# 910-09-95
(Troisième série -- Automne 1995, Numéro 10)
3:910
Pour célébrer
Jean de La Fontaine
(*1621-1695*)
5:910
### La Fontaine et l'enfant
par Armand Mathieu
QUE La Fontaine n'écrivit pas pour les enfants, on s'en doutait bien avant Rousseau. Même pour les adultes il recèle beaucoup de pièges. Surtout aujourd'hui où la langue, les lectures (souvent latines), les mœurs du Grand Siècle ne nous sont plus familières. Quand il écrit à Huet qu'il est « plein de Machiavel », encore faut-il comprendre qu'il s'agit de l'auteur de *La Mandragore,* de *Belphégor* (qu'il a imités), non du *Prince.* Quand il se lance dans la péroraison de la fable 3 du livre XI :
6:910
*Toi donc, qui que tu sois, ô père de famille*
(Et je ne t'ai jamais envié cet honneur),
................................................
Couche-toi le dernier et vois fermer ta porte,
il faut saisir que ce père de famille peut n'avoir pas d'enfants, c'est tout simplement le *paterfamilias* au sens romain, comme dans le titre de la fable d'Abstemius, le maître d'une maisonnée (La Fontaine, lui, traduit dans son titre : le *Fermier*).
Même quand la langue ne soulève pas de difficulté, la densité des fables est souvent surprenante. Je n'ai pas vu tout de suite que deux mots (*chambrières* et *filandières*) transforment les deux servantes d'Ésope en ouvrières, et ce sont les « cadences infernales » de l'atelier qui sont déjà décrites par La Fontaine : *Deçà, delà vous en aurez / Point de cesse, point de relâche* (V, 6). J'ai longtemps été dérouté, dans *L'Ane vêtu de la peau du lion*, par les derniers vers du récit (que d'événements et de personnages en dix vers !), bien que j'eusse reconnu dans Martin le nom qu'on donne au bâton (et non à l'âne) vers 1650 :
*Ceux qui ne savaient pas la ruse et la malice*
*S'étonnaient de voir que Martin*
*Chassât les lions au moulin.*
Il faut attendre le dernier mot pour apprendre que l'âne de cette fable est un âne de meunier. Rien ne le laissait deviner.
\*\*\*
7:910
Donc La Fontaine ne faisait rien pour faciliter la lecture de ses fables. Était-il même attentif aux enfants ?
Ici l'étude des sources nous donne des éléments de réponse. Il n'y a guère chez Ésope qu'une demi-douzaine de fables à mettre en scène des enfants ou leurs équivalents animaux (agneau, souriceau...). Le fabuliste français n'est pas plus prolifique d'enfants, -- du moins en tant que tels, et non en tant que fils et héritiers, comme ceux du laboureur ou comme l'adolescent de quinze ans qui mène l'âne à la foire avec son père. La Fontaine a même éliminé l'enfant gourmand qui mange de la fressure à s'en rendre malade (le Grand Siècle ne supportait pas le vomi ?) et l'enfant étourdi qui s'apprête à ramasser un scorpion. Mais il a adopté pour deux fables, *Le Voyageur et la Fortune* (devenue *La Fortune et le Jeune Enfant*) et *L'Hirondelle et les Oiseaux* (devenue *L'Hirondelle et les Petits Oiseaux*)*,* une version qui introduit des enfants, et ces enfants ont une réelle présence.
La Fontaine les observe à vrai dire sans complaisance : les oisillons sont braillards et insolents (comme les trois Jeunes Gens face au Vieillard, XI, 8). Mais son observation peut se teinter d'admiration :
*Tout est aux écoliers couchette et matelas.*
Par deux fois aussi, La Fontaine médite brièvement sur l'enfance, et de nouveau toute complaisance est absente.
*Cet âge est sans pitié,*
8:910
dit-il, à propos du gamin qui, d'un coup de fronde, blesse un des Deux Pigeons. Et dans l'exorde d'une fable moins connue (XI, 2) :
*L'enfance n'aime rien...*
On ne saura pas ce qui motive ce jugement un peu désabusé. A-t-il été déçu du peu d'attachement ou d'application de certains enfants qu'il a connus ?
\*\*\*
En tout cas, il souligne volontiers, comme son contemporain La Bruyère, bons augustiniens tous deux, que les enfants sont aussi méchants que les adultes ([^1]), voire pires : ceux de *L'Écolier, le Pédant et le Maître d'École*
Gâtaient jusqu'aux boutons, douce et frêle espérance.
La Bruyère dépeint les enfants dans leurs relations avec les adultes : « L'unique soin des enfants est de trouver l'endroit faible de leurs maîtres, comme de tous ceux à qui ils sont soumis. » Et il estime essentiel de savoir les punir à proportion de leurs fautes : « Ils ne se gâtent pas moins par des peines mal ordonnées que par l'impunité. »
La Fontaine, lui, n'a pas de leçon à proposer. Juste quelques observations, et des mouvements d'humeur :
9:910
*Je hais les pièces d'éloquence*
*Hors de leur place, et qui n'ont point de fin,*
*Et ne sais bête au monde pire*
*Que l'écolier, si ce n'est le pédant.*
De ces maîtres d'école bavards et impuissants, il a introduit deux exemplaires dans les fables (I, 19 et IX, 5 ; plus une allusion aux vers 84-85, XII, 15), genre où il n'est pas accoutumé de prêcher le mépris du corps enseignant. Lui le fait, pourtant :
*Certain enfant qui sentait son collège,*
*Doublement sot et doublement fripon*
*Par le jeune âge, et par le privilège*
*Qu'ont les pédants de gâter la raison...*
Non seulement La Fontaine ne propose pas de méthode éducative, comme La Bruyère la punition bien proportionnée, mais il ne croit même pas, semble-t-il, à l'utilité de l'éducation. Certes c'est seulement à l'éducation scolaire qu'il s'attaque directement. Mais il a évité de reprendre une des plus belles fables d'Ésope, celle de l'enfant qui vole des tablettes de cire à l'école, puis un manteau, avec les félicitations de sa mère, et qui, devenu jeune homme et conduit à l'échafaud pour un vol plus important, les mains attachées dans le dos, demande à parler une dernière fois à sa mère et lui tranche le lobe de l'oreille d'un coup de dent : -- « Je n'en serais pas là si tu m'avais battu quand j'ai volé les tablettes ! »
10:910
Il y a pourtant une fable, imitée de Plutarque, qui s'intitule L'Éducation. Mais le Pr Fumaroli a raison de souligner que cette fable traite plutôt de génétique et de généalogie ([^2]), et que la bonne éducation, en l'occurrence, ne fait que renforcer les dons innés
*Laridon et César, frères dont l'origine*
*Venait de chiens fameux, beaux, bienfaits et hardis...*
Alors, finalement, La Fontaine aimait-il les enfants ? Difficile d'obtenir de lui des épanchements à ce sujet. Mais pouvait-il leur être hostile, l'homme qui détestait à ce point les maîtres d'école ? l'homme qui a *écrit Le Loup et l'Agneau ?* l'homme qui a montré la Fortune « éveillant doucement » l'écolier et le Vieillard pleurant les trois Jeunes Gens insolents ? l'homme qui dit des jeunes pousses « douce et frêle espérance » ?
Armand Mathieu.
11:910
### La Fontaine en images
par Robert Le Blanc
LES fables de La Fontaine vivent par les images qui, dès l'époque du fabuliste, mais bien plus encore depuis un siècle, les accompagnent. Il n'est pas sûr que La Fontaine lui-même s'en soit soucié, quoi qu'en dise Jean-Pierre Collinet, l'annotateur des Fables dans la collection de la Pléiade. Nous le suivrons davantage quand il vante, quasi lyrique, cette approche par l'image. « L'enfance aime les images », écrit-il (oubliant que la fable XI, 2 lui réplique : « L'enfance n'aime rien... ») :
12:910
*Elle commence par là : les illustrations lui servent de porte pour pénétrer dans la magie du monde fabuleux. Mais l'image raconte dans un langage muet. Elle devient énigme, ou devinette dont il faut se reporter au texte pour trouver le mot. La fable elle-même, pour l'enfant, se présente d'abord comme la légende d'un dessin. Il se familiarise, par ce va-et-vient entre le reposant vagabondage du regard sur l'illustration et la discipline plus astreignante qu'impose la lecture, avec une gymnastique stimulante et féconde. Notre civilisation prétendue de l'image tend à négliger cette forme de pédagogie rudimentaire* (*...*) *mais singulièrement formatrice.* (*...*) *La petite Louison, dans* Le Malade imaginaire, *n'aura sans doute pas appris par cœur* Le Corbeau et le Renard *sans garder présente l'illustration* \[*de Chauveau*\] *qui l'accompagnait* \[*dans le superbe quarto de 1668 contenant les livres I à VI*\]*.*
Et l'adulte ne lira peut-être pas *Le Fou qui vend la Sagesse, Le Satyre et le Passant,* ou encore *Le Thésauriseur et le Singe,* s'il n'y est incité par une image qui l'intrigue.
\*\*\*
Aujourd'hui, les éditions complètes illustrées les plus faciles à se procurer sont peut-être celle de Gustave Doré (chez les soldeurs de livres neufs), dessinée en 1867, véritablement terrorisante avec ses forêts et déserts dévastés, ses énormes rats grouillant dans la plaine ou le grenier,
13:910
les yeux des loups brillant dans la nuit, les oisillons surpris par l'aigle ; ou encore celle de Benjamin Rabier, qui publia pour Noël 1906 son fameux in-quarto de 310 pages illustrées dont 85 en quadrichromie.
Mais celle-ci coûte 705 F ([^3]). Coûteuse également (410 F) l'édition de la Pléiade des *Fables et Contes* ([^4]) où Jean-Pierre Collinet met à notre disposition toutes les vignettes d'origine des fables, dans un format hélas ! proche du timbre-poste, et quelques illustrations des contes ([^5]). François Chauveau (1613-1676) est mort avant d'avoir achevé son illustration des fables, mais son atelier a poursuivi le travail pour les derniers livres. Chauveau avait dessiné aussi divers frontispices pour Molière (dont celui de *L'École des Femmes :* « Là, regardez-moi là ! »), des romans historiques de Desmarets de Saint-Sorlin et de Mlle de Scudéry, -- et même le manuscrit de l'*Adonis* de La Fontaine pour Fouquet. Ses vignettes nous paraissent aujourd'hui un peu raides, un peu austères, avec leurs personnages et monuments à l'antique. Mais elles sont d'une concision, parfois d'une densité, remarquables. La première, avec sa cigale qui ressemble à un cloporte, comporte déjà cet arrière-plan de morale humaine qu'affectionnera Grandville vers 1835 :
14:910
trois vagabonds devant un feu de bois improvisé, près d'une maison fermée, regrettent amèrement d'avoir dansé tout l'été.
\*\*\*
Il faut remercier Marc Fumaroli d'avoir mis à la portée de toutes les bourses, à l'occasion du tricentenaire, les Fables dans une typographie agréable, avec les 276 illustrations (pour 245 fables) de Jean-Baptiste Oudry (1686-1755) gravées après sa mort par Cochin (Charles-Nicolas, dit le Fils) et ses compagnons (La Pochothèque, Le Livre de Poche, Hachette, 120 F). L'illustration est ici un but en soi. C'est une merveille de générosité et d'élégance. Chaque gravure occupe une pleine page, et il y en a souvent plusieurs par fable (cinq pour *Le Meunier, son fils & l'Ane,* évidemment, autant que de solutions pour mener le baudet à la foire). Les personnages sont vêtus avec le raffinement du XVIII^e^ siècle et ne dépareraient pas les fêtes galantes de Watteau ou les scènes mythologiques de Boucher : Perrette elle-même quitte « cotillon simple et souliers plats » ; les
*Quatre chercheurs de nouveaux mondes,*
*Presque nus échappés à la fureur des ondes* (X, 15)
ont encore leurs chausses, leurs souliers à boucle, l'un a même sa chemise de dentelle, et leur Amérique ressemble au parc de Saint-Cloud ou de Marly.
15:910
Oudry et Cochin créent leur monde propre à côté de celui de La Fontaine. Un monde où les grands arbres, les animaux, tous superbes ([^6]), les architectures harmonieuses embellissent la vie. Leurs paysages sont des enchantements : mer et montagne, torrents, cascades, fontaines, rocailles et ponts de singe... car peu leur importe que dans *L'Écolier et le Maître d'École* La Fontaine parle expressément de la Seine qui, en revanche, semble couler près de la maison de Socrate (IV, 17), coiffé d'un turban turc comme *Les Deux amis ;* quant au Maître d'un Jardin (dans *L'Écolier, le Pédant...*)*,* on dirait à peu près Louis XIV dans un parc de Versailles sans fruits ni boutons aux branches, mais de toute façon il ne faut pas demander à Oudry de distinguer un chêne d'un tilleul (on le voit dans *Philémon et Baucis*)*,* tout arbre est purement ornemental. Rien de petit, de mesquin : le Buisson (XII, 7) est aussi haut qu'un pommier.
Oudry et Cochin n'en sont pas moins merveilleux quand ils imaginent pour les rats de superbes clairs-obscurs dans des caves bien pourvues. Leurs cuisines, leurs greniers sont aussi de toute beauté ([^7]). Bien sûr, ils sont parfois un peu répétitifs (ce qui permet de vérifier la supériorité de La Fontaine, toujours varié). Ils ont un goût prononcé pour les dévorations, carnages et transpercements « Hé ! qu'importe quel animal, voilà toujours curée ! » s'écrient-ils comme les deux mâtins (VIII, 25). On achève même un âne à coups de crosse et de baïonnette.
16:910
Mais c'est uniquement pour la beauté des gestes et des objets, sans complaisance pour l'horreur : un massacre sous anesthésie. Oudry est parfois tenté par la prouesse technique, comme pour *Le Coche et la Mouche,* où il eût mieux fait de s'inspirer, comme il le fait souvent, de la composition d'ensemble des vignettes de Chauveau, supérieur aussi pour *Le Cerf et la Vigne,* pour *L'Ane vêtu de la peau du lion* (Oudry ne semble pas avoir compris les derniers vers), et presque toujours mieux adaptée au sujet. Il est vrai aussi qu'il manque parfois d'âpreté : pas de pendu dans *Le Trésor et les Deux Hommes,* ni de couple au lit dans *Le Mari, la Femme et le Voleur,* ce qui leur enlève tout intérêt.
Arrêtons-nous plutôt pour finir sur *La Fortune et le Jeune Enfant.* La déesse cueille l'enfant sur la margelle du puits avec la même tendresse que dans la fable (« Lui disant : Mon mignon... »). Celui-ci, qui malgré ses six ans à peine trimballe déjà trois livres reliés, a le sursaut de l'enfant tiré du sommeil profond. La femme, l'enfant. Ajoutez le décor des grands arbres et l'appareil de pierre de taille du puits. C'est un chef-d'œuvre de grâce, sans mollesse, du XVIII^e^ siècle français.
Robert Le Blanc.
17:910
## TEXTES
### Leur fable préférée
*Mme de Sévigné, Voltaire, Veuillot et Mgr Pie, un professeur d'Iéna.*
Mme de Sévigné
Je vous remercie de la fable de *La Mouche ;* elle est divine. On ne trouve en son chemin que des occasions de penser à elle : *oh ! que je fais de poudre !* Eh, mon Dieu ! que cela est plaisant ! La Gillette ([^8]) ne doute point que ce soit elle qui fasse le tourbillon. Il y en a d'autres qui ressemblent à cette autre *Mouche* de La Fontaine, et qui pensent toujours avoir tout fait.
18:910
Elle était sur un chariot embourbé et voltigeait fort pendant qu'on le tirait d'affaire. Quand ce fut fait, elle s'en vint tout échauffée : *J'ai tant fait que nos gens sont enfin dans la plaine.* On trouve à tout moment de quoi faire ces applications. (A sa fille Mme de Grignan, de Paris le mercredi 23 juin 1677.)
Voltaire
Mon cher ange, j'ai été très malade, et en même temps plus occupé qu'un homme en santé ; étonné de travailler dans l'état où je suis, étonné d'exister encore, en me soutenant par l'amitié, c'est-à-dire par vous et par Mme Denis. Je suis ici le Meunier de La Fontaine. On m'écrit de tous côtés : Partez, *Fuge crudeles terras, fuge littus iniquum* ([^9]) Mais partir quand on est depuis un mois dans son lit, et qu'on n'a point de congé ; se faire transporter couché, à travers cent mille baïonnettes, cela n'est pas tout à fait aussi aisé qu'on le pense. Les autres me disent : Allez-vous-en à Potsdam, le roi vous a fait chauffer votre appartement ; allez souper avec lui. Cela m'est encore plus difficile. S'il s'agissait de faire une intrigue de cour, de parvenir à des honneurs et de la fortune, de repousser les traits de la calomnie, de faire ce qu'on fait tous les jours auprès des rois, j'irais jouer ce rôle-là tout comme un autre ; mais c'est un rôle que je déteste, et je n'ai rien à demander à aucun roi. (Au comte d'Argental, de Berlin le 26 février 1753.)
19:910
Veuillot et Mgr Pie
\[*En 1849, Louis Veuillot publia un* « *dialogue socialiste* » *qui se voulait une mise en garde aux bourgeois républicains fiers de la Révolution de février 1848. Il l'intitula* Le Lendemain de la Victoire, *choisissant pour épigraphe la conclusion des* Deux Coqs :
> *Défions-nous du sort, et prenons garde à nous*
>
> *Après le gain d'une bataille.*
*C'est ce qui explique la citation inexacte que fait Mgr Pie, l'évêque de Poitiers, dans sa lettre du 30 avril 1853 à Dom Guéranger, après l'encyclique* Inter multiplices angustias *où Pie IX condamnait le gallicanisme*\]* :*
Vous avez dû être content de l'encyclique (...). On nous garde bien des rancunes dans un certain camp. Il nous reste beaucoup à faire, et l'obligation de le faire avec plus de prudence que jamais. La Fontaine l'a dit :
> *Et prenez garde à vous,*
>
> *Le lendemain d'une victoire.*
Un professeur de l'Université d'Iéna
Mars 1898. Grand dîner diplomatique chez Mme Cartier. (...) A propos de la guerre hispano-américaine \[à Cuba\], M. Due (l'ambassadeur de Suède) nous sert l'apologue d'un professeur de l'Université d'Iéna. Il y avait foule à son cours, car il avait annoncé l'avant-veille qu'il parlerait de ce conflit.
