatre autres,* ou le second cercle, qui avaient annoncé une collaboration épisodique et variable selon ce que serait, à l'épreuve, la revue. Cela se passait il y a trente-huit ans, qui s'en souvient ? On peut bien sûr consulter les collections d'*Itinéraires,* encore faut-il savoir où chercher. Mais de mémoire, peut-être suis-je le seul aujourd'hui à pouvoir citer, sans erreur et sans oubli, leurs huit noms, en rangs par quatre, sur deux rangées, le premier cercle et le second. Les quatre du premier étaient Henri Charlier, Marcel Clément, Louis Salleron et Henri Pourrat. Les quatre du second cercle : Jean de Fabrègues, Henri Massis, l'amiral Auphan et Marcel De Corte.
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Jean de Fabrègues partit le premier, c'est-à-dire aussitôt, sa seule contribution aura été sa lettre de démission. Marcel De Corte sera parti le dernier. Il n'en reste aujourd'hui aucun. A une seule exception près, je n'avais sollicité et réuni que des auteurs plus âgés, voire beaucoup plus âgés que moi. En ce temps lointain, nous étions encore quelques-uns à vénérer nos anciens, à les écouter, à nous instruire auprès d'eux, à n'avoir en somme pour ambition principale que de les aider à transmettre aux plus jeunes ce qu'ils avaient transmis jusqu'à nous. Selon une loi de la nature que la nature ne respecte pas toujours, je leur ai donc survécu. Je poursuis le même témoignage, avec maintenant autour de moi des auteurs plus jeunes, voire beaucoup plus jeunes, gardien en quelque sorte et intendant d'une conspiration à ciel ouvert, d'un secret à tous vents, la réforme intellectuelle et morale, au point de rencontre, au point de conjonction entre Péguy, Maurras et les Charlier. C'est une réforme qui commence par soi, c'est un commencement qui n'est jamais terminé, dans l'esprit stable et définitif de la parabole du pommier. A la revue *Itinéraires,* Marcel De Corte apporta un concours actif et constant qui tient une place notable dans l'ensemble de son œuvre. Son grand livre : *L'homme contre lui-même* fut publié en 1962 dans la « Collection Itinéraires », neuvième volume de la collection. De 1973 à 1981 il fit paraître dans la revue, puis en quatre volumes aux Éditions DMM, son traité des quatre vertus cardinales. Il a été en notre temps l'aristotélicien par excellence : et si au XIII^e^ siècle on désignait Aristote en l'appelant « le Philosophe », notre fin de siècle peut nommer Marcel De Corte : « l'Aristotélicien ». Et ce nom devrait lui rester. De la fondation d'*Itinéraires* en 1956 jusqu'à son dernier article en 1981, il a publié dans la revue, en vingt-cinq ans, 89 articles dont beaucoup sont de véritables traités, comme ceux des vertus cardinales que je viens de mentionner.
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Il y a dix-neuf ans, nous avions consacré un numéro spécial à sa personne et à son œuvre : le numéro 196 de septembre-octobre 1975. On y trouve sa première bibliographie, je ne sais s'il en a paru d'autres depuis lors, celle-là avait été établie avec la précieuse collaboration de Mme Marcel De Corte et comportait 993 titres. Ce numéro spécial, nous le lui avions offert à l'occasion de son « éméritat », c'est-à-dire en Belgique l'âge de la retraite pour les universitaires. Nous avons eu quelquefois la chance de pouvoir, de leur vivant, publier notre hommage à nos plus éminents maîtres et compagnons : ce fut le cas pour Henri Massis, pour Charles De Koninck, pour Jacques Perret. Cessant d'enseigner, Marcel De Corte continua d'écrire mais, progressivement, de moins en moins, puis plus du tout. Avec une grande exception, cette postface en guise de testament qu'il donna en 1987 pour la réédition par Dismas de son livre de 1969 : *L'intelligence en péril de mort*. Cette postface est reproduite dans notre numéro 322 d'avril 1988. A propos de cette postface il m'écrivait le 7 janvier 1988 :
« ...J'ai quitté l'Université il y a 12 ans. L'enseignement oral portait toute ma vitalité et l'alimentait par la présence effective d'autrui, un peu comme dans la philosophie grecque. Je n'écris plus depuis des années, car je me prépare à la mort : j'ai bientôt 83 ans. Je passe une bonne partie de mon temps à prier. Je vous cite dans mes prières avec ceux qui me furent et qui me sont très chers. Si j'ai écrit une nouvelle préface à *L'intelligence en péril de mort,* c'est en guise de testament.
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J'ai passé une bonne partie de ma vie à critiquer notre temps et les récentes transformations de la foi surnaturelle m'ont peiné à l'extrême. J'ai voulu le dire encore un coup ! Croyez, mon cher Jean Madiran, à toute mon affection. Je vous lis toujours comme je lisais Maurras dans ma jeunesse : avec une sorte de frémissement du cœur. »
« En guise », donc, « de testament », l'Aristotélicien notait une fois encore que l'âge moderne construit « un monde de plus en plus artificiel autour de nous et même en nous », les choses pouvant aller jusqu'à « la fin de l'humanité proprement dite » ; il rappelait encore une fois, mais cette fois en résumé, pourquoi et comment.
Et son dernier mot :
« Répétons-le inlassablement : il importe de résister et de maintenir en nous la nature humaine intégrale que nous possédons et le Surnaturel qui nous a été révélé. Prions inlassablement. »
*Répétons-le inlassablement... Prions inlassablement...* C'est le conseil de saint Benoît : *ora et labora.*
Adieu, l'Aristotélicien !
Jean Madiran.
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## ÉDITORIAL
### L'alliance juive
par Jean Madiran
#### I. -- La déclaration
Passée inaperçue lorsqu'elle a été rendue publique le 26 mai 1994, la déclaration sur la famille, *valeur commune au peuple juif et à l'Église catholique,* venait pourtant comme un renfort aux protestations soulevées par le programme de l'ONU pour sa « conférence internationale sur la population et le développement » convoquée au Caire du 5 au 12 septembre.
Cette déclaration commune avait été adoptée à Jérusalem par le « comité international de liaison catholiques juifs » (ILC) au sein duquel se rencontrent périodiquement la « commission du saint-siège pour les relations religieuses avec les juifs » et le « comité juif international pour les consultations inter-religieuses ».
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L'adoption d'une telle déclaration était devenue possible, disait-on, dans la perspective nouvelle résultant de l'Accord fondamental signé le 30 décembre 1993 entre le saint-siège et l'État d'Israël ([^1]).
Au moment de cette publication, l' « année de la famille » décrétée par l'ONU et approuvée par Jean-Paul II était en train de devenir une année contre la famille, se préparant à promulguer en substance, au Caire, que l'avortement est un droit imprescriptible de la femme et que les couples concubins et les couples homosexuels sont aussi légitimes et respectables que les couples mariés : ce qui est assez conforme à l'évolution actuelle des mœurs et même des législations démocratiques occidentales.
A plusieurs reprises Jean-Paul II en personne est très vivement entré en bataille contre ce projet criminel de l'ONU et les conférences épiscopales l'ont dans l'ensemble suivi. Notamment le conseil des conférences épiscopales d'Europe qui pourtant est d'habitude excessivement respectueux et timoré face aux initiatives des Nations Unies : il s'est élevé contre le « processus préparatoire » de la conférence du Caire et son « projet de document » où « la famille est citée presque occasionnellement », où « ses droits et ses intérêts sont largement marginalises », et où « la tendance à proclamer une sorte de droit à l'avortement est évidente » ([^2]).
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Mais l'Église conserve-t-elle dans le monde d'aujourd'hui un poids sociologique, diplomatique, politique suffisant pour arrêter le projet criminel de l'ONU, passionnément soutenu par le président américain ?
Si l'on imagine en revanche, dans une action mondiale en faveur de la famille, la conjonction de l'Église catholique et du peuple juif, avec toutes leurs influences directes ou diffuses au sein des instances de la démocratie internationale, du monde des médias, des banques et des affaires, sans doute alors la tendance suicidaire de la fin du XX^e^ siècle pourrait-elle être inversée ; du moins sur un point fondamental : la famille reconnue à nouveau comme antérieure à l'État et comme cellule de base de la société.
#### II. -- Le texte
Est-ce bien cela qui est en vue ?
Lisons donc la déclaration commune ligne à ligne et mot à mot, sans en rien omettre ([^3]) :
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« *L'intelligence juive et l'intelligence chrétienne de la famille se fondent sur la description biblique de la double création de l'être humain -- homme et femme -- à l'image de Dieu, et sur la double nature de l'Alliance de Dieu avec les patriarches et les matriarches -- comme avec Abraham et Sara ensemble. Nous affirmons la valeur sacrée du mariage stable et déclarons la famille intrinsèquement bonne.* »
Mariage *stable*, certes, mais sans préciser *indissoluble*, que le judaïsme n'admet pas.
« *Nous insistons aussi sur la valeur de la famille dans la transmission des valeurs religieuses et morales du passé au présent et à l'avenir.*
« *Le peuple juif et l'Église catholique représentent...* »
Les deux interlocuteurs précisent ici leur identité exacte : le peuple juif et l'Église catholique.
« ...*deux antiques traditions qui ont soutenu la famille et ont été soutenues par celle-ci à travers les siècles. Nous pouvons aujourd'hui ensemble offrir une solide contribution à la discussion générale sur ces thèmes au cours de cette année internationale de la famille.*
« *La famille est la ressource la plus précieuse de l'humanité. Aujourd'hui elle est aux prises avec de multiples crises à travers le monde. Pour que les familles puissent remplir les obligations qui leur reviennent et relever les défis auxquels elles sont confrontées, elles doivent avoir le soutien de la société.*
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« *La famille est bien plus qu'une unité légale, sociale et économique. Pour les chrétiens comme pour les juifs, elle constitue une communauté stable d'amour et de solidarité, fondée sur l'Alliance de Dieu. Elle est uniquement...* »
(La portée de ce terme : « uniquement » n'apparaît pas clairement.)
« ...*faite pour enseigner et transmettre les valeurs culturelles, éthiques, sociales et spirituelles qui sont essentielles au développement et au bien-être de ses membres et de la société. Les droits et les obligations de la famille en ces domaines ne viennent pas de l'État mais existent antérieurement à l'État, et en dernier ressort elles* (sic) *ont leur source en Dieu le Créateur.* »
Ce point essentiel de la philosophie traditionnelle est donc, maintenant, exactement et fermement affirmé -- c'est-à-dire rétabli -- par une déclaration judéo-chrétienne sans équivoque.
« *Famille et société ont entre elles des liens vivants, organiques Idéalement, elles doivent fonctionner en se complétant l'une l'autre pour accroître le bien de l'humanité et de chaque personne.*
« *Les parents qui ont donné la vie à leurs enfants ou les ont adoptés ont l'obligation primordiale de les élever. Ils doivent être les principaux éducateurs de leurs enfants. Les familles ont un droit essentiel à exercer leurs responsabilités dans le domaine de la transmission de la vie et de la formation de leurs enfants,*
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*y compris le droit d'élever leurs enfants en accord avec les traditions et les valeurs de la communauté religieuse à laquelle appartient la famille, en disposant des moyens et des institutions nécessaires.* »
Il ne fait aucun doute que les parents doivent être « les principaux éducateurs de leurs enfants ». En revanche il est douteux que l'on puisse universaliser et absolutiser leur « droit d'élever leurs enfants en accord avec les traditions et les valeurs de la communauté religieuse à laquelle appartient la famille » : cela comporte des inconvénients majeurs. Il a existé, il existe des communautés religieuses ayant des valeurs barbares et des traditions inhumaines (excision clitoridienne, esclavage, sacrifices humains, anthropophagie, etc.). D'autre part il y a dans le monde démocratique moderne un nombre croissant de familles n'appartenant a aucune communauté religieuse : n'ont-elles aucun droit à l'éducation de leurs enfants ? ou aucun critère pour cette éducation ?
Tant qu'il s'agit pour le peuple juif et pour l'Église catholique de revendiquer le droit de leurs familles à éduquer leurs enfants selon les valeurs et traditions de leurs communautés, il n'y a rien à objecter. Ainsi que l'énonce le début de la déclaration, c'est par référence à la révélation divine de l'Ancien Testament : « l'intelligence juive et l'intelligence chrétienne de la famille se fondent sur la description biblique de la double création de l'être humain ». Autrement dit, elles se fondent sur une révélation surnaturelle en laquelle elles ont foi.
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Mais quand leur déclaration englobe toute autre « communauté religieuse » en tant que telle, elle se réfère alors à un critère sociologique (naturel et non plus surnaturel) qui en outre est subjectif : il s'agit de se conformer aux traditions et valeurs de sa communauté religieuse quelle qu'elle soit ; cette conformité devient la seule norme, la seule justification, la seule définition du bien. On mesure ici le grave déficit qu'est l'absence de toute référence à la loi naturelle.
On aurait attendu d'une déclaration commune au « peuple juif » et à l' « Église catholique » une commune référence au Décalogue comme norme universelle. Le Décalogue n'est pas nommé.
«* Une préparation adéquate au mariage et des programmes de formation des parents peuvent et devraient être développés par chacune de nos communautés religieuses au plan national et local. Tout ceci peut aider les parents à assumer leurs responsabilités l'un envers l'autre et envers leurs enfants, et aussi conduire les enfants à remplir leurs devoirs vis-à-vis de leurs parents. Il faut que nos communautés religieuses respectives inventent divers systèmes de soutien des familles, précisément comme bien des rites religieux l'ont fait si efficacement au cours des siècles.*
«* La famille devrait trouver... *»
(trouver ou bien constituer ?)
« ...*un endroit où les différentes générations se rencontreront pour s'aider mutuellement à croître en sagesse humaine.*
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*Cela devrait permettre aux membres de la famille d'apprendre à accorder les droits des individus aux autres exigences de la vie sociale au sein de la société en général La société pour sa part, et en particulier l'État et les organisations internationales ont l'obligation de protéger la famille par des mesures politiques, sociales, économiques et légales qui renforcent l'unité et la stabilité de la famille, pour qu'elle puisse ainsi remplir ses fonctions spécifiques.*
« *La société est appelée à soutenir les droits de la famille et de ses membres, notamment ceux des femmes et des enfants, des pauvres et des malades, des très jeunes et des personnes âgées, à jouir de la sécurité physique, sociale, politique et économique. Les droits, les devoirs et les chances des femmes, aussi bien à la maison que dans la société en général, doivent être respectés et développés. En fortifiant la famille, nous atteignons en même temps d'autres personnes telles que les personnes non mariées, les parents célibataires, les veufs et ceux qui sont sans enfants, dans nos sociétés, dans nos églises et dans nos synagogues.*
« *Étant donné qu'aujourd'hui les questions sociales ont une dimension mondiale, le rôle de la famille s'est aussi étendu jusqu'à inclure la coopération en vue d'une nouvelle idée de la solidarité internationale.*
« *Alors que nous -- juifs et catholiques -- avons des différences importantes à ce sujet...*
A « ce » sujet, lequel ?
Littéralement, « ce sujet » est celui qui vient d'être nommé : celui d'une « nouvelle idée de la solidarité internationale ».
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On ne voit pas forcément, on ne voit pas bien quelles « différences importantes » séparent là-dessus le saint-siège et le comité juif international.
« ...*nous partageons aussi un solide fonds de valeurs sur lequel nous pourrons bâtir notre conception commune du rôle essentiel de la famille dans la société. A leur tour ces valeurs ne seront pleinement réalisées qu'à travers des applications concrètes dans des cultures et des sociétés différenciées. Nous présentons cette déclaration à nos propres communautés et aux autres communautés religieuses, dans l'espoir qu'elle puisse leur être utile dans leurs efforts pour relever les défis qu'affronte aujourd'hui la famille* »*.*
Cette « conception commune du rôle essentiel de la famille dans la société » ne va pourtant point jusqu'à s'opposer ensemble à la « tendance évidente » de l'ONU à proclamer un « droit à l'avortement ». L'avortement et sa promotion onusienne ne sont pas mentionnés dans la déclaration.
Qu'au mois de mai 1994, en pleine polémique mondiale sur la conférence du Caire, aucune position commune n'ait pu être définie contre le crime abominable de l'avortement, voilà qui donne à la déclaration une allure d'inactualité.
Une telle inactualité aura été ressentie par le partenaire catholique, je suppose, comme particulièrement décevante.
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#### III. -- Absences
Se fondant sur la Bible, la déclaration se fonde uniquement sur la « description biblique » de la création de l'être humain et non pas, aussi, sur le Décalogue. C'est peut-être par révérence pour les allergies des sensibilités de notre temps, qui peuvent supporter d'entendre parler du *descriptif* (la Création) et n'écoutent plus rien dès qu'il est question du *normatif* (le Décalogue). Mais si l'on commence par se soumettre à ce caprice mental de décadence et de décomposition, comment espérer pouvoir être entendu quand on affirme ensuite des « droits » et des « devoirs » ?
L'autre absence est celle de « la démocratie ». Cette clause de style obligée de tous les discours s'est-elle usée pour avoir trop servi à n'importe quoi ? Elle demeure monnaie courante du charabia médiatique. Telle qu'on la parle couramment, la démocratie moderne charrie avec elle des images, des passions, des idées qui sont ravageuses des réalités familiales. Quand on veut défendre et promouvoir la famille, on se tourne naturellement vers la Bible, vers le droit naturel, vers l'expérience historique de l'humanité ; on ne se tourne point vers la démocratie de la déclaration des droits de 1789, où l'on ne trouverait rien ; rien de familial, et beaucoup d'implicitement anti-familial. C'est par une pente logique, mais probablement sans y penser, que les rédacteurs de la déclaration commune n'ont pas invoqué « la démocratie ».
