# 909-06-95 (Troisième série -- Été 1995, Numéro 9) 1:909 ### La déchristianisation de la France 1975, 1985, 1995 par Jean de Viguerie *Conférence prononcée le 22 février 1995 à l'Univer­sité Laval de Québec, à l'invitation du* « *Cercle d'études des jeunes catholiques traditionalistes* »*.* DÉCHRISTIANISATION est un mot récent. Michelet l'aurait inventé. C'est un mot parlant ; il dit bien ce qu'il veut dire : que les âmes se détachent de Jésus-Christ. La déchristianisation de la France a commencé il y a trois siècles, après 1680, dans ces années qui correspon­dent à la « crise de la conscience européenne ». 2:909 Affaiblis­sement de la foi chez les élites, remise en cause des certitudes traditionnelles, attaques de plus en plus viru­lentes des « libertins » contre la religion, voilà les premiers signes. Il faut y ajouter l'inobservance du devoir pascal : pour la première fois on note ici et là des abstentions nombreuses. Bossuet en constate à plusieurs reprises dans les paroisses de son diocèse de Meaux, et s'en inquiète ([^1]). La Nouvelle-France n'est pas épargnée. Sa vocation missionnaire, naguère si forte, aborde le temps de son déclin. Dans les années 1660-1670 a commencé la traite de l'eau de vie avec les « Sauvages » (les Indiens). La religieuse ursuline Marie de l'Incarna­tion, que l'on peut appeler la mère et fondatrice spiri­tuelle du Canada, s'en est alarmée. Elle a vu dans le tremblement de terre de Québec de 1663 le signe de la colère de Dieu contre ce commerce corrupteur ([^2]). Le siècle qui s'achève ainsi dans le doute et dans l'inquié­tude avait pourtant débuté sous les plus heureux aus­pices. Il avait été alors l'un des plus grands siècles de la religion catholique, un siècle où le ciel avait rencontré la terre. Bien des actions sublimes en avaient témoigné. Je pense en particulier au vœu de Louis XIII (1637) et à la fondation de Montréal (1642). La religion triomphe, et puis, tout d'un coup, entre en crise. Le début de la déchristianisation a quelque chose d'inattendu et de surprenant. \*\*\* 3:909 Il faudrait partir de ces années-là et descendre en­suite les marches du temps jusqu'à nos jours. Mais enfermer trois siècles en une heure, le saurais-je ? Et si je le savais je vous ennuierais. J'ai parlé du début, j'exami­nerai la fin et me cantonnerai dans les vingt dernières années (1975-1995), quitte à remonter à l'occasion dans le passé, afin d'éclairer les causes. Comment comprendre la maladie et comment la traiter sans en connaître les causes ? Je précise maintenant la question posée. 1975 et 1995 sont donc mes deux termes. Mais je retiens aussi 1985. Faire trois fois le point, en 1975, en 1985 et aujourd'hui, tel sera mon propos. Mais pourquoi 1975 et 1985 ? Pour des raisons personnelles. 1975 parce que j'avais écrit cette année-là une étude intitulée « La déchristianisation dans le monde moderne » (publiée en 1977 par *L'Ordre français*) ([^3]), 1985 parce que c'était l'année du colloque de Fontevraud « Christianisation et déchristianisation » ([^4]). J'y avais invité vingt et un spécialistes prêtres et laïcs, français et étrangers. Aujourd'hui c'est à votre intention que je dresse un nouvel état. Il se peut que ces trois observations successives à dix ans de distance, par le même observateur, se révèlent un jour utiles aux historiens. #### I Commençons par 1975 et transportons-nous vingt ans en arrière. A cette date la pratique religieuse domini­cale et le recrutement des prêtres venaient de s'effondrer. 4:909 La proportion des pratiquants réguliers du dimanche par rapport à la population totale était passée de 25 % en 1961 à 14 % en 1975 (d'après des enquêtes nationales diligentées par l'épiscopat), et le nombre des ordinations de 600 en 1960 à une centaine en 1975. Ces chiffres catastrophiques étaient connus de tout le monde. Les Semaines religieuses et la presse en faisaient largement état. Car on aimait les chiffres. C'était l'époque de la sociologie religieuse et de l'histoire religieuse sociologi­que. On comptait les pratiquants ; on mesurait les « comportements religieux ». On venait d'inventer les « pascalisants », les « messalisants » et les catholiques « festifs » ou « saisonniers ». On traçait force courbes, et comme on ne trace des courbes que dans les temps de crise, les courbes descendaient. A force de compter -- tout n'est pas inutile dans le comptage -- on commençait à mieux apercevoir les phases successives de la récession : le siècle des lumières anti-chrétiennes avec ses taux déjà élevés d'abstention du devoir pascal (pouvant aller jusqu'à 25 % dans certaines régions) et ses élites devenues en grande partie radicale­ment indifférentes à la religion de Jésus-Christ ; ensuite les dix années décisives de la persécution révolution­naire : en 1802, au moment de la réouverture des églises, la moitié des Français ne pratique plus ; ensuite le dix-neuvième siècle où s'arrête la baisse, et nous arrivons à la période 1914-1960, quatrième phase et la plus inquiétante depuis la Révolution : entre ces deux dates la pratique dominicale baisse de 50 % à 25 % pour l'ensemble de la France, mais avec de grandes différences selon les régions. Je me souviens des messes de mon enfance en Vendée pendant les vacances et dans le Sud-Ouest pendant le reste de l'année. 5:909 En Vendée tous les hommes de la paroisse étaient présents. Dans notre village de la région de Toulouse trois ou quatre hommes seulement, plus les deux chantres. Les trois ou quatre hommes se plaçaient toujours au fond de l'église à la dernière rangée ; s'ils avaient pu rentrer dans le mur, ils l'auraient fait. Quant aux deux chantres, l'un et l'autre dotés de voix magnifiques, ils sortaient de l'église le temps du sermon, et je ne les ai jamais vus communier. Bon, mais enfin ils venaient et ils chantaient. A cette époque le christianisme faisait encore partie du paysage moral et mental de la France, et tout le monde, même les incroyants, même les anticléricaux, lui était rattaché d'une manière ou d'une autre. Ne fût-ce que par l'anti­cléricalisme. « Manger du curé », comme on disait alors, c'était encore se rattacher à la religion. Mais voici la phase ultime, celle du reflux total, courte période d'une quinzaine d'années à peu près, allant du temps du Concile Vatican II (1962-1965) à cette date de 1975 où nous faisions notre premier point. J'ai dit reflux total. Jamais en effet la baisse de la pratique n'avait été aussi rapide : 25 %, en 1962, 14 %, en 1975. Parmi les pays catholiques la France détenait le record de la non pratique. Les taux italien et espagnol restaient nettement supérieurs. Le diocèse de Montréal avait encore, en 1971, 31 % de pratiquants réguliers. Mais c'était surtout la baisse de nos ordinations qui frappait les esprits : encore 600 par an jusqu'en 1962, et en 1975 à peine une centaine. C'est à ce moment-là, dans ces années d'après-concile, que nous avons com­mencé mené à sentir le froid et à voir le désert. C'est à ce mo­ment-là que les prêtres français, ordonnés pendant la guerre ou juste après, ont commencé à vieillir dans la solitude et, pour beaucoup d'entre eux, dans l'amertume. 6:909 Car les beaux lendemains promis ne se réalisaient pas. On avait dit à ces prêtres : le Concile va régénérer l'Église ; mais eux que voyaient-ils ? Non seulement la baisse de la pratique, mais encore le refroidissement ; de la ferveur chez les fidèles qui leur restaient : de moins en moins de monde à la messe en semaine et la désertion du confessionnal, une proportion importante des per­sonnes se reconnaissant catholiques (17 % selon un sondage d'août 1976) ne se confessant plus jamais. Il faut dire que parmi les prêtres eux-mêmes, beaucoup se montraient infidèles aux observances de leur état, ne disaient plus leur messe quotidienne et ne récitaient plus leur bréviaire. Et je ne parle pas des deux mille quatre cents prêtres mariés (chiffre avoué) dans les dix années 1965-1975. Tel était donc notre constat de 1975. Voilà ce que nous révélaient à cette date, au sujet de la déchristianisa­tion ancienne et récente de notre pays, l'histoire reli­gieuse, la sociologie religieuse, les sondages et enquêtes et nos propres observations. Mais qu'en pensait-on ? Tout le monde s'accordait à parler de « crise » -- quelques-uns disaient « mutation » -- mais sur les causes et la signification de cette « crise » ou « muta­tion », les explications données variaient singulièrement, et certaines surprenaient par leur bizarrerie. Lorsqu'une armée perd au combat un grand nombre de ses soldats, ce ne sont pas forcément toujours les plus valeureux qui restent debout. Pourtant les spécialistes nous disaient à peu près cela, mutatis mutandis, des 14 % de chrétiens fidèles qui nous restaient encore. Pourquoi vous désoler, nous demandaient-ils, ce sont les bons qui restent. Les autres, ceux qui sont partis, n'étaient pas de bons chrétiens ; ils ne venaient à l'église que par conformisme ou habitude. 7:909 Tant mieux s'ils sont partis. Vous devez y voir une purification et non une défection regrettable. L'Église a secoué la poussière de sa tunique. Telle était l'interprétation la plus commune, celle des gazettes, celle des salons et celle des évêques dans leur grande majorité. On pouvait également tenir pour une consolation l'argument de la sociologie religieuse. Selon les maîtres de cette discipline la pratique ne signifiait rien. Pourquoi donc se lamenter de sa baisse, puisqu'elle ne signifie rien ? « (...) la pratique, avait écrit en 1964 le plus éminent de ces maîtres, n'est qu'un des signes \[de l'adhé­sion religieuse\] le plus visible, mais aussi le plus super­ficiel » ([^5]). Et pourquoi, s'il en est ainsi, parler de « déchristiani­sation » ? C'est un mot qui ne convient pas, « mot fallacieux » selon le même maître. En conséquence il en proscrivait l'emploi. Dans les sphères académiques et universitaires, il était très mal vu d'en faire usage. Quelques-uns malgré tout admettaient le mot et reconnaissaient le fait, mais ne voulaient y voir que des causes économiques : le chemin de fer, l'urbanisation, la révolution industrielle, la prolétarisation de la classe ouvrière et j'en passe. Ils n'évoquaient jamais ni la persécution révolutionnaire, ni la législation anticléricale et laïque de la Troisième République, ni, pour les temps contemporains, l' « aggiornamento » de l'Église. Ils escamotaient le principal et surtout bien sûr le coup de force moderniste. 8:909 Pourtant il paraissait déjà bien difficile de ne pas mettre en cause la révolution d'inspiration moderniste entreprise dans l'Église à l'occasion du Concile de Vatican II, et la mise en place par cette révolution d'un système de persécution et de destruction. Comment aurait-on pu ne pas voir la fermeture des séminaires, la mise à l'écart des prêtres résistants, la mise au pas des jeunes prêtres, la destitution des supérieurs religieux rebelles à la réforme liturgique et à la mitigation des règles et constitutions de leurs ordres ? La mesure de suspense prise contre Mgr Lefebvre le 29 juillet 1976 fut comme le couronnement de la persécution. Tout cela scandalisait de nombreux fidèles. Certains cessèrent même toute pratique, par réaction contre la nouvelle liturgie et par dégoût du nouveau discours clérical. De ces abandons-là qui parlera jamais ? Les jeunes parents que nous étions alors constataient la disparition du catéchisme remplacé par une « catéchèse » informe, et la sécularisation des écoles catholiques, où, par ordre ecclé­siastique supérieur, les chapelles étaient converties en laboratoires ou en salles de sport. Enfin les prêtres se voyaient soumis impérativement aux directives d'une « pastorale » dite « d'ensemble », stratégie nouvelle et sûre d'elle-même, mais assez difficile à comprendre, puis­qu'il s'agissait d' « aller au monde » et de « témoigner », mais sans pour autant convertir (mot banni). Évangélisa­tion sans conversion en somme. C'était absurde, mais les inventeurs de la méthode n'en démordaient pas. Les anciennes méthodes, expliquaient-ils aux malheureux prêtres invités à se « recycler », étaient périmées. C'était le temps où le chanoine Boulard, autre grand homme de la sociologie religieuse, allait partout répétant : « Si le curé d'Ars revenait aujourd'hui, avec les méthodes qu'il avait, il ne réussirait pas. » 9:909 On était tellement abasourdi à cette époque par tous les changements -- tout le monde avait reçu un coup sur la tête, même ceux qui se prétendaient enchantés -- qu'on ne pensait guère à l'avenir. Ceux qui se désolaient des bouleversements les jugeaient si désastreux qu'ils ne pouvaient en imaginer de nouveaux. A plus forte raison ils ne pouvaient en concevoir de pires. Ils pensaient avoir tout vu. Quand l'abbé J.-F. Six, l'un des inventeurs de la nouvelle pastorale, annonçait tranquillement : en l'an 2000 il restera très peu de chrétiens en France 10 % au mieux, 1 % au pire, on s'indignait, on voyait là une provocation. Devant le désastre les chrétiens fidèles avaient souvent des réactions enfantines. Les uns disaient : la situation ne peut pas être plus mauvaise, elle va donc forcément s'améliorer. Les autres écrivaient aux évêques ou même allaient les voir et leur présentaient suppliques et remontrances. J'ai été l'un de ces visiteurs naïfs. On se rassurait comme on pouvait. Moi aussi je me rassurais. Dans mon article, cité plus haut, de *L'Ordre français,* j'écrivais ceci : « La France est-elle encore aujourd'hui un pays catholique ? Non si l'on considère ses lois civiles et la petite minorité de catholiques pratiquants. Oui si l'on se souvient que la plupart des Français sont encore aujour­d'hui des baptisés (76 % de la population) et qu'ils viennent encore à l'église afin d'y célébrer, comme disent les nouveaux clercs, les « temps forts » de leur vie familiale. » J'avais dans l'esprit, ces lignes en témoignent, les conclusions du *Catholicisme populaire,* ouvrage publié en 1974 par le P. Pannet, à la suite d'enquêtes sur la religion des milieux ouvriers. Livre consolateur : la plupart des personnes interrogées, même quand elles avaient cessé depuis longtemps toute pratique, manifes­taient leur espérance dans la vie éternelle et leur foi en Jésus sauveur. 10:909 Je citais dans mon article le cas, observé par le P. Pannet dans une banlieue ouvrière, d'une femme d'O.S., âgée de 37 ans, mère de deux enfants, non pratiquante. « Il y a quelqu'un qui me rassure, confiait cette femme à l'enquêteur, c'est peut-être le Bon Dieu. » « Pauvres vestiges de la foi d'antan, écrivais-je, mais combien émouvants. » En période de pénurie on se contente de peu. #### II Maintenant transportons-nous en 1985. Où en étions-nous à cette date ? Au sujet de la pratique les informations devenaient rares, l'épiscopat ayant renoncé aux enquêtes nationales. On disposait cependant de quelques enquêtes diocé­saines, et les résultats publiés ne laissaient aucun doute la baisse continuait. Le taux moyen de pratique domini­cale régulière était probablement déjà descendu à cette date au-dessous de dix pour cent. Les églises se vidaient lentement, mais sûrement et, nous semblait-il, inexora­blement. Le reflux ne touchait pas que la France, mais l'affectait plus fortement que le reste du monde catholi­que. Par exemple les statistiques de la pratique au Québec font apparaître une certaine stabilisation dans les années 1971-1986, après les plus dures années de la « révolution tranquille ». La courbe des ordinations ? Elle ne remontait pas. Dans tous les diocèses on fermait des paroisses. On ne les rayait pas de la liste ; elles y figuraient toujours, comme les diocèses « in partibus » dans la liste des diocèses, mais leurs églises ne s'ouvraient plus que de loin en loin, 11:909 soit pour un enterrement, soit pour un mariage tous les deux ou trois mois, quand le prêtre chargé du « secteur », comme on disait, trouvait le moyen de venir y célébrer la messe. Paroisses mortes ? Pas tout à fait, mais demi-mortes. Paroisses dormantes, mais d'un profond sommeil : il semblait que seule puisse les réveiller la trompette du Jugement dernier. A vrai dire tout cela ne représentait pas une grande nouveauté, mais le développement prévisible du phéno­mène de reflux. La grande nouveauté des années quatre-vingt, c'était l'affaiblissement des « croyances » chez les catholiques se reconnaissant pour tels. « Croyances » était le mot des sociologues. Nous parlions quant à nous d'un affaiblissement de la foi. Nous le constations autour de nous. Diverses en­quêtes nous en apportaient la confirmation. En 1983 et 1984 deux psychologues avaient questionné au sujet de leurs « aspirations religieuses » les élèves du second cycle de l'enseignement d'un département de l'Ouest : 53 % de ceux qui se déclaraient catholiques répondaient aux enquêteurs ne croire en Dieu qu' « assez » ou « moyen­nement », et 28 % « un peu » ou « pas du tout ». Interrogés sur la Vie Éternelle, un quart d'entre eux seulement y croyaient ([^6]). On voyait donc déjà les fruits de la disparition du catéchisme, disparition consommée dix ans auparavant. Mais l'enquête, menée à peu près à la même date par un sociologue auprès des habitants adultes du bourg de Limerzel en Bretagne, aboutissait à des résultats presque semblables. 