# 911-03-96 (Troisième série -- Printemps 1996, Numéro 11) 1:911 ### Le baptême de la France I. -- La mauvaise chanson Les demi-savants tiennent pour légende « popu­laire » la pauvre « imagerie » qui voit dans le baptême de Clovis le baptême et la naissance de la France. Eux, ils savent. Ils comparent le baptême de Clovis avec le baptême du roi Vladimir et la naissance des nations slaves (au pluriel). Ces deux événements, disent-ils, ne paraissent analogues qu'au premier regard. Le baptême de Vladimir et de son peuple en 988 a réellement été la naissance de la « Rus » comme Église et comme nation. D'ailleurs le roi Vladimir a été cano­nisé, Clovis ne l'a point été. L'Église en 496 est déjà implantée en Gaule depuis plus de trois siècles. Clovis n'inaugure rien ; il est entouré de chrétiens gallo-romains. Cette Église gallo-romaine enfante dans la foi le nouveau venu. 2:911 Certes, le choix fait par Clovis de demander le baptême catholique est un vrai choix spirituel qui allait à l'encontre du courant arien prédomi­nant ; c'est une belle conversion individuelle. Mais ce n'est pas ce baptême qui a créé la langue et l'identité de notre nation : il y faudra plusieurs siècles encore. Fina­lement, « la France fille aînée de l'Église » n'est qu'une formule lancée par le cardinal Langénieux, archevêque de Reims, il y a un siècle, lors de la célébration du qua­torzième centenaire du baptême de Clovis ([^1]). Telle est en substance la mauvaise chanson, récusant l'imagerie populaire, par laquelle le cardinal Lustiger, archevêque de Paris, a préparé dès 1993 la célébration du quinzième centenaire du baptême de Clovis ([^2]). Il conclut tout de même « qu'il n'est ni absurde ni trop prétentieux de se souvenir de cet événement fondateur de notre histoire nationale, mais aussi de notre histoire spirituelle ». Se souvenir, oui, mais en se gardant de toute prétention qui « serait injuste et intolérable à l'égard de nos concitoyens d'hier comme d'aujourd'hui qui ne sont pas chrétiens ou ne veulent plus se dire tels ». II\. -- Les raisons\ de la mauvaise chanson C'est sans doute la raison la plus générale qui vient d'être énoncée : ne pas être, mais surtout, ajouterais-je, ne point paraître injuste aux yeux des Français incroyants. Ne pas tenir un discours qui semblerait « intolérable » à qui ? précisément aux apôtres de la tolérance. 3:911 Car il faut bien en venir à cette précision terre-à-terre, mais vérifiable, et décisive. C'est aux in­croyants « de gauche » qu'on voit habituellement le car­dinal Lustiger prodiguer les marques de son respect attentionné : aux incroyants qui, le sachant ou sans le savoir, ont plus ou moins des structures de pensée maçonnico-marxistes. Les incroyants qu'il juge « de droite », surtout si *Le Monde* les dénonce comme d' « extrême droite », le Cardinal n'en a point le même souci. On se souvient de la façon dont il a pu parler d'eux. Il n'a pas pour un nationaliste français la même bienveillance que pour un léniniste apatride. Son parti pris, pour être plus modéré que celui de beaucoup de ses collègues de l'épiscopat, n'en est pas moins net. Donc, on discerne bien à qui et à quoi il pense quand il assure que « l'identité chrétienne de notre pays ne se confond pas en tout point et à tout moment avec notre histoire nationale », et qu'en France « il n'y a pas d'identification totale entre la conscience chrétienne et la conscience nationale ». Et encore quand il dit : « Notre pays a toujours connu de vastes zones de paganisme, d'indifférence, d'hostilité. L'esprit « laïc », « libertin » disait-on au XVI^e^ siècle, y a sa propre tradi­tion (...). « Rappelez-vous Madame de Sévigné qui, pour pou­voir se confesser, emportait écrite sur un papier la for­mule de l'absolution afin d'être sûre que son curé la lui lira. Rappelez-vous saint Vincent de Paul qui, arrivant à Clichy, trouve une situation de paganisme plus désespé­rante que celle d'aujourd'hui. » Tant que nos évêques trouveront la situation ac­tuelle moins désespérante qu'au temps de saint Vincent de Paul, il est à craindre qu'en conséquence ils n'obtien­nent la grâce que d'un abbé Pierre et d'un Mgr Gaillot (ou d'un Mgr Rouet) ; 4:911 et comme président de la République, d'un catholique pratiquant qui proclame impavidement : « *Non à une loi morale qui primerait la loi civile et justifierait que l'on se place hors la loi* »*.* Au temps de saint Vincent de Paul, la France était une nation chrétienne, avec comme toujours beaucoup d'infidélités, de péchés, d'ignorances, -- mais un chré­tien ignorant, pécheur, infidèle ne serait-il plus un chré­tien ? De même, analogiquement, une nation. Le chré­tien reste un chrétien, la nation chrétienne reste une nation chrétienne, -- jusqu'à l'apostasie. La France en tant qu'État-nation était une nation chrétienne à l'époque de saint Vincent de Paul. Elle n'est plus une nation chré­tienne aujourd'hui. Pour cette raison peut-être, mais aussi sans doute par respectueuse sympathie pour les invocations officielles à « la démocratie », aux « droits de l'homme » (DHSD), à « la liberté » et au « pacte républicain », le cardinal Lustiger juge la France chré­tienne du XVI^e^ siècle « plus désespérante » que la France apostate de la fin du XX^e^. III\. -- L'apostasie de l'État-nation Contesterait-on que la Russie ait été une nation communiste de 1917 à 1989 sous le prétexte qu'il y avait parmi les Russes un Soljénitsyne ? et des milliers ou des dizaines de milliers de rebelles au mensonge marxiste-léniniste ? et des millions de baptisés qui ne reniaient pas les promesses de leur baptême ? La Russie était la principale des Républiques socialistes soviétiques, elle dirigeait l'Union soviétique (URSS), elle agissait chez elle et dans le monde en nation communiste ; elle était gouvernée par une oligarchie étrangère aux traditions nationales russes. 5:911 Le parti communiste (PCUS) faisait à son gré la loi et les mœurs. Pourtant le « ferment chré­tien ne cessait d'exister et d'agir, de travailler toute la pâte » : mais il était presque complètement submergé. Il n'est pas vrai que l'identité chrétienne de la France consiste seulement en ce qu' « elle ne serait pas elle-même si ce ferment chrétien cessait d'exister et d'agir, de travailler toute la pâte ». Indispensable à l'identité chrétienne, ce ferment n'y suffit pas. Il existait toujours dans ce qui avait été la sainte Russie, et qui ne l'était plus, mais était devenu l'URSS à l'identité clairement communiste. Il existe toujours, le ferment chrétien, dans la France laïque et apostate. Cependant le cardinal Lustiger en parle comme si l'apostasie officielle n'avait aucune importance, ou n'avait rien à voir avec l'identité d'une nation. Et aussi, je le crains, comme si ce « fer­ment chrétien » tel qu'il le conçoit était extérieur, étran­ger, indifférent à la piété naturelle ; à la piété filiale ; à la piété nationale. Au nom de l'universalité évidente du christianisme, on nous a fabriqué un christianisme d'apatrides. Spécialement par l'article 3 (« le principe de toute souveraineté réside essentiellement dans la nation ; nul corps, nul individu ne peut exercer d'autorité qui n'en émane expressément ») et par l'article 6 (« la loi est l'ex­pression de la volonté générale ») de la Déclaration des Droits de 1789, la nation française et son roi Louis XVI ont prononcé, sans forcément en apercevoir toute la portée, l'apostasie de la France. Désormais, au nom de « la nation », au nom de « la volonté générale », l'État va faire la loi. La loi civile, ce n'est pas nouveau et c'est normal. Mais aussi la loi morale. Il va faire la loi et les mœurs. Au début, et verbalement, « en présence et sous les auspices de l'Être suprême », ce qui déjà n'engageait plus guère à rien. 6:911 Et bientôt, sans plus de mention que de pensée pour l'Être en question, la loi humaine se sub­stituera pleinement à la loi de Dieu. C'est bien confor­mément au principe posé par les articles 3 et 6 de la Déclaration de 1789 que Jacques Chirac a prononcé son refus de toute loi se prétendant supérieure à la loi humaine. L'État dit « moderne » -- au sens de post-chrétien ou d'anti-chrétien -- qu'il soit communiste, démocratique ou libéral, fait la loi et les mœurs. La France était une nation chrétienne quand elle reconnais­sait à l'Église la mission et l'autorité de faire les mœurs et la loi (morale). A chaque époque, plus ou moins ouvertement, un plus ou moins grand nombre de Fran­çais n'obéissaient pas à cette loi et ne se conformaient pas à ces mœurs ; comme aujourd'hui à la loi que l'on dit républicaine et aux mœurs que l'on prétend démo­cratiques. Ces infidélités individuelles ne sont pas inof­fensives ; elles ne sont pas sans conséquences diverses ; mais quelles que soient ces dissidences, elles n'ont pas empêché ni ne permettent de nier que la France ait été la fille aînée de l'Église et qu'elle soit devenue l'aînée des Républiques laïques. Ce qui fait la loi et les mœurs d'une nation fait son identité en acte. Comme on ne change pas d'identité comme de vêtement, la France chrétienne n'est pas devenue une République laïque purement et simple­ment. Elle est une ancienne nation chrétienne devenue apostate. Il n'est pas nécessaire de le cacher aux enfants. IV\. -- La saine et légitime laïcité La crainte du cardinal Lustiger est que l'on puisse accuser l'Église de se croire « propriétaire de la France ». Elle ne l'a « jamais été », il le garantit. Il ne souhaite pas qu'elle le devienne. 7:911 Peut-être se trompe-t-il ici par excès de simplification géométrique et par manque d'esprit de finesse, ce qui serait une grande dis­grâce pour une intelligence aussi agile que la sienne. Dire que l'Église ne saurait être « propriétaire de la France » est s'exprimer dans le langage déplaisant et faussé de la gauche révolutionnaire ou du libéralisme athée (culturellement, spirituellement, ils sont à peu près identiques). Si l'on tient à s'exprimer selon un tel langage, il faut au moins distinguer. On n'accepterait évidemment pas que l'Église se prétende temporelle­ment propriétaire de la France. Mais surnaturellement ? Il apparaît alors que le terme de « propriétaire » est d'une inadéquation qui lui donne dans ce cas une résonance arbitrairement péjorative. Mais demandons au cardinal Lustiger s'il entend soutenir que *la France n'appartient pas surnaturellement au Christ ?* Or de Jésus-Christ et de l'Église c'est tout un. On comprend bien que le Cardinal entend refuser le « cléricalisme » par lequel un pouvoir spirituel confisque tout ou partie du pouvoir temporel. Il n'en reste pas moins que la dis­tinction des deux pouvoirs est le plus parfaitement défi­nie et le moins imparfaitement observée par le christia­nisme ; par l'Église catholique romaine. Laïcité ? Oui : laïcité. La France chrétienne a une vocation à la laïcité ; elle a reçu un don spécial de défense et illustration de la laïcité ; elle en a fait un puissant mais détestable usage, tendant à enfermer la religion dans le ghetto de l'individuel, du subjectif, du privé. La « saine et légitime laïcité de l'État » dont par­lait Pie XII consiste en ce que la hiérarchie ecclésias­tique évite ou soit empêchée d'annexer le gouvernement politique : celui-ci est indépendant dans son ordre, il est temporellement autonome, mais non point, bien sûr, affranchi de la loi morale. 8:911 Cette autonomie du pouvoir temporel est une invention du christianisme ; une conquête de l'Église ; une nouveauté évangélique dont la réalisation historique la moins imparfaite a été la France dans les moments et la mesure où elle était fidèle aux promesses de son baptême. V. -- La déchristianisation du clergé Ce baptême de la France, on nous l'aura assez répété, n'est pas identiquement le baptême sacramentel d'une personne : mais il n'est pas pour autant réduit à n'être qu'une légende populaire ou une métaphore rhé­torique... Il est une *analogie *: ce qui reste encore de phi­losophes chrétiens et de théologiens traditionnels, *rari nantes...,* tenteront d'expliquer aux commissions épis­copales que l'analogie n'est pas un rêve, une fiction, mais une réalité. Simultanément les historiens s'efforce­ront de maintenir ou de réduire, d'authentifier ou de dis­qualifier les divers récits des circonstances du baptême de Clovis qui nous ont été rapportées par la liturgie, la tradition et la littérature. Notre ami Hervé Pinoteau apparaîtra assez révisionniste, sans rien retrancher pourtant de l'essentiel. Une nation n'est pas chrétienne arithmétiquement, selon le nombre des individus bapti­sés recensés une année ou chaque année ; faudrait-il la moitié des habitants plus un ? ou une majorité qualifiée des deux tiers ? ou l'unanimité ? Une nation n'est pas chrétienne non plus si, rassemblant le qualificatif et le quantitatif, on compte un nombre suffisant de chré­tiens individuellement fidèles. Comment d'ailleurs mesurer cette fidélité *individuelle,* comment fixer et vérifier le niveau à partir duquel elle serait déclarée suffisante. 9:911 On peut au contraire apercevoir la fidélité chrétienne d'*une nation,* elle se manifeste par ses lois et sinon par l'état de ses mœurs, du moins par les mœurs qu'elle tient pour honnêtes. Une chrétienté n'est pas une société sans péché, c'est une société où saints et pécheurs honorent la même définition des vertus et mésestiment assez fortement les vices pour les obliger à plus ou moins se dissimuler. Une nation chrétienne est celle où par la loi et la coutume règne une idée commu­ne du bien et du mal, et où cette idée, même incomplè­te ou affaiblie, est conforme aux promesses du baptême. Les mœurs et les lois dans la France d'aujourd'hui sont largement contraires aux mœurs, aux lois, à la doc­trine chrétiennes. Le discours ecclésiastique l'est aussi, très souvent par omission, trop souvent par affirmation ou négation. L'effronterie péremptoire avec laquelle le clergé enseigne que le sida n'est évidemment pas un châtiment divin, puisque (*sic*) il a des causes naturelles scientifiquement connues, manifeste une spectaculaire alliance de l'apostasie religieuse avec l'imbécillité phi­losophique. Cela me remet en mémoire un rapport doctrinal de l'épiscopat français désignant comme un « héritage païen » déplorable et dépassé le fait qu' « une partie, à vrai dire de plus en plus réduite, de notre litur­gie continue à demander à Dieu ce que le paysan de­mande à l'engrais ». C'était en 1968, déjà, et c'était bien un *rapport doctrinal* officiellement approuvé par l'Assemblée plénière ([^3]). Il insistait : « Paul n'a pas transigé avec les usages païens. Sans doute l'Église, elle, a tenté de le faire, mais avait l'ex­cuse de ne pouvoir faire autrement. Aujourd'hui l'avè­nement de la civilisation scientifico-technique lui donne une chance appréciable parce qu'elle travaille dans le même sens : le cultivateur compte plus sur les engrais que sur les Rogations pour faire lever sa moisson. » 10:911 Les Rogations étaient les prières publiques et les processions solennelles par lesquelles on demandait à Dieu la fécondité de la terre et la préservation des fléaux naturels (et des grandes épidémies). *A peste, fame et bello libera nos Domine...* L' « engrais » existait pour­tant, il existait même avant les Rogations, contrairement au rapport doctrinal le présentant comme une décou­verte moderne de notre civilisation scientifico-tech­nique. Ce souvenir de 1968 vient nous rappeler que la méconnaissance des causes secondes n'est pas d'aujour­d'hui. Ce qu'enseigne maintenant l'épiscopat sur le sida est substantiellement identique à ce qu'il enseignait il y a une trentaine d'années sur l'engrais. Il n'a pas changé. Il est resté immobile. Dans les deux cas, il raisonne comme si la réalité des causes secondes éliminait la cause première. Il pense que le progrès scientifico-tech­nique de la médecine ne permettrait plus de dire comme ce primitif ignorant qu'était sans doute Ambroise Paré « Je l'ai soigné, Dieu l'a guéri ». Et quant à Jeanne, en disant « les hommes d'armes batailleront, Dieu don­nera la victoire », elle a bien mérité par un tel obscu­rantisme que l'épiscopat lui supprime subrepticement la solennité liturgique de sa fête au deuxième dimanche de mai. Et Clovis justement, ce Clovis dont nous faisons mémoire, Clovis lui-même qui attribuait au Dieu de Clotilde une victoire due manifestement, selon l'aposta­sie moderne, à sa francisque et à ses soldats ! Le discours officiel de l'épiscopat est depuis plus d'un quart de siècle devenu un discours d'apostasie. D' « apostasie immanente », disait Maritain. Je dirai apostasie implicite. Bien sûr on peut objecter que ce n'est point une apostasie puisque l'épiscopat, à la diffé­rence de la République, ne renie pas explicitement le Christ : non point, donc, une apostasie mais une hérésie. 