20:910
Le professeur entre, s'assied, un livre à la main, s'excuse de parler en français, et lit... la fable de La Fontaine : *Le Loup et l'Agneau.* « Maintenant, conclut-il, vous en savez autant que moi sur le conflit hispano-américain » (Victor du Bled, *Le Salon de la Revue des Deux-Mondes,* 1930).
21:910
### La Fontaine en voyage
*Orléans, Blois, Poitiers, Limoges*
En 1663, devant accompagner son ami Jannart en exil à Limoges, La Fontaine adresse six lettres à Marie Héricart, sa femme, pour composer une chronique de son voyage. En voici quelques extraits
*De Clamart, ce 25 août 1663*
Vous n'avez jamais voulu lire d'autres voyages que ceux des chevaliers de la Table Ronde ; mais le nôtre mérite bien que vous le lisiez (...). Vous ne jouez, ni ne travaillez, ni ne vous souciez du ménage ;
22:910
et, hors le temps que vos bonnes amies vous donnent par charité, il n'y a que les romans qui vous divertissent. C'est un fonds bientôt épuisé. Vous avez lu tant de fois les vieux que vous les savez ; il s'en fait peu de nouveaux, et, parmi ce peu, tous ne sont pas bons : ainsi vous demeurez souvent à sec. Considérez, je vous prie, l'utilité que ce vous serait, si, en badinant, je vous avais accoutumée à l'histoire, soit des lieux, soit des personnes : vous auriez de quoi vous désennuyer toute votre vie, pourvu que ce soit sans intention de rien retenir, moins encore de rien citer. Ce n'est pas une bonne qualité pour une femme d'être savante ; et c'en est une très mauvaise d'affecter de paraître telle.
Nous partîmes donc de Paris le 23 du courant. (...) Présentement nous sommes à Clamart, au-dessous de cette fameuse montagne où est situé Meudon. (...) Le jardin de Mme C. mérite aussi d'avoir place dans cette histoire. (...) Souvenez-vous de ces deux terrasses que le parterre a en face et à la main gauche, et des rangs de chênes et de châtaigniers qui les bordent : je me trompe bien si cela n'est beau. Souvenez-vous aussi de ce bois qui paraît en l'enfoncement, avec la noirceur d'une forêt âgée de dix siècles : les arbres n'en sont pas si vieux, à la vérité ; mais toujours peuvent-ils passer pour les plus anciens du village, et je ne crois pas qu'il y en ait de plus vénérables sur la terre. Les deux allées qui sont à droite et à gauche me plaisent encore : elles ont cela de particulier que ce qui les borne est ce qui les fait paraître plus belles. Celle de la droite a tout à fait la mine d'un jeu de paume ; elle est à présent bordée d'un amphithéâtre de gazons, et a le fond relevé de huit ou dix marches.
23:910
(...) Faites bien mes recommandations à notre marmot ([^10]), et dites-lui que peut-être j'amènerai de ce pays-là quelque beau petit chaperon ([^11]) pour le faire jouer, et pour lui tenir compagnie.
*A Amboise, ce 30 août 1663*
(...) Nous ouïmes une messe paroissiale. La procession, l'eau bénite, le prône, rien n'y manquait. De bonne fortune pour nous, le curé était ignorant, et ne prêcha point. Dieu voulut enfin que le carrosse passât : le valet de pied y était ; point de moines, mais en récompense trois femmes, un marchand qui ne disait mot, et un notaire qui chantait toujours, et qui chantait très mal : il reportait en son pays quatre volumes de chansons. Parmi les trois femmes, il y avait une Poitevine qui se qualifiait comtesse ; elle paraissait assez jeune et de taille raisonnable, témoignait avoir de l'esprit, déguisait son nom, et venait de plaider en séparation contre son mari : toutes qualités de bon augure, et j'y eusse trouvé matière de cajolerie, si la beauté s'y fût rencontrée ; mais sans elle rien ne me touche ; c'est à mon avis le principal point : je vous défie de me faire trouver un grain de sel dans une personne à qui elle manque.
24:910
(...) Nous passâmes auprès du Plessis-Pâté, et traversâmes ensuite la vallée de Caucatrix, après avoir monté celle de Tréfou ([^12]) ; car, sans avoir étudié en philosophie, vous pouvez vous imaginer qu'il n'y a point de vallée sans montagne. Je ne songe point à cette vallée de Tréfou que je ne frémisse.
> C'est un passage dangereux,
Un lieu pour les voleurs, d'embûche et de retraite ;
> A gauche un bois, une montagne à droite,
>
> Entre les deux
>
> Un chemin creux,
>
> La montagne est toute pleine
>
> De rochers faits comme ceux
>
> De notre petit domaine.
Tout ce que nous étions d'hommes dans le carrosse, nous descendîmes, afin de soulager les chevaux. Tant que le chemin dura, je ne parlai d'autre chose que des commodités de la guerre : en effet, si elle produit des voleurs, elle les occupe ; ce qui est un grand bien pour tout le monde, et particulièrement pour moi, qui crains naturellement de les rencontrer. On dit que ce bois que nous côtoyâmes en fourmille : cela n'est pas bien ; il mériterait qu'on le brûlât.
(...) Enfin nous regardâmes avec pitié les faubourgs d'Étampes. Imaginez-vous une suite de maisons sans toits, sans fenêtres, percées de tous les côtés : il n'y a rien de plus laid et de plus hideux.
25:910
Cela me remet en mémoire les ruines de Troie la grande. En vérité, la fortune se moque bien du travail des hommes. J'en entretins le soir notre compagnie, et le lendemain nous traversâmes la Beauce, pays ennuyeux, et qui, outre l'inclination que j'ai à dormir, nous en fournissait un très beau sujet.
Nous entrâmes dans Orléans sans nous en être presque aperçus. (...) Je vis la Pucelle ([^13]), mais, ma foi, ce fut sans plaisir : je ne lui trouvai ni l'air, ni la taille, ni le visage d'une Amazone, l'infante Gradafillée ([^14]) en vaut dix comme elle ; et, si ce n'était que M. Chapelain est son chroniqueur ([^15]), je ne sais si j'en ferais mention. Je la regardai, pour l'amour de lui, plus longtemps que je n'aurais fait. Elle est à genoux devant une croix, et le roi Charles en même posture vis-à-vis d'elle, le tout fort chétif et de petite apparence. C'est un monument qui se sent de la pauvreté de son siècle.
Le pont d'Orléans ne me parut pas non plus d'une largeur ni d'une majesté proportionnée à la noblesse de son emploi et à la place qu'il occupe dans l'univers.
(...) La Loire est près de trois fois aussi large à Orléans que la Seine l'est à Paris. L'horizon, très beau de tous les côtés, est borné comme il le doit être. Si bien que cette rivière étant basse à proportion, ses eaux fort claires, son cours sans replis, on dirait que c'est un canal.
26:910
De chaque côté du pont on voit continuellement des barques qui vont à voiles ; les unes montent, les autres descendent ; et comme le bord n'est pas si grand qu'à Paris, rien n'empêche qu'on ne les distingue toutes : on les compte, on remarque en quelle distance elles sont les unes des autres ; c'est ce qui fait une de ses beautés : en effet ce serait dommage qu'une eau si pure fût entièrement couverte par des bateaux. Les voiles de ceux-ci sont fort amples : cela leur donne une majesté de navires, et je m'imaginai voir le port de Constantinople en petit. D'ailleurs Orléans, à le regarder de la Sologne, est d'un bel aspect. Comme la ville va en montant, on la découvre quasi tout entière. Le mail et les autres arbres qu'on a plantés en beaucoup d'endroits le long du rempart font qu'elle paraît à demi fermée de murailles vertes ; et, à mon avis, cela lui sied bien.
*De Richelieu, ce 3 septembre 1663*
Autant que la Beauce m'avait semblé ennuyeuse, autant le pays qui est depuis Orléans jusqu'à Amboise me parut agréable et divertissant. Nous eûmes au commencement la Sologne, province beaucoup moins fertile que le Vendômois, lequel est de l'autre côté de la rivière.
(...) Le premier lieu où nous nous arrêtâmes ce fut Cléry. J'allai aussitôt visiter l'église. (...) Au sortir de cette église je pris une autre hôtellerie pour la nôtre ;
27:910
il s'en fallut peu que je n'y commandasse à dîner, et, m'étant allé promener dans le jardin, je m'attachai tellement à la lecture de Tite-Live qu'il se passa plus d'une bonne heure sans que je fisse réflexion sur mon appétit : un valet de ce logis m'ayant averti de cette méprise, je courus au lieu où nous étions descendus, et j'arrivai assez à temps pour compter.
De Cléry à Saint-Dié, qui est le gîte ordinaire, il n'y a que quatre lieues, chemin agréable et bordé de haies : ce qui me fit faire une partie de la traite à pied. Il ne m'y arriva aucune aventure digne d'être écrite, sinon que je rencontrai, ce me semble, deux ou trois gueux et quelques pèlerins de Saint-Jacques.
(...) Blois est en pente comme Orléans, mais plus petit et plus ramassé ; les toits des maisons y sont disposés, en beaucoup d'endroits, de telle manière qu'ils ressemblent aux degrés d'un amphithéâtre. Cela me parut très beau, et je crois que difficilement on pourrait trouver un aspect plus riant et plus agréable. Le château est à un bout de la ville, à l'autre bout Sainte-Solenne ([^16]). Cette église paraît fort grande, et n'est cachée d'aucunes maisons ; enfin elle répond tout à fait bien au logis du prince. Chacun de ces bâtiments est situé sur une éminence dont la pente se vient joindre vers le milieu de la ville, de sorte qu'il s'en faut peu que Blois ne fasse un croissant dont Sainte-Solenne et le château font les cornes. Je ne me suis pas informé des mœurs anciennes. Quant à présent, la façon de vivre y est fort polie, soit que cela ait été ainsi de tout temps, et que le climat et la beauté du pays y contribuent, soit que le séjour de Monsieur ait amené cette politesse, ou le nombre de jolies femmes.
28:910
Je m'en fis nommer quelques-unes à mon ordinaire. On me voulut outre cela montrer des bossus, chose assez commune dans Blois, à ce qu'on me dit ; encore plus commune dans Orléans. Je crus que le Ciel, ami de ces peuples, leur envoyait de l'esprit par cette voie-là : car on dit que bossu n'en manqua jamais ; et cependant il y a de vieilles traditions qui en donnent une autre raison. La voici telle qu'on me l'a apprise. Elle regarde aussi la constitution de la Beauce et du Limousin.
La Beauce avait jadis des monts en abondance,
Comme le reste de la France
De quoi la ville d'Orléans,
Pleine de gens heureux, délicats, fainéants,
Qui voulaient marcher à leur aise,
Se plaignit, et fit la mauvaise
.................................
Oh ! oh ! leur repartit le Sort,
Vous faites les mutins, et dans toutes les Gaules
Je ne vois que vous seuls qui des monts vous plaigniez !
Puisqu'ils vous nuisent à vos pieds,
Vous les aurez sur vos épaules.
....................................
Et monts de déloger des champs.
Tout ne put tenir sur les gens ;
29:910
Si bien que la troupe céleste,
Ne sachant que faire du reste,
S'en allait les placer dans le terroir voisin,
Lorsque Jupiter dit : « Épargnons la Touraine
Et le Blésois ; car ce domaine
Doit être un jour à mon cousin ;
Mettons-les dans le Limousin. »
Ceux de Blois, comme voisins et bons amis de ceux d'Orléans, les ont soulagés d'une partie de leurs charges. Les uns et les autres doivent encore avoir une génération de bossus, et puis c'en est fait.
(...) J'eusse fort souhaité de voir le jardin de plantes \[de Gaston d'Orléans\], lequel on tenait, pendant sa vie, pour le plus parfait qui fût au monde : il ne plut pas à notre cocher, qui ne se soucia que de déjeuner largement, puis nous fit partir.
(...) C'est un admirable objet que Richelieu : j'en ai daté ma troisième lettre, parce que je l'y ai achevée. Voyez l'obligation que vous m'avez ; il ne s'en faut pas un quart d'heure qu'il ne soit minuit, et nous devons nous lever demain avant le soleil, bien qu'il ait promis en se couchant qu'il se léveroit de fort grand matin. J'emploie cependant les heures qui me sont les plus précieuses à vous faire des relations, moi qui suis enfant du sommeil et de la paresse. Qu'on me parle après cela des maris qui se sont sacrifiés pour leurs femmes ! je prétends les surpasser tous, et que vous ne sauriez vous acquitter envers moi, si vous ne me souhaitez d'aussi bonnes nuits que j'en aurai de mauvaises avant que notre voyage soit achevé.
30:910
*De Châtellerault, ce 5 septembre 1663*
Nous arrivâmes à Amboise d'assez bonne heure, mais par un fort mauvais temps. Je ne laissai pas d'employer le reste du jour à voir le château. (...) Ce qu'il y a de beau, c'est la vue : elle est grande, majestueuse, d'une étendue immense ; l'œil ne trouve rien qui l'arrête ; point d'objet qui ne l'occupe le plus agréablement du monde. On s'imagine découvrir Tours, bien qu'il soit à quinze ou vingt lieues ; du reste, on a en aspect la côte la plus riante et la mieux diversifiée que j'aie encore vue, et, au pied, d'une prairie qu'arrose la Loire, car cette rivière passe à Amboise.
De tout cela le pauvre M. Fouquet ne put jamais, pendant son séjour, jouir un petit moment : on avait bouché toutes les fenêtres de sa chambre, et on n'y avait laissé qu'un trou par le haut. Je demandai de la voir : triste plaisir, je vous le confesse, mais enfin je le demandai. Le soldat qui nous conduisait n'avait pas la clef : au défaut, je fus longtemps à considérer la porte, et me fis conter la manière dont le prisonnier était gardé.
Qu'est-il besoin que je retrace
Une garde au soin nonpareil,
Chambre murée, étroite place,
Quelque peu d'air pour toute grâce.
Jours sans soleil,
Nuits sans sommeil,
Trois portes en six pieds d'espace ?
Vous peindre un tel appartement,
31:910
Ce seroit attirer vos larmes ;
Je l'ai fait insensiblement
Cette plainte a pour moi des charmes.
Sans la nuit, on n'eût jamais pu m'arracher de cet endroit : il fallut enfin retourner à l'hôtellerie.
*De Limoges, ce 19 septembre 1663*
Ce serait une belle chose que de voyager, s'il ne se fallait point lever si matin.
(...) La Vienne passe au pied de Châtellerault, et en ce canton elle porte des carpes qui sont petites quand elles n'ont qu'une demi-aune ([^17]). On nous en servit des plus belles, avec des melons que le maître du logis méprisait, et qui me semblèrent excellents. Enfin cette journée se passa avec un plaisir non médiocre ; car nous étions non seulement en pays de connaissance, mais de parenté.
Je trouvai à Châtellerault un Pidoux ([^18]) dont notre hôte avait épousé la belle-sœur. Tous les Pidoux ont du nez, et abondamment. On nous assura de plus qu'ils vivaient longtemps, et que la mort, qui est un accident si commun chez les autres hommes, passait pour prodige parmi ceux de cette lignée. Je serais merveilleusement curieux que la chose fût véritable. Quoi que c'en soit, mon parent de Châtellerault demeure onze heures à cheval sans s'incommoder, bien qu'il passe quatre-vingts ans.
32:910
Ce qu'il a de particulier et que ses parents de Château-Thierry n'ont pas, il aime la chasse et la paume, sait l'Écriture, et compose des livres de controverse ; au reste l'homme le plus gai que vous ayez vu, et qui songe le moins aux affaires, excepté celles de son plaisir. Je crois qu'il s'est marié plus d'une fois ; la femme qu'il a maintenant est bien faite, et a certainement du mérite. Je lui sais bon gré d'une chose, c'est qu'elle cajole son mari, et vit avec lui comme si c'était son galant ; et je sais bon gré d'une chose à son mari, c'est qu'il lui fait encore des enfants. Il y a ainsi d'heureuses vieillesses, à qui les plaisirs, l'amour et les grâces tiennent compagnie jusqu'au bout : il n'y en a guère, mais il y en a et celle-ci en est une. De vous dire quelle est la famille de ce parent, et quel nombre d'enfants il a c'est ce que je n'ai pas remarqué, mon humeur n'étant nullement de m'arrêter à ce petit peuple.
Trop bien me fit-on voir une grande fille, que je considérai volontiers, et à qui la petite vérole a laissé des grâces et en a ôté. C'est dommage : car on dit que jamais fille n'a eu de plus belles espérances que celle-là.
Poitiers est ce qu'on appelle proprement une villace qui, tant de maisons que terres labourables, peut avoir deux ou trois lieues de circuit ; ville mal pavée, pleine d'écoliers, abondante en prêtres et en moines. Il y a en récompense nombre de belles, et l'on y fait l'amour ([^19]) aussi volontiers qu'en lieu de la terre ; c'est de la comtesse que je le sais. J'eus quelque regret de n'y point passer ; vous en pourriez aisément deviner la cause.
33:910
(...) Il ne nous reste de l'heure que pour gagner Chavigny, misérable gîte, et où commencent les mauvais chemins et l'odeur des aulx, deux propriétés qui distinguent le Limousin des autres provinces du monde.
Notre seconde couchée fut Bellac. (...) Votre oncle nous conta qu'étant de la commission des grands jours, il fit le procès à un lieutenant de robe courte de ce lieu-là, pour avoir obligé un gueux à prendre la place d'un criminel condamné à être pendu, moyennant vingt pistoles données à ce gueux et quelque assurance de grâce dont on le leurra. Il se laissa conduire et guinder à la potence fort gaiement, comme un homme qui ne songeoit qu'à ses vingt pistoles, le prévôt lui disant toujours qu'il ne se mît point en peine, et que la grâce alloit arriver. A la fin le pauvre diable s'aperçut de sa sottise ; mais il ne s'en aperçut qu'en faisant le saut, temps mal propre à se repentir et à déclarer qui on est. Le tour est bon, comme vous voyez, et Bellac se peut vanter d'avoir eu un prévôt aussi hardi et aussi pendable qu'il y en ait.
Autant que l'abord de cette ville est fâcheux, autant elle est désagréable ; ses rues vilaines, ses maisons mal accommodées et mal prises. Dispensez-moi, vous qui êtes propre, de vous en rien dire.
