# 76-09-63 1:76 ## Primauté de la contemplation On ne comprend rien à la civilisation moderne si l'on n'admet pas d'abord qu'elle est une conspiration universelle contre toute espèce de vie intérieure. BERNANOS. Dans sa lutte plus ou moins sournoise contre la vie intérieure, la civilisation des machines ne s'inspire, directement du moins, d'aucun plan idéologique, elle défend son principe essentiel, qui est celui de la *primauté de l'action*. La liberté d'action ne lui inspire aucune crainte, c'est la liberté de penser qu'elle redoute. Elle encourage volontiers tout ce qui agit, tout ce qui bouge, mais elle juge que tout ce que nous donnons à la vie intérieure est perdu pour la communauté. Lorsque l'idée du salut a une signification spirituelle, on peut justifier l'existence des contemplatifs -- c'est ce que fait l'Église au nom de la réversibilité des mérites et de la communion des saints. Mais dès qu'on a fait descendre du ciel sur la terre l'idée du salut, si le salut de l'homme est ici-bas, dans la domination chaque jour plus efficiente de toutes les ressources de la planète, la vie contemplative est une fuite ou un refus. Dans la civilisation des machines, tout contemplatif est un embusqué. La seule espèce de vie intérieure que le Technicien pourrait permettre serait tout juste celle nécessaire à une modeste introspection, contrôlée par le Médecin, afin de développer l'optimisme, grâce à l'élimination, jusqu'aux racines, de tous les désirs irréalisables, en ce monde. BERNANOS. Les âmes ! On rougit presque d'écrire aujourd'hui ce mot sacré. Les mêmes imposteurs diront qu'aucune force au monde ne saurait avoir raison des âmes. Je ne prétends pas que la machine à bourrer les crânes est capable de débourrer les âmes, ou de vider un homme de son âme, comme une cuisinière vide un lapin. Je crois seulement qu'un homme peut très bien garder une âme et ne pas la sentir, n'en être nullement incommodé ; cela se voit, hélas ! tous les jours. L'homme n'a de contact avec son âme que par la vie intérieure, et dans la civilisation des machines la vie intérieure prend peu à peu un caractère anormal. BERNANOS. L'individu dispose d'un petit nombre de moyens, chaque jour plus réduit, de résister à la pression de la masse, comme un sous-marin en plongée, à celle de l'eau. Tous les régimes, au cours de l'histoire, ont tenté de former un type d'homme accordé à leur système, et présentant par conséquent la plus grande uniformité possible. Il est inutile de dire une fois de plus que la civilisation moderne dispose, pour atteindre ce but, de moyens énormes, incroyables, incomparables. Elle est parfaitement en mesure d'amener peu à peu le citoyen à troquer ses libertés supérieures contre la simple garantie des libertés inférieures, le droit à la liberté de penser -- devenue inutile puisqu'il paraîtra ridicule de ne pas penser comme tout le monde -- contre le droit à la radio ou au cinéma quotidien. BERNANOS. Non seulement l'homme ne vit pas seulement de pain, mais en­core il lui est naturel de se préoc­cuper beaucoup moins du méca­nisme qui, en lui procurant son pain quotidien, assure son exis­tence, que de cette existence elle-même, de l'univers où il s'éveille chaque matin, et du rôle qu'il est appelé à y jouer. Pour une fois qu'il se présente nettement le montant de son sa­laire, il lui arrivera dix fois par jour de se dire qu'il fait beau, que le monde est drôlement bâti, que tout n'est pas rose dans le mariage, que ses enfants sont tout de même bien gentils, qu'il s'amusait mieux quand il était jeune, bref de méditer vaguement sur le sens ultime de sa destinée. CHESTERTON. Les plans de l'économiste distin­gué sont à chaque instant modifiés et remis en question par le soldat qui donne sa vie, par le laboureur qui aime sa terre, par le fidèle qui observe les règles et les défenses dic­tées par sa religion, -- toutes gens qu'inspire non des calculs mathé­matiques, mais une vision intérieure. CHESTERTON. L'existence humaine se déroule pour ainsi dire sur deux surfaces, l'extérieure et l'intérieure. Là sont pro­noncées les paroles et accomplies les actions, ici s'éla­borent les pensées, se forment les intentions, se pren­nent les résolutions. Les deux domaines vont ensemble et forment l'unique monde de l'existence. Tous deux sont importants, mais le domaine intérieur l'est davan­tage, car en dernière analyse l'autre est issu de lui. Les prétextes et les effets sont dans le monde extérieur, mais les décisions viennent de l'intérieur. C'est ainsi que dans la vie ordinaire des hommes déjà, l'intérieur passe avant l'extérieur. Il est plus né­cessaire, et sa santé importe au suprême degré. Quand les racines deviennent malades, l'arbre peut continuer à pousser quelque temps, mais il finit par mourir. Tout cela est plus vrai encore pour la vie de foi. Là aussi il y a un domaine extérieur : on parle et on écoute, on travaille et on lutte, il y a des œuvres, et des institutions, mais le sens profond de tout cela est à l'intérieur... La conscience chrétienne a toujours donné le pas à la vie intérieure et paisible, consacrée à la lutte pour la vérité et pour la charité, sur l'activité extérieure, quelque cou­rageuse et habile qu'elle fût. Elle a toujours mis le si­lence avant la parole, l'intention pure avant le succès, la générosité du cœur avant la grandeur de l'œuvre... L'un et l'autre font partie de la vie, mais l'intérieur à la préséance. GUARDINI. « Après avoir beaucoup lu, connu la multiplicité, il te faudra toujours revenir à l'Unique Principe. « C'est Moi qui enseigne à l'homme et accorde aux petits enfants une intelligence des choses plus claire que celle qui peut être enseignée par les hommes. « Celui à qui Je parle sera vite sage et avan­cera beaucoup dans la vie spirituelle. « Malheur à ceux qui interrogent les hommes sur beaucoup de choses curieuses et se soucient peu du moyen de Me servir. » Imitation\ (trad. G. Bardet) 15:76 *CE NUMÉRO n'est évidemment pas un traité de la vie contemplative. Mais peut-être contribuera-t-il à persuader le lecteur que toute vie hu­maine doit faire une place plus ou moins grande à la vie contemplative, et que cette place nécessaire est la première en dignité. Nous n'entendons rien d'autre en parlant d'une* « *primauté de la con­templation* »* ; nous n'entendons point, en particulier, que la contemplation de­vrait partout et toujours passer la pre­mière, ni que la vie active serait méprisable. Nous entendons que la vie active, quelles que soient son urgence et sa va­leur, n'est pourtant ni la plus digne, ni la plus méritoire, ni la plus nécessaire, et qu'il importe aux vocations actives de le savoir assez nettement. D'ailleurs la plupart des auteurs qui ont collaboré au présent numéro sont eux-mêmes par état plongés dans la vie active.* 16:76 *DE QUOI S'AGIT-IL AU FOND ? De la chose dont notre siècle parle plus qu'aucun autre, au point d'en faire l'article le plus constant, le plus solennel, même des discours poli­tiques et des programmes syndicaux. Il s'agit de la dignité de la personne. De l'éminente dignité de la personne hu­maine. On l'affirme d'autant plus qu'in­consciemment l'on craint d'en avoir tout à fait perdu le sens. La dignité de la per­sonne humaine n'est qu'une formule vide de contenu si l'on ne discerne pas en quoi elle consiste. Or ce qu'il y a de plus digne dans l'homme est aussi ce que notre temps méconnaît le plus : l'apti­tude à la contemplation. La dignité de l'homme vient de ce qu'il a été créé à l'image de Dieu : mais c'est dans la con­templation* (*et dans l'action inspirée par la contemplation*) *que cette ressem­blance est la moins lointaine. Respecter la dignité de l'homme, c'est respecter, éduquer, aider son aptitude à la con­templation. Ce souci est étranger à ce que l'on appelle le monde moderne, la civilisation moderne, la culture mo­derne.