12:909 « Quant à l'existence d'un au-delà, écrivait l'auteur, une fraction des habitants, difficile à estimer, n'y croit pas » ([^7]). Lors de notre colloque de 1985, j'avais invité l'abbé Alype Noirot, curé du diocèse de Sens, à nous apporter son témoignage. Les faits qu'il nous rapporta signifiaient une disparition totale du christianisme et, comme il disait, une « évacua­tion des convictions religieuses motivées » ([^8]). Ainsi la religion se transformait-elle peu à peu en croyance molle, ou en opinion. Placées devant ces croyants si peu croyants, les autorités, c'est-à-dire les évêques, leurs bureaux et leurs théologiens, réagissaient de trois manières différentes. Certains disaient « ce n'est pas si terrible », d'autres « c'est normal », et d'autres enfin « c'est plutôt une bonne chose ». Dans le premier groupe (« ce n'est pas si terrible ») le cardinal Jean-Marie Lustiger, archevêque de Paris (depuis 1981), figurait en bonne place. Avec un bel optimisme ce prélat jugeait la France de Mitterrand moins déchristianisée que celle du roi Henri IV : « J'ai tendance à croire, disait-il, qu'en dépit des luttes de trois siècles, la France des années 1980 est probablement plus imprégnée de christianisme et de façon plus égale que la France des années 1590 avant les grandes campagnes d'évangélisation » ([^9]). 13:909 Dans le deuxième groupe (« c'est normal ») se retrouvaient la plupart des évêques et de leurs collabora­teurs. Je citerai un seul texte, le commentaire par le chanoine Joseph Jeannin dans la *Semaine religieuse* d'Angers (mars 1982) d'une enquête récente sur la prati­que religieuse dans le diocèse. Les résultats de cette enquête étaient catastrophiques ([^10]). Charitablement l'évêque avait confié au chanoine Jeannin la tâche de les présenter au public et de les lui expliquer. Le chanoine s'en tira très bien. Le monde a beaucoup changé ces derniers temps, expliqua-t-il ; comment les « comporte­ments religieux » n'en seraient-ils pas affectés ? « Les raisons fondamentales du bouleversement des comportements religieux, notamment chez les jeunes, ne seraient-elles pas à rechercher dans la profonde évolu­tion sociale et culturelle des dernières années, moment de rupture manifeste dans les sociétés occidentales fon­dées sur les traditionnels apports gréco-latin et judéo­chrétien. » Tout est donc normal, et si c'est normal pourquoi le déplorer ? Certains même (ceux du troisième groupe) s'en félici­taient. Pour eux le reflux de la foi représentait plutôt une bonne chose. Car ce reflux permettait l'avènement d'un « nouveau christianisme », c'est-à-dire, selon leur discours, « d'une réinterprétation religieuse adaptée à la nouvelle vision du monde, à l'autonomie de la vie socio-politique et au primat du bonheur terrestre » ([^11]). Le « salut intra-mondain », comme ils disaient, pouvait donc être substitué au salut éternel. 14:909 Pendant que vaticinaient ainsi évêques et théologiens, les catholiques résolument fidèles à la messe de saint Pie V et au catéchisme achevaient de s'organiser pour la résistance. Mgr Lefebvre, fondateur en 1970 du sémi­naire d'Écône, Dom Gérard, fondateur de l'abbaye Sainte-Madeleine du Barroux, et Jean Madiran, direc­teur de la revue *Itinéraires,* étaient leurs principaux guides. Les grands pèlerinages traditionnels de Chartres venaient de commencer. Chaque année, à Pentecôte, plusieurs milliers de jeunes catholiques dits « traditiona­listes » couvraient à pied, en chantant et en priant, la distance de Paris à Chartres. Mais les « traditionalistes » et les « intégristes » n'étaient pas les seuls à contester le changement. Des protestations venaient aussi de prêtres et de religieux engagés dans le courant conciliaire, mais inquiets de l'irréalisme de la nouvelle « pastorale » et du mépris envers la religion des simples. Ces contestataires faisaient observer la rareté des visites épiscopales dans les paroisses et le peu de zèle de certains nouveaux prêtres à rencontrer les familles et les malades. Avocats de la « religion populaire », ils accusaient ces mêmes nou­veaux prêtres d'avoir banni les pratiques de dévotion chères aux cœurs des humbles, et d'avoir fabriqué une religion abstraite et sans vie. Cette accusation de mépri­ser le peuple déplaisait fort aux promoteurs de la nou­velle pastorale. Ceux-ci ne désarmaient pas pour autant. En 1979 et 1982, en deux étapes, était mise en place une nouvelle « catéchèse », celle de *Pierres vivantes* et des « parcours catéchétiques », élucubration plus vide encore et plus pernicieuse que les précédentes. Pour ne citer que ces deux exemples, l'historicité des Évangiles s'y trouvait niée, ainsi que la valeur rédemptrice de la souffrance. 15:909 Commentant cette catéchèse dans leur ouvrage intitulé *Nos enfants seront-ils chrétiens ?* Denise et Yves-Henri Nouailhat écrivaient : « On peut se demander si le lieu catéchétique n'est pas le lieu de destruction de l'Église catholique en vue de la construction d'une autre Église plus conforme au goût des responsables » ([^12]). *Nos enfants seront-ils chrétiens ?* datait de 1983. L'année précédente avait paru cet autre titre *Le peuple de nos paroisses restera-t-il chrétien ?* (de Louis Tou­blanc, curé dans le diocèse d'Angers) ([^13]). Ni les Nouailhat ni l'abbé Toublanc n'appartenaient à la mou­vance traditionaliste. Leurs questions exprimaient la montée de l'inquiétude dans des milieux ralliés sans difficultés aux changements des années soixante et jus­qu'à maintenant très sereins. #### III Nous voici en 1995. Première constatation : la pratique ne remonte pas, les ordinations non plus. En 1990 les sondages -- il n'y avait plus de recensement, mais seulement des sondages -- fondant la pratique régulière sur l'assistance à la messe au moins une fois par mois ne dépassaient pas 8 % sur l'ensemble de la France. Une enquête approfon­die (la seule croyons-nous de ces dernières années), demandée par l'évêque de La Rochelle pour sa ville épiscopale, montrait une chute verticale de 11 % en 1969 à 4 % en 1989. 16:909 Pour les ordinations les deux derniers chiffres parvenus à ma connaissance sont ceux de 1991 et 1992 : 130 en 1991 et 126 en 1992. Comme l'écrivait le *Figaro* le 28 février 1992 : « La crise des vocations persiste. » Précisons-le, comptages, sondages et chiffres publiés ne tiennent compte ni de la pratique traditiona­liste (dans les prieurés de Mgr Lefebvre) ni des ordina­tions d'Écône, Gricigliano et Saint-Pierre. Les chiffres ne sont pas tout, la qualité compte aussi. En ce qui concerne la pratique, il faut noter l'appari­tion d'une nouvelle catégorie de pratiquants, ceux que j'appellerai les pratiquants non croyants ou à demi croyants. Ce sont des gens qui se reconnaissent catholi­ques, qui ne sont pas forcément des pratiquants irré­guliers, qui exercent même assez souvent des fonc­tions dans les communautés paroissiales (membres d' « équipes liturgiques » ou « catéchètes »), et qui ne croient plus à une partie ou même à la totalité du dogme. Ainsi quand le journal *Le Monde* interrogeait en 1994 sur leurs « croyances » 1014 personnes se disant catholiques, l'existence de Dieu n'était certaine que pour 29 % d'entre eux ([^14]). Pour ce genre de « catholiques » on se demande si le monde surnaturel existe ou s'il les intéresse en quoi que ce soit. Récemment une dame de la grande bourgeoisie du Nord, famille très catholique, elle-même très engagée dans la paroisse, chantant à l'église et « faisant la catéchèse », confiait à son voisin dans un dîner « Le Ciel ne m'intéresse pas, et d'ailleurs je ne désire pas y aller. » Pour ces gens la pratique semble être devenue une finalité en soi, et la participa­tion à la communauté a remplacé la religion. Certains sociologues ont pu parler de « communautés émotion­nelles » ([^15]). 17:909 La désacralisation des rites favorise cette curieuse incroyance : il n'y a plus de signes de respect, il n'y a plus de silence pendant la messe, il n'y a plus de recueillement. La présence de l'invisible n'est nulle part sensible. Au point que les incroyants du dehors se trouvent à l'aise dans les églises et dans les cérémonies actuelles : leur incroyance ne s'y trouve nullement déran­gée. Ils viennent volontiers, tous les curés le notent, non seulement aux mariages et communions, mais même à des « célébrations » où assistent les familles pratiquantes avec lesquelles ils sont liés. Il n'est pas rare de les y voir communier. Ainsi aux pratiquants non ou demi-croyants s'ajoutent les incroyants pratiquants. Rassemblement bien naturel : dans le vide tout le monde se rejoint. Un témoignage remarquable de cette conjonction nous a été donné le 23 janvier dernier à Évreux, lors de la « messe d'adieu » de l'évêque révoqué Gaillot : une partie notable de l'assistance était composée de membres du parti communiste. On éprouve l'impression pénible qu'une autre religion a chassé la nôtre et qu'elle occupe sa place. Une autre religion par ses cérémonies étranges et par sa théologie réductrice de Dieu. Les nouveaux théologiens ne mâchent pas leurs mots : Dieu doit être remis à sa place. « Depuis le XIX^e^ siècle, écrit J. Rollet, chargé de formation permanente en théologie dans le diocèse du Havre, les capacités scientifiques et techniques se sont extraordinairement accrues... Il résulte évidemment de... cela que l'univers est devenu le lieu de l'action domina­trice de l'homme et qu'il serait vain de vouloir l'ignorer ou le dénigrer systématiquement (...). 18:909 Notre rapport à Dieu ne peut pas ne pas être affecté par cette position de l'homme. Dieu ne peut plus être pensé simplement comme celui qui s'impose à l'homme dépourvu de moyens d'action dans le monde et sur lui-même » ([^16]). Cela ne s'invente pas. Aujourd'hui le débat sur la déchristianisation a cessé. Il est facile de comprendre pourquoi : la déchristianisa­tion est aujourd'hui dans bien des domaines, dans bien des lieux, un fait accompli. Elle appartient au passé. Une nouvelle phase a commencé, la phase de la déshu­manisation. Une nouvelle phase dans l'histoire de l'anéantissement. Il ne s'agit plus de vider les églises, c'est presque fait. Ni de vider les âmes, c'est presque fait. Mais de tuer les enfants à naître, de remplacer le mariage par le concubi­nage et de promouvoir l'homosexualité. Bientôt peut-être commencera la troisième phase, celle de la ré-humanisation, c'est-à-dire de la fabrication en labora­toire d'hommes nouveaux entièrement corrects. Déshumanisation et ré-humanisation succèdent à la déchristianisation, mais les trois phases font partie du même projet, celui de l'idéologie des droits de l'homme, celui de la pensée des Lumières et de la Révolution française. Que l'on se donne la peine de lire les philo­sophes des Lumières et les théoriciens et les idéologues de la période révolutionnaire, on verra combien leur conception de l'homme est réductrice. Pour eux l'homme n'est qu'une « portion de matière », une « machine mise en mouvement par la sensibilité physique » (Helvétius). Pour eux l'homme n'a pas de libre arbitre -- « Le libre arbitre, écrit d'Holbach, est une chimère » -- et c'est le besoin physique qui met en jeu toutes ses facultés. 19:909 La charité n'a pas de sens (« ...cette charité chimérique, écrit Diderot, n'existe pas ») et le commun des hommes est incapable de penser : « La multitude des bêtes brutes appelées hommes, comparée avec le petit nombre de ceux qui pensent, est au moins dans la proportion de cent à un chez beaucoup de nations » (Voltaire). Xavier Martin l'a magnifiquement démontré dans son livre récent *Nature humaine et Révolution française. Du siè­cle des Lumières au Code Napoléon* ([^17]), voilà les fondements idéologiques des droits de l'homme. Com­ment s'étonner alors de la déshumanisation ? Pendant longtemps on a voulu voir dans la Révolution française une entreprise d'exaltation de l'homme. Sans doute, mais l'homme ainsi exalté n'est qu'un simulacre. Certes la Révolution élève l'homme contre Dieu, mais l'homme qu'elle Lui oppose ainsi n'est pas sa créature, n'est pas à son image et à sa ressemblance. On ne s'en apercevait pas lors de la phase de déchristianisation. Maintenant on le voit. Maintenant nous comprenons mieux l'inten­tion profonde de l'idéologie des droits de l'homme, et son but ultime, qui est l'avilissement et l'anéantissement de l'homme : détruire le christianisme afin de séparer l'homme de Dieu pour mieux l'avilir et l'anéantir. Cette double agression que je viens d'évoquer, cette double agression contre le christianisme et contre la nature humaine, n'affecte pas seulement la France. On la connaît dans tous les pays du monde. C'est un phéno­mène mondial. Mais je me demande s'il ne se manifeste pas en France avec plus de virulence qu'ailleurs. 20:909 Ce serait logique : la France n'en a-t-elle pas produit le germe ? Ainsi nous Français serions mieux placés que les autres peuples pour en comprendre la nature. \*\*\* Je devrais terminer cette conférence sur une note d'optimisme et prédire la prochaine rechristianisation, celle du troisième millénaire. Mais je ne suis ni prophète ni pape ; je ne suis qu'un historien et l'avenir ne m'ap­partient pas. Simplement, comme historien, je puis attirer l'atten­tion sur certaines leçons du passé. Je puis dire par exemple comment à certaines époques les peuples furent christianisés. Quand nous lisons la vie et les écrits des mission­naires du dix-septième siècle et plus particulièrement des apôtres de la Nouvelle-France, nous sommes frappés de leur désir si vif et comme obsédant de sauver les âmes des « Sauvages ». Dans leurs lettres ils disent vouloir recueillir le Sang du Christ pour aller l'appliquer aux âmes des Indiens. « Oh, écrit par exemple le P. Lejeune en 1636, quelle gloire en face des anges d'avoir recueilli le sang du Fils de Dieu pour l'appliquer à ces pauvres infidèles » ([^18]). Les apôtres du troisième millénaire devront méditer ces sortes de paroles. Il semble difficile d'imaginer une rechristianisation sans compassion pour les âmes. Aucune stratégie pastorale ne vaudra jamais la compassion. Jean de Viguerie. 21:909 ### La liberté de l'enseignement *Six principes pour la liberté\ et six sophismes du laïcisme* par Rémi Fontaine *Sources :* *-- Divini illius Magistri* de Pie XI (1929). *-- Culture, école, métier* d'Henri Charlier (1941). *-- Les libertés universitaires* de Jean Rolin (1947). *-- Sommaire de l'enseignement de l'Église sur l'éduca­tion des enfants* de l'abbé Berto (1959). *-- Enquête sur la séparation de l'Église et de l'État, ITINÉRAIRES* (1983)*.* *-- La liberté d'enseignement est-elle bien défendue ?* d'Arnaud de Lassus (1985). 1\) -- Dans l'ordre surnaturel, il existe pour les bap­tisés une maternité de l'Église catholique -- « *Mater et magistra* » -- qui lui confère « le droit de fonder des écoles de toute discipline, genre et degré » (Canon 800) pour éduquer ses enfants dans la foi et les mœurs chrétiennes. 22:909 Il n'existe pas de paternité spirituelle analogue de l'État pour les citoyens, sinon par caricature dans les États totalitaires. Car la société politique n'est pas une *société de personnes* comme l'Église -- *Corps mystique* qui donne vie surnaturelle à ses membres -- mais une *société de familles.* Lesquelles préexistent au tout -- « *accidentel* » -- du poli­tique et disposent en tant que telles d'un droit antérieur sur l'éducation des enfants. S'il y a donc une *Église enseignante,* il n'y a pas *d'État enseignant --* « *Pater et magister* »* :* « *Est injuste et illicite tout monopole de l'éducation et de l'enseignement qui oblige physiquement ou moralement les familles à envoyer leurs enfants dans les écoles d'État, contrairement aux obligations de la conscience chrétienne, ou même à leurs légitimes préférences* » (Pie XI). ● D'où le sophisme de l'école d'État, de l'État ensei­gnant ou grand-maître d'école, selon lequel « *les enfants appartiennent à la République avant d'appartenir à leurs parents* » (Danton). Au motif d'une prétendue *paternité spi­rituelle* qu'il s'arroge arbitrairement, au nom du *laïcisme,* le maître étatique, qui n'est ni compétent ni désintéressé, dépossède les parents de leur droit et de leur devoir de choi­sir l'éducation des enfants. S'attribuant abusivement, par puissance d'État, cette fonction délicate qui revient d'abord naturellement aux parents et surnaturellement à l'Église, le *laïcisme* commet en quelque sorte une prise d'otages : -- *Votre enfant m'inté­resse !* En se substituant au pouvoir spirituel, *l'État laïque* se fait confessionnel et théocratique, souverain et pontife... Hélas, l'*Enseignement catholique* avalise aujourd'hui ce sophisme de l'*État prêcheur :* 23:909 « *Il est primordial que soit reconnue sans arrière pensée la légitimité de la compétence de l'État.. "Celui-ci... doit conserver la responsabilité de l'enseignement qui est l'une de ses missions essentielles. L'État doit coordonner notre système d'enseignement, en fixer les principes, en définir les programmes, en vérifier les diplômes... Il doit garder ses attributions en matière de recrutement, de formation et de rémunération des maîtres et des enseignants"...