11:911 L'hérésie est certaine, car depuis au moins l'année 1968 le discours officiel de l'épiscopat français rejette implicitement, en permanence, et plusieurs fois explicite­ment, l'existence objective d'une loi naturelle univer­selle et immuable ([^4]). Les professeurs nous disent avec raison qu'il ne faut pas confondre « apostasie » et « hérésie », la première étant l'abandon total de la foi chrétienne par un baptisé, la seconde n'en refusant qu'une partie. Cependant l'hérésie épiscopale du XX^e^ siècle, rejetant la loi naturelle, vide doucement de sa substance tout le reste de la foi. Quand la loi naturelle n'est plus admise que comme « l'expression de la conscience collective de l'humanité », il n'existe plus de loi morale objective, promulguée par Dieu et inscrite dans la nature de l'homme. Il n'y a plus cette misère de l'hom­me sans Dieu, cet échec de l'homme, qui réside dans son incapacité à se conformer par ses seules forces à une loi supérieure qu'il reconnaît comme devant être obéie. Pour l'apostasie républicaine, il n'existe semblablement aucune loi morale supérieure à cette loi civile conçue comme l'expression de la volonté générale selon l'ar­ticle 6 de la Déclaration des Droits de l'homme sans Dieu. Il n'y a plus d'attente d'un salut venu d'en haut. La Rédemption n'a plus de sens ; et l'histoire humaine a perdu toute signification. On peut continuer néanmoins à utiliser un vocabu­laire de sonorité évangélique, mais devenu creux de toute doctrine évangélique : il n'y a plus ni péché, ni pénitence, ni rachat ; pourquoi dès lors l'Incarnation du Fils de Dieu ? Selon une remarque profonde d'Yves Daoudal ([^5]), le discours épiscopal contient encore quelques pages de *spiritualité* d'une belle allure, mais non plus de *doctrine.* 12:911 Yves Daoudal fait cette remarque à propos de la déclaration sur le sida publiée en février 1996. Cela est globalement vrai de l'ensemble du dis­cours épiscopal français au moins depuis février 1967. C'est un mélange de spiritualité chrétienne et de socio­logie mondaine, où la sociologie devient de plus en plus dominante, et la spiritualité de plus en plus mytholo­gique et décorative. On ne veut pas voir que le discours de 1996 sur le sida qui n'est pas un châtiment divin *puisque* l'on en connaît les causes scientifiques est un discours d'apos­tasie. On n'a pas voulu voir que l'assemblée plénière de l'épiscopat français, au mois d'octobre 1966, avait « publiquement franchi le point de non-retour » sur la voie de l'apostasie, comme je l'en avertissais à l'épo­que ([^6]). Trente ans après, elle n'en est en effet pas reve­nue. Pendant trente ans, elle a persévéré. Si bien que désormais la *déchristianisation* frappe profondément les discours et les comportements de la plus grande partie du clergé. Ce clergé de l'apostasie implicite et du sida qui n'est pas un châtiment divin se concerte avec la République de l'apostasie explicite et de l'avortement en masse pour célébrer ensemble et comme ils l'entendent leur « année Clovis ». Ils sont aussi disqualifiés l'un que l'autre pour nous imposer leur version réductrice du baptême de Clovis et nous détourner de faire mémoire du baptême de la France. Jean Madiran. 13:911 ### D'un anniversaire à l'autre *1896-1996* par Rémi Fontaine « ...*Mais afin que de telles solennités apportent à votre très noble nation ces fruits de salut que Nous lui souhaitons vive­ment, il est absolument nécessaire qu'elle comprenne et apprécie le bienfait dont elle célèbre le souvenir, c'est-à-dire sa régé­nération dans le Christ, sa naissance dans la foi... *» Quand le pape Léon XIII, dans sa lettre du 6 janvier 1896 au cardinal Langénieux, encourage de tout son cœur la célébration (conçue par l'archevêque de Reims) du quatorzième centenaire du baptême de Clovis, il l'associe manifestement au baptême de la France. 14:911 Il le précise d'ailleurs dans sa Lettre apostolique du 8 jan­vier 1896 accordant un jubilé extraordinaire à la France : « *C'est dans ce baptême mémorable de Clovis que la France a été elle-même comme baptisée ; c'est de là que date le commencement de sa grandeur et de sa gloire à travers les siècles. C'est donc à bon droit que sous la vive et puissante impulsion de notre cher Fils, Benoît-Marie Langénieux, arche­vêque de Reims, des solennités extraordinaires se préparent pour célébrer la mémoire d'un si heureux événement.* « *Certes, si tant de nobles institutions célèbrent avec bonheur le jour qui rappelle leur origine et leur commence­ment, est-il rien de plus juste, rien de plus digne d'une nation que de fêter, à travers les siècles, l'année et le jour où elle est née à la foi chrétienne pour entrer en participation de l'hérita­ge céleste ?* » Et c'est un « acte de rénovation des promesses baptis­males de la France chrétienne » qui est fait solennellement d'abord à Reims, le dimanche 4 octobre 1896, par le cardinal Langénieux, en présence de nombreux évêques (pour clore le grand Triduum à la cathédrale) ; puis le jour de Noël 1896, dans toutes les églises et chapelles de France, selon la tenue des Lettres apostoliques en date du 8 janvier 1896. La formule dudit acte de rénovation des promesses baptismales de la France chrétienne avait d'ailleurs été soumise à l'approbation du souve­rain pontife qui l'avait agréée. On y lit notamment : « *Elle* \[la France\] *a relu, au pied du tombeau de saint Rémi, le pacte sacré qui la lie à Jésus-Christ, et elle a constaté, dans la vérité et la splendeur de son histoire, que les intérêts de sa propre politique se sont toujours confondus dans le monde avec ceux de la Religion, et qu'à l'exemple du Peuple élu des temps bibliques, autant il lui fut salutaire de répondre fidèlement à sa mission, autant il lui en a coûté d'y faillir, car l'irréligion n'a laissé que des ruines, sans tenir aucune de ses promesses.* » \*\*\* 15:911 Mais curieusement, tout ce qui avait été loué et chanté pour le quatorzième centenaire du baptême de Clovis ne semble plus valable aujourd'hui pour son quinzième centenaire. De l'avis et de l'aveu même de certains milieux ecclésiastiques -- et non des moindres. Embarrassés, il est vrai, par la fameuse apos­trophe de Jean-Paul II au Bourget en 1980. « *La difficulté,* comme dit l'actuel archevêque de Reims (Mgr Gérard Defois), *vient de ce que l'on cite souvent la phrase du pape : "France, fille aînée de l'Église, qu'as-tu fait* \[des promesses\] *de ton bap­tême ?"* » (Entretien au *Journal du XV^e^ centenaire* daté du 10 octobre 1995). La difficulté ? En effet, car, pour eux, on ne peut parler du baptême de la France. Il ne peut être question que du baptême de Clovis. Ce que Léon XIII avait célébré pour la France en 1896 n'est plus « célébrable ». Ce que Jean-Paul II a célébré plus récemment pour le baptême de la Russie, de la Pologne, de la Lituanie, de l'Ukraine... ne peut être appliqué à la nation française. L'idée a été lancée officiellement, semble-t-il, par le cardi­nal Lustiger lui-même. Dès 1993, un dimanche 3 octobre, à Reims même. Lors d'une longue et subtile homélie, prononcée en la basilique Saint-Rémi (et publiée par le SNOP du 18 février 1994 après l'avoir été dans le *Bulletin diocésain* de Reims des 10 décembre 1993 et 8 janvier 1994). Cette homélie est devenue en quelque sorte la référence des clercs, épris de « laïcité ouverte », sur la question. Le cardinal de Paris y prétendait notamment que la France ne peut être dite chrétienne au sens où le revendiquent d'autres nations, « *car notre pays a toujours connu de vastes zones de paganisme, d'indifférence, d'hostilité* »*.* Il y alléguait aussi comme un malin et dialectique « *conflit de pouvoir entre l'État et l'Église pour s'emparer de la nation* »*,* alors que c'est leur harmonie précisément -- non sans discordances et trébuche­ments assurément -- qui a fait la France chrétienne... Le sophisme a été repris plus grossièrement par l'avant-der­nier archevêque de Reims, Mgr Jean Balland, dans un entretien au journal *La Croix* daté du 8 juin 1994. A la question épous­touflante du journaliste Benoît Vandeputte -- « *Vous dites évé­nement national. Cet adjectif n'est-il pas délicat à manier aujourd'hui dans notre vocabulaire courant* (sic)*.* » *--,* l'archevêque de Reims fit cette réponse non moins sau­grenue : 16:911 « *La difficulté éventuelle est dans la nostalgie que ce bap­tême peut évoquer : la nation serait, alors qu'elle ne l'a jamais été, entièrement chrétienne ; ou encore, elle serait liée à telle ou telle forme de gouvernement... *» La difficulté ? Encore ! Ainsi, le baptême ne rendrait pas chrétien entièrement ! Entendons-nous. Quand les papes parlent du baptême de la France, il s'agit évidemment d'une analogie, fondée néanmoins sur une réalité. Bien sûr, on ne baptise réel­lement que des hommes ! Évidemment, une nation n'est pas une âme ! Mais si comparaison n'est pas raison, l'analogie oblige tout de même à une certaine cohérence. « Baptiser » une nation n'est certes pas baptiser une per­sonne physique, un tout substantiel, comme disent les philo­sophes. Un tout social composé de personnes (une famille, une entreprise, une armée, une nation...) est, lui, un tout accidentel, dont l'unité dans la diversité (*unum ex multis*) est une unité d'ordre, de cause finale. Et non point une unité substantielle, comme dans le cas de la personne humaine, corps et âme. « Le tout qui est formé politiquement par un peuple ou par une famille, explique saint Thomas d'Aquin, n'a qu'une unité d'ordre : il n'est pas purement et simplement un. C'est pourquoi la partie de ce tout peut avoir une opération qui ne soit pas l'opération du tout : de même que le soldat au sein de l'armée a une opération qui n'est pas celle de l'armée tout entière. » (*Comm. in Ethic*. I, 1, 5, cité par Jean Madiran dans *Le principe de totalité*, NEL.) C'est pourquoi également, il a pu assurément se trouver des parties (minoritaires) de la France (mérovingienne puis capé­tienne) étrangères, en un sens, à son baptême (Mgr Lustiger cite, entre autres, la présence antique des communautés juives et la tradition de l'esprit « libertin » ...). Comme il peut exister, dans une armée, des militaires plus ou moins hostiles ou réticents à la stratégie du général (néanmoins soldats fidèles tant qu'ils ne désertent pas ni ne se rebellent). Mais ce qui importe, en l'occurrence, ce n'est pas le senti­ment de ces minorités éventuelles, quasi inévitables, mais le choix de l'autorité qui ordonne le tout en vue du bien commun, avec la prudence politique qui convient, dans une unité de fina­lité. C'est le choix politique de Clovis (après Tolbiac et par son baptême ainsi que celui de ses soldats) de subordonner bon gré mal gré le bien commun temporel de son peuple au bien commun surnaturel de la Révélation : « *Gesta Dei per Francos* »*.* 17:911 Dans toute vocation, il y a en outre et surtout l'élection di­vine qui appelle l'élection humaine. Car une nation est « un vaisseau qui a ses ancres dans le Ciel », selon la belle expres­sion de Rivarol. « Une nation n'est pas ce qu'elle pense d'elle-même dans le temps, mais ce que Dieu pense d'elle dans l'éter­nité », précise Soloviev. Et l'idée de la France, c'est d'abord la pensée qu'a (eue) Dieu sur notre nation à travers le geste so­lennel de saint Rémi un certain Noël. Il y a donc bien baptême par analogie, au sens où la nation, par une élection et un acte solennels, est désormais appelée, selon la communion des bap­tisés mais aussi selon son ordre (politique), au principe d'iden­tité chrétienne. D'où l'antique cri des Francs -- « Vive le Christ qui aime les Francs » -- repris et précisé par sainte Jeanne d'Arc : « Vive le Christ qui est roi de France. » Que la prétention de Jeanne aurait été déplacée si la France n'avait pas été connaturellement chré­tienne depuis son baptême de Reims en 496 ! Et que fait Mgr Balland, parmi mille autres signes, des implications du vœu de Louis XIII ? Qu'en est-il du « royaume de Marie » ? Ce baptême par analogie ne signifie pas, certes, que la nation française serait liée à « telle ou telle forme de gouverne­ment de l'État », comme le suggère insidieusement l'ancien archevêque de Reims. Du moins si l'on entend par « forme » la question classique du régime politique. Car il signifie en re­vanche, à moins d'apostasie collective, la subordination consen­tie du régime -- quel qu'il soit -- à la loi naturelle et chré­tienne. C'est ce que Jean-Paul II appelle la fidélité française dans l'histoire, « pour le bien de l'homme », à cette « alliance avec la Sagesse éternelle ». Alliance contractée naguère -- grâce à Clovis et saint Rémi -- par la première baptisée des nations ; prolongée par ses rois, lieutenants du Seigneur qui est roi de France ; authentifiée par ses saints, dont l'histoire de France n'aurait pu se passer, affirme Henri Pourrat ; approuvée quasi unanimement par le peuple français, qui a fait les cathédrales, les pèlerinages et les croisades... 18:911 Suivie plus ou moins fidèlement à travers les aléas de l'histoire et ses manquements, cette alliance fut explicitement reniée par la Révolution française, qui a transformé la nation chrétienne en nation laïque, dans une sorte de mutation substan­tielle, de contre-baptême : « *l'abdication du baptême national* » (cardinal Pie). Étrangement, cette rupture radicale est totale­ment ignorée par le long sermon du cardinal Lustiger, qui ne manque pas d'évocations éclatantes par ailleurs. Sans doute, la tradition laïciste, qui prolonge officiellement (désormais) le pacte révolutionnaire en France, n'empêche pas la tradition chrétienne de survivre plus ou moins modestement, avec ses saints et ses hérauts. Mais qui peut nier l'étiolement de cette dernière et des libertés qu'elle protégeait, depuis que la *fille aînée de l'Église* est devenue monstrueusement la *mère des Révolutions ?* Constitutionnellement, résolument et *entièrement* laïque pour ainsi dire. Avec cette oppression spécifique des ma­jorités pour mieux promouvoir les minorités subversives... Comment peut-on, à propos de l'anniversaire du baptême de la France et au regard de la *grande pitié* qu'elle offre aujour­d'hui, esquiver aussi allègrement la leçon politique donnée par Pie XII : « *De la forme donnée à la société, conforme ou non aux lois divines, dépend et découle le bien ou le mal des âmes.* » Ce qui importe, encore une fois, pour donner un nom de baptême à une nation tout entière, c'est d'abord la nature de sa Constitution et sa volonté politique (et religieuse), non le recen­sement exhaustif (même si cela n'est pas insignifiant) des certi­ficats de baptême, qu'ils soient chrétiens ou laïques. Comment désigner par exemple un pays à majorité catholique mais avec une Constitution d'esprit franc-maçon ? Il faudrait peut-être enfin ôter ses lunettes libérales pour saisir que le principe d'identité (chrétienne) vaut aussi en politique : *Est est, non non !* Selon la doctrine sociale du Christ-Roi. Heureusement, il en va des nations comme des personnes. Et ce n'est pas en grattant du front de la France le signe de son bap­tême qu'on efface la grâce propre qui y est attachée depuis le pacte de Reims. On peut toujours, si Dieu veut, la retrouver, à condition de lucidité, de repentance et de purification : -- *Père, je ne suis plus digne d'être appelée votre fille !* Le retour de la fille prodigue est toujours possible, selon la magnifique prophétie de saint Pie X : « *Le peuple qui a fait alliance avec Dieu aux fonts baptismaux de Reims se repentira et retournera à sa première vocation...* » 19:911 Mais quelle sainte Clotilde, quel saint Rémi voudront bien prendre par la main le nouveau Sicambre barbare ? Comme le monde de Clovis, comme le monde de Constantin, c'est au monde moderne qu'il appartient de se convertir ou de se réconcilier à l'Église, de se conformer aux vérités naturelles et surna­turelles enseignées par l'Église et vécues dans l'Église. Et non l'inverse, bien sûr, comme le pensent certains docteurs catho­liques, qui voudraient adapter au monde l'Église qu'ils croient dépassée. Mais, il faut sûrement, du côté de l'Église, des mains ten­dues. Non pour sacrifier aux nouvelles idoles du monde mo­derne et à sa religion des DHSD (droits de l'homme sans Dieu). Mais pour confesser la vérité et manifester sa lumière à temps et à contre-temps. Il faut des mains tendues en prières, des mains tendues en signe de charité et de combat, selon le « bon combat » de l'Apôtre. \*\*\* Ce sont précisément les prédicateurs du quatorzième cente­naire qui nous le rappellent aujourd'hui. En témoignent ces extraits tirés des actes de cet anniversaire, lors des solennités à la basilique Saint-Rémi en octobre 1986 : « Ainsi, lorsque le pouvoir humain affiche l'étrange préten­tion de se substituer à l'autorité divine, lorsqu'il veut asservir les consciences et tyranniser les âmes, il voit l'Église, l'Église affranchie par Jésus-Christ, se dresser devant lui dans son intré­pide et mâle indépendance. -- *Non licet !* Cela n'est pas permis ! *Non possumus !* Nous ne pouvons pas ! » (...) Cette énergique protestation contre les tyrannies et les abus du pouvoir humain est le grand fait de l'histoire sur ce versant du Calvaire. A tous les siècles, sous tous les régimes, l'Église apparaît comme l'im­mortel champion des droits menacés de la conscience » (R.P. Caruel, de la Compagnie de Jésus, le 7 octobre 1896). Alors qu'on sait comment, préférant s'en tenir au « débat démocratique », le nouveau primat des Gaules (Mgr Balland !) s'est désolidarisé des sauveteurs pro-vie au lendemain de son intronisation (début juillet 1995), on songe à l'effet qu'auraient pu avoir ces deux mots -- *Non licet, non possumus ! --* répétés par tous les évêques de France face aux lois Veil et Neiertz... 20:911 Le discours du 9 octobre 1896 prononcé par le R.P. Léon, des frères-mineurs capucins de Paris, semble particulièrement destiné aux évêques de 1996 : « Ne savez-vous pas qu'aujourd'hui parler c'est batailler ? Les Dupanloup, les Pie, les Freppel n'ont-ils pas été de vaillants soldats du Christ ? Leur voix claironnante ne nous a-t-elle mis dans l'âme aucun frisson ? Ne défendons-nous pas ce qu'ils ont défendu ? N'aimons-nous pas tout ce qu'ils ont aimé ? Il y a, Messeigneurs, des crosses qui valent des épées ! Des mitres, sœurs des casques ! La langue des évêques, comme celle des martyrs, doit être une arme de combat : *Anima martyris framea est.* Elle a pour tranchant la vérité, *acuta veritate.* Elle étincelle des éclairs de l'amour, *ignita charitate.