* 17:76 *NOUS N'ALLONS POINT NIER que la civilisation moderne ait été spécialement sensible à certains aspects de la dignité humaine un peu trop négligés par les siècles antérieurs : à des aspects matériels, qui sont à la fois précieux et mineurs. Ne nions pas qu'ils sont précieux. Mais voyons bien qu'ils sont mineurs. Le vieil adage selon lequel un minimum de biens matériels est né­cessaire à la pratique de la vertu n'a ja­mais été oublié par la tradition chré­tienne : mais il a pu arriver que ce mi­nimum soit considéré trop distraite­ment, ou évalué trop bas. Il est arrivé surtout que jamais comme aujourd'hui le développement des sciences et des techniques n'avait permis d'envisager une diffusion universelle des biens ma­tériels, et un soulagement plus ou moins prochain de quantité de misères que d'autres siècles considéraient comme sans remède. Cela est bon en soi. Il est bon aussi que certaines formes prati­ques, sociales ou juridiques de la liber­té aient été découvertes, explorées, dé­fendues : ce sont en général des formes mineures de liberté, mais utiles, hon­nêtes, importantes. Elles ne deviennent dangereuses que dans la mesure où elles s'exercent au détriment des libertés véri­tablement fondamentales de la per­sonne.* 18:76 *La conscience commune, l'opinion pu­blique, dans le domaine de la liberté comme dans les autres, en sont venues à s'attacher davantage au secondaire qu'à l'essentiel. Dans notre pays, la conscience commune serait profondé­ment choquée, si toutes les entreprises de presse devenaient la propriété de l'État et si tous les directeurs de jour­naux et tous les journalistes étaient des fonctionnaires nommés et déplacés par le ministre : dans le même temps la conscience commune n'est aucunement choquée que cette dépendance, que l'on trouverait intolérable pour la presse, soit à peu près celle des Universités. Or si la liberté légitime de la presse est assu­rément une liberté précieuse, la liberté légitime des Universités est une liberté plus précieuse encore, plus fondamen­tale, mais dont le sentiment et le désir se sont estompés chez la plupart des uni­versitaires eux-mêmes. C'est là un trait de mœurs intellectuelles et morales par­faitement moderne : et entièrement con­testable.* *Il arrive souvent que la civilisation moderne excelle dans le mineur et dans le secondaire : nous n'avons aucune in­tention de méconnaître cette excellence, aucun dessein de priver qui que ce soit d'en recueillir les fruits. Mais la civili­sation moderne se développe dans une privation radicale de l'essentiel, dans une ignorance prolongée de la véritable hiérarchie des valeurs. Il ne s'agit pas seulement de lui apporter une sorte de complément, fût-ce un* « *supplément d'âme* »* : mais de changer son esprit ; il s'agit de conversion plus que de complé­ment. Faute de quoi même les connais­sances, les techniques et les progrès de la civilisation moderne tourneront à l'évanouissement.* 19:76 *UNE TELLE PENSÉE, il n'est pas aisé de la proposer au monde mo­derne, parce que le climat intel­lectuel a été empoisonné par tout un système d'accusations délirantes. Au nom du dialogue avec le monde, de l'ou­verture sur l'avenir et de l'adaptation aux temps nouveaux, des réquisitoires furibonds et sans mesure ont établi le règne d'une sorte de* « *loi des suspects* » *jusque dans le domaine de la vie spiri­tuelle, de la recherche philosophique, de la pensée. Particulièrement à l'intérieur de l'Église, une polémique ininterrompue répute pécheurs publics et criminels de l'esprit, ou* « *suspects* » *de l'être, ceux dont la réflexion cherche à s'alimenter aux sources de la tradition religieuse et de la civilisation chrétienne. On les accuse de mépriser le monde, de mécon­naître leur temps, de vouloir entraîner l'Église dans un dessein de domination sur le temporel : mais on les accuse, au nom de l'ouverture et du dialogue, sans jamais* « *dialoguer* » *avec leurs raisons ni s,* « *ouvrir* » *à leur pensée. On ne veut que les frapper publiquement de suspici­on, de discrédit, de déshonneur intel­lectuel. On les tient pour irrémédiablement coupables d'un refus de se conver­tir au monde moderne.* 20:76 *Il faut sortir de ce climat empoisonné où des clercs fanatiques substituent en permanence la suspicion des personnes à l'examen des idées. Ceux qui s'avouent mal satisfaits de la civilisation moderne, on a pris l'habitude de les représenter en substance comme des imbéciles, des ma­lotrus, des ignorants ou des malfaiteurs. Ce procédé, efficace dans l'immédiat, est à la longue impuissant contre une pen­sée. Quelle pensée ? En l'occurrence, celle-ci : la culture moderne ne nous apporte pas l'essentiel de la culture de l'esprit, la civilisation moderne ne nous donne pas le sens essentiel de la vie. Que cette civilisation et cette culture nous procurent quantité de choses qui, sans être l'essentiel, sont bonnes, aimables, profitables ou du moins le seront vrai­ment quand elles auront été rapportées à l'essentiel, et ainsi mises à leur place réelle dans l'échelle des valeurs -- nous en sommes pleinement convaincus et n'avons attendu personne pour nous en apercevoir. Nous sommes de notre temps. Nous sommes davantage de notre temps que ceux qui l'idolâtrent ; nous sommes de notre temps plus* EXACTEMENT *qu'ils ne le sont. Car, sans rien mépriser de notre temps, nous en vivons consciemment la carence essentielle, au lieu de vivre dans les nuages d'une phraséo­logie moderniste qui se réduit finale­ment à ce que Péguy appelait la plus vieille erreur de l'humanité : croire qu'il n'a jamais existé dans le passé un type d'homme aussi épatant que soi-même.* 21:76 *SI BERNANOS SE TROUVE CITÉ en tête de ces pages, c'est parce qu'au milieu de vues parfois désor­données, il a du moins profondément senti et exprimé ce qui est à la racine de la querelle que nous faisons à la culture moderne, à la civilisation moderne, il a été véritablement hanté par cette tra­gique asphyxie des âmes, asphyxie pro­gressive et sous anesthésie générale :* « *On ne comprend absolument rien à la civilisation moderne si l'on n'admet pas d'abord qu'elle est une conspiration uni­verselle contre toute espèce de vie inté­rieure* »*. Mais il est inexact de parler en­core de querelle. Il y eut querelle, au sens le plus grave et le plus légitime, querelle faite au monde moderne, chez Léon Bloy, chez Péguy, chez Bernanos : et nous demeurons attentifs à leur pen­sée qui sur ce chapitre fut quasiment prophétique. Pourtant le stade d'abord nécessaire de la querelle est dépassé, car le monde moderne n'est plus aussi sûr de lui qu'il aime à le proclamer, il sent grandir sa blessure secrète, son angoisse, son doute. Et aujourd'hui il nous sem­ble qu'approche l'heure où la conver­sion du monde moderne peut devenir possible, -- la conversion qui seule est susceptible de répondre aux aspirations confuses et ardentes de notre temps.