(...) M. Jannart se leva devant qu'il fût jour ; mais sa diligence ne servit de rien, car tous nos chevaux étant déferrés, il fallut attendre ; et, pour mes péchés, je vis les rues de Bellac encore une fois. Tandis que je faisais presser le maréchal, M. de Châteauneuf, qui avait entrepris de nous guider ce jour-là, s'informa tant des chemins que cela ne servit pas peu à lui faire prendre les plus longs et les plus mauvais.
34:910
De bonne fortune notre traite n'était pas grande : comme Limoges n'est éloigné de Bellac que d'une petite journée, nous eûmes tout loisir de nous égarer ; de quoi nous nous acquittâmes très bien, et en gens qui ne connaissaient ni la langue ni le pays.
(...) L'évêque de Limoges est un prélat qui a toutes les belles qualités que vous sauriez vous imaginer ; splendide surtout, et qui tient la meilleure table du Limousin ([^20]). Il vit en grand seigneur, et l'est en effet. N'allez pas vous figurer que le reste du diocèse soit malheureux et disgracié du Ciel, comme on se le figure dans nos provinces. Je vous donne les gens de Limoges pour aussi fins et aussi polis que peuple de France : les hommes ont de l'esprit en ce pays-là, et les femmes de la blancheur ; mais leurs coutumes, façon de vivre, occupations, compliments surtout, ne me plaisent point. C'est dommage que \*\*\* n'y ait été mariée ; quant à mon égard,
Ce n'est pas un plaisant séjour
J'y trouve aux mystères d'amour
Peu de savants, force profanes ;
Peu de Philis, beaucoup de Jeannes ;
Peu de muscat de Saint-Mesmin,
Force boisson peu salutaire ;
Beaucoup d'ail et peu de jasmin
Jugez si c'est là mon affaire.
Jean de La Fontaine.
35:910
## NOTES CRITIQUES
### Du nouveau sur Montalembert et sur Ozanam
MONTALEMBERT (1810-1870) est surtout connu comme orateur politique (avec sa célèbre apostrophe aux adversaires de la liberté de l'enseignement, le 16 avril 1844 : « Nous sommes les fils des Croisés, nous ne reculerons pas devant les fils de Voltaire ») ou comme catholique libéral adversaire de Napoléon III (et, à la fin de sa vie, de Pie IX). Qui eût cru qu'il avait tenu de quinze à vingt ans le journal intime le plus romantique qui fût, plein d'élans et de soupirs ? ([^21])
36:910
Car ce jeune Montalembert polyglotte (il traduit Byron à ses amis, apprend le polonais, etc.) a tous les engouements de son temps. Il va aux cours de Guizot et de Cousin, donne son premier article (sur la Suède) à l'un (qui le publie très censuré), aide l'autre à traduire Kant. En 1830, il applaudit à *Robin des Bois* (le *Freischutz* de Weber) et à *Hernani,* il lit et visite Lamartine, Vigny, « décidément le plus aimable et le moins prétentieux de nos génies modernes », Sainte-Beuve, Hugo, moins laudateur du catholicisme que les deux précédents ([^22]), et qui lui raconte sa théorie de l'imprimé remplaçant l'architecture comme mode d'expression (16 juillet) ([^23]). Mais c'est surtout Mme Hugo qu'il voulait voir, il y est parvenu le 19 juin :
« Ciel ! quel désenchantement ; est-ce donc là celle qui a inspiré à son mari et à son ami Sainte-Beuve des vers si délicieux ? Mon Dieu, tout dans cette vie n'est donc que désappointement et misère. Moi qui en étais déjà à demi amoureux rien que de l'entendre chanter dans les vers des poètes que j'aime, j'ai été consterné par son apparence grossière, sa voix rude, son ton commun. Il est vrai qu'elle est grosse \[d'Adèle\], mais c'est égal... »
C'est aussi un journal des amitiés de collégiens et d'étudiants, ferventes comme elles l'étaient dans cette société où la séparation des sexes était stricte, avec épanchements épistolaires et même pacte de Probratimi (II, p. 131), mais ce serait une erreur d'y chercher une homosexualité latente : dès qu'il le peut, le jeune Montalembert court vers les salons s'amouracher de femmes mariées comme de jeunes filles à marier, sans parler des amourettes plus roturières dont nous privent peut-être les coupures pratiquées à coups de ciseaux par la famille après sa mort (on a également perdu ainsi les propos les plus vifs contre Grégoire XVI, et sans doute contre la mère de Montalembert, avec qui celui-ci ne put jamais s'entendre).
37:910
Lors du voyage à Rome avec Lamennais, il s'éprend d'Hedwige, fille du prince Lubomirski, qui chante le soir dans les ruines de Pompéi : « Non ! la Pologne n'est pas encore perdue... » Et il est tout ébaubi d'apprendre qu'on peut tenir pour une mésalliance un mariage avec un Montalembert, fils aîné d'un Pair de France (« M. de Montalembert n'est jamais qu'un journaliste ! » dira la Princesse mère en 1833).
Déjà transparaît le caractère irrésolu de Montalembert. En juillet 1830, il veut tour à tour être magistrat, diplomate, officier dans l'expédition d'Alger, et faire une carrière politique d'aristocrate libéral comme le lui conseille Victor Cousin. En 1826 et 1828, il tenait des propos très gallicans et anti-jésuites ; en une heure, le 5 novembre 1830, Félicité de Lamennais, « un petit homme bossu, mais d'une figure expressive au dernier degré », le retourne. Le 28 juillet 1830, il était au Havre pour embarquer vers Porstmouth, partant visiter l'Irlande ; l'émeute éclate dans la rue contre les ordonnances de Charles X, il hésite, puis continue son voyage, mais le 1^er^ août il change d'avis, revient vers Paris par Douvres et Calais (son père est furieux et le réexpédie outre-Manche).
Ce qui frappe, c'est l'absence de réflexion et de pensée politiques déterminées chez lui. Il s'enflamme comme tout le monde pour les slogans de liberté. Mais point de cervelle ni le moindre raisonnement. « Vive l'anarchie ! » écrit-il même le 26 novembre 1831 parce que les canuts révoltés lui semblent très pieux.
Car lui-même est d'une piété exemplaire. Il prie, communie, se confesse (à l'abbé Busson, qui partira en exil avec Charles X en août 1830 ; ensuite à l'abbé Dupanloup, qu'il connaissait depuis le 1^er^ septembre 1827, puis à Féli) et il compare ses examens de conscience à ceux de son ami Léon, qui l'enthousiasment. Il assiste aux « délicieuses vêpres de la Sorbonne ». Il n'aime rien tant en effet que les « émotions religieuses », sans illusions cependant sur leur profondeur. Le 15 novembre 1833, il rencontre dans son couvent de Paderborn un nouveau saint François, le P. Gossler (1800-1856), protestant converti en 1826 : « une des jouissances religieuses les plus vives de ma vie ».
38:910
Quinze jours plus tard, à Francfort, il éprouve « une émotion délicieuse, de ces émotions que les ouvrages allemands et le Dante peuvent seuls procurer, en lisant la *Vie* du mystique Suso par lui-même ». Mais entre-temps il a beaucoup piétiné dans la boue et les mauvaises auberges allemandes et, lisant la vie de sainte Élisabeth en almanach dans une diligence, il a décidé aussitôt d'aller trouver le spécialiste à Marburg et d'écrire à son tour cette vie. Il le fera.
\*\*\*
Avec le tome IV et dernier des *Lettres de Frédéric Ozanam* ([^24])*,* Mme Christine Franconnet et ses collaborateurs achèvent un monument admirable. L'introduction du volume offre une bonne synthèse du contenu. Il y a beaucoup à glaner dans l'annotation (servie par un bel Index de deux mille patronymes et lieux) sur la société « bien-pensante » du dix-neuvième siècle où évolue Ozanam. Quant aux lettres elles-mêmes (enfin éditées ou complétées pour certaines), elles sont abondantes : une centaine par année de janvier 1850 à août 1853, deux semaines avant que la tuberculose n'emporte, à quarante ans, le cofondateur de la Société Saint-Vincent-de-Paul. A titre de comparaison, on en trouve, dans les bonnes années, une trentaine chez Mme de Sévigné, soixante-dix chez Veuillot, presque deux cents chez Flaubert. La qualité est-elle comparable ? Ozanam est souvent diffus et terne. Mais parfois il s'exprime avec netteté. En avril 1851, approuvant un mandement de son cher archevêque Sibour, il expose clairement son opinion :
Nous rêvons un Constantin qui tout d'un coup et d'un seul effort ramène les peuples au bercail. C'est que nous savons mal l'histoire de Constantin, comment il se fit chrétien précisément parce que le monde était déjà plus qu'à moitié chrétien (...). Les conversions ne se font point par les lois, mais par les mœurs, mais par les consciences qu'il faut assiéger une à une.
39:910
Voyez deux grands exemples, Paris et Genève, deux villes où, de 1830 à 1848, il ne s'est pas fait une loi pour le catholicisme et où le retour des âmes s'est accompli avec une force, avec une persévérance qui étonne tout le monde ([^25]).
On peut citer aussi la célèbre lettre du 16 juin 1852 où il expose sa foi à Charles Hommais :
(...) Tous les peuples ayant une religion, bonne ou mauvaise, la religion est donc un besoin universel (...). Dieu, qui a donné ce besoin, s'est donc engagé à le satisfaire, il y a donc une religion véritable (...). Qui peut douter que le christianisme ne soit souverainement préférable (...) ? Mais il y a trois Églises : la protestante, la grecque et l'Église catholique, c'est-à-dire l'anarchie, le despotisme et l'ordre. Le choix n'est pas difficile (...). Je ne méconnais pas les désordres du Moyen Age, mais je m'assure que la vérité catholique y lutta seule contre le mal et tira de ce chaos les prodiges de vertu et de génie que nous admirons (...). Je crois à la vérité du christianisme donc. S'il y a des objections, je crois qu'elles se résoudront tôt ou tard, je crois même que quelques-unes ne se résoudront jamais, parce que le christianisme traite des rapports du fini avec l'infini et que jamais nous ne comprendrons l'infini ([^26]).
On trouve aussi un registre plus terre à terre dans cette correspondance. Une opinion sur le peuple des États-Unis :
40:910
« Il a réalisé l'idéal politique où tendent, à mon sens, les sociétés modernes (...). Je ne méprise point les *speeches* du Président ni ces processions d'ouvriers qui nous donnent le spectacle de la démocratie calme et disciplinée. Elles valent mieux que nos bandes armées du Cher et de la Nièvre ([^27]) » (22 octobre 1851). Opinion différente sur l'Angleterre, après sa visite de Londres : « Quel mépris du pauvre et quelle haine de l'Église ! On les loue de respecter les lois et ils ne respectent pas l'homme. Il faut être catholique, il faut être fervent, il faut être héroïque dans ce pays-là pour aller voir un indigent et lui tendre la main » (25 octobre 1851). Plusieurs descriptions de la Bretagne au cours d'un autre voyage : « Les hommes, généralement plus beaux que leurs compagnes, avaient le chapeau rond à larges bords (...). La plupart portaient les cheveux longs (...). A l'église, un grand nombre se pressait vers le tombeau de saint Vincent Ferrier. Leur dévotion est d'en faire le tour en priant la tête appuyée contre le marbre. Mais c'est une dévotion intelligente et la vivacité de leur foi apparaît bien au recueillement de leur prière (...). Tout ceci rappelle l'Italie, mais avec moins de grâces et plus de vertus. »
Le volume comporte peu de lettres à des célébrités. Deux mots au jeune Renan (d'érudit à érudit). Une lettre à Lacordaire qui témoigne qu'Ozanam était dans la vie un peu emprunté comme dans ces lettres :
Vous m'avez fait ce matin ([^28]) une question d'ami et j'y ai répondu comme un étranger, comme un homme à qui vous ne donneriez pas l'affectueuse liberté de tout dire. (...) Il est donc vrai que les classiques, puristes de leur métier, ne vous trouvent pas toujours assez sévère dans le choix des expressions. On vous querelle, par exemple, pour cette *certitude translumineuse* que vous avez hasardée quelque part. On critique aussi la hardiesse de certains rapprochements et, dans un sujet sacré, le retour trop fréquent des allusions profanes.
41:910
Mais qu'est-ce que ces pailles au milieu du flot de votre inspiration ? (...) Je trouve d'ailleurs que vous devenez toujours plus rigoureux pour vous-même et que vous secouez toujours davantage ce peu de poussière romantique. Personne, assurément, depuis Bossuet n'a prêché comme vous. S'il vous restait encore quelque chose à faire, ce serait de châtier encore vos conférences en les imprimant...
Romantique. Ozanam applique l'adjectif à Lacordaire. Lui-même le mérite souvent, comme dans ce mouvement du 12 septembre 1852, qui commence sur le mode humoristique :
On aurait vraiment rendu service à cette pauvre Mme Ozanam, comme nous le disions, en me jetant dans le Tibre il y a quelque trente-huit ans, mais puisque mes bons parents ont eu tort de ne point pratiquer la loi romaine, il faut bien que je me résigne à vivre misérable et à faire le souci de mon prochain. Je me console en pensant que tant de sollicitudes, de patience et de dévouement auront leur récompense tôt ou tard. Et puis, pourquoi ne pas l'avouer ? Les plus saintes affections sont encore consacrées par la douleur, *il y a une certaine douceur à souffrir ensemble, et le lien des âmes en devient plus fort.*
Ou encore, le 16 juin précédent :
Quand toute la terre aurait abjuré le Christ, il y a dans l'inexprimable douceur d'une communion et dans les larmes qu'elle fait répandre une puissance de conviction qui me ferait encore embrasser la croix et défier l'incrédulité de toute la terre.
Ajoutons, pour ceux qu'intéressent les luttes publiques, que cette correspondance nous montre Ozanam face à l'installation de l'Empire (Maret lui conseille de prêter serment) et à la montée en puissance dans l'Église de *L'Univers* de Louis Veuillot, dont il désapprouve l'attitude. L'Introduction écrit à propos de l'Empire :
42:910
Certains de ses amis, comme l'abbé Maret, Eugène Rendu, Mgr Sibour, s'y rallieront. Aurait-il fait de même ou aurait-il suivi Lacordaire et Montalembert ? Cette dernière hypothèse semble la plus vraisemblable. On peut rapprocher Ozanam des catholiques libéraux que J. Gadille et J.-M. Mayeur décrivent ainsi : « Tous, qu'ils voient dans les libertés de 89 un fait irréversible ou qu'ils les jugent porteuses de valeurs, ont en commun le refus de l'autorité sans partage, l'attachement aux règles du droit, la méfiance envers un État dont les institutions représentatives et les corps intermédiaires ne limitent pas le pouvoir. Ils récusent l'absolutisme, comme la démocratie autoritaire, et le nationalisme antiparlementaire. »
« Méfiance envers l'État », l'expression convient mieux à Montalembert qu'à Ozanam ou Lacordaire. Certes, Ozanam pousse les hauts cris quand l'État touche à la propriété (comme Montalembert, il semble avoir été plus choqué par le « second coup d'État », la confiscation des biens des Orléans le 22 janvier 1852, que par le premier). Mais il reste jusqu'au bout très fonctionnaire. Et il faut se souvenir qu'il avait fort peu participé au combat pour l'École libre sous la Monarchie de Juillet.
Armand Mathieu.
### Deux œuvres de poésie
C'est avec un sensible regret, et même avec un certain remords que je m'aperçois que j'ai trop tardé à évoquer deux recueils pourtant bien capables d'apporter en une période intellectuellement décevante un dépaysement salutaire.
43:910
La vertu thérapeutique de la vraie poésie, c'est de nous suggérer fortement un retour à l'essentiel, au sens de la destinée retrouvé dans le mystère intérieur. Nous ne saurions échapper aux nécessités du combat journalier mené contre la futilité, la sottise, ou pire encore ; mais parfois on s'y emprisonne. Il est bon de reconquérir le langage digne des valeurs suprêmes, et bien souvent il nous est donné par des poètes ayant déjà accompli un long pèlerinage, en des œuvres nombreuses soutenues par un génie original dépassant le simple talent. René Cousin et Blanche Messis ont été, avec bien d'autres, mes compagnons de route autrefois dans *Points et Contrepoints,* la revue de René Hener ; malgré les différences, il me plaît de les réunir ici aujourd'hui.
J'ai pu apprécier, dans les œuvres précédentes de René Cousin, par exemple dans les deux tomes de prose des *Ondes du Silence,* une recherche passionnée, attentive à tous les thèmes offerts par les lectures, les voyages, les œuvres d'art, les anecdotes et spectacles fortuits de l'existence. En somme, une part de l'héritage de Montaigne, un esprit indépendant, accueillant à Raspail et Ciry aussi bien qu'à Thomas Mann ou Jünger. Mais dans ce labyrinthe inlassablement repris et redessiné, on voit constamment surgir la notation poétique, la vision soudaine, suggestive, d'une vivacité printanière.
*L'Hymne à la Nuit,* s'il s'inscrit aussi dans la méditation de la destinée, l'intériorise encore davantage dans la concentration poétique, et ces vingt poèmes consacrés à l'approfondissement de l'âme obscure rappellent par la densité de la forme un style propre aux révélations oraculaires. Huit vers défroissent une situation psychologique, cinq vers ensuite suggèrent une interrogation, un souhait, un élan. Si la nuit garde sa puissance d'inquiétude, elle n'est point d'une étouffante opacité : la quête entreprise trouve ses symboles imagés, parfois ses lumières, au moins ses résonances, ses silhouettes : « Proche de nous --- L'abîme constellé se creuse ; --- Aux chevelures des saules, --- On dirait que toute ombre se plaît à satisfaire --- Celles des hommes, --- Des choses --- Et des Bêtes. --- Serait-il temps --- De n'être qu'apparence, --- Sinon conscience de l'univers ; --- Si vive est la brûlure --- Qui vient de toi, ô nuit ! » Ou encore : « Ainsi, aux douze coups de la mi-nuit --- D'ombres et de clartés --- S'alanguit toute vie ; --- Et l'Homme vagabonde --- Sur sa couche funèbre --- Où l'airain l'associe --- A ses rêves illusoires... » On est tenté de rapprocher l'inspiration du thème de la Nuit chez les mystiques ; pouvons-nous trouver un appel à la transcendance dans le poème IX : « ...Ce qui existe en nous --- Ne serait-il visible --- Qu'au tréfonds d'une grâce ? »
44:910
Le même poème se clôt sur le souhait d'un « ultime cri d'amour » ! Je craindrais de forcer la pensée de René Cousin, mais on peut au moins donner à *L'Hymne à la Nuit* le qualificatif de « mystique » au sens général et primitif d'une initiation.