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D'ordinaire, il y a concurrence et affrontement entre la loi naturelle de la philosophie chrétienne et le dogme des droits de l'homme de la philosophie démocratique moderne. Il y a parfois tentative de les concilier, voire de les identifier l'un à l'autre. Ici, ce n'est ni l'un ni l'autre. Ils sont absents tous deux. Plus rien qui soit directif. Rien qu' « offrir une contribution à la discussion générale ».
#### IV. -- Erreur de l' « œcuménisme » quand il est « religieux »
Il y a quelques années, après un examen des différences ou plutôt des insurmontables incompatibilités religieuses entre le christianisme et le judaïsme ([^4]), nous en venions à cette conclusion qui est toujours la nôtre :
-- *La conséquence de ces incompatibilités religieuses n'est pourtant point que nous serions condamnés à nous haïr et nous entr'égorger jusqu'à la fin du monde.*
*On peut supposer que l'intention du* « *dialogue judéo-chrétien* » *était une intention pacifique. Mais elle a pris les choses à l'envers, tout à fait à contresens, et par suite le pronostic de son entreprise est peu réjouissant : elle court à un échec qui risque de n'être ni sans éclats ni sans éclaboussures.*
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*En effet, toute l'entreprise actuelle présuppose que la discorde et les frictions entre juifs et chrétiens proviennent des* personnes*, de leurs préjugés ; de leur ignorance, de leur méchanceté, que l'on peut corriger, notamment en leur montrant qu'il n'y a pas d'opposition mortelle entre le christianisme et le judaïsme.*
*Sans nourrir aucune illusion sur la sainteté des personnes, il faut cependant apercevoir que la cause principale de l'antagonisme n'est pas en elles, mais dans les religions : ayant en commun un certain nombre de préceptes moraux, oui, la religion chrétienne et la religion talmudique sont contradictoires sur l'essentiel. L'une est forcément vraie, l'autre est forcément fausse. Jésus est Dieu, ou bien il est un imposteur : ce point n'est ni facultatif ni subsidiaire. Le Messie est venu, ou bien il est encore à venir. En prétendant écarter ou estomper les* «* différences *»*, on procède en fait à un trucage, qui implique secrètement la perte d'identité de l'une ou de l'autre des deux religions en présence. On ne peut pas établir la paix entre le judaïsme et le christianisme.*
*On peut l'établir, dans une même cité temporelle, entre les chrétiens et les juifs. Mais par une tout autre voie que celle où l'Église, le monde, les juifs et le claironnant Enrico Macias sont aujourd'hui engagés.*
#### V. -- La voie nationale
Le dialogue a une finalité. Il est en vue de l'apaisement, du rapprochement, et finalement de l'alliance. Une alliance sur des objectifs concrets et définis, c'est-à-dire limités. L'alliance ne devrait être envisagée que là où elle est possible : elle ne pourrait être que temporelle et, disons le mot, que politique.
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L'idée d'une alliance politique entre citoyens de religions différentes n'a rien de scandaleux ni de forcément chimérique. D'ailleurs l'alliance a eu lieu, l'alliance existe, mais à gauche, dans l'utopie dévastatrice, dans le mythe subversif de ces prétendues « forces de progrès » contaminées par l'idéologie de 1789 et par les déchets toujours virulents du venin léniniste, détournant le christianisme de son être, détournant le judaïsme de sa vocation. L'alliance peut changer de sens, elle esquisse un tel retournement dans la déclaration commune du 26 mai, elle en vient explicitement à rechercher, en faveur de l'institution familiale, des « mesures politiques, sociales, économiques et légales ». C'est que juifs et chrétiens pourraient avoir une politique du Décalogue, ils pourraient en principe l'avoir en commun, c'est-à-dire entre concitoyens, une politique du travail, de la famille, de la patrie.
Scruter une telle perspective, ce n'est pas nouveau. Ce n'est pas une innovation post-conciliaire. C'est une possibilité qu'évoquait en 1937 le pape Pie XI. Dans le combat engagé par le marxisme-léninisme contre l'idée même de Dieu, nous espérons, écrivait-il, qu'aux chrétiens viendront se joindre tous ceux -- la plus grande partie de l'humanité -- qui croient que Dieu existe et qui l'adorent. Cette espérance explicite (cette « ouverture », dirait aujourd'hui le langage « conciliaire ») ne tenait que quelques lignes du paragraphe 72 de l'encyclique *Divini Redemptoris.* Elle s'adressait visiblement aux juifs et aux musulmans.
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Elle ne leur disait pas : -- Nous avons *le même* Dieu. Et elle ne les invitait point à une connivence religieuse, c'est-à-dire surnaturelle. Elle leur disait : -- Nous avons en commun l'idée d'un Dieu unique, qui existe réellement, qui appelle l'adoration. Et elle leur suggérait une défense commune, une défense temporelle, une alliance en quelque sorte philosophique et politique contre la subversion communiste. Non pas, évidemment, dans une commune adoration de la Sainte Trinité et de Jésus-Christ vrai Dieu et vrai homme ; mais dans une référence commune au Dieu du Décalogue.
Le motif invoqué par Pie XI était que le Dieu du Décalogue est la base de tout ordre social, qu'aucune autorité humaine ne peut être fondée sur autre chose, et que la société sans Dieu verra peu à peu disparaître tous les droits et jusqu'à la notion même du bien.
Ce motif est toujours actuel. Il peut devenir efficace non pas, me semble-t-il, au niveau de l'ONU et des perspectives mondiales, mais dans le cadre de la nation et en vue du bien commun national. Tout au long du XX^e^ siècle, le mouvement national en France en a donné des exemples, comme les juifs d'Action française et les musulmans de l'Algérie française. Ce furent au moins des prototypes de ce qui, en soi, est à la fois souhaitable et possible.
Possible en fait et dans l'immédiat, je crains que non, en raison du gauchisme (un gauchisme caviar et salonnard, affairiste et bancaire, mais enfin un gauchisme) des hiérarchies ecclésiastiques et des institutions représentatives.
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Du moins n'est-il pas inutile d'éviter les impasses et de repérer la voie qui seule, un jour, serait praticable. Et puis, sait-on jamais, les circonstances peuvent soudain se faire impérieuses.
Jean Madiran.
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## CHRONIQUES
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### La philosophie du scoutisme
par Rémi Fontaine
PAR un certain « *empirisme organisateur* » en matière d'éducation, le génie propre de Baden-Powell et de sa méthode éducative fut de renouer, au début de ce siècle, avec l'esprit réaliste de l'ancienne chrétienté.
Rompant résolument avec la pédagogie idéaliste régnante, fondée notamment sur le dualisme cartésien qui oppose corps et âme, le fondateur du scoutisme proposa, par ce retour original au réel, un nouvel *art* éducatif capable de redresser bien des erreurs. A commencer par celles dans lesquelles s'enlisait le système scolaire depuis des lustres.
C'est pour l'avoir très vite compris que des éducateurs français et catholiques voulurent « baptiser » le scoutisme de Baden-Powell, comme on dit par exemple que saint Thomas a baptisé la philosophie d'Aristote. Car la loi naturelle était remarquablement retrouvée dans ce scoutisme né outre-Manche, avec l'apprentissage des vertus humaines, du sens de Dieu et des responsabilités, de la piété et de l'honneur, du dévouement et du devoir d'État, de l'économie et du travail bien fait... (loi, promesse et principes) ;
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mais aussi avec l'application du *principe de subsidiarité* et le respect du couple autorité-liberté (*système des patrouilles*)*.* Le scoutisme aime « *tout ce qui est naturellement bon, noble, sain, simplicité de vie, amour de la nature et de la patrie, sentiment de l'honneur, maîtrise de soi, obéissance, dévouement au service des autres dans un esprit de fraternité et de chevalerie* »*,* résumait Pie XII (le 10 septembre 1946).
Interrogé sur les raisons profondes qui lui faisaient aimer le scoutisme, Édouard de Macedo, l'un des trois cofondateurs officiels des Scouts de France (avec le chanoine Cornette et le Père Sevin), répondait ainsi :
-- *Il y a je crois, trois motifs principaux à mon sentiment. Le premier, dois-je l'avouer, est à caractère philosophique, parce que j'ai vu dans le scoutisme, dans son ordre, dans sa loi, une vivante application du thomisme. Le scoutisme, c'est la doctrine de saint Thomas d'Aquin vécue.*
*Le second est d'ordre naturel : j'ai toujours eu la passion de la vie au grand air et des jeux de forêt. Si le scoutisme avait existé quand j'étais jeune garçon, j'aurais aimé à en porter la tenue et le grand bâton.*
*Le troisième est d'ordre religieux, car il me semblait nécessaire que la France eût une organisation nettement catholique de vrai scoutisme* ([^5]).
Probablement, c'est sans le vouloir que Baden-Powell se trouvait en accord avec la philosophie de l'Aquinate. Et, comme le disait du scoutisme le Père Marcel-Denys Forestier : « *S'il est thomiste, il se pourrait bien que ce fût sans le savoir* » ([^6]). Un peu à la façon de *l'empirisme organisateur* de Maurras, qui, sans prétendre à la philosophie, fut pourtant « assumé » par nombre de thomistes.
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« *Qui aurait pensé,* s'étonne pour sa part le Père Paul Richaud, *à voir dans saint Thomas d'Aquin le théoricien du scoutisme ? Pourquoi pas ? Le pape en a bien fait le patron des étudiants et des écoliers* » ([^7]).
Aussi, plusieurs aumôniers scouts s'attachèrent à montrer l'homogénéité ou les harmonies du scoutisme et du thomisme. Deux d'entre eux, dominicains, y consacrèrent même des ouvrages : le Père Hyacinthe Maréchal (*Scouts de France et Ordre chrétien, éloge de l'Ordre scout*, Nouvelle revue des jeunes et Desclée de Brouwer, 1933) et le Père Réginald Héret (*La loi scoute,* commentaire d'après saint Thomas d'Aquin, Spes, 1929).
Certes, le scoutisme n'est pas une philosophie, ainsi que le faisait justement remarquer le Père Jacques Sevin, mais comme toute éducation, il suppose une philosophie. Sans entrer trop loin dans les raisons multiples de cette relation du scoutisme au thomisme, tâchons seulement d'en dégager sommairement le fondement et les grandes lignes.
*Nature et loi naturelle*
« *Cherchez le secret de la nature si vous voulez avoir le secret du scoutisme* »*,* affirmait Baden-Powell en définissant le mouvement qu'il avait fondé comme «* un civisme à l'école des bois *». Et il disait que le scout qui revient du camp sans avoir approché Dieu n'avait pas fait un camp scout.
Par son retour au réel, ses « retraites fermées à ciel ouvert », sa vie et son jeu dans la nature, le scoutisme redonne au jeune ses véritables repères. Il lui apprend sa vraie situation et sa responsabilité à l'égard du milieu et de l'ordre naturels. Il lui enseigne surtout la primauté de la contemplation sur l'action.
« *Va dans la forêt*, conseillait déjà saint Bernard, l*es arbres et les pierres t'enseigneront ce que tu ne pourrais apprendre des maîtres du savoir*. »
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La nature est bien sûr le fondement principal du lien qui unit le scoutisme au docteur commun, de deux points de vue différents mais complémentaires.
**1.** Il s'agit d'abord de la nature au sens de la création visible (et invisible). L'article 6 de la loi scoute (version SDF) -- « *Le scout voit dans la nature l'œuvre de Dieu : il aime les plantes et les animaux* » *--* peut, à cet égard, être rapproché du commentaire de saint Thomas d'Aquin (Ia ad Cor., C 13-14) : « *Toute la création est comme un miroir à notre usage, parce que de l'ordre, de la bonté, de la grandeur que nous constatons dans ces êtres que Dieu a faits, nous en venons à nous faire une idée de sa sagesse, de sa bonté, de son éminence à lui.* » Car la grandeur et la beauté des créatures font, « *par analogie* »*,* contempler leur Auteur (*Sagesse* 13,5).
C'est la « révélation » du Livre de la Nature qui précède, dans l'ordre de genèse, la Révélation du Livre des Écritures. « *Lorsque l'habitant de la ville, fils d'un univers artificiel qu'il a lui-même créé, se trouve placé en face de la nature,* écrit Pierre Géraud-Keraod, *il ne saurait affirmer sans mauvaise foi que ce monde des bois, de la montagne ou de la mer est aussi une création du génie de l'homme. Il peut s'incliner, écouter en silence et se mettre à l'école. C'est l'attitude apprise aux scouts par Baden-Powell.* » (*Maîtrises,* journal des chefs et cheftaines de la Fédération du scoutisme européen, décembre 1974.)
Dimension essentielle et école du scoutisme, comme l'a développé excellemment le Père Jean Rimaud ([^8]), la nature lui apprend son but principal : le sens de Dieu. Elle a une double valeur éducative : ascétique (morale) et contemplative.
« *Pour être scout,* déclarait Pie XI aux scouts catholiques le 6 septembre 1925, *il faut une certaine dose de force et de courage, une disposition constante au calme et à la réflexion.*
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*Et pour un scout catholique, il faut encore un profond sentiment de Dieu, de sa divine loi, de sa divine présence qui harmonise les merveilles de la nature, en indique le mystérieux secret et en donne l'enseignement le plus précieux... A un scout catholique, qui a grandi dans la nature, qui sait que Dieu est Créateur et Providence, qu'au-delà de ce monde, il y en a un autre invisible, d'une beauté supérieure, dont ce qui se voit n'est qu'un pâle reflet, à ce scout, il ne doit pas être difficile de remonter à Dieu, de porter partout avec lui cette grande pensée qui éclaire toute la vie d'une lumière merveilleuse. De cette façon, le sentiment de la nature prend une tout autre valeur, une tout autre sublimité. Toute la nature s'anime alors d'une double vie, parle un double langage. C'est comme une atmosphère divine qui enveloppe tout, pénètre tout et qui donne aux créatures, petites et grandes, une voie et une mission, cette voie et cette mission prévues par Dieu dans son plan créateur.* »
**2.** Il s'agit plus profondément de la nature au sens de la finalité des êtres, de leur essence, de leur bien : cette nature incontournable chez saint Thomas, donnée essentielle selon laquelle se réalise chaque chose. « *Esse consequitur naturam, non sicut habentem esse, sed sicut qua aliquid est* » (IIIa, q. 17, art. 2) : la nature, ce n'est pas elle qui donc existe, mais selon quoi quelque chose existe (par elle). Le scoutisme rejoint ici l'enseignement du docteur angélique en ce qu'il s'appuie sur l'observation de la nature humaine pour proposer sa méthode à chacun. L'objet de l'éducation scoute, c'est d'apprendre au garçon à vivre selon les exigences de la nature humaine, pour l'aider à trouver sa propre vocation personnelle.
Dans sa préface au livre de l'abbé Claude Lenoir -- Le scoutisme français, Payot, 1937 -- le Père Forestier atteste ainsi que «* le scoutisme est en admirable conformité avec la nature humaine des garçons *» et qu'il est «* méthode naturelle au sens philosophique du mot *».
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Dans son maître-livre, *Scoutisme, route de liberté* (Presse d'Ile-de-France, 1952), il déclare également : « Ayant tenté de faire saisir ce qui me paraît l'inspiration profonde de la méthode d'éducation de Baden-Powell et résumé d'un mot ce qui explique qu'elle se prête si bien aux requêtes d'une éducation catholique, je dirai qu'elle est une *méthode naturelle,* Où la créature de Dieu est reconnue et traitée dans un esprit de désintéressement et de bienveillance, selon les lois mêmes de son être. »
On saisit bien que cette « méthode naturelle » est à comprendre dans une extension beaucoup plus large et même dans un autre sens que celle de *l'hébertisme* par exemple ; mais en rapport avec une certaine philosophie de la nature et de l'être : celle précisément du docteur commun. Pédagogie naturelle ou réaliste parce que conforme à la nature humaine qui est de vivre selon la raison. Méthode naturelle comme on dit loi naturelle : « *Elle est appelée ainsi* \[la loi naturelle\] *non par rapport à la nature des êtres irrationnels, mais parce que la raison qui la promulgue est précisément celle de la nature humaine* » (Jean-Paul II dans *Veritatis splendor*)*.*
On passe ainsi de la nature à la nature humaine et à la loi naturelle : « *expression humaine de la Loi éternelle de Dieu* » (Jean-Paul II), « *impression en nous de la lumière divine* » (saint Thomas). La loi naturelle, résume en substance l'Aquinate, n'est pas autre chose que la lumière de l'intelligence mise en nous par Dieu, par laquelle nous connaissons ce qu'il faut faire (le bien) et ce qu'il faut éviter (le mal). Par exemple : ne pas faire à autrui ce qu'On ne voudrait pas qu'on nous fasse... Les dix commandements sont l'expression privilégiée de la loi naturelle.
Comme méthode naturelle au sens philosophique du terme, le scoutisme obéit donc à la loi naturelle par laquelle l'homme participe de la providence divine « *en pourvoyant à soi-même et aux autres* » (saint Thomas). La loi scoute, observe Jean Madiran, est « une transcription folklorique mais fidèle du Décalogue ». L'âme du scoutisme, c'est sa loi, résumait le chanoine Cornette, « expression concrète des pures maximes de l'Évangile, traduction en formules brèves et claires, *ad mentem adolescentium,* des principes posés par le Décalogue et le Sermon sur la Montagne » (*Le chef,* novembre 1936).
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On ne peut ainsi aborder la « *philosophie du scoutisme* »*,* pour parler comme Mgr Bruno de Solages ([^9]), sans une approche réaliste du monde, une lecture intrinsèque de la nature et une compréhension de la loi naturelle, en opposition avec tout l'idéalisme ou le nominalisme modernes.