* Elle vibre des énergies mêmes de Dieu, *vibrata Dei virtute.* N'est-ce pas afin de réveiller la France que retentit à Reims cette sonnerie d'une nou­velle croisade ? Le sommeil du soldat de Dieu n'a-t-il pas assez duré ? » Car l'Église demeure encore et toujours la seule chance de survie du monde moderne qui sombre aujourd'hui dans sa *cul­ture de mort.* Comme elle était la seule chance de survie du monde de Clovis enfoncé dans sa *nuit barbare.* Il lui faut seule­ment un nouveau Clovis, un bon bras séculier, une vraie fille aînée et des évêques et des saints capables de les solliciter. Un cœur et une épée. Une épée et un cœur. Les premiers gestes qui ont conçu et enfanté celle qui deviendra la douce France furent justement ceux de deux soldats de Dieu : saint Martin et Clovis. La première définition en somme de la cheva­lerie. C'est cette sorte de geste qu'attend la France aujourd'hui pour renouer avec les promesses de son baptême : « *Gesta Dei per Francos !* » Rémi Fontaine. 21:911 ### Circonstances et conséquences du baptême de 496 par Hervé Pinoteau C'est le jour de Noël qu'un des rois francs, nommé Clovis (Chlodowech, combat de gloire), se fit baptiser comme nous l'apprend saint Avit (Alcimus Ecdicius Avitus), évêque de Vienne (sur le Rhône), en une lettre jubilante adres­sée au nouveau chrétien : « Votre foi est notre victoire » à nous les évêques ; « de toute votre antique généalogie vous n'avez rien voulu conserver que votre noblesse et vous avez voulu que votre descendance fit commencer à vous toutes les gloires qui ornent une haute naissance » ... Ainsi étaient balayées la tradi­tion d'une royauté dont la sacralité était liée aux dieux germa­niques et même scandinaves. 22:911 Ce jour de Noël étonne, car le baptême est lié aux fêtes pas­cales et il devait faire un froid pouvant atténuer la joie populai­re, mais ce fut ainsi. Quelques dizaines d'années après, saint Grégoire (Georgius Florentius Gregorius), évêque de Tours (573-594) qui connut sainte Clotilde (Chrotechildis, bataille de gloire) veuve de Clovis (elle mourut en 544 ou 548), nous apprend que c'est saint Remi (Remigius) évêque de Reims qui baptisa le roi et qui lui conféra, à la mode de l'époque, l'onction post-baptismale. Il lui dit : « Dépose tes colliers » (païens) « ô Sicambre » (terme qui servira jusqu'au IX^e^ siècle pour nommer certains Francs) « adore ce que tu as brûlé, brûle ce que tu as adoré ». Plus de trois mille hommes se firent baptiser ainsi qu'une sœur du roi, Alboflède (Albofledis), alors qu'une autre sœur, *Lantilde* (*Landechildis*)*,* adjura l'arianisme et se fit oindre du saint chrême. Le fait que ce fut saint Remi qui officia est confirmé par toute la tradition ultérieure, par l'empereur Louis le Pieux et l'ar­chevêque de Reims Hincmar, lequel publia le testament de son prédécesseur dans sa *Vie de Remi évêque de Reims :* dans ce texte, Remi déclare en effet qu'il baptisa le roi. \*\*\* (*Attention !* Il s'agit bien du testament authentique de saint Remi, relatif aux biens qu'il lègue après sa mort, donc le *court testament.* Le *long* ou *grand testament* est un faux publié en plein milieu de l'*Histoire de l'église de Reims* rédigée au milieu du X^e^ siècle par le chanoine Flodoard ; ce faux a été fabriqué à une date inconnue, sans doute entre vers 1059 et le XIII^e^ siècle, époque des plus anciens manuscrits de cette œuvre ! Il est navrant que des catholiques aimant la tradition et leur nation en soient encore à publier un texte rempli de termes impossibles pour le VI^e^ siècle, et prévoyant la destitution de rois faisant du mal aux églises selon une procédure jamais appliquée ! Le fait que saint Pie X ait déclaré à l'évêque d'Orléans, le 13 décembre 1908, qu'il devait dire aux Français de faire « leur trésor des tes­taments de saint Remi, de Charlemagne (*sic*) et de saint Louis », qui se résument dans ces mots si souvent répétés par l'héroïne d'Orléans : 23:911 « Vive le Christ qui est roi de France ! », paroles évi­demment apocryphes, ne saurait en rien légitimer l'ahurissant faux loué par de pieux Français. Mais le pontife dépendait de ses lectures de l'œuvre du cardinal Louis-Édouard Pie, évêque de Poitiers, mort en 1880, qui n'était certes pas un historien critique de nos origines.) \*\*\* Vers 650, le premier auteur de la *Chronique* dite de Frédégaire annonça enfin le lieu du baptême : Reims, qui devait sans doute aller de soi pour saint Grégoire de Tours qui n'en dit mot. L'empereur Louis le Pieux et l'archevêque de Reims ont ratifié cette affirmation au IX^e^ siècle. Aucune autre ville n'a revendiqué cet honneur, Reims étant d'ailleurs la métropole de la Deuxième Belgique, que Clovis et son père Childéric (Childrich, puissant dans la bataille), généraux romains, admi­nistraient depuis des dizaines d'années. Quant au millésime de cet acte fondateur, saint Grégoire de Tours n'en dit rien. Il découpa la vie de Clovis en périodes de cinq ans dans son *Histoire,* ce qui entraînait que Clovis succéda à son père, Chidéric roi franc à Tournai, étant âgé de quinze ans et qu'il mourut à quarante-cinq, ayant donc régné trente ans. C'est au milieu de ce règne qu'est placé le baptême (une inter­polation précisant la quinzième année du règne), et il en décou­lait ainsi que Clovis avait été baptisé à trente ans comme le Christ. Il s'agit là d'un simple jeu et comme Childéric serait mort en 481 ou mieux 482, le baptême serait à mettre en 496 ou 497, les éru­dits penchant généralement pour 498 ou 499 à l'heure actuelle. 496 a été fêté en 1896 et il est ainsi bien normal de le fêter à nouveau en 1996. En 1796 il ne se passa évidemment rien, le Directoire étant maître d'une France exsangue du fait de l'abo­minable Révolution et en 1696, Louis XIV régnant, j'ai la nette impression qu'on ne parla point de ce baptême. Notre royauté n'avait pas ce genre de culte des anniversaires. D'ailleurs, il faut bien le préciser, pour les gens du Moyen Age comme de l'Ancien Régime, notre royauté, et même l'État, ne remontaient pas qu'à Clovis, mais à beaucoup plus haut ! Il y avait en effet quatre rois païens avant Clovis et on ne manquait pas de les compter : Pharamond, Clodion, Mérovée et Childéric. 24:911 Faramond, avec un F, apparut au tout début du VIII^e^ siècle dans le *Livre de l'histoire des Francs,* lequel nous assure que les Francs avaient des ducs à leur tête quand ils vinrent vers le Rhin, et l'un d'eux, Marcomir (fils de Priam !), fit élire roi son fils Faramond. Dans une *Chronique gallique* on trouve une partie ornée d'additions du XI^e^ siècle (provenant sans doute d'un ma­nuscrit antérieur) qui donnent les dates de ces rois païens, ce qui fut plus ou moins suivi au XII^e^ siècle par Sigebert de Gembloux en sa *Chronographie.* Ces dates étaient référencées aux règnes des empereurs et Faramond aurait été roi vers 418, 419 ou même 420 selon la liaison que l'on opère avec des phénomènes astro­nomiques. 420 fut finalement retenu en France, cette date étant de mille ans antérieure au désastreux traité de Troyes qui livrait le royaume aux Lancastre. On trouva ainsi bon de dire que la monarchie française com­mença en 420 et Louis XVI était affecté d'un numéro d'ordre au-dessus de soixante, ce qui est en dessous de la réalité. Grand pédagogue, Philippe IV le Bel, mort en 1314, fit construire en son palais de la Cité une grand-salle maintenant défigurée par les réfections et reconstructions qui suivirent l'in­cendie de 1618, la Révolution et la Commune. En ce lieu, qui est actuellement la Salle des pas perdus, notre roi fit mettre sculptés et peints, comme s'ils étaient vivants, tous les rois de Pharamond à son époque, chaque représentation en haut d'une des nombreuses colonnes étant accompagnée d'une inscription en français, et non en latin, donnant je nom et les années de règne. Tout un chacun put voir jusqu'aux premiers temps des Bourbons cinquante-huit rois, le dernier étant Henri III. Il n'y avait plus de place pour les successeurs et tout flamba, comme je viens de l'écrire, au début du règne de Louis XIII. A notre époque où tous les États sont soi-disant égaux, on comprend difficilement cette notion d'ancienneté qui régna autrefois. Il nous faut réfléchir aux faits suivants. L'Empire romain est mort à l'Est lors des prises de Constanti­nople/Byzance en 1453, et de Trébizonde en 1461. A l'Ouest, le dernier empereur élu des Romains fut François II qui abdiqua la couronne de l'Empire allemand (*sic*) en 1806, dissolvant ainsi le Saint Empire romain qu'il ne voulut pas ressusciter en 1815, se contentant d'être empereur héréditaire d'Autriche depuis 1804, et roi de bien d'autres États. 25:911 D'ailleurs, depuis des siècles, les Français ne s'y trompaient point en nommant l'empereur : empe­reur d'Allemagne. Avec notre ancienneté remontant à une époque comprise entre vers 420 et 498 (pour la christianisation du roi et du pouvoir), nous avons donc en France une conti­nuité étatique prodigieuse : chez nous, tout commence au V^e^ siècle, et même avant, le peuple qui donna le nom au pays ayant fait son apparition au III^e^. On l'admettra facilement : il n'y a aucune continuité étatique entre les pharaons et Hosni Moubarak, entre Sumer et Akkad d'une part et Saddam Hussein d'autre part, les rois bibliques et Ezer Weizman, les premiers empereurs de Chine, à la sortie de la préhistoire, et Jiang Zemin... Un seul État peut rivaliser avec le nôtre, c'est le Japon dont la dynastie remonterait au V^e^ siècle, de même que les Capétiens sont issus par femmes des Caro­lingiens et ceux-ci des Mérovingiens, mais avec d'utiles préci­sions : les empereurs du Japon (qui ne descendent point de la déesse du Soleil !) ont été des siècles durant de pauvres dynastes sous la coupe de shoguns tout-puissants, certains d'entre eux étant obligés de travailler pour survivre. De plus, cette dynastie n'eut aucun rayonnement international, les Japonais intervenant pour la première fois sur le continent asiatique à l'extrême fin du XIX^e^ siècle. En 1380 les Capétiens régnaient en France, en Navarre, au Portugal, à Naples (la terre ferme du royaume de Sicile), en Hongrie, en Pologne... Avec les Bourbons d'Espagne, les Capétiens rayonnaient en Amérique du Sud, aux Philippines, etc. L'Espagne actuelle est une réunion de royaumes datant du XVI^e^ siècle (dont l'un, le Léon, se voulait à travers les rois des Asturies les héritiers des Wisigoths), le Portugal date du XII^e^ siècle (et fut la création des Capétiens de Bourgogne), l'Italie remonte à 1861, l'Allemagne à 1871. Le Royaume-Uni de Grande-Bretagne et d'Irlande du Nord date de 1801, comme réunion de royaumes anciens, dont on peut retracer l'histoire jusqu'à l'époque des invasions barbares, mais point aussi tôt que nous. La Russie, à travers l'URSS, remonte aux principautés rurikides et au IX^e^ siècle... On ne dira rien ici sur les États-Unis et autres États modernes... Nous, c'est 420 ou 498. Tous les écoliers de France le savaient autrefois par les manuels d'histoire imprimés et notre nation, notre patrie, notre État (ici tout est pour ainsi dire confondu !) se nomme France, latin *Francia,* le pays des Francs. 26:911 Ceux-ci étaient réputés audacieux, fiers, féroces et libres, mais ils surent s'insérer dans le monde romain et se faire assez bien accepter par les Gallo-Romains et leurs évêques ; ils renièrent leur ancienne religion pour se convertir au sein de l'État par excellence, l'Empire de Rome dont le seul souverain siégeait à Constantinople depuis 475 : Julius Nepos, empereur en Occident, avait été déposé à cette date et n'avait pas été rem­placé légitimement par Romulus Augustulus, lequel usurpateur fut déposé un an après. N'oublions pas la légitimation politique de notre roi. Sup­primant progressivement tous les autres rois francs, Clovis se trouva seul roi des Francs et en gros maître de la plus grande partie de la Gaule, Bourgogne et Provence étant à conquérir ultérieurement. Après avoir vaincu les Wisigoths ariens à Vouillé, Clovis vint faire son entrée de vainqueur à Tours en 508, un épisode à ne pas oublier lors des festivités à venir. C'est là en effet qu'il reçut le témoignage de la reconnaissance de roi légitime par l'empereur romain, établi à Constantinople, sous forme d'un diplôme et sans doute des insignes de consul hono­raire, et même, sans doute, de patrice. Il put apparaître ainsi aux yeux de tous comme le légitime maître de la Gaule. Son *adven­tus,* son entrée triomphale dans la ville, après avoir honoré le tombeau de saint Martin qui était alors situé hors de celle-ci, eut des allures impériales. Clovis prit la tunique de pourpre et la chlamyde, ainsi que le diadème, et, monté à cheval, il répandit de ses mains l'or et l'argent avec grande libéralité. C'est de cette façon qu'il se rendit à l'église de la cité, autrement dit la cathé­drale, acclamé comme consul et auguste, termes importants, l'empereur, l'auguste, pouvant être consul. C'est après cette céré­monie qui le légitimait aux yeux des gens civilisés que Clovis choisit Paris pour capitale, qu'il continua l'élimination des autres rois francs et qu'il tint un concile, comme un empereur. Il mou­rut en 511 et fut inhumé dans l'église des Saints-Apôtres, proche de notre actuel Panthéon, imitant ainsi l'empereur romain, quasi-apôtre, treizième apôtre, qui se faisait inhumer à Constantinople dans une église ayant le même titre. Oui, c'était un bien grand roi, un roi prestigieux que notre Clovis, et le seul roi catholique de l'Occident, tous les autres rois étant ariens. 27:911 Le royaume des Francs, la Francie, la France (il est parfois de bon ton de dire chez les éminents érudits qu'il n'y a pas de France à cette époque, notre royaume, notre État, notre nation n'étant indépendant et tel qu'à la fin des Carolingiens, mais il n'y a aucune solution de continuité entre la *Francia* et la France !) fut donc le premier royaume chrétien catholique ayant subsisté en Occident. Certes, l'Empire était chrétien catholique depuis Constantin et Théodose. Ce dernier, en compagnie de Gratien et de Valentinien II avait émis un décret prescrivant la seule vraie foi en 380 : il interdisait les anciens cultes et l'entrée dans les temples... Mais on sait que l'Empire eut de nombreux conflits avec Rome dès le IX^e^ siècle : le premier schisme date de 867, et la coupure avec Rome devint définitive en 1054. On peut noter que le royaume des Suèves, établi dans le nord du Portugal au début du V^e^ siècle, fut chrétien vers 450, qu'il passa à l'arianisme en 465, revint au catholicisme en 559 et disparut en 585. Pour mémoire, je cite encore l'Arménie qui fut chrétienne à partir de la fin du III^e^ siècle, mais devint schismatique dès la fin du V^e^ siècle. Rien ne peut donc ôter notre aînesse dans la foi que nous devons aux prières de sainte Clotilde, des évêques et, pourquoi pas, à la raison de Clovis éclairée par le Saint-Esprit. Il faut l'admettre, Clovis n'avait pas nos mœurs et sa des­truction des autres pouvoirs francs fut sévère ; de nos temps, n'y a-t-il pas d'autres tristesses et d'autres crimes ? Ce n'est pas aux partisans d'un État favorisant le crime de l'avortement, la porno­graphie, l'amour libre et la laïcité (blasphème envers Dieu) de donner des opinions consternées sur les façons d'agir de nos rois mérovingiens et autres ! Mais il faut reconnaître que Clovis agissant dans le cadre de l'Empire chrétien, dont il était en quelque sorte haut fonctionnaire à la suite de son père, pouvait fort bien être tenté de se mettre au goût du jour, d'autant plus que les populations sur lesquelles il régnait et voulait régner étaient déjà largement christianisées, sous la direction des évêques gallo-romains souvent issus des grandes familles sénatoriales. Fin politique, le roi ambitieux dut se rendre compte que la reli­gion de sa pieuse épouse était la bonne, le choc final donné à ses convictions étant la victoire donnée sur les Alamans. N'aurons-nous pas un jour un chef d'État qui se convertira au Dieu de Clotilde, de Martin, de Louis IX, de Jeanne d'Arc, de Jean Eudes, de Marguerite-Marie, de Thérèse de l'Enfant Jésus et de la Sainte Face, lors d'un terrible épisode de la crise que nous vivons ? Nos maîtres seront alors moins farauds ! 28:911 J'avoue que j'ai de l'admiration pour le chef politique qui se pose un grave problème. Il veut être loyal à sa promesse faite lors du combat, mais il est inquiet de la réaction de son peuple, ses Francs, l'aristocratie des siens, ceux qui l'ont accompagné dans les conquêtes. Il objecte ainsi à saint Remi : « Le peuple qui est sous mes ordres ne veut pas délaisser ses dieux. » Il doit donc lui parler avant d'accomplir l'acte fondamental et fonda­teur, la rupture avec un passé pesant et souvent glorieux. C'est un chef prudent, ne voulant pas se couper des siens et qui reçoit un beau cadeau, l'adhésion au changement. En effet le « peuple » s'écria unanime : « Les dieux mortels, nous les reje­tons, pieux roi, et c'est le Dieu immortel que prêche Remi que nous sommes prêts à suivre ! » C'est alors qu'on para la ville en fin décembre, pour manifester la joie universelle, le roi comme les siens ne désirant point attendre le samedi saint de l'année sui­vante, et des jours meilleurs. On l'a remarqué plus haut, j'ai pris la bonne traduction de la phrase de Remi dite au roi. Cette déposition des colliers païens, signe d'appartenance à un dieu, fut une déchirure politique, mais sans aucun doute vécue de façon intense par le roi abandonnant le signe visible de son attachement à l'ancienne foi, le lien le liant au dieu charmeur, à Wotan, dieu des Germains, correspon­dant à Odin, dieu des Scandinaves, réputé être en tête de plu­sieurs généalogies royales. Les Francs pratiquaient cette reli­gion wotanique où un dieu supérieur, maître du monde et de la guerre, faisait montrer l'allégeance à sa divinité par le signe du lien que l'on trouve sur certains boucliers d'unités germaniques dans les copies de la fameuse *Notice des dignités* composée au tout début du V^e^ siècle. Dieu cosmique au manteau bleu nuit, Odin/Wotan avait fait aimer le bleu aux Germains et aux Francs qui y restèrent fidèles, mais il fut abandonné au profit de la sainte Trinité, Père, Fils et Saint-Esprit, quand Clovis reçut l'eau et le chrême dans la piscine baptismale. L'antique lien, l'ancien charme était rompu et une nouvelle alliance était conclue entre le roi et les Francs d'une part, Dieu d'autre part. Cette adhésion est fondamentale et même constitutive de notre tradition et de notre nation, fille aînée de l'Église. 