La pensée de Blanche Messis est empreinte d'un spiritualisme chrétien nettement affirmé. Elle déclare que *A l'Étoile du Soir* sera sa dernière œuvre ; nous parlerions de « testament spirituel » si l'expression n'avait quelque chose d'austère, de solennel, d'autoritaire et d'empesé, qui donnerait une idée bien fausse du recueil. Certes la première partie, « Autour de la gerbière », est souvent adressée à la jeunesse, maints poèmes sont dédiés à des jeunes filles ou jeunes femmes ; mais le ton reste vif et varié, plaisant et parfois comique. Le poème liminaire prend pour symbole les grains de blé tombés autour de la gerbière, nourriture des moineaux, des souris et même d'un étourneau... Point de didactisme au sens ordinaire, mais le souci d'ouvrir un accès à un monde poétique varié prometteur d'espérance ; l'auteur use de l'apologue, de l'épigramme, de la fable aux symboles animaux, comme ce vol de hannetons représentant les angoisses foisonnantes de l'insomnie. Les élans supérieurs du lyrisme gardent l'imprévu de la légèreté, dans « Fortune » par exemple : « Ma fortune est dans les nuages --- Au pays où les vents sont rois ; --- Avec elle mon cœur voyage ; --- Les routes là-haut sont à moi. » Et ces routes mènent le poète, « avec l'escorte des Rois Mages », aux visions de palais crépusculaires et de splendeurs cosmiques. L'enseignement essentiel, c'est que la joie demeure ; et en un temps décevant, on salue « une aube d'espoir sur les temps radieux ». « Horoscope » s'adresse à un personnage symbolique de la destinée : « Sculpteur, voici ton marbre. Et voici tes étoiles. --- Voici tes instruments, voici ta volonté. » Un Ange entend la prière du navigateur inquiet déjà près du port ; les silences de la terre et de l'amour promettent « la parole d'éveil » ; on n'échappe point à la peur, mais il faut concilier « l'avenir de l'aurore et la nuit du mystère ». Nous parvenons ainsi à la deuxième partie, « De cendre et d'or » où l'aurore sacrée domine et rayonne ; la lecture seule permettra d'en apprécier la richesse. Les splendeurs de la création offrent un trésor inépuisable de symboles. Le lyrisme y revêt en général une forme plus ample, sauf en quelques « chansons », comme la « Chanson de La Fontaine » et la « Chanson du Royaume », où le rythme plus court m'a fait songer à Marie Noël. La poésie orchestre une méditation mystique, établie sur un dialogue intérieur : « Temple ou tombeau ? Qui donc es-tu pour la lumière --- Qui veille en toi ? ... »
45:910
Un « Envoi » résume le sens et l'intention du recueil : « L'archer, sûr de son cœur, de sa flèche et du but, --- Tire ; et la flèche vibre et chante sur la cible. --- Ainsi je vous envoie, onde heureuse et paisible, --- En message d'amour soudainement perçu --- Par l'enfant ou l'ami dans son être invisible. »
Jean-Baptiste Morvan.
René COUSIN : *Hymne à la Nuit.* Éditions Gerbert-Aurihac.
Blanche MESSIS : *A l'Étoile du Soir.* Impressions Gerbert-Aurillac.
46:910
### Analyse du consensus
par Rémi Fontaine
*De la société de pensée à la société politico-médiatique : c'est-à-dire du mythe de la volonté générale à l'idéologie du consensus.*
Le mythe de la volonté générale, mythe fondateur de la démocratie moderne, né de la rêverie du Contrat social, cherche toujours à s'incarner dans la société. Artificiellement. Révolutionnairement.
47:910
C'est le phénomène de la *société de pensée* dont le mécanisme va se préciser et s'étendre toujours plus en filigrane et au détriment des corps intermédiaires, des sociétés, des médiations et des hiérarchies naturelles.
La société de pensée, c'est le lieu et le milieu idoines de la volonté générale. François Furet, dans son livre *Penser la Révolution* (Gallimard), résume bien la pensée d'Augustin Cochin :
« *La société de pensée est caractérisée, pour chacun de ses membres, par le seul rapport aux idées, et c'est en quoi elle préfigure le fonctionnement de la démocratie. Car la démocratie égalise aussi les individus dans un droit abstrait qui suffit à les constituer : la citoyenneté, qui comporte et définit pour chacun sa part de la souveraineté populaire.* »
La démocratie moderne tire son modèle de ces sociétés créées arbitrairement par la pensée à la différence des sociétés créées selon la nature : ces cercles et sociétés littéraires ou philosophiques, loges maçonniques, académies, clubs patriotiques ou culturels, dont Cochin analyse précisément la funeste logique qui, à l'instar de l'idéalisme, va de l'idée à la réalité, de la pensée à l'être, selon une démarche subversive de l'intelligence.
« *Le but de la société de pensée,* continue Furet, *n'est ni d'agir, ni de déléguer, ni de "représenter" c'est d'opiner : c'est de dégager d'entre ses membres, et de la discussion, une opinion commune, un consensus, qui sera exprimé, proposé, défendu... C'est un instrument qui sert à fabriquer de l'opinion unanime, indépendamment du contenu de cette unanimité.* »
48:910
La vocation de cette « *vérité socialisée* »*,* sortie de la chimie des assemblées et devenue légitime en fonction de son caractère « démocratique », est de s'étendre au corps social tout entier comme principe d'unification. Mais un principe fondé, non plus sur le bien commun objectif, mais sur l'opinion commune arbitraire, « *la nouvelle reine du monde* »*,* comme dit Voltaire.
« *Tandis que dans le monde réel le juge de toute pensée est l'épreuve, et son but l'effet, dans ce monde-là le juge est l'opinion des autres, et le but leur aveu*, explique Augustin Cochin. *Et le moyen est d'exprimer, de parler, comme il est ailleurs de réaliser, d'œuvrer... C'est l'opinion qui fait l'être. Est réel ce que les autres voient, vrai ce qu'ils disent, bien ce qu'ils approuvent. Ainsi l'ordre naturel est renversé : l'opinion est ici cause et non, comme dans la vie réelle, effet. Paraître tient lieu d'être, dire, de faire... *»
La société de pensée de type « philosophique » constitue sans aucun doute pour Cochin la matrice d'un nouveau rapport politique, qui est l'innovation principale de la Révolution :
« *Dans le consensus des loges, des cercles et des musées,* écrit Furet, *on peut déjà voir se dessiner la volonté générale de Rousseau, cette part imprescriptible qui n'est pas réductible à ses intérêts particuliers, "cet acte pur de l'entendement qui raisonne dans le silence des passions sur ce que l'homme peut exiger de son semblable et sur ce que son semblable est en droit d'exiger de lui"* »
En résumé, la Révolution est l'extension du consensus des sociétés de pensée à la société tout court pour dégager la volonté générale. Par la manipulation du corps social et la conquête du pouvoir, avec toutes les impostures et les violences propres aux méthodes révolutionnaires.
49:910
Car on ne passe pas ainsi de l'idéologie au réel, du pouvoir idéologique au pouvoir politique sans le terrorisme (intellectuel ou physique) d'un petit nombre :
« *De l'idéologie à la politique, on passe de la société de pensée à son cercle intérieur : il y a dans tout pouvoir démocratique "pur" une oligarchie cachée, à la fois contraire à ses principes et indispensable à son fonctionnement* » (Furet).
\*\*\*
Ce bref rappel de l'agir des sociétés de pensée nous permet de saisir comment la société médiatico-politique constitue aujourd'hui un achèvement très sophistiqué de cette *praxis.* Une sorte d'archétype platonicien -- bien terrestre cependant ! -- auquel participent toutes les sociétés de pensée. La télévision (assumant les autres médias) devient en effet leur voix officielle, l'instrument magique de leur volonté de puissance, le lieu par excellence de l'opinion dominante (unanime), le sanhédrin du consensus. Elle est aussi à la société de pensée ce que l'imprimerie est à l'écriture : un vecteur décuplant spectaculairement son efficience.
Après la société de pensée, la société politico-médiatique est ainsi devenue « l'âme » de la démocratie moderne. Le discours politique s'adapte de plus en plus au discours télévisuel. La télévision demeure pour ainsi dire la seule *médiation* autorisée entre les individus et le pouvoir politique.
50:910
Producteurs, présentateurs, interprètes et commentateurs de l'actualité imposent « l'événement » grossi à la loupe de leurs caméras et créent à son propos le *consensus* auquel est censé se rallier l'homme politique.
Exemple : les médias se saisissent du sort des enfants de Somalie, et voilà l'ONU (les États-Unis) amenée à faire débarquer des dizaines de milliers de Casques bleus sur une plage pour une mission dont on a vu l'efficacité politique !
Assurément, la dictature des médias transforme la nature du débat et de l'homme politiques. Ce dernier devient le plus souvent un instrument dans la main du microcosme médiatique. Les campagnes électorales truffées de sondages -- instrument majeur et auxiliaire du pouvoir des médias -- manifestent jusqu'à la caricature cette dépendance des candidats à l'égard de « l'opinion \[dite\] publique ».
\*\*\*
Auteur de l'ouvrage *Les médias pensent comme moi,* François Brune décrit assez bien le phénomène dans un article du *Monde diplomatique :*
« Il faut rallier "l'opinion" comme on adhère au Top 50. "Au fond, vous pensez que" ; dit-on à un public dont une courte majorité "a pensé que".
Ou encore : "Les Français estiment que". Coup de force sémantique, chaque jour, la minorité est enrégimentée contre son gré dans ce qui est présenté comme le choix de tous. Les uns basculent dans le suivisme ; les autres s'enferment dans le silence. »
51:910
Dans le même article, il dénonce précisément ce sophisme de l'idéologie politico-médiatique dont nos responsables ne cessent d'abuser :
« *L'intimidation majoritaire* vient définitivement réduire au silence les récalcitrants (...). Chaque jour ce procédé est utilisé dans le but de faire taire ceux qui ne veulent pas opiner comme tout le monde. La plupart des sondages sont commandés ou commentés par des payeurs qui veulent dégager (artificiellement) des opinions majoritaires, pour rallier les indécis, les isolés. La télévision en amplifie les résultats ; ceux-ci sont ensuite brandis devant les hommes politiques et devant les citoyens comme étant la *vox populi.* Une fantastique rhétorique d'intimidation feint d'inventer un suffrage universel pour couvrir la parole réelle du peuple (...). L'idéologie du consensus va de pair avec l'intimidation majoritaire. »
Pour être exact, il faudrait dire que cette intimidation majoritaire est en fait l'intimidation d'une minorité agissante dont le but est de faire croire qu'elle est représentative de « l'opinion de tous ». C'est ce qu'Augustin Cochin appelle la « *machine* » cachée dans l'ombre du « *peuple* » ou le « *cercle intérieur* » de la société ou de l'organisation qui préfabrique le consensus et en monopolise l'exploitation.
« *Oligarchie anonyme, compagnie d'hommes obscurs, médiocres, successifs, interchangeables. Brissot, Danton, Robespierre sont plus des produits jacobins que des leaders jacobins,* explique Furet. *Ils ne sont que les instruments provisoires des différentes phases historiques à travers lesquelles la machine* \[nous dirions aujourd'hui : l'appareil\]
52:910
*assure sa prépondérance, et sans liberté d'en influencer le cours* (*...*)*. Les "tireurs de ficelles" ne sont que des rouages, et les manipulateurs des manipulés, prisonniers de la logique du système.* »
Pareillement en va-t-il de la société politico-médiatique et de ses vedettes du moment tout aussi « obscures, médiocres, successives et interchangeables ». Et comment ne pas reconnaître dans les lignes de François Brune la société de pensée telle que la décrit Cochin :
« *C'est ainsi que sans talent, sans risque, sans intrigue dangereuse et grossière, par la seule vertu de son union, la petite cité* \[des loges, des clubs... des médias\] *fait parler à son gré l'opinion de la grande, y décide des réputations et fait applaudir, s'ils sont à elle, d'ennuyeux auteurs et de mauvais livres... *»
Par une fantastique rhétorique d'intimidation, on couvre en effet la parole réelle du peuple :
« A côté du peuple réel qui ne pouvait répondre, il y en avait un autre qui parla et députa pour lui -- le peuple peu nombreux sans doute, mais bien uni et partout répandu des sociétés, philanthropiques... » (Cochin)
Dépossédé de ses responsabilités, de son appréhension du concret quotidien, bref de son bon sens, le pays *réel* ne vit plus que *par procuration*, à travers le mythe de l' « opinion souveraine » que lui assène le *pays officiel* de la télévision avec ses prêtres-interprètes, ses plateaux choisis, ses sondages et ses montages manipulés, son imposture de l'Audimat...
53:910
L'idéologie du spectacle vient servir merveilleusement l'idéologie du consensus pour faire semblant de représenter le réel et transformer le peuple en public et le citoyen en spectateur passif. C'est le principe de la publicité (mensongère) qui apprend à ne juger du produit que par l'image et le spectacle du produit. On ne juge maintenant du monde qu'à travers le spectacle préfabriqué que la télévision nous présente du monde. La « *machine* » de Cochin pourrait aussi bien s'appeler aujourd'hui Big Brother. Avec l'aliénation que cela suppose :
« *Un peuple a pris la place du peuple, qui est plus étranger à ses instincts, à ses intérêts et à son gène, que les Anglais d'York ou les Prussiens de Brunswick. Quelle merveille dès lors que la législation, faite à la mesure de l'un, soit pour l'autre une camisole de force, -- que le bonheur de l'un soit la terreur de l'autre -- que les lois nécessaires pour l'un soient impossibles pour l'autre ?* » (Cochin)
\*\*\*
Demeure ce nouveau « *type de socialisation, fondé sur la communion idéologique, et manipulé par des appareils* » (Furet) inauguré par la Révolution. C'est la production par la fiction de la démocratie religieuse : « *l'émancipation du social par rapport à toute justification transcendante et la substitution finale du social au transcendant, comme principe de pensée* » (Furet). Ce que Cochin nomme la « pensée socialisée », convaincu que le *Contrat social* de Rousseau n'est pas un traité de politique mais un traité de théologie, « contrefaçon de la théologie catholique », véritable « catholicisme inversé ».
54:910
« *A cette divinité de remplacement,* explique Furet, *Cochin retourne la critique de Feuerbach à propos de la religion : il y a pour lui aliénation de l'individu réel dans et par la démocratie, comme chez Feuerbach dans et par la religion.* » C'est l'annexion de l'ontologie par le social, le « *retournement final d'une métaphysique sans Dieu* »*.*
Nous sommes en plein dedans. La société politico-médiatique asservit la société réelle : elle neutralise ses corps intermédiaires pour constituer artificiellement et structurellement un corps et un esprit politiques, une « volonté générale », un interlocuteur mythique du pouvoir. Elle entretient un personnel spécialisé dans cette politique-fiction. En superposition du pays réel contraint au silence, il y a le « peuple d'électeurs-spectateurs », société abstraite d'individus égaux, dont il faut absolument tirer un consensus sans considération des réalités : « Écartons tous les faits car ils ne touchent pas la question » (Rousseau).
Rémi Fontaine.
55:910
### La Toussaint
*et le bonheur des hommes*
JADIS une curieuse légende circulait dans les tribus indiennes de l'Amazonie centrale, selon laquelle un certain jour de l'année qu'on appelait le Jour du Bonheur, les esprits des défunts descendaient sur la terre, pour se mêler à la vie des hommes, partager leurs soucis et les réconforter. Ce jour-là, disait-on, le grand Esprit donnait au jour une lumière plus belle, le firmament était d'un bleu plus pur, l'air était plus doux et il fallait éviter de tuer fût-ce un animal.
56:910
Le devoir d'hospitalité s'imposait à tous, le soleil se couchait plus tardivement et la nuit descendait lentement sur la vie et le bonheur des humains. Le lendemain, les jours recommençaient leur cours habituel.
On remarque que toutes les mythologies anciennes comportent une certaine idée de l'amitié entre les dieux et les hommes. Il est toujours émouvant d'observer dans les égarements du paganisme un pressentiment des promesses divines, à moins qu'il ne s'agisse là des restes d'une tradition adamique où percerait une nostalgie tenace du paradis perdu. De toute façon l'homme sera toujours tourmenté par une soif insatiable de bonheur, et derrière nos pauvres images du bonheur se profile le visage paternel de Dieu. Saint Augustin l'a dit avec des accents inoubliables :
« Vous chercher, Seigneur, c'est chercher la vie bienheureuse. Oh ! que je vous cherche pour que mon âme vive... Mais n'est-ce pas cette vie bienheureuse après laquelle tous les hommes soupirent et que nul ne dédaigne ? Où l'ont-ils connue, pour la désirer ainsi ? Où l'ont-ils vue pour l'aimer ? ... Quelle est cette notion dans l'homme ? Je ne sais. Réside-t-elle dans la mémoire ? C'est le problème qui m'intéresse ; car alors il faut que nous ayons été autrefois heureux... Trouvez un mot compris de tous, pour leur demander s'ils veulent être heureux : oui, répondront-ils sans hésiter. Ce qui serait impossible si ce nom n'exprimait une réalité conservée dans la mémoire. » (*Les Confessions,* Livre X, chapitre 20).
Mais cette grande aspiration au bonheur, quelle réponse lui donner ? Que nous dit la Révélation ? Car ce ne sont pas nos intuitions personnelles ni les raisonnements de l'esprit qui comptent ; c'est l'autorité des Écritures, c'est la lumière de la Tradition.
57:910
C'est, rassemblant tout de sa main auguste par une connexion imbrisable, l'immuable et sainte Liturgie, expression même du Magistère, disait Dom Guéranger, à son plus haut degré de puissance et de solennité.
Quand je récite le Credo, je dis : « Je crois à la sainte Église catholique, à la communion des saints, à la résurrection de la chair, à la vie éternelle. » Ce que j'aperçois tout de suite, c'est le lien entre Église, vie éternelle et communion des saints. Et je me demande, en ce mois de novembre, où la liturgie nous parle de l'au-delà, si la Béatitude promise dans l'éternité ne commencerait pas ici-bas par la communion des saints.