*L'expérience et le sens du réel*
Comme l'expérience sensible (externe) est la source principale de la philosophie réaliste, elle est un ressort essentiel de la méthode éducative du scoutisme. Laquelle est une méthode expérimentale, et par conséquent réaliste, qui voit dans l'expérience le moteur de son apprentissage intellectuel et manuel. D'où l'importance qu'elle donne à l'éveil de l'intérêt et des responsabilités dès le plus jeune âge, au sein du « *système des patrouilles* » et par l'acquisition des « *badges* »*,* sous le contrôle du chef-éducateur.
L'esprit est d'autant plus riche qu'il emmagasine la matière de bien des observations et de bien des expériences. Car, selon saint Thomas : « *Nihil est in intellectu quod non prius fuerit in sensu.* » Il n'y a rien dans l'esprit qui ne soit passé par les sens.
Du sens de l'observation et du sens du concret développés par Baden-Powell, les scouts arrivent à un certain sens du réel qui leur met les pieds bien sur terre. C'est à l'opposé de la pédagogie cartésienne qui entend faire « table rase » des expériences pour ouvrir l'enfant au monde des idées (innées) et le faire ainsi parvenir prétendument au monde des « adultes ». Nous nous trompons, pensait Descartes, « *parce que nous avons été enfants avant que d'être hommes* » et que nous avons jugé « *des choses qui se sont présentées à nos sens, lorsque nous n'avions pas encore l'usage entier de notre raison* »*.*
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Cette méfiance à l'égard du sensible a donné, on le sait, des siècles d'habitudes scolaires par lesquelles, notamment, l'enseignement devait « s'inculquer » (par l'intermédiaire du maître) la tête fixe et les bras croisés sur le banc des écoles, parce que le corps et l'expérience n'y avaient aucune part. Enté sur une funeste tradition idéaliste, le système éducatif français a, de cette façon, coupé radicalement l'école du réel et des métiers, comme il a favorisé la rupture des générations. Et prolongeant toujours plus loin cette séparation (par une scolarité obligatoire jusqu'à 16 ans), il a stérilisé depuis des décennies les intelligences et les aptitudes d'une multitude d'individus.
Par sa méthode d'éducation réaliste et active, le scoutisme retrouve et atteint au contraire l'unité substantielle de l'homme et donc de l'enfant, corps et âme. A l'école d'Aristote et de saint Thomas. Dans les *Cahiers du Cercle sainte Jehanne,* le Père Paul Doncœur développera cela jusqu'à ce qu'on a appelé le *principe d'incarnation,* « c'est-à-dire de présentation réaliste : ... non point l'esprit seul ; mais « *dans, par et avec* » le corps »...
« Un théologien sagace, l'abbé Masure, remarquait que le grand service rendu par le scoutisme avait été la réconciliation de Dieu *avec sa créature.* D'avoir été l'un des grands moments de la puissante réaction du catholicisme contemporain contre le jansénisme et la casuistique qui ont régné en maîtres durant deux siècles et demi. » Le commentaire est du Père Forestier, qui ajoute :
« La confiance que Baden-Powell demande à l'éducateur rejoint, par la voie de l'observation concrète, la morale de saint Thomas qui se présente comme la norme de ce que l'homme *doit être* en raison *de ce qu'il est :* comme l'art de concorder librement avec sa nature profonde. » (*Scoutisme, route de liberté*)
*Une morale du bonheur\
et de l'honneur*
« *Je crois que Dieu vous a placés dans ce monde pour y être heureux et jouir de la vie* »*,* disait Baden-Powell à ses scouts.
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Loin de tout puritanisme, la morale du bonheur qui sous-tend l' « esprit scout » n'est pas pour autant épicurienne. Il suffit de relire le dernier message du Chef scout :
« *Ce n'est ni la richesse, ni le succès, ni l'indulgence envers soi-même qui créent le bonheur. Vous y arriverez tout d'abord en faisant de vous dès l'enfance des êtres forts et sains qui pourront plus tard se rendre utiles et jouir ainsi de la vie lorsqu'ils seront des hommes. L'étude de la nature vous apprendra que Dieu a créé de belles choses et merveilleuses afin que vous en jouissiez. Contentez-vous de ce que vous avez et faites-en le meilleur usage possible. Regardez le beau côté des choses plutôt que le côté sombre. Mais la meilleure manière d'atteindre le bonheur est de le répandre autour de vous. Essayez de laisser le monde un peu meilleur qu'il ne l'était quand vous y êtes venus, et, quand l'heure de la mort approchera, vous pourrez mourir heureux en pensant que vous n'avez pas perdu votre temps et que vous avez* « *fait de votre mieux* »*. Soyez prêts à vivre heureux et à mourir heureux. Soyez toujours fidèles à votre promesse de scout, même quand vous serez adultes, et que Dieu vous aide.* »
Pour insuffisante qu'elle soit pour un catholique, là encore, cette morale d'une noblesse certaine « peut -- c'est le Père Forestier qui l'écrit -- être assumée par la morale de saint Thomas qui est, elle aussi, une morale du bonheur, mais de celui qu'on appelle béatitude » : « La morale n'est pas pour lui un ensemble de défenses, d'interdictions ; mais une définition des actes qui nous font parvenir au sommet de notre destin... C'est au terme de l'épanouissement humain bien compris que s'ouvre le Royaume de Dieu. C'est un humanisme mais où Dieu est premier comme raison et source de l'agir. »
« Dieu, écrit saint Thomas, a constitué l'homme maître de soi, non pour qu'il fasse tout ce qui lui plaît, mais pour faire librement ce qu'il doit. » (Somme théologique, IIa IIae, q. 104, art. 1.)
C'est pour cela que l'éducation scoute fait appel au sentiment de l'honneur, en insistant tellement sur le sens de la responsabilité personnelle. Mais qu'est-ce que l'honneur ?
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« *On pourrait le définir comme le respect intransigeant de soi-même,* déclarait Louis Salleron. *L'honneur est chose personnelle, mais il prend une valeur sociale éminente du fait qu'en définissant l'homme il lui permet d'entrer en relations avec ses semblables. La base de tout pacte c'est en effet ce pacte intime qu'on a d'abord avec soi-même et qu'on ne transgresse pas. La parole donnée qui est le fondement de toutes les relations humaines repose sur l'honneur. On respecte l'engagement qu'on prend envers autrui, parce que c'est d'abord un engagement avec soi-même. Loyauté, fidélité, honneur -- tout cela finalement ne fait qu'un.* »
Outre une certaine fierté, l'honneur implique le sentiment d'une solidarité dans le bien. On a pu reprocher à Baden-Powell un trop grand optimisme. Mais cette confiance se fonde précisément sur le réalisme de la loi naturelle. Pour saint Thomas, « le péché originel ne vicie pas substantiellement nos facultés » et ne peut faire « complètement taire la voix qui nous fait désirer le bonheur et le bien », le sens en nous du bien et du mal, remarque toujours le Père Forestier dans *Scoutisme, route de liberté :*
« *Faut-il rappeler,* interroge-t-il, *que Baden-Powell, lorsqu'il demande d'être optimiste, le fait par rapport aux cinq pour cent de bon qu'il découvre dans le plus disgracié des hommes ? Il reste quatre-vingt-quinze pour cent pour le péché originel, et ses suites. Ce n'est tout de même pas mal.* »
Et de conclure : «* A quelqu'un qui voudrait aborder le scoutisme, je dirais volontiers qu'il lui suffirait, pour en avoir l'intelligence, d'avoir compris que l'éducation est avant tout un amour, une confiance obstinée, une volonté de rechercher ce qu'il y a de bon et de s'appuyer sur le positif pour faire avancer le développement personnel. *»
Cette vision positive s'entend aussi d'une conception nettement thomiste de la vie morale. En matière d'éducation, on court le risque de multiples incompréhensions, si on ne saisit pas notamment ce qu'implique le laborieux *passage de la puissance à l'acte* (de la promesse du louveteau au départ du routier par exemple)...
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*Le rôle de la loi et du chef*
Dans un chapitre de sa très volumineuse thèse d'histoire présentée pour le doctorat d'État \[*Éclaireurs Scouts de France et Signe de piste : histoire d'un système de représentations* (*1920-1964*)\], Christian Guérin aborde cette question de l'influence du docteur angélique sur la conception du chef chez les Scouts de France.
Souvent caricaturale et partiale, son analyse est néanmoins intéressante par ses nombreuses citations et la pertinence relative de certains passages. Quand il résume par exemple, en s'inspirant de Luke-Francis Fischer ([^10]), l'ordre impliqué par la philosophie ontologique de l'Aquinate :
« 1°) Dieu crée l'univers, un univers hiérarchisé, orienté en lui, *alpha et oméga *; 2°) cette orientation est une tension de chaque être créé vers cette fin qui est Dieu ; 3°) le chef est le principe directeur «* par lequel chacun pourra atteindre sa finalité par le chemin le plus direct *», et, au-delà de ce « chef suprême », toute une pyramide de chefs subordonnés les uns aux autres, comme suzerains et vassaux. Celui qui prend rang au plus haut est donc le plus apte à guider ses frères sur le bon chemin. Ici deux ordres viennent se confondre : l'ordre naturel selon lequel il est normal que tous les êtres tendissent vers Dieu ; l'ordre social selon lequel il est normal que les plus « sages » (...) dirigent... »
Citant largement les Pères Héret, Maréchal, Richaud, Forestier et Mgr Lavarenne (auteur d'un commentaire de la « prière des chefs »), Christian Guérin explique alors comment, selon lui, l'Ordre scout veut se modeler sur l'ordre chrétien. Le but du Père Sevin, écrit-il, n'était-il pas la «* restauration de la chrétienté par l'établissement d'un ordre scout de la société grâce à l'Ordre scout qu'il avait esquissé *» ?
Parmi ses citations, plusieurs sont, à cet égard, révélatrices :
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« Le scoutisme a pour but de faire revivre quelque chose de l'esprit chevaleresque. Il est, par conséquent, assez naturel que SM \[scoutmestre\] et CP \[chef de patrouille\] aillent chercher la formule de leurs devoirs dans les écrits du plus grand docteur du Moyen-Age. Qu'ils permettent donc à un aumônier de troupe de leur dire quelles sont les trois qualités exigées de tout Chef par saint Thomas d'Aquin \[sa place, sa perfection, son influence\].
« L'illustre théologien traite ce sujet à propos de Notre-Seigneur Jésus-Christ, le Chef par excellence (*Somme théologique,* III^e^ partie, question VIII, article I). Or, pour se faire une idée de ce qui constitue un chef, il observe ce qui distingue la tête des autres membres dans le corps humain : tous savent, en effet, que le mot « *chef* » vient d'un terme latin qui signifie « *tête* »*...* (R.P. Paul Richaud : *Les qualités du chef selon saint Thomas d'Aquin* dans *Le chef,* mars 1923, n° 13.)
« Un chef c'est l'interprète d'une loi ; mais c'est aussi la loi vivante. Un chef, c'est une conscience qui parle ; mais c'est aussi une conscience en action...
« Il n'y a pas de pouvoir, si ce n'est de Dieu. Ce n'est pas la force brutale qui fonde l'autorité ; car la force ne peut rien sur les consciences. Ce n'est pas le consentement des « sujets » qui fonde l'autorité ; et ce n'est pas dans le peuple que les gouvernements puisent leur souveraineté...
« L'élection n'a pas d'autre effet que de désigner à Dieu les hommes sur qui Dieu ensuite mettra le sceau de son Droit...
« Le roi ou le président de la République sont les représentants de Dieu ; le préfet, le maire, le garde-champêtre sont les représentants de Dieu. Le modeste caporal... Le sergent de ville...
« Il n'est permis de désobéir à une autorité inférieure que pour mieux obéir à une autorité supérieure. Car il y a une hiérarchie des autorités, il y a l'autorité de l'Église qui, dans l'ordre de la pensée, est infaillible et, dans l'ordre de l'action, toujours garantie par Dieu... » (Mgr Lavarenne : *La prière des chefs,* Bloud et Gay, 1937.)
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« (L'autorité a son fondement dans) la nature même des choses. C'est en ce sens qu'on peut dire qu'elle est de droit divin. Il faudrait, pour son efficacité, qu'elle ne fût jamais autre chose que la traduction, en langage humain et en institutions humaines, de cette loi organique qu'est le droit naturel. » (R.P. Marcel-Denys Forestier dans *Le chef,* octobre 1940, n° 174.)
« Ordre divin... Loi qui le manifeste... Chef qui la réalise les trois temps du système thomiste concernant la représentation du monde sont bien au rendez-vous », induit Guérin sommairement mais correctement. Encore faudrait-il souligner, avec le Père Héret, que « *l'Amour est la fin de la loi* »*.*
« *La loi,* dit saint Thomas, *est une ordonnance de la raison en vue du bien commun d'une société promulguée par le Chef qui a la charge de cette société.* » (*Somme théologique,* Ia-IIæ, q. 90, art. 4.)
Mais qu'ajoute alors la loi scoute au Décalogue et à l'Évangile ? Rien en principe. Mais les diverses communautés humaines ont besoin de telles versions « folkloriques », comme dit Madiran, pour incarner spécialement la loi naturelle à leur façon. La loi ainsi transcrite manifeste assurément l'ordre universel (divin) mais elle crée aussi l'ordre historique (humain) *hic et nunc.* En ce sens, la loi scoute est à la fois utile et nécessaire, comme l'explique le Père Maréchal :
« La Loi scoute, considérée par rapport au Bien, à la vertu en général, est simplement UTILE pour nous rendre vertueux car on peut être vertueux sans elle, mais elle est OBLIGATOIRE et NÉCESSAIRE dans cet ordre spécial qu'est l'ordre scout pour que nous devenions bons en scoutisme, de bons scouts, des « catholiques scouts ». » (*Scouts de France et Ordre chrétien,* p. 37.)
La loi scoute et son ordre incarnent à leur niveau la continuité de la loi et de l'ordre chrétiens et particulièrement la continuité de la geste chevaleresque :
« *Ce que les moines ont aimé et chanté sous ces voûtes, nous l'aimons aussi, et nous le chantons à notre tour,* affirmait le Père Sevin à Royaumont. *Étant Tradition, nous sommes aussi Ordre et nous créons cet ordre scout autour de nous. Le scoutisme, par la belle ordonnance des dix piliers de sa loi que couronnent en abside ses trois principes, établit un ordre pareil dans notre cathédrale intérieure...* » (*Le chef,* 15 juin 1932.)
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*Ordre temporel et spirituel*
De tout ce qui précède se dégagent plusieurs idées-forces que Christian Guérin résume encore (avec une certaine « distanciation » mais non sans préjugés) dans son langage universitaire :
« 1°) *L'ordre naturel est un ordre hiérarchique dans le domaine temporel comme dans le domaine spirituel ;* 2°) *cet ordre est voulu par Dieu. Conséquemment l'Église catholique est, par vocation historique, appelée à le coiffer ;* 3°) *cet ordre hiérarchique a été remis en cause, voire renversé, au profit du non-ordre démocratique* \[révolutionnaire\] *qui, aux relations interpersonnelles fondées sur le positionnement* (*supérieur à, inférieur à*)*, préfère des relations interpersonnelles libres* \[!\] (*au serment succède le contrat ; à la conscience, à l'honneur : la loi*) \[exclusivement positive, c'est-à-dire arbitraire et en opposition avec la loi que nous venons d'examiner\]*. Cet ordre, il convient de le restaurer en le faisant régner au sein de l'Ordre scout...* »
Foncièrement contre-révolutionnaire, le scoutisme catholique authentique (« de stricte observance ») rétablit au vrai en son sein un ordre chrétien où l'on distingue naturel et surnaturel pour mieux les unir, sans les confondre ni les séparer.
« Il s'agit d'opérer dans la vie l'accord des choses terrestres et des choses divines que le jansénisme avait détruit et que le thomisme nous fait redécouvrir », proposait Pierre Goutet aux Journées nationales des chefs routiers, les 26 et 27 décembre 1931 (cité par le Père Héret dans sa préface à *Scouts de France et Ordre chrétien*).
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Complémentaire de la famille aux côtés de l'école, le scoutisme est au service du destin surnaturel, personnel et unique de chacun de ses membres : « *Les associations qui s'en réclament,* déclare la Charte des principes naturels et chrétiens du scoutisme (1965), *sont animées par des chefs laïcs, auxquels les parents des jeunes ont délégué leur autorité. Les éducateurs se réfèrent aux droits et devoirs des laïcs dans la société ; ils rendent aux pouvoirs spirituel comme temporel ce que leur doit tout baptisé et citoyen* » (*article 3*)*.*
« Si beau que soit notre scoutisme, commente pour sa part le Père Héret, et si attrayant, il n'est cependant pas une fin en soi. Il n'est pas toute la vie d'un scout ; ou plutôt nos scouts catholiques diminueraient sa richesse s'ils ne s'épanouissaient dans une vie plus haute, qui est « proprement la vie humaine, à savoir adhérer à Dieu ».
« C'est saint Thomas qui parle ainsi (C. Gentes, II, 130) : « *Si l'homme, dit-il encore, n'avait pas une destinée extérieure à lui, qui le dépasse, nos différentes techniques humaines suffiraient et il n'y aurait rien d'autre à chercher. Mais il y a pour lui une destinée étrangère à lui tant qu'il mène cette vie où l'on meurt, c'est la béatitude dernière que nous espérons trouver après la mort dans la jouissance de Dieu. Ainsi le chrétien, qui acquiert cette béatitude par le sang du Christ, qui en reçoit les prémices de l'Esprit Saint, a-t-il besoin d'un autre gouvernement, d'une direction spirituelle qui le fasse aboutir au port du salut éternel ; et cet office est assuré aux fidèles par les ministres de l'Église du Christ.* » (*De reg. princ.* 14).