* 22:76 *LA CIVILISATION MODERNE est absolu­ment nouvelle par rapport à toutes les grandes civilisations qui l'ont précédée. Elle est nouvelle absolu­ment par les pouvoirs matériels, sans commune mesure avec les époques an­térieures, que l'homme est en train de conquérir. Mais elle est absolument nou­velle, simultanément, par une primauté de l'action matérielle, de l'efficacité ma­tériellement mesurable, du résultat im­médiat et tangible : nous disons que cette primauté* (*à partir du moment où elle n'est plus seulement vécue par acci­dent, comme il a pu arriver à toutes les époques, mais où en outre elle est con­sentie, voulue, professée, aimée, impo­sée*) *est certainement contraire à la di­gnité de l'homme. Cette primauté est la racine de la subversion, de la décadence, du despotisme totalitaire et de tous les autres phénomènes analogues dont on peut faire isolément l'analyse descrip­tive et superficielle. Cette primauté est un recul de plus de vingt-cinq siècles dans l'histoire de l'humanité. Elle nous place en deçà de. Platon et en deçà d'Es­chyle dans l'échelle des progrès toujours fragiles et menacés de l'espèce humaine. Cette primauté de l'action immédiate­ment et matériellement mesurable trou­ve sa plus parfaite incarnation dans le communisme soviétique : et c'est là peut-être que s'éclaire le plus profondé­ment la parole du Pape de Rome annon­çant aux nations que le communisme* « *entraîne les peuples dans une bar­barie certainement plus épouvantable que celle où se trouvaient la plupart des nations avant la venue du Rédemp­teur* »*.* 23:76 *La primauté de l'action nous ra­mène en effet non pas seulement en deçà du christianisme, mais en deçà des civilisations antérieures au Christ, qui avaient déjà confusément entrevu où se situe la dignité de l'homme. Bien sur, quand Aristote, ordonnant et récapitu­lant au plan philosophique tout le mou­vement de la pensée grecque, déclarait que l'homme trouve son achèvement dans la contemplation de Dieu, il de­meurait séparé par un abîme de ce qui serait plus tard la contemplation chré­tienne, celle qui dit :* « *Notre Père* »*. Mais Aristote était droitement en che­min, et il n'est pas seulement remarquable ou caractéristique, il est singulière­ment émouvant de constater que saint Thomas, lorsqu'il formule ses huit rai­sons de la primauté de la vie contempla­tive, les tire toutes littéralement d'Aris­tote. Il manquait aux philosophes grecs de connaître distinctement l'objet de la contemplation : mais ils ne doutaient pas que l'activité contemplative soit la plus haute, la plus digne, l'honneur et la grandeur de l'homme. Le monde mo­derne en est venu non point seulement à contempler autre chose que Dieu, ou autre chose que le vrai Dieu, mais à fon­der toute une civilisation sur l'absence de contemplation et sur la primauté de l'action. La connaissance du sens de l'histoire, si elle était attentive et non pas rêvée, devrait nous faire apercevoir de quels reculs formidables l'humanité est parfois capable.* 24:76 *TELLE EST LA PERSPECTIVE dans la­quelle se situe le présent numéro. C'est une perspective d'examen de conscience au niveau de la culture, de la civilisation, de la vie modernes. Pas plus cette fois qu'aucune autre, nul d'en­tre nous ne prétend énoncer* « *ce qu'il faut penser de* » *ces questions. Selon notre habitude en pareil cas, nous ne nous sommes pas concertés pour suivre un plan d'ensemble et nous diviser le travail, comme on ferait pour compo­ser les différents chapitres d'un traité. Chacun parle ici dans la ligne de son expérience, de sa réflexion, de sa recher­che, et librement selon son mode per­sonnel d'expression. Il me semble que les différentes contributions apportées dans ce numéro à notre commune mé­ditation manifestent ainsi, très sponta­nément, une unité moins visible mais plus profonde, conservant les diversités des personnes, des esprits, de la vie.* J. M. 25:76 ### Confession vespérale par André CHARLIER ME VOICI À GENOUX DEVANT VOUS, mon Père, avec le sentiment profond de ma misère intérieure et de cette inguérissable médiocrité qui fait que je marche toujours à tâtons dans les chemins de la Foi, sans savoir si je mériterai jamais que Quelqu'un me rejoigne sur la route pour s'arrêter avec moi au village d'Emmaüs. Ces fautes que vous me pardonnez au nom du Christ, j'y vais retomber tout à l'heure avec l'obstination d'un animal aveugle et ma prochaine confession sera aussi tristement banale que la précédente, ajoutant sa pelletée à ce tas de cendres intérieures qui s'amoncelle dans les réduits secrets de l'âme. Rien n'est jamais parfaitement balayé, on ne repart jamais absolument frais et clair, malgré la tendresse maternelle de la sainte liturgie qui périodiquement nous invite à nous refaire une âme toute neuve. Irai-je donc une fois de plus dévider devant vous l'écheveau monotone de mes fautes toujours les mêmes, que vous écoutez pourtant avec une attention où doit se mêler, je le soupçonne, quelque ennui ? Je veux bien croire qu'un jour la grâce divine pareille à une eau insidieuse, fera crouler cette montagne de médiocrité sous une avalanche de larmes, mais en at­tendant quelle sécheresse ! Est-ce que je ne peux pas, abandonnant pour une fois une comptabilité dérisoire, vous qui êtes mon Père dans la vie spirituelle demander compte de ce désert ? 26:76 Quand je parle de demander compte, vous comprenez ce que je veux dire : ma médiocrité est vraiment mon bien personnel, dont nul autre que moi ne porte la responsabilité ; mais est-ce que vous m'aidez suffi­samment à en sortir ? Vous vous rappelez dans saint Jean cette admirable histoire de l'aveugle-né : après l'avoir guéri, Jésus lui demande : « Crois-tu au Fils de l'Hom­me ? » Et le malheureux lui répond : « Et qui est-ce, Seigneur, pour que je croie en lui ? » Quand j'évoque en moi-même les jours de mon adolescence, je me trouve tout à fait semblable à cet aveugle de l'Évangile. Il y avait en moi une disposition à croire qui était déjà une grâce insigne. Et quand je regarde le chemin parcouru depuis lors, j'entre en frayeur, parce que je me dis que je serai jugé sur cette grâce-là et qu'il me sera reproché d'avoir laissé cette source pure se perdre dans les sables arides. Pourtant je suis certain qu'il n'y a pas un jeune homme qui, à mon exemple, n'ait été un jour traversé, comme par un dard acéré, par le désir de la perfection ; mais : « Où sont ces beaux désirs... » chante le poète ! Nous ne croyons jamais à ce qu'il y a de plus vrai en nous. Oui, le désir de la per­fection. Mais pas une perfection de moraliste ou de bon élève, une perfection vivante. Pas une perfection comme d'un code de la route consciencieusement observé, mais une perfection qui s'empare de nous et nous possède. Il y a dans les paroissiens des modèles d'examen de conscience ou sont énumérés tous les péchés possibles. Je n'en dirai pas de mal, mais enfin je vous avouerai, mon Père, que, ces péchés, nous les avons tous commis, sinon en acte, du moins en pensée. Cela n'empêche pas que nous ayons faim de la perfection. Nous sommes comme ces braves gens qui entouraient les apôtres et leur criaient « *Domine, volumus Jesum videre.* Nous voulons voir Jésus ! » Puisque Dieu a pris un corps d'homme pour être plus près de nous et pour embrasser nos misères, nous voulons Le voir ! L'Ancien Testament même, pour qui Dieu est surtout le Dieu des Armées, le Dieu redoutable et vengeur, l'Ancien Testament est tout animé du désir de voir Dieu. 27:76 Les Psaumes sont traversés de cris d'amour. *Faciem tuam Domine requiram.* Je chercherai Ta face, Seigneur ! *Adimplebis me laetitia cum vultu tuo*. Tu me rempliras de joie avec Ton visage ! *Satiabor cum apparuerit gloria tua.