Il ne s'agit plus de légende, ni d'une descente furtive des esprits pour consoler les vivants, mais d'une immense famille d'amour dont les membres, rattachés à la Tête comme les parties d'un corps vivent, s'animent, se parlent, se communiquent de doux secrets, vivifiés par l'Esprit même de Dieu. Et cette grande famille d'anges et de saints rassemblée autour de Dieu telle que la représente l'Apocalypse, les 24 vieillards jetant leur couronne devant le trône de l'Agneau, cette foule immense a un nom, c'est l'Église triomphante ; elle est l'objet d'une fête : la Toussaint ; elle fut au temps de l'Église primitive la grande vision qui enchantait le regard des confesseurs et des martyrs, non comme un spectacle lointain mais comme une confidence, un secret de famille, une promesse déjà mystérieusement réalisée. La Communion des Saints, c'est la charité liant les frères ensemble dans une union si étroite qu'elle les fait chanter par avance le cantique des élus et que leur liturgie terrestre devient l'ombre translucide de la liturgie du ciel. L'espérance qui soulevait les anciens revêtait un caractère social : le bonheur qui les attendait était celui d'une patrie, d'une cité harmonieuse, d'une communauté de destins, jamais une réussite solitaire.
58:910
La personne n'était pas noyée, elle était intégrée. Mais cette intégration était si forte qu'elle allait jusqu'à réaliser une merveilleuse réversibilité des mérites. Il n'y a que le christianisme où ce miracle de pouvoir mériter les uns pour les autres soit possible.
Comment l'expliquer ? Saint Thomas indique deux voies selon lesquelles les biens spirituels sont réversibles : d'abord par la nature même de l'amour spirituel que le Saint-Esprit répand dans les cœurs et que Journet appelle l'*interdiffusibilité de la charité *; ensuite par l'intention de l'âme priant et souffrant pour obtenir la conversion d'un être cher. Ainsi Augustin pleuré et converti par sa mère fut-il appelé par saint Ambroise « le fils de tant de larmes » : *Non peribit filius tantarum lacrymarum.* Ce dogme de la Communion des Saints est le plus aimé, le plus populaire, je dirais le plus enchanteur de tous les dogmes chrétiens. La vie des saints foisonne de faits illustrant le mystère de l'union des fidèles à Jésus-Christ et par lui des fidèles entre eux, depuis Étienne priant pour Saul qui gardait les habits des lapideurs, méritant sa conversion, jusqu'à Jeanne de Domrémy dialoguant pendant cinq ans avec ses Voix, et toutes les apparitions d'anges qui émaillent la vie des saints. Pensons à ce monument de Chrétienté qu'est *Polyeucte,* où Pauline après avoir longtemps résisté à la Grâce déclare à Félix :
*Mon époux en mourant m'a laissé ses lumières ;*
*Son sang dont tes bourreaux viennent de me couvrir,*
*M'a dessillé les yeux et me les vient d'ouvrir,*
*Je vois, je sais, je crois, je suis désabusée*
*De ce bienheureux sang tu me vois baptisée.*
59:910
Et voici comment Péguy exprime cette mystérieuse suspension des pécheurs aux saints :
« Celui qui ne donne pas la main, c'est celui-là qui n'est pas chrétien... Le pécheur tend la main au saint, donne la main au saint, puisque le saint donne la main au pécheur. Et tous ensemble, l'un par l'autre, l'un tirant l'autre, ils remontent jusqu'à Jésus, ils font une chaîne qui remonte jusqu'à Jésus, une chaîne aux doigts indéliables. Celui qui n'est pas chrétien, celui qui n'a aucune compétence en christianisme, en chrétienté, en matière de chrétienté, c'est celui qui ne donne pas la main. » (*Un nouveau théologien*)
La Communion des Saints est le principe de l'amitié chrétienne.
La réversibilité des mérites s'accompagne d'un autre aspect qui achève de donner toute sa beauté à la Communion des Saints. C'est son caractère de transparence. Arrêtons-nous quelque peu sur cette notion afin de mieux saisir dans la lumière de la foi le principe même de la joie chrétienne. Remarquons d'abord que dans l'éternité la béatitude *essentielle* de l'âme lui viendra de la vision béatifique ; tandis que la vision des âmes rachetées et des corps transfigurés sera la source d'une béatitude *accidentelle.* Comment cela, sinon parce que le regard de l'âme posé sur les êtres célestes ne trouvera plus aucune résistance, aucune opacité qui lui fasse obstacle. Par la transparence de son vêtement de gloire, l'Église sera dans l'éternité une source d'admiration sans fin et le fondement d'une exquise béatitude de la part de chacun des élus.
Ensuite on pourra considérer le privilège de la transparence chez les âmes saintes encore pérégrines sur terre, soit par un effet miraculeux (le paysan devant le curé d'Ars en extase : *J'ai vu Dieu dans un homme*), soit par un effort volontaire du regard cherchant à percer les apparences et à communiquer par la force de l'amour avec les régions de l'âme habitée par la grâce.
60:910
Seul un regard baignant dans la lumière de la vie théologale y parvient. Heureux, trois fois heureux alors les êtres qui, loin de se scandaliser de la pauvreté d'une Église terrestre continuellement rongée par les principes du mal, nourrissent un amour assez pur et assez lucide pour apercevoir, au-delà de son vêtement humain souillé par le péché et par l'usure du temps, la splendeur adorable de son cœur habité par la gloire.
Allons plus loin : croyant franchies les frontières de l'invisible, combien tombent dans le piège de confondre la réussite avec la grandeur ! Peut-être que pour nous dévoiler son essence, les gloires humaines de l'Église sont plus trompeuses que sa déchéance. Ainsi peut-on penser que tout l'univers de l'art et de la culture chrétienne, l'héroïsme missionnaire, l'élévation des cathédrales, les liturgies les plus somptueuses, les prouesses de la science et de la technique et toute la beauté éparse des créatures dans le monde ne sont finalement qu'un voile immense derrière lequel se cache (et se révèle) l'excellence de l'action divine. C'est ce qu'exprime à sa manière le psaume 44 quand il dit que la robe de l'Épouse est tissée d'or mais que toute sa beauté est à l'intérieur. C'est donc dans le secret de la vie intérieure que tout se découvre les progrès de l'âme et ses douloureuses purifications, l'union au Christ, l'amitié des saints, la protection des anges, l'espérance du Royaume et déjà, malgré tant de traverses et d'épreuves, la douce et mystérieuse tendresse de Dieu.
**†** Fr. Gérard osb,
Abbé de Sainte-Madeleine.
61:910
## DOCUMENTS
### Un train d'enfer
*Un article de Marc Dem, dans* « *Iota unum* » (*la lettre de Marc Dem, hebdomadaire, boîte postale 52 à 78101 Saint-Germain-en Laye*)*, numéro 306 du 9 septembre*
Une abondante jeunesse occupait, le 29 août, la place Saint-Pierre, où l'on chantait au rythme du rock. Ce n'étaient pas 16 000 enfants de chœur, mais 16 000 « servants et servantes d'autel », venus à l'audience spéciale du Pape qui couronnait leur « rassemblement européen ». Beaucoup ne sont plus des enfants, beaucoup sont des jeunes filles.
Il y a deux ans, un prélat italien, l'archevêque de Trente, pouvait encore partir en guerre contre les filles enfants de chœur. Dans une paroisse où il était en visite pastorale, des fillettes s'étaient fait couper les cheveux afin de passer pour des garçons. Mais un peu plus d'un an après, le 15 mars 1994, la Congrégation pour le Culte divin adressait aux conférences épiscopales une lettre autorisant les filles à l'autel. Aujourd'hui, la cérémonie de la place Saint-Pierre montre que cette pratique est devenue naturelle et courante. Les choses vont à un train d'enfer.
62:910
Le 3 septembre, Jean-Paul II parlait, à l'angélus de midi, de la participation des femmes « *sans aucune discrimination* » à la vie de l'Église, et ajoutait :
« *Je pense, par exemple, à l'enseignement théologique, aux formes admises de ministère liturgique, y compris le service à l'autel, etc.. *»
L'an dernier encore, en Allemagne, le président du *Bund der Kirchensteuerzahler,* sorte de comité des contribuables payant les impôts d'Église, pouvait crier au scandale, la Fraternité Saint-Pie X publier un communiqué rappelant que la présence de jeunes filles ou de femmes dans le sanctuaire pour y exercer des fonctions liturgiques était « *absolument contraire à la Sainte Écriture, à vingt siècles de tradition catholique, à la pratique universelle de l'Église tant à l'Est qu'à l'Ouest* »* *; des canonistes pouvaient signaler que la lettre de la Congrégation était en opposition avec le Droit canonique, pourtant refondu il n'y a pas douze ans. Les événements ont suivi leur cours, selon les quatre phases devenues habituelles :
● réaffirmer la règle ;
● la laisser transgresser ;
● accepter la transgression et l'autoriser par un document officiel ;
● la nouvelle pratique devient alors la règle et prend un tour obligatoire.
Il en a été ainsi, depuis Vatican II, pour le latin, pour le grégorien, pour l'habit ecclésiastique, pour la distribution de la communion, pour la communion dans la main, etc.
Il est vrai que le service de l'autel n'est plus ce qu'il était, quand ce ne serait que parce qu'il n'y a plus d'autel. Le chœur est fréquenté dans beaucoup d'églises par tout le monde ; on y a même souvent installé les fonts baptismaux. Les fidèles sont invités à entourer la table du Seigneur et l'espace réservé du sanctuaire n'existe plus. Quel est donc le rôle des « servants et servantes d'autel » ? Leur responsable en France expliquait à *La Croix* qu' « *ils ne sont pas là pour tenir une burette* »*.* « *Ce qui nous intéresse, c'est la formation que l'on peut leur apporter pour structurer leur foi.* » « *La liturgie est un très bon moyen de réunir des jeunes d'horizons différents.* » Pour le père Gueguen, ces jeunes qui ne sont plus forcément des enfants « *choisissent cet engagement car ils ont besoin de s'exprimer dans une liturgie. De ne pas demeurer passifs et de découvrir le mystère de la messe* »*.*
63:910
Le 3 septembre, le Pape excluait des nombreux emplois féminins créés dans l'Église « les tâches proprement sacerdotales ». La règle, sur ce point, est une fois de plus réaffirmée. Mais il sera de plus en plus difficile de dire non aux femmes, qui auront pris l'habitude de « s'exprimer dans une liturgie ». C'est la conclusion qu'on entend exprimer de plus en plus chez les suffragettes du sacerdoce.
\[*Fin de la reproduction d'un article de Marc Dem dans le numéro 306 du 9 septembre 1995 de* Iota unum.\]
64:910
### L'interdit de Paul VI
Au mois de septembre le numéro 23 de *La Nef* a publié une très belle conférence du cardinal Stickler, ancien préfet des archives et de la bibliothèque du Vatican : « *Les bienfaits de la messe tridentine* »*.* Au milieu de cette conférence figure toutefois un encadré qui risque d'être équivoque. Le voici en son entier :
Le Pape Paul VI a-t-il vraiment interdit l'ancienne messe ?
Cardinal Stickler. -- La réponse donnée par huit \[des neuf cardinaux réunis par Jean-Paul II en 1986 sur cette question\] était que, non, la messe de saint Pie V n'a jamais été supprimée. (...) Il y eut une autre question, fort intéressante : « Un évêque peut-il interdire de nos jours à un prêtre en situation régulière de célébrer une messe tridentine ? » Les neuf cardinaux ont été *unanimes* pour dire qu'aucun évêque n'avait le droit d'*interdire* à un prêtre catholique de dire la messe tridentine. Il n'y a aucune interdiction officielle, et je pense que le Pape ne décrétera aucune interdiction officielle.
(*Extrait de l'entretien avec le cardinal Stickler publié dans* The Latin Mass.)
Le lecteur insuffisamment attentif risquera de ne pas remarquer que la réponse des cardinaux ne répond pas (ou en tout cas, pas explicitement) à la question au-dessous de laquelle elle est placée.
65:910
La réponse est que la messe \[dite\] de saint Pie V n'a jamais été supprimée ; et qu'aucun évêque n'a le droit d'interdire sa célébration.
Mais le fait demeure que le pape Paul VI l'a déclarée interdite dans son discours consistorial du 24 mai 1976 :
« C'est au nom de la Tradition elle-même que nous demandons à tous nos fils et à toutes les communautés catholiques de célébrer avec dignité et ferveur les rites de la liturgie rénovée. L'adoption du Nouvel Ordo Mime n'est certainement pas laissée à la libre décision des prêtres ou des fidèles. L'instruction du 14 juin 1971 a prévu que la célébration de la messe selon le rite ancien serait permise, avec l'autorisation de l'Ordinaire, seulement aux prêtres âgés ou malades qui célèbrent sans assistance. Le nouvel Ordo a été promulgué pour prendre la place de l'ancien (...). La même prompte soumission, nous l'ordonnons au nom de la même autorité suprême qui nous vient du Christ, à toutes les autres réformes liturgiques, etc. » ([^29])
Rendre obligatoire le nouveau rite, c'est équivalemment interdire l'ancien.
Ce qui est confirmé par la précision selon laquelle le « rite ancien » est permis *seulement* aux messes sans assistance célébrées *seulement* par des prêtres âgés ou infirmes.
Jusqu'à ce discours consistorial du 24 mai 1976 on avait beaucoup dit que la messe « tridentine » avait été interdite ou abolie par le pape ; et le pape Paul VI avait laissé dire, mais n'avait rien dit lui-même ; c'est pourquoi, quelques années plus tôt, ma lettre à Paul VI de 1972 s'exprimait ainsi ([^30])
« ...*Rendez-nous la messe catholique traditionnelle, latine et grégorienne selon le Missel romain de saint Pie V. Vous, laissez dire que vous l'auriez interdite. Mais aucun pontife ne pourrait, sans abus de pouvoir, frapper d'interdiction le rite millénaire de l'Église catholique, canonisé* ([^31]) *par le concile de Trente.*
66:910
*L'obéissance à Dieu et à l'Église serait de résister à un tel abus de pouvoir, s'il s'était effectivement produit, et non pas de le subir en silence. *»
Le 24 mai 1976, le pape Paul VI en vint à déclarer lui-même le rite ancien supprimé par voie de *remplacement*.
On peut estimer que ce discours consistorial, tout en exprimant indiscutablement une intention, n'avait pas la forme requise pour décréter validement une obligation ou une interdiction.
On peut estimer aussi qu'aucun évêque, comme disent à l'unanimité les neuf cardinaux de 1986 (et pas même l'évêque de Rome, comme ils évitent de le préciser), n'a le droit d'interdire la messe traditionnelle. -- J.M.
67:910
### Le Japonais anonyme du « Figaro »
par Jean Madiran
On ne saura jamais son nom. Le *Figaro* lui-même ne l'a pas su, semble-t-il, ou ne l'a pas noté, et l'a oublié. Mais il valait le voyage, pour recueillir de sa bouche et rapporter en Europe une sentence de moins de vingt mots, d'une définitive densité, mise en valeur et encadrée sur deux colonnes dans le numéro du samedi 5 août :
« *La porte d'Auschwitz et le dôme de Hiroshima, c'est peut-être ce qui restera pour symboliser le vingtième siècle.* »
68:910
Ce vingtième siècle -- au bout duquel nous voici ! -- nous en sommes aux tristes aboutissements. Il aura été un siècle funèbre. Qu'on ne nous dise pas qu'il aura eu ses héros et ses saints : ils ont été recouverts par ses fausses gloires de surface ; mais il aura été surtout le siècle d'une décadence profonde ; générale ; emprisonnante comme un cauchemar dont on n'arrive pas à sortir ; et même une décomposition plutôt qu'une décadence, mais pourquoi ? Eh bien c'est justement le *pourquoi* que l'on ne veut pas voir, ou plus exactement que l'on ne risque pas d'apercevoir tant que les regards restent amoureusement tournés en direction de l'avenir de « la démocratie » et de ses annexes, des processus que l'on croit et des forces que l'on dit « de progrès », et du consensus de la modernité. Quelque diversion, quelque divertissement que l'on imagine dans ce genre-là, il reste de toute façon la tristesse ; la déception ; le désespoir caché. Pour « symboliser » ce vingtième siècle qui va finir, on n'imagine pas un hymne à la joie, il faut du lugubre et du tragique, et le Japonais anonyme y est bien utile. L'essentiel du vingtième siècle tient pour lui en deux mots symboliques, *Auschwitz,* la persécution des juifs, *Hiroshima,* le massacre nucléaire. On tient du même coup deux coupables, l'Allemagne hitlérienne et l'Amérique capitaliste. Mais on a insinué aussi une drôle d'énigme : Hiroshima et Auschwitz, c'est seulement la première moitié du siècle ; ce n'en sont même que les six années, terribles certes, de la Seconde Guerre mondiale. Depuis cinquante ans, le siècle serait donc demeuré immobile, se désagrégeant lentement, sans plus rien réaliser ou imaginer, en bien ou en mal, qui ait la dimension d'Auschwitz et celle de Hiroshima ?
69:910
Le Japonais anonyme est peut-être une invention du *Figaro *; ou alors, c'est un cerveau drogué par la presse démocratique internationale. Car enfin, *un Japonais pour qui la Chine n'existe pas,* à sa porte, au vingtième siècle, n'est pas seulement un Japonais anonyme et figaresque, c'est un Japonais mentalement sourd et muet.
Si la Chine existait pour lui, le communisme existerait aussi, et serait pris en considération lorsqu'il s'agit de supputer « ce qui restera pour symboliser notre vingtième siècle ». Auschwitz fut affreux, Hiroshima aussi, mais ils furent locaux et passagers. Le communisme s'étend sur tout le siècle, il s'est étendu au monde entier (au pouvoir ou dans l'opposition, déclaré ou clandestin), et le nombre de ses victimes, physiques et morales, est effroyablement plus important que celui des victimes de Hiroshima ou d'Auschwitz. Cinquante ans après Hiroshima, cinquante ans après la fin d'Auschwitz, et alors que le communisme domine toujours, entre autres, un milliard de Chinois qu' « on ne peut ignorer », le *Figaro* ne s'étonne pas qu'il soit absent de la sentence du Japonais anonyme, et cautionne une telle absence en proposant cette sentence à notre assentiment.