« J'ai bien souvent pensé que, pour cette raison, les Scouts de France, qui sont les seuls chez nous à avoir des aumôniers, sont aussi les seuls à posséder un scoutisme intégral. » («* La formation religieuse des scouts, par les moyens propres au scoutisme *» dans *Le chef,* juillet-août 1926, n° 36.)
On retrouve ici le thème de la double souveraineté du monde chrétien (autonomie du pouvoir séculier pouvant néanmoins être subordonné dans le domaine spirituel) qui s'oppose à la souveraineté totalitaire du monde moderne (« né, selon l'expression de Malraux, de la volonté de trouver une totalité sans religion »).
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« *Il y a un aumônier sur chaque navire mais on ne lui demande pas de fixer la ration de vivres de l'équipage, ni de faire le point* »*,* comme dit Jean Anouilh (dans *Becket ou l'honneur de Dieu*)*.* Similairement dans les troupes et à chaque échelon de l'ordre scout...
Le chanoine Cornette quant à lui n'hésitait pas à parler de la « *sainte alliance* » entre le clerc et le laïc dans ce tandem indissociable (chef-aumônier) qu'on trouve à la direction des unités SDF. Il y a bien pourtant distinction des deux pouvoirs, mais pour les unir analogiquement comme les deux natures du Christ. Cet élément caractéristique des Scouts de France à l'origine reflète bien également leur conception de la chrétienté.
*La spiritualité scoute*
Nous sommes très rapidement passés du scoutisme de Baden-Powell au scoutisme catholique « baptisé » par le Père Sevin pour les Scouts de France. De la méthode scoute à l'esprit scout et à la spiritualité scoute, l'inspiration de Baden-Powell est largement sublimée sans être contredite. On transforme un ordre naturel en un ordre naturel et chrétien, un ordre de chrétienté.
Le Père Doncœur explique ainsi la place de la religion dans le scoutisme : « *Il y a compénétration analogue à celle de l'âme et du corps. Intrinsèquement le catholicisme compose avec le scoutisme, au sens thomiste il l'informe. A la façon de l'âme présente dans tout le corps et du corps présent en tout l'âme, il y a ici compénétration réciproque, totale animation.* » (Exposé aux Journées nationales de la route à Paris en décembre 1931, *Le chef,* mars 1932.)
Similairement, dès les origines, le Père Sevin parlait du corps et de l'âme du scoutisme pour en exalter l'esprit. La rencontre du corps et de l'âme donne même une spiritualité propre, pensait-il avec le chanoine Cornette.
Bien sûr, la spiritualité catholique (de l'Évangile) est universelle. Mais elle a besoin de s'incarner : à travers des ordres religieux particulièrement, qui développent et cultivent davantage telle ou telle vertu chrétienne, tel ou tel don du Saint-Esprit, pour mieux s'unir à Dieu, comme une référence à partir de laquelle peut se vivre toute la spiritualité évangélique.
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La spiritualité est à ces ordres religieux ce que l'âme spirituelle est au corps humain : un esprit incarné. Incarné en l'occurrence dans une famille religieuse spécifique : bénédictine, franciscaine, dominicaine, ignatienne...
Et si toute spiritualité catholique est une manière concrète de pratiquer la loi de l'Évangile, le scoutisme est bien aussi une spiritualité ([^11]). Guy de Larigaudie en est sans doute le modèle le plus connu.
Rémi Fontaine.
(Avec la collaboration\
du Laboratoire scout Riaumont.)
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### L'aubergiste et le fisc
par Francis Sambrès
POUR descendre de la montagne, je pris le fil des drailles, désertes en ces jours d'automne.
Au creux de la vallée, le ruisseau rejoignait un torrent sauvage qui roulait de gros quartiers de roches et des eaux blanches d'écume. Là, quelqu'un avait bâti une chaumière de confluent mais il n'y avait pas encore de clientèle pour cette auberge, pas assez de place pour le jardin et le champ, pas assez de soleil, pas assez de voyageurs à détrousser et l'amorce d'un canal de dérivation, l'espérance d'un moulin plus paisible, subitement abandonné, racontait l'histoire d'une défaite. Il fallut attendre l'autre confluent pour, enfin, trouver les traces d'un sentier pierreux le long du fracas du torrent et parfois les parois s'étrécissaient de telle façon que les voyageurs pouvaient craindre un grand péril. On racontait que certains s'étaient à jamais perdus dans des gouffres tourbillonnants qui ne rendaient pas les corps des noyés.
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De façon certaine, en croisant les maigres troupeaux, malgré les cris des bergers et les bâtons fendus en bout, puis rattachés avec un fil afin de ne pas meurtrir les chairs, on risquait le pire. Le torrent, là, resserré, barré par des amas monstrueux de roches en désordre, cascadait et jetait des vapeurs furieuses qui l'hiver lançaient sur les falaises de grands pans de glace bosselée.
Passé ce défilé commençait le monde des hommes de tous les jours. La sagesse du Prince, en même temps qu'elle tissait les liens organiques du domaine qui assurait sa puissance, pesait sur nous avec la bienveillance de la main du père qui bénit son enfant. La sente devenait chemin empierré dans les bas-fonds, drainé, d'une emprise raisonnable mais d'une pente calculée pour les charrois, qui d'ailleurs venaient mourir là dans cet enclos protégé de hauts murs où s'entassaient, vaguement couverts par des abris de fascines, les marchandises de l'amont, charbon de bois et fagots de boulange, quelques scories de minerais découverts dans des sites oubliés, ballots de maigres toisons, des peaux, des bouquets d'osier, du lin sauvage grossièrement roui. Par les mille ruisseaux, les mille sentiers, des chapelets de bêtes de bât, partis avant mâtines quand les cloches appelaient à la prière de l'aube, dévalaient avec leurs maigres trésors. Il fallait arriver avant le chaud, avant les taons qui troublent les caravanes, parler au maître des lieux, mendier quelques pièces ou quelques épices, reposer les ânes et les paître, boire du gros vin à l'auberge de la mégère qui savait reprendre, et au-delà, les sous arrachés à son mari avec le sel et les bijoux de perles colorées. De cette auberge aux allures de fortin, les voitures prenaient la route vers la ville, dès l'aube, chargées la veille au soir dans le joyeux chant des fouets et des incantations que l'on lance aux chevaux. On parlait, on marchait à bon pas. Il fallait quatre heures pour gagner les faubourgs de la ville et l'entrepôt, où attendaient sagement calées sur leurs jambières les charrettes chargées. On attelait des chevaux frais, on reprenait la route du caravansérail. Il arrivait qu'on ait bu ou simplement mangé, mais comme les chargements qui montaient étaient presque toujours légers, on pouvait abandonner les leviers des grosses semelles de bois, les freins qui frottaient sur les roues, et s'étendre sous le plancher, sur le bien-nommé porte-feignant.
\*\*\*
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Ce matin-là, malgré l'air transparent d'automne qui portait tous ses bruits de cristal, l'homme était de méchante humeur, assis devant sa porte sur un banc de pierre, il grattait la poussière avec un bâton. Il avait confié sa tâche, comptage et recomptage, au plus futé de ses valets, un ruffian noir de poil. Une servante criaillait sous les injures, l'autre, épaisse et rousse, chantait d'une belle voix de poitrine une complainte à un prince, voyez-vous ça, qui l'aurait abandonnée. Les caravanes s'annonçaient par le grêle trottinement des ânes bâtés. Tant de richesses appelaient l'opulence.
Quand le maître vit à mes guenilles qu'il n'était pas question de me tirer un sou contre le vivre et le couvert, il me promit des jours sans rêves, encore n'était-il pas question que je puisse goûter aux charmes des servantes ni boire ce vin si piquant qu'on le disait vin de roncier. En attendant il voulait que je l'écoute mâcher sa rancœur. Il en avait après le Prince, non pas lui personnellement dont on savait qu'il était juste et plein de bonté, mais après tous ceux qui autour de lui disposaient, ou prétendaient disposer, d'une parcelle, fût-elle infime, du pouvoir, et décidaient, ou prétendaient décider, en son nom.
« Ce que tu vois, l'auberge et le chai, l'écurie et la grange, le grenier, les bêtes de trait, la basse-cour, et tu ne vois pas tout, ni les champs, ni les bois, ni les drains, ni les porcs au glandage, ni les bœufs aux estives, sans parler des moutons et des chèvres, ne s'est pas fait tout seul. J'ai, avec ma vieille rapace, gagné chaque sou l'un après l'autre, défendu mon bien contre les brigands, donné aux pauvres, pas trop mais quand il fallait. Tu vois ces tailleurs de pierre embauchés à grands frais, ils en sont à la troisième assise du moulin et taillent les jambages de la porte, tu vois ce valet qui part la houe sur l'épaule arranger le chemin et empierrer quelque ornière, tu vois ces rustres misérables qui sans moi n'auraient rien.
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Crois-tu qu'il est facile de trouver une pratique pour ces fagots, des clients pour ces bêtes maigres vendues par besoin au mauvais moment de l'année ? Qui les voudra si je ne les engraisse pas ? Qui voudra de ce charbon de brindilles pesé dans des bacs terreux, arrosé cent fois ? Qui prendra langue avec la gabelle et pourra vendre le sel ? Et l'outil, la hache, ou la houe, ou le pointeau, ou le ciseau, où seraient-ils s'ils n'étaient pas chez moi ? Et ces tas de peaux si mal séchées qu'elles puent l'affreuse charogne, quel tanneur les prendrait sans les écorces de chêne que je leur fournis pour le tanin et que je leur donne presque gratis. Par chance ils n'ont pas encore trouvé le truc pour tisser joliment leurs toisons, soigner leurs paniers, tanner finement leur cuir ou conserver leurs fromages, Dieu nous préserve de ce temps-là !
« Je suis donc riche. D'abord des services que je rends, sans parler de l'auberge où tout un chacun, d'une façon ou d'une autre, peut manger, dormir et boire. Si je cherchais un peu dans ma mémoire je trouverais sûrement d'autres soins, d'autres charités, d'autres bienfaits à comptabiliser dans mes avoirs, dont j'espère, sans trop y croire, qu'ils m'ouvriront large les portes du ciel. Je prête même quelque argent aux démunis, à intérêt certes, mais point à usure.
« Mais voici que survient voici dix jours, sous le sceau du Prince, un avis d'avoir à me rendre tel jour, à telle heure, au palais. Bien que la mine du messager me parût médiocre pour un tel prince, je me réjouis de l'honneur que l'on me faisait. Temps de gibier de passage, temps des truffes, temps des belles truites glacées, j'envoyais mon monde chasser le plus beau, chercher le meilleur. Suivi de mes valets, les bâts de mes trois mulets remplis des prémices somptueuses, je fus à l'heure dite aux portes du palais et demandais à voir le Prince. Le sergent d'armes me rit au nez. Le Prince n'était pas là. Guerroyait-il dans quelque marche, était-il parti rendre hommage à son roi, chassait-il l'oiseau, forçait-il le cerf ? Nul ne le savait exactement, ni quand il rentrerait. Au vu du sceau pourtant, il arrêta ses palabres, me fit entrer, poussa mes bêtes et mes valets vers les communs et dépêcha un messager.
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Il me dit d'attendre. Attendre quoi, grands Dieux ? La truite n'attend pas, ni la truffe qui perd son arôme ni les cèpes qui prennent un teint maladif. Le messager revint. On allait me recevoir sous peu. Il fallait attendre. *On* était occupé à de grandes choses qui intéressaient le Conseil d'En-Haut. Je ne pus savoir qui était ce « *on* »*,* quel était son nom, sa fonction, ses rapports avec le Prince et surtout quels rapports on pouvait avoir avec moi, mes serviteurs et mes mulets. J'entendais d'ailleurs mes valets mener grand train de fête, mais lorsque je voulus y mettre le holà, le sergent me fit signe de ne pas m'éloigner, il ne fallait pas risquer de faire attendre. Il sortait et rentrait des processions de gens affairés, des insectes tristes tout de noir vêtus, le visage caché dans l'ombre de leur tête penchée. Un clerc, au visage fort ouvert et qui paraissait s'amuser énormément, vint enfin me chercher. Certes il fallait un guide, et un bon, pour arriver où l'on prétendait m'attendre. Couloirs tortueux, escaliers étroits, vagues débarras jouaient à me perdre et je ne comprenais pas le Prince de supporter tant d'incommodités dans ses habitations. Moi, à l'auberge je sais où est mon lit, ma table et mon petit trésor, je range mes marchandises à leur place et mes gens à leur travail. Quel besoin le Prince avait-il de ces interminables corridors sous les combles, de ces dédales, de ces pièges ?
« Arrivé, il me fallut encore faire antichambre. On prenait médecine. Moi, j'avais grand faim. L'homme à la médecine était petit et fluet avec un visage chafouin. Je demandais le Prince, il répondit avec un mince sourire : *Soyons sérieux, le Prince n'a guère de temps à perdre en commerce direct avec ses sujets. Son extrême bonté l'inclinerait à prendre feu et flamme pour résoudre les problèmes dans l'instant et sans la réflexion prudente qui est pourtant nécessaire à l'exercice du pouvoir. La justice se donne toujours le temps de délibérer et c'est pourquoi le Prince confie à son corps de chambellans le soin de comprendre ses volontés, de les dégager des élans qui en rendraient l'application néfaste et de les réaliser enfin pour qu'elles contribuent à l'harmonie de l'État.*
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*C'est ainsi que le Prince lorsqu'il parle de vous -- si, si, il en parle souvent -- ne sait comment vous nommer, ce qui le met dans un grand désagrément dont à la longue vous risqueriez de faire les frais. Vous concernant dès lors, sa pensée est difficile à suivre et à porter jusqu'au bout. Vous êtes le riche d'en-haut, ce qui dans les bons jours est une sorte d'hommage à la réussite de vos entreprises, mais quand il fait grand vent et qu'il parle de l'usurier d'en-haut, du faux-saunier d'en-haut, du braconnier d'en-haut, du voleur de taille d'en-haut, nous comprenons, nous autres chambellans, qu'il est nécessaire d'intervenir. D'où l'avis à comparaître que vous avez reçu.* »
L'aubergiste qui me racontait cette affaire me dit n'avoir rien compris au préambule et qu'il aurait préféré voir le Prince préciser lui-même les griefs qui étaient, paraissait-il, les siens.
« Chafouin reprit : *J'ai donc été mandaté presque directement par le Prince pour te demander ton nom, ton âge et la situation de ta famille, ta profession*. J'aurais bien voulu répondre simplement, mais rien n'est simple que pour les gens de petite vie attachés à corde courte dans leur petit clos. Ils savent qui ils sont, où ils sont, quel est leur travail, ils peuvent répondre aux questionnaires des inquisitions, et mourir dans le cimetière du village de leur naissance. Pour moi, c'est un peu difficile. Je suis né dans un village reculé du nord de ce pays, perdu dans les montagnes, où tous les habitants de la tribu s'appelaient « *Boy *», et presque tous *Jean* de prénom. Si l'on voulait s'y reconnaître, il fallait ajouter le sobriquet personnel au surnom de la famille. Je m'appelle Jean Boy, mais personne ne me connaît sous ce nom. Moi non plus. Je suis *Loupet Franciman*, mais personne ne me connaît sous ce nom, moi, bien peu, de quelques souvenirs de mes jeunes ans. Je suis le Maître de mes vallées, le marchand de mes clients, le prêteur de mes débiteurs et dans cet immense tènement, un peu comme le berger de tous. Il me paraissait bien qu'en disant cela j'aggravais mon cas et Chafouin devint soucieux. Je ne pensais pas à la tristesse du Prince quand il apprendrait mon étrange état civil qui ne pouvait s'écrire dans aucun registre prévu à cet effet.
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J'étais un trouble-fête, un précédent inacceptable. On ne songeait pas, me dit encore Chafouin, à une élimination physique qui pourrait dépasser la volonté d'un Prince attentif au bien de ses sujets. Ni à un bannissement ni à une réduction modulée de liberté, non pas encore, mais il fallait d'urgence proposer au Prince un projet d'accord annuel d'identité qu'on pourrait à chaque instant réviser si cela s'avérait nécessaire. Sans préjuger de la décision finale du Prince, à qui serait soumise cette ébauche de protocole, on pensait qu'elle serait prise en faveur de l'identité première Boy Jean. Toutefois, l'assiette des charges et contribuables à fixer devrait tenir compte de la double identité, fait étrange et hors du commun, du susdit et lui préciser le rôle des aides qu'il serait utile d'apporter au Prince sous le nom de Franciman Loupet, personnage fictif, certes, dont l'existence même risquait en cas de refus de Boy Jean d'être menacée.
« Était-il possible que le Prince sache le nom de ses sujets, leur surnom et les menace de telle façon ? Quel Prince !
« J'acceptais donc sans joie cette double existence sur les registres, la main droite pourrait encore mieux ignorer les faits de la gauche, enfin, peut-être. Chafouin en vint aux faits. En un tour de main, dans un vol joyeux de plumes et de livres, je me vis affublé de rôles importants au double, selon ce qui précède, marchand je devais la taille, roulier la corvée, distributeur de produits à monopole la gabelle, chasseur l'amende, banquier la dîme, quant à l'amende pour l'usure, que j'étais censé pratiquer, on trouverait une assiette. Allait-il oublier l'auberge ? Non, il ne l'oublia pas ! Et ajouta à la patente une taxe spéciale de bourdeau couvrant toutes les activités des ribaudes peu farouches que je pourrais employer. Bien qu'il n'y ait du moulin que les fondations, la simple idée de moulin entrait dans la catégorie la plus grave, celle des atteintes aux privilèges princiers. Nous fûmes donc, pour cette idée du moulin, taxés au quadruple, Boy Jean, Franciman Loupet et moi. Je voyais avec crainte s'allonger la liste de mes charges, ce n'était encore rien. Il fallait selon Chafouin, toujours au double, faire l'inventaire des bienfaits reçus sans contrepartie à ce jour des mains du Prince :
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la police qui me protégeait des intrigues, les soldats des brigands, fort nombreux dans ma région, l'Église qui assurait mon éducation et mon salut passablement compromis, la justice qui veillait à l'exercice de mes libertés, même l'administration qui m'assurait de mon identité et s'en portait garante vis-à-vis des tiers. Tout cela constituait des prestations écrasantes dont il convenait que chacun prît sa part. La mienne serait double de toute évidence. Quant à l'eau du ciel et l'air qu'on respire, on verrait plus tard. La jubilation du Chafouin était presque indécente et moi, j'étais un homme doublement ruiné.