* Je serai rassasié lorsqu'apparaîtra Ta gloire ! *Illuminet vultum suum super nos*. Qu'Il fasse luire Son visage sur nous. Pardonnez-moi, mon Père, si moi aussi j'ose vous dire « Je veux voir Jésus ». Il y a quelque chose en moi qui n'a pas trouvé satisfaction et qui réclame. J'entends parler partout de croi­sade contre la faim dans le monde, et quel cœur refuserait de s'y associer ? Mais pourquoi ne parle-t-on jamais de ceux dont l'âme a faim, je ne dis pas parmi ces masses d'hommes qui sont à évangéliser, mais dans le troupeau même de l'Église ? JE vous vois sourire à mon discours et me railler dou­cement de ce que vous appelez mes accès contempla­tifs, tandis que remonte à ma mémoire ce mot que vous m'avez dit, un jour que nous parlions des problèmes de l'apostolat : « La contemplation, c'est bon pour les moines ! » A l'heure où la mode est aux « mouvements spécialisés » (car la mode sévit même dans le clergé), j'ai peur que vous ne fassiez de la contemplation une spécialité comme une autre. Prenez garde, mon Père, nous sommes au siècle des spécialistes, ce qui est sans doute une évo­lution inévitable, mais cet approfondissement particulier de la connaissance rétrécit le champ de la vision. Le spécialiste s'enferme dans son domaine et il perd le goût de regarder, au-delà : cela est vrai des savants, des médecins, des psy­chologues, et j'ai peur que cela ne devienne vrai aussi du clergé. Vous avez de charmants jeunes vicaires, pleins de zèle et de chaleur. Je les vois partir en pétaradant à chaque instant vers tous les horizons. Il y a un spécialiste des caté­chismes, un spécialiste de la jeunesse ouvrière, un spécialiste des jeunes ménages, un spécialistes des scouts, un spécialiste de la préparation au mariage, que sais-je en­core ? (J'ai remarqué pourtant qu'il n'y avait pas de spécialiste des vieux.) 28:76 Chacun apporte à sa spécialité une tech­nique particulière qu'on lui a apprise au séminaire, parce que, pour être moderne, il faut aussi être technique. Ils sont pleins de problèmes sociaux, ces jeunes gens, dans les­quels ils prennent parti impétueusement, car on ne parle plus que d'action sociale aujourd'hui, -- l'un d'eux m'a confié qu'il en perdait le temps de dire son bréviaire. Ils croient voir grand, ils disent qu'ils veulent se mettre à la mesure du monde moderne : aussi le champ d'une paroisse leur paraît-il trop limité pour leur zèle, il leur faut ce qu'ils appellent des « régions apostoliques » où chacun d'eux rayonnera selon, sa spécialité. Par réaction contre la dévotion individualiste du XIX^e^ siècle, ils veulent une reli­gion communautaire, et ils ont en principe raison, à condi­tion qu'ils ne s'irritent pas d'avoir à prendre leur tour de garde au confessionnal. Il y a des âmes qui, un certain jour de leur vie, ont besoin d'entrer dans une église solitaire et silencieuse, et d'y trouver un prêtre miséricordieux : il a fallu que l'abbé Huvelin attendit des années que Charles de Foucauld pénétrât à Saint-Augustin. Seulement vos chers vicaires sont en train de transformer l'Église sur le modèle de l'État démocratique moderne qui centralise et absorbe toutes les activités de la nation, réduisant le ci­toyen à n'être plus qu'un rouage anonyme dont la voix ne peut jamais se faire entendre. Ils ne s'en aperçoivent pas, naturellement, mais c'est pourtant ce qu'ils sont en train de faire : la personne du fidèle, comme celle du citoyen, se dissout dans la masse pour y disparaître. Le concept de masse est l'objet aujourd'hui d'une vénération religieuse. Il suffit qu'une masse humaine se trouve rassemblée pour qu'immédiatement il semble qu'elle soit douée d'une vertu supra-humaine. *Erant omnes pariter in eodem loco.* Après tant de laïcisations, nous aurons la laïcisation du Saint-Esprit, mais ce serait dommage qu'elle se fît avec la bénédiction maternelle de l'Église. 29:76 Les philosophes d'ailleurs ont construit une curieuse psychologie dans laquelle la conscience personnelle perd de plus en plus de son impor­tance au profit de ce qu'ils appellent la conscience de grou­pe, la conscience de classe, la conscience de masse. Et re­marquez-le, c'est une conception fausse qui est en train de devenir vraie, -- je veux dire par là qu'elle passe peu à peu dans la mentalité moderne. Décidément ce monde moderne n'a pas de chance : dès que ses philosophes lui ont fabri­qué une quelconque notion, bien savante et bien fausse, il ne rate pas l'occasion de l'ériger en vérité primordiale. Vous qui raillez si volontiers en moi le contempteur du monde moderne, vous supposez que je me réjouis de le constater une fois de plus. Mon Dieu, il y a un peu quelque chose de cela, mais c'est un soupçon de mauvais sentiment, car je n'ai nulle envie d'ironiser. Je sais la gravité de vos problèmes ; je sais que vous voulez regagner au Christ un monde qui de plus en plus s'éloigne de Lui. Pourquoi faut-il que je sois obligé de constater avec douleur que l'apos­tolat moderne est centré sur l'homme beaucoup plus que sur Dieu ? On n'a pas encore supprimé le sacrifice d'une religion qui est fondée sur le sacrifice de Jésus, mais pour le faire accepter des hommes, on l'a détourné de son objet. Les dévouements, les sacrifices que l'on demande aux chré­tiens sont sociaux ; ils sont des dévouements, des sacrifices que l'homme s'impose *pour l'homme* et non pour Dieu. A la porte même de votre église, pendant le temps de Carême, j'ai vu une grande affiche où on pouvait lire en gros caractères : « JEÛNER, C'EST PARTAGER », -- et au-dessous : « Voilà le vrai sens du Carême ». Faut-il donc croire que le Carême ait changé de sens ? Qui peut me dire l'origine et la date d'une décision doctrinale aussi énorme, qui ne va pas moins qu'à frustrer Dieu du sacrifice que les Chrétiens lui offrent par leur jeûne, pour en reporter l'offrande sur l'homme ? Est-ce une concession au monde, puisque presque plus personne ne jeûne en dehors des moines, une ten­tative pour faire revivre par ce report une règle désuète ? 30:76 Ainsi les hommes profiteraient du moins de ce qu'on refuse à Dieu. Ou bien une aussi étonnante formule cache-t-elle le sentiment non exprimé que le péché est une conception moyenâgeuse dont l' « aggiornamento » tant désiré va nous débarrasser définitivement ? Je veux bien qu'on nous dise qu'il faut partager avec ceux qui ont faim : c'est un pré­cepte de charité élémentaire. Mais le jeûne a toujours été une restriction que l'Église impose comme une réparation due à Dieu pour nos péchés et comme une purification des sens qui portent toujours en eux la blessure du péché ori­ginel. Les pauvres ont droit à la sollicitude particulière de l'Église et il est juste aujourd'hui que notre charité s'éten­de aux dimensions du monde, N'oublions pas cependant que le grand Pauvre du monde moderne, c'est Dieu. Jésus nous attend comme jadis il attendait une pauvre femme sur les chemins de la Samarie, et comme à elle Il nous dit : « Donne-moi à boire. » ON NOUS RÉPÈTE À SATIÉTÉ, mon Père, que le christia­nisme est une religion « communautaire », comme si c'était une découverte d'aujourd'hui : ce qui est nouveau c'est le mot et non la chose. Il semble par là qu'on veuille nous interdire de chercher notre rapport et notre union avec Dieu autrement qu'à travers la vie « commu­nautaire ». Mon Dieu, si sots que nous soyons, nous savons tout de même les choses. Seulement nous détestons les affectations du langage clérical spécialisé comme celles de tous les langages analogues : nous parlons tout bonnement, comme autrefois, du peuple chrétien. Quand il y avait un peuple chrétien, il y avait des œuvres chrétiennes : c'est ainsi que sont nés nos monastères, nos églises, notre litur­gie, avec tout ce que la vie chrétienne comportait de social. Car il y avait une vie sociale, qui n'était peut-être pas socialiste ni marxiste parce qu'elle n'était entachée d'aucune corruption politique, mais qui était vraiment une vie so­ciale. 