Que le vingtième siècle soit celui du communisme, cela serait donc sans importance ; en somme un phénomène naturel ne méritant aucune mention particulière qui le distinguerait des autres siècles. Comme on ne peut raisonnablement justifier une telle omission, on la pratique sans la justifier ; on la pratique intensément en répétant partout « Auschwitz » accompagné ou non, c'est facultatif, de « Hiroshima ». Cela se ramasse à la pelle parmi les feuilles imprimées, en tous lieux et n'importe quand. Exemple-type pris au hasard, Bruno Frappat, directeur de *La Croix,* le 22 juillet :
« ... \[En 1945\] les Américains, les Anglais et les Russes libérèrent l'Occident du système le plus odieux qui ait germé dans l'histoire. »
70:910
Si on affirme que le système de l'Allemagne hitlérienne a été *le plus odieux qui ait germé dans l'histoire,* du même coup on affirme implicitement : *le communisme est moins odieux que le nazisme, il est moins criminel.*
On l'affirme sans le dire ; on l'affirme d'une manière qui évite de le dire.
Car ce ne serait pas soutenable si on le disait.
N'osant pas innocenter le communisme, ou au moins l'excuser -- mais voulant avec acharnement le faire -- on le passe sous silence et à sa place on en désigne un autre comme le plus odieux qui ait jamais existé ; un autre qui soit l' « intrinsèquement pervers ». On n'a pas ouvertement contredit Soljénitsyne expliquant en Europe et en Amérique que le communisme est bien pire et beaucoup plus dangereux que le nazisme : une contradiction ouverte et claire aurait réveillé l'attention et ainsi aurait été perdue d'avance. Alors on a fait celui qui n'entend pas. On n'en a pas parlé. Comme si Soljénitsyne n'avait rien dit à ce sujet. On a obsessionnellement répété que le nazisme était « le plus odieux » de tous les temps, et sa victoire d'un moment « les heures les plus sombres de notre histoire ». Si bien que chaque fois qu'il m'arrive de faire allusion au jugement de Soljénitsyne, il y en a qui tombent des nues, même parmi nos lecteurs, et qui m'écrivent pour me demander si je ne me trompe pas, ou si je peux leur fournir les références de ces textes inouïs. Les références ! C'est toute l'œuvre de Soljénitsyne, c'est consubstantiel à tout son esprit et à toute sa raison d'être. Mais s'il faut des références littérales, des citations textuelles, et comme on va sans doute me les réclamer encore, en voici deux suffisamment topiques. Le communisme coupable de « forfaits incomparablement plus grands que ceux de Hitler », c'est dans *Le Chêne et le Veau*, à la page 379 de l'édition française de 1975.
71:910
Le communisme déclaré « un ennemi bien pire et autrement puissant » que le nazisme, c'est dans *Le déclin du courage* (discours de Harvard), à la page 42 de l'édition française de 1978. On peut aussi se reporter à la page 10 de *L'erreur de l'Occident* et d'ailleurs à toutes les pages suivantes jusqu'à la 126^e^ et dernière dans l'édition française de 1980.
Depuis la venue de Soljénitsyne à Paris en 1975, depuis *Le Chêne et le Veau* publié en traduction française, vingt années ont passé. Mentalement elles sont les années les plus sombres du vingtième siècle : les plus abruties, les plus droguées par le développement sans limites de l'obscurantisme médiatique. Les années où l'intelligentsia française, je parle de l'installée, de l'officielle, incapable de discuter ce qu'elle rejette, est devenue comme un légume. Mais un légume télévisé, bien sûr.
\*\*\*
Je ne conteste pas forcément que l'on définisse ou « symbolise » le vingtième siècle, par ses calamités majeures. J'observe que lorsqu'il s'agit de nommer ces calamités, le *Figaro* lui-même les nomme comme les nomment les communistes, il désigne seulement Auschwitz et l'Allemagne nazie, Hiroshima et l'Amérique capitaliste, il trouve pour ce faire un Japonais anonyme qui parle comme peut parler un Chinois communiste. Et la plus grande partie des lecteurs du *Figaro* n'y voient aucun, inconvénient, ils ont pris l'habitude d'entendre parler de la sorte et eux-mêmes de penser, si l'on peut dire, de cette façon. Le *Figaro* n'est pas, comme *Le Monde,* inspiré, dirigé et rédigé par les militants d'une idéologie joignant l'anarchisme au trotskisme ; il n'est pas, comme l'audio-visuel dans sa quasi-totalité, colonisé par des intellos débiles faisant du sous-marxisme sans le savoir.
72:910
Mais, la virulence en moins, le *Figaro* parle comme eux quand il s'agit de promouvoir le souvenir d'Auschwitz et de Hiroshima au point d'occulter la présence du marxisme-léninisme parmi nous.
Le vingtième siècle a été, au chapitre des calamités majeures, principalement communiste, -- il l'a été et il l'est resté. On a coutume de dire que le communisme ce fut 1917-1989, soixante-douze années, ce n'est pas rien mais c'est fini, la page est tournée. Ces soixante-douze années pèsent plus lourd que les six ans de la Seconde Guerre mondiale, qui n'en sont qu'un épisode. Mais ces soixante-douze années-là ne sont pas les seules. Plus d'un milliard de Chinois, je le rappelais tout à l'heure au Japonais anonyme et distrait, sont sous domination marxiste-léniniste. Je ne sous-estime pas l'effondrement soviétique de 1989 (qui a montré combien l'état réel de l'URSS était pire que ce qu'en avaient dit les anticommunistes supposés les plus « systématiques » et les plus « négatifs »), il ne s'en suit pas qu'en Europe le communisme soit mort. Il est politiquement présent, il demeure psychologiquement puissant. La preuve : alors que les discours et insignes nazis sont interdits par la loi, les discours et insignes communistes sont autorisés, considérés comme ayant droit de cité, il leur arrive même d'être honorés. Or les crimes communistes, comparables aux crimes nazis par leur atrocité, sont incomparablement plus nombreux, prolongés, étendus. Que le communisme ne soit pas politiquement et judiciairement traité avec au moins la même sévérité que le nazisme place chaque jour, mais sous des yeux aveugles, la démonstration permanente de son influence fortement survivante dans notre société.
73:910
L'effondrement soviétique a vérifié que si le communisme porte en lui-même une formidable puissance de destruction, qui joue aussi comme une puissance d'autodestruction, sa domination a rencontré deux obstacles extérieurs qu'il n'a pu supprimer : la nation et la religion ont subsisté, elles ont survécu dans l'empire soviétique, cette survie fut l'échec essentiel du marxisme-léninisme stalinien, car son objectif principal était en somme de traiter la « question religieuse » et la « question nationale » par leur suppression. Mais dans le « monde libre » (ainsi nommé au sens de libre de la domination soviétique), et plus spécialement en Europe depuis 1989, la nation et la religion sont sociologiquement sur le chemin de la disparition : par la pollution de la spiritualité religieuse, par l'atrophie de l'esprit national ; c'est la victoire du communisme vaincu.
Pour parler de la nation, faisons d'abord un détour instructif par le missel. Dixième dimanche après la Pentecôte : dans mon Dom Lefebvre de ce jour-là (j'en ai plusieurs de diverses années anciennes ; le premier que j'aie eu, c'était pour la Noël 1934 : édition de 1933, « par Dom Gaspar Lefebvre, bénédictin de l'abbaye de Saint-André » ; mais il tombe en ruine, je le garde à la maison, utile pour consultation et comparaisons, comme on va le voir ; en ce X^e^ dimanche, j'avais emporté à l'église une édition de 1955, « par Dom Gaspar Lefebvre *et* (nuance) les moines bénédictins de l'abbaye de Saint-André ») ; la notice en forme d'avant-propos consacrée à ce dimanche s'y exprime ainsi :
« Les dons que nous avons reçus de Dieu ne procèdent pas de nous, mais de l'Esprit de Dieu ; ils doivent être mis en œuvre au service de l'Église et de nos frères, dans l'humilité et l'unité, sous l'inspiration du Saint-Esprit. »
74:910
*Au service de l'Église et de nos frères* est une trouvaille qui ne figurait pas dans la notice de 1933. Une trouvaille d'une grande densité, qui en deux mots résume et contient tout : « l'Église », nos « frères ». Trouvaille tellement heureuse qu'elle a été conservée jusque dans la plus récente édition que je possède, celle de 1961, faite en Belgique, où le missel est cette fois « par Dom Gaspar Lefebvre et le chanoine Émile Osty, avec la collaboration des moines bénédictins de l'abbaye de Saint-André ». Le *Dom Lefebvre,* le plus célèbre sans doute des missels traditionnels, a ainsi, toujours sous l'autorité de ce nom, bénéficié de collaborations diverses et subi un déluge d'améliorations successives. Comme la Bible de Crampon...
Donc, en ce X^e^ dimanche *non* ordinaire, aucun jour ne l'est, et les dimanches encore moins, en ce X^e^ dimanche après la Pentecôte 1995, assis à mon banc avant que ne commence la messe, j'admirais la concision universellement récapitulative de cet « au service de l'Église et de nos frères » quand mon admiration fut traversée par une considération qui soudainement la ruina.
Mettre les dons reçus de Dieu au service *de l'Église et de nos frères,* point c'est tout, c'est parler comme si le IV^e^ Commandement n'existait pas.
Nos parents et tous ceux qui y sont assimilés, nos anciens, nos maîtres, nos ancêtres, tous ceux à qui nous sommes redevables de la vie physique et de la vie morale, de la langue que nous parlons et de tout ce patrimoine que nous aurions été bien incapables d'inventer, de la table de multiplication à la Somme théologique, de la philosophie d'Aristote aux chroniques de Joinville, de l'œuvre de Bossuet à celle de Charles Maurras, d'Homère et Virgile à Ronsard et Péguy, d'Eschyle à Claudel, du Décalogue à l'Évangile, et la Règle de saint Benoît, et la liturgie grégorienne, -- eh bien ils ne sont pas « l'Église », ils ne sont pas « nos frères », ceux qui nous ont pieusement transmis, génération après génération, l'honneur de l'humanité et l'honneur de Dieu. Les voilà oubliés ; supprimés.
75:910
La trouvaille introduite entre 1933 et 1955 dans le Dom Lefebvre a été pensée et énoncée comme si le IV^e^ Commandement avait disparu.
Et si je propose au lecteur d'avoir la patience d'y attarder et d'y fixer son attention, c'est parce que cette manière de penser et de parler est fréquente, elle est funeste, elle est destructrice par occultation. Le IV^e^ Commandement du Décalogue est le seul de la seconde table qui ne soit pas « négatif », à ce titre il aurait dû retenir prioritairement l'attention d'une époque qui réclame une morale de projets et non pas d'interdits et qui rejette toute pédagogie d'apparence « négative » sans s'inquiéter du fait que ce soit principalement celle du Dieu de Moïse dans les Dix Commandements.
Le monde moderne est impie. La religion moderne, l'Église moderne sont celles de l'impiété. J'entends l'impiété naturelle ; l'impiété filiale ; celle qui, au lieu de les *honorer,* nous fait sans cesse et sans limite dénigrer ou accuser ceux qui nous ont précédés dans l'histoire de France, dans l'histoire de l'Église, et demander pardon à la cantonade pour leur sottise ou leurs forfaits. J'ai suffisamment parlé, pendant des années d'*Itinéraires* et dans plusieurs livres, de cette impiété religieuse qui croit mieux comprendre et mieux annoncer l'Évangile qu'on ne l'a jamais fait dans les siècles passés. Je voudrais, à l'occasion de la notice du X^e^ dimanche, dire un mot de l'impiété nationale chez les gens d'Église. Elle n'est pas seulement un cas particulier de leur impiété filiale aujourd'hui généralisée. Elle repose sur une méconnaissance déjà ancienne de la réalité nationale, et sur leur tendance à ne concevoir de société temporelle que sur le modèle et selon les normes de la société ecclésiastique.
76:910
Entre ces deux sociétés distinctes, la nation et l'Église, il n'y a pas seulement une différence de finalité ; il y a (par suite) une différence de structure (et donc de normes) qui apparaît immédiatement si l'on veut bien s'aviser de ce que j'appellerai une diversité dans le mode de recrutement : on ne *naît* pas dans l'Église. C'est sans doute pourquoi les hommes d'Église, depuis la fin de la Chrétienté et le début de l'âge moderne, ont souvent tendance à méconnaître la juste importance et les conséquences légitimes de la *naissance* dans la vie des sociétés temporelles ; ou tout au moins à limiter cette importance et ces conséquences, quand ils s'avisent d'y penser, à la seule institution familiale, et par suite à n'opposer à l'individualisme des personnes qu'une sorte d'individualisme des familles.
On entre dans l'Église personnellement : elle est une société de personnes. La société politique voudrait parfois ou souvent se définir et s'organiser elle aussi comme une société de personnes, ce faisant elle n'arrive qu'à se décomposer, sa nature est d'être une société de familles. Il y a là un point de philosophie naturelle qui était assez habituellement méconnu dans les séminaires, au temps où c'était dans des séminaires que l'on instruisait les futurs prêtres, c'est-à-dire durant la première moitié du vingtième siècle. Mais à peine avons-nous distingué ce point de doctrine que nous en apercevons un second. Ceux des ecclésiastiques qui avaient tout de même reçu un bagage de doctrine sociale s'empressaient d'écarter la « nation » et en quelque sorte de la disqualifier en précisant qu'elle *n'est pas* la « société politique », qu'elle *n'est pas* l' « État ».
77:910
Et il est vrai qu'un même État impérial peut rassembler sous son autorité plusieurs nations fortement distinctes, comme faisait l'empire d'Autriche-Hongrie. On explique alors que la société politique c'est l'État et non point la nation ; qu'une *société* est fondée sur la complémentarité de ses membres réunis en vue de leur bien commun ; tandis qu'une *communauté* est fondée sur la similitude de ses membres. La *famille* serait la seule à être à la fois une « communauté » et une « société ». La nation se verrait définie comme « quelque chose de non-politique » « une communauté de familles conservant et développant l'héritage d'un ensemble de valeurs de civilisation fondées sur la religion, la langue, les mœurs, les arts ». Je suis là les indications données en 1959 aux pages 48 et suivantes du tome premier d'un *Catéchisme de science sociale* qui est par ailleurs presque toujours excellent. Mais à sa définition de la nation, j'apporterai un ajout et une objection.
J'y ajouterai qu'une communauté nationale se fonde aussi (et quelquefois davantage) sur une histoire commune, et même sur une géographie propice.
J'y objecterai qu'il est parfaitement utopique d'imaginer que l'on puisse dans la plupart des cas *conserver et développer un héritage* moral, culturel, religieux sans la protection d'un État. Les nations qui ne sont pas dotées d'un État national aspirent à s'en donner un, et elles y parviennent, les unes après les autres, plus ou moins bien ; ou elles résistent mal, voire pas du tout, au risque de disparition. La nation la plus ancienne et la moins imparfaite d'Europe, modèle historique des autres nations jusqu'en 1789, la nation française, est un État-nation. Et s'il est vrai que la plupart des nations aspirent à devenir un État-nation et tôt ou tard y réussissent plus ou moins ou bien disparaissent, il n'est pas possible de définir la nation comme une communauté essentiellement non-politique.
78:910
Les moines bénédictins de l'abbaye de Saint-André qui, entre 1933 et 1955, ont introduit dans la notice pour le X^e^ dimanche du Dom Lefebvre ce « service de l'Église et de nos frères » (ce fut l'une des merveilles de « cette édition nouvelle réalisée avec le concours de moines spécialisés » que vantait ainsi, en 1953, le cardinal Liénart de funeste mémoire : Dom Gaspar Lefebvre n'était donc pas assez « spécialisé », ou pas de la bonne manière), -- ces moines pensaient peut-être que nos parents, nos anciens, nos maîtres, nos ancêtres, les héros et les saints de notre histoire nationale et religieuse, dont le IV^e^ Commandement nous ordonne de servir et d'honorer la mémoire, sont compris au nombre de « nos frères » ; et ils le sont, en ce sens que par l'adoption divine nous avons le même Père ; et Jésus lui-même est « notre frère ». Cette interprétation bienveillante n'est pourtant pas absolutoire. Notre frère Jésus n'en demeure pas moins Notre-Seigneur. Parmi « nos frères », il y a une hiérarchie dans le service et dans l'honneur. Elle était respectée, elle était proclamée dans le serment que les Scouts de France prononçaient (le prononcent-ils encore ?) le jour de leur « promesse » :
« Sur mon honneur, avec la grâce de Dieu, je m'engage à servir de mon mieux Dieu, l'Église et la Patrie ; à aider mon prochain en toutes circonstances... »
Je dois une reconnaissance qui n'a pu et ne pourra s'éteindre à ceux qui me guidèrent jusqu'à ce serment et à promettre de le garder « s'il plaît à Dieu, toujours » : au premier rang parmi eux, je nommerai Jacques de Saint-Rapt et l'abbé Bex. Le serment disait bien : *et la Patrie.* Une morale chrétienne qui omet de nous mettre explicitement, clairement, impérativement *au service de la nation* est une morale mutilée.
79:910
Elle ne nous prépare pas à consentir d'avance au sacrifice de la vie, comme fait par vocation le soldat en entrant dans l'armée ; et comme il est demandé à tout citoyen (et bientôt, je n'y puis rien, aux femmes elles-mêmes ?) dans les guerres modernes.
Le service de la nation est en effet, de tous les services temporels, celui qui exige la plus résolue préparation morale, car il est le seul à demander aussi fréquemment, aussi universellement, le sacrifice de la vie.
Et ici l'on voit combien il serait inadéquat d'enseigner que la société politique c'est l'État mais non pas la nation : nous ne sommes pas tous au service de l'État, ce sont les fonctionnaires qui le sont ; nous sommes tous au service de la nation française.
La présence ou l'absence du IV^e^ Commandement, sa connaissance ou son ignorance change gravement quelque chose dans le discours ; et dans l'appréhension de la réalité. Ce quelque chose, qui ne saurait être spirituellement négligeable dans la vie intérieure elle-même, est temporellement capital. Le commandement de la piété filiale et nationale est le seul qui soit explicitement assorti d'une récompense temporelle : ce qui équivaut à l'annonce d'un châtiment temporel si le commandement n'est pas observé. L'impiété nationale commence avec la distraction et l'indifférence, à ce premier stade elle est déjà subversive. Il va sans dire, mais il est opportun de l'énoncer avec force, que la piété nationale suscite, justifie et vivifie la préférence nationale et le culte de l'identité française. Or l'actuel président de la République, dans son discours du 16 juillet 1995, a défini l'identité française d'une manière qui la supprime. Dans un instant je vais montrer pourquoi. Mais notons d'abord que ce discours n'était pas un propos de table ou une simple allocution de circonstance.