* » (Mgr Eyt). 2\) -- Dans l'ordre naturel, l'éducation des enfants relève fondamentalement des parents, qui délèguent leur autorité parentale aux corps intermédiaires compétents -- essentiellement les écoles -- pour élever leurs enfants selon ce qu'ils pensent être la vérité et le bien, c'est-à-dire selon la philosophie et la religion qu'ils désirent. Pour les parents catholiques, ce droit naturel est subor­donné, en matière de foi et de mœurs, au droit surnaturel de l'Église. Laquelle recommande bien sûr les écoles et les ins­titutions catholiques. « Les écoles sont le lieu où se distribue non seulement un savoir matériel, mais aussi une formation de l'esprit, un apprentissage moral, une culture intellectuelle, une instruction religieuse, toutes choses qui portent nécessairement la marque de la diversité des familles spirituelles composant aujourd'hui la France familles auxquelles revient naturel­lement -- et qui seules peuvent assurer -- cette éducation de l'âme que l'État n'a pas à donner, et qu'il ne peut que paralyser, saccager ou tyranniquement annexer. » (ITINÉRAIRES). ● D'où le sophisme de la neutralité, selon lequel il faut repousser la *liberté des écoles* au nom de la *liberté de l'en­fant*, afin de préserver soi-disant sa disponibilité spirituelle contre le pouvoir paternel et son allié objectif : l'établisse­ment confessionnel ! 24:909 Il faudrait ainsi repousser la *libre plu­ralité* des écoles pour le *pluralisme obligatoire* de l'école, unique. Un peu comme si on élevait un enfant dans *l'espé­ranto* en le privant de sa langue maternelle de façon à ce qu'il puisse « librement » choisir la langue qui lui convient le mieux à sa majorité ! Mais le refus d'un choix est toujours un choix et le refus (despotique) d'une métaphysique est une idéologie. L'en­fant qu'on élève dans l'indifférence et l'impiété, on le pré­pare à l'irréligion qui est la religion de l'homme. La neutra­lité est un « *mensonge* » et une « *chimère* » (Viviani), un leurre avoué par les laïcistes eux-mêmes. Le laïcisme est confessionnel. C'est un comportement « *qui nous amène à rejeter les vérités révélées, à pratiquer un esprit de libre examen* » (Bouchareissas). Puisqu'il faut de toute façon choisir pour l'enfant, c'est aux parents d'abord (sauf exceptions) qu'il revient de choi­sir le milieu spirituel de son éducation et donc l'école confessionnelle correspondante. Car, pour un être encore incertain, influençable et vulnérable comme l'enfant, la vraie liberté consiste à être guidé dans la vie par ceux qui l'aiment le plus et qui en sont les premiers responsables. Cela suppo­se politiquement la liberté de l'école. 3\) -- Le rôle de l'État est seulement subsidiaire : -- Mettre les familles en mesure de donner à leurs enfants le degré d'instruction et le genre d'éducation choisis par elles ; c'est-à-dire leur fournir les moyens de remplir leur droit en le respectant et non en l'absorbant, tout en s'assurant que ce droit s'exerce conformément au bien commun dont l'État est le garant et le promoteur. -- Se substituer le cas échéant -- mais de droit simple­ment « dévolutif » -- aux familles défaillantes (mort, indi­gnité, incurie... des parents) pour assurer à leurs enfants l'éducation requise par des institutions idoines. 25:909 -- Établir ses propres écoles pour former ses fonction­naires (armée, administration...). -- Reconnaître et respecter le droit surnaturel de l'Église sur l'éducation chrétienne de l'enfant. On vérifie ici l'application du *principe de subsidiarité* tel que le résume l'abbé Berto : « *L'État ne doit dans aucun domaine hormis le sien propre... assumer des entreprises qui peuvent être, aussi bien et mieux que par lui, fondées et gérées par les personnes privées, physiques ou morales.* » ● D'où le sophisme du dualisme public-privé, selon un principe de subsidiarité appliqué à l'envers : « *L'école catholique ne se pose pas en concurrente : elle est complé­mentaire* » (Mgr Vilnet). Mais c'est l'inverse qui est vrai c'est à l'école publique de ne pas concurrencer l'école libre, puisqu'elle en est la supplétive ! Au reste, dans la défense de l'enseignement libre, c'est la liberté de l'enseignement qui nous intéresse, le contenu plus que le contenant. Nous ne défendons pas une boutique et ses privilèges, mais un principe. Et, en cela, notre propos (missionnaire) couvre toute l'école. Celle de la zone dite libre, comme celle de la zone occupée, aujourd'hui envahie -- via le colonialisme syndical de la FEN -- par un *marxis­me* carrément *confessionnel, sous* couvert de laïcisme. Nous ne disons pas, comme beaucoup : il faut un dualis­me école publique-école libre, où la seconde ne jouirait que d'une précaire permission d'exister concédée par l'État, comme l'école d'à-côté, en marge de l'école *officielle* et *normale. --* A quel titre pourra-t-on empêcher *l'État ensei­gnant* de supprimer cette « suppléance » vicieuse le jour où il la jugera de trop ? Nous disons que la liberté d'enseigne­ment devrait être le principe constitutif de toute institution scolaire. Autrement dit, il faut renverser la perspective laïciste (socialiste) : ce n'est pas de l'école libre -- qui ne menace nullement la liberté de l'enfant -- qu'on doit discuter, mais de l'école d'État -- qui menace la liberté de l'enseignement. 26:909 4\) -- La « saine laïcité » (Pie XII), contrairement à ce que professe le laïcisme, s'obtient par une certaine sépa­ration de l'école et de l'État, conforme à la distinction de l'ordre temporel et spirituel : « *L'État n'a pas plus la fonc­tion d'enseigner et d'éduquer qu'il n'a celle de régenter la religion ou de diriger les journaux.* » (*ITINÉRAIRES*)*.* L'autonomie du spirituel à l'égard de la puissance tem­porelle (et réciproquement) est la véritable garantie des libertés fondamentales, la condition notamment de la liberté scolaire, selon une saine et légitime laïcité, soustrayant l'école des empiètements intempestifs de l'arbitraire éta­tique sur le terrain spirituel. Telle est la double souveraineté -- pouvoir temporel et pouvoir spirituel -- inventée et apportée au monde par le christianisme (« Rendre à César ce qui est à César et à Dieu ce qui est à Dieu »). Distinction fondamentale faite pour unir et (sub)ordonner et non pas opposer et désordonner, comme fait le laïcisme. En prétendant séparer les deux ordres, ce dernier les confond au vrai en une théocratie nou­velle, accaparant l'école par abus de pouvoir étatique pour mieux dominer les consciences et s'emparer des âmes. ● D'où le sophisme du laïcisme, selon lequel l'État serait aconfessionnel. Mais en imposant par son école une philosophie -- le laïcisme --, l'État contredit le principe de laïcité, qui implique la garantie pour les familles et chaque citoyen qu'aucune contrainte politique ne saurait leur en faire adopter une. C'est bien l'école d'État, et non l'école libre, qui va contre ce principe. Car si la saine laïcité est une prévention contre l'emprise cléricale, elle est aussi une défense de l'ordre spirituel et de la religion contre l'étatisme et son emprise. 27:909 Avec *l'État prêcheur* (maître de l'Éducation nationale), on rétablit ainsi une sorte de *cléricalisme à l'envers* et, pire encore, une *théocratie à l'envers.* Autrement dit : l'un des modes les plus graves de confusion du temporel et du spiri­tuel (le totalitarisme révolutionnaire) qui, au contraire de l'islam, a pour effet de soumettre toujours le spirituel au temporel : « *Il faut rendre à César ce qui est à César... et tout est à César* » (Clemenceau). Nous ne refusons pas au clan laïciste (marxiste, freudien, maçonnique...) de la FEN le fait de tenir école s'il le veut et s'il le peut. Nous lui contestons le droit de s'imposer et d'imposer sa marchandise par puissance d'État : cas précis d'ingérence étatique dans le domaine spirituel. 5\) -- L'école, si elle doit être libérée de l'étatisme, rend néanmoins un service public national -- offert à tous pour promouvoir le bien commun -- sur lequel l'État a son mot à dire comme garant et non gérant des réalités éducatives, selon son rôle auxiliaire. Il doit par exemple veiller à ce que l'école soit ouverte et l'enseignement assuré à tous les enfants du pays, sans dis­tinction de région, de classe ni de fortune. Pour assurer un niveau général suffisant de la culture nationale, il peut déci­der l'*école obligatoire --* seulement pour le primaire et les apprentissages fondamentaux, s'entend, de 6 à 12 ans envi­ron -- et d'une certaine façon *gratuite.* Il peut éventuelle­ment fixer le niveau d'examens (nationaux) de référence, quitte aux établissements scolaires d'avoir les leurs s'ils le veulent et surtout d'y préparer leurs élèves par les méthodes et la progression de leur choix... L'État peut enfin s'assurer de la compétence des direc­teurs d'école et doit évidemment veiller, dans chaque éta­blissement, au respect des normes d'hygiène ainsi qu'au res­pect des lois en vue du bien commun, selon un cahier des charges donné. Mais ces droits de regard et ces devoirs d'harmonisation du pouvoir politique ne peuvent s'exercer qu'en concordance avec les droits et les devoirs des familles et des écoles. 28:909 Ils ne sont jamais de nature à revendiquer le passage du *service public* de l'école en *service étatique,* nationalisé. ● D'où le sophisme éculé : « A fonds publics, école publique ! A école privée, fonds privés ! », selon lequel l'école serait un *service public* qui incomberait à l'État, exclusivement en tant que *service étatique.* Or, dans un service public, il faut distinguer la fonction -- qui est publique : le service offert est rendu à tous -- et la gestion -- qui peut très bien (et même doit dans la plupart des cas) être privée sans que le service proposé cesse d'être public. Une compagnie de transport privée assure par exemple un service public, mais si le bien du public néces­site sans doute garantie et contrôle de la part de l'État, il n'entraîne pas sa direction. Sinon, cela constitue un monopole de fait, insupportable en la matière qui nous intéresse. En l'occurrence scolaire une concurrence déloyale qu'on appelle dumping en termes de commerce, un moyen malhonnête d'accaparer l'école pour s'emparer des esprits. C'est comme si, dans une diver­sité légitime de moyens de transport (voiture, avion, train, bateau...) pour faire Paris-Le Havre, on offrait à chacun un billet de train même s'il souhaite prendre la route. La mal­faisance, c'est que l'État monopolise la « publicité » et la gratuité du service au seul profit du laïcisme au lieu de les mettre à la disposition des familles. 6\) -- En résumé : l'école relève fondamentalement des familles et par suppléance seulement de l'État. C'est aux familles qu'il appartient de financer l'école qu'elles dési­rent : le rôle de l'État est de leur en donner les moyens (exemple : par des allocations scolaires plus ou moins ana­logues aux allocations familiales). 29:909 Il faut s'attaquer politiquement de face au système sco­laire de la gratuité d'État, qui infère la mainmise du pouvoir sur l'enseignement. On ne reproche pas à l'école gratuite de l'État d'être gratuite mais d'être d'État. La gratuité (et son corollaire : l'obligation) peut être légitime et bienfaisante, avons-nous vu. Il faut donc opposer à la *gratuité scolaire étatique* la *gratuité scolaire familiale* (Jean Rolin), au moyen du *bon scolaire,* par la redistribution progressive du budget de l'Éducation nationale directement aux familles. Cette allo­cation comporte pour les bénéficiaires : et *l'obligation* de s'en servir pour l'éducation de leurs enfants et la *liberté* de l'utiliser dans une école de leur choix, comme prolongement de l'action éducative de la famille (et de l'Église pour les chrétiens). L'État aide ainsi les parents à élever leurs enfants selon leur droit naturel, sans enfreindre la règle morale qui lui interdit de financer directement l'erreur (pour le cas d'écoles musulmanes par exemple, qu'il peut tolérer si elles ne menacent pas le bien commun). ● D'où le sophisme du « contrat d'association », qui laisse tomber les principes pour de l'argent. Il consiste pour l'école privée -- essentiellement l'*Enseignement catholique --* à réclamer des subventions officielles de l'*État ensei­gnant,* c'est-à-dire à mendier honteusement une *dérogation à l'imperium* et à l'injustice laïcistes. Or l'État, loin de lui donner la liberté, lui fait l'obole d' « *une petite part dans le monopole* » (Louis Veuillot) au prix d'énormes concessions et même véritablement d'une *aliénation :* « *Quand on est payé par l'État, on n'est plus une école confessionnelle puisque qui a l'argent a le pouvoir... Si l'on est ouvert à tous, on peut recevoir et on doit recevoir tous ceux qui demandent... Il n'y a plus de certificat de baptême pour y entrer, ni comme enfant, ni même parfois comme enseignant...* » (P. Coudreau). 30:909 C'est le principe même de la liberté de l'école qui est en cause. « *La liberté ne se donne pas, elle se prend...* » (Lacordaire). Tant que Marianne fera la classe avec l'argent du contribuable, tant qu'elle jouera l'institutrice et la direc­trice, la liberté de l'enseignement sera comme hypothé­quée ; et l'école catholique humiliée tant qu'elle fera ainsi allégeance à *l'État enseignant.* Qu'est-ce qu'une école catholique qui n'est pas confessionnelle ? Rémi Fontaine. 31:909 ### Lois d'exception de la V^e^ République par Jean Madiran La V^e^ République a promulgué et maintient en vigueur trois lois d'exception, c'est-à-dire ins­tituant une répression contraire aux principes généraux du droit des gens : la loi Pleven de 1972, la loi Gayssot-Rocard de 1990, la loi Neiertz de 1993. Nous avons précédemment analysé le contenu, les conséquences et l'application des deux premières ([^19]). 32:909 Sur cette question l'ancien garde des sceaux Jean Foyer ([^20]) a récemment porté un témoignage public d'un vif intérêt ([^21]). Il parlait de la fabrication d'une quantité excessive de textes législatifs, il en est venu à prendre pour exemples d'abord la loi Gayssot, ensuite la loi Neiertz, dont les gouvernants et hommes politiques qui les font appliquer préfèrent habituelle­ment (par honte ?) ne pas dire un mot. Je propose une lecture attentive (et critique) des passages de sa communication qui concernent ces deux lois d'exception. -- J. M. JEAN FOYER. -- « ...Autre thème très exploité par le législateur quand il veut faire des lois pénales démagogi­ques : l'antiracisme. « On fabrique des textes dans ce domaine ne se rendant pas toujours bien compte de l'endroit où l'on va. Vous avez un texte tout à fait remarquable dont il faut raconter la genèse. C'est la loi Gayssot. Cette loi a une histoire cu­rieuse. Elle est née d'une proposition de loi déposée par un député communiste qui porte ce nom. Un beau jour, au temps de la législature élue en 1988, le Président de l'Assemblée Nationale menait campagne pour faire accep­ter au Gouvernement le vote de propositions de lois. » 33:909 \[Il convient d'avoir présente à l'esprit la distinction entre un *projet* de loi et une *proposition* de loi. Le « projet » est un texte législatif présenté par le gouver­nement. La « proposition » est présentée par un parlementaire ou un groupe de parlementaires.\] « Les propositions de lois ne sont pratiquement jamais discutées. Pourquoi ? Pour deux sortes de raisons : la pre­mière, c'est que, pour la plupart, elles ne valent pas cher techniquement. Les projets de lois ne sont pas toujours marqués du sceau du génie mais on peut dire que les pro­positions de lois ne le sont à peu près jamais. Elles sont faites à la hâte, par des gens qui ne sont pas toujours des juristes expérimentés et les faire rapporter demande aux commissions beaucoup plus de travail que quand il faut faire rapporter un texte qui a été bien construit. Or, c'est la première raison pour laquelle on ne s'en soucie guère. « La deuxième est que l'on n'a vraiment pas de raison de s'en soucier étant donné que les auteurs de propositions de lois sont à l'ordinaire des pères dénaturés. Une fois qu'ils ont déposé leur texte, qu'ils ont fait parler de ce texte dans la presse locale, ils se désintéressent totalement du destin de leur œuvre. Je dois dire que durant les treize années pen­dant lesquelles j'ai présidé la Commission des Lois de l'Assemblée Nationale, je n'ai jamais vu qu'un seul auteur de propositions de lois venir me demander de faire enfin rapporter le texte qu'il avait déposé et qu'il redéposait de législature en législature, c'était un texte de proposition de loi constitutionnelle qui tendait à instituer un régime prési­dentiel sur le modèle du régime américain. Comme j'étais convaincu que ce régime ne convenait absolument pas à la France, je n'ai jamais fait perdre son temps à la Commission en le faisant rapporter. Mais en dehors de cela, les propositions vont au cimetière aussitôt qu'elles ont été imprimées. 