31:76 C'est ainsi qu'a pu fleurir un admirable jardin de sainteté, dont certaines fleurs sont dans le bréviaire, tandis que beaucoup d'autres sont réservées aux parterres de Dieu seul. Ce sont là des œuvres communes, parce qu'elles éma­naient du peuple chrétien, mais le fait qu'elles étaient communes ne nuisait aucunement au caractère personnel de l'inspiration. Mais cela n'intéresse pas nos jeunes curés, parce que dans ces temps arriérés il y avait bien des pau­vres, mais non des prolétaires. Et puis nous essayons de faire comme les habitants de je ne sais plus quelle ville dont parlent les Actes des Apôtres, qui étaient « *quotidie scrutantes scripturas* » : nous essayons de sonder l'Écriture pour notre instruction et notre consolation. Or nous y dé­couvrons que les vocations des Apôtres sont toutes des vo­cations personnelles, que l'appel de Jésus prend pour cha­cun un accent particulier. Et les conversions opérées par Jésus sont aussi des conversions personnelles : celle de la Samaritaine n'est pas celle de l'Aveugle-né, qui n'est pas celle de Zachée. D'ailleurs Jésus lui-même prend soin de nous faire sentir que l'appel qu'il nous adresse est person­nel. La parabole où il se peint lui-même sous les traits du Bon Pasteur est bien significative : « Celui qui entre par la porte est le pasteur des brebis. C'est à lui qu'ouvre le por­tier et les brebis entendent sa voix et il appelle ses brebis *par leur nom* et il les mène dehors. » *Nominatim*. Tout l'Ancien Testament même est plein des appels directs que Dieu adresse aux hommes choisis par Lui, prêtres, rois, juges, prophètes. Il les appelle à une mission temporelle ; mais Il les appelle aussi pour leur donner part à ce Royau­me de Dieu dont Il ne parle qu'en termes mystérieux : Jésus viendra pour ouvrir à ses disciples l'accès de ce Royaume, dont Il dit qu'il est au-dedans de nous. Déjà dans Isaïe nous lisons : « Je vous donnerai les trésors cachés et les riches­ses secrètes et inconnues, afin que vous sachiez que Je suis le Seigneur, le Dieu d'Israël, *qui vous ai appelé par votre nom*. » *Vocati te nomine tuo.* (Isaïe, XLV, 3.) 32:76 J'AI BESOIN, mon Père, de m'entendre appeler par mon nom : je vous le dis dans la simplicité d'une foi tout à fait humble. Je ne fais pas ma lecture quotidienne des grands mystiques et je n'ai pas besoin de chercher à quelle étape j'en suis dans le chemin de la perfection : je sais bien que je n'ai pas dépassé les premières bornes et que, dans l'immense piétaille des chrétiens qui sont « *in via* », je marche avec l'extrême arrière-garde, mais avec une arrière-garde qui tout de même a le regard tendu vers l'avant. N'est-ce pas saint Paul qui a dit : « Aspirez aux dons supérieurs » ? Si cela est vrai, je dois donc désirer de pénétrer davantage dans l'intimité de Dieu ? Mais entre Lui et moi, il y a vous, mon Père ! C'est à vous de me soulever de terre, c'est à vous de me donner Dieu ! Ce n'est pas vrai ce que vous dites, que la contemplation est faite pour les moines. Quand vous me l'avez dit, vous ne le pensiez pas vraiment : il y avait dans vos yeux une expression de mé­lancolie qui ne trompait pas, comme un regret, une lassi­tude. Oserai-je vous dire toute ma pensée ? Veuillez n'y voir qu'une marque de tendresse. J'y lisais votre défaillance sous le double poids d'une masse humaine qui vit sereine­ment sans le Christ et dont vous vous sentez responsable, et d'une poignée de chrétiens qui en vivent médiocrement. La lassitude des gestes un peu mécaniques qui ne traduisent pas tout à fait le mouvement de l'âme dans sa fraîcheur. La détresse d'un sacerdoce qui se demande s'il a vraiment vécu de la plénitude de Dieu et s'il a donné Dieu dans sa plénitude. L'inquiétude que vous donnent vos jeunes prê­tres qui sont si allègrement lancés dans l'action sociale et qui croient ingénument qu'on fait du surnaturel avec du social. Car vous songez en vous-même à tout ce battage qu'on a fait sur la question de la civilisation chrétienne, à cet enthousiasme vainqueur qui s'est emparé des clercs à la pensée que c'était fini et que d'un trait de plume on avait rayé cette illusion ridicule des âges poussiéreux. 33:76 Et alors, pensant à vos jeunes prêtres que vous voyez si pleins de zèle et d'ardeur, vous êtes rempli d'inquiétude et vous tremblez, tandis que remontent à votre esprit les paroles que Jésus adressait aux docteurs de la loi. « Vous fermez aux hommes le Royaume des cieux ; car vous-mêmes n'en­trez pas, et vous ne laissez pas entrer ceux qui le vou­draient. » OR NOUS VOULONS ENTRER dans le Royaume, mon Père, et c'est vous qui en tenez la clé ! Quand je lis les épîtres de saint Paul, j'y découvre un apostolat qui est uniquement tendu vers la conversion des âmes et la révélation du Royaume. Quand je considère ce qu'on ap­pelle de nos jours « l'action sociale », j'aperçois une action certainement très généreuse, qui s'inspire du commande­ment de la charité envers le prochain, mais qui tend sur­tout à l'organisation de la cité terrestre. Or nous n'avons pas besoin des clercs pour nous pencher sur les problèmes sociaux ou sur ceux de notre profession, et encore moins pour choisir une option politique : nous ne sommes pas novices, la doctrine de l'Église sur ces problèmes temporels nous est connue, nous sommes capables de mettre notre action en harmonie avec notre foi. Les principes de cette action nous paraissent parfaitement clairs. Or je vais vous dire l'impression que me font les méthodes d'apostolat qu'applique aujourd'hui le jeune clergé. Tout se passe com­me si les mystères de notre foi étaient quelque chose com­me des thèses philosophiques qu'on accepte par habitude, mais *dont on ne se nourrit plus.* On n'ose pas les soumettre à discussion -- ou alors on mettrait par terre toute la révé­lation -- mais on voudrait bien les accommoder (et le P. Teilhard de Chardin est apparu juste à propos pour appor­ter un système d'accommodation très séduisant). Le monde moderne, pense-t-on, est caractérisé par deux événements d'une dimension inouïe : 34:76 d'une part l'essor extraordinaire de la science qui nous ouvre sur l'évolution du monde des horizons inattendus et nous fait entrevoir sous un jour nouveau les rapports entre Dieu et le monde ; d'autre part la transformation radicale de l'économie, qui nous oblige à concevoir sur d'autres principes l'organisation de la société. Les mystères, il faut les accepter en tant que fonde­ments de notre foi. Mais l'homme moderne n'est plus capable de se nourrir de mystères comme l'homme du Moyen-Age. Les esprits les plus hardis souhaitent que l'Église trouve le moyen de les adapter aux tendances mo­dernes. En tous cas, comme ce problème doctrinal est fort délicat et qu'il est peut-être encore trop tôt pour y toucher, il y a un champ d'action dont l'Église doit faire son terrain de prédilection, c'est l'action sociale ; car elle ne peut rester étrangère aux transformations profondes qui bouleversent le corps social, ou alors elle perdrait la face vis-à-vis du monde moderne et paraîtrait une institution tout à fait surannée. NOUS sommes allés vers le Christ, mon Père, à cause des mystères que la foi nous proposait, parce qu'ils étaient des mystères de vie. Qu'ils soient des mys­tères, nous n'y voyons pas une infirmité par rapport aux clartés de la science. Nous n'espérons pas du tout voir leur qualité de mystères se dissiper peu à peu devant les dites clartés : les mystères sont d'un autre ordre que les con­naissances qui peuvent faire l'objet d'une analyse ration­nelle. Ils sont lumineux de leur lumière propre. Plus nous y pénétrons, plus ils grandissent en nous en tant que mys­tères, et plus leur lumière grandit, plus ils nous rappro­chent de Dieu. Nous ne croyons pas que c'est l'action sociale, si nécessaire qu'elle soit, qui nous ouvrira la porte du Royaume de Dieu. Lorsque la foule demande à Jésus « Que ferons-nous pour opérer les œuvres de Dieu ? » Il lui répond : « l'œuvre de Dieu, c'est que vous croyiez en Celui qu'Il a envoyé. » (Jean VI, 28.) 