29:911 Plus tard, le Pseudo-Frédégaire voulut évoquer les ancêtres païens de Clovis en contant une histoire connue en son temps : la femme de Clodio (forme ramassée de Chlodowech, notre Clodion) se baignait lorsqu'elle fut sans doute fécondée par une bête neptunienne semblable à un Quinotaure (*sic*)*,* et elle conçut Merowech (Mérovée) qui donna son nom à ses descendants, les Mérohingii, les Mérovingiens. Nous tenons là une tradition rela­tive à un dieu ruminant, au taureau père dont le culte transpa­raît encore dans le folklore de certains Européens. Thème de l'eau à nouveau, mais probablement une clé nous faisant com­prendre un aspect original du monde divin dans lequel vivaient nos anciens rois, monde fort riche en images, animant mœurs et coutumes, souvenirs et probables regrets... Tout fut balayé par Remi, son eau et son chrême. Dans le contexte qui est le nôtre, européen et mondialiste, le rappel de ces antiquités peut faire sourire, à tort cependant. En effet, le monde qui nous est promis avec son pouvoir unique est annonciateur des temps de l'Antéchrist. C'est préciser combien nous devons nous attacher, nous lier aux vraies composantes de notre tradition et de notre histoire qui est histoire sainte, je l'ai déjà écrit il y a bien plus de trente ans. Cette vraie tradition française, on le sait à *Itinéraires,* est très chrétienne. Nous savons aussi, presque de source certaine, que nous avons des promesses de la voir reprendre ses droits en France. Des mystiques l'ont dit et si Dieu veut sauver le monde, notre France ressourcée à Reims pourra bien être à nouveau un modèle pour les nations en plein désarroi. Notre fin n'est pas automatique et bien des événements peuvent arriver pour modi­fier le cours des choses. J'ai prévu la fin de l'URSS en 1980 et je pense encore que les États-Unis, d'où nous viennent tant de pestes, ne sont pas immortels, ce qui ne veut pas dire que je souhaite la disparition d'un grand pays plein de qualités et qui peut s'améliorer. Pour la France on peut toujours espérer en une résurrection et on doit combattre pour elle. Cette tradition très chrétienne est celle de l'application de la foi à la politique et à la société. Nous en sommes loin en notre France perfide (infidèle à la foi), apôtre de la Révolution uni­verselle, polymorphe et satanique, répandant ses idées et méfaits dans le monde entier au nom du nouveau culte, celui des Droits de l'homme sans Dieu comme l'écrit Jean Madiran. 30:911 On com­prend sans peine la position importante de la France dans le dis­positif révolutionnaire et donc, en sens inverse, dans l'économie du salut. Nul doute qu' « on » fera ce qu'il faut pour atténuer bien des souvenirs lors des commémorations de 1996 et qu' « on » cachera aussi les implications pratiques et politiques de l'adop­tion de la foi par le roi, adoption qui a fait finalement une France glorieuse et que nous ne pouvons que regretter malgré toutes les imperfections et bêtises commises en un millénaire et demi. Qui n'en fait pas ? De plus, si nous n'avions pas été baptisés, tout aurait été pire. C'est certain. Il suffit de lire les journaux en notre lamentable époque pour voir ce que donne un monde sans foi ni véritable loi. On peut cependant raisonnablement envisager, souhaiter, espérer, un profond changement de toutes choses avec la crise sociale, économique et politique qui vient et qui est même déjà là. Dieu sait bien que les Français ne sont ni philosophes ni reli­gieux en 1996 et la suite, aussi il leur donne une leçon de choses dramatique pour qu'ils comprennent enfin jusqu'où les mènent leurs navrants principes. Mais pour cela il faudra d'abord qu'ils aient peur devant la ruine, l'anarchie et la possible guerre civile française et même européenne qui pointe à l'horizon, pour ne pas trop disserter sur le pouvoir des organisations plus ou moins étatiques, plus ou moins cachées, des communistes tou­jours actifs, de l'islam dont les militants se sentent chargés de convertir le monde et qui le proclament (une bonne partie de leur force ne vient que de la matière qu'on extrait chez eux, le pétrole !), des instances plus ou moins discrètes de l'éco­nomie et de la finance internationale, des sectes qui pullu­lent... Pauvre France ! Pauvres fils des Francs ! Espérons que les festivités de Reims et d'ailleurs sauront les rappeler à leurs devoirs envers le Christ qui les aime et sa Mère qui est patronne principale du royaume perdu. L'arrivée de ces festivités, l'espérance de la venue d'un pape atypique et conscient de la nécessité d'une identité nationale, les programmes des colloques, etc. vont sans doute donner un choc. Certains, bien placés, en ont peur. On ne veut pas qu'il y ait de récupération par les amis de la tradition et par les royalistes. Le pouvoir s'inquiète. L'épiscopat recyclé fait de même. 31:911 Bref, d'un certain côté c'est la tristesse, face aux joyeux et confiants pèle­rins qui viendront affirmer leur foi et leur amour de la France chrétienne, ce prodigieux organisme sanctifié par le baptême, qui a produit des milliers et des milliers de saints, de martyrs, de bienheureux et de bienfaiteurs de l'humanité. Certains nous ont dit : à Reims c'est Clovis qui fut baptisé, pas la France ! Bien entendu le problème ne s'est pas posé ainsi en 498, mais il n'en reste pas moins que le baptême du chef entraîna le baptême de « son peuple », l'un des principaux éléments moteurs de la société d'alors, et que, au fond, nulle nation n'est baptisée si on admet que toute société possède des contestataires et même des ennemis d'une élite maîtresse du pouvoir ou voulant fermement une certaine forme de régime et de gouvernement, ainsi qu'un attachement à des principes supérieurs récusés par certains. La France contemporaine est officiellement révolutionnaire, laïque donc athée, etc., et nous en faisons partie, nous les contestataires de cet état de choses et même de ce régime qui régente cet État tout court ! En sens inverse, autrefois, si l'État était baptisé (ce qui est manifeste), la France l'était aussi, toute chrétienne bien que peuplée de pécheurs et de contestataires. Qu'on le veuille ou non, en 498 notre destin de nation baptisée a été scellé pour des siècles, et même, peut-être, pour beaucoup plus, toute restauration de l'ordre naturel et chrétien pouvant être envisagée dans notre Hexagone résiduel. \*\*\* Ce catholicisme du roi et de la nation fut renforcé par la fidélité à Rome, par les combats pour la foi et pour l'Église, par l'éclosion d'un monde de monastères sous les rois mérovingiens. Ceux-ci en vinrent à être comparés aux rois bibliques dès le VII^e^ siècle, et quand une nouvelle « race » vint les remplacer avec Pépin le Bref, la sacralité de la royauté en fut renforcée. En effet, Pépin le Bref monta sur le trône avec l'avis favorable du pape pour éliminer un roi inutile et il se fit oindre comme les rois de l'Ancien Testament et les rois wisigothiques d'Espagne. Le premier sacre français eut lieu à Soissons, Pépin le Bref se faisant oindre par l'ensemble des évêques de la Gaule (751) et le deuxième eut lieu quand le pape vint chez nous pour demander de l'aide contre les Lombards (754). 32:911 Ce fut dans Saint-Denis que le pontife oignit le nouveau roi et ses deux fils, Charles (notre Charlemagne) et Carloman, puis bénit la reine Bertrade (Berthe) qui était visiblement d'origine mérovingienne (754). C'est durant cette cérémonie que le pape enjoignit aux Francs de ne prendre de rois que dans la descendance du couple Pépin le Bref-Bertrade et il semble bien que les Francs obéirent à cette injonction, tant en Francie de l'Ouest (les Capétiens descendent par femmes de ce couple) qu'en Francie de l'Est (toutes les dynasties allemandes paraissent être issues de ce couple, aussi par femmes, affirmation qui pose d'ailleurs problème pour Henri I^er^ l'Oiseleur). Cette bénédiction du couple royal fut si forte que l'empereur Charlemagne dans toute sa gloire se fit prêter serment en se défi­nissant comme fils du roi Pépin et de la reine Bertrade ! (802). 754 est une grande date de notre histoire. N'oublions pas que c'est de l'alliance du pape et du roi, Pépin puis Charlemagne, que date la naissance des États de l'Église sur les ruines du royaume lombard et des possessions byzantines dans le nord de l'Italie. En 1996 il en reste un État, le Vatican. \*\*\* La sacralité du roi et du royaume fut soulignée durant des siècles par la cérémonie du sacre du roi et de la reine, ainsi que par l'emploi, pour le roi, d'un chrême lié au souvenir de Clovis, invention du IX^e^ siècle à la suite d'une réflexion sur une ancienne liturgie de la fête de saint Remi. Ce chrême, non obliga­toire, n'était d'ailleurs qu'une des composantes de ces cérémo­nies festives où l'alliance du Christ et du roi, du ciel et de la terre, était périodiquement renouvelée dans un ruissellement de prières venant du fond des âges et qu'on récitait encore dans Notre-Dame de Reims en 1825 pour le (provisoirement ?) der­nier roi très chrétien. Ce sont ces œuvres chrétiennes et cette sacralité du régime qui ont fait que nos rois se sont vu attribuer les qualifications de fils aîné de l'Église et de très chrétien. 33:911 C'est ainsi que la France devint fille aînée de l'Église lorsque le roi très chrétien fut exilé, l'appellation ne devenant certaine et continue que depuis l'établissement du roi de Juillet sur le trône, une homélie du père Lacordaire dans Notre-Dame de Paris le 14 février 1841 étant à ce sujet un point de départ fermement établi pour une très honorable coutume ratifiée par S.S. le pape Jean-Paul II. Privée de son roi légi­time, la France héritait en quelque sorte du beau titre de fille aînée. Le lecteur d'*Itinéraires* se rappellera sans doute un article mien dans lequel j'ai eu à disserter sur la tribu de Juda (n° 147 de novembre 1970, p. 99-123). Pour les pontifes romains, il était autrefois manifeste que le royaume (ou la France) était la tribu de Juda du Nouvel Israël qu'est l'Église dans la Nouvelle Alliance, autrement dit le principal instrument choisi par Dieu pour accomplir ses volontés sur terre. Faut-il faire mémoire de l'aspect thaumaturgique du roi de France, guérisseur des écrouelles, autrement dit des adénites tuberculeuses ? Cette question est fort sensible et la plupart des historiens essayent d'expliquer de curieuse façon cette victoire sur le bacille de Koch en relativisant les témoignages et en pre­nant les Français et les étrangers d'antan pour de fieffés imbéciles. Je n'en dirai pas plus ici. Du baptême de Clovis découle notre histoire qui est histoire sainte. A nous de réfléchir sur le fait qu'aucune autre nation n'a bénéficié d'une sainte pour rétablir l'autorité légitime, celle du roi très chrétien doutant de lui et régulièrement vaincu par les Anglais. Je disserte ailleurs sur la question de la scène de l'apport de la couronne par un ange en présence de Jeanne d'Arc. Il y a là une féerie qui est généralement évacuée de notre passé et de nos gloires par des raisonnements peu crédibles, car empreints d'un naturalisme forcené. On en reparlera. Royauté sacrée et même, comme l'écrivait la Pucelle au duc de Bourgogne, saint royaume (1429). Quel titre d'honneur ! Et quelle décadence ! Nous serons bien loin de cette sacralité à Reims l'an 1996. Nul doute qu' « on » fera ce qu'il faut pour que les choses n'aillent pas trop loin en ce lieu lors de la visite de S.S. notre pape, et en d'autres cérémonies. « On » tâchera d'unir la France des droits de Dieu à la France des Droits de l'homme que notre souverain pontife essaye de récupérer au mieux pour se faire accepter des « grands ». « On » insistera sur une saine laïcité et « on » oubliera le fait que le Concile de Vatican II lui-même a proclamé que le devoir des laïcs était de faire ce qu'il fallait pour le renouvellement chrétien de l'ordre temporel (décret sur l'apostolat des laïcs, §§ 6,7). 34:911 Il est bien certain qu'une bonne partie des Français qui assis­teront de près ou de loin à l'entrevue rémoise « au sommet » de septembre 1996 seront bien navrés de voir un président de la République face à S.S. le pape, président représentant le chef de l'État de 498, et non pas le souverain, car l'actuel souverain est le peuple français au nom duquel on rend la justice. Saint Remi sera représenté par l'archevêque du lieu, Mgr Gérard Defois. Ce sont ces trois personnes, ou du moins des collaborateurs diplo­mates, qui mettront de l'huile dans les rouages pour que les dis­cours ne soient pas trop antagonistes. Je fais partie de ces catho­liques qui attendent beaucoup du vicaire de Jésus-Christ, sans toutefois cultiver d'inutiles illusions... Prions pour notre saint-père Jean-Paul II et pour l'ordinaire de Reims. Leur tâche n'est pas facile. Mais je fais aussi partie de ces catholiques qui auraient aimé voir renouée la tradition et un roi très chrétien face au souverain pontife. On a là encore, bien le droit de rêver ! Tout montre que le chef de l'État sera bien ce M. Jacques Chirac dont une foule de concepts et de choses nous sépare. Dieu le permet, c'est ainsi. Il faut faire avec comme on le dit très souvent. Il est bien probable que les partisans des Bourbons (j'en suis) ou des Orléans auront dans les années à venir d'autres joies si Dieu permet enfin une instauration d'un nouveau régime très chrétien et même royal. Pour le moment, et sans doute pour sep­tembre 1996, l'heure n'est pas et ne sera pas venue. Il arrivera cependant bien un jour où les Français écœurés d'un tel régime de mort en viendront à s'en détacher de façon plus ou moins bru­tale. Ils imploreront alors un roi, mais un vrai roi, pas un souve­rain à la mode actuelle, tel qu'il « règne » dans les monarchies européennes, avec ou sans « par la grâce de Dieu ». En effet, les souverains de 1996 ne sont que de simples survivances destinées à masquer l'ampleur des révolutions accomplies en leurs noms. Ce sont de pauvres souverains servant à faire passer le mal dans la société, parant lois et décrets d'une aura légendaire venant de lointaines sacralités. 35:911 Quels seront alors les successeurs de Clovis et de Clotilde ? Dieu seul le sait, mais les Français auront certes besoin d'une charmante reine et de toute une famille sympathique, catholique et française, pour refaire les liens, rétablir le charme entre les Français et leur souverain donné par Dieu. A Reims, en septembre 1996, ce sera une cérémonie d'État et bien des catholiques français aimeront d'autres cérémonies moins officielles, mais où ils seront plus libres de prier et chan­ter à leur guise. On parle de pèlerinages, de veillées... Mais il est un point qu'il me faut encore évoquer. Le royaume des Francs à la mort de Clovis s'étalait sur la France actuelle, mais aussi sur une partie de l'Allemagne, sur la Belgique, le Luxembourg et les Pays-Bas. Ce qui veut dire qu'il y a des chances pour que les chefs de ces États veuillent venir aussi se rendre à Reims, car se sentant quand même impliqués dans le baptême de Clovis, qui est aussi l'ancêtre des souverains (si Clovis et Clotilde n'avaient point engendré d'enfants, des dizaines de millions de personnes n'existeraient point à notre époque !). Il y a donc des chances, ou mieux des possibilités, pour que paraissent chez nous LL MM. belge et néerlandaise, S.A.R. le grand-duc de Luxembourg qui ne se veut plus Bourbon et enfin M. le président de la République fédérale d'Allemagne... Dans un certain sens tant mieux, mais quelle gêne aussi de voir des royautés étrangères alors que la nôtre ne serait pas représentée ou qu'elle serait représentée de travers, en tout cas point à la hauteur des étrangers. C'est là un écueil qu'il nous faut envisager, mais à tout malheur peut correspondre un bonheur, celui de faire com­prendre aux Français, à travers une légitime tristesse, que le roi leur manque. Pourquoi pas ? Il nous faudra donc accueillir fort aimablement les étran­gers, mais aussi leur faire comprendre que leurs traditions éta­tiques n'ont rien à voir avec Clovis. Je sais bien que les Allemands diront que le royaume des Francs fut coupé en deux et que la partie orientale devint l'Allemagne, mais que de réponses à leur faire ! Si trop de Français ont l'habitude de penser que leur nation date de 1789, il n'en reste pas moins que beaucoup de ministères savent que leurs ministres ont eu des prédécesseurs jusqu'à la Renaissance et le garde des Sceaux, ministre de la justice, se veut le successeur des chanceliers et même des référendaires mérovingiens ! 