80:910
Un article du *Figaro* directement inspiré par l'Élysée, le 24 août, nous en a rétrospectivement avertis : par ce discours, le 16 juillet a été « le jour où le Président a forgé l'idéologie du régime », il a fixé « la direction idéologique », il a donné « ce jour-là le discours fondateur de son règne ». L'avertissement venait après coup parce que la presse et l'opinion avaient complètement méconnu la volonté idéologiquement fondatrice de ce discours. Un seul quotidien parisien en avait publié l'intégralité, ce fut *Présent* le 19 juillet. On y trouve cette proclamation présidentielle : « *Les valeurs humanistes, les valeurs de liberté, de justice, de tolérance fondent l'identité française* »*.* Ne nous attardons pas à remarquer que les valeurs de liberté et de justice ont été des valeurs chrétiennes avant d'être, en un sens de plus en plus différent, des valeurs « humanistes ». L'important ici est que ce sont des valeurs universelles ; des valeurs qui sont reconnues ou qui devraient l'être par toutes les nations ; des valeurs par lesquelles les nations se ressemblent et s'identifient les unes aux autres. L'identité nationale ne peut pas se fonder sur elles ; ou alors toutes les nations auront la même identité en laquelle elles viendront se confondre. Cela, quelque part, est voulu par quelques-uns, qui aimeraient à conduire le monde vers l'effacement puis la disparition de toutes les nations (sauf une, qui a les promesses de l'Éternel : *non fecit taliter omni nationi,* ps. 147). Mais on peut faire confiance au président Chirac pour n'avoir pas vu si loin : il aura cru proclamer l'identité française et non point la dissoudre.
La dissolution du langage est, comme toutes les causes secondes, causée-causante : à la fois cause et déjà conséquence de la dissolution des réalités naturelles.
81:910
L'Église de son côté est temporellement contaminée jusqu'à la moelle par l'apostasie immanente ; les anciennes nations chrétiennes sont officiellement apostates. Église et nation ne peuvent même plus, en cette fin du vingtième siècle, et je le crains pour un bon moment, faire l'aveugle et le paralytique.
Parenthèse : l'exemple\
de Jean Tulard
Le président de la République, en disant sur l'identité française n'importe quoi, et vraisemblablement le contraire de ce qu'il aurait voulu exprimer, n'est nullement original, bien plutôt il est « représentatif » du discours ordinaire dans le pays légal. La mésaventure posthume de Jacques Bainville en est, dans un registre différent, un exemple pareillement significatif.
Jacques Bainville avait admirablement écrit une *Petite histoire de France,* c'est-à-dire une histoire de France pour les petits enfants. Elle allait des origines à 1920. Les éditions « Val-Monde », dont le nom résulte, si je ne m'abuse, d'une contraction verbale de *Valeurs actuelles* et de *Spectacle du monde,* ont eu l'idée de la rééditer en la prolongeant « de 1920 à nos jours ». Bon. Cette prolongation utile a été « demandée à Jean Tulard... », pourquoi pas, on n'avait rien contre, mais les éditeurs ont éprouvé le besoin d'expliquer leur choix, et alors tout a basculé dans la quatrième dimension :
82:910
« ...Jean Tulard, professeur à l'École pratique des hautes études, qui est à la fois l'héritier de Bainville et celui de Gaxotte, puisqu'on lui doit, parmi tant d'ouvrages, un *Napoléon* dans la même collection que celui de Bainville, et l'édition universitaire de l'histoire de la *Révolution française* de Gaxotte. »
*Héritier puisque... ?*
Pas du tout « héritier » justement.
Le « puisque » n'allègue que des faux-semblants, bons pour un public d'ignorants que l'on suppose dénués en outre de tout esprit critique.
Pourquoi invoquer Gaxotte ?
Parce qu'il n'y a aucun lien entre Bainville et Tulard. Publier, après la mort de Bainville, un autre *Napoléon* dans la même collection, ne constitue évidemment pas un lien (encore moins une filiation). Alors on va chercher Gaxotte, parce qu'avec Gaxotte un certain lien existe, il est réel, il vient comme donner une consistance au lien supposé avec Bainville. En 1975 avait paru en effet une « édition universitaire, avec bibliographie critique, notes et index » de *La Révolution française,* et le nom de Jean Tulard figurait sur la couverture à côté de celui de Pierre Gaxotte. Ce lien réel ne suffit pourtant pas à constituer Tulard en « héritier » de Gaxotte. Les éditeurs Valmonde se moquent ici du monde comme du val. D'ailleurs s'ils étaient allés un peu plus loin que la couverture du livre, ils auraient vu qu'à la page intérieure de titre il n'y a plus qu'un seul auteur, Gaxotte, et que Tulard y figure à une place plus modeste, dans la mention qui indique : « Texte revu, suivi de l'indication des sources, de la bibliographie et de l'état de la recherche établis avec la collaboration de Jean Tulard ». Encore un petit effort, messieurs de Valmonde, allons jusqu'à tourner une page de plus du volume, voici l' « Avertissement », mais attention, celui-ci est de Pierre Gaxotte lui-même, et il se termine par cette phrase :
83:910
« Mes remerciements vont à MM. Michel Fleury et Jean Tulard, directeurs d'études à la IV^e^ section de l'École pratique des Hautes Études, qui ont été pour moi de précieux collaborateurs ». L'intention de Pierre Gaxotte est évidente de mettre au même rang, sur le même pied, cités dans l'ordre alphabétique, ces deux collaborateurs précieux. On constate donc que les motifs avancés par le « puisque » de Valmonde pour faire de Tulard « l'héritier » de Gaxotte ont bouffi sans mesure une très mince réalité. Et pour Bainville, cette très mince réalité n'existe même pas. Une affirmation aussi téméraire que celle qui prétend que « Tulard est à la fois l'héritier de Bainville et celui de Gaxotte » est un abus de confiance, une sorte d'escroquerie intellectuelle.
On n'aurait pas pris la peine de le remarquer, de l'analyser, de le démontrer par les textes et les faits, si l'héritier prétendu de Bainville avait effectué son travail sans commettre lui-même une énorme inconvenance précisément à l'égard de Jacques Bainville.
En sa page 178, ce Tulard croit pouvoir affirmer que durant l'occupation allemande « notre pays est divisé : d'un côté les résistants qui combattent l'occupant malgré une dure répression (exécutions et déportations), de l'autre les collaborateurs qui croient en la victoire de l'Allemagne ». Ainsi le supposé continuateur de Bainville méprise et feint d'ignorer l'école et le mouvement d'Action française auquel Bainville avait appartenu jusqu'à sa mort, il ne connaît de 1940 à 1944 l'existence que de « résistants » et de « collaborateurs qui croient à la victoire de l'Allemagne », on ne demandera pas à cet historien dans laquelle de ces deux uniques catégories il range donc le maréchal Pétain, mais on lui demandera compte d'avoir misérablement occulté la politique de l'école de Bainville, la politique de « la seule France », qui récusait aussi bien les résistants gaullo-communistes que les collaborateurs, et qui s'efforçait de maintenir l'unité française au-dessus de la division des factions.
84:910
D'ailleurs la division entre ces deux camps ne devint une fracture radicale, effective dans le pays, qu'à partir de 1942 ou même de 1943.
L'inconvenance odieuse à l'égard de Bainville vient d'un parti pris qui aveugle Tulard et qui éclate à la page suivante : l'épuration, selon lui, aurait été menée seulement contre les « collaborateurs ». La condamnation d'un Henri Béraud, celle d'un Charles Maurras, les massacres communistes de tant de Français qui n'étaient ni collaborateurs ni gaullistes, simplement pétainistes, et la tentative proprement subversive et révolutionnaire de l'épuration, Tulard s'en accommode en les ignorant. Le brave homme. Il n'irait pas au-devant d'ennuis trop prévisibles, et qui nuiraient à sa situation sociale.
D'ailleurs voyez, page 182, cet aplatissement devant l'idéologie dominante et les tabous de la V^e^ République :
« L'apport d'une population de travailleurs immigrés (dont certains sont entrés clandestinement) est remis en question par la montée du chômage... »
Pauvre cloche, ce n'est pas l'apport des travailleurs qui est remis en question, c'est l'afflux illimité d'une population inassimilable de non-travailleurs.
Qu'on ne dise pas que dans tout cela il s'agit de réalités dont il n'est pas nécessaire de parler en détail aux petits enfants. Je suis prêt à n'en point disconvenir absolument. Mais Tulard en parle : pour énoncer le contraire de la vérité. Il ment aux enfants.
85:910
Toutefois il me semble entrevoir ici que le parti pris de Tulard est sans doute beaucoup plus celui de la médiocrité mondaine que celui d'une passion partisane dont il n'a pas le souffle. Il respecte les grandeurs d'établissement même là où elles ne sont pas respectables ; il respecte leurs mensonges officiels. Et puis aussi, quand il fait l'âne à ce point, je ne suis pas sûr qu'il fasse semblant.
\*\*\*
Alors Valmonde-Tulard comme symbole ? A côté d'Auschwitz et de Hiroshima qui, selon la sentence du Japonais figaresque, « sont peut-être ce qui restera pour symboliser le vingtième siècle », et à quoi il faut ajouter l'archipel du goulag, on pourrait envisager l'adjonction, aussi, d'un symbole de la médiocrité intellectuelle ? Non : Tulard et Valmonde n'ont que la dimension d'un exemple plutôt que celle d'un symbole. Mais la médiocrité du siècle, il ne faudrait pas qu'on l'oublie ; au tout début (exactement le 7 février 1901), Maurice Barrès s'écriait déjà :
« Quelle médiocrité doctrinale chez nos adversaires internationalistes ! Leur bagage ne peut plus servir que pour les comices agricoles. C'est un orphéon démodé. »
Médiocrité non pas générale mais officielle ; mais installée. Henri Charlier en fit la remarque, qui valait aussi pour lui-même : les grands hommes de notre siècle n'ont eu dans notre pays le pouvoir ni d'enseigner ni de commander, sauf éventuellement à des groupes infimes ou tenus à l'écart. Péguy le constatait dès le début du siècle, l'internationalisme, le matérialisme, le socialisme étaient définitivement réfutés, -- mais réfutés pour Platon :
86:910
« Il y a en philosophie des systèmes que l'on a rendus insoutenables : ils seront donc soutenus, et même ils seront les plus soutenus. On les a rendus insoutenables pour la raison, mais on ne les a pas rendus insoutenables pour le pouvoir... Ils seront donc soutenus par l'école, par l'État, par la Sorbonne, par les bureaux, par les puissances, par le gouvernement... On les a rendus insoutenables pour Platon et pour Épictète : ils seront soutenus par César. Par les partis politiques. Par les partis populaires... Le matérialisme est devenu intenable. Mais le matérialisme se tient très bien. Et même il nous tient. Car il est au pouvoir.
Le gouvernement temporel du siècle, parmi d'autres traits, reste marqué dans l'ensemble par sa médiocrité intellectuelle. « Rappeler aux hommes qu'ils ont un cerveau » était l'une des intentions initiales énoncées par Charles Maurras. La longue fascination qui, amoindrie, dure encore, exercée par un sous-marxisme lénino-stalinien ou lénino-trotskiste, est l'un des traits les plus dérisoirement navrants des élites officielles de la science, de l'enseignement, du pouvoir au XX^e^ siècle. Comme si la raison avait plus que jamais besoin d'être animée par la foi (et il est vrai que souvent elle en a besoin pour rester une raison vivante et vraie), foi et raison se sont ensemble enlisées puis effondrées. La dernière grande puissance catholique sur la scène mondiale était l'Autriche-Hongrie, disparue dès 1919. Le vingtième siècle est celui où, préparé par les siècles précédents, s'accomplit un extraordinaire évanouissement de l'Église catholique en ce dernier stade, évanouissement consécutif à l'augmentation continuelle dans ses rangs d'une impiété filiale spécialement aggravée à partir de la condamnation de l'Action française en 1926-1927. Par un mystère de la Providence, c'est l'incroyant Maurras qui *enseignait* quel fut l'incomparable bienfait temporel de l'Église dans les siècles passés, tandis que grandissait au sein du clergé l'idée d'une culpabilité de l'Église, complice des despotismes et des obscurantismes supposés d'avant la démocratie.
87:910
Maurras une fois condamné, la société ecclésiastique fut submergée par la croyance que l'Église, détentrice de la vérité religieuse, avait été l'ennemie de la justice sociale, de la liberté, du progrès. La vérité religieuse fut elle-même peu à peu refoulée, anémiée par une vue aussi débilitante des méfaits séculaires de la religion. Au lendemain des deux guerres mondiales qui assurèrent finalement la domination politique et idéologique du protestantisme, du judaïsme et du socialisme marxiste, l'Église fut représentée, jusque dans l'esprit de ses prêtres, comme ayant été une puissance d'iniquité, injustement ennemie du socialisme, du judaïsme, du protestantisme : ennemie et persécutrice de ceux qui étaient maintenant les vainqueurs, les puissants, avec leur démocratie et leur progrès. Pie XII fit front par une parole doctrinalement angélique, chaque jour renouvelée. Mais le corps épiscopal et presbytéral était trop profondément contaminé pour pouvoir être guéri par une prédication qu'il n'écoutait même plus. La méconnaissance et le mépris de la loi naturelle, en quoi consiste l'hérésie du XX^e^ siècle ([^32]), avait mentalement tout ruiné.
A cette heure un pape pastoralement étrange à beaucoup d'égards, qui a pu faire une partie notable de ses études à Rome sous le pontificat de Pie XII sans être aucunement touché par son enseignement ; qui avait été ordonné pour célébrer une messe qu'il a pu abandonner sans hésitation ni murmure, comme s'il ne l'avait jamais aimée ;
88:910
qui parle des « droits de l'homme » et de la « liberté religieuse » comme s'il était soucieux de s'en approprier les vocables davantage que d'en définir le sens ; ce pape, oui, mène à cette heure une lutte héroïque contre le monde entier, contre le siècle entier, pour sauver l'institution naturelle et surnaturelle du mariage, la chasteté conjugale, la vie de l'enfant conçu, et en général la valeur objective et universelle d'une loi morale supérieure aux décrets humains. Le dernier quart du siècle aura été celui du droit imprescriptible à l'avortement célébré comme la plus noble conquête de la femme. Le pape Jean-Paul II se bat à peu près seul contre cette abomination universelle. La plupart des évêques ne le suivent pas ou en tout cas, s'ils l'ont verbalement approuvé, ils ne se battent pas. On peut mesurer par là l'état d'extrême débilité où le catholicisme a sombré au XX^e^ siècle : car s'il est un champ de bataille où les catholiques, leur clergé et leurs évêques auraient dû faire bloc et faire front, c'est bien celui-là. Contre l'avortement, il se trouve que la Tradition, le Concile, le Souverain Pontife parlent visiblement d'une même voix, pour le dénoncer, l'exclure, le maudire comme un crime spécialement abominable. Mais le pape Jean-Paul II annonçait aux membres de l'Église militante que dans ce combat contre l'avortement ils risqueraient la prison : nous y voici en France avec une loi d'exception, la loi Neiertz, votée à cet effet par les socialo-communistes et appliquée par une droite que les obédiences maçonniques ont profondément infestée. Le pape Jean-Paul II annonçait même que dans le combat contre l'avortement les chrétiens risqueraient éventuellement jusqu'à leur vie et en effet cela pourrait venir, car cela est déjà impliqué par la substance subversive et despotique du discours que tiennent les militants et les philosophes de l'avortement.
89:910
D'ailleurs la négation d'une loi morale supérieure à la loi civile, d'une loi divine supérieure aux lois humaines, résultait directement de la déclaration des droits de 1789 ; mais cette négation n'était pas toujours clairement pensée, elle était encore moins souvent vécue, la plupart des révolutionnaires admettaient implicitement l'autorité de valeurs morales qu'ils avaient reçues et que ni eux-mêmes, ni les gouvernements, ni les législateurs n'avaient pouvoir de modifier ou d'abolir : l'honnêteté, l'honneur, la loyauté, le goût de l'ordre et du travail bien fait, l'amour de la famille et de la patrie, le respect de l'innocence enfantine. Avec l'avortement, ils ont pris conscience que les « droits de l'homme » de 1789 leur permettaient de refuser toute obligation morale qu'ils n'auraient pas eux-mêmes décrétée à la majorité (ou supposée telle) des suffrages. Cette prise de conscience d'un refus démocratiquement légitime s'est accomplie et s'est proclamée. En pleine campagne électorale pour la présidence de la République, interrogé sur la condamnation de l'avortement réitérée par le pape qui ajoutait que la loi injuste n'oblige pas, le futur président Jacques Chirac a répondu sans ambages :
« *Non à une loi morale qui primerait la loi civile et justifierait que l'on se place hors la loi.* »
Non à Antigone. Ainsi se définit avec une exacte précision ce qui caractérise aussi bien le totalitarisme moderne et l'antique barbarie : la loi morale ne peut « primer » la loi civile, c'est Créon le juge suprême, c'est Créon qui doit avoir le dernier mot. Nous vivons sous un prince ennemi de la fraude, disait-on chez Molière. Nous vivons sous un prince ennemi de la loi, pouvons-nous dire : ennemi de la loi de Dieu, ennemi de la loi naturelle, qu'il soumet à la loi civile. Mais sans doute le président Chirac n'a-t-il jamais entendu parler de Créon et d'Antigone, ou pis encore, il croit qu'Antigone c'est un désordre coupable, et que l'ordre légitime, l' « ordre républicain », c'est Créon.