35:76 Donc l'œuvre de Dieu, ce n'est rien de temporel ni de social. Elle est essentielle­ment cette habitation du Christ dans l'âme, dont saint Paul parle dans un texte célèbre de l'Épître aux Éphésiens : « Qu'Il vous donne, selon la richesse de Sa gloire, d'être fortifiés en puissance par Son Esprit, pour développer en vous l'homme intérieur, que le Christ habite en vos cœurs par la Foi, que vous soyez enracinés et fondés dans la Cha­rité. » (Eph. III, 16.) Toute l'œuvre apostolique de Jésus découle de la vision qu'Il avait constamment de Son Père, et c'est dans saint Jean qu'Il nous en dévoile le secret : « En vérité, en vérité, Je vous le dis : le Fils ne peut rien faire de lui-même s'Il ne le voit faire au Père, car ce que fait Celui-ci, le Fils le fait pareillement. » (Jean V, 19.) Or toute action apostolique n'est surnaturelle que dans la me­sure où elle ressemble à l'action de Jésus, c'est-à-dire où elle procède de la contemplation. Cela concerne non pas seulement les moines, mais tous les prêtres voués à la vie apostolique et tous les laïcs. Ainsi était l'action des Apô­tres : « *Non contemplantibus nobis quae videntur sed quae non videntur* », dit saint Paul (II Cor. IV, 18) : « Nous con­templons non les choses visibles, mais les invisibles. » De là vient cette merveilleuse liberté qui lui faisait dire : « Ce n'est plus moi qui vis, c'est le Christ qui vit en moi. » Vous savez bien, mon Père, que le plus grand danger que nous courions est que Dieu se retire de nous, et il arrive qu'Il le fasse avec la même suprême discrétion dont Il use quand Il veut toucher notre âme, tant est grande la délicatesse qui préside à Ses rapports avec nous. Il le fait quand nous ne nous abandonnons point à Sa grâce. Il nous arrive ainsi de croire que notre action est purement surnaturelle, alors qu'elle découle seulement de nos pauvres moyens humains, et notre orgueil consent si mal à ce que nous soyons ces « serviteurs inutiles » dont parle l'Évangile, qu'il préfère, sans s'en douter, les moyens de l'homme aux moyens de Dieu. Méditons encore un texte de saint Paul, de celui qui se considérait comme le dernier des Apôtres, mais que Dieu nous a choisi comme le modèle de toute action apostolique : 36:76 « Le Dieu qui a dit : Que du sein des ténèbres brille la lu­mière, est aussi Celui qui a fait briller Sa lumière en nos cœurs pour qu'y resplendisse la connaissance de la gloire de Dieu, qui est sur la face du Christ. Mais ce trésor, nous le portons en des vases d'argile, pour qu'on voie bien que cette extraordinaire puissance appartient à Dieu et ne vient pas de nous. » (Il Cor. IV, 6.) CROYEZ bien, mon Père, que je ne me dissimule pas les difficultés de votre tâche. Transmettre le message du Christ à une humanité qui lit le journal tous les jours, il faut avouer que ce n'est pas ordinaire. Quand je parle du journal, je le prends comme symbole de cette dé­gradation de l'esprit et de l'âme qui est le travail de prédi­lection du monde moderne. De toutes les humanités, celle d'aujourd'hui est incontestablement la plus pauvre, parce qu'elle s'est coupée de ses racines naturelles et surnaturel­les (elle ne s'en aperçoit pas, sans quoi son état ne serait pas si grave). Vos vicaires eux-mêmes, s'ils m'entendaient, me considéreraient comme un fossile. Les malheureux croient nécessaire d'épouser tout ce qui est de leur temps, y compris ce qui est médiocre. Mais ils sont excusables, car ils ne sont pas faits autrement que les jeunes gens de leur génération : on ne leur a donné ni éducation, ni formation de l'esprit et du goût : le respect leur paraît donc un scru­pule tout à fait périmé. Mais ils sont pleins de zèle, pleins d'impatience de réaliser leur vocation. Ils traversent leurs années de séminaire avec la hâte d'en sortir, pour faire en­fin quelque chose de concret, en se débarrassant des ensei­gnements qu'ils ont reçus et qu'ils trouvent inutilement difficiles. Le latin leur paraît faire écran entre eux et le peuple, parce qu'ils ne comprennent pas l'importance d'une langue sacrée. Ils pensent que les spéculations abstraites de la philosophie et de la théologie sont sans rapport avec une vie pastorale « vécue » et que d'ailleurs la rigidité de la théologie est inconcevable dans un univers en évolution. 37:76 Ils sont insensibles pour la plupart à la beauté de la litur­gie qui déroule tout le long de l'année son grandiose poè­me, -- ou s'ils y sont sensibles, ils pensent que ce poème n'est pas fait « pour le peuple » ; ils n'en aperçoivent pas la valeur apologétique. La musique grégorienne, un portail roman sont choses d'autrefois et n'intéressent pas, pensent-ils, la vie spirituelle d'aujourd'hui. En somme ils consen­tent à ce qu'il y a de rudimentaire dans l'âme moderne ; ils voudraient qu'on réduisît la religion à des dogmes rudi­mentaires, à une liturgie rudimentaire, à une spiritualité rudimentaire, comme sont rudimentaires les architectures que nous propose l'art de ce jour. Ce qui me rassure, c'est leur désir de revenir à l'Évangile, car, s'ils prennent l'Évangile dans son sens littéral, sans accommodation, ils abou­tiront tout droit à la théologie mystique de saint Jean de la Croix. Et peut-être alors ils retrouveront tout le reste. S'ILS prennent l'Évangile à la lettre, -- et, j'en suis sûr, ils le feront, car leur désir d'apostolat est extrême ils s'apercevront que leur erreur est de vouloir, com­me saint Thomas voulut toucher les plaies du Christ, tou­cher de façon sensible leur action personnelle et ses résul­tats, la voir se développer dans le temporel, l'évaluer avec des mesures humaines. Le mot de Jésus ressuscité à Marie-Madeleine : « Ne me touche pas », est un mot d'une portée infinie, qui intéresse toute notre vie spirituelle. S'ils pren­nent l'Évangile au pied de la lettre, ils verront que Jésus est venu nous apprendre le Royaume de Son Père, et rien d'autre, que ce Royaume ne répond aucunement à nos dé­sirs de bonheur humain, de prospérité et de progrès social, et qu'il nous est recommandé de chercher ce Royaume *d'abord.* Ces enfants sont un peu trop confiants pour ce qui regarde leur action, où ils se lancent souvent étourdi­ment, et pas assez confiants dans cette voix intérieure qui justement ne demande qu'à leur parler du Royaume, et qui murmure doucement à leur cœur : *Fili mi, ausculta sermo­nes meos.* (Prov. IV 20.) 38:76 ET l'Évangile les conduira à l'Ancien Testament où se trouve préfigurée toute l'histoire du salut. Ils y ver­ront que toute la spiritualité de l'Ancien Testament prépare l'annonce du Royaume. Ils redouteront alors de tomber dans l'aveuglement des Pharisiens, qui fermaient leur cœur à la parole de Jésus, parce que le Royaume an­noncé était un Royaume tout intérieur, et se refusaient à entrer dans le mystère de Dieu. Or ce mystère n'est autre que l'habitation du Christ dans l'âme rachetée par le sang de Jésus et qui obéit avec amour aux impulsions de l'Esprit Saint. Ce mystère, toute l'Écriture y prépare, et notamment les livres sapientiaux : il n'est que d'ouvrir n'importe le­quel. Ils liront par exemple dans l'Ecclésiastique : « Le sage aura soin de rechercher la sagesse de tous les anciens et il fera son étude des prophètes. Il conservera dans son cœur les instructions des hommes célèbres, et il entrera en même temps dans les mystères des paraboles. Il tâchera de pénétrer dans le secret des proverbes et des sentences obs­cures et se nourrira de ce qu'il y a de plus caché dans les paraboles... Il appliquera son cœur et veillera dès le point du jour pour s'attacher au Seigneur qui l'a créé et il offrira ses prières au Très Haut. Il ouvrira sa bouche pour la prière et il demandera pardon pour ses péchés. S'il plaît au Seigneur, Il le remplira de l'esprit d'intelligence : *alors il répandra comme une pluie les paroles de la sagesse.