36:911 Les empereurs des Romains, rois de Germanie (ils ajou­taient ce titre allemand pour coller un peu mieux au réel depuis Maximilien I^er^), s'estimaient successeurs de César, d'Auguste, de Constantin, de Charlemagne et d'Othon I^er^. Clovis n'était pas le véritable ancêtre moral de ces souverains « toujours augustes ». Chez nous, un Napoléon I^er^ pouvait tout au contraire se sentir successeur de Clovis, de Charlemagne et même de Robespierre, navrante composante de la continuité française quant au dernier nom. Le 10 septembre 1528, François I^er^ convoqua le héraut de Charles Quint dans la grand-salle du palais de Paris. Deux mille personnes s'y entassèrent, dont les princes, le légat du saint-père, les ambassadeurs des puissances, les pairs, les grands officiers de la Couronne, les courtisans d'importance, les chevaliers de Saint-Michel, les parlementaires, des conseillers des divers conseils, des évêques, le prévôt des marchands et les échevins de Paris, etc. etc. Bref, une foule. Et notre roi assis sur un trône élevé devant la table de marbre harangua le héraut pour lui dire qu'il ne ferait point ce que lui demandait son maître. Pour souligner son propos, François I^er^ déclara que « les rois ses prédécesseurs et ancêtres, dont les effigies sont en taille, effigiées par ordre en icelle salle, qui ont en leur temps fait successivement actes glorieux, et augmenté grandement leur royaume, estimeroient ledit seigneur » (François I^er^) « n'être capable d'être leur successeur, s'il souffroit contre son hon­neur une telle note lui être par l'élu en empereur » (l'empereur élu des Romains) « imputée, et qu'il ne défendit de sa per­sonne son honneur, ainsi et par la forme et manière accoutu­mée... ». Dans aucune nation on ne vit un roi recourir à un tel argument, à une telle évocation d'une lignée, d'ailleurs pré­sente en cette salle de prestige. De Pharamond à Louis XII, en passant par Clovis, Charlemagne, saint Louis et tant d'autres souverains, les statues paraissant vivantes en haut de leurs colonnes jugeaient en quelque sorte l'action du roi en 1528 ! Et ce n'est pas là fantaisie de chroniqueur, car le roi fit tirer de la séance un procès verbal précis signé d'un de ses secrétaires d'État. C'était ça la France royale. 37:911 Nous devons en garder le souvenir et rester fiers de notre antique tradition politique qui alla du baptême de Clovis à la prise d'Alger. \*\*\* Il faut se limiter. Je termine donc ici un texte d'humeur qui est volontairement privé de toute référence bibliographique et de notes. Ceux qui me connaissent un peu sauront combien c'est méritoire de ma part, mais je tiens à souligner que mes lignes d'histoire sont fondées sur les derniers résultats des recherches. Enfin, pour se tenir au courant de ce qui adviendra, il serait bon que nos amis s'abonnent au *Journal du XV^e^ centenaire,* bi­mensuel édité par Communication et tradition, 22, rue Didot, 75014 Paris, les articles publiés jusqu'ici étant très utiles. Hervé Pinoteau. 38:911 ### Journal d'un paroissien critique par Jean-François Pilbouin 7 juillet 1995. -- J'achète encore parfois pour mon infor­mation (pas pour mon plaisir !) le supplément littéraire du *Monde* le jeudi soir. Aujourd'hui, sa première page est tout occupée par un titre et une photo sur « le Schindler japonais », « qui sauva six mille juifs en 1940 alors qu'il était diplomate en Lituanie », etc, etc. Le rapport avec la littérature ? Aucun. Mais en cette fin de siècle le thème de la persécution des juifs par les nazis il y a un peu plus de cinquante ans est devenu obsessionnel. 39:911 Un autre exemple m'est donné le jour même par le numéro d'été de la revue trimestrielle *Commentaire* (proche de la droite parlementaire, surtout barriste). Émile Poulat y consacre un long article au *Jésus* de Jacques Duquesne, très balancé, à sa manière, avec sa révérence accoutumée pour l'Action ca­tholique, mais aussi d'excellentes critiques adressées à Duquesne ([^7]). Et puis tout à coup, à la dernière page de son article, une allusion au témoignage de Jorge Semprun sur Buchenwald. Quel rapport avec Jésus et l'exégèse ? Je me le demande encore après avoir lu et relu la page. D'ailleurs, si Poulat voulait donner des exemples d'expériences de la souffrance, il ne man­quait pas d'autres persécutions et camps plus proches dans le temps ou l'espace. Mais non, c'est Buchenwald qu'a imposé le matraquage constant de l'édition actuelle, des films, des dis­cours politiques et religieux, etc. Roland Barthes déclarait que « le langage est fasciste », vou­lant dire qu'il nous impose des façons de sentir et de penser, des réflexes stupides, etc. Lui-même, dans le choix de sa formule, cédait à cette tyrannie du langage en choisissant l'insulte à la mode dans les milieux intellectuels dominants. Buchenwald !... Poulat a pris, peut-être inconsciemment, une référence obligatoire en cette fin de siècle. Dans neuf jours, on va d'ailleurs célébrer obligatoirement, comme les fêtes reli­gieuses sous l'Ancien Régime tant décrié, une journée de la per­sécution des juifs. Imagine-t-on, sous le Second Empire, une journée obliga­toire de souvenir des massacres et déportations de catholiques de 1791 à 1799 ? Des références obligées à ce drame dans tout discours politique, dans tout magazine littéraire ? Et dire que l'Église de l'époque est réputée oppressante ! Beaucoup moins que l'Église médiatique aujourd'hui. 40:911 13 octobre. -- Aperçu des bribes d'émission télévisée consacrée à Sœur Emmanuelle (octogénaire, missionnaire au Caire) par Sylvain Augier, un gentil animateur d'une chaîne publique, qu'elle tutoie. Ses propos se résumaient à ceci : « Quelles que soient les religions (*sic*)*,* l'important est de s'occuper des autres, lutter ensemble, *struggle for life* comme disent les Anglais (*sic*)*,* c'est ça la joie, l'homme est relation, au Caire nous avons vaincu le tétanos, etc. » D'autres ont vaincu le choléra ou la peste, ou vaincront le sida, sans qu'il soit besoin de religion. Le message de Sœur Emmanuelle semble purement humaniste, Voltaire le tenait déjà (« travaillons », « cultivons », vainquons la petite vérole par la vaccine, etc.), et l'on comprend qu'un magazine décatholicisé comme *La Vie* en fait son héroïne ou qu'elle soit *persona grata* à la télévision. Ce qui frappe, c'est le manque de profondeur de ce regard humaniste. Sœur Emmanuelle va jusqu'à canoniser l'attitude ambiguë des parents qui partout dans le monde disent : « *Nous voulons que nos enfants vivent mieux que nous, nous travaillons pour cela.* » Mauriac portait un regard plus chrétien, dans *Le Sagouin,* sur le couple d'instituteurs landais qui rêve de Poly­technique pour son fils unique. D'une religieuse on aurait attendu qu'elle admirât plutôt des parents qui souhaiteraient tourner le regard de leurs enfants vers un Dieu d'amour. L'Évangile, n'a jamais préconisé de rechercher en priorité, fût-ce pour ses enfants, le confort, la santé, la réussite intellectuelle (même s'ils ne sont pas forcé­ment à repousser). Le message de Sœur Emmanuelle passe d'ailleurs mal l'écran. Elle dit aux gens : soyez dynamiques, optimistes, comme moi. Mais c'est une question de tempérament. Elle a beau sauter comme un cabri, ça n'a aucun effet sur ceux qui n'ont pas la fibre dynamique ou optimiste. L'Évangile, lui, s'adresse à tous, aux tempéraments optimistes (qu'il modère) comme aux pessimistes (qu'il encourage). Frossard, opposant son tempérament à celui de Jean-Paul II, disait que les contempla­tifs sont plus volontiers pessimistes (tant le monde leur semble éloigné de Dieu, qu'ils regardent), les actifs plus optimistes, sen­sibles aux progrès réalisés ou aux espoirs d'amélioration. 41:911 3 novembre. -- Encore un exemple de ce psittacisme de la classe intellectuelle, de sa soumission au dogme qui assoit le magistère de la Gauche : Auschwitz est un crime de droite, et c'est le plus atroce de l'Histoire. C'est *La Quinzaine littéraire* arrivée ce matin qui me le fournit. Jean-José Marchand y rend compte de l'*Histoire de la Philosophie au XX^e^ siècle* de Christian Delacampagne (né en 1949, et chroniqueur au *Monde*)*.* Marchand écrit : « La place faite à Bergson est infime, alors qu'il exerce jus­qu'en 1930 une véritable royauté ; on le compare à Platon ! Rien sur le mouvement *européen* du néo-thomisme, qui dépasse même l'Église, détermine des conversions d'intellectuels et de juifs, atteint les deux Amériques. Rien sur le philosophe qui est à la source intellectuelle du « modernisme » de Vatican II, Maurice Blondel (...) ([^8]). Rien sur Henri Poincaré (...). Rien sur les *Méditations* de Berdiaeff, ni sur Chestov. Au contraire, une place beaucoup trop grande à... Auschwitz (...). Auschwitz n'a pas eu la résonance philosophique qu'il croit ([^9]) ; les peuples furent effrayés, mais le monde des idées s'intéressa à l'existen­ce, à la phénoménologie puis au structuralisme. Delacampagne ne parle pas de la Kolyma, des fusillades et des camps où mou­rurent de cinquante à soixante millions de personnes, car les philosophes n'intègrent pas avant 1977-78 cette réalité à leur critique du marxisme. » Alors, pourquoi parle-t-il d'Auschwitz ? Serait-ce la marque du collier ? 4 novembre. -- Dans la page littéraire de *Présent,* ce matin, Anne Brassié revient excellemment sur l'émission de Bernard Pivot le vendredi 20 octobre ([^10]). Le dissident Vladimir Boukovsky, expulsé d'U.R.S.S. en échange du communiste chi­lien Corvalan et depuis installé à Cambridge, était invité pour son dernier livre, *Jugement à Moscou, un dissident dans les archives du Kremlin* (éd. Robert Laffont) 42:911 « Bernard-Henri Lévy reprit la parole pour contredire négli­gemment Boukovsky qui, il faut l'avouer, cherchait la bagarre en affirmant : *Le communisme est bien le plus grand crime contre l'humanité de toute l'histoire humaine.* » Boukovsky portait atteinte au dogme d'Auschwitz et Buchenwald. Mais il ne mollit pas. Il brandit un ordre manuscrit de Staline d'exécuter six mille personnes. Même Hitler ne pou­vait agir ainsi... Jacques Julliard, du Nouvel Observateur, et Roger Martelli du Parti communiste français, tentèrent alors d'objecter que le militant communiste, lui, était plus généreux. Anne Brassié leur réplique : « Le téléspectateur croit rêver. On trouve encore des hommes pour défendre, en 1995, l'idéal communiste, pour faire des petits comptes avec le plus grand sérieux du monde, la plus grande objectivité apparente. Expliquer le nazisme mène en pri­son, excuser le communisme mène aux plateaux de télévision. A entendre nos intellectuels parisiens ce soir-là, la mort donnée par un militant communiste était infiniment plus généreuse et plus belle que celle infligée par un nazi. Peut-être ne savent-ils pas, ces intellectuels, ce qu'est la mort, la déportation et la tor­ture pendant soixante-dix ans ? » Jean-François Pilbouin. 43:911 ### La prière de l'automobiliste par Jean-Pierre Hinzelin CONNAISSEZ-VOUS les radioamateurs ? Un radioama­teur est, comme le nom l'indique, le possesseur d'un émetteur radio, autorisé à communiquer avec ses sem­blables à travers le monde, dans les limites qu'imposent la puis­sance de son appareil et surtout les échos et perturbations de la haute atmosphère. Des règlements un peu désuets, datant de l'époque où l'on avait la hantise de l'espionnage, contrôlent étroitement ces échanges, limités à un « bonjour » et un « au revoir », mais concrétisés par l'envoi, de la part de celui qui a capté l'émission, d'un carton portant une série de lettres qui l'identifient ; le radioamateur tapisse les murs de son cagibi de ces cartons aux sigles mystérieux, hérissés de X, Y et Z, et il montre avec orgueil ceux qui lui viennent de pays très lointains. 44:911 Étant enfant, « amoureux de cartes et d'estampes » et aussi de technique, j'admirais beaucoup cela. On m'avait cité le cas d'un riche radio-amateur, mandataire aux Halles de Paris, qui avait -- grand luxe -- installé l'appareil dans sa voiture : par­tant négocier quelque achat de beurre-œufs-fromage, sitôt le démarrage il en manœuvrait les boutons, et il n'avait pas fait plusieurs kilomètres qu'il échangeait des messages avec la Suisse, l'Italie, voire l'Écosse ou la Turquie. Cela faisait rêver. J'ai grandi, j'ai eu moi aussi une automobile et j'ai dû voya­ger pour mon métier ; mais n'ayant ni les moyens ni le temps de m'entourer de gadgets techniques, j'ai découvert la possibi­lité d'échanges beaucoup plus directs, beaucoup plus rapides, indépendants des perturbations atmosphériques et des déca­lages horaires, et, de plus, gratuits. Quand on est seul sur la route, on n'est pas sûr de communiquer à volonté avec la Turquie, mais on peut très facilement s'adresser à Dieu et à ses saints : on est sûr qu'ils reçoivent. Certes ils n'envoient pas, en réponse, de petits cartons : mais la prière a des effets qu'on peut sentir dans son âme et dans sa vie. Les déplacements en voiture, que maudissent ceux qui habi­tent loin de leur lieu de travail, qui consomment des heures de vie et polluent l'atmosphère, peuvent être récupérés -- en partie -- pour l'âme de l'automobiliste. Conduire prudemment est déjà une ascèse, qui apprend à maîtriser ses impulsions et ses impatiences : encore qu'il y ait trop de fous sur la route, les conséquences de la vitesse sur la moindre imprudence obligent à un contrôle sur soi qui est en lui-même un début de progrès spirituel et force à se soucier d'autrui plus que dans la vie à pied, discipline qu'on peut vraiment dire morale. Ce stade franchi, la voiture, au lieu d'asservir, libère, surtout quand, faisant toujours le même trajet, le conducteur n'a pas à se préoccuper de chercher sa route. Beaucoup déjà prati­quent sans trop le savoir des exercices authentiquement spiri­tuels : songer au travail de la journée mène bien vite à passer en revue les soucis professionnels ou familiaux, bref réfléchir à la conduite de sa vie, 45:911 et de là on n'est pas loin de l'examen de conscience quotidien que recommandait déjà Sénèque, voire des prises de résolutions et fermes propos pour qui reconnaît ses faiblesses. Assurément Dieu entend cela sans qu'on déploie une antenne ni même qu'on s'adresse à Lui directement. Contrairement aux idées reçues, et reçues par d'excellents esprits comme Robert Poulet qui avait écrit un *Contre l'automo­bile*, la voiture peut être, ne reculons pas devant le cliché, un « espace de liberté ». Quand je monte dans ma voiture, j'y suis maître après Dieu, et personne, sauf le gendarme, ne peut plus rien contre moi ; les soucis matériels me rattraperont bien assez tôt, dans la cour de l'usine ou quand je lirai le courrier du per­cepteur. Liberté provisoire, mais liberté certaine. Ce temps de trajet qu'on dit perdu -- « elle court, elle court, la banlieue » -- est sous le bitume une plage inaperçue, une grande grâce, quo­tidienne, étendue, dont on peut mésuser en rêvant à des futilités éventuellement coupables, mais dont aussi le bon usage devient presque une tentation tant il peut tourner à l'habitude. Elle est plus facile encore à exercer quand le trajet devient voyage hors de la grande agglomération. La facilité de condui­te de l'autoroute laisse l'esprit totalement libre ; mais que dire des nationales déclassées (re) devenues départementales ? Là, la religion est partout, si l'on veut bien ouvrir les yeux, ce qui est une obligation du Code de la route. Nos ancêtres, depuis quarante ou quarante-cinq générations, ont mis des croix à tous les carrefours, des calvaires, de grands crucifix, des statues de la Vierge -- sans parler des routes de campagne, avec leurs petits oratoires, leurs statuettes dans des logettes protégées par une grille... Plus on s'écarte des grandes routes et plus ces témoignages de la piété populaire subsistent, vivaces : ils sont souvent fleuris. Ces rappels -- c'est le sens du mot « monument » -- existent partout. L'Ouest catholique en est plein comme la Lorraine ou la Savoie, mais le Nord socialiste aussi, voire le « rouge Midi ». Peut-être moins le Limousin, profondément déchristianisé ? Mais enfin, pour le voyageur, le Christ, la Vierge et les saints ne sont jamais loin, en des postes de secours spirituels posés par nos aïeux pour christianiser leur terre et rappeler au passant qu'il n'y a pas que la terre. 46:911 Eux qui, jusqu'à la généralisation au XVIII^e^ siècle des transports organisés, voyageaient chacun à son rythme et faisaient halte ad libitum, bien souvent les saluaient au passage d'un signe de croix ou d'un Ave. Les transports collectifs ont tué ces usages. Certes, montant en diligence Veuillot encore faisait le signe de croix, mais aujourd'hui celui qui se signerait en prenant l'avion ou le T.G.V. passerait seulement pour superstitieux et pusillanime : ne prê­tons pas à rire des symboles religieux. Là aussi, l'automobile, quand on y est seul, rend la liberté. Jean-Pierre Hinzelin. 47:911 ### Note sur les Anges L'INSPIRATION poétique peut jeter ici et là des lumières inattendues, même dans l'ordre des sciences qui relèvent de la foi. Dans cette *Note sur les Anges,* ajoutée en appendice à l'un de ses ouvrages ([^11]), Paul Claudel ne trouve aucune difficulté d'allier ses intui­tions de poète à une réflexion théologique portant sur la nature et sur les fonctions de nos sublimes protecteurs. L'ange, non soumis au temps,\ pouvait-il pécher On peut s'étonner que l'ange, né dans l'éblouissement d'une lumière sans ombre, ait pu céder à la tentation. 48:911 Il y a là une part de mystère qui nous échappera toujours, mais il n'est pas impossible d'en déchiffrer le sens. Saint Grégoire le Grand nous dit que la tentation chez les humains procè­de comme par degrés : *suggestion, délectation, consente­ment.