34:909 « Le Président de l'Assemblée Nationale de l'époque dit : "il faudrait, pour une fois, faire voter une proposition de loi". Il a choisi la loi Gayssot et a fait voter ce texte. » \[A l'époque du vote de la loi Gayssot, le président de l'Assemblée était Laurent Fabius. Certes, il fut l'un des parti­sans les plus passionnés de cette loi d'exception. Mais c'est au gouvernement, donc au premier ministre, et non point au prési­dent de l'Assemblée, qu'appartient constitutionnellement le pouvoir réel sur l'ordre du jour. C'est l'article 48 de la Constitution : « *L'ordre du jour des Assemblées comporte, par priorité et dans l'ordre que le gouvernement a fixé, la discussion des pro­jets de loi déposés par le gouvernement et des propositions de loi acceptées par lui.* » C'est l'erreur d'Emmanuel Ratier ([^22]) d'attribuer à Laurent Fabius, et à Laurent Fabius tout seul, d'avoir « fait adopter » la loi Gayssot. C'est surtout l'erreur d'Éric Delcroix qui est à l'origine, croyons-nous, de l'obstination avec laquelle plusieurs commentateurs assurent comme lui que cette loi fut « mise à l'ordre du jour de l'Assemblée nationale par la volonté de son président alors en exercice, Laurent Fabius » ([^23]). De là vient qu'ils nomment cette loi : la « loi Fabius-Gayssot ». Bien entendu je ne fais pas de cette divergence anecdotique une guerre de religion. Je note cependant qu'en général ceux qui parlent de « la loi Fabius-Gayssot » y voient uniquement une loi « anti-révisionniste », comme Emmanuel Ratier : « *La loi anti-révisionniste dite* « *loi Fabius-Gayssot* » *qui limite pour la première fois la liberté de la presse.* » ([^24]) Pour la première fois ! Comme si la loi Pleven de 1972 n'était pas le fondement et le premier exemple des législations d'exception de la V^e^ République contre la liberté de la presse ! Sans doute pourrait-on soutenir que la loi Gayssot est la première à limiter la liberté *sur le point précis et explicitement indiqué* des « crimes contre l'humanité » condamnés en 1945 par le Tribunal de Nuremberg. 35:909 Cet aspect de la loi est tout à fait réel, il est extrêmement important, il est intellectuellement et moralement scandaleux, en ce qu'il prétend rendre obligatoire l'adhésion à une vérité historique officielle, infailliblement défi­nie une fois pour toutes par un tribunal militaire ([^25]). Mais cet aspect si grave de la loi d'exception n'est pas forcément le plus grave : l'interdiction de toute *préférence* et même de toute *réfé­rence* nationale, aggravant ce qui était déjà dans la loi Pleven de 1972, appelle qu'on ne définisse pas la loi Gayssot comme « la loi anti-révisionniste », point c'est tout, mais d'abord comme une loi anti-nationale.\] « Texte qui est tout à fait scandaleux. Ses auteurs ne s'en sont peut-être pas rendu compte... » \[Que les « auteurs » de la loi Gayssot -- du moins les vrais auteurs -- ne se soient pas rendu compte de ce qu'ils faisaient est aussi invraisemblable que d'imaginer le président Fabius n'ayant d'autre souci que de voir voter « pour une fois » une proposition de loi, n'importe laquelle en somme, pour faire reculer le monopole législatif du pouvoir exécutif sous la V^e^ République. Certes, la plupart des députés et des sénateurs ont voté sans savoir, comme d'habitude, laissant leur groupe parlementaire disposer de leur voix ; ou bien ils étaient mentalement terrorisés à l'idée de ne pas paraître suffisamment « anti-racistes », comme Jean Foyer le remarque plus loin. Il n'en reste pas moins que le texte final rédigé à partir de la proposition Gayssot et amendé par le gouvernement a été très attentivement médité, préparé, mis au point puis promulgué pour répondre exactement à ce que réclamait le B'nai Brith dans le second alinéa de son communiqué de décembre 1989. Les deux alinéas de ce communiqué ont paru dans le *Jour J* du 7 décembre 1989, et dans le quotidien *Présent* du jour sui­vant. Et nulle part ailleurs. *Le Monde* lui-même n'en a publié que le premier alinéa. Le second, il n'a pas osé ([^26]).\] 36:909 « ...mais en réalité ils ont institué une orthodoxie histo­rique d'État. Le texte a créé un véritable délit d'opinion et il a si j'ose dire, inventé une sorte de délit d'hérésie laïcisé. Ce texte néanmoins a été voté et nous a engagés sur une voie qui pourrait être dangereuse si jamais on persévérait dans cette horrible méthode et si jamais on voulait en cher­cher application. » \[Deux observations : 1\. -- Ce texte n'a pas *créé* un délit d'opinion. Le délit d'opinion a été créé par la loi Pleven de 1972. La loi Gayssot de 1990 en a étendu le champ d'application et en a aggravé la répression. 2\. -- Jean Foyer parle, en 1995, de l'application de la loi Gayssot comme d'une éventualité incertaine. Il devrait savoir qu'on *applique* cette loi d'exception aux journaux du mouve­ment national ; il devrait savoir aussi que l'on « *persévère dans cette horrible méthode* » ; on fait même plus que persévérer : le ministre de la justice et le ministre de l'intérieur du gouverne­ment Balladur ont préparé un projet de loi aggravant encore les mesures d'exception des lois Pleven et Gayssot. L'élection pré­sidentielle d'avril-mai 1995 a interrompu le processus de pré­sentation du projet au Parlement ; mais le texte est prêt.\] La loi Neirtz \[Jean Foyer a poursuivi sa communication en parlant ensui­te d'une autre loi d'exception, également socialo-communiste comme la loi Gayssot et, comme elle, appliquée à la lettre, depuis mai 1993, par le gouvernement et la majorité « de droite » : la loi Neiertz du 27 janvier 1993, réprimant les oppositions à l'avortement.\] « Enfin, il y a ce que j'appellerai des lois pénales idéolo­giques. Entre beaucoup d'exemples que je pourrais donner, on peut prendre l'une des lois Neiertz. 37:909 Celle qui a incriminé les manifestations qui ont pour effet d'aller troubler le fonc­tionnement de ces organismes qui s'appellent "centre d'in­terruption volontaire de grossesse" puisque aujourd'hui on utilise les expressions euphémiques (l'avortement a reçu ce nom de la loi contemporaine, de même que l'émission de chèque sans provision est devenue un incident de paiement ou que la faillite est devenue la difficulté d'une entreprise). On est là en présence d'une mesure idéologique car, selon que la manifestation plaît au pouvoir en place, on l'encou­rage, voire même le président de la République reçoit ses organisateurs et les félicite ; mais lorsque au contraire des manifestants vont manifester leur opposition à une loi que pour ma part j'ai toujours trouvé monstrueuse, à ce moment-là on les poursuit devant la juridiction correc­tionnelle. » Retour à la loi Gayssot \[Le président de la journée d'études posa alors à Jean Foyer la question : -- *Je partage tout à fait votre point de vue sur la loi Gayssot. Elle est parfaitement inconstitutionnelle. Comment se fait-il qu'il n'y ait pas eu 60 députés ou sénateurs pour saisir le Conseil constitutionnel ?* Le Conseil constitutionnel a en effet le pouvoir d'annuler en partie ou en entier une loi votée par le Parlement mais contrai­re à la Constitution. Il ne peut toutefois le faire de sa propre ini­tiative. Il faut qu'il soit saisi ou bien par le président de la République ou le gouvernement, ou bien par des parlementaires (à condition qu'ils soient au moins soixante). On murmurait à l'époque que le président du Conseil constitutionnel, c'était Badinter, craignait fort qu'une telle pro­cédure soit entreprise, car le Conseil n'aurait pas pu éviter de reconnaître l'inconstitutionnalité de la loi Gayssot-Rocard. On fit ce qu'il fallait pour qu'il n'y ait pas 60 parlemen­taires. 38:909 Voici comment Jean Foyer explique cet épisode -- et cette carence.\] Le personnel parlementaire a été complexé, et d'ailleurs pas seulement lui. Mon confrère et ami Alain Plantey se sou­vient comme moi de la tentative d'un de nos confrères à l'Académie des sciences morales et politiques qui a voulu nous faire voter un vœu, une motion, protestant contre cette réinvention du délit d'opinion. Mais il n'a pas réussi à la faire voter. Il a semblé à la fois à ces 60 sénateurs ou dépu­tés potentiels et à la majorité de l'Académie des sciences morales et politiques que si nous prenions parti contre la loi Gayssot nous allions choquer profondément les familles et les survivants des victimes des persécutions nazies dont ces imbéciles de révisionnistes prétendaient nier l'existence. Dans ces conditions-là, on ne pouvait pas réagir. Je crois que la raison est celle-là. On ne sache pas que « ces imbéciles de révisionnistes » aient nié l'*existence* de toute espèce de *persécutions* nazies. On ne sache pas non plus que les lois d'exception de la V^e^ République condamnent les délinquants éventuels pour « imbécillité », ce qui n'est tout de même pas encore un crime ni un délit judiciairement punissable. Jean Foyer s'arrange comme il peut pour excuser la lâcheté politique et morale de l'Académie des sciences morales et politiques. *Les corps constitués sont lâches,* répétait Léon Daudet. -- J. M. 39:909 ### Il y a cent ans « La Cocarde » de Barrès et de Maurras par Yves Chiron LE 5 septembre 1894, Maurice Barrès prenait la direc­tion d'un quotidien au titre flamboyant : *la Cocarde*. En mars 1895 il l'abandonnait, expliquant à Charles Maurras qui était un de ses collaborateurs : « Je ne puis me prêter aux combinaisons d'Heymann \[un des propriétaires du journal\], et mes articles sur Raynal ont coalisé toute la finance contre nous. (...) La *Cocarde* passe entre d'autres mains, mais nous ne leur laisserons que des baguettes après le feu d'artifice éteint. » ([^27]) Maurras racontera plus tard : « Au bout de six mois, Barrès s'aperçut que son adminis­trateur, Juif marchand de papier, abusait indignement de sa position. 40:909 Comme il le secouait, l'autre mit la main sur son cœur et répondit par un mot épique : *Moi, Monsieur Barrès, je n'ai pas de délicatesse*. Il voulait gagner de l'argent. Ce n'était pas pour cela que Barrès avait pris *la Cocarde.* Il la quitta. » ([^28]) On notera, en passant, combien, il y a un siècle déjà, l'indépendance de la presse pouvait être mise à mal par les financiers qui la commanditaient. En septembre 1894, Heymann et ses amis avaient misé sur Maurice Barrès, jeune romancier de renom et de talent, qui avait mené aussi deux campagnes électorales brillantes (à Nancy, en 1889, à Neuilly, en 1893). Ils avaient misé sur lui pour reprendre en main un journal qui existait depuis sept ans ; Barrès en rece­vait la direction pour quatre ans. Six mois plus tard, sans « délicatesse », maîtres des finances du journal, ils se débarrassaient de lui et de son équipe, trop critiques envers les puissances d'argent, trop libres. Maurras, une dizaine d'an­nées plus tard, se rappellera sans doute l'épisode lorsqu'il créera *L'Action Française* quotidienne. Il fera un journal sans commanditaires financiers et publicitaires. Malgré sa fin triste, *la Cocarde* barrésienne resta comme une des aventures intellectuelles et journalistiques les plus originales de l'époque. Maurras se souviendra : « Sur la formule : *nous sommes individualistes et décentra­lisateurs,* les esprits les plus différents, les partis les plus opposés (du collectivisme des députés Gabriel et Eugène Fournière à l'anarchisme de Pierre Denis, ancien secrétaire du général Boulanger), juifs pratiquants, bons catholiques, libres-penseurs intolérants se supportaient ou se déchiraient là-dedans » ([^29]). 41:909 La relecture de quelques articles de cette *Cocarde* nous ramène à une des sources du nationalisme. Une époque où Maurice Barrès, ancien boulangiste, se disait encore « socia­liste » (un socialisme non marxiste et déjà patriote) et où Charles Maurras, pas encore royaliste, était déjà partisan de la décentralisation et défenseur de l'identité nationale. « Patriotisme et solidarité sociale » Dans l'encart qui annonçait l'arrivée de Maurice Barrès à la direction de *la Cocarde,* le 5 septembre 1894, on pou­vait lire : « En rentrant à la « Cocarde », la rédaction ne prend la succession de personne. Nous y apportons nos doc­trines et nos procédés, sur lesquels on nous jugera. Maurice Barrès a été deux fois le candidat des comités socialistes ; chacun de ceux qui vont combattre avec lui s'est affirmé au service des mêmes idées de patriotisme et de solidarité sociale. (...) Que sera la « Cocarde » ? Un journal d'opposi­tion républicaine où se grouperont socialistes et intellec­tuels. » Et bientôt le journal pourra annoncer la collabora­tion de Séverine, Paul Bourget, Léon Daudet, Gustave Kahn, Charles Maurras, Paul Verlaine et d'autres écrivains issus de milieux divers. Barrès aurait voulu que Maurras, qu'il connaissait depuis six ans, devienne un rédacteur quo­tidien. Maurras, qui collaborait régulièrement à la *Gazette de France* et à la *Revue Encyclopédique Larousse,* et qui tra­vaillait depuis plusieurs années déjà aux « mythes et fabliaux » qui composeront, en 1895, *le Chemin de Paradis,* publia une quinzaine d'articles par mois. Au total soixante et un articles, dont le plus grand nombre furent publiés dans une rubrique intitulée « La Vie intellectuelle » qui paraissait en rez-de-chaussée du journal ([^30]). 42:909 Dans son premier éditorial, le 5 septembre 1894, Maurice Barrès avait annoncé : « Un journal n'est pas une page de livre ; c'est une action. » Son journal ne serait pas, comme d'autres qu'il citait, un journal de « tactique parle­mentaire », mais entendait aller à la « conquête philoso­phique » des esprits. Les conquérir à quoi ? Le Barrès de cette époque répond : à un « individualisme libre et pro­fond » en même temps qu'à la « solidarité sociale » (6.9.94), à la décentralisation. Mais aussi à la conscience de cette réalité supérieure qu'est la nation. Rappelant les beaux temps de l'aventure boulangiste, Barrès écrit : « Heureux les peuples qui gardent la puissance d'oublier leurs que­relles, de briser leurs partis, pour communier dans une crise de l'âme nationale » (3.10.94). Son premier article de l'année 1895 sera consacré à for­tifier « notre notion de la nationalité ». La nation a des enne­mis extérieurs mais, tout autant, des ennemis intérieurs. Barrès stigmatise ceux qu'ils appellent des « étrangers de l'intérieur » : « La coalition opportun-radicale qui a assas­siné Boulanger, exilé Rochefort et Drumont, apparaît main­tenant à tous ce qu'elle est en réalité, un syndicat de pana­mistes, de maîtres-chanteurs et de traîtres. (...) Commençons l'année par une expression de haine contre les étrangers de l'intérieur, par un mot d'amour pour la beauté de notre France qu'ils voulaient nous voler » (1.l.95). Dans cette *Cocarde,* véritable laboratoire d'un nationa­lisme qui en est encore à se définir, on voit alors alterner, dans les jours qui suivent, les voix de Barrès et de Maurras. Barrès, dans un bel article intitulé « Le grand empire du silence », moins polémique que le précédent, croit voir dans les provinces les « racines » vivifiantes de la vraie France. « Ce qui sauvera la France, affirme-t-il, sa réserve, son carré intact, c'est ce grand empire du silence, tous ces hommes qui demeurent en dehors de la petite tribu des politiciens. (...) Les systèmes, les discours, tout cela c'est des feuillages et des branches, mais la vraie vie, c'est les profondes racines. C'est d'en bas que doit monter la vie pour s'épa­nouir en raison de quelques-uns. La vie pour notre pays nous l'attendons de la résurrection des provinces. Ne sont-elles pas ce grand Empire du silence ? » (2/3.l.95.) 43:909 Le lendemain, dans un article intitulé « Quelle France ? », Maurras lui fait écho. On se doute qu'il s'agit non pas d'un thème repris de Barrès, comme on mène une campagne journalistique, mais de la rencontre de deux es­prits qui en sont arrivés à des conclusions voisines. Maurras, pour la première fois semble-t-il, emploie l'expression « France réelle » qui, souvent par la suite, sera opposée à la « France légale ». Il écrit : « Il y a la France réelle, la France naturelle, et il y a aussi une France artificielle (...) Si l'on opte pour notre France naturelle, pour notre France communale et provinciale, que l'on convienne donc que les deux termes, Nationalisme et Fédéralisme, s'entraînent, s'appellent et se nécessitent enfin » (4.1.95). Le fédéralisme dont il est question ici n'avait, bien évidemment, aucun rap­port avec le « fédéralisme européen » d'aujourd'hui. Il s'agissait d'un fédéralisme synonyme de régionalisme, rap­pellera plus tard Maurras (*Action Française,* 1.10.1904). « Les Métèques » C'est dans *la Cocarde* également que Maurras a employé pour la première fois le mot « métèques » dans un sens politique. Et il le fit dans un article intitulé « Les Métèques » (28.12.94) où il posait le problème politique des étrangers en France. Jean Madiran a noté : « Le terme *métèque* est devenu une sorte d'injure. Il ne l'était pas de soi. C'est un terne grec, cf. Littré, qui ignore encore tout sens péjoratif : "*A Athènes, étranger domicilié",* ce que nous appelons un "résident". De même le grand Robert "*Étranger domicilié en Grèce, qui n'avait pas le droit de cité.*" Mais la Grèce n'était pas une cité avec un droit de cité correspondant. 44:909 Pour n'avoir pas l'air de copier Littré, le Robert écrit "en Grèce" au lieu de "à Athènes". Aussitôt après il ajoute une petite canaillerie : "Repris par Maurras en 1894. *Péjor.