« Quand je sortis j'avais pourtant grand faim et nul besoin de médecine. Mes valets avec l'appui des soldats me dirent entre deux hoquets que d'énormes matous avaient volé les truites du Prince et que des molosses affreux avaient dévoré les viandes du Prince et que les soldats avaient bu le vin du Prince. Il restait les mules et leurs bâts : encore heureux ! Je ne les chassais même pas !
« Et me voici chez moi depuis lors, à ruminer cette histoire sans trop la comprendre. Je houspille ma vieille, corrige mes servantes, même celle qui a une si belle voix qu'elle fait trembler les os. J'abandonne mes valets aux corruptions, mes tailleurs de pierre à la paresse, l'un d'eux va même pêcher sous mon nez les truites de mon bief. Je pris conseil de ma moitié. Je tentais de revoir Chafouin pour au moins négocier la mort de mon double. Personne au château ne connaissait précisément Chafouin ni ce petit clerc rigolard qui m'avait servi de guide. Le Prince n'était pas rentré. Il n'y avait que d'autres corridors déserts, d'autres couloirs vides, d'autres réduits, d'autres soldats à la porte et ce va-et-vient d'ombres noires allant je ne sais où vers d'autres couloirs vides, d'autres corridors et d'autres réduits. »
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Je n'avais rien à répondre, mais je pensais à mon ami Jean-de-l'Ours, protégé par sa solitude, le verrou des rochers et l'abrupt de ses montagnes. Pendant combien de temps pourrait-il déployer librement ses grandes jambes, inventer ses savantes symbioses, chanter le chant des vers de terre et domestiquer les eaux caressantes sans recevoir le sceau du Prince et la loi des parasites ? Mourrait-il comme l'arbre qui s'épuise à nourrir le lierre qui l'étreint et, même mort, continuerait-il à soutenir longtemps ce lierre avide, qui n'a pas de squelette mais de l'appétit ?
Pendant les trois jours où je demeurais là, payant mon écot par mille travaux, le maître resta lointain. On le sentait mettre en œuvre toute la force de son esprit pour percer le panier du fisc. Il sentait bien que c'en était fini des droits absolus dont il avait joui longtemps lorsqu'il avait établi ses conquêtes sur des terres en friche, des eaux folles, des bois, des marécages. Ces lieux, dont jadis personne n'avait voulu, allaient rentrer dans l'ordre qui en cadastrerait les limites, préciserait les charges et mesurerait à l'étroit ses libertés d'entreprendre, sauf à entrer en révolte, à barder les murs de défenses solides et s'exposer à la colère du Prince, dont on savait depuis toujours qu'elle finissait dans les flammes, le sang et les larmes. Il supposait aussi que l'avidité des chambellans, sans aucun doute plus loin du Prince qu'ils ne prétendaient être, pouvait permettre un dialogue complexe avec eux, sans toutefois parler de corruption dont les risques, du moins pour l'instant, paraissaient assez grands pour n'être pris qu'en dernier recours ; peut-être pouvait-on penser que des avantages opportunément et discrètement offerts permettraient de proposer une vue plus exacte des choses qu'on voulait bien leur montrer. Sans aller jusqu'à la bourse pleine qu'on laisserait oubliée sur un coin de table, encore que cet oubli pourrait bien en fait et sans aucune intention corruptive s'expliquer par l'étourderie, ne pourrait-on rendre quelque menu service, offrir quelque bien sans valeur -- pourquoi sans valeur ? -- un peu d'épices lointaines, voire des parures aux dames si l'on pouvait. On pouvait imaginer qu'à la suite de revers, de mauvaises fortunes subites, de médecines mal supportées, il serait bon et charitable de porter secours au prochain dans le malheur.
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Si la Providence voulait que ce prochain fût Chafouin, encore que Chafouin ne paraît pas être celui qui tomberait utilement malade malgré sa médecine, personne ne pourrait rien reprocher à personne.
« Il n'en serait pas de même si je me mettais en quête du médecin -- de la médecine, du maraud qui voudrait bien marauder, du boute-feu incendier la personne, les biens ou la maison de Chafouin ou les trois à la fois. »
Par instants le Maître s'égarait en faisant bouillir la marmite sous le feu de ses passions. Le bouillon débordait. Il criait alors après sa vieille qui selon lui laissait fainéanter les servantes et n'avait pas trempé le vieux pain dans ses soupes.
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Il reprenait vite le fil de ses pensées.
« D'un certain côté, se disait-il, l'avantage d'être deux à supporter le fardeau d'un seul n'est pas mince. D'un autre côté, l'aggravation, fût-elle théorique, au double des charges qu'il serait obligé de supporter rendrait légitime la révision immédiate des barèmes, tarifs et prix de vente pratiqués jusqu'alors. Si l'on expliquait bien l'avidité de Chafouin, et au-delà de Chafouin celle de tout le corps des chambellans, voire celle du Prince qui voyage trop et gaspille, selon la rumeur, beaucoup de bel argent à ses chevaux, ses bouffons et ses mignons, on pourrait justifier une hausse des prix de vente assez légère pour permettre aussi une baisse raisonnable des prix d'achat que certaines rognures d'écus ou de poivre viendraient bien agrémenter. Faudrait-il, pour grossir les réserves, rogner aussi sur la subsistance, mettre l'eau dans le lait, boire de la piquette, voire de l'abondance, mesurer le pain des valets et le sel des cuisines ? »
Ces mesures dont je vis la mise en œuvre immédiate dès l'instant qu'elles étaient prises ne préjugeaient en rien de l'apaisement du gros homme. Il fallait faire mieux, encore que les prudences choisies fussent suffisantes, et prendre appui sur les excès mêmes dont on était victime, comme le poisson s'appuie sur l'eau pour nager et pour voler l'oiseau, qui maudit la résistance de l'air, s'appuie sur lui.
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Pour construire une défense imprenable, la ligne de fuite était certainement ce double dont un fonctionnaire borné l'avait affublé pensant doubler l'impôt. Chafouin, dans sa grande prétention, aurait pu être fort surpris d'apprendre qu'il avait de ce fait doublé les défenses, déchaîné les monstres qui sommeillent en nous, armé les troupes et affûté les coutelas de la révolte. Qui chargerait-on du titre de l'impôt ? Boy ou Franciman ? Qui serait le riche pour ne pas avoir à payer, ou le pauvre qui ne le pourrait pas ? Pourquoi d'ailleurs s'arrêter à deux ? Pourquoi ne pas cacher le trésor à l'ombre d'une ombre d'un prête-nom, quelque demeuré qui arracherait des larmes aux agents ; quelque prince déchu -- ne voyons pas trop loin. Ne pourrait-il pas couvrir de son nom nos fuites anonymes et monnayer ses appuis ? Pourrait-on, Boy ou Franciman, trouver refuge ailleurs et transférer au sec le trésor qui assurerait les négoces puissants de l'avenir ? Le Maître rêvait... Confier à sa parentèle les soins du quotidien, établir oncles ou neveux, chercher des obligés qu'on pourrait lier à l'affaire par de petits bienfaits -- ou méfaits gardés à leur débit -- disperser soigneusement les dépouilles de l'empire, tailler des provinces, en préciser les charges et peut-être embaucher Chafouin dans une sorte d'intendance de l'ombre.
Tels étaient les rêves fous du maître de l'auberge. Tant de travaux immobiles, de crimes silencieux, tant d'horreurs imaginaires sculptaient le visage du Maître de façon diabolique. Quand je pris mon chemin, comme adieu je lui dis qu'il lui faudrait apprendre à maîtriser le dessin de ses traits s'il voulait réussir dans le commerce avec le Prince des ténèbres. Il faut toujours dissimuler l'âme basse !
Francis Sambrès.
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### Ce que nous devons à saint Benoît
ON A DIT que les Pères du désert, nos ancêtres dans la vie monastique, étaient des hommes ivres de Dieu. On peut dire cela dans une certaine mesure, à condition de purger le mot de tout romantisme. Il est vrai qu'ils ont eu faim et soif d'absolu. Ils furent surtout des chrétiens généreux et entiers. Quand ils ont vu que le christianisme, grâce à la conversion de l'empereur Constantin, devenait religion officielle, quand ils ont vu qu'il n'était plus dangereux d'être chrétien,
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même qu'il devenait facile sinon avantageux d'appartenir à la religion de l'empereur, ces hommes, que rien ne pouvait retenir, habitués qu'ils étaient à respirer la chaude odeur des martyrs, se sont rués vers les déserts d'Égypte et de Thébaïde pour s'enfoncer dans une vie héroïque faite de prière, de jeûne, et de pénitence.
L'élan irrésistible de ces hommes de désir, partis à la recherche d'un Dieu qui se dérobe à la vie facile, est l'événement fondateur de la vie monastique. S'ils ont fui la cité terrestre, ce n'était nullement qu'ils fussent ennemis de leurs frères, mais ils regrettaient la vie ardente de la primitive Église qui leur offrait l'Évangile dans toute sa pureté, avec son bonheur, son espérance du ciel, son esprit d'enfance, sa précarité. Tout cela, ils allaient le retrouver dans l'âpreté du combat spirituel, en quête d'un visage qui s'efface dans l'obscurité de la nuit, mais dont la beauté inexprimable fait pâlir toutes les beautés de la terre.
Nous ne pouvons penser à ces aventuriers de Dieu sans nourrir à leur égard un sentiment de gratitude : ils furent nos premiers guides dans la traversée du désert ; leur candeur masquait leur héroïsme et sous leur humour se cachait une profonde sagesse. A lire *les apophtegmes,* on s'aperçoit combien leur simplicité exorcise nos complications et nous les rend proches. Mais cette vie religieuse dans l'enfance n'eut qu'un temps : l'enfance, comme l'héroïsme, ne sont pas faits pour durer.
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Les illusions, l'individualisme, l'absence de Règle, offraient aux ascètes un parcours semé d'embûches où plusieurs succombèrent.
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La soif de Dieu. -- Deux cents ans plus tard, Dieu suscite Benoît de Nursie. Ce que d'abord nous devons à notre grand Patriarche, c'est de nous avoir transmis l'héritage de ces hommes excellents que furent les Pères du désert. Avant d'être le sage qui compose une Règle, il a été l'ermite assoiffé *désirant ne plaire qu'à Dieu seul.* Pour les disciples innombrables qui le suivront jusqu'à la fin des temps, il a assumé en lui-même l'élan vers Dieu des premiers anachorètes, mais il en a discipliné la soif, ordonné la marche, intériorisé l'ascèse. Sans lui, l'expérience des premiers moines se fût perdue dans les sables. Il tria le bon grain et l'ivraie, garda le meilleur et le sauva par l'excellence de la Règle. Nous lui sommes redevables d'avoir transmis la suprême sagesse de ces héros candides, (*que sert à l'homme de gagner le monde ?*) et de nous en avoir livré le secret avec douceur comme un père partage son bien entre ses enfants. Profond connaisseur du cœur humain, voyant par intuition que la soif de Dieu serait jusqu'à la fin des temps le motif profond de toute tentative religieuse, saint Benoît allait en faire le critère essentiel par lequel s'authentifie une vocation :
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on verra, dit-il, si le postulant cherche vraiment Dieu, *si revera Deum quaerit*. On pourrait traduire : on aura soin de voir si c'est bien Dieu qu'il désire en vérité, ou bien si ce ne serait pas tout autre chose, comme par exemple une idée personnelle, une évasion ou un refuge. Il y a une telle réserve de vanité dans le cœur humain, une telle propension à l'erreur !
Depuis Platon, mais bien avant lui, une immense interrogation traverse l'histoire humaine : « Existe-t-il, au-delà des apparences, une vraie vie et un vrai bonheur ? » Le destin des êtres n'est compréhensible que si nous savons que l'homme a été créé dans un état de tension et de désir vers sa fin. La beauté absolue attire et fuit le regard des hommes, une plénitude devinée, pressentie, jamais atteinte, nous avertit que la terre est un lieu de passage, que le temps est incapable de nous donner autre chose, Dieu aidant, que le pain quotidien. Nous sommes à jamais condamnés à l'exil, loin de la Patrie, livrés aux pauvres amours d'ici-bas. Et ceux-ci poussés à bout, nous savons qu'ils débouchent toujours sur une folie meurtrière.
« Chercher Dieu », dans l'esprit de saint Benoît, signifie donc à la fois entrer dans l'épaisseur des volontés divines, et se jeter dans un océan de bonheur plein d'alléluias, parce que le bonheur de l'homme, c'est la même chose que sa loi, sa vérité, sa fin.
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Le génie de notre grand saint fut d'avoir poussé l'homme dans la direction de ce qu'il désire au plus profond de lui-même sans le savoir, et de lui avoir révélé le sens de ses propres aspirations. Chercher Dieu, non pas comme les aveugles au bord d'un précipice, mais comme des enfants cherchant à la trace le visage d'un Père bien-aimé que la splendeur des beautés terrestres leur révèle et leur dissimule. Voilà pourquoi cette interrogation fuse tout à coup dans le Prologue de la Règle : « *Quel est l'homme qui veut la vie et désire de voir des jours heureux ?* »
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L'office divin. -- Ce que nous aimons en saint Benoît c'est que la recherche de Dieu est concomitante avec sa découverte. Devançant Pascal d'une bonne dizaine de siècles, notre grand Patriarche nous assure que Dieu est le premier au rendez-vous : « Avant que vous m'invoquiez, je dirai : Me voici ! » (*Prologue*) Et c'est dans cette atmosphère de joyeux optimisme que nous sommes invités à chanter le Dieu trois fois saint, toujours mystérieusement présent, absent et désiré, *exigeant et tendre*, mais jamais lointain.
Avec réalisme saint Benoît nous avertit que le tribut de louange et d'adoration qu'il appelle l'*Œuvre de Dieu* constitue une charge réelle, la faction du légionnaire sous les armes, le poids de notre service, *pensum servitutis* (*Règle,* 50).
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Mais l'*Opus Dei* est bien autre chose qu'un office réclamant une certaine dose d'énergie humaine. Le nom même qu'il lui donne est chargé d'un sens plus mystérieux qu'il ne paraît. On serait tenté à première vue de n'y voir qu'un génitif objectif : « l'œuvre de Dieu » serait le labeur entrepris *pour* Dieu, en l'honneur de Celui auquel il s'adresse, ce qui est loin d'être faux. Mais ne faut-il pas voir là également un génitif subjectif, l'*Opus Dei* signifiant dès lors l'œuvre *venant de Dieu,* où le Seigneur est lui-même le sujet de l'action ? Il en a inspiré toutes les parties, il en est l'auteur et l'ordonnateur au moment même où elle se réalise.
Et c'est peut-être là que gît le secret de notre vocation de chantres de la louange divine : nous prêtons notre cœur et nos voix à l'expression d'une liturgie déjà céleste qui nous dépasse infiniment, qui vient de Dieu et remonte à lui, au point que dans la psalmodie chorale c'est Dieu qui chante Dieu à travers l'homme. Telle est la pensée des grands fondateurs monastiques. Voici ce que dit Dom Romain Banquet : « *La génération du Verbe est le cantique par excellence de l'Œuvre de Dieu. L'Opus Dei, c'est Dieu célébrant lui-même sa louange par le ministère de son Verbe incarné et de l'Église, son épouse. Le texte sacré des psaumes est une dictée de Dieu.* » La grande estime en laquelle les anciens tenaient l'Office divin fut la source de leur spiritualité.
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C'est parce que la liturgie ne vient pas de l'homme, c'est parce qu'elle dépasse infiniment nos capacités qu'elle suffira, elle seule, à désaltérer jusqu'à la fin des temps les âmes qui s'abreuveront à sa source. « Rien n'élève l'âme, dit saint Jean Chrysostome, rien ne lui donne des ailes, rien ne l'arrache à la terre, rien ne la dégage des sens et des passions, rien ne lui fait goûter les chastes délires de la sagesse comme le chant des offices divins » (*Commentaire du psaume 41*)*.* Ce que les fils de saint Benoît doivent à leur Père, c'est de les avoir lancés dans l'admiration de Dieu en les délivrant par avance de toute tentative de retour sur soi, à l'opposé de cette fringale d'autoanalyse dont les spirituels seront friands à partir de la Renaissance. Cela implique une certaine virginité de l'âme, suggérée en conclusion du chapitre 19 de la Règle (*De disciplina psallendi*)*.* On y lira cette brève injonction devenue une maxime : « *Sic stemus ad psallendum ut mens nostra concordet voci nostrae.* » « Il faut se comporter à la psalmodie de telle façon que notre âme concorde avec notre voix. » Tout est dit par ces derniers mots : non pas que notre voix s'harmonise avec les sentiments de l'âme, ce qui serait le projet d'une sincérité individualiste, comme s'il fallait donner toute l'importance à nos propres sentiments, mais bien plutôt : *que notre âme concorde avec notre voix.* Parce que ce qui compte, *c'est la Vox Sponsæ, c'est la voix de l'Épouse du Christ,* et que c'est à nous de nous adapter, c'est à nous de nous hausser jusqu'à elle.