* Or l'ange connaît la conséquence de ses actes et se décide avec une rapidité foudroyante. Voici l'explication qu'en donne Paul Claudel : « *A la différence de l'homme uni à la matière et obscurci par le péché, l'Ange, pur esprit, comme il connaît pleinement sa source, connaît pleinement sa fin, c'est-à-dire l'ordre dans lequel il est placé par rapport à toutes les autres créa­tures. Sachant pleinement ce qu'il est, il sait pleinement ce qu'il fait, ce qu'il a à faire, c'est-à-dire la volonté de Dieu, conformément à sa nature.* » C'est ce degré de concentration infinie dans l'instant qui nous semble extraordinaire et incompréhensible. Mais, supposée cette instantanéité d'un choix d'autant plus libre qu'il échappe aux balancements de l'incertitude, il est logique que ce choix soit définitif et irréversible. C'est sans hésitation et sans repentir que l'ange, encore sous le régi­me de la foi, refuse pour toujours de faire remonter à Dieu éternellement la beauté dont il se voit revêtu. La Sainte Écriture nous relate de nombreuses appari­tions d'anges. La plus fameuse et la plus populaire est celle de l'archange Raphaël, le fidèle accompagnateur du jeune Tobie lors de son expédition en Mésopotamie. Or un pur esprit ne pouvant être localisé, on peut se demander en ce cas ce que signifie se mouvoir, être présent. Claudel répond : 49:911 « *L'Ange étant esprit n'occupe aucun lieu, il ne peut donc exercer sur la matière une action matérielle et mécanique où la dépense égale la recette, où un équivalent remplace l'autre.* » Et il cite un texte de saint Albert le Grand qui nous met sur la voie en établissant une analogie entre le mode de présence divine et le mode de présence angélique : « *Quand on dit que Dieu est en un lieu, on compare Dieu et le lieu non pas au point de vue du lieu, mais selon un rapport de cause à effet. Et pour l'Ange, le fait d'être associé à tel ou tel lieu regarde l'efficacité et l'acte de son pouvoir d'as­sister ou d'administrer.* » Les démons possédant la nature angélique, leur mode d'influence sera le même que celui des bons anges. Mais le style d'action diffère : « *L'action des bons Anges conforme au cours naturel des choses vers leur fin est toujours douce, correctrice, médicinale : l'action aberran­te du Diable est violente et fait voler quelque chose en éclats.* » Les représentations symboliques\ sont-elles nécessaires ? « *Chaque fois que je pense aux Anges, nos bien-aimés compagnons, et que j'essaye d'en don­ner l'intelligence et l'amour aux petits enfants autour de moi qui attendent de moi la becquée, mon regard plein de confiance se tourne vers le Ciel étoilé.* 50:911 *Qu'est-ce que c'est, me disent-ils, qu'un être qui est un pur esprit ? Le mot Ange est très doux, mais comment nous arranger avec ces bons amis puisqu'on n'y touche par aucun de nos sens ? De quoi est-ce que c'est fait ? De quoi est-ce que ça subsiste ? Un esprit, c'est quelque chose de subtil et d'insaisissable. Qu'est-ce qui retient ensemble cette conception intellectuelle et en fait hors de nous une personne ? J'écoute et, pour me faire comprendre, tout d'abord je laisse s'échapper un certain nombre de similitudes. Une phrase musicale, par exemple, peut nous atteindre d'une manière aussi forte et variée qu'une forme visible. Elle a une individualité, c'est une espèce de personne rythmique et so­nore. Une note, si claire en sa pureté qu'elle soit à l'oreille d'un musicien, si ronde à notre cœur, n'est qu'une suite de vibrations amalga­mées et rendues simultanées par notre seule per­ception.* » On représente les anges, purs esprits, sous forme de personnages ailés, mais le sort de toute représentation est de voiler le mystère en le manifestant. Toute analogie reste défaillante, mais nous n'avons rien d'autre pour signifier. Déjà les Hébreux, sous inspiration divine, devaient repré­senter les Kéroubim étendant leurs ailes sur le propitia­toire (Ex. 25, 20). « *Mais c'est par l'esprit que nous connaî­trons le mieux les esprits et non par les représen­tations symboliques que Dieu peut leur permettre d'assumer.* 51:911 *Il est naturel que nous connaissions normalement chaque être suivant sa nature propre, l'esprit par l'esprit, comme la force par son action et non par sa figure.* » Et pourtant la tendance de l'esprit étant de toujours vouloir signifier, l'analogie peut aller très loin : « *Ainsi, il est permis de dire dans un sens non pas purement métaphorique, mais avec l'ap­préhension d'une continuité et d'une parenté réelle dans un ordre supérieur, que l'Ange voit, qu'il sent, qu'il parle, qu'il respire, qu'il se nourrit, qu'il élimine, qu'il se meut. C'est ainsi que Raphaël, dans le Livre de Tobie, à qui on offre à manger, répond qu'il use d'un aliment et d'un breuvage que les hommes ne peuvent voir. Nous ne sommes donc pas tellement dépaysés parmi ces frères lumineux. Et regardons en nous-mêmes, n'y a-t-il pas dans notre esprit quand nous assimilons des vérités substantielles une véritable réfection ? Quand nous entrons en pos­session d'une chose longuement attendue et dési­rée, n'est-ce pas boire ? N'éprouvons-nous pas, à chaque instant, combien la Sagesse mérite son nom qui est saveur ? La pensée n'a-t-elle pas le même rythme que la respiration ? Ne dit-on pas de l'esprit qu'il se meut, qu'il court, qu'il vole, qu'il plane, qu'il fulgure, qu'il conquiert pied à pied une connaissance, qu'il s'irrite contre un obstacle, ou, au contraire, qu'il est appesanti, qu'il divague, qu'il dort ? Rien ne nous empêche donc d'attribuer dans le sens plus relevé à ces êtres au-dessus de nous ces facultés spirituelles* 52:911 *qui en nous-mêmes transposent et transfigurent les passions de nos frères inférieurs et de voir dans leur réceptivité, par exemple, la forme enno­blie de notre sensibilité. Des* jumenta *aux* anima­lia *sublimes dont parlent des Livres Saints, l'hom­me est là pour servir de transition.* » Le nom admirable Un épisode du Livre des Juges exprime le caractère ineffable de la nature angélique. Lorsque Manué, le père de Samson, reçoit la visite de l'ange qui lui annonce la naissance miraculeuse de son fils, il « ne savait pas que c'était l'Ange de Yahvé, et Manué l'interroge, disant : "Quel est ton nom afin que nous t'honorions quand ta parole s'accomplira ? " L'Ange de Yahvé lui répondit : "Pourquoi m'interroges-tu sur mon nom ? Il est admi­rable. " » (Juges 13, 17). C'est-à-dire : il ne peut s'exprimer, il est au-delà des paroles. Le nom n'est pas communicable parce que pour un sémite le nom n'est pas un simple mode de désignation à toutes fins utiles, il est l'irradiation de l'essence invisible. C'est pourquoi lorsque dans l'opération de connaissance, l'analyse s'épuise et finit par buter contre le mystère, il n'y a plus de place que pour l'admiration et la louange. A l'opposé, déchiffrer la face humaine rencontrée dans les hasards de la vie est une entreprise qui se heurte non à un phénomène d'éblouissement, hélas ! mais le plus sou­vent à un phénomène d'épaisseur et d'opposition. Écoutons Claudel : 53:911 « *Comme tout cela est opaque, incertain, difficile à lire et à déchiffrer ! Comme l'âme a de peine à traverser ce matelas de chairs épaisses qui a remplacé les pétales de l'enfance, ce masque de bois dur que les circonstances nous ont appliqué et pour inscrire dessus le caractère ! Comme tout cela a de la peine à tenir ensemble ! Quel défaut d'unité et de conviction ! Quelle absence de cette appréhension énergique entre l'âme et le corps que l'on appelle la possession de soi-même ! Quelle carence dans le regard ! Quelle passivité dans l'attitude ! Quel parti pris une fois pour toutes ! Quelle résignation à l'habi­tude, et quel désarroi devant l'accident ! Qu'est-ce que tous ces gens sont venus faire au monde ? Quelle est leur raison d'être ? A quelle intention répondent-ils ? Et quel étonnement chez eux, pro­bablement, si je leur disais qu'en effet ils répon­dent à une intention et qu'ils sont autre chose que des ballots d'organes et cette bille, parmi les autres billes, qui roule sur une assiette. On dirait des amateurs en train de jouer une pièce qu'ils ne savent pas. Ils trébuchent, ils balbutient, chacun a l'œil sur son voisin et essaye gauchement de s'accommoder à ses gestes, et quel soulagement enfin de regagner la coulisse ! C'est pourquoi il existe une classe d'écrivains appelés romanciers dont l'art est de rectifier par la fiction la ligne des destinées hésitantes et de substituer un drame ayant une suite et une conclusion au lacs embrouillé, au nœud sans bouts des rencontres fortuites.* » Les anges gardiens Au contraire de l'humain, marqué par l'épaisseur et l'opacité, l'ange est tout transparence et tout lumière. La Sainte Écriture exprime ce mystère à la façon des poètes en disant des anges qu'ils sont pleins d'yeux. 54:911 Ils sont lumi­neux parce qu'ils absorbent la lumière par la contempla­tion ; le secours qu'ils octroient à leurs petits protégés, ils le puisent dans un regard incessant fixé sur Dieu dans la vision béatifique. Il est dit dans l'Évangile : « Gardez-vous de mépriser aucun de ces petits, car je vous le dis, leurs anges dans le Ciel voient sans cesse la face de mon Père qui est dans les Cieux. » (Mt. 18, 10) La dignité des enfants de Dieu, ce qui interdit de les mépriser, repose donc sur la garde incessante des anges, fi­dèles contemplateurs de la face du Père, comme si une éma­nation de la lumière divine passant par le regard de l'ange parvenait à son tour à illuminer celui des enfants des hom­mes. Et parce qu'il est lumière, l'ange devient conducteur « *L'Église interprète que Dieu a donné à tout homme venant au monde un guide spirituel qui l'accompagne sur tout le chemin de la vie, comme Raphaël fit pour Tobie. Mais comment de l'un à l'autre s'exerce cette action directrice et conduc­trice ? La vie des Saints contient mille traits indi­quant qu'elle peut s'exercer par intervention phy­sique. C'est un projectile que sa main écarte, un faux pas qu'il nous évite, un poison qu'il rend inoffensif. Ils te porteront dans leurs mains, dit le Psaume, de peur que ton pied ne heurte la pierre.* » Et voilà maintenant la délicieuse description (seul un poète pouvait en avoir l'audace) de l'influence exercée sur nous par ces frères merveilleux : « *Ils agissent en second lieu par voie de conseil explicite ou d'inspiration. Dans le pre­mier cas c'est Augustin qui entend cette voix avec insistance dans le jardin : Prends et lis.* 55:911 *Ce sont tous les convertis à qui la rencontre est ménagée de l'homme, du livre, de l'événement adapté à leur difficulté spéciale et susceptible d'y apporter solution. Ou si ce n'est pas quelque chose de for­mulé, c'est une pression, une traction exercée sur l'âme, une langueur, un mal de tête, un spasme, ou tout à coup un air de paradis, une haleine d'enfant, le muguet à six heures du matin, qui vient se mêler aux senteurs étouffantes du lupa­nar et de l'évier. Mais surtout, et en troisième lieu, il y a entre l'ange et nous quelque chose de permanent. Il y a une main, même lorsque nous dormons, qui ne lâche pas la nôtre. Nous sommes comme un pauvre aveugle qui ne voit rien, mais il sait tout ce qui arrive à son conducteur, il marche, il s'arrête, il tourne à droite, il faut des­cendre, vite ! il faut monter cette marche, une autre marche encore, on ne nous demande pas notre avis, allons, il faut se presser, mais non, maintenant nous pouvons prendre notre temps, là devant nous, attention ! il y a quelque chose d'in­quiétant ! gare à ne pas se salir, maintenant la voie est libre, tout est comme il faut, et nous ne sentirions presque plus la main chérie, s'il n'y avait cette pression affectueuse et géniale de temps en temps de ses doigts sur nos doigts ! Il y a une loi entre nous. Nous lui appartenons, mais lui, de son côté, il ne pourrait pas nous lâcher quand il le voudrait. Il faut qu'il aille jusqu'au bout. Nous sommes en contact et en communion au fond de notre nuit avec quelqu'un qui regarde Dieu, qui le contemple par tous les pores.* 56:911 *Sur la terre où nous sommes nous partageons le pouls et le battement de cœur de ce frère au Ciel qui parle à notre Père. Mais qu'est-ce au juste, ce qu'il y a entre nous ? Par quel bout est-ce que nous lui sommes rattachés ? Ah ! c'est par bien autre chose que par la main ! J'entends cette lumière intérieure qui est la bonne conscience dont le prophète Isaïe nous dit que si nous accomplissons la justice il y a quelque chose en nous qui devien­dra comme la neige et le soleil levant. N'est-il pas dit, en effet, dans l'Évangile : Heureux ceux qui ont le cœur pur, car ils verront Dieu ? L'Ange, lui, n'a jamais cessé de le voir.* *Mais quand nous avons le cœur pur, tous les obstacles ont disparu entre l'esprit qui voit et l'âme qui est faite pour être illuminée. Il y a conti­nuité par l'intermédiaire de la main entre cet œil et notre cœur. Si, au contraire, notre cœur est impur, nous n'offrons d'autre prise à l'Ange affli­gé que celle d'un moignon sec et d'une chair in­sensible. Mais si une fois la conversation a com­mencé entre le pèlerin et son compagnon, ah ! qui sera capable de l'arrêter ? Quel bonheur de l'en­tendre, et nous-mêmes que de choses nous avons à lui sortir !, C'est alors que nous apprenons com­bien, ainsi que dit l'Apocalypse* (*Apoc. 21, 17*) *la mesure de l'Ange est celle de l'homme. Cette allure dont nous nous avançons, c'est la nôtre et c'est la sienne en même temps. Ce n'est pas nous tout seuls qui serions capables de cette légèreté triomphale, de cette modestie en même temps et de cette sécurité. Ce petit refrain que de temps en temps je reprends pour me donner du courage, pareil à ces airs de rondes que jadis j'apprenais à mes enfants, c'est de sa bouche que je l'ai reçu.* 57:911 *C'est lui qui a nettoyé mes yeux avec le fiel du Poisson ineffable. C'est lui qui me fait tout voir sous un aspect nouveau et qui fait que sous mes pieds la couleur de l'azur se mêle au chemin le plus ingrat. C'est lui qui tire de toutes choses pour moi la moralité et l'action de grâces et qui fait que tout à ma droite et à ma gauche devient rythme, idée, ressemblance, proposition, tempé­rament et hymne.* » L'imperfection des anges Enfin le poète interprète à sa manière la mystérieuse affirmation de l'Écriture disant : « Il a mis de l'imperfection dans ses anges ([^12]). » Cette imperfection, Claudel la nom­me respiration ; c'est la limite de toutes les créatures, le besoin qu'elles ont de tirer leur plénitude d'un autre que soi-même. « *Sur la respiration, c'est-à-dire sur cette alternative de prise et de restitution, de dilatation et de souffle, d'intensité et de détente, de montée et de descente, de vision et de conscience, d'ap­préhension et de compréhension, de communion avec Dieu et de communion avec son propre néant, de remerciement et d'aveu, d'être et de non-être, qui paraît constituer la loi de toute vie particulière et qui rend possible en elle la parole, le rythme, la forme et l'existence même, je n'ai rien à ajouter aux explications que l'on trouvera de tous côtés éparses dans mon œuvre.* 58:911 *Il a mis de l'imperfection jusque dans ses Anges et c'est cette imperfection même, ce bienheureux déficit à jamais impossible à combler, qui est la cause de leur joie comme il est le principe de leur action. Car s'il n'y avait pas de vide en eux, qu'est-ce qu'ils auraient à remplir ? S'ils ne pouvaient rien recevoir de Dieu qu'est-ce qu'ils auraient à lui donner ? Dieu est esprit : les Anges n'auraient-ils pas de poumons pour Le respirer et pour en faire l'aliment de leur propre existence ?* » Le ministère évangélique Pour achever ces vues étonnantes sur le ministère des anges, il faut citer ce passage où Claudel résume toutes les fonctions angéliques dans celle de messager, laquelle cul­mine à l'Annonciation et termine la phase de préparation pour entamer celle des derniers temps du monde. « *L'Ange, dans les textes nombreux de la Bible où il figure, apparaît comme le messager de Dieu vers l'homme chargé d'un message particu­lier et c'est ce rôle en quoi il nous touche qui lui a valu le nom par quoi nous le désignons ici-bas, αγγε λος c'est-à-dire, angelus. De l'Ange du Paradis à celui de l'Apocalypse qui jure qu'il n'y aura plus de temps, depuis l'Ange qui apparaît à Manué jusqu'à celui qui éclaire Zacharie, depuis ceux qui fustigent Héliodore jusqu'à celui qui guide le jeune Tobie, depuis celui qui console Agar jusqu'à celui qui délivre saint Pierre, toute la relation sacrée est parcourue par ces frères redoutables, instructifs et compatissants.* 59:911 *Mais la plénitude de ces fonctions de Messager est dévo­lue à Gabriel quand il annonce à la Vierge de Nazareth qu'elle a trouvé grâce et que la vertu du Très Haut s'en va l'obombrer. Sous la nouvelle Loi, cette fonction occasionnelle des Anges, cette mission spéciale et limitée, a perdu de son impor­tance puisque Dieu est lui-même avec nous et réside dans le milieu même de notre société sous le voile de l'Eucharistie ainsi que dans la per­sonne de ses ministres. Voici l'Ange du Grand Conseil qui est avec nous jusqu'à la fin des temps. Et c'est la Sainte Vierge elle-même qui a pris soin de nous dire qu'Il nous enseignerait toutes choses.* » Dans un univers surnaturel où tout est lumière, c'est par une voie de lumière que l'ange conduit à Marie et Marie à Jésus-Christ. Telle est la méditation du poète sur les anges : non pas expliquer le mystère, ce qui serait contradictoire dans les termes, mais le rendre proche, aimable, familier. Peut-être est-ce par le dogme des anges gardiens que, après celui de la Vierge Marie, se manifeste le plus évidemment la ten­dresse de Dieu. **†** F. Gérard o.s.b., Abbé de Sainte-Madeleine. 