* » (Eccl., XXXIX, 1.) Cet admirable texte n'indique-t-il pas en quel sens la contemplation précède l'action ? Ne contient-il pas en puissance la devise de l'ordre dominicain : *contemplari et contemplata aliis tradere,* qui est aussi la maxime de toute action apostolique ? 39:76 CE TEXTE souligne la nécessité de se nourrir de ce qu'il y a *de plus caché* dans les paraboles. Et comment s'en nourrir ? Le mystère ne se pénètre que par la contemplation. Il faut porter longtemps en soi les saintes paroles de l'Écriture, quoiqu'elles nous restent fermées, et un jour vient où la grâce de Dieu nous ouvre le sens et où la lumière se fait en nous. C'est ainsi que la Vierge, nous dit saint Luc, conservait dans son cœur sans les compren­dre les paroles de son Fils. Je pense qu'on doit entendre dans ce sens cette parabole vraiment mystérieuse de l'Évangile : « Le Royaume de Dieu est semblable à un homme qui jette sa semence dans la terre -- qu'il dorme et qu'il se lève, la nuit et le jour, la semence germe et grandit sans qu'il sache comment. Car la terre produit d'elle-même, d'abord de l'herbe, puis des épis, et enfin du blé plein l'épi. Et quand le fruit est mûr, il y met la faux parce que la mois­son est à point. » (Marc, IV, 26.) Cette parabole explique les merveilles que produit la grâce dans l'âme fidèle qui s'est vraiment abandonnée. Pour elle le mystère de Dieu restera toujours un mystère, mais un mystère de plus en plus lumineux. La lumière se fait en elle sans qu'elle sache comment. Les fruits qu'elle produit dans l'action montrent d'eux-mêmes qu'ils ne sont pas de l'homme mais de Dieu, parce qu'ils sont sans proportion avec la pauvreté des moyens humains. Seulement il faut que l'âme consente à produire ce que la grâce veut qu'elle produise *et rien que cela.* Cela ne signifie pas qu'elle renoncera à l'action : au contraire elle s'y donnera, si c'est sa vocation, par les moyens qu'elle croira les meilleurs ; mais elle ne s'étonne­ra jamais de rencontrer l'échec, ou tout au moins des résul­tats étranges. Marie non plus ne s'attendait pas à perdre son fils en revenant de Jérusalem. Que l'âme comprenne la leçon au lieu de se livrer à la tristesse ou à l'irritation : il convient qu'elle soit dépouillée d'elle-même pour que sa charité devienne surnaturelle, et ce dépouillement est le fruit de la contemplation. 40:76 Car elle seule nous permet de mesurer la distance entre la créature et le Créateur, distan­ce que l'Amour divin, par un prodige inouï, a voulu com­bler, si bien qu'après nous avoir plongés dans notre néant, il nous en tire pour nous élever jusqu'à lui. ON conçoit que des païens n'aient pas le sens du sur­naturel. Il est difficile de concevoir qu'un monde qui se dit encore chrétien fasse une confusion si cons­tante du naturel et du surnaturel que pratiquement la notion de surnaturel devient de plus en plus vague et loin­taine. Sans doute doit-on y voir la source de tant d'erreurs contemporaines. J'ai l'impression, mon Père, que vos jeu­nes vicaires ont peur de parler de la grâce de Dieu, comme s'ils avaient peur, en donnant quelque chose à Dieu, de le retirer à l'homme. Je vous en prie, mon Père, mettez-les en garde contre la confusion dont je parle. J'ai entendu der­nièrement l'un d'eux prêcher sur ce passage de la 2^e^ Épître aux Corinthiens où l'Apôtre évoque la diversité des dons spirituels : or il en parlait comme s'il se fût agi des apti­tudes naturelles. J'aime à croire qu'il ne confondait pas lui-même ces dons et ces aptitudes, mais il jugeait son auditoire incapable de s'élever jusqu'à cette distinction, ce qui est presque aussi grave. Car les mystères sont faits pour toutes les âmes quelles qu'elles soient. Si on ne leur apprend pas à discerner en elles-mêmes ce qui est de la nature et ce qui est de la grâce, qu'espère-t-on leur appren­dre jamais touchant les choses de Dieu ? Comment entre­ront-elles dans cette « foi opérant par la charité », pour reprendre le beau mot de saint Paul (Gal. V, 6), qui trans­figure la nature humaine par le rayonnement de l'Esprit Saint ? Je comprends bien l'angoisse de ces jeunes prêtres dont la vocation est de réconcilier avec Dieu le monde où nous vivons. Ils voudraient faire la religion plus humaine et Dieu moins transcendant. Qu'ils prennent garde de méconnaître le besoin essentiel des âmes. Ce qu'elles vous de­mandent à vous, prêtres, c'est Dieu, et Dieu seul. 41:76 Un Dieu dont elles vivent. Un Dieu aussi proche d'elles que son mystère est insondable. Et Dieu les appelle toutes, quelles que soient leur situation temporelle et leur condition so­ciale. Dieu leur répond à travers tout l'Ancien Testament par la voix des Prophètes. Il n'est que d'ouvrir Isaïe : « Vous puiserez de l'eau dans la joie aux fontaines du sa­lut. Et vous direz en ce jour-là : Chantez les louanges du Seigneur. » (Is. XII, 3.) Et encore : « Vous tous qui avez soif, venez vers les eaux. Vous qui n'avez pas d'argent, hâtez-vous, achetez et mangez ; venez et achetez sans aucun argent le vin et le lait... Prêtez l'oreille et venez à moi ; écoutez-moi et votre âme vivra, et je ferai avec vous une alliance éternelle, vous accordant les grâces promises à David. » (Is. LV, 1.) Et Dieu répond enfin par la voix de Jésus dans cet Évangile de saint Jean, qui est proprement l'Évangile de la contemplation et qui est venu s'ajouter aux trois Évangiles synoptiques pour dévoiler ce qui reste d'in­exprimé en eux. C'est à nous tous que Jésus offre Son eau mystérieuse, et c'est nous tous qui Lui répondons par la voix de la Samaritaine : « Seigneur, donne-moi de cette eau afin que je n'aie plus soif. » Oserai-je vous dire, mon Père, le fond de ma pensée ? Ce qu'on offre comme aliment aux fidèles ne correspond pas à leur soif et à leur faim, et eux-mêmes ne savent pas de quoi ils ont faim et soif. « Si tu savais le don de Dieu », dit Jésus à la Samaritaine : c'est Lui-même, pour ainsi dire, qui la provoque et lui révèle ce qu'elle peut demander à Dieu ; sans cela elle n'en aurait pas même l'idée ! Ainsi l'Évangile de saint Jean, c'est le mystère du Royaume dévoilé ; c'est l'appel de Dieu proclamé avec force pour que toutes les âmes sourdes en­tendent ; c'est l'affirmation extraordinaire que Dieu est vraiment une nourriture. « Qui boira de l'eau que Je lui donnerai n'aura plus jamais soif ; l'eau que je lui donne­rai deviendra pour lui une source jaillissant dans la vie éternelle. » (Jean, IV, 14). -- « C'est moi le pain de vie : qui vient à moi n'aura jamais faim. » (Jean, VI, 35.) 42:76 C'est la révélation que l'âme fidèle peut devenir le temple de la Sainte Trinité : « Si quelqu'un m'aime, il gardera ma pa­role, et mon Père l'aimera, et nous viendrons à lui, et nous ferons chez lui notre demeure. » (Jean, XIV, 23.) Mon Père, vous êtes les « intendants des mystères de Dieu : *dispensatores mysteriorum Dei* »*.