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Ce que nous devons à saint Benoît, c'est de nous avoir permis de réaliser l'étonnante supplique du psaume 105 : « *Salvos nos fac, Domine, Deus noster, et congrega nos de nationibus, ut confiteamur nomini sancto tuo, et gloriemur in laude tua.* » Traduisons pour mieux saisir : « Sauvez-nous, Seigneur Dieu, et réunissez-nous d'entre les nations, afin que nous puissions exalter votre saint nom et *que nous trouvions notre gloire dans l'expression de cette louange.* » En bref et contre l'avis des modernes qui se trompent de finalité, la liturgie n'a pas pour fin le rassemblement du peuple. C'est, à l'inverse, l'assemblée des fidèles qui a pour fin la louange divine. Et c'est en cette louange que se trouve la source de leur propre gloire. *Ut gloriemur in laude tua.* Appelons ça théocentrisme : nous mourons de l'avoir oublié.
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La lumière du jour. -- La reconnaissance que nous devons au Patriarche des moines ne s'arrête pas au domaine de la prière, elle s'étend à toute la vie. Une vie qui appartient, en dépit de l'affreuse standardisation moderne, à un âge d'enfance retrouvée, à un âge de mœurs encore paysannes, où les rythmes marqués par le retour des saisons se marient aux temps réguliers de la prière.
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Ce que Newman appelait le caractère virgilien des premiers siècles du monachisme durera tant que les moines consentiront à vivre en continuité et non en rupture avec leurs traditions. Alors, immanquablement fleurira la paix bénédictine accompagnée d'un certain bonheur. Ce bonheur n'est pas lié à une époque de la civilisation. Il est essentiellement le fruit d'une charité communautaire et familiale, faite de respect mutuel, de dévouement, d'égards et de piété envers les anciens. Le bonheur d'écouter ensemble de saintes lectures, de cultiver la terre, image de la bonté de Dieu et d'en tirer un cantique de bénédiction ; de vivre en un *repos laborieux* dans une sorte de grand village ou de petite cité dont les murs montent nuit et jour vers Dieu avec le chant des psaumes. Lorsque Newman parle des premiers bénédictins, il évoque l'esprit d'enfance : « On nous dit d'être comme de petits enfants et où trouverons-nous un exemple plus frappant que celui qui nous est offert ici de cette union de la candeur et du respect religieux, cette claire perception de l'invisible, et cependant la reconnaissance du mystère, qui est la caractéristique des premières années de l'existence humaine ? Pour le moine, le ciel était la maison voisine. Il ne formait pas de plans, il n'avait pas de soucis ; les corbeaux de son père Benoît étaient toujours à ses côtés. Il sortait, en sa jeunesse, à son travail et à son labeur, jusqu'au soir de sa vie. S'il vivait un jour de plus, il faisait un jour de travail de plus.
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Qu'il vécût un grand nombre de jours ou très peu, il travaillait jusqu'à la fin. Il n'avait aucun désir de voir plus loin que l'endroit où il devait faire sa prochaine étape. Il labourait et semait ; il priait, il méditait, il étudiait, il écrivait, il enseignait, puis il mourait et allait au ciel. »
Un esprit de douceur fait de renoncement et d'obéissance filiale, « agréable à Dieu et douce aux hommes ». Une soumission habituelle, familière (comme allant de soi) à la nature des choses. Ainsi au chapitre 41 de la Règle, notre bienheureux Père demande que, soit pour le souper, soit pour la collation, tout se fasse à la lueur du jour. *Ut cum luce fiant omnia.* Et le Père Emmanuel fait remarquer que saint Benoît, en parlant de la lumière du jour, devait penser à la lumière surnaturelle dans laquelle la vie des moines baigne constamment. Peut-être, le miracle bénédictin, la longévité de cette grande tradition, son caractère d'universalité viennent-ils de l'accord secret entre la nature et la grâce.
J'irai jusqu'à dire que dans le cœur de notre grand Patriarche apparaît souvent une certaine tendresse pour l'ordre temporel. Comme si les choses qui entourent les âmes consacrées en recevaient une dignité nouvelle et attiraient plus particulièrement sa sollicitude paternelle. Combien de chapitres de la Règle témoignent en ce sens ! Les exemples foisonnent. Au chapitre 22 *: Quomodo dormiant monachi.* Comment dorment les moines.
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La Règle veut qu'ils dorment habillés, avec leur ceinture mais sans couteau afin qu'ils ne risquent pas de blesser un frère en dormant. *Chapitre 31 : Du cellérier du monastère :* qu'il veille sur les biens du monastère et les regarde comme les vases sacrés de l'autel. *Chapitre 28 : des vieillards et des enfants.* « Bien que la nature nous incline à la miséricorde envers les gens âgés et les enfants, la Règle ajoutera son autorité afin de pourvoir à leur faiblesse. »
*Chapitre 39 et 40 : de la mesure du manger et du boire* (deux mets cuits suffiront, des fruits, une livre de pain, une hémine de vin)... La Règle s'occupe aussi des hôtes, des enfants et des pèlerins, des vêtements (une coule velue en hiver, usée et rase en été). Il est également stipulé que le monastère doit posséder tout ce qui est nécessaire à la vie : de l'eau, un moulin, un jardin, des ateliers car il n'est pas expédient pour les moines de vaquer au dehors. Mais laissons ces humbles créatures à leur fonction d'accompagnatrice de l'homme dans sa montée vers le Père. Elles ont leurs lois, leurs exigences, elles nous résistent parfois : accomplir droitement un travail donné, fût-il le plus élémentaire, peut devenir une leçon pleine d'enseignement.
Car cet ordre des réalités temporelles acquiert une noblesse d'autant plus haute qu'il touche l'homme de plus près. Comment ne pas signaler ici la valeur éducatrice de la Règle et sa justesse d'emprise sur les êtres de toutes les époques et de tous les horizons ?
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Le Patriarche de Nursie avait légiféré à l'époque du Bas-Empire, au sein d'une humanité en plein bouleversement ; le brassage des races et des civilisations amenait au monastère un flot d'humanité où se côtoyaient pêle-mêle fils de patriciens, Goths analphabètes, esclaves affranchis. Or quatorze siècles plus tard, c'est à une réalité analogue que se trouve confrontée l'œuvre d'implantation de nos monastères en Amérique latine ou en Afrique noire. On aperçoit alors dans toute sa splendeur l'accord entre la Règle et l'humain. La structure traditionnelle du village africain, le rôle du chef, le sens du rite et de la hiérarchie, l'esprit communautaire, le conseil des anciens, sont déjà de plain-pied avec l'esprit de la Règle.
Mais les Barbares technicisés d'un XXI^e^ siècle dépourvu de tout sens religieux (à la différence de ceux de jadis chez lesquels l'athéisme était un phénomène inconnu) donneront-ils prise à la douce influence bénédictine ? Nous parions là aussi pour la réussite. A une condition, c'est que les jeunes barbares que la société nous prépare aujourd'hui aient la même soif de culture chrétienne que les Goths du VI^e^ siècle pour la romanité.
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L'affectueuse charité communautaire. -- On ne peut forcer qui que ce soit à avoir faim ; on ne peut embrigader de force les âmes auxquelles échappent l'enjeu et le prix du combat spirituel, mais on peut, comme par osmose, leur donner envie de partager notre bonheur. La Règle de saint Benoît est toute pénétrée de charité fraternelle et filiale, de bonté paternelle et miséricordieuse. Si quelque chose peut être sauvé dans ce grand naufrage de la civilisation, si l'âme moderne, plus affective que structurée, peut se laisser toucher par une grâce, qui l'attire et la fixe dans le bien, c'est l'exemple de la paix intérieure et de la prière des moines, leur dévouement et leur communion dans les joies et dans les peines scellant le pacte communautaire et liant les frères entre eux en les enveloppant de charité divine, qui le réaliseront.
La spiritualité toute familiale de la Règle transparaît presque à toutes les pages. Au chapitre 2, il est rappelé à l'abbé qu'il a reçu le nom de *Père.* Au chapitre 64, il lui est demandé de donner le pas à la miséricorde sur la justice, de haïr les vices mais d'aimer les frères, de s'appliquer à être aimé plus qu'à être craint. Au chapitre 27, il lui est demandé de tout faire pour attendrir un moine récalcitrant, même de lui envoyer des consolateurs en secret, et d'imiter le bon Pasteur ému de compassion qui charge sur ses épaules la brebis égarée et la ramène au troupeau. C'est la sève même de l'Évangile. Saint Odilon, abbé de Cluny, est surnommé par un contemporain *Archangelus monachorum.*
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Quand on lui reprochait sa trop grande bonté, il répondait : « Si je suis damné, je préfère que ce soit pour avoir usé de trop de miséricorde que de trop de dureté. »
Au chapitre *De infirmis fratribus* notre bienheureux Père fait peser dans ce sens le poids de son autorité paternelle : « *Le soin des malades, avant tout et par-dessus tout, doit être mis en pratique selon le précepte du Christ qui nous a dit : J'ai été malade et vous m'avez visité.* » Et saint Bernard conseillait de faire en sorte qu'un frère malade n'ait pas à regretter l'absence de sa mère.
C'est encore avec la plus pressante charité que l'étranger qui passe doit être accueilli : « Les hôtes qui surviennent (*supervenientes !*) seront reçus comme le Christ, parce qu'il a dit : *J'ai été étranger et vous m'avez reçu.* » Et cette règle d'or peut être appliquée en des prolongements infinis car tout homme, à tout instant, dans le mystère de sa solitude, mérite d'être accueilli comme un frère bien-aimé.
Pour se construire eux-mêmes et entreprendre de marcher vers Dieu, ou plutôt, comme le dit saint Benoît, de « courir dans la voie des commandements, le cœur dilaté, avec une inaltérable douceur d'amour », ce dont les hommes ont le plus besoin, c'est d'une Règle sage, d'un guide qui allie *la fermeté d'un maître à la tendresse d'un père* (chapitre 2) et d'une famille forte et unie, qui comme une *armée de frères* (chapitre 1), les aide à répondre à leur vocation.
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Nous avons connu un moine épris de contemplation, dont le cœur était encore insuffisamment brûlé de charité, qui ignorait combien ses frères avaient besoin de lui. Son Père Abbé lui répondit : « Être contemplatif, c'est apercevoir en chacun de ses frères un mendiant d'amour. » C'est principalement pour la conduite des âmes qu'il faudra faire œuvre d'une patience à toute épreuve. Il y faut, disait le bon saint François de Sales, « une tasse de science, un baril de prudence et un océan de patience » !
Aussi bien ce que l'Ordre bénédictin a laissé derrière lui de plus vrai et de plus profond, ce ne sont pas les monuments de sa splendeur passée, ni la savantise ni la beauté du chant grégorien restitué, c'est une profonde imprégnation de la charité. Ce que nous lui devons est difficile à mesurer tellement notre civilisation a été pénétrée de son esprit. L'institution bénédictine, sans l'avoir jamais cherché, a inspiré et modelé de l'intérieur un certain mode de gouvernement, le caractère paternel de la fonction royale, les conseils de justice, les trêves de guerre, la création des hôtels-Dieu, au point que les historiens par-delà les âges obscurs font remonter à la Règle de saint Benoît la naissance d'une civilisation de la bonté.
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Le cardinal Schuster, ancien moine de Saint-Paul-hors-les-Murs, rapporte un trait saisissant dont il fut le témoin. Le vieil Abbé du monastère, Dom Boniface Osländer, moribond, venait de recevoir l'extrême-onction ; ne pouvant plus parler, il s'efforçait avec insistance de faire comprendre aux moines qui l'entouraient son vif désir. Comme il n'y parvenait pas, on lui suggéra d'essayer d'écrire ce qu'il réclamait. « Nous étions, dit dom Schuster, au plus fort de l'été romain, épuisés par de longues nuits de veille. Il écrivit d'une main tremblante et il fallut bien des efforts pour déchiffrer ce griffonnage de mourant. On y réussit enfin : « *Dites au Père Prieur qu'il fasse apporter une crème glacée pour chacun des moines de la Communauté.* » Cette attention délicate, poursuit dom Schuster, fait saisir sur le vif la charité d'une âme formée à l'école du Patriarche du Mont Cassin. »
Il faut, pour comprendre le génie profond de la tradition monastique, se souvenir de son antiquité et de la sève évangélique qui monte de ses racines depuis les premiers temps de l'Église. Elle en garde une simplicité et une candeur que les grands moments de son histoire, non plus que les splendeurs de sa liturgie (*le moine est un enfant qui chante et qui joue*) ne sont près de lui faire oublier. Et la fidélité des moines à leur communauté se double d'une fidélité à l'Église et d'un indéfectible attachement au Siège romain autour duquel, selon une ancienne prophétie, ils formeront un rempart dans les derniers temps.
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Absorbés par leur prière, par leurs études et par leurs travaux, laissant à d'autres l'œuvre nécessaire et ardente des grandes polémiques, les moines reçoivent de leur fondateur le nom et l'héritage de la bénédiction : bénir Dieu, attirer la bénédiction sur la cité des hommes, former un chœur où le travail alterne avec la prière, la flèche du désir tendue vers l'autre rive, d'où ils attendent la révélation de leur vrai visage, ils font monter jour et nuit vers le Ciel un chant annonciateur de la Cité future.
*En la Saint-Benoît\
patron de l'Europe\
11 juillet 1994.*
**†** Fr. Gérard osb,
Abbé de Sainte-Madeleine.
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### Deux allocutions d'André Charlier
Le XIV-Juillet. -- Le XI-Novembre
Ces deux allocutions sont des années trente, quand André Charlier était maire de Pulay (dans l'Eure) qu'il habitait avant la Seconde Guerre mondiale. Celle pour le XIV-Juillet a été prononcée le 14 juillet 1938 ; celle pour le XI-Novembre est approximativement de la même année.
#### Allocution pour le XIV-Juillet
Mesdames, Messieurs, mes chers enfants,
Une fête nationale, quelle peut être sa signification sinon de ramener nos esprits un instant sur ce fait que nous formons une nation particulière, qui a des traits précis comme un visage car elle n'est pas une vague idée mais une personne vivante, que nous lui sommes liés par le seul fait que nos pieds reposent sur un sol donné et que c'est là une réalité qu'aucune théorie humaine ne peut détruire ?
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Et si on n'a jamais fini de découvrir le visage de ceux qu'on aime, je pense que cette grande réalité qu'est la patrie est inépuisable et que si nous savons regarder en nous-mêmes nous reconnaissons une certaine ressemblance de ses traits maternels. Dans les temps actuels, nous mourons des théories, et nous mourons d'avoir perdu le contact avec les réalités simples qui nourrissent l'âme. On se raille aujourd'hui des hommes d'autrefois qui sacrifiaient leur vie pour elles, mais on massacre beaucoup plus d'hommes dans le monde moderne pour des mots. Car le marxisme, la lutte des classes, la collectivisation, etc. qu'est-ce autre chose que des mots ? Mais quand ces mots, par la folie des hommes, se mettent à vouloir prendre figure de réalités, alors le sang n'a plus fini de couler et les ruines de s'amonceler, parce qu'on ne fait pas violence impunément à l'ordre naturel des choses, non plus qu'à l'ordre surnaturel.
Il m'a semblé qu'il n'était pas inutile en ce jour de fête et en ce temps où le prestige de notre pays paraît singulièrement affaibli de vous rappeler ce que, en des temps plus heureux, la France a représenté pour le monde. Nous avons toujours la vue raccourcie à notre intérêt immédiat, nous nous arrêtons au plus retentissant fait divers, mais ceux qui pensent au-delà de la dernière étape du Tour de France savent qu'aujourd'hui une parole française pèse très peu dans la balance où se joue la destinée des peuples, car on ne sait plus très bien si la France a une volonté ferme : elle en a changé si souvent depuis quelques années ! Nous avons donné le spectacle d'une telle incohérence que ceux mêmes qui nous aiment le mieux ne nous reconnaissent plus. On nous a considérés comme le peuple le plus prudent et le plus raisonnable, le seul capable de faire entendre aux autres un conseil de sagesse, et voilà que nous nous laissons entraîner à toutes les folies. Nous étions les gens du monde les plus réalistes, dans le meilleur sens du terme, c'est-à-dire les plus fidèles au réel, et nous semblons incapables de rien comprendre à l'état du monde d'aujourd'hui, uniquement passionnés pour les basses querelles électorales.
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Notre République se vante de ne rien oublier des grandeurs du passé et il y a deux ans, le parti communiste lui-même, en quête de suffrages, se proclamait l'héritier de Jeanne d'Arc, de Louis XIV et de Napoléon ! Pourquoi n'évoquerais-je pas en cette année qui est celle du tricentenaire de la naissance de Louis XIV ce qu'a été la France sous le règne de celui que le monde entier a appelé le Grand Roi ? Je sais bien que des fanatiques qui ignorent le premier mot de l'histoire vont m'arrêter aussitôt, en me disant que ces grandeurs ont été achetées par la sueur et le sang du peuple. Est-ce sûr ? Il y a pourtant des faits assez certains. Ils nous disent que Louis XIV choisissait ses ministres, ses généraux, ses intendants, sans aucune distinction de rang, et de préférence dans la bourgeoisie, c'est-à-dire dans une classe sortie directement du peuple. Ils nous disent que les impôts, même pour ceux qui étaient le plus lourdement taxés, étaient moins élevés qu'aujourd'hui. Ils nous disent que si Louis XIV a aimé la guerre -- c'est lui qui l'a avoué --, la France n'a jamais connu le service obligatoire ni l'affreux malheur d'une nation se saignant de toute sa jeunesse. Il n'y avait alors que des armées de métier : c'est la Révolution et l'Empire qui nous ont fait cadeau de la conscription.