60:911 ## NOTES CRITIQUES ### François Furet et l'illusion communiste *Le passé d'une illusion,* essai sur l'idée communis­te au XX^e^ siècle. Éd. Calmann-Lévy et Robert Laffont, avec le concours de la Fondation Saint-Simon, 1995, 580 p. Dans le *Bulletin des Lettres* de mars 1995, Pierre Bérard réduit à de justes proportions ce « livre dont on parle » : « L'aura de ce volu­mineux essai, écrit-il, tient d'abord au sujet », ensuite à « la person­nalité de l'auteur, impliqué dans son sujet à double titre, comme victi­me lui-même de l'*illusion* entre 1949 et 1956 et comme spécialiste de l'idée révolutionnaire française en tant qu'historien *révisionniste* (dixit Emmanuel Le Roy Ladurie) de la Révolution de 1789-1793. (...) Le livre est composé de douze chapitres assez disparates suivant grosso modo le déroulement chronologique, de Lénine à Khrouchtchev. Le premier relève d'une aride philosophie de l'his­toire (...) : n'est pas Tocqueville qui veut... Les autres mêlent évolu­tion du système soviétique, perspectives internationales et destins des individus ». 61:911 Le chapitre 2 traite de la Grande Guerre comme matrice du XX^e^ siècle. On y trouve un des rares inédits du livre : des lettres d'Élie Halévy (cet historien, juif par son père Ludovic, protestant par sa mère, une Bréguet, était le frère de Daniel Halévy). Furet est sévère pour Clemenceau « vieux jacobin ignorant, étroit, chauvin, prisonnier \[en 1919\] de son personnage ». On sent d'ailleurs une nostalgie (à la mode depuis l'éclatement de l'Est européen en 1989) de l'Empire des Habsbourg. Insistant sur les origines révolutionnaires du nazisme et du fascisme, Furet relève que même le virage de Mussolini à l'automne 1914 (du pacifisme à des positions pro-alliées) s'inscrit dans une tradi­tion de gauche, celle de Mazzini contre Balbo : la haine des nationa­listes italiens à l'égard de l'Empire catholique des Habsbourg. Dans *Rivarol* du 24 mars 1994, Jean-Yves Delyonne ajoute que Furet n'apprend pas grand-chose aux anticommunistes de toujours, et leur marque peu d'intérêt. C'en est même suspect. Pas une référence à l'œuvre immense de Jules Monnerot, notamment à sa *Sociologie du Communisme* ou à sa *Sociologie de la Révolution,* qui traitent des mêmes sujets que Furet, mais dès 1949 et 1969. Est-ce parce que Monnerot présida de 1986 à 1989 le Conseil scientifique du Front national ? On n'ose le penser. Cela dit, les notes fourmillent d'indications intéressantes, sur­tout de références anglo-saxonnes. Qui connaissait cet émouvant Waldemar Gurian (1902-1954), juif russe converti au catholicisme dès l'enfance, qui publia en Suisse avec Otto Knab une petite feuille ronéo­typée antinazie, *Die Deutschen Briefe,* avant de devenir un spécialiste anticommuniste aux États-Unis ? Sur l'atmosphère d'après 1944, le livre de Tony Judt ([^13]) a certes été aussitôt traduit, mais Furet fait bien de rappeler « le caractère privé de consistance morale de tant de dis­cours d'époque sur la révolution », que Judt, « scandalisé, rencontre un peu partout chez les intellectuels français, *jusque chez les écrivains catholiques* » ([^14]). Et « sur l'espèce de tristesse fanfaronne qui a mar­qué le Paris de la Libération », il renvoie aux souvenirs de l'écrivain anglais Malcolm Muggeridge ([^15]). Pierre Bérard prête à Furet deux conclusions majeures : un hom­mage aux observateurs de gauche (Raymond Aron, Orwell, Hannah Arendt, Koestler) qui ont dénoncé le mirage communiste ; le refus du sens de l'Histoire comme religion : 62:911 « C'est au XIX^e^ siècle, écrit Furet, que l'Histoire remplace Dieu dans la toute-puissance sur le destin des hommes, mais c'est au XX^e^ siècle, ce siècle prosterné devant l'Histoire, que se font voir les folies politiques nées de cette substitution. » On lira avec attention la comparaison des régimes totalitaires, pp. 217 sq. Furet reconnaît : « L'antifascisme ne donne de l'histoire du siècle qu'une version polémique. Il interdit la comparabilité (*sic*) entre régimes communistes et régimes fascistes. (...) Il tend à inter­dire à la fois la comparaison entre Hitler et Staline, et la distinction entre Hitler et Mussolini. » Or « les régimes hitlérien et stalinien sont les deux seuls régimes vraiment orwelliens du siècle et le fascisme ita­lien (...) n'en a pas la capacité totalitaire, il ne détruit pas l'État, il le dirige ; il ne fabrique pas, loin s'en faut, un désastre national de même ordre. On peut d'ailleurs se demander si la différence n'est pas inscrite aussi dans le registre des idées et des intentions : car (...) Hitler a ins­crit le mot race en tête de son *credo* tandis que Mussolini n'est pas essentiellement raciste. Même après son ralliement rétif et tardif au racisme hitlérien (juillet 1938), la persécution antisémite en Italie n'est comparable ni en échelle ni même en nature avec les crimes de Hitler (...). Mussolini n'abdiquera pas la prétention du fascisme ita­lien à l'universalisme ». Et comme le bolchevisme russe connaît une dérive nationaliste, que son ambition universaliste passe par la victoi­re de la Russie, « ce n'est, après tout, pas si différent de ce que disent les idéalistes du fascisme italien ». Furet ajoute en note que les lois antisémites italiennes de 1938-1939 resteront peu appliquées et que la catastrophe du judaïsme italien est postérieure à la chute de Mussolini en juillet 1943. Mais il attribue à l'engagement de Mussolini aux côtés de Franco la fin des rêves d'al­liance du Quai d'Orsay avec l'Italie mussolinienne, sans un mot pour les sanctions franco-anglaises de 1935 contre l'Italie. A propos de la Guerre d'Espagne, on note d'ailleurs combien Furet reste prisonnier d'un vocabulaire et d'une vision de gauche. Un seul mot explique l'insurrection franquiste : « réactionnaire ». Les forces sociales sur lesquelles il s'appuie ? « Réactionnaires » (p. 289). La Navarre et le Pays basque ? « Réactionnaires ». L' « autocratie » de Franco après sa victoire ? « Réactionnaire ». Réactionnaires, vous dis-je ! Et cette conclusion : « Même aux déçus du communisme, il res­tera la gloire du juste combat contre Franco. » Car Furet pense qu'une intervention des démocraties anglaise et française en faveur de la répu­blique espagnole eussent nui non seulement à Hitler et Mussolini, mais à Staline privé de cette guerre de propagande. Pour le coup, ne *s'illu­sionne-t-il* pas un peu en pensant que cette intervention aurait suffi à dissoudre la force d'attraction de l'U.R.S.S. ? 63:911 Et puis, il l'écrit lui-même quelques pages plus haut : « A partir de juillet 1936, l'échiquier politique espagnol ne semble pas offrir d'autre issue à la révolu­tion politique espagnole, en cas de victoire républicaine, qu'une deuxième guerre civile, destinée à désigner les vrais vainqueurs de la première : les anarchistes, les trotskistes, les socialistes, les commu­nistes, ou encore des autonomistes d'obédiences diverses ? » Est-ce que vraiment on peut hésiter une minute à dire laquelle de ces cinq catégories eût jeté son emprise de fer sur l'Espagne ? Jean-Pierre Hinzelin. ### Le piège dialectique *dans le combat politique* «* pour la vie *» Question fielleuse posée (le 26 août dernier par le réseau de presse « World media network ») au cardinal Pierre Eyt, archevêque de Bordeaux, à propos de la Conférence de Pékin : -- *Comment espérez-vous transmettre le message de votre reli­gion sur la question de la femme sans que l'on vous taxe de réaction­naire ou de passéiste ?* Extrait de la réponse du Cardinal : -- ... *Des faits isolés d'intolérance ne justifient pas la méfiance généralisée. Je pense que, par exemple, notre opposition aux com­mandos* (*sic*) *anti-avortement ne doit pas nous entraîner à une oppo­sition globale aux catholiques et aux citoyens* « *pro-life* » *en général. De même, ne confondons pas l'Islam dans sa totalité avec certaines formes d'intégrisme musulman. Devenons des femmes et des hommes ouverts au débat et qui jugeons sur pièce.* (Texte rapporté par le SNOP du 15 septembre.) Le piège dialectique a fonctionné. L'ecclésiastique est tombé de­dans à pieds joints. Au lieu de retourner l'*index* outrageusement accu­sateur vers son auteur, le Cardinal le détourne tout aussi calomnieuse­ment en direction des supposés extrémistes de son propre camp. 64:911 A la façon d'un gosse qui attribuerait gratuitement à ses camarades de jeu la faute dont on l'accuse injustement : -- *C'est pas moi M'sieur, c'est eux. Moi, j'en suis pas !* Ainsi agissent tous ceux -- et ils sont nombreux -- qui, dans la famille « pro-vie », se « démarquent » toujours de leur « droite » sup­posée. Inévitablement, ils font le jeu de leur ennemi, alimentant une dialectique venimeuse qui empoisonne et divise dangereusement des mouvements qui devraient coopérer côte à côte contre la culture de mort -- car, s'il y a plusieurs demeures dans la « maison » de la vie, toute maison divisée contre elle-même ne saurait se maintenir... -- Ce sont ceux qui, catholiques réputés a priori pro-vie, pour marquer leurs distances avec ce que les médias nomment les « com­mandos anti-IVG », en arrivent même à justifier et défendre publique­ment la loi Veil. Ils confirment de la sorte les craintes de Jean-Paul II (au paragraphe 74 d'Evangelium vitae) à propos d'une attitude carrié­riste qui « non seulement entraîne un scandale et favorise l'affaiblis­sement de l'opposition nécessaire aux attentats contre la vie, mais amène insensiblement à s'accommoder toujours plus d'une logique permissive ». Ils acceptent en somme de sacrifier aux nouvelles idoles du monde moderne... -- Ce sont ceux qui, plus généralement, opposent les sauvetages aux autres formes de militantisme pour le respect de la vie. Par un soupçon infondé ou un procès systématique et a priori, incapables de « juger sur pièces », comme dit Mgr Eyt. -- Ceux qui opposent les opérations « violentes » à l'américaine à celles « moins violentes » à la française. Par des préjugés analogues le plus souvent livrés exprès par les média. -- Ceux qui opposent les sauvetages « violents » de la Trêve de Dieu aux sauvetages « plus pacifiques » du docteur Dor. Par igno­rance coupable ou pitoyable stratégie de défense. -- Ceux qui, en bons apôtres -- tels le président de Mère de Miséricorde ou le président des Associations familiales catholi­ques --, opposent plus ou moins malignement l' « opportunité », la résonance et la légitimité de leur témoignage à l' « inopportunité » de celui du voisin... -- Ceux qui opposent les œuvres morales, humanitaires, charita­bles... aux œuvres politiques. Comme s'il n'y avait pas une « charité politique » ! -- Ceux qui opposent les actions « politiquement correctes » à celles qui sont « incorrectes ». A ce propos, on peut rappeler deux déclarations (faites avant les présidentielles) qui appellent une mise au point. 65:911 La première déclaration est attribuée à la fondatrice de *la Trêve de Dieu,* Claire Fontana (par une dépêche de l'AFP datée du 31 janvier) : « *Nous voudrions qu'un parti prenne en compte cette affaire* \[du combat contre l'avortement\]. » La seconde est attribuée à la présidente de *l'Alliance pour les droits de la vie,* Christine Boutin (par *Le Figaro* du 15 février) : « *Seul Villiers défend le respect de la vie.* » La mise au point : 1\. Comme l'écrit Jean Madiran (dans *Présent* du 2 février) : « On a parfaitement le droit de ne point aimer le Front national. On n'a pas celui de tromper, fût-ce par omission. Une déclaration conforme à la vérité aurait dit : "Nous voudrions que *d'autres partis politiques viennent se joindre au Front national* pour prendre en compte cette affaire." » 2\. Car, à propos du *Mouvement pour la France* de Philippe de Villiers, on peut difficilement le considérer parmi les formations poli­tiques qui prennent en compte cette affaire. Quand on sait que Villiers a précisément déclaré (dans *Ouest France*) au sujet de l'avortement : « *Ce n'est pas un problème politique, c'est un problème de conscience.* » Ne laisse-t-il pas, au reste, son colistier aux élections euro­péennes, le juge Jean-Pierre, dire qu'il est pour une « liberté » en la matière ? Ces deux exemples sont représentatifs d'une attitude qu'on re­trouve trop souvent, hélas, au sein même de certains mouvements pro-vie. D'une part, on nous répète que l'avortement est une affaire poli­tique, « *au cœur de la responsabilité politique* »*,* et que « *l'attitude des hommes politiques face au droit à la vie* » doit être « *l'un des tout pre­miers critères de notre vote* » (lors de la grande marche pour la vie du 22 janvier dernier). D'autre part, dès qu'il s'agit de faire les comptes et de rendre à chacun ce qui lui est dû, on fait un pieux silence sur le seul grand mouvement politique qui soit clair sur la question. Comme s'il n'était pas « correct » ou « utile » de nommer le Front national. Ce paradoxe n'est pas sans rappeler celui du combat pour l'école libre (dans les années 84-86) qui voulait bien être *politique* à condition d'échapper aux hommes et aux mouvements politiques qui préten­daient s'y engager électoralement. Par crainte et obsession des « *récu­pérations* »*.* On reconnaît toujours au signe de cette peur obsessionnelle ce que nous appelons la *vulnérabilité médiatique.* Celle-ci aboutit, selon une dialectique communiste généreusement colportée par les médias, à considérer ses meilleurs voisins, soutiens et alliés objectifs comme des « *récupérateurs* » et à les traiter sinon en adversaires, du moins en étrangers, et à les ignorer, les réduire au silence, voire carrément les exclure de sa mouvance. Au motif qu'ils sont trop marqués... « à droite » ou « à l'extrême droite » ... 66:911 Certains représentants du combat pour la vie, qui n'hésitent pas à aller se faire piéger (trompés, hachés, censurés, ridiculisés...) sur les médias « officiels », tergiversent ainsi pour un entretien dans *Présent --* le seul quotidien qui soutienne leur combat -- quand ils ne le refu­sent pas avec hostilité ! On n'agit plus et on ne parle plus dans la justice et la vérité, selon la réalité des choses, mais selon ce qu'on *croit* que les médias de l'éta­blissement vont agréer. Sacrifiant plus ou moins consciemment aux mêmes tabous et interdits imposés par l'idéologie dominante. Alors qu'on est soi-même victime de cette rhétorique du « *consensus domi­nant* » et de la discrimination médiatique qui l'accompagne. Car l'*in­dex* méprisant qui est tendu vers les militants du respect de la vie est le même que celui qui désigne le Front national à la vindicte et à l'apar­theid. Quand, malgré une non-violence cent fois prouvée et éprouvée (face à la violence de Caïn des avorteurs), ils se voient toujours traiter systématiquement de « violents exaltés » et de « commandos inté­gristes » par les médias, les plus intelligents pourraient du moins infé­rer que l' « *extrémisme* » qu'on prête au Front national est une tunique de Nessus qu'on lui colle à la peau pour mieux occulter son discours. Et ils feraient mieux de se montrer plus justes et solidaires envers lui, sans perdre pour autant leur indépendance. « *Hodie mihi, cras tibi !* » Pour ne pas paraître trop neutres et incolores par cette omission spectaculaire qui est faite sur le Front national, certains milieux pro-vie appellent cependant à interroger les candidats aux diverses élec­tions sur leur position concernant l'avortement. Indépendamment des formations politiques auxquelles ils appartiennent. Il s'agit surtout, dans leur esprit, de trouver des hommes ou des femmes « politique­ment corrects » qui soient pour le respect de la vie... en conscience ! Une façon de ne pas associer le seul Front national à ce combat. Bien. Mais que peut signifier, dans l'actuel régime de partis, l'avis isolé de ces hommes et de ces femmes qui cohabitent au sein de groupe­ments avorteurs ou faisant de l' « IVG » une question libre ? Et que font-ils là, au demeurant, si l'avortement, comme on nous le répète jus­tement, est une affaire politique et doit tracer une ligne de démar­cation catégorique et sans équivoque entre les adeptes de la *culture de mort* et ceux qui leur résistent dans une juste guerre de survie nationale ? 67:911 Que peut vouloir un membre de l'actuelle majorité quand son pré­sident Chirac déclare, en réaction à l'encyclique *Evangelium vitae* « *Non à une loi morale qui primerait la loi civile et justifierait que l'on se place hors la loi.* » (*Journal du dimanche,* 2 avril 1995) On ne peut adhérer plus clairement à la « démocratie totalitaire » pour laquelle Antigone est un désordre face au Créon de « l'ordre républicain » ! C'est très exactement la genèse de la culture de mort selon laquelle il vaut mieux obéir aux hommes qu'à Dieu... Nous l'avons assez dit à l'occasion des présidentielles : ce qui nous sépare de Chirac, de Giscard et de Mme Veil est infiniment plus impor­tant que ce qui pourrait nous réunir. C'est contre cela qu'il faut se rassembler, si l'on est pour la vie et le droit naturel, plutôt que d'entre­tenir, par une sorte de sado-masochisme, une dialectique malsaine qui nous fragilise, nous marginalise et nous « diabolise » encore plus, tous ensemble mais divisés. Un bon positionnement politique doit se faire sur la base de la loi naturelle, par rapport notamment à cette ligne de démarcation indiscu­table qu'opère le *crime abominable.* Non par rapport à cette ligne de démarcation mythique qui passe entre gauche et droite (droite et extrê­me droite...). Et qui fait qu'on préfère combattre -- avec la gauche avorteuse -- contre ceux de *sa* droite, plutôt que de combattre la cul­ture de mort avec eux ! Un bon positionnement politique implique donc d'abord de renver­ser le trop habituel « *pas d'ennemis à gauche* » par un « *pas d'ennemis à droite* » bien compris, selon l'explication lumineuse qu'en a faite Jean Madiran dans son livre : *La République du Panthéon.