90:910
-- *L'ordre,* disait Maurras, *ce n'est pas Créon, c'est Antigone.* C'est la « loi non écrite » des dieux de l'Antiquité, supérieure à la loi écrite par les hommes. Tel est l'ordre naturel. Que confirme l'ordre surnaturel selon lequel il vaut mieux obéir à Dieu qu'aux hommes. Quand au contraire on proclame la « loi civile » insoumise de plein droit à la « loi morale », on tombe dans l'arbitraire, dans le despotisme, dans ce que le pape Jean-Paul II dénonce comme la « démocratie totalitaire ». On recule en deçà du christianisme ; en deçà de Sophocle ; en deçà d'Homère ; en deçà de Moïse ; on recule d'une trentaine de siècles (au moins). Aucun siècle antérieur au vingtième ne l'avait fait. Voilà qui est peut-être plus important que les massacres d'Auschwitz ou de Hiroshima qui, à part l'ampleur des moyens techniques, sont de tous les siècles.
En marchant ainsi à reculons, le monde vieillit, alors qu'il s'imagine progresser. La France a vieilli. Les Républiques et la démocratie, devenue totalitaire, ont beaucoup vieilli ; et aussi les systèmes ecclésiastiques pastoralement surajoutés par toutes les présomptions humaines. Quelque chose pourtant dans le monde ne vieillit pas : la création et sa loi, la rédemption et sa grâce. Les paroles et les sacrements du salut survivent dans une Église humainement débilitée, démissionnaire, capitulante, mais surnaturellement continuée. La succession apostolique n'est pas interrompue, elle passe validement même par des mains indignes. La primauté du siège romain demeure, même si le collapsus occasionnel de son autorité se prolonge. Et dans cette Église ravagée, il y aura toujours assez de lumière, disait le P. Calmel, pour celui qui ne cherche que la vérité, la voie, la vie.
91:910
Mais ceux qui ont été éduqués à réclamer les droits de l'homme sans se reconnaître d'abord débiteurs insolvables, et à s'enivrer des promesses du progrès en méprisant l'héritage reçu, ceux-là certes risquent de ne jamais chercher ce qu'une telle éducation les aura rendus incapables de trouver. Et puis la dérive pastorale de l'Église, avec son abdication temporelle, nous laisse seuls dans le combat national. Connaissez-vous un évêque qui élève la voix pour la France, pour la piété nationale, pour la préférence française ? Depuis un quart de siècle, l'épiscopat français a subrepticement supprimé la solennité de la Sainte-Jeanne-d'Arc au deuxième dimanche de mai, qui faisait coïncider la fête religieuse avec la fête nationale décrétée par la III^e^ République et à ce jour non abolie, quoique officiellement assez délaissée. Peut-être le combat décisif à cette heure, dans les vues inscrutables de la Providence, est-il celui contre le plus abominable des crimes, l'accord réaperçu à son sujet entre la Tradition, le Concile et le Souverain Pontife étant le signe et l'occasion. Jusqu'ici toutefois, signe peu considéré, occasion guère saisie.
\*\*\*
Les siècles n'existent pas. Le XX^e^ pas plus que les autres. Ni le XXI^e^ annoncé comme un extraordinaire avènement. Ils ne sont qu'une artificielle mesure arithmétique plaquée par commodité sur l'histoire humaine pour en faciliter la chronologie. Les siècles ne sont pas des êtres distincts qui seraient jeunes et dynamiques à leur naissance et qui vieilliraient et déclineraient sur leur fin. Il y a bien sûr des époques successives, différentes les unes des autres, mais la date de leur début et celle de leur disparition ne coïncident pas avec la division en siècles et ne sont fixées nulle part.
92:910
Ce que l'on appelle le XIX^e^ siècle était très vieux et à bout de souffle, nous dit-on, en ses dernières années 1890-1900, mais on nous dit aussi qu'il ne s'est terminé qu'en 1914. Ce ne sont là que des façons de parler, qui facilement deviennent des mythes, comme celui de l'inévitable déchéance « fin de siècle » ; ou encore celui d'une « ère nouvelle » apportée par l'entrée en un siècle nouveau. Le V^e^ siècle était tout le contraire d'un vieillard épuisé en 496, lors du baptême de Clovis et de la France. Et le VIII^e^ en sa dernière année, avec le couronnement de l'empereur Charlemagne.
Si l'on veut cependant regarder comme une entité ce qui est, pour un Chinois communiste et pour un Japonais introuvable, le siècle d'Auschwitz et de Hiroshima, il faut alors considérer qu'en toutes choses, avant de juger, nous sommes avertis depuis Aristote d'attendre la fin. Il reste à ce siècle cinq années pour se racheter : ses cinq dernières années, 1996, 1997, 1998, 1999, 2000.
En somme ses cinq dernières minutes.
Pourquoi pas. Ce fut dans les cinq dernières années du V^e^ siècle qu'eut lieu le baptême de Reims, et la dernière année du VIII^e^ que Charlemagne fut couronné à Rome. Nous ne sommes pas forcément condamnés à « préparer », c'est-à-dire à attendre l'an 2001 et le « troisième millénaire ». A chaque instant quelque chose peut commencer. A condition de ne pas se tromper sur l'endroit disgracié d'où l'on part ni sur la direction que l'on prend. La Création a été bien abîmée. Les forces gracieuses de la Rédemption sont intactes.
Jean Madiran.
93:910
AVIS PRATIQUES
\[...\]
95:910
## NOTE DE GÉRANCE
### Quand on fait son marché au poids
Une dame que je ne connais pas m'écrit d'un village d'Ile de France que j'ai bien connu, et d'où j'ai fait beaucoup de vélo à la fin des années 60, au début des années 70, mais ça n'a aucun rapport, venons au fait, voici sa lettre :
« Je regrette de ne pas souscrire cette année à mon abonnement à *Itinéraires.* Car j'aimerais savoir pour quelle raison le prix de l'abonnement est toujours le même que lorsque la revue sortait 12 numéros par an. Alors que depuis 1993 les abonnés ne reçoivent plus que quatre numéros par an, de 70 à 80 pages.
« Il y a là une anomalie que je ne m'explique pas.
« Je regrette beaucoup car j'étais abonnée à *Itinéraires* depuis trente-cinq ans. »
Moi aussi, quand je fais le marché, j'achète les pommes de terre au poids. Et les salades à la pièce, selon leur nombre.
Mais l'idée ne m'était pas venue d'acheter livres et revues d'après leur nombre de pages, et de ne prendre que les moins chers au kilo.
96:910
Sans aucune « anomalie », la revue *Itinéraires* est vendue selon son prix de revient. Celui-ci ne dépend pas seulement du nombre de parutions ou du nombre de pages. Il dépend de leur rapport avec le nombre d'*abonnés.* Quand le nombre d'abonnés diminue, il faut bien soit réduire le nombre de parutions et le nombre de pages, soit augmenter le prix de l'abonnement ; éventuellement, faire les deux à la fois.
Cela dit, notre correspondante pratique un genre de polémique peu recommandable, dont il faut toujours essayer de se garder, qui est celui de l'exagération sans mesure :
-- jamais la revue mensuelle n'a « sorti » *douze* numéros par an ;
-- jamais les numéros de la revue trimestrielle ne sont descendus à 70 pages seulement ;
-- il n'est pas exact non plus que le prix de l'abonnement soit « toujours le même » : ce qui n'était que le tarif *minimum* est devenu le tarif *normal *: ajustement qui n'est pas immense, mais ajustement tout de même.
Avec mille abonnés de plus, nous pourrions soit diminuer le prix de l'abonnement, soit augmenter le nombre de pages, soit faire un peu des deux.
Mille : chiche ?
Mais en ne se réabonnant pas, notre aimable correspondante aggrave, pour autant qu'il est en son pouvoir, la pauvreté, proche de la misère, qui contraint la revue *Itinéraires* à une parution très limitée.
\*\*\*
Puisque l'occasion se présente d'en parler, je vous dirai ma crainte qu'il y ait trois choses dont notre public (actuel ou potentiel) ne se rende pas toujours très bien compte :
1\. Les gens qui lisent sont de jour en jour *moins nombreux,* et eux-mêmes consacrent *de moins en moins de temps* à la lecture. Le résultat est qu'il y a *de moins en moins d'abonnements.*
97:910
Toute la presse imprimée, dans tous les formats et toutes les périodicités, souffre de cette situation. Elle en souffre mortellement. Diverses publications disparaissent tout à fait, et définitivement.
2\. La mort de la revue mensuelle en 1989 : je ne reviendrai pas sur ses causes et ses circonstances. Ceux qui voudraient les connaître ou se les remémorer les trouveront inscrites une fois pour toutes aux pages 189 à 194 de notre ouvrage : *Quand il y a une éclipse.* Ils pourront y ajouter les pages suivantes, 195 à 200. Ils verront qu'à aucun degré ce n'est nous qui avons eu l'intention ou qui portons la responsabilité des ruptures alors survenues. Mais c'est nous qui en avons le plus durement subi les conséquences matérielles. La revue mensuelle a, très délibérément, été tuée par une consigne de désabonnement massif. Ce qui est fait est fait, ce qui est accompli est accompli. On ne refera pas une revue *Itinéraires* mensuelle. Mais ce qui continue malgré tout, c'est bien toujours *Itinéraires.*
3 La quasi-totalité du public -- même le nôtre, malgré nos avertissements -- n'a aucune idée précise des conditions d'existence qui sont celles des revues, et d'ailleurs aussi des hebdomadaires et des quotidiens : très délicates, très fragiles, dans le cadre économique qui est le leur, réglementé de manière à asphyxier ceux qui ne sont pas d'énormes mastodontes (lesquels au demeurant ne fonctionnent qu'avec 40 à 100 millions lourds de déficit par an). C'est pourquoi, quand on tue une revue mensuelle, il suffit de la tuer une fois, et c'est pour longtemps.
La revue Itinéraires trimestrielle est très modeste, je le concède, aux yeux de ceux qui la soupèsent du regard -- sans la lire.
Ceux qui la lisent, et qui tous préféreraient certes avoir à la payer moins cher, peuvent constater que même fort mince, elle vaut bien son prix.
J. M.
98:910
*Les intentions de notre action intellectuelle et morale réclament un combat spirituel. Elles sont donc en même temps des intentions de prière.*
*Aussi souvent qu'ils le peuvent les rédacteurs, les lecteurs, les amis de la revue ITINÉRAIRES vont à la messe là où ils trouvent une messe catholique, priant les uns pour les autres ; pour l'œuvre de leur propre réforme intellectuelle et morale ; aux intentions du clergé et du peuple abandonnés ; et faisant mémoire de nos morts :*
Henri POURRAT -- Joseph HOURS -- Georges DUMOULIN -- Antoine LESTRA -- Charles DE KONINCK -- Henri BARBÉ -- Dom G. AUBOURG -- L'abbé V.-A. BERTO -- Henri MASSIS -- Dominique MORIN -- André CHARLIER -- Claude FRANCHET -- Henri RAMBAUD -- R.-Th. CALMEL O.P -- Henri CHARLIER -- Jean-Marc DUFOUR -- Luce QUENETTE -- Gustave CORÇAO -- Geneviève ARFEL -- Émile DURIN -- Fernand SORLOT -- Joseph THÊROL -- André GUÈS -- B.-M. DE CHIVRÉ O.P -- Bernard BOUTS -- Michel de SAINT PIERRE -- Louis SALLERON -- Alexis CURVERS -- Jacques PERRET -- Marcel DE CORTE.
*Chaque jour, trois fois le jour, le matin, à midi, le soir, notre commun rendez-vous spirituel est la récitation, de préférence en latin, de l'*Angelus (*remplacé durant le temps pascal par le* Regina Coeli).
============== fin du numéro 910.
[^1]: -- (1). « Ils ne veulent point souffrir de mal, et aiment à en faire : ils sont déjà des hommes », dit La Bruyère (*Caractères,* XI, 50).
[^2]: -- (2). La Fontaine, *Fables,* La Pochothèque, Hachette, 1995.
[^3]: -- (1). Uniquement par correspondance : éd. Tallandier, 70, rue Compans, 75940 Paris Cedex 19 (tél. 44 84 85 10).
[^4]: -- (2). Elle comporte aussi les essais de Chamfort, Houdar de La Motte, La Harpe et Taine sur La Fontaine.
[^5]: -- (3). Dont celles de Fragonard pour *Joconde* et pour *Le Gascon puni.* De son côté, *Présent* du 29 avril 1995, dans son supplément littéraire sur La Fontaine, a publié l'illustration de Fragonard pour *L'Anneau d'Hans Carvel.*
[^6]: -- (4). Oudry était le peintre des chiens et chasses à Versailles. Dans les Fables, il a seulement reculé devant le Chameau (IV, 10), faute peut-être d'un modèle vivant.
[^7]: -- (5). Mais la cuisine dessinée par les continuateurs de Chauveau au livre XII (fable 8), avec sa fontaine, son essuie-main à rouleau, son vaisselier, est plus originale que celle d'Oudry.
[^8]: -- (1). « Grisette qui fait la grande dame » (Littré).
[^9]: -- (2). Virgile, *Énéide,* III, 44 : « Fuis des terres cruelles, fuis un rivage injuste. »
[^10]: -- (1). Charles de La Fontaine avait neuf ans.
[^11]: -- (2). Petite servante portant coiffe.
[^12]: -- (3). Aujourd'hui Torfou. Et Tourfou au temps de Marot, dont la *Déploration de Fl. Robertet* avait donné au bois une réputation légendaire :
> ...Tourfou jadis était
>
> Un petit bois, où la Mort commettait
>
> Meurtres bien grands sur ceux qui chemin tel
>
> Voulaient passer...
[^13]: -- (4). Monument de bronze élevé en 1458, mutilé pendant les guerres de religion, rétabli en 1571, et qui devait être détruit par la Révolution.
[^14]: -- (5). Jeune géante, héroïne d'*Amadis de Gaule.*
[^15]: -- (6). Il avait publié en 1656 les douze premiers chants de son épopée sur *la Pucelle,* et ne devait pas publier les autres.
[^16]: -- (7). *Sainte-Solenne* \[*sic*\] en réalité ; détruite en 1678 et reconstruite, c'est la cathédrale Saint-Louis.
[^17]: -- (8). Soixante centimètres.
[^18]: -- (9). De la famille maternelle de La Fontaine. Ce Pidoux, né en 1581, marié trois fois, allait avoir une fille en 1664, à quatre-vingt-trois ans.
[^19]: -- (10). On y fait *la cour* aux dames.
[^20]: -- (11). C'était François de La Fayette (1590-1676), sacré évêque de Limoges en 1627.
[^21]: -- (1). Louis Le Guillou et Nicole Roger-Taillade publient deux tomes de ce *Journal intime inédit* (I, 1822-1830 ; II, 1830-1833) aux éditions du C.N.R.S. (juin 1990). L'annotation est remarquable : une vraie mine (grâce aux index) pour l'histoire du XIX^e^ siècle. C'est une heureuse surprise après la *Correspondance* de Lacordaire et Montalembert (Cerf, juin 1989) où le Pr. Le Guillou se montrait un peu hâtif et partisan (erreur sur Jourdain dit Sainte-Foi, R.P. Rozaven réduit à « un ennemi acharné de Lamennais » sans la moindre précision...) ; ici, il cite même le long portrait critique de son cher Féli par Louis de Camé. -- Belles illustrations dans les deux volumes. Préface instructive de Mme Roger-Taillade au tome I. Signalons quelques erreurs au tome II : *féérique* pour *féerique,* p. 42 ; *Jemyn Street* pour *Jermyn Street,* p. 47 ; *Guerrier de Damast* pour *Dumast* (alors que Montalembert écrit bien *Dumast ; Thouet* pour *le Thouet,* etc. ; R. Trannoy est oublié à l'Index, et son livre sur *Le Romantisme politique de Montalembert* est mal daté (de même pour celui de Carné) ; enfin Montalembert n'a jamais fait l' « acquisition du journal *L'Univers* », il l'a seulement soutenu de ses deniers (et de ceux qu'il obtenait de ses amis) en 1839-1840.
[^22]: -- (2). Le 2 février 1860, Montalembert écrira à Lacordaire qui vient d'être élu à l'Académie : « *Tous les grands noms de l'Académie sans exception ont été pour toi.* » Il joint aussi la liste de ceux qui ont voté contre, où figurent... Vigny et Sainte-Beuve. Comme on change...
[^23]: -- (3). C'est déjà le chapitre *Ceci tuera cela* que Victor Hugo adjoindra seulement en 1832 à *Notre-Dame de Paris.*
[^24]: -- (4). Éd. Klincksieck, 1993, 720 p. et un portrait en couleurs (pastel d'après le dessin de Janmot).
[^25]: -- (5). On peut évidemment rétorquer à Ozanam, historien de la littérature du Moyen Age peu attentif ici à la longue durée, que le renouveau catholique de 1830 à 1848 s'est préparé grâce aux lois de l'Empire et de la Restauration qui favorisèrent l'action du clergé.
[^26]: -- (6). L'autre document célèbre, auquel l'Introduction fait allusion sans le citer, c'est le Testament rédigé le 23 avril 1853 par Ozanam. On le trouvera, par exemple, dans l'*Ozanam* de Madeleine des Rivières (Cerf, 1984), la meilleure biographie précise et concise. Il peut surprendre par le marchandage un peu puéril avec Dieu : « N'accepterez-vous point l'holocauste de mes ambitions académiques ? ... Si je vendais la moitié (*sic*) de mes livres pour en donner le prix aux pauvres, seriez-vous satisfait ? ... » Mais il faut considérer le retournement final : « C'est moi que vous demandez... Et j'ai dit : *Je viens Seigneur*. » C'est le mouvement même de la Passion, d' « Écarte de moi ce calice » à « Entre tes mains, seigneur »...
[^27]: -- (7). En octobre 1851, les préfets de ces départements durent décréter l'état de siège à la suite d'émeutes en faveur d' « agitateurs » arrêtés.
[^28]: -- (8). C'est le 29 septembre 1851. Dans une autre lettre, Ozanam donne aussi à un ami une analyse intéressante de la Conférence de Carême prêchée par Lacordaire le dimanche 6 avril 1851.
[^29]: -- (1). Cf. notre opuscule : *La messe, état de la question,* cinquième édition revue et augmentée, spécialement le chapitre : « L'abus de pouvoir », p. 58 et suiv. (opuscule en vente à Difralivre).
[^30]: -- (2). Texte intégral de cette lettre dans notre ouvrage : *Quand il y a une éclipse.*
[^31]: -- (3). C'est-à-dire non pas inventé, mais établi réglementairement à titre de loi.
[^32]: -- (1). Cf. Jean Madiran : *L'Hérésie du XX^e^ siècle,* tome I ; et le *Court précis de la loi naturelle.*