La France a dû son prestige incomparable à ce fait qu'elle avait le sens de la grandeur, d'une grandeur provenant essentiellement de l'élévation des sentiments et des pensées, mais qui n'ignore pas que la grandeur spirituelle doit s'appuyer sur la force matérielle. La France était forte et elle était fière de l'être : forte de sa population, la plus nombreuse de l'Europe, forte de sa richesse, celle de la terre, celle du commerce et de l'industrie, forte de son armée et de sa marine. Mais cette force ne prétendait pas s'asservir le monde. Elle tendait seulement à faire régner un certain ordre humain où la personne humaine pût jouir des libertés qui lui sont nécessaires pour atteindre son épanouissement. C'est justement parce que l'ordre français était un ordre humain que de toutes parts les yeux se tournaient vers la France : on attendait d'elle, et d'elle seule, un peu plus de justice.
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Aussi a-t-on vu un peuple de race germanique comme le peuple alsacien acclamer le roi de France comme son suzerain et rester fidèle au cours des siècles à notre pays, surtout depuis 1871, malgré les efforts de l'Allemagne pour reconquérir l'âme de l'Alsace, malgré les maladresses dont nous nous sommes rendus coupables à son égard. Les conquêtes de Louis XIV ont toujours été des conquêtes humaines, parce qu'elles respectaient les usages, les mœurs, les religions, la langue des pays soumis : rien de cette assimilation brutale qu'on a vu la Russie ou la Prusse opérer sur la Pologne, pour ne prendre que cet exemple. Louis XIV avait incontestablement le sentiment d'une mission de la France à l'égard des autres peuples, mais nullement d'une mission dominatrice : s'il a toujours tenu, avec une rigueur parfois excessive, à faire respecter le prestige du nom français à l'extérieur, on ne l'a jamais entendu proclamer que la race française était une race élue, supérieure aux autres et faite pour les dominer. Cette hérésie moderne du racisme qui sévit actuellement outre-Rhin -- génératrice de quelles calamités futures ? -- n'a jamais entaché notre histoire. C'est par la grandeur de l'esprit que la France au XVII^e^ siècle a régné sur l'Europe. Nos arts, nos lettres, nos sciences ont brillé alors d'un tel éclat que de son propre mouvement l'Europe a voulu apprendre notre langue et adopter nos usages. Sans doute le Roi fut-il bien servi, mais aussi sut-il discerner les hommes qui méritaient de le servir : nous avons aujourd'hui autant de grands ministres, autant de grands génies qu'en connut la France de jadis, il leur manque seulement l'appui d'un pouvoir stable qui leur donne le temps d'accomplir leur œuvre. En un mot la France était le seul pays du monde où régnât un ordre harmonieux, et ce serait, disons-le bien haut, une grossière erreur historique de croire que le peuple gémît alors sous le joug du despotisme. Je n'en veux pour preuve que les heures sombres de 1710-1711 où la France fut envahie de toutes parts et où le vieux Roi, accablé par les deuils domestiques, adressa un appel émouvant à tout son peuple pour le salut de la patrie le peuple de France répondit à l'appel de son souverain avec un empressement égal à l'enthousiasme généreux de 1792 ou 1914. Et la France fut sauvée.
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Qu'on m'entende bien : il n'y a pas d'ordre humain qui ne connaisse les fautes et les erreurs. Il est facile de les trouver. Il est injuste de ne voir qu'elles. Il me semble que dans les temps que nous traversons, nous avons de belles leçons à tirer du passé afin de reconquérir le sens de notre mission. Qui ne voit qu'aujourd'hui le désordre ne règne dans le monde que parce que la France n'y tient plus sa place ? Au sortir de la plus meurtrière des guerres, nous nous sommes, c'est le cas de le dire, endormis sur nos lauriers, sans voir que notre mission était de donner à l'Europe une figure nouvelle. Aussitôt le danger passé, il semble que nos yeux se soient voilés et que nous ayons perdu le sens du réel ; nous nous sommes laissés berner par tous les faux idéalismes. Aujourd'hui les éléments de désordre apparaissent aux yeux effrayés des moins clairvoyants. Nous vivons depuis plusieurs années déjà avec le sentiment que la moindre imprudence peut déchaîner un effroyable cataclysme. Mais il ne semble pas que personne comprenne où est le remède qui nous permettrait de triompher des dangers. La force brutale n'est menaçante que parce que nous sommes faibles et il serait trop facile d'énumérer ici nos causes de faiblesse, vous les connaissez aussi bien que moi. Mais la force brutale manque le plus souvent d'intelligence : les grandeurs de notre histoire s'expliquent non seulement par l'héroïsme de l'âme française, mais aussi par la clairvoyance et la prudence qui ont animé notre politique. Que de belles choses nous ferions encore si nous savions un peu mieux comprendre ce que nous sommes, et si d'abord nous savions remettre un peu d'ordre dans notre propre maison. Le monde souffre en ce moment parce qu'il est en proie au désordre et parce que dans les pays où un ordre nouveau s'est fondé -- je pense naturellement aux régimes dits « totalitaires » -- cet ordre est inhumain. Il est inhumain parce que la personne humaine s'y trouve écrasée par l'omnipotence d'un État divinisé. Et c'est là où la France manque gravement à son rôle. Elle qui possède dans son génie un sens si harmonieux de l'équilibre se doit de révéler au monde ce qui doit être sa forme de demain. Cela est-il encore possible dans l'état actuel de l'Europe, je veux dire cela peut-il se faire dans la paix ? L'histoire prochaine nous le dira.
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#### Allocution pour le XI-Novembre
Mesdames, Messieurs, mes chers camarades,
Ranimer la mystique des combattants, la mystique du front, de même qu'on ranime la flamme qui veille auprès du Soldat Inconnu, tel me paraît être l'objet de cette fête du Souvenir. Car le monde moderne oublie vite. Il oublie d'autant mieux que toutes sortes d'intérêts politiques et financiers lui commandent d'oublier. Dans ce siècle où on ne croit plus à rien, où nous assistons à l'anéantissement de toutes les valeurs qui ont fait pendant des siècles la vie de l'humanité, la fidélité du souvenir pourrait-elle subsister seule au milieu de cette générale hécatombe ? Les parents d'aujourd'hui s'étonnent que leurs enfants ne les respectent plus, mais eux-mêmes que respectent-ils ? Uniquement occupés du moment présent, de la jouissance actuelle, sans respect du passé et sans considération de l'avenir, ils se sont trop souvent détachés de tout ce qui fait la noblesse de la vie. Quel est le but de leur vie ? Quiconque leur parle d'autre chose que de leur intérêt immédiat, quiconque leur dit qu'il y a des causes supérieures à l'homme, qui méritent qu'on leur sacrifie non seulement ses intérêts les plus chers, mais encore sa vie, rencontre des regards étonnés et sceptiques. On s'imagine peut-être qu'ils y ont gagné quelque joie ? Même pas. Rien n'est moins joyeux que ces gens affairés que nous rencontrons journellement et qui ont perdu le contact avec toutes les grandes réalités. Parmi ces réalités, il y en a une surtout que l'on craint, c'est la mort. Ceux qui l'ont regardée en face, non sans un secret tremblement, ne sont pas près de l'oublier. Quoiqu'ils ne parlent plus jamais, ou presque, de leurs souvenirs de guerre et qu'ils préfèrent n'en pas parler, au fond d'eux-mêmes ils n'oublient pas, ils savent bien que leur vie, j'entends leur vie intérieure, a été transformée par cette familiarité dans laquelle ils ont vécu avec la mort.
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Depuis cette rencontre, il y a tout de même en eux quelque chose de changé, et si en apparence rien ne les distingue des autres, ils ne peuvent pas vivre comme si rien ne s'était passé. Nos cadets nous ont souvent reproché que nous n'ayons pas su faire une France nouvelle, après avoir gagné la guerre. Cela s'explique parce que après l'armistice, quand nous sommes rentrés chez nous, nous nous sommes sentis étrangers à ce monde que nous retrouvions : c'est le même sentiment un peu douloureux que nous éprouvions en arrivant en permission, lorsque nous constations que la vie continuait sans nous, que les gens de l'arrière faisaient leurs petites affaires sans se douter que des millions d'hommes vivaient jour et nuit dans des trous sous les obus, et qu'à chaque minute il en mourait combien de centaines. Une fois le défilé de la victoire terminé, nous vîmes cette belle victoire dont la certitude était notre plus profonde joie se transformer en des combinaisons politiques auxquelles nous ne comprenions rien mais qui nous remplissaient d'inquiétudes. D'année en année il nous fallut bien reconnaître que tout s'évanouissait, que cette victoire perdait peu à peu sa réalité, que les anciens combattants, qui pourtant ne disaient rien, étaient jugés trop encombrants, qu'enfin ce que nous avions fait au prix de notre sang était délibérément compromis et que même nous nous retrouvions dans une situation plus critique qu'en 1914. Qu'un sursaut de révolte et d'indignation n'ait pas alors soulevé tous les anciens combattants, cela peut surprendre. Cela s'explique si l'on veut bien réfléchir combien nous étions devenus étrangers à la politique : c'est un monde dans lequel nous ne pouvons plus entrer. Nous, nous avons connu le parapet et les barbelés. Les politiciens ne connaissent que le tapis vert et le verre d'eau. Nous avons vécu sous le sifflement des obus. Eux, ils se sont laissé endormir par l'éloquence creuse de Monsieur Briand. Ce sont des choses incompatibles. Voulez-vous que je vous dise ma pensée ? J'aime mieux notre sort que le leur : nous n'avons rien à faire avec ces gens-là.
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Nous n'avons rien à faire avec eux parce que ceux qui comme vous vivent journellement en contact avec les réalités de la terre, ceux qui comme les anciens combattants ont connu la grande réalité de la guerre et de la victoire, ne peuvent rien avoir à faire avec ceux qui ne vivent que de mots. Ceux qui ont agi sont devenus les victimes de ceux qui ont parlé, et ces derniers nous ont sentis tellement désemparés que leur audace n'a plus connu de bornes. Ils nous ont vraiment méprisés au point de croire que nous avalerions les bourdes les plus ahurissantes : que l'affaire Stavisky est une petite escroquerie de rien du tout et que tous les parlementaires sont innocents comme l'enfant qui vient de naître, que le conseiller Prince s'est ligoté lui-même et couché tout seul sur la voie de chemin de fer, que Monsieur Litvinoff, « mon ami Litvinoff » ainsi que l'appelle un de nos ministres actuels, est un honnête homme, alors qu'il est un voleur et un assassin, complice d'un attentat qui avait le vol pour mobile et qui fit en 1907 trois morts et cinquante blessés. Après nous avoir répété qu'il fallait tout sacrifier à la paix universelle, ils sont prêts à mettre le feu aux quatre coins de l'Europe pour défendre les nègres d'Éthiopie et le pétrole de l'Angleterre, et ils pensent que nous remettrons le sac et que nous obéirons comme des moutons ! Ah ! dans cet horrible abus que l'on fait de la parole et de l'éloquence, dans cet affreux avilissement de toutes les saintes réalités dont la politique est seule coupable, qu'il fait bon, au jour anniversaire de nos gloires, reprendre contact avec l'esprit de la victoire, et se recueillir en honorant la mémoire des morts de la guerre ! Votre présence ici prouve que vous avez tous la certitude qu'ils ne sont pas morts en vain, même si leur œuvre a été sabotée. Mais que cette manifestation de notre piété et de notre patriotisme ne soit pas un pur simulacre. A ceux qui trouvent qu'il n'y a pas encore assez de boue et de sang, à ceux qui voudraient organiser en grand dans notre beau pays de France la guerre civile et le brigandage, grâce à l'argent de l'étranger, nous répondrons que cette fois la mesure est comble. Les combattants ont tout souffert en silence jusqu'ici, non par indifférence ou par lâcheté, mais par dégoût. Il ne faudrait pas trop les provoquer.
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Après avoir sauvé le pays devant l'ennemi de l'extérieur, ils sont encore capables, le jour où il ne sera plus vraiment possible de vivre chez nous dans la liberté et l'honneur, où tout aura été définitivement corrompu et avili, de se lever une dernière fois, pour débarrasser notre sol des métèques et des bandits et refaire une France nouvelle capable de tenir dans le monde le rang dont elle est digne.
André Charlier.
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## DOCUMENTS
### La pétition pour la messe
*Trahison ?*
*2 juin 1994 : la* «* Lettre aux amis du monastère *», *périodique édité par l'abbaye Sainte Madeleine du Barroux, publie, sous le titre* «* Trahison ? *», *le texte suivant :*
Six années après la parution du *Motu proprio* « Ecclesia Dei », vous êtes très nombreux à continuer à nous faire part des difficultés que vous rencontrez pour obtenir la célébration des sacrements et de la messe selon les anciens rites. Il vous arrive d'exprimer votre découragement en des formules douloureuses telles que : « Serions-nous victimes d'une trahison ? » D'un côté, certes, vous vous rappelez les directives du Saint-Père :
« On devra partout respecter les dispositions intérieures de tous ceux qui se sentent liés à la tradition liturgique latine, et cela par une application *large et généreuse* des directives données en leur temps par le Siège Apostolique pour l'usage du missel romain selon l'édition typique de 1962. » ([^12])
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« A tous les fidèles catholiques qui se sentent attachés à certaines formes liturgiques et disciplinaires antérieures de la tradition latine, je désire manifester *ma volonté*, à laquelle je *demande* que s'associe celle des évêques et de tous ceux qui exercent le ministère pastoral dans l'Église, de leur faciliter la communion ecclésiale grâce à des mesures nécessaires pour *garantir* le respect de leurs aspirations. » ([^13])
Mais vos évêques vous répondent -- par exemple -- qu'il ne s'agit que d'une « parenthèse miséricordieuse pour des personnes qui doivent s'approprier progressivement l'*Ordo Missae* de Paul VI » ([^14]), ou bien ils restreignent l'application du *Motu proprio* « à la seule messe dominicale mensuelle, à l'exclusion de toute autre célébration sacramentelle » ([^15]).
Vous vous tournez alors logiquement vers la Commission *Ecclesia Dei,* pensant trouver auprès d'elle un soutien. Quelle n'est pas votre déception devant ses réponses ! En effet, depuis le départ du cardinal Mayer, vous ne butez plus seulement contre les incompréhensions de certaines Églises locales, mais encore contre l'inertie de la Commission. Il arrive même que celle-ci, loin de favoriser vos demandes -- ce qui est pourtant sa fonction propre -- les déboute avec un aplomb renversant. Selon le cardinal Innocenti ([^16]), une armée de canonistes, consultée, aurait déclaré l'impossibilité de parler d'un *droit* aux anciens rites. Par son *Motu proprio,* le Saint-Père n'aurait accordé qu'une *faveur...* Nous laisserons aux experts le soin de trancher la question. Mais quand il ne s'agirait que d'une faveur, a-t-elle oui ou non été accordée ? Si oui, à partir du moment où le Pape a décidé de donner aux fidèles un plus large octroi de la messe de 1962, et demandé aux évêques d'appliquer cette décision, comment les fidèles concernés pourraient-ils se résoudre à ne pas bénéficier en fait de cette faveur ?
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Cependant, il y a plus : nous connaissons divers prélats en désaccord avec la décision du Saint-Père de créer la Commission *Ecclesia Dei,* qui souhaitent sa dissolution rapide. Mgr O'Sullivan, évêque de Kerry en Irlande, le confirmait il n'y a pas si longtemps en rapportant les propos du cardinal Innocenti, Président de la Commission *Ecclesia Dei,* tenus dans un entretien qu'il raconte ainsi :
« Le cardinal Innocenti ouvrit la discussion en nous disant qu'il s'agissait d'une Commission temporaire qui travaillait d'elle-même à disparaître. » ([^17]) (*sic*)
Certes, sa tâche achevée, la Commission n'aurait plus qu'à disparaître. Mais quelle est cette tâche ? Selon la volonté du Souverain Pontife, il s'agit d'assurer aux « traditionalistes » le respect de leur identité, de la part de « tous ceux qui exercent un ministère pastoral dans l'Église », donc en permettant *partout* (au moins dans chaque diocèse !) la célébration de messes selon le rite antique de l'Église. Or est-ce bien ce que voulait dire le cardinal Innocenti ? Il est permis d'en douter. En effet, qui serait assez naïf pour soutenir qu'actuellement le *Motu proprio* n'a plus aucun rôle à jouer ? La pensée du Cardinal peut se résumer en un mot : liquidation.
IMPASSE ?
Les premiers à souffrir de l'absence du sacré dans la liturgie, ce sont les petits, les enfants et les pauvres, incapables de compenser par ailleurs la perte d'un tel trésor. En témoignent les familles nombreuses, les jeunes, les milliers de pèlerins marchant à la Pentecôte vers Chartres, les Associations *Domus Christiani, Jeune Chrétienté, Renaissance Catholique,* plusieurs mouvements scouts, de multiples groupements de laïcs, qui aspirent à retrouver une authentique vie spirituelle à travers la liturgie. Or, lorsqu'ils s'adressent à leurs évêques, ne semblent-ils pas rejetés par ceux-là mêmes qui sont leurs pères ? En effet, lorsqu'un évêque français déclare :
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« Je ne comprends pas pourquoi vous êtes attachés à l'ancien rite », il méconnaît la richesse de la liturgie traditionnelle, et ignore avec quelles fantaisies ce qu'il nomme lui-même « la messe réformée » est célébrée en tant de lieux.
Certains d'entre eux sont alors tentés de se tourner vers la fondation de Mgr Lefebvre. Des prélats, hélas ! le souhaiteraient même. Au fond, ils se sentiraient comme débarrassés d'un poids. N'avons-nous pas entendu nous-même de la bouche de l'un d'eux : « Eh bien ! si ces personnes veulent aller dans le schisme, qu'elles y aillent ! » Est-ce bien là l'esprit pastoral ?