* Étranger résidant en France et dont l'aspect physique, les allures sont très déplaisants." Bien entendu c'est un mensonge, les allures et l'aspect physique n'ont rien à voir avec la définition du métèque, qui est simplement l'*étranger domicilié en France sans être citoyen français* » ([^31])*.* En effet, dans son article, Maurras se référait explicite­ment aux métèques de l'Athènes antique et rappelait quel était leur statut. Ils étaient « tolérés et même protégés par les lois » et « un impôt spécial, ajouté aux autres impôts, les frappait dans la crainte qu'ils ne s'élevassent trop au-dessus des autres citoyens ». Un magistrat spécial « veillait sur leur conduite » et la propriété du sol leur était interdite. Et Maurras de rappeler encore : « Les rameurs de la flotte étaient souvent choisis parmi ces étrangers : de même les ouvriers de certaines tâches pénibles et des corvées humi­liantes. » Maurras ne réclamait pas un tel statut pour les étrangers établis en France. Il avait simplement voulu rappeler aux républicains de 1894 que la démocratie athénienne, à laquel­le ils se référaient comme à un modèle, n'avait pas accordé les mêmes droits à ses citoyens et à ses métèques. L'exemple athénien devait inspirer le législateur de la III^e^ République. Et si, dans cet article, Maurras demandait « le départ et l'expulsion de quelques milliers de métèques insupportables et dangereux », il demandait aussi au législa­teur de définir plus fermement les droits des étrangers et les conditions d'accession à la nationalité française. Avec bon sens Maurras remarquait : « En matière de législation, c'est peu de châtier. Que les lois répressives ont donc un rôle médiocre à côté de cette nécessité de prévenir, c'est-à-dire d'établir et de former des mœurs. » 45:909 Cette question du statut des étrangers en France avait été au cœur de la campagne électorale de Maurice Barrès à Neuilly en 1893 ([^32]). Et, avant encore, c'est lui qui, le pre­mier, dans un article du *Figaro* (« La querelle des nationa­listes et des cosmopolites », 29.7.1892) avait employé le mot « nationalisme » en l'appliquant aux affaires de la France. Le 2 mars 1895, annonçant à Maurras la fin prochaine de *la Cocarde* nationaliste, Barrès espérait encore : « Je pense que nous passerons tout l'équipage sur un autre navire » ([^33]). En fait, l'équipage se dispersa. Certains allèrent vers un socialisme toujours plus théoricien, Maurras alla vers *le Soleil* royaliste, Barrès vers *le Journal* et ses romans. Tous deux, à leur place mais sans s'ignorer, allaient appro­fondir et enrichir les idées nationalistes. Yves Chiron. 46:909 ### Chateaubriand en poche par Armand Mathieu On recule souvent devant la lecture de Chateaubriand. Les *Mémoires d'outre-tombe* effraient par leur masse, pour ne pas parler du *Génie du Christianisme,* des *Natchez* et autres *Martyrs.* Mais sait-on qu'il existe depuis 1992 et 1993 deux petits volumes fort pratiques pour aborder le grand homme : *Mémoires d'outre­tombe,* (livres I à III, texte intégral annoté, Classiques Larousse, 270 p.) et *Mémoires de Ma Vie* (Livre de Poche 9691, 278 p.) ? Rien à dire sur le Larousse, dû à Jean Daumas, qui com­porte des illustrations, dont une carte sommaire de Bretagne et un plan tout aussi sommaire de la presqu'île de Saint-Malo (actuelle). 47:909 Le Livre de Poche en revanche est un petit événement littéraire, passé presque inaperçu. Il s'agit en effet d'un pre­mier jet des livres I à III des *Mémoires d'outre-tombe,* connu sous le nom de Manuscrit de 1826 (date à laquelle Mme Récamier et son entourage le copièrent), édité une seule fois (par Michel Lévy) en 1874. Chateaubriand l'avait repris et « amélioré » pour ses Mémoires définitifs, c'est-à-dire qu'il apporta des précisions (parfois inventées : noms d'oiseaux, etc.), des enjolivements (coucher de soleil sur la mer...), des tournures et cadences plus « poétiques », un certain nombre d'affèteries qu'on peut déplorer parfois. Le texte du Manuscrit de 1826, établi par Martin (ou Martine, selon les pages) Bercot, occupe les pages 53 à 158 dans le Livre de Poche 9691 ; le reste est composé des pré­face et annotations de Jacques Landrin. Le tout constitue un excellent travail, sans jargon ni prétention. Il permet de comparer ce texte de 1826, dans sa fraîcheur, aux livres définitifs. Le portrait du père de Chateaubriand, stylisé en spectre funèbre dans les M.O.T., est ici beaucoup plus vivant. Moins flatté aussi. L'admirable raccourci par lequel François-René a résumé la carrière paternelle (« Il passa aux Iles ; il s'en­richit dans les colonies ») était un peu plus précis dans le Manuscrit de 1826, qui faisait la part de la chance et des relations : « De riches colons s'intéressèrent à son sort : il fut envoyé aux Iles. » On trouve surtout dans le Manuscrit de 1826 ce para­graphe sur les soirées à Combourg, supprimé par la suite : Un seul incident variait ces soirées qui figureraient dans un roman du XI^e^ siècle. Il arrivait que mon père, inter­rompant sa promenade, venait quelquefois s'asseoir au foyer pour nous faire l'histoire de la détresse de son enfance. Il racontait des tempêtes et des périls, un voyage en Italie, un naufrage sur la côte d'Espagne : c'était alors qu'il avait traversé ces nobles royaumes que son fils devait aussi parcourir, poussé par d'autres passions et d'autres malheurs. 48:909 Il avait vu Paris ; il en parlait comme d'un lieu d'abomination et comme d'un pays étranger et lointain : les Bretons trouvaient que la Chine était dans leur voisinage, mais Paris leur paraissait au bout du monde. J'écoutais avidement mon père. Lorsque j'enten­dais cet homme, si dur à lui-même, regretter de n'avoir pas fait assez pour sa famille, se plaindre en paroles courtes, mais amères, de sa destinée ; lorsque je le voyais à la fin de son récit se lever brusquement, s'envelopper dans son manteau, recommencer sa promenade, presser d'abord ses pas, puis les ralentir en les réglant sur les mouvements de son cœur, l'amour filial remplissait mes yeux de larmes, je repassais dans mon esprit les chagrins de mon père ; et il me semblait que les souffrances endu­rées par l'auteur de mes jours n'auraient dû tomber que sur moi. Le snobisme ou la vanité nobiliaire de Chateaubriand s'exprime plus naïvement aussi dans le Manuscrit de 1826 (dans les M.O.T., il faut parfois savoir que Chateaubriand a gommé tel épisode ou tel personnage pour sentir ce travers). Les farces et jeux y ont plus d'âpreté. Celui-ci, par exemple, n'est pas décrit dans les M.O.T. Le saut des poissonniers tirait son nom d'un droit par lequel les marchands de poisson étaient obligés à la Saint-Jean de sauter dans l'étang du château et de lutter ensemble plongés dans l'eau jusqu'à la ceinture. Des pay­sans en sabots, en braies, en sayons de peaux de brebis ou de peaux de chèvre, les cheveux longs et épars, hommes d'une France qui n'est plus, regardaient ces jeux d'un autre siècle ; il y avait un prix pour le vainqueur, une amende pour le vaincu. 49:909 On sait que pendant l'année scolaire 1781-1782, au col­lège jésuite de Rennes, Chateaubriand partagea la chambre de Saint-Riveul (tué en janvier 1789 lors des incidents pré-révolutionnaires des États de Bretagne), de Gesril (capturé à Quiberon et fusillé en 1795), et de Limoëlan (complice de Cadoudal dans l'attentat de la rue Saint-Nicaise et mort prêtre aux États-Unis en 1826). Le bon tour joué par celui-ci au surveillant des dortoirs a plus... d'odeur dans la ver­sion de 1826 : Le préfet regardait par un trou pratiqué dans chaque porte... Vainement avions-nous plusieurs fois bouché le fatal trou avec du papier ; il poussait le papier avec son doigt... Un soir Limoëlan, sans nous communiquer son projet, nous engage à nous coucher, et à éteindre la lumiè­re. Un quart d'heure après, voici venir le préfet sur la pointe du pied.... Il s'arrête à notre porte, écoute, regarde, n'aperçoit point de lumière, croit le trou bouché, y enfon­ce imprudemment le doigt... « Qu'est-ce qui a fait cela », s'écrie-t-il en se précipitant dans la chambre... Quand nous sûmes ce que c'était, nous voilà, Saint-Riveul et moi, à nous pâmer de rire comme Limoëlan, à nous boucher le nez et à nous cacher sous nos couvertures, tandis que Gesril, se levant en chemise, offrait gravement sa cuvette et son pot à l'eau au préfet... Le terrible auteur de la machine infernale jouant ce tour de polisson à un préfet de collège ne rappelle pas mal Cromwell barbouillant d'encre la figure d'un autre régicide, qui signait après lui l'arrêt de mort de Charles I^er^. Sans doute M. Clarac, Inspecteur distingué de l'Instruction publique dans les années cinquante, approu­vait-il Chateaubriand d'avoir adouci cet épisode dans sa ver­sion définitive. Il l'approuve en tout cas, dans sa préface des *Mémoires d'outre-tombe* (Le Livre de Poche), pour « les silences que lui impose sa délicatesse » : « On a osé lui reprocher de n'avoir pas dit que son père s'était enrichi par la traite, de n'avoir pas fait allusion aux mauvais procédés dont put user envers lui son frère, mort sur l'échafaud, de n'avoir parlé qu'en termes voilés du suicide de Lucile, de n'avoir soufflé mot de ses amours et de ses bonnes fortunes. Nous persistons à penser que de tels silences sont à son honneur. » 50:909 Certes, certes... Mais alors il ne fallait pas écrire : « Je suis résolu à dire toute la vérité. » Il est vrai que cette petite phrase de la préface du Manuscrit de 1826, Chateaubriand, lucide, ne l'a pas reprise dans la préface des *Mémoires d'outre-tombe.* Armand Mathieu. 51:909 ### Qui es-tu Église de Dieu ? *Instruction pour les novices* VOUS m'avez dit un jour que l'Église des temps modernes est moins belle qu'autrefois et moins facile à aimer. Je m'inscris en faux contre cette opinion. Lorsqu'un homme voit mourir sa vieille maman âgée et malade, lorsqu'il se souvient qu'elle a été cette jeune femme pleine de joie et d'entrain, 52:909 dont le visage, autrefois radieux, émerge maintenant dans la brume de ses souvenirs, il entre dans un monde merveilleux, qu'on pourrait appeler le monde de la gratitude. Eh bien, c'est ce qui arrive quand un fils de l'Église contemple le visage de sa Mère. Certes l'Épouse du Christ n'est ni malade ni mourante ; l'Écriture nous la dépeint comme une vierge *glorieuse sans tache ni ride ni rien de semblable, mais sainte et immaculée* (*Eph.* 5,27) ; cependant le matériel humain qui la compose et les traverses qu'elle rencontre sur sa route lui donnent parfois un aspect pitoyable. Quelque chose qui fait honte et que l'on n'ose pas dire. C'est alors qu'il faudrait se pencher sur le système de l'Épouse non pas avec la curiosité du sceptique mais à la manière des anges dont parle saint Pierre (*1 Pe.* 1,12) avec un regard de soif admirative mêlée d'un infini respect, comme seule peut le faire naître en nous, avant même d'entrer dans la vision béatifique, l'image très pure que nous renvoie le miroir de la liturgie. \*\*\* Vous avez remarqué que parmi tous les textes liturgiques qui nous parlent de l'Église, il n'y en a pas de plus profond que ceux de la *Dédicace.* Qu'est-ce donc que la Dédicace d'une église, sinon la consécra­tion solennelle d'une maison de pierres, construite pour abriter la présence ineffable du Seigneur, comme jadis le Temple de Jérusalem, mais avec toute la distance qu'il y a entre l'ombre et la réalité ? 53:909 La liturgie constitue un mode très sûr d'enseigne­ment. Elle est une grande parole, que l'Esprit dit aux fidèles pour leur révéler qui ils sont et qui est cette Femme revêtue du soleil dont les fondements sont établis sur les montagnes saintes : *Fundamenta ejus in montibus sanctis* (Ps 85), à la cime des œuvres surna­turelles de la Création. Lisons ensemble la Préface de la messe de la *Dédicace.* Elle est elle-même toute pleine de cette grande parole. Nous demandions : « Qui es-tu Église de Dieu ? » Écoutons la réponse : Vere domus orationis visibilibus\ aedificiis adumbrata Traduisons : elle est vraiment la maison de prière signifiée par les édifices visibles. Mais *adumbrata,* impossible à traduire en français, veut dire figurée par les ombres ; il y a dans ce mot admirable toute la théologie de l'Église, *peinte et reproduite avec les couleurs d'ombre qui appartiennent à la terre, mais capables de signifier avec bonheur les plus sublimes réalités d'en haut.* Nous appartenons donc à l'Église du Ciel, mais une Église qui est signifiée ici-bas par les ombres et les signes de la cité terrestre. Nous n'appartenons pas à une assemblée pécheresse et minable mais à un Peuple saint, Plebs sancta, à une Patrie céleste, à une Église triomphante, nous nous tenons debout en esprit autour du trône de l'Agneau, stantes ante thronum, non plus hôtes et voyageurs, mais concitoyens des saints et hommes de la maison de Dieu (Eph. 2,19), au milieu des myriades d'anges qui sont la cour du grand Roi (He. 12,22). 54:909 Templum habitationis gloriae tuae Qui es-tu Église de Dieu ? Écoutons encore : elle est le Temple où habite la gloire de Dieu. Nous ne savons plus très bien ce que c'est que la gloire, car la démocratisation des sociétés a laminé les représenta­tions terrestres qui tendaient par analogie à exprimer la magnificence et le faste des grandeurs sacrées. Plus de couronnement, plus de cortège triomphal, plus de hiérarchie mais une grisaille uniforme, signe implaca­ble du nivellement obligé. Seule la liturgie -- du moins celle qui ose dire son nom -- relève le défi d'une société fatiguée et cérébra­lisée, en recherche de signes et de symboles vivants capables de traduire la dimension sacrée de l'homme éternel ; mais il suffit de trois mots latins pour lui en dévoiler la grandeur. Au XVI^e^ siècle sainte Thérèse d'Avila définissait notre passage sur terre comme une nuit passée dans une mauvaise auberge, ce qui est bien trouvé, comme toujours, sous sa plume ; mais nous qui sommes d'avant le XVI^e^ siècle, nous qui apparte­nons à la renaissance carolingienne plutôt qu'à la renaissance du paganisme, nous aimons dire à Dieu, comme on le faisait aux âges liturgiques, que l'Église où nous vivons est déjà pour nous l'avant-goût du Ciel, le Temple enveloppé d'ombres, mais où habite la gloire divine. Et comme en contrepoint, la liturgie des heures canoniales accompagne cette annonce des temps futurs d'un lyrisme plein d'amabilité et de ten­dresse ; ainsi l'hymne de laudes : *omnis illa Deo sacra et dilecta civita* *plena modulis in laude et canore jubilo.* 55:909 « Elle est tout entière à Dieu consacrée, cette bien-aimée, et pleine de chant de louange. » Et à vêpres : *Urbs Jérusalem beata, dicta pacis visio...* *quae construitur in coelis, vivis ex lapidibus* *et Angelis coronata ut sponsa comite.* « Jérusalem, cité bienheureuse, appelée vision de paix. Elle s'élève dans le ciel, faite de pierres vives, et couronnée d'anges comme un cortège nuptial. » Vous voyez bien que cette grande Dame n'est pas à plaindre : c'est elle qui se cache sous le manteau de l'histoire. Car il n'y a pas deux Églises, mais une seule sous deux régimes différents. Aimons l'Église ! Admi­rons l'Église ! Sedes incommutabilis veritatis Ensuite l'éloge de la cité céleste se poursuit : elle est le siège de l'immuable vérité : *Sedes incommutabi­lis veritatis.* Oh, n'oublions pas, surtout aujourd'hui, cet autre titre de gloire : en elle siège royalement l'intégrale, l'inaltérable, l'immuable vérité du salut, l'Église qui est l'organe de la Vérité *ne nous trompe pas.* Elle est sans doute la seule au monde à pouvoir définir d'une façon infaillible -- selon certaines condi­tions bien précises -- les vérités utiles au salut d'une part, 56:909 et d'autre part, chose que l'on sait moins bien, à bénéficier d'une assistance prudentielle du Saint-Esprit réclamant un assentiment intérieur des fidèles. C'est ce qu'on appelle le magistère ordinaire. C'est le signe d'une autre forme de présence de l'Esprit dans l'Église. Cela n'a évidemment rien à voir avec les sottises sans nombre et sans nom qui émanent chaque jour d'une quantité de bouches ecclésiastiques ; rien à voir non plus avec leurs erreurs de gouvernement plus nom­breuses encore et tout aussi mortelles pour le salut des âmes ; mais nous observons sans cesse que des enfants du siècle, tenus à l'écart de l'Église par de nombreux préjugés, font retour au bercail où les attend le Bon Pasteur, moins par la surprise d'événements miracu­leux que par la beauté et par la cohérence harmo­nieuse de la doctrine, beauté qui attire les âmes et les invité à l'admiration et à l'amour. Sanctuarium aeternae Caritatis Dieu étant tout uniment Lumière et Amour, l'Église sera à la fois gardienne et diffusive de la Lumière, gardienne et diffusive de l'Amour. Les théo­logiens enseignent que dans la Trinité la Charité n'est pas une faculté distincte de Dieu. Elle est la vie même des trois Personnes divines au sein de la bienheureuse Trinité, l'acte par lequel chacune des Personnes se donne éternellement l'une à l'autre. Or l'épanchement *ad extra* de cette vie d'amour en un point de l'espace et du temps, c'est l'Incarnation. Et l'extension de l'Incarnation dans le déroulement des siècles, c'est l'Église. 