* C'est saint Paul qui le dit (I Cor. IV, 1). Votre vocation est, comme dit encore saint Paul, « d'annoncer l'insondable richesse du Christ et de mettre en lumière *aux yeux de tous* l'économie de ce mystère caché en Dieu depuis l'origine des siècles » (Eph. III, 9). Voilà, selon l'Apôtre des Nations, en quoi consiste le ministère apostolique, *posuit in nobis verbum reconciliationis*. (II Cor. V, 19.) Si vous voulez réconcilier avec Dieu le monde moderne, vous ne pouvez pas prendre d'autres moyens que saint Paul, c'est-à-dire les moyens de la grâce et non ceux du monde. L'apostolat moderne a inventé, je le sais, des techniques nouvelles. Je n'ai rien à en dire : ce sont des recettes qui sont certainement bonnes a utiliser. Mais enfin je ne vois pas l'ombre d'une recette dans saint Paul. Rien d'autre que la flamme d'une charité dévorante qui peut donner Dieu parce qu'elle est pleine de Dieu : car on ne peut donner que ce qu'on a. Une charité qui sait que « la puissance de ce Dieu opérant en nous est capable de faire infiniment au-delà de ce que nous pouvons demander ou comprendre » (Eph. III, 20). MON Père, nous sommes tous comme ces infirmes, ces aveugles, ces boiteux, qui attendaient le bouillon­nement de l'eau à la piscine de Bézatha. Nous at­tendons qu'on nous fasse pénétrer dans les mystères de Dieu. Le R.P. Dom Emmanuel a écrit un admirable *Traité du Ministère Ecclésiastique* où je lis ceci : « Les âmes qui servent Dieu n'ont pas toujours les secours spirituels dont elles ont besoin. Il leur faudrait des lumières, il leur fau­drait être aidées dans le discernement de leurs voies, dans les opérations de Dieu en elles : rarement ces âmes-là trouvent ce dont elles ont besoin. 43:76 Faute de secours, com­bien d'âmes s'abîment par exemple dans les scrupules, combien qui perdent courage dans les difficultés, combien qui languissent faute d'une instruction basée sur la Foi et qui pourraient dire comme le paralytique de l'Évangile : *Hominem non habeo* (Jean, V, 7). » Cet homme de Dieu, nous ne le trouvons pas toujours. Vous n'ignorez pas qu'un assez grand nombre de vos confrères répugnent à confesser et conseillent même à leurs pénitents de se confesser seule­ment deux ou trois fois par an. Si on leur parlait de contemplation, on les ferait rire ! Les âmes ne sont donc plus dirigées et leur détresse est bien plus grande que du temps du Père Emmanuel. Elles cherchent Dieu plus ou moins confusément et elles ne trouvent personne pour les guider dans leur route. Nous sommes des mendiants, mon Père, mais nous ne savons pas ce qu'il faut demander. Nous savons seulement qu'il y a une « sagesse de Dieu, mystérieuse et cachée, que Dieu a préparée avant le temps pour notre gloire », que les Apôtres ont reçu la vocation de prêcher. « Nous annonçons, dit saint Paul, ce que l'œil n'a pas vu, ce que l'oreille n'a pas entendu, ce que le cœur de l'homme n'a pu concevoir, tout ce que Dieu a préparé pour ceux qui l'aiment. » (I Cor. VII, 9.) Ce texte est telle­ment loin de la lettre du catéchisme ! Or, voyez-vous, mon Père, notre foi n'est pas allée beaucoup au-delà. Nous sen­tons, quand saint Paul parle, qu'il vit ce qu'il dit ; cette sagesse de Dieu qu'il annonce est sans aucun doute une réalité vivante. Mais nous que faisons-nous avec notre foi qui n'est qu'un balbutiement ? Et encore, si c'était un vrai balbutiement d'enfant ! Mais un balbutiement d'homme mûr et raisonnable, voilà qui n'est guère supportable ! Si ce Royaume de Dieu est pour les petits enfants et ceux qui leur ressemblent, est-ce que nous pourrons jamais y en­trer ? Comprenez qu'il s'agit d'autre chose que de confesser régulièrement un paquet de péchés qui nous écœurent à force d'être toujours les mêmes ! La première chose que nous vous demandons, mon Père, est de nous ouvrir la porte de ce Royaume, puisqu'il est écrit qu'il est préparé pour nous. 44:76 LA SECONDE est que vous nous appreniez à découvrir les effets de la grâce de Dieu dans notre vie intérieure. On ne peut pas ne pas être frappé de l'incroyable richesse des âmes, chacune d'elles répondant à un dessein particulier de Dieu, chacune d'elles capable de connaître et d'aimer Dieu. Chez les saints, l'intelligence est entièrement fixée en Dieu et la volonté tendue par le désir de plaire à Dieu en toutes choses : en eux la vie naturelle est entièrement absorbée par la vie surnaturelle. En nous, hélas, il n'en est pas ainsi : si nous portons notre attention à l'inté­rieur de nous-mêmes, nous voyons la nature désirer, penser, agir suivant son mouvement propre, mais nous discernons mal, parce que nous sommes occupés de nous-mêmes, les prévenances de la grâce à notre égard. Et pourtant il n'y a rien de bon en nous qui ne soit un effet de la grâce : saint Paul nous assure que « c'est Dieu qui opère en nous le vouloir et le faire » (Phil. II, 13). Or le plus grand malheur pour l'âme serait de ne pas reconnaître sa dette à l'égard de la grâce : par là elle tarirait la source des grâces pour l'avenir. Le premier mouvement de la Vierge après l'An­nonciation est de reconnaissance : « Le Tout-Puissant a fait en moi de grandes choses. » Aidez-nous donc, mon Père, à discerner en nous-mêmes l'impulsion de la grâce et à ne pas lui attribuer ce qui est de la nature. C'est par là seulement que nous comprendrons par quelle voie Dieu vent conduire notre vie. 45:76 ENFIN ma dernière demande est que vous nous éclairiez sur les obstacles que nous opposons à l'action de la grâce. Il y a au fond de l'âme une volonté tenace de s'appartenir, et s'appartenir, c'est se refuser à Dieu, Cette volonté sait se dissimuler sous les apparences les plus sain­tes : pourtant c'est presque toujours l'origine du mouve­ment qui nous porte à nous séparer de Dieu. Nous sommes tous le jeune homme riche de l'Évangile, même si nous n'avons pas de grands biens, car nous sommes habiles à nous faire des richesses avec de pauvres trésors : ce jeune homme était triste de renoncer à Dieu, mais il y renonça quand même. Apprenez-nous donc à correspondre généreu­sement à la grâce, ce qui est toujours une opération de détachement, car Dieu remplit l'âme dans la mesure où elle se détache des choses temporelles. Rendez-nous désirables ces richesses du Royaume de Dieu dont notre faiblesse a peur. Faites tomber les barrières que nous élevons nous-mêmes entre le Seigneur et nous. Arrêtez-nous dans nos tentatives de fuite, car notre premier mouvement est de nous dérober, comme Adam fuyait le visage de Dieu. POUR achever cette confidence, je vous dirai, mon Père, que chaque fois que j'entends un homme voué à l'action, fût-il un prêtre, décrier la contemplation et les contemplatifs, je me sens saisi d'inquiétude. Car enfin, sur un plan humain déjà, toute œuvre de l'esprit procède d'une certaine contemplation. Que dire alors de l'apostolat, qui consiste à révéler le mystère de Dieu et à convertir les cœurs ? Avant sa Passion, Jésus dit à ses disciples : « Quand viendra le Saint-Esprit, Il vous enseignera toute la vérité. » Mais avec quels mots pourrait-on exprimer com­ment se fait cet enseignement, reçu au plus secret de l'âme, quand le Maître est l'Amour même de Dieu ? Si notre natu­re est telle que les éléments de notre foi ont besoin d'être définis dans des livres, la foi vivante veut être enseignée par Dieu lui-même. Nous n'avons qu'un maître qui est le Christ. Saint Paul comme toujours va droit au but -- « Soyez les imitateurs de Dieu, nous dit-il, comme des fils bien-aimés » (Eph. V, 1). Ne faut-il point prendre à la lettre cette proposition étonnante ? Et pourrions-nous devenir des imitateurs de Dieu si nous n'aimions à fixer notre âme en Lui ? 46:76 Ne faut-il point une longue contemplation amoureuse pour qu'une créature humaine prenne quelque lointaine ressemblance avec Celui qu'elle voudrait faire aimer ? C'est ainsi que saint Paul encore pouvait écrire aux Corinthiens : « Et nous tous, qui sur notre visage