Quant à nous, nous ne sommes pas tentés de quitter l'Église et nous n'aurons de cesse de vous exhorter à persévérer dans l'unique arche de salut, confiants dans les paroles de Notre-Seigneur. Rappelons-nous aussi les promesses de son vicaire ici-bas : « Le saint-siège veut aussi adresser un appel pressant aux membres de la Fraternité Saint-Pie X ainsi qu'aux fidèles qui lui sont liés, afin qu'ils reconsidèrent leur position et demeurent unis au Vicaire du Christ. Le saint-siège les assure que toutes les mesures seront prises pour garantir leur identité dans la pleine communion de l'Église catholique. » ([^18])
*L'expérience de la tradition* est-elle possible ? Oui, avec la collaboration des évêques qui acceptent de mettre en œuvre les décisions du Saint-Père dans leurs diocèses. Les légitimes aspirations des fidèles peuvent être satisfaites : l'exemple des paroisses Saint-Georges à Lyon ou Saint-Eugène à Paris le prouve.
Aussi nous vous incitons à combattre vigoureusement, sans vaine polémique, en réclamant à vos pasteurs, à temps et à contretemps, le maintien des traditions liturgiques latines dans au moins une église par ville, au nom de la volonté du Pape clairement exprimée
« Mais tous les pasteurs et les autres fidèles doivent aussi avoir une conscience nouvelle non seulement de la légitimité mais aussi de la richesse que représente pour l'Église la diversité des charismes et des traditions de spiritualité et d'apostolat. Cette diversité constitue aussi la beauté de l'unité dans la variété. » ([^19])
79:906
N'oublions pas pour autant l'arme de la prière. Si l'insistance d'une veuve suffit à fléchir un juge inique, combien plus notre Père du Ciel ne finira-t-il pas par vous donner de dignes célébrations de la Sainte Messe.
REQUÊTE AU SOUVERAIN PONTIFE
Pour que soit soutenu le généreux effort voulu par le Saint-Père en votre faveur, nous lançons avec vous une grande campagne de témoignage de notre fidélité au pontife romain et aux traditions de l'Église latine. Nous voulons être vos porte-parole pour que soit entendu le cri de tout un peuple qui demande le pain de l'âme à son Père. C'est pourquoi vous trouverez ci-joint une formule de pétition que nous présenterons en votre nom au Pape Jean-Paul II, courant octobre.
Notre but est d'aider ceux qui ne veulent pas quitter l'Église et veulent demeurer fidèles à son magistère doctrinal et moral, en fréquentant avec respect les sacrements. Notre but est, d'autre part, de permettre de retrouver le chemin de la pratique à tant de fidèles qui ont déserté les églises, ne trouvant plus dans la liturgie telle qu'elle est partout imposée l'aliment de leur vie spirituelle. Ce sera une part de notre contribution à la *nouvelle évangélisation* de notre Occident déchristianisé. Quant à ceux qui prétendent que nos revendications liturgiques sont sans commune mesure avec les préoccupations du Saint-Père face aux ravages de la « culture de mort », nous leur répondons que notre combat n'est nullement étranger à celui du Pape en faveur du respect de la vie humaine, car il n'y a pas d'éthique sans pratique sacramentelle et sans prière.
Et maintenant, chers amis, que vous dirai-je sinon qu'un cri d'alarme et de douleur est toujours un signe d'espérance, car un membre qu'on arrache ne fait souffrir que lorsqu'il est vivant.
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Et Dieu sait si notre Sainte Liturgie est vivante dans nos âmes ! Qu'elle le soit toujours davantage, tel est notre souhait le plus cher.
**†** F. Gérard OSB
*Texte de la requête, à recopier, à signer et à faire signe, et à envoyer, avec votre nom et votre adresse, à l'Abbaye Sainte-Madeleine, 84330 Le Barroux.*
Très Saint Père,
Dans une joyeuse et entière soumission au Magistère vivant de l'Église, considérant la « légitimité et aussi la richesse que représente pour l'Église la diversité des charismes et des traditions de spiritualité et d'apostolat, nous supplions Votre Sainteté d'accorder, pour la paix des fidèles, le *libre usage* des livres liturgiques de 1962, pour la célébration de la messe et des sacrements.
Et que Dieu...
\[Fin de la reproduction intégrale de l'appel du T.R.P. Dom Gérard daté du 2 juin 1994, en la fête du Saint-Sacrement.\]
*Dans* «* Présent *» *du 17 juin, article de Jean-Baptiste Castetis, sous le titre :* «* Trahison ? demande Dom Gérard au sujet de la messe *»* :*
Datée du 2 juin, la lettre aux amis du monastère Sainte-Madeleine du Barroux, selon les ponctualités ou les caprices de la poste nationale et internationale, achève ces jours-ci de parvenir à ses nombreux destinataires en France et à travers le monde. Ce n'est pas un coup de tonnerre dans un ciel serein. Le paysage liturgique était tout à l'opposé du beau fixe.
81:906
Le T.R. Père Abbé du Barroux constate que *six ans après,* quasiment rien n'a bougé. Six ans après quoi ? -- Six ans après que le pape Jean-Paul II, par son motu proprio *Ecclesia Dei,* a demandé aux évêques du monde entier « *une application large et généreuse* » des « mesures nécessaires pour garantir le respect de leurs aspirations » à « *tous* les fidèles catholiques » qui demeurent attachés aux « formes liturgiques et disciplinaires antérieures de la tradition liturgique latine » : c'est-à-dire principalement à la messe catholique traditionnelle, latine et grégorienne, selon le missel romain de saint Pie V.
Au lieu d'*élargir* l'application des « mesures nécessaires », beaucoup d'évêques la *restreignent.*
Quant à la commission pontificale elle aussi nommée *Ecclesia Dei,* chargée de favoriser la célébration de la messe traditionnelle, depuis le départ du cardinal Mayer, qui fut son premier président, il lui arrive trop souvent d'empêcher au lieu de faciliter, et elle le fait, note Dom Gérard, « *avec un aplomb renversant* »*.* Il note aussi cette réponse, non moins renversante, d'un évêque français : -- *Je ne comprends pas pourquoi vous êtes attaché à l'ancien rite.*
Non, l'évêque ne comprend pas : c'est une chose dont nous commençons à avoir l'habitude. En revanche, pour notre part, quand nous voyons comment, en un clin d'œil, lui et ses semblables ont pu abandonner la messe de leur ordination, sans une hésitation, sans un remords, sans un regret, nous craignons de trop bien comprendre qu'ils la célébraient sans l'aimer ; et qu'ils n'aspiraient qu'à en être débarrassés.
« *Les légitimes aspirations des fidèles peuvent être satisfaites,* écrit Dom Gérard : *l'exemple des paroisses Saint-Georges à Lyon ou Saint-Eugène à Paris le prouve.* »
Exemple qui demeure scandaleusement rare. Dom Gérard appelle au « maintien des traditions liturgiques latines dans au moins une église par ville, au nom de la volonté du pape clairement exprimée » -- et manifestement trahie. Quand un évêque consent une messe *mensuelle,* il joint par là une insolente dérision à une cynique injustice. La messe, c'est au moins tous les dimanches et toutes les fêtes d'obligation.
C'est pourquoi l'abbaye du Barroux lance une pétition ainsi rédigée :
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« Requête au souverain pontife. -- Très Saint Père, dans une joyeuse et entière soumission au magistère vivant de l'Église, considérant la « légitimité et aussi la richesse que représente pour l'Église la diversité des charismes et des traditions de spiritualité et d'apostolat » (motu proprio *Ecclesia Dei*)*,* nous supplions Votre Sainteté d'accorder, pour la paix des fidèles, le *LIBRE USAGE* des livres liturgiques de 1962 pour la célébration de la messe et des sacrements. Et que Dieu... »
Aux États-Unis, une pétition semblable a déjà recueilli 40 000 signatures.
En France, les pétitions sont rassemblées à l'adresse : « Abbaye Sainte-Madeleine, 84330 Le Barroux ». On peut à cette adresse demander des formulaires de pétition. Toutes seront présentées à Jean-Paul II au mois d'octobre ([^20]).
On ne dira jamais trop tout ce que peut faire faire la peur de ne pas paraître assez à gauche, maugréait Péguy. Ajoutons : et tout ce que la peur de ne pas paraître assez « modernes » peut faire faire à des évêques. Mais ni la foi ni la discipline ne nous oblige à le subir en silence.
\[*Fin de la reproduction intégrale de l'article de Jean-Baptiste Castetis dans Présent du 17 juin 1994*.\]
*Second appel et précision de Dom Gérard, le 22 juillet.*
Chers amis du monastère,
Beaucoup d'entre vous ont déjà répondu à l'appel de notre Lettre 70 dans laquelle nous proposions une « requête au Saint-Père pour la « Tradition liturgique latine » et pour la paix dans l'Église » : MERCI !
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Des prêtres l'ont fait signer à leurs paroissiens, des séminaristes l'ont signée, ainsi que des familles entières. Nous avons ainsi quelques milliers de signatures : mais ce sont des *dizaines* de milliers de signatures qu'il faudrait que nous portions cet automne au Saint-Père. Chacun d'entre vous pourrait non seulement signer mais faire signer ses voisins et amis, ses fournisseurs, ses employés, ses collègues de travail...
Il y a peut-être un malentendu : ce ne sont pas seulement les amateurs de liturgie, les habitués de la messe dite de saint Pie V, c'est tout le peuple chrétien qui a droit au sacré dans la prière, la messe et les sacrements. Surtout les plus pauvres, les sans voix. Ceux qui ont quitté l'église sur la pointe des pieds... et qui y reviendront pour y retrouver la messe traditionnelle.
Signez et faites signer ! N'attendez pas le dernier moment. Demandez-nous des formulaires. Merci ! Bon courage !
**†** F. Gérard OSB\
abbé.
\[*Fin de la reproduction intégrale du second appel du T.R.P. Dom Gérard, le 22 juillet 1994, en la fête de sainte Madeleine*.\]
84:906
### Les programmes laïques et obligatoires
L'hebdomadaire *Rivarol* (29 juillet) a interrogé deux professeurs de l'enseignement public sur les programmes imposés à une jeunesse qui reste en majorité catholique par le baptême.
Voici quelques extraits de l'interview
RIVAROL. -- *Le 11 mai dernier, le quotidien* «* Présent *» *annonçait que le ministre François Bayrou allait imposer au programme du baccalauréat Aimé Césaire et Marguerite Duras. Qu'en est il ?*
M. PAOLI. -- Oui, cela fait partie des mille et une petites décisions que prend Bayrou désormais. La poudre aux yeux, titriez-vous sur sa politique il y a un an. C'est exactement cela. La nouvelle épreuve de français concerne seulement les Terminales littéraires. C'est une épreuve de plus que Bayrou ajoute à un baccalauréat déjà très compliqué à organiser, proche de la rupture. Mais il a préféré accepter l'héritage de la réforme Lang, compliquer l'apparence du bac plutôt que de rendre à la fois plus simples et plus sélectifs les baccalauréats déversant dans les facs de lettres ou de droit des masses d'étudiants qui y perdent trois ou quatre ans...
85:906
M. DUVAL. -- En fait, M. Bayrou lit peut-être « Présent »... En tout cas, Marguerite Duras, proposée par un Inspecteur général de Lettres, a été retirée in extremis. Le programme définitif qui paraît ces jours-ci au Bulletin officiel comporte Œdipe-Roi, Hamlet, donc deux traductions, ce qui est contestable, puis deux essais « antiracistes » de Montaigne (car on a sélectionné le Montaigne de gauche, et exclu celui de droite), enfin, de Césaire, Cahier d'un retour au pays natal et Discours sur le colonialisme. Décidément, c'est une obsession, c'est la nouvelle religion, le nouveau bourrage de crâne !
RIVAROL. -- *Fixer un programme de littérature en Première n'éviterait-il pas ce spectacle désolant de bacheliers qui ont étudié Boris Vian, Camus ou Modiano, plutôt que Ronsard, Racine ou Balzac ?*
M. DUVAL -- Il est sûr que l'absence de programme, depuis 1968, autorise la plus grande fantaisie. Mais vous verrez que ce n'est pas Ronsard et Racine qu'on imposera. Curieusement, un certain corpus s'est reformé spontanément dans les années quatre-vingt : les deux tiers, voire les trois quarts des lycéens étudient Candide, le Dom Juan de Molière et Les Fleurs du Mal. Œuvres difficiles d'ailleurs, et bien des professeurs eux-mêmes sont incapables d'en saisir toutes les subtilités...
M. PAOLI. -- Elles ont un point commun : le blasphème, le sacrilège. On se demande d'ailleurs comment on peut étudier le sacrilège alors que le sacré est absent, et même exclu systématiquement des programmes. Dans les classes préparatoires scientifiques, il y a chaque année deux auteurs imposés à la France entière par le jury de Polytechnique (et un représentant de l'Inspection générale des Lettres). En vingt-cinq ans, on a vu défiler, parmi les modernes, Malraux, Aragon, Ponge, Michaux, Borges et Kafka... même Mishima ; beaucoup d'auteurs spécifiquement athées (dont Lucrèce, aussi).
86:906
Il y a bien eu Pascal ou Racine, sur des thèmes psychologiques ou rhétoriques. Mais pas Corneille. Jamais un texte spécifiquement chrétien, Péguy, Claudel... Pas une fois sur cinquante.
M. DUVAL. -- Le plus extraordinaire, à mon sens, c'est le programme de littérature comparée de l'Agrégation de Lettres modernes pour 1995 : les deux thèmes sont le labyrinthe (avec des œuvres de Kafka, Borges, Butor) et le délire (Père de Strindberg, Le Roi Lear de Shakespeare et l'Héraclès furieux de Sénèque). Je ne sais pas si le jury refuse consciemment tout thème porteur de sens... Quel diagnostic sur notre fin de siècle ! Labyrinthique et délirante... La dégradation est plus subtile au programme de littérature française des agrégations. Les jurys se mettent à inscrire des morceaux d'œuvre, des œuvres incomplètes : le Dictionnaire philosophique de Voltaire dans une version très allégée et les deux premiers livres des Misérables sans la suite. Le sens dû roman, l'achèvement d'un ensemble, tout cela n'importe plus. Un morceau, c'est bien suffisant pour la nouvelle scolastique, pour les gloses linguistiques et structurales.
Ajoutons un détail qui a peut-être échappé aux deux professeurs et que nous signale un lecteur. Dans les académies de l'Ouest, la version grecque de la session de juin 1994 était un extrait de... Jean Chrysostome (sic) sur l'éducation des enfants. Le titre traditionnel de saint, tabou pour la laïcité républicaine, était en effet refusé au fameux Père de l'Église. Quel meilleur exemple de la volonté tenace (quoique à peine consciente chez certains) d'extirper le catholicisme de notre culture ? -- A.M.
87:906
AVIS PRATIQUES
\[...\]
============== fin du numéro 906.
[^1]: -- (1). Texte intégral et commentaire de l'Accord fondamental dans : *Itinéraires,* numéro 4 de la troisième série (mars 1994), p. 1 à 30.
[^2]: -- (2). Déclaration du conseil des conférences épiscopales d'Europe, 4 juin 1994, texte italien dans *L'Osservatore romano* du 12 juin, traduction française dans la *Documentation catholique,* numéro 2099 des 7 et 21 août.
[^3]: -- (3). Nous reproduisons le texte paru en France, sous le titre « Communiqué », dans *L'Homme nouveau* du 3 juillet.
[^4]: -- (4). Dans *Itinéraires,* numéro 306 de juillet-août 1986 : « La théologie d'Enrico Macias. »
[^5]: -- (1). *Un jour... les scouts, jalons photographiques de Jos Le Doaré,* éditions de l'Orme Rond, 1981, p. 28 et 29.
[^6]: -- (2). *Scoutisme, méthode et spiritualité,* les éditions du Cerf, 1940, p. 5. Le Père Forestier, O.P, succéda au chanoine Cornette comme aumônier général des Scouts de France (SDF).
[^7]: -- (3). « Les qualités du Chef d'après saint Thomas d'Aquin » : article paru dans *Le chef,* mars 1923, n° 13, p. 177.
[^8]: -- (4). Ancien aumônier général des Scouts de France. Cf. notamment son étude *Le scoutisme, école de la nature,* édition des SDF. « *Le scoutisme,* expliquait-il, *n'est ni un naturalisme ni un naturisme.* »
[^9]: -- (5). *Philosophie du scoutisme* par Mgr Bruno de Solages, Association des Scouts de France, 1934.
[^10]: -- (6). *A philosophy of social leadership according to thomistic principles* par Luke-Francis Fischer, The catholic university of America, 1948.
[^11]: -- (7). Cf. *La spiritualité scoute* (*1920-1940*) de Christophe Falala (mémoire de maîtrise d'histoire contemporaine).
[^12]: -- (1). *Motu proprio* « Ecclesia Dei », 6, c. (Dans toutes les citations, c'est nous qui soulignons.)
[^13]: -- (2). *Ibid,* 5, c.
[^14]: -- (3). Mgr Raffin, in « La Nef » n° 21, p. 15.
[^15]: -- (4). Mgr Molères, lettre du 1/3/92.
[^16]: -- (5). Lettre de la Commission Ecclesia Dei du 30/11/93 à des pétitionnaires américains.
[^17]: -- (6). Lettre de Mgr O'Sullivan du 5/7/93 à Mme Hanna Carty.
[^18]: -- (7). « Nota informativa », *L'Osservatore romano*, 21/6/88.
[^19]: -- (8). *Motu proprio E.D.*, 5, rappelé par le cardinal Ratzinger dans sa présentation de notre édition du missel romain. 79
[^20]: -- (9). En fait, la pétition est prolongée jusqu'à fin novembre. (Note d'*Itinéraires.*)