57:909 L'Église est le Temple futur contemplé en vision par Ézéchiel d'où il aperçoit l'eau de la grâce divine s'écoulant pour inonder la terre : *Vidi aquam egredientem de Templo a latere dextro.* Et tous ceux auxquels parvient cette eau sont sauvés : *et omnes ad quos pervenit aqua ista salvi facti sunt.* La sainte Église est ce sanctuaire d'amour toujours ouvert qui laisse passer en bouillonnant les flots inin­terrompus de la grâce sacramentelle, les flots de grâce de la vie contemplative et de la charité apostolique. Voilà comment l'Église est au cœur du monde : c'est elle qui suscite le Père de Foucauld, les ordres contem­platifs, les missions lointaines, le Père Damien, et Mère Teresa. Comment ne pas aimer cette Église toute de miséricorde et d'amour ? Ne l'opposons jamais à l'Église qui enseigne l'ordre et la lumière des dogmes. C'est la même Église. C'est l'Église de Jésus-Christ, l'Église de Dieu qui est Lumière et Amour. Haec est arca quae nos, a mundi ereptos diluvio,\ in portum salutis inducit Qui es-tu Église de Dieu ? Le Saint-Esprit nous répond encore par la voix de la liturgie : elle est l'arche par laquelle nous sommes arrachés au déluge qui dévaste le monde et par laquelle nous sommes conduits au port du salut. Situation de l'œcumé­nisme : ceux qui ne montent pas dans l'arche seront emportés par le déluge et ne seront pas sauvés. Crai­gnons par-dessus tout le discours à la mode pour lequel toutes les religions se valent, l'arche du salut n'étant plus alors que le monde lui-même, avec son équipement technologique et sa fausse bonne volonté, ce qui réduirait à néant la Croix rédemptrice. 58:909 Bien sûr, l'influx de grâce qui touche l'humanité se répand bien au-delà des *frontières visibles* de l'Église ; mais cette perspective loin de relativiser la causalité du Sang rédempteur ne fait qu'en souligner davantage la suprême efficacité. Haec est dilecta et unica sponsa\ quam acquisivit Christus sanguine suo Elle est l'épouse unique, l'épouse chérie que le Christ s'est acquise par son sang (voilà le mystère pascal, événement source). *Quam vivificas spiritu tuo,* que tu vivifies par ton Esprit (voilà le souffle de Pentecôte, événement fonda­teur), le sang et le souffle, Pâques et Pentecôte ! On est loin d'une religion où l'homme se sauve par lui-même ! *Cujus in sinu renati per gratiam tuam, lacte verbi pascimur :* dans le sein de l'Église Mère nous sommes renés et alimentés par la grâce du lait de la parole et... *Pane vitae refovemur,* fortifiés par le pain de Vie. Jésus-Christ a transmis à son Église le pouvoir d'ensei­gner et le pouvoir de sanctifier, signifiés ici par le *lait de la parole,* voilà pour éclairer et orienter les esprits (*potestas docendi et regendi*)*,* et par le *pain de Vie,* voilà pour sanctifier les âmes (*potestas sanctificandi*)* ;* ces pouvoirs qui forment le principe constitutif formel de l'Église sont mis ainsi clairement en évidence. 59:909 Et la Préface s'achève sur un parallèle que nous connaissons bien, celui de l'Église du ciel et de l'Église de la terre. *Haec fideliter in terris, sponso adjuvante, militat...* Avec le secours de son Époux, elle milite fidèlement sur la terre. *Et perenniter in coulis, ipso coronante triumphat,* et couronnée par lui, elle triomphe éternellement dans les cieux. Ici, elle souffre et lutte dans la nuit de la foi sur les traces de son Sauveur crucifié, tandis que là, elle triomphe déjà dans la lumière de la vision. Ah ! comme nos Préfaces sont bien construites, quel bel enseignement harmonieux et complet elles nous don­nent, et comme l'Église sait bien parler de son propre mystère, quand elle emploie la voix de sa liturgie ! \*\*\* Admirons donc cette vaillante Épouse qui prend les armes et milite au milieu des combats terrestres. Prenons garde de jamais nous scandaliser des bles­sures qu'elle reçoit dans sa chair : les erreurs et les échecs des enfants ne compromettent pas la pureté et la sainteté de leur Mère. Celle-ci reste intacte, comme la beauté du Christ sous les outrages et l'ignominie. Et je vous propose encore un sujet d'action de grâce voyez comment chaque jour l'inspiration liturgique tourne inlassablement nos regards, non vers les ouvrages du temps -- nos professeurs y suffisent -- mais vers les fins dernières, 60:909 vers la Patrie bienheureuse dont les cités terrestres ne sont que l'escabeau, où nous attendent et nous appellent « nos frères du Paradis », vie tellement mêlée et participée à la nôtre ici-bas que celle-ci malgré sa déchéance, en proie chaque jour à l'humiliation et l'épreuve, mérite d'être appelée une vie éternelle commencée. **†** Fr. Gérard, osb, Abbé de Sainte-Madeleine. 61:909 ## IN MEMORIAM ### André Frossard Il avait écrit *Le sel de la terre.* Il écrivit ensuite beaucoup d'autres livres. Mais *Le sel de la terre,* en 1954, c'était une fameuse voix dans le désert parisien. Y découvrir quelqu'un avec qui l'on a en commun le grégorien, saint Thomas, Chesterton, ce n'est pas rien : ça accroche dur. Quelle écriture incisive ; et aussi, quelle conversation : on l'écoutait pendant des heures, ce n'était pas un fleuve, c'était une succession de rafales. Pour nous séparer, il n'a pas fallu moins qu'une cas­cade de personnalités de première grandeur. Principalement le retour au pouvoir, en 1958, de son De Gaulle ; le pontificat de Paul VI commencé à la fin de la même année sous les apparences de Jean XXIII. A la longue une distance se creusait. Quand arriva le triomphe officiel de la rétroactivité stalinienne, avec la construction du « crime contre l'humanité », cela acheva de nous faire comprendre que nous n'habitions plus la même galaxie en ce monde. Mais *il y a un autre monde,* disent son livre de 1976 et notre foi commune. Alors, Frossard : au revoir, à Dieu ! Sans De Gaulle, sans Paul VI et sans les... tabous cen­surés, nous serions restés amis, compagnons et complices. Notre cas n'est pas isolé. 62:909 C'est la fracture qui, en France et dans l'Église, ne guérit pas. Depuis 1958 justement, depuis De Gaulle-bis et Paul VI, elle n'a cessé de s'aggraver. Il y a ceux qui la vivent ; et puis les autres, les médiatiquement drogués-anesthésiés. \*\*\* Tel fut, dans *Présent* du 4 février, mon salut à André Frossard qui venait de mourir. Mais ici je dois en dire un peu plus puisqu'il faillit être, lors de la fondation, le directeur d'*Itinéraires.* Ni lui ni moi, depuis quarante ans, ne l'avons révélé. J'ai raconté plusieurs fois, mais sans donner le nom d'André Frossard, qu'en suscitant la création de cette revue catholique dont l'existence me paraissait ardemment sou­haitable, je n'avais aucune intention d'en prendre la direc­tion ni même d'en être un rédacteur régulier. Professionnel­lement, par formation, par vocation, par aptitude peut-être, par goût à coup sûr, j'étais un chroniqueur politique et non pas religieux, je l'étais à l'époque principalement à *Rivarol ;* catholique certes, tout à fait catholique, mais sans le moindre dessein d'entrer dans le chœur de la « presse catholique » à propos de laquelle j'écrivais, encore à l'été 1955 : « Nous ne rêvons de lui faire aucune concurrence, n'en ayant reçu ni l'écrasante charge, ni les redoutables moyens » ([^34]). Ce sont les circonstances, et André Frossard, qui m'ont soudain conduit à aller où je ne voulais point. J'avais donc une idée de départ, une hypothèse de travail, le souhait d'une revue catholique, mais vraiment catholique, intellectuellement, doctrinalement, dogmatique­ment catholique et donc, par là, me disais-je, commune à des journalistes politiques de diverses tendances. J'avais trouvé un peu d'argent et quelques promesses, de quoi faire paraître un ou deux numéros. 63:909 J'avais même trouvé un directeur. Le directeur idéal : celui qui, l'année précé­dente, avait publié ce livre admirable : *Le sel de la terre.* Nous étions à l'automne 1955 et il avait accepté. Pas longtemps. Il pensa je crois que la revue en projet n'avait aucune chance de vivre plus d'une saison. Il m'apparut alors qu'elle ne paraîtrait pas du tout si je n'en prenais pas moi-même la direction. Bien entendu elle devint tout autre que ce qu'elle aurait été si André Frossard l'avait dirigée. La suite a montré, il me semble, que mon choix d'André Frossard était une erreur et que lui-même, mieux inspiré que moi, me l'a évitée. \*\*\* Le premier André Frossard que j'aie connu était bien cependant celui du *Sel de la terre,* et ce *Sel de la terre* de 1954 était son premier livre, ou presque ; il n'avait aupara­vant publié que, en 1946, ses souvenirs du « Fort Montluc, prison allemande », sous le titre de *La Maison des otages.* Je n'en parle pas par ouï-dire, je ne les cite pas de mémoire, j'ai l'un et l'autre volume sous les yeux : *La Maison des otages* avec son « copyright » de 1945 et son « achevé d'imprimer » de janvier 1946 ; et *Le sel de la terre* tel qu'il avait paru en 1954, l' « achevé d'imprimer » s'y inscrit du 10 avril de cette année-là, le « copyright » confirme : « 1954 », la liste des ouvrages « du même auteur » comporte seulement *La Maison des otages* et l'annonce d'un « à paraître » : *Histoire paradoxale de la IV^e^ République* (qui paraîtra effectivement deux mois plus tard chez Grasset) ; et rien d'autre. J'y insiste parce que la chronologie fut brouillée à sa mort, dans *Le Figaro* lui-même, trahison puisque *Le Figaro* est, malheureusement pour lui, le lieu douteux où il a terminé sa vie. Et dans *L'Histoire paradoxale,* « achevé d'imprimer le 9 juin 1954 », la page « du même auteur » comporte bien, confirmation supplémentaire, *La Maison des otages* et *Le sel de la terre.* 64:909 A sa mort, dans sa grande page nécrologique, la page 12 de son numéro du 3 février 1995, *Le Figaro* publia une « Bibliographie d'André Frossard » où *Le sel de la terre* devenait son cinquième ouvrage, daté de 1969 ; *La Maison des otages* y était datée de 1983, elle y était son quator­zième livre. Le triste *Figaro,* toujours plus immobilier que littéraire, plus commerçant que véridique, avait pris pour dates des volumes les dates des rééditions actuellement en vente, telles que les lui avait fournies sans doute un quelconque magasinier. La chronologie est ainsi défigurée, et le premier Frossard estompé. Il y a pourtant eu un premier Frossard, le Frossard du *Sel de la terre* de 1954, qui était l'ami de Jacques Perret et de moi-même, et nous l'aimions. C'est cet André Frossard que j'avais choisi pour être mon témoin, le 22 mars 1955, lors du déjeuner Beuve-Méry au Petit Riche ([^35]). Quand, plus tard, j'eus besoin de son témoignage à ce sujet, il me fit défaut. Le premier de nous deux, et bien avant moi, Jacques Perret interrompit ses relations avec André Frossard. 65:909 Je n'ai pas quant à moi le souvenir de les avoir interrompues : elles s'espacèrent d'elles-mêmes, lentement, sûrement. Je l'ai rencontré pour la dernière fois le 17 janvier 1989, j'avais à lui confier un message oral destiné à Jean-Paul II qu'il voyait plusieurs fois par an. Il m'assura : -- *Je ferai votre commission.* Il mit dix mois à se décider à ne point la faire, dix mois passés à esquiver plutôt qu'à refuser. \*\*\* Au début de l'année 1978 André Frossard publiait *Les 36 preuves de l'existence du diable.* Nous en prîmes occa­sion pour manifester par quatre notes conjointes ([^36]) que notre approbation et notre admiration, non pas pour la première fois, n'étaient plus sans mélange. André Frossard invita les quatre auteurs à dîner chez lui à Neuilly avec leurs épouses. C'étaient Salleron, Laffly, Kéraly et moi. L'invitation était élégante, le repas fut cossu, réglé par un maître d'hôtel qui répondait au nom de « *Paul* » et qui servait un très convenable margaux, point un château-margaux mais tout de même un brane-cantenac apprécia­ble. Plus tard dans la soirée on entendit Mme André Frossard congédier « *Paul* » en lui donnant les consignes pour le menu d'un autre dîner et pour l'heure à laquelle tenir la voiture prête le lendemain. Ce « Paul » fit naturel­lement une impression profonde sur nos épouses. A peine sur le trottoir et avant de remonter en voiture, elles nous insinuèrent collectivement qu'il leur serait facile d'organiser de grandes réceptions littéraires ; elles en mimaient les préparatifs en rivalisant d'imagination : -- *Paul, demain soir quatorze couverts, veillez à tout, que je n'aie à m'occuper de rien...* 66:909 *-- Lundi après-midi, Paul, il y aura le tournoi de bridge à la maison, voyez pour les portos et les whiskies...* Ainsi échangeaient-elles sans mauvaise humeur des paroles de rêve tandis que nous demeurions méditatifs. André Frossard nous avait reçus dans un appartement tapissé de portraits de Paul VI. Douze ans après la fin du concile, huit ans après l'installation de la messe nouvelle, en plein désastre confirmé de la suppression du catéchisme catholique, il s'était montré très explicitement, très chaleu­reusement militant montinien à 100 %. Pourtant et simul­tanément, comme en surimpression, il était toujours capa­ble de réflexions extrêmement aiguës en sens contraire, on en retrouve encore à foison en 1992 dans son livre *Le parti de Dieu,* « lettre aux évêques » à qui il disait : « Vous ne regagnerez jamais la confiance du peuple en lui expliquant que vous lui avez raconté des histoires pendant deux mille ans, et que c'est maintenant, et mainte­nant seulement, que vous parlez sérieusement. » Revenant sur ce livre-là au moment de sa mort, on a pu se poser la question : « Comment se fait-il que cet ouvrage fasse tant de bruit alors qu'il reprend, en gommant les traits les plus incisifs, les remarques présentées aux évêques depuis plus de 25 ans par Madiran, De Corte, Salleron... ? » ([^37]) C'est qu'André Frossard demeurait montinien, ce qui, sans lui concilier les évêques, lui évitait la relégation socio­logique. Laffly avait posé la même question, et il esquissait la réponse, dans l'une des quatre notes critiques qui avaient provoqué la quadruple invitation de 1978. A propos de la page 159 des *Trente-six preuves*, où André Frossard assu­rait que l'autorité de Paul VI était regrettablement ébranlée « grâce aux efforts conjugués (sic) des progressistes et des intégristes » Laffly commentait : 67:909 « Le tour est joué. Les « intégristes » déplorent dans l'Église tout ce que déplore Frossard, ils aiment et respec­tent tout ce qu'il aime et respecte. Alors, la différence ? C'est que Frossard n'est pas « intégriste », il sait que ce n'est pas bien. Heureux homme. » La différence, c'était Paul VI. Et c'était « Paul ». La pastorale de Paul VI. Et l'intendance de « Paul ». \*\*\* A la fin des fins, qui peut dire ce qui en lui l'aura emporté ? Le dernier témoignage est mauvais, le dernier témoi­gnage est affreux, mais il n'est pas sûr qu'il soit authentique. Si l'on en croit Franz-Olivier Giesbert, un an avant sa mort André Frossard s'était confié à lui. Quelle idée. Est-ce possible. Est-ce croyable. La promiscuité, sans doute, du *Figaro.* Giesbert avait enregistré ces confidences ; il en avait, s'il dit vrai, soumis la transcription à Frossard, qui n'aurait rien objecté sauf : « Attendons un peu avant de publier ça. On a le temps. » Et « ça » a fait une page entière du *Figaro* le 3 février, une page d'absurdités et de blasphèmes où des poussées d'ailleurs peu cohérentes de judaïsme sentimental semblent submerger ce qu'on lui avait connu de solide théologie : « Lors de l'affaire Dreyfus, quand les catholiques du siècle dernier reprochaient aux juifs d'avoir crucifié Jésus-Christ, ils ne leur en voulaient pas de l'avoir tué mais de l'avoir mis au monde. Vous savez : il y a toujours eu un antagonisme entre le christianisme pro­fond et la religion catholique institutionnelle. « Les antidreyfusards voulaient débarrasser l'Église du venin de l'Évangile qu'ils considéraient comme un texte révolutionnaire, créateur de désordre. Et, s'ils avaient vécu à l'époque de Jésus-Christ, ils l'auraient condamné sous prétexte que c'était un agitateur, un fauteur de troubles, un corps étranger. » A la question : « Le christianisme vous a-t-il déçu, en fin de compte ? », il répond : 68:909 « Non, car il n'a jamais existé. On n'a jamais vu l'Évangile appliqué quelque part. Dieu, c'est ce qu'il y a de mieux. Mais les religions, je ne les aime pas tellement. Je commence même à les prendre toutes en grippe, y compris la mienne. » Et à la question : « Il n'y a donc ni Purgatoire ni Enfer ? », il répond avec une parfaite assurance : « Ni l'un ni l'autre. » Réponse qu'il n'atténue guère en ajoutant « Au cas où l'Enfer existerait, ce dont je ne suis pas sûr, je sais qu'il serait vide. » Cette page giesbertienne du *Figaro,* je n'arrive pas à la tenir pour le dernier mot d'André Frossard. Mais le Purgatoire, qui existe, consistera peut-être pour lui à la contempler avec horreur. Je ne lui en souhaite pas davantage. Jean Madiran. 69:909 ## NOTES CRITIQUES #### François Dufay et Pierre-Bertrand Dufort *Les Normaliens *(J.