* C'est la condition pratique si l'on veut sortir de la dialectique communiste et de la marginalité dans laquelle elle ne cesse de nous entraîner depuis des années avec l'aide des « gentils ». Car, en politique, ce ne sont pas tant les bonnes intentions et les bons sentiments personnels qui comptent que les résultats. Et pour qu'une politique soit heureuse, c'est-à-dire réussisse, soit efficiente, ce n'est pas tant quelques pavillons privés qu'il faut hisser -- pour se donner bonne conscience -- au milieu de camps avorteurs, que le pavillon communautaire du camp de la vie. Pour le salut temporel de nos nations et le salut surnaturel de leurs habitants. L'union faisant la force, c'est vers cet effort commun d'ordre mo­ral *et* politique qu'il faut tendre, tous ensemble, si l'on veut mettre en œuvre cette « mobilisation générale des consciences » et cette « grande stratégie pour le service de la vie » auxquelles nous appelle le saint-père. Rémi Fontaine. 68:911 ### Lectures et recensions #### Les vingt-cinq ans du *Bulletin de l'Entente catholique* Il n'est pas si courant qu'un bul­letin local, ronéotypé à ses débuts, maintienne pendant vingt-cinq ans une régularité (bimestriel, avec in­terruption en juillet-août) et une qualité aussi constantes. Créé en 1971, le *Bulletin d'in­formation de l'Entente catholique des Côtes-du-Nord,* puis *de l'En­tente catholique de Bretagne* à par­tir du n° 46 (novembre-décembre 1980), n'a cessé de progresser : titre en couleur (bleu) à partir du n° 57 (janvier-février 1983), com­position assistée par ordinateur et illustrations à partir du n° 108 (avril-mai 1993), et même mots croisés depuis le n° 120 (no­vembre-décembre 1995). Le tout pour un abonnement annuel resté modique (50 F, 7 rue Connen de Prépéan, 22000 Saint-Brieuc). Si ce *Bulletin* très pratique ré­percute souvent des échos venus d'autres organes, il arrive qu'on y trouve des informations inédites sur la vie de l'Église en Bretagne ou sur la vie des abbayes, sur l'ex-Dom Bernard Besret ou même sur le cher Dom Gérard. En janvier-février 1980, son supplément au n° 42 sur la venue dans le diocèse (pour former le clergé !) de l'arro­gant théologien progressiste lyon­nais Henri Denis (qui vient encore d'insulter les évêques favorables aux Vierges pérégrines) obligea l'évêque de Saint-Brieuc à adresser à tous ses prêtres une réplique (pi­teuse, car les textes d'Henri Denis contre les sacrements étaient in­contestablement sacrilèges et héré­tiques). Et dans le n° 112 de mars-avril 1994 on trouve la notice la plus complète de toute la presse sur les errements de l'épiscopat de Mgr François Marty, notice qui suscita elle aussi quelques remous. Le plus bel hommage rendu au *Bulletin* est sans doute la place que lui accorde le livre de Camus et Monzat sur la Droite, financé par le Bnaï Brith. Ce livre de 1992 écrit : « L'Association pour la sauvegarde de la foi catholique tradi­tionnelle qui édite ce Bulletin cherche à maintenir une ligne médiane entre Écône et Rome, avec toutefois une sympathie évidente pour Mgr Lefebvre. 69:911 Partisan d'une théologie explici­tement anté-conciliaire, elle attaque l'œcuménisme et le dia­logue islamo-chrétien, reste hos­tile à la décolonisation, se proclame anti-égalitariste en po­litique, et traite abondamment des sujets d'éthique : avorte­ment, euthanasie, lutte contre l'indécence, en reprenant les enseignements de Jean-Paul II. Son fondateur Paul Pédech, qui appartint au comité Tixier-Vignancour et à l'ARLP en Bretagne, est un universitaire connu, historien de la Grèce antique qui a beaucoup publié aux éditions Les Belles-Lettres et Téqui. » ([^16]) #### Catherine Coquio et Jean-Paul Avice *André Rouveyre* (*1879-1962*) Le sous-titre de ce catalogue (1995, 236 p., 100 F) d'une exposi­tion de la Bibliothèque historique de la Ville de Paris, *Entre Apol­linaire et Matisse,* ne donne qu'une mince idée de la richesse du volu­me. Il faudrait dire plutôt *Entre Matisse et Apollinaire.* Peintre et dessinateur, Rouveyre a rencontré Matisse dès 1896 dans l'atelier de Gustave Moreau, alors qu'Apolli­naire (ou plus exactement Wilhelm Apollinaris de Kostrowitzky) usait encore ses fonds de culotte au collège Stanislas de Cannes ou au lycée de Nice (il passa de l'un à l'autre en cours d'année). Le premier portrait connu de Rouveyre est dessiné par Matisse pour la monographie que Louis Thomas ([^17]) consacre à Rouveyre en 1912. L'amitié avec Apollinaire est plus tardive et s'épanouit de 1914 à la mort du poète. Parmi les menues erreurs de ce catalogue, une contradiction entre la page 33 et la page 206 ; c'est celle-ci qui a raison, le petit film où l'on voit côte à côte Apollinaire avec chapeau et Rouveyre avec monocle fut pris le 1^er^ août 1914 boulevard Bonne-Nouvelle et non à Deauville. Mais Rouveyre a connu d'autres amitiés et même plusieurs vies après sa grave tuberculose de 1917, il devient romancier ; et poète après son hémiplégie de 1955. Sans jamais cesser complètement de dessiner. Il est émouvant de relire ici, parmi tant de textes passionnants, la lettre du 23 avril 1923 : « Malgré votre apostolat, vos solidarités, pour quoi j'ai, pour mon usage, une véritable exécra­tion, je garde pour vous, cher Maurice Barrès, un profond et véritable attachement. 70:911 Il y a dans vos livres dramatiques de jeunesse quelque chose qui m'est fraternel à une grande extrémité. » Le catalogue reproduit le por­trait de Barrès dessiné en 1913, et le bois gravé de décembre 1923, *Barrès mort.* On regrette de ne pas disposer de *Carcasses divines* où figurait en couverture un troisième portrait, de 1909. On aurait aimé aussi reproduire ceux de Moréas qui figurent dans *Visages des Contemporains.* On se consolera en donnant le double portrait de Léon Bloy paru le 28 janvier 1910 dans le Mercure de France, à la grande fureur du pamphlétaire, pourtant consentant lorsqu'il posa quelques instants dans le bureau de Paul Léautaud. Ajoutons, pour la petite histoire, que le père de Rouveyre, éditeur d'art parisien, avait publié quelques livres de Barbey d'Aurevilly, mais refusé à celui-ci de prendre le livre des Bloy sur Christophe Colomb. Entre les Rouveyre et Bloy, il y avait décidément une incompatibi­lité définitive. J.-P. H. 71:911 \[voir \\Itin\\Util\\Doc\\399\\911-71.jpg\] 72:911 ## DOCUMENTS ### L'Atelier de la Sainte-Espérance *Un jardin d'oliviers* Au retour d'un reportage au Barroux, Anne Brassié a publié dans *Présent* du 23 décembre 1995 un reportage dont voici la reproduction intégrale. Ils en revenaient tous, jeunes et moins jeunes, filles et garçons, les yeux plus grands, l'air plus heureux, l'âme plus forte. Quel était donc ce jardin des Hespérides au pouvoir serein ? Depuis deux ans, je dési­rais profondément m'y rendre mais les vrais bonheurs se font toujours attendre, ils vous éprouvent pour savoir si vous les méritez bien. En novembre je montais enfin au Barroux, ce village perché, couronné d'un château et du beau monastère bénédictin de Dom Gérard, en­touré d'oliviers et non de pommiers. Je compris alors la raison de ce rayonnement : une totale mise en présence de Dieu, la prière et le tra­vail des moines, celui des artistes de l'atelier d'Albert Gérard et une nature chantant son créateur. 73:911 Il me restait à rendre grâce et à comprendre les raisons de cette convergence en ce lieu de Dom Gérard, de Jean Madiran et d'Albert Gérard. Ils étaient tous trois les fils spirituels de deux frères, Henri et André Charlier, et ces deux hommes, combattants nés et grands péda­gogues, avaient fait d'eux des capitaines. « Les temps barbares, écrivait André, ont leurs grâces, que n'ont pas les temps policés. Seulement, la sottise du chrétien d'aujourd'hui est qu'il espère pouvoir composer avec la barbarie, et se ménager avec elle un honnête petit mariage. Le chré­tien des premiers âges savait qu'il n'avait qu'une chose à faire, c'est de s'enfoncer comme un fer rouge au cœur du monde et que même il ne pouvait faire autre chose. » Ses trois élèves de l'école des Roches ne firent, à leur tour, aucun compromis avec la barbarie. Le premier se fit moine et fonda un monastère qui rayonna. Le second créa une revue puis un quotidien qui changèrent les âmes de ses lecteurs. Le troisiè­me créa un atelier d'art sacré servant Dieu et l'art. Les deux premiers vous sont bien connus. Le troisième l'est moins. Un artiste s'exprime par ses œuvres, il faut aller à elles. En créant cet atelier, Albert Gérard suivait les désirs profonds de son maître Henri Charlier, peintre et sculpteur. Comme lui il voudra « penser » la déco­ration d'un lieu de culte dans tous ses éléments, pavement, fresque, sta­tuaire, vitraux, mobilier et ornements liturgiques. Cet atelier, dont les artistes vivent, sait tout faire, une fresque, une icône, une statue, la broderie d'une aube, celle d'une nappe d'autel, une mosaïque, l'illustration d'un livre de foi. Rien ne distrait ces artistes de l'essentiel, de leur mission d'artistes comme on la concevait au Moyen-Age, si ce n'est le ballet des nuages au-dessus de la plaine, autour du mont Ventoux et la musique du vent. N'imaginez pas une vie de bohè­me, non, plutôt une vie d'ascèse, de tension vers le Beau, expression du Vrai. J'ai vu, dans la crypte du monastère Sainte-Madeleine, une belle et grande fresque célébrant la mort de saint Benoît, debout appuyé sur ses frères moines, les yeux tournés vers le ciel, une statue de sainte Madeleine exprimant tout l'amour du monde. J'ai vu, dans l'atelier de Clotilde Devillers, une Vierge de tendresse dont l'enfant Jésus semblait juste se réveiller. J'ai vu une bannière sur laquelle était écrit « Ego Mater Sanctae Spei » faite pour entraîner tout un village ; une autre fresque, des Noces de Cana provençales où tout chante et danse, les arbres et les invités. J'ai vu une tête d'ange sculptée dans du noyer, de belles mosaïques, une aube, enfin, brodée de grappes de raisin, belle parabole de l'Évangile. Et j'ai aimé ces œuvres pour leur beauté et ce qu'elles représentaient. 74:911 Ces peintures et ces statues avaient une forme et une âme, ce qu'on ne voit plus dans nos églises bétonnées, garde-meubles d'œuvres d'artistes en recherche. Cet atelier d'Albert Gérard et de sa première élève, Clotilde Devillers, a pour exigence cette réflexion d'Albert : « Aujourd'hui, particulièrement, l'artiste ne peut que progresser sur une arête étroite, flanquée de deux abîmes d'artifices et d'incohérences, où le moindre faux pas le précipite. D'un côté, lorsqu'il cède à l'attrait des apparences, c'est le naturalisme, « d'abominable erreur », comme l'appelait Gauguin, issue de l'ambiguïté de la Renaissance, et de l'autre, lorsqu'il refuse de communier au réel, partant à la dérive d'une abstraction ignorante de la nature des choses, c'est l'informel de l'art dit abstrait, ou la figuration rudimentaire, image dévoyée de l'élémen­taire. » Il n'est pas besoin de parler d'art sacré car tout art est sacré, les grands peintres le savent qui sacrifient toute leur vie dans ce dépasse­ment d'eux-mêmes, prouvant cette vérité d'Henri Charlier : « Le beau surnaturel, le beau intellectuel, le beau charnel sont beaux tous trois et tous trois sont légitimes mais dans leur ordre. » Écoutons encore une fois Albert Gérard : « L'art véritable n'est pas plus un jeu de l'esprit qu'une espèce de manière de jouir, il est une élé­vation -- ni imitation ni psychologie, mais une transfiguration annonciatrice dès ici-bas des splendeurs auxquelles nous sommes appelés par la Miséricorde divine, dans la participation de l'Être... » Ce lieu au-dessus du monde et en dehors du siècle, selon la règle bénédictine, ne peut qu'attirer les vrais artistes, ceux pour qui l'art abs­trait, la tache sur une toile blanche, est une imposture plutôt qu'une œuvre d'art, ceux pour qui la nature a un rôle essentiel. « Il y a dans la nature, écrivait Henri Charlier dans son beau livre *Le Martyre de l'Art,* les éléments symboliques d'un langage spirituel, ce qui n'est pas éton­nant puisque Dieu est l'auteur de la nature. Les artistes barbarisants et ceux qui les préconisent ne veulent pas se donner la peine de recher­cher dans la nature ce que les artistes des grottes de la Dordogne avaient pris la peine d'étudier et avaient trouvé ; car leur barbarie était celle des moyens matériels. Celle de nos contemporains est celle de l'esprit. » Nous sommes évidemment à l'opposé d'un monde où il est chic de faire du passé table rase, un monde bouffi d'orgueil prétendant incar­ner le progrès, un monde où plus une toile est chère, plus on la croit belle. Cette école réunissait une dizaine d'artistes. Par suite de mariages ou de vœux monastiques, ils ne sont plus que trois mais les com­mandes restent nombreuses et il manque des mains pour peindre, sculpter, broder. 75:911 A ceux qui voudraient venir seulement un temps, sans être confirmés dans un art donné, Albert Gérard propose à Pâques et durant l'été des stages d'une semaine. Pourquoi cet atelier porte-t-il le nom de Sainte-Espérance ? C'est encore une histoire de filiation. Entre 1850 et 1900 un prêtre conver­tit sa paroisse du Mesnil-Saint-Loup, entre Troyes et Sens, la faisant vivre entièrement sous le regard de Dieu. La prière qu'il disait le plus souvent avec ses fidèles était adressée à Notre-Dame de la Sainte-Espérance. Henri Charlier vint s'y installer, y fonda son atelier puis André vint tenir l'orgue. N'imaginez pas les deux frères dans un bas­tion, repliés sur eux-mêmes. Les amis qu'ils admiraient se nommaient Péguy, Maritain et Psichari, c'étaient Satie, Rodin, Van Gogh, Gauguin et Cézanne. Que veulent, à leur tour, Albert Gérard et Clotilde Devillers ? Transmettre chrétiennement, tel un flambeau, leur art du trait et leur vision de l'art sacré afin que, dans les églises contempo­raines, comme au Moyen-Age, chaque objet, chaque mur, chaque tableau évoque la création divine dans toute sa beauté et son Créateur. Henri et André Charlier peuvent reposer en paix, leur mission se pour­suit sur la terre de France, en un lieu élevé, le village du Barroux. \[*Fin de la reproduction intégrale de l'article d'Anne Brassié dans* Présent *du 23 décembre 1995.*\] 76:911 ============== fin du numéro 911. [^1]:  -- (1). Sur l'ancienneté de la formule, voir : *La France fille aînée de l'Église,* conférence de Jean Madiran en vidéo-cassette (Difralivre). [^2]:  -- (2). Homélie du cardinal Jean-Marie Lustiger en la cathédrale de Reims, le dimanche 3 octobre 1993, dans le *Bulletin diocésain de Reims,* numéros des 10 décembre 1993 et 8 janvier 1994; reproduite dans la *Documentation catho­lique* du 3 avril 1994. [^3]:  -- (3). Assemblée plénière de novembre 1968. Voir nos *Éditoriaux et chro­niques,* tome II, p. 195 et suiv., le chapitre : *Chronique des grandes litanies.* [^4]:  -- (4). C'est le sujet de *l'Hérésie du XX^e^ siècle,* tome 1. [^5]:  -- (5). Dans sa « semaine politique » de *Présent* du 17 février 1996. [^6]:  -- (6). *Op. cit.* à la note 4. [^7]:  -- (1). Poulat note que Duquesne, sous couleur d'histoire, fait du « révisionnis­me doctrinal » : « Écrire que la croyance en *la conception virginale du Christ n'est pas essentielle à la foi chrétienne* est expéditif : (...) comment oublier qu'el­le appartient aux plus anciens *Credo,* foi commune à toutes les Églises d'Orient et d'Occident ? (...) Faut-il s'étonner de ne pas trouver l'expression *péché originel* dans les Évangiles et en déduire qu'il s'agit d'une invention tardive (saint Augustin, IV^e^ siècle) ? Jacques Duquesne, appuyé par Jean Delumeau, n'en doute pas. (...) Pourtant, ce silence ne vaut pas preuve, Jésus n'a pas parlé en dogmes, à la façon des papes et des conciles. (...) A ses apôtres il a promis l'Esprit qui les éclairerait sur tout ce qui leur restait obscur. » [^8]:  -- (2). « A partir de Blondel, l'Église ne cite plus *Luc, XIV, 23,* et se contente de recommandations lénifiantes, ne faisant plus allusion à l'Enfer, aux *ténèbres exté­rieures.* » Tout l'article de Marchand est intéressant (notamment sur Heidegger, le néo-kantisme, Lévi-Strauss « grand écrivain plutôt que philosophe »). [^9]:  -- (3). Le croit-il, ou fait-il l'âne pour avoir du foin ? [^10]:  -- (4). Son article est illustré d'un dessin percutant de Chard, qu'on ne peut pas, après cela, accuser de « révisionnisme ». [^11]:  -- (1). *Présence et prophétie.* [^12]:  -- (2). En fait le texte de la Vulgate porte : « *Et in angelis suis reperit pravi­tatem* » (Job 4, 18), ce qui vise la condition des anges avant leur chute, alors qu'ils se trouvaient encore dans l'état d'épreuve. [^13]:  -- (1). Paru en 1992 à l'University of California Press et chez Fayard : en anglais, *Past Imperfect,* en français, *Le Passé Imparfait, les Intellectuels de France 1944-1956.* [^14]:  -- (2). Rappelons que le dominicain Congar, contrairement à Mgr Decourtray, n'a jamais renié sa connivence avec le communisme : jusqu'à sa mort en 1995, il est resté membre du comité de *Témoignage chrétien,* qui a soutenu jusqu'au bout l'Empire sovié­tique et Gorbatchev. [^15]:  -- (3). *Chronicles of Wasted Time* (*II, 4 : The Victor's Camp*)*,* Londres, Collins, 1973. [^16]:  -- (1). En fait, un seul livre chez Pierre Téqui *Ernest Psichari* (1988), dans la collection « L'Auteur et son Message » dirigée par Ivan Gobry. [^17]:  -- (1). Étonnant Louis Thomas, de six ans plus jeune que Rouveyre et mort la même année... C'était alors un jeune journaliste barrésien ; plus tard il professera le plus large cynisme, puis l'antisémitisme ; condamné en 1945, il finira exilé en Belgique.