-C. Lattès, 1994) Les auteurs sont eux-mêmes issus de l'École de la rue d'Ulm, mais ce n'est pas une somme qu'ils ont écrite, plutôt un reportage, émaillé d'anecdotes, de brèves interviews, et d'innombrables clichés de style. S'il n'y avait que les clichés de style ! Mais il y a ceux de leurs jugements. Ils s'étonnent par exemple que l'année où entrèrent à l'École normale Sartre, Raymond Aron, Lagache et Canguilhem, le jury de philosophie ait écrit : « *La person­nalité philosophique est rare.* (*...*) *Sans exiger l'originalité* (*...*)*, on souhaiterait qu'un plus grand nombre de candidats consentissent à courir le risque d'un effort de démonstration et de réflexion personnelles.* » C'était au contraire fort bien vu. Sartre et Aron ne manquaient pas de talent, mais se sont contentés, comme philosophes, de produire des resucées, le premier de Husserl et Heidegger, le second de Max Weber et Karl Popper (ils ne séjournèrent pas pour rien pendant un an à Berlin). 70:909 Quant à Dufort et Dufay, ces deux jeunes gens, hélas, pensent et sentent bassement. Il y a quelque chose de vil dans leur façon de piétiner les vaincus : Pucheu est déclaré « prêt à toutes les compromissions », Cousteau et Rebatet ne peuvent être que « d'une cupidité de concierge » (!?), les femmes internées à la Libération sont des « maquerelles engraissées par la Wehrmacht », et la L.V.F. « un ramassis de voyous, d'aventuriers ratés et de demi-soldes haineux », « souvent anciens de la Coloniale » (ah !). Lire cela sous la plume de deux petits planqués pourvus de prébendes au *Point,* à *l'Observateur* ou dans les ministères, c'est assez pénible. Mais passons, et contentons-nous de glaner dans leur livre quelques anecdotes inédites. Par exemple sur Brasillach, bien qu'ils ignorent le romancier (qui, quoi qu'on en pense, échoua de peu aux grands prix littéraires des années trente) et négligent les grandes réussites du critique qui avait gagné l'estime de Colette et de Claudel. On apprend ici que Roger Vailland lui fit commettre quelques larcins à la librairie Picard en guise d'initiation surréaliste. Mais Brasillach est là pour un parallèle très convenu avec Jean Prévost (le bon et le méchant), sous le titre « Les fusillés », alors que Prévost ne fut pas capturé vivant par les Allemands mais atteint par une mitrailleuse ou un obus dans le Vercors. Parmi les communistes si nombreux après la victoire (donc Dufay et Dufort en eussent sûrement été !), on décou­vre Gérard Genette, aujourd'hui distingué coupeur de poils en quatre dans ses essais littéraires, et Pierre Bourdieu, qui nie avoir eu sa carte mais qui assistait aux réunions de cellule, témoigne Juquin. « D'origine provinciale et populaire » (?), adepte d'une sociologie de ressentiment, comme dit très justement son condisciple Dominique Fernandez, Bourdieu est connu pour ses thèses sur le système d'enseignement français qui serait conçu selon lui pour reproduire les hiérarchies sociales. Thèses que sa propre personne dément, puisqu'il est aujour­d'hui professeur au Collège de France, mais que ses fils, paraît-il, se chargent de confirmer puisqu'ils sont élèves rue d'Ulm, comme papa. 71:909 De dix ans plus jeune que Bourdieu, le philosophe Clément Rosset est moins conformiste, et il a publié en 1969 une satire de l'École (*Les Matinées structuralistes,* sous le pseudonyme de Roger Crémant). Autre ancien peu confor­miste (quoique tenté lui aussi un moment par le parti com­muniste) : Julien Gracq, dont le diplôme de géographie commence par une phrase (malheureusement Dufort et Dufay ne la citent pas) où il y a « du Jules Verne, du Balzac et un rythme à la Chateaubriand », déclare un de ses condisciples philosophes, Camille Marcoux. Ce Marcoux n'est pas le moins intéressant du lot. Simone Weil l'avait élu pour ami de cœur parce que son exposé sur Rousseau lui avait plu, et un couplet (sur l'air de *Moi si j'étais demoiselle* par Maurice Chevalier) conservé dans les Archives de l'École (et même aux Archives nationales) lui fait dire : *J'n'ai encore séduit que Marcoux* *C'est très bien mais c'est pas beaucoup* *Pour le grand soir* *Faudra qu'j'en foute un coup !* Mais, deux ans après l'exposé sur Rousseau, Marcoux fit un exposé un tout petit peu plus critique sur Proudhon, et Simone Weil, sans un mot, le rejeta alors dans les ténèbres extérieures. Un Index d'une centaine de Normaliens permet de cons­tater que l'École a produit d'assez nombreux critiques d'art (Focillon, Mâle, André Chastel, et aujourd'hui Philippe Dagen), des metteurs en scène (Bruno Bayen et Jean-Marie Villégier) et même un pianiste de jazz, Laurent de Wilde, 33 ans, le plus jeune des anciens élèves cités. On y trouvera Bernard-Henri Lévy, mais non ses rivaux Glucksman et Finkielkraut (celui-ci sortant de l'École subalterne de Saint-Cloud, ce qui ne l'a pas empêché de trouver une belle sinécure à Polytechnique auprès de Mme Badinter : ils supervisent la culture générale de nos X. Jadis c'était Dome­nach, évincé par Mme Badinter). Dufort et Dufay sont allés demander une préface à Régis Debray. Footit et Chocolat patronnés par Grock ! Préface assez amusante car le maître s'y montre à la fois prudent et furieux. 72:909 Prudent quand il prend ses distances (ménageons notre avenir politique !) avec le jugement sévère du livre sur les Normalocrates Fabius et Juppé (nés tous deux en 1946, tous deux énarques, mais le premier entré deux ans plus tard rue d'Ulm et passant l'agrégation de lettres modernes au lieu des lettres classiques chères au jeune Juppé) : « Mécaniques efficaces mais sans flamme, ils n'ont pas su conserver le talent oratoire, le sens des symboles et l'amour des idées », écrivent Dufort et Dufay. Furieux de la place qu'occupe BHL, qui l'a supplanté dans les médias et auprès des princes, Debray le traite, par allusion, sans jamais le nommer, de « m'as-tu-vu de la comédie culturelle », « coiffeur pour dames », « mirli­flore pour couverture de magazine », « petit truqueur », « petit marquis »... Les querelles de clercs sont impitoyables. A. M. #### Sur un débat Dreyfus-Poulat Le dimanche 18 décembre 1994, François-Georges Dreyfus interrogeait Émile Poulat, à l'antenne de Radio-Courtoisie, sur son dernier livre, *L'Ère post-chrétienne* (Flammarion). Dialogue de sourds par moments : Poulat considère que l'ère du christianisme de masse est passée, tandis que Dreyfus (luthérien) ne désespère pas, s'irrite de voir combien les Églises en France abandonnent le terrain à d'autres confes­sions ou d'autres sectes, estime que les jeunes Allemands ou les jeunes Américains sont moins ignorants que les jeunes Français de la religion qui a façonné leur civilisation. A un moment, F.-G. Dreyfus met le doigt sur le péché mignon d'Émile Poulat : son admiration pour la science laïque. Contrairement à Poulat, le luthérien Dreyfus pense que l'Église catholique a raison de refuser de nommer des professeurs dans les facultés de théologie laïques (Strasbourg par exemple) 73:909 et il reproche aux luthériens de le faire. Ces professeurs sont fatalement conduits à faire de la « science des religions », non plus de la théologie, pense Dreyfus. Encore faut-il ajouter que cette science n'est pas plus scientifique que la théologie des facultés confessionnelles. Ce qu'Émile Poulat refuse, semble-t-il, de voir (j'avais souligné ce trait à propos de son livre *Liberté, Laïcité* dans *Itinéraires*)*,* C'est que la laïcité n'est jamais neutre. Par exemple, face à une Histoire religieuse qui nourrit la foi chrétienne (prônée par l'Église), elle tend toujours à proposer une Histoire religieuse qui critique la foi ou propose une autre foi. Comme disait Amédée de Foras en 1884, « une école qui ne croit pas en Dieu devient d'une crédulité ineffable quand il s'agit de croire à des choses diaboliques, à des contes à dormir debout ». Face à une exégèse trop peu critique, l'Université laïque (le Collège de France, l'École des Hautes Études...) a produit les fables forgées par Renan ou Salomon Reinach. Il est souhaitable que les écoles laïques comme les écoles confes­sionnelles respectent doutes deux des *méthodes* scientifiques. Mais c'est une erreur de croire que les premières y sont toujours plus enclines que les secondes. Rappelons qu'avec des présupposés laïques, le médecin Broussais et le chimiste Berthelot (qui est au Panthéon) ont proféré des insanités, chacun dans son domaine, tandis que leurs contemporains croyants Laënnec et Pasteur, qui auraient volontiers enseigné dans des universités confessionnelles, eurent, dans les mêmes domaines, des vues scientifiques plus justes. Armand Mathieu. 74:909 ## DOCUMENTS ### Les leçons de l'affaire Gaillot Entre autres leçons à divers ni­veaux, l'affaire Gaillot a non pas révélé, mais confirmé l'influence, sou­vent dominante dans la hiérarchie ecclésiastique, d'une PASTORALE où « l'unité devient un critère suffisant et qui permet que l'on fasse abstraction de la vérité » ; c'est-à-dire une PASTO­RALE (autrement dit une pédagogie, voire une simple tactique) où « le critère doctrinal de la transmission de la foi est remisé au placard des vieilles lunes ». Cette leçon de choses (ou disons : ce rappel) est le principal ou le seul intérêt d'une affaire qui pour le reste est, hélas, tristement banale et anecdotiquement habituelle aujourd'hui. 75:909 Dans la revue *Certitudes* dont il est le directeur, l'abbé Guillaume de Tanoüarn a brillamment analysé, avec une forte pertinence, cet aspect le plus significatif de la manière dont, après une longue tergiversation, l'autorité hiérarchique a finalement réagi au cas Gaillot. Nous reproduisons intégrale­ment son article. -- J.M. Quel que soit le jeu médiatique, il semble que la destitu­tion de Monseigneur Gaillot ait quelque chose d'historique. Elle a d'ores et déjà valeur de symbole, d'avertissement et de révélateur. Symbole de la puissance de l'institution, avertisse­ment à ceux qui seraient tentés de la braver, cet événement révèle les secrets des cœurs, manifeste les intentions des uns et des autres et dévoile, si c'était nécessaire, la décomposition du catholicisme. Surtout les oppositions dans l'Église elle-même apparaissent sous leur vrai jour. Gaillot, sans le vouloir, indique bien la répartition des forces en présence. Cette affaire évoque ce qu'est la question ultime pour tout catholi­que : comment affronter la modernité ? Ou encore : com­ment la définir ? On peut se demander pourquoi c'est à lui qu'échoit ce rôle... Rien ne l'y prédispose en tout cas. Il est né le 11 septembre 1935 ; son père était négociant en vin. Sa mère, pied-noir, lui inculque tôt une piété qui le marque profondé­ment : elle a été pour moi « *le premier visage de l'Église* »*,* dit-il aujourd'hui. « *C'était maman qui récitait la prière du soir.* » Très jeune encore (nous sommes à l'hiver 1940), il réchappe à une grave pneumonie, d'une façon que l'on estime miraculeuse. En 1948, sur son missel de communion solen­nelle, sa mère lui écrit : « *Je te confie à Jésus qui t'aime tant et à la Sainte Vierge qui t'a gardé miraculeusement pour son divin Fils.* » A cette époque, c'est un enfant modèle qui va servir la messe tous les matins et que tout désigne pour être prêtre. « *J'ai eu le sentiment très tôt d'être aimé de Dieu* »*,* avoue-t-il aujourd'hui. 76:909 Est-ce ce mysticisme précoce qui explique sa « *vocation prophétique* » comme il l'appelle ? Dans *Monseigneur des autres,* il se livre et cite cette lettre d'enfants au catéchisme : « *Cher Jacques Gaillot, nous avons parlé des prophètes et nous nous sommes dit que vous en êtes un et nous écrivons pour vous dire que nous sommes de votre côté. Alors continuez d'être prophète pour qu'un jour nous le deve­nions...* » L'évêque commente simplement et sans fausse modestie : « *Comme souvent les enfants comprennent tout...* »*.* Il est certain que dans sa psychologie, il faut faire la part d'une forme d'illuminisme pour saisir les circonvolutions du personnage. Son désir récent de s'installer à Partenia, son nouveau siège épiscopal, avec un groupe de prêtres et d'aides humanitaires se trouve dans cette ligne de subjectivité mysti­que : Gaillot en Algérie se sentirait proche d'un de ses maîtres spirituels, le Père de Foucauld... Dans cette jeune vie très homogène, la première « *rup­ture* » est l'entrée au Séminaire Français de Rome en septem­bre 1954. « *Je pensais qu'il fallait apprendre à vivre séparé du monde...* »*,* dit-il simplement de ses premières années au service de Dieu. Au mois de mai 1957, il effectue son service militaire en Algérie d'abord comme élève officier puis dans les *Sections administratives spécialisées,* au service de la population indigène. Là il découvre la non-violence avec les horreurs de la guerre. Au fond, semble-t-il, il découvre le monde... avec effarement. De retour en Europe, il se pas­sionne pour Gandhi et Martin Luther King. Après son ordination à Langres le 18 mars 1961, il revient à Rome pour y achever ses études et il vit comme jeune prêtre le début de Vatican II. Il est fasciné par Jean XXIII, le pape de la liberté. Dans *Monseigneur des autres,* il cite cette formule du pape Roncalli : « *J'ai enjambé la barque et je marche sur les flots à la rencontre du Christ qui nous appelle. L'Église doit ainsi échapper à ses certitudes. Elle doit quitter la sécurité de la barque et à son tour marcher sur les flots. Il y a la nuit, la tempête, la peur. Mais il ne faut pas retourner en arrière. L'Église est appelée à aller à la rencontre du monde.* » 77:909 On mesure quel choc ce dut être pour Jacques Gaillot. Après le choc de la vie militaire et de la guerre d'Algérie, retentit à l'intérieur de l'Église cet appel du pape suggérant à l'Église de « quitter la sécurité de la barque » (s'il s'agit de la barque de Pierre, c'est effectivement prophétique : comment Rome, qui est la barque, peut-elle la quitter ? Aujourd'hui les faits nous donnent la réponse). Comment pouvait-on, avec toute l'autorité apparente du vicaire de Pierre, dire à toute l'Église, dire à des jeunes prêtres de « quitter leurs certi­tudes », comme cela, sans plus de précision, l'emphase lyrique tenant lieu d'explication ? On touche ici du doigt le danger qu'a été pour... la barque de Pierre la bonhomie sans vergogne du pape Ron­calli. Quels séismes spirituels et quels raz de marée elle dut provoquer dans les âmes ! « *Il y a la nuit, la tempête, la peur mais il ne faut pas retourner en arrière* »*,* dit le pape à ses jeunes gens du Séminaire Français et à tous les séminaristes du monde. On conçoit que, trente ans plus tard, Jacques Gaillot en ait conservé le souvenir, souvenir de ses scrupules de jeune prêtre pieux, bousculés par un pape... Le résultat ne se fait pas attendre : en 1965, Jacques Gaillot est à Reims, toujours au séminaire mais de l'autre côté de la barrière. « J'abandonne la soutane et je jette au feu mes cours de Rome », dit-il avec une pointe de défi dans la voix. Et il s'explique : « Le concile est une telle secousse qu'il me faut repartir à zéro et tout reconstruire suivant les textes conciliaires. » Monseigneur Marty qui, à l'époque, était évê­que de Reims, évoque lui aussi « sa conversion d'évêque du concile ». Il n'est pas le seul... Il faudra bien un jour écrire l'histoire de ces évêques et de ces prêtres du concile, de leur enthousiasme iconoclaste et de leur... conversion au concile. Parce qu'un malheur ne vient jamais seul, après le concile, il y eut mai 68 : on ne dira jamais assez l'importance de mai 68 pour l'Église. Dans la société française, ce fut « la fête révolutionnaire » selon le mot de Mona Ozouf. Dans l'Église, ce fut « la fête conciliaire », la pratique après la théorie, l'action après les discours. 78:909 A Rome, le drapeau rouge flottait sur le Séminaire Français. Les jeunes prêtres expérimentaient cette liberté, dont on leur avait tant parlé, au nom du concile. Des dizaines de milliers d'entre eux défroquèrent à ce moment ou peu après. Dans la « *réception de Vatican II* »*,* comme on dit aujourd'hui de manière un peu pédante, mai 68 est un événement clé, « *événement s'il en est* »*,* prétend l'ancien évêque d'Évreux. On peut dire que cette période a clarifié le concile en le radicalisant. On peut penser aussi que cette révolution des jeunes a embrouillé les esprits, au point que l'on croit distin­guer aujourd'hui un « *vrai concile* »*,* un concile sage et présentable, celui d'avant mai 68 que l'on veut « *retrouver* »*,* comme dit le cardinal Ratzinger. En fait dès 1965, le concile fut « *tel qu'en lui-même* »* :* Gaillot jetait au feu ses cours et au placard sa soutane, pendant que Marty annonçait « *sa conversion d'évêque* »*.* On touche ici l'un des enjeux-clés de l'affaire Gaillot : à qui appartient le concile ? Est-ce un événement révolution­naire dans la vie de l'Église, comme le pensent Mgr Gaillot, le père Valadier et... le cardinal Congar (ou *temporibus illis* le cardinal Marty). Ou faut-il en faire le programme commun centriste d'un réformisme conservateur, comme l'estime « *la ligne Jean-Paul II* »*,* illustrée par le cardinal Ratzinger, le cardinal Lustiger et d'autres ? Jusqu'à ces dernières années la légitimité conciliaire jouait toujours en faveur des plus « *avan­cés* »*.* Les condamner équivalait à condamner le concile lui-même. Aujourd'hui, trente ans après, s'impose progressivement l'image d'un Vatican II « *modéré* »*,* gâché par un quarteron de « *trublions* » pour prendre le langage du général De Gaulle. Ce concile nouveau, « *le vrai concile* »*,* pourrait être comme une nouvelle aurore, cette Pentecôte tant espérée... Tel était le message du cardinal Ratzinger à l'aile droite de l'Église, dans *Entretien sur la foi* (1986). Aujourd'hui, dix ans après le livre-programme de Ratzinger, la condamnation de Mgr Gaillot est devenue possible. C'est le premier événe­ment : la légitimité du « *vrai concile* »*,* cher au cardinal Ratzinger, est si forte qu'on peut condamner un authentique « *conciliaire* » comme Mgr Gaillot, au nom de la relecture centriste du concile. 79:909 Faut-il y voir l'émergence d'une troisième force dans l'Église ? Si cette condamnation a été possible, c'est avant tout à cause de la faiblesse de la gauche chrétienne (et sans doute de la gauche politique française). Si elle paraît si douloureuse, c'est dans la mesure où cette même gauche ecclésiale conserve le prestige d'avoir fait Vatican II, ce qui lui donne une sorte d'aura philosophico-théologique... De plus, la génération des « *jeunes du concile* » est aujourd'hui comme l'ultime survivance : elle fournit au clergé (qui a 65 ans de moyenne d'âge) le gros bataillon de ses membres... On conçoit qu'elle soit restée sentimentalement attachée à la liberté conciliaire... Cela explique la réaction d'ensemble des évêques français plutôt favorables à Mgr Gaillot, à l'exception de Mgr Lustiger et de Mgr Jullien, qui ont l'impression par ailleurs d'avoir été dépassés par Rome sur leur propre terrain. Mais cette nostalgie n'est pas assez forte pour créer le mouvement protestataire dont la gauche avait besoin. Les « *manifestations* » à Paris, à Lyon, à Bruxelles et à Évreux n'ont rassemblé que quelques centaines de per­sonnes. L'alliance objective avec les gauchistes (Alain Krivine, Harlem Désir) et les communistes explique le succès de la dernière messe d'Évreux (même s'il y eut moins de monde que prévu somme toute). La première leçon de l'af­faire Gaillot, c'est donc que la gauche chrétienne est mori­bonde. C'est cette faiblesse attendue des troupes de soutien qui a décidé Rome à intervenir après tant d'années de laisser-faire. Il semble aussi que l'autorité ait attaché une grande im­portance à l'émission du 12 avril 1994 où Mgr Gaillot dialoguait sans manifester la moindre réprobation ou réti­cence avec le théologien allemand Drewermann. L'un et l'autre s'entendirent comme larrons en foire, au-delà de tous les dogmes. Non pas que Mgr Gaillot ait épousé les thèses allemandes ! Mais tout simplement parce qu'il n'a plus de doctrine. En 1993 déjà, il déclarait à *Entrevue :* « *Si Dieu n'existait pas cela ne changerait rien pour moi ; ce qui compte, c'est l'amour.* » On conçoit que Drewermann, avec sa négation de la divinité du Christ (« *un mythe* »)*,* n'a pas dû le gêner beaucoup ! 80:909 Mais leur accord en revanche gêne Rome : le pape est bombardé de pétitions de théologiens (germano­phones puis francophones, anglophones : même les Italiens s'y sont mis !). Il fallait à tout prix éviter que les intellectuels (que l'on peut tolérer dans leur marginalité, s'ils ne sont pas extrava­gants) fassent leur jonction avec l'appareil, l'autorité, même s'il ne s'agissait que d'un évêque ! Dès le 14 avril, deux jours après l'émission, Mgr Gaillot reçut une lettre de Mgr Duval, président de la conférence épiscopale : « *Tu mets en avant ta solidarité avec Drewermann. Mais comment manifestes-tu ta solidarité avec le pape et les évêques ?* » En mai, Mgr Rafin (Metz) et Mgr Briand (Strasbourg) refusent que Mgr Gaillot vienne tenir une conférence dans leur diocèse. Ce faisant, ils apportent, avec Mgr Duval, la caution de l'épiscopat français à la sanction romaine : c'était capital ! Officiellement pourtant, la grande raison que l'on fait valoir est l'exigence d'unité. Cela est répété sur tous les tons par Mgr Duval d'abord, au nom de l'épiscopat français : il semble que le principal grief du président de la conférence épiscopale envers son confrère soit de cet ordre : « *Il n'a jamais pu ou voulu savoir que la mission d'un évêque est de construire une Église dans l'unité avec le pape et les autres évêques. C'est bien cela qui lui est reproché sur le fond* » (*La Croix,* 17 janvier). De fait le communiqué romain note que « *le prélat ne s'est pas montré apte à exercer le ministère d'unité qui est le premier devoir d'un évêque* »*.* Même si le même texte évoque la nécessité d'une « *communion doctri­nale et pastorale avec l'Église* »*,* c'est manifestement la « *raison pastorale* » qui a été la plus forte... une fois de plus. Que signifie cette « *communion pastorale* »* ?* Exactement que « *l'unité* » devient un critère suffisant et qui permet que l'on fasse abstraction de la vérité. Mgr Valdrini, recteur de l'*Institut Catholique de Paris,* note que « *cette affaire illustre ce que le concile Vatican II a affirmé sur la collégialité épiscopale* » (*La Croix,* 18 janvier), avec toutes les difficultés que comporte cette notion nouvelle d'Église-communion : « *On sait qu'en principe elle n'annihile pas la responsabilité de chaque évêque, mais celui-ci est tenu au devoir d'unité du corps* »*.* 81:909 « *Il reste vrai,* continue Valdrini, *que la collégialité entre évêques, notamment sur un même territoire, est très difficile à réaliser. Ou bien le fait de tenir compte de tous les autres évêques anesthésie une parole collective, ou bien l'on parvient à une parole commune sur tous les sujets.* » Bref, selon Mgr Valdrini, lucide, ce concept nouveau d'Église-communion entraîne un nivellement du dis­cours des évêques qui ne se prononcent plus sur certains sujets trop brûlants ou qui tiennent des positions uniformé­ment moyennes et donc insignifiantes. Quels remèdes propose le père Valdrini ? « *La mise en œuvre concrète du principe de la communion dépend de chaque évêque et de son sens de l'opportunité et, pour une part, de la Conférence des évê­ques.* » Bien piètres expédients ! Et si peu politiques ! Ainsi chacun est renvoyé à « *son sens de l'opportunité* » et, si cela ne suffit pas, le fonctionnement démocratique de l'assemblée épiscopale normalisera les situations exceptionnelles ! Dans cette approche loyale du problème de la commu­nion, on constate qu'une fois de plus, le critère doctrinal, celui de la transmission de la foi, est remisé au placard des vieilles lunes... Ainsi l'autorité apparaîtra nécessairement comme prenant des décisions arbitraires, en vue de la seule unité. A moins qu'elle ne doive s'abstenir et laisser aux assemblées le soin de statuer comme semble l'insinuer notre canoniste dans sa conclusion : « *Il est clair que le ministère d'unité du Pape ne peut s'exercer que lorsque l'unité de l'Église est vraiment atteinte.* » Ainsi disparaît l'autorité du pape comme opérateur de l'unité dans l'Église ; reste un ascendant moral qui se passe de toute structure de pouvoir. Tels sont les « *problèmes* » de l'ecclésiologie de commu­nion... L'affaire Gaillot les met en lumière en montrant la carence de l'autorité pendant dix ans, l'inefficacité des assem­blées épiscopales et la brutalité d'une intervention qui appa­raît comme purement motivée par l'absence des structures intermédiaires : ce qui frappe dans l'Église conciliaire c'est ce vide à la fois juridique et doctrinal qui permet que soit pris en considération un vibrion mystique et libertaire comme Mgr Gaillot. Dans une situation normale, l'interven­tion de Rome n'aurait pas été nécessaire. Pour la « *ligne Jean-Paul II* » c'est autant un aveu de faiblesse qu'une démonstration de force... 82:909 Face à la modernité, il faut prendre parti. Il ne suffit pas de destituer un évêque pour prétendre vider un abcès qui suppure depuis deux siècles. Les commentaires de presse ont été souvent très clairs. Ainsi Luc Ferry dans *Le Point* parle du « *péché mortel de la modernité* » (21 janvier) ; dans *Info-Matin,* Jacques Sutter est également catégorique : « *L'Église ne fera pas l'économie de l'affrontement à la modernité, sous peine d'un effondrement du christianisme occidental* » (23 janvier). Il est permis de détester Mgr Gaillot, Eugen Drewermann ou le père Valadier ; mais il faut reconnaître qu'ils ont su regarder la modernité en face. A cet égard le livre du père Valadier, *L'Église en procès,* est exemplaire. Même s'il se rallie à la modernité, il a su la définir. La ligne vaticane, infiniment plus complexe, est aussi moins solide : Jean-Paul II prétend utiliser le vocabulaire en cours (« *droits de l'homme* »*,* « *dialogue* »*,* « *liberté* »)*,* mais il lui donne un autre contenu. Se croit-il donc le maître du sens des mots qu'il emploie ? Pourra-t-il indéfiniment pratiquer cet exercice funambulesque qui se réduit au fond à un jeu de mots ? Ce rêve, purement verbal, d'une conciliation entre le catholicisme orthodoxe et l'idéologie dominante risque de s'interrompre en sombres lendemains. Il faut conclure : le 2 février, *Le Nouvel Observateur* a évoqué « *la tentation intégriste* » dans l'Église en soulignant que le soutien des évêques à la lutte contre l'avortement est de plus en plus net. Il surtitre : « *Monseigneur Lefebvre aurait-il gagné ?* » Il semble qu'on ne puisse plus différer de répondre à la modernité ; cette réponse, dans la mesure où elle est catholique, est antimoderne : à cet égard l'encyclique *Veritatis splendor* représente une prise de conscience de l'op­position irrémédiable entre une morale révélée et une morale de situation, quelles qu'en soient les (bonnes) intentions. Ce n'est pas un hasard si, pour la première fois, peu après, le pape a mis en cause l'esprit des Lumières (voir : *Entrez dans l'Espérance*)*.* Mais la morale n'est qu'un détonateur : la prise de conscience de l'impossible convergence entre catholicisme et modernité semble de plus en plus proche dans tous les domaines. 83:909 Et telle est la victoire -- purement idéologique pour l'instant -- que *Le Nouvel Observateur* attribue à Mgr Lefebvre. Encore faudrait-il que l'on répudie une bonne fois le discours de compromis à quoi se réduit le « *vrai* » concile du cardinal Ratzinger. La logique du concile va vers Mgr Gaillot. Il ne suffit pas de le destituer ; il faut encore que cette destitution soit vécue par l'Église conciliaire comme une autocritique... Nous en sommes loin ! \[*Fin de la reproduction intégrale de l'article :* « L'Église catholique et Mgr Gaillot », *par l'abbé Guillaume de Tanoüarn dans la revue Certitudes, numéro 20 s.d.*\] 84:909 AVIS PRATIQUES \[...\] ============== fin du numéro 909. [^1]:  -- (1). Voir en particulier son mandement du 12 octobre 1694 « pour exhorter à la communion pascale ceux qui manquent à la faire (*Revue Bossuet,* t. V, 1904, p. 11). [^2]:  -- (2). Dom G. Oury, *Marie de l'Incarnation,* Les Presses de l'Université Laval Québec, Abbaye Saint-Pierre de Solesmes, 1972, 2 vol., t. 2, p. 553. [^3]:  -- (3). Mars 1977, p. 10-21. [^4]:  -- (4). *Actes de la Neuvième Rencontre d'histoire religieuse tenue à Fontevraud les 3, 4 et 5 octobre 1985*, Presses de l'Université d'Angers, 1986. [^5]:  -- (5). Gabriel Le Bras, dans *Cahiers d'histoire,* 1964, IX, I, p. 92. [^6]:  -- (6). Enquête conduite en 1983 et 1984 par P. Cousin et J.-R Boutinet, de l'IPSA de l'Université Catholique d'Angers auprès de 4863 élèves ayant de 14 à 20 ans, et scolarisés dans l'enseignement catholique de Maine-et-Loire. [^7]:  -- (7). Yves Lambert, *Dieu a changé en Bretagne. La religion à Limerzel de 1900 à nos jours,* Paris, Cerf, 1985, p. 361. [^8]:  -- (8). Abbé Alype Noirot dans *Christianisation et déchristianisation, op. cit,* supra, p. 303. [^9]:  -- (9). Cardinal Jean-Marie Lustiger, « La force de la foi dans une société sécularisée », *Dieu merci. Les droits de l'homme,* Paris, Critérion, 1990, 466 p., p. 44. Ce texte du Cardinal, « La force de la foi... », date de 1985. [^10]:  -- (10). Enquête diocésaine sur la participation dominicale du dimanche mars 1982, ville d'Angers, à partir de l'âge de seize ans. Le taux de participation était de 9 % par rapport à la population totale. [^11]:  -- (11). Expressions utilisées par le sociologue Yves Lambert dans son ouvrage cité supra, *Dieu a changé en Bretagne,* et reprises par lui du discours ecclésiastique. [^12]:  -- (12). Paris, Téqui, 1983, 213 p., p. 39-40. [^13]:  -- (13). Chambray-les-Tours, C.L.D., 196 p. [^14]:  -- (14). 12 mai 1994. [^15]:  -- (15). Voir en particulier Danièle Hervieu-Léger, Françoise Champion, *Vers un nouveau christianisme,* Paris, Cerf, 1986, p. 349. [^16]:  -- (16). *Le cardinal Ratzinger et la théologie contemporaine,* Paris, Cerf, 1987, 133 p., p. 114-115. [^17]:  -- (17). D.M.M., 1994, 277 p. [^18]:  -- (18). *Relation de 1636 de Paul Lejeune,* Presses de l'Université de Montréal, 1973. [^19]:  -- (1). Cf. le numéro 8 de la troisième série d'*Itinéraires* (numéro « prin­temps 1995 ») qui présente la quatrième et dernière édition de notre étude : *Le soi-disant anti-racisme.* Cette édition existe également en volume tiré à part, diffusion Difralivre, BP 13, 78580 Maule. [^20]:  -- (2). Jean FOYER, membre de l'Institut, universitaire, avocat et homme politique né en 1921 ; ancien député et ancien ministre ; garde des sceaux et ministre de la justice du général de Gaulle dans l'un des gouvernements Pompidou ; ancien dirigeant du parti gaulliste, où il fut marginalisé en raison de ses positions contre l'avortement et de sa présidence d'honneur de l'Association des juristes pour le respect de la vie. [^21]:  -- (3). Communication de Jean Foyer à la Journée d'études organisée par l'Institut de criminologie de Paris, le 16 janvier 1995, au Palais du Luxembourg. Texte publié dans la revue *Droit pénal,* n° d'avril 1995. [^22]:  -- (4). *Encyclopédie politique française,* p. 249. [^23]:  -- (5). Éric Delcroix, *La francophobie,* p. 15. [^24]:  -- (6). Emmanuel Ratier, *loc. cit.* [^25]:  -- (7). Voir notre opuscule : *Le soi-disant anti-racisme*, 4^e^ éd., p. 76-79. [^26]:  -- (8). On retrouvera le texte de ce communiqué aux pages 9 et 10 de la bro­chure : *Ce que l'on vous cache*, publiée par *Présent* (diffusion Difralivre). [^27]:  -- (1). Lettre du 2 mars 1895, publiée in *La République ou le Roi*. Correspondance inédite (1888-1923), Plon, 1970, pp. 84-85. [^28]:  -- (2). Charles Maurras : *Au Signe de Flore,* Grasset, 1974 (1^re^ édition, 1933), p. 55. [^29]:  -- (2). *Ibid.* [^30]:  -- (3). Roger Joseph a relevé les titres et les dates de ces articles dans son .indispensable *Nouvelle Bibliographie de Charles Maurras,* L'art de Voir, Aix-en-Provence, 1980, 2 tomes. [^31]:  -- (4). Jean Madiran : *Maurras,* Nouvelles Éditions Latines 1992, p. 80. [^32]:  -- (5). Trois articles sur ce sujet, publiés dans *le Figaro* en mai, juin et juillet 1893, avaient été repris dans une brochure intitulée *Contre les étrangers, étude pour la protection des ouvriers français,* Imprimerie parisienne, 1893. Barrès la publiera à nouveau au tome II *de Scènes et doctrines du nationalis­me,* Plon, 1925 (2^e^ édition). [^33]:  -- (6). Lettre publiée in *La République ou le Roi, op. cit.*, p. 85. [^34]:  -- (1). *Ils ne savent pas ce qu'ils disent,* écrit en mai-août 1955, « achevé d'imprimer » en novembre, p. 180 sq. [^35]:  -- (2). J'ai raconté ce déjeuner de 1955 dans *Itinéraires*, numéro III de la seconde série, automne 1990, p. 184 à 196. J'y mentionnais André Frossard sous le pseudonyme, inventé par moi pour l'occasion, d'André Léquès, où personne (sauf lui-même) n'a pu le reconnaître : « ...*Ma seconde condition était de ne pas venir seul. Mais je fis, dans le choix de mon témoin, une erreur sur la personne que je ne compris que beaucoup plus tard. J'avais une vive admiration et une grande amitié intellectuelle pour les livres, les articles, l'écriture, la personne d'André Léquès. Sa grande et juste notoriété complétait son caractère de témoin idéal. Je ne savais pas que ses liens avec le clan Beuve-Méry-Sauvageot étaient anciens et toujours réels. Quand je lui demandai son témoignage, une vingtaine d'années plus tard, en lui expliquant que j'en avais besoin pour l'opposer au récit tendancieux et faux de Georges Hourdin, il avait, me dit-il, complètement oublié ce déjeuner ; il le tenait pour imaginaire et assurait que je le confondais avec un déjeuner qui eut véritablement lieu à la même époque, le déjeuner avec Joseph Folliet dont il se souvenait très bien, pourtant ce fut un déjeuner à beaucoup moins grand spectacle, nous n étions que trois. Je m'étais donc trompé en 1955 sur ce que serait la mémoire d'André Léquès. Je remarque que son nom, c'est bizarre, ne figure pas au nombre des convives que mentionne le récit Greilsamer* \[dans son livre : *Hubert Beuve-Méry,* Fayard 1990\]. *Quelques mois plus tard, fondant la revue* ITINÉRAIRES, *je proposai à André Léquès d'en être le directeur et de me ranger moi-même sous sa direction. Après une accepta­tion de principe, il se récusa. Aujourd''hui je comprends combien je dois l'en remercier, et m'en féliciter.* » [^36]:  -- (3). Dans *Itinéraires,* numéro 224 de juin 1978. [^37]:  -- (4). Philippe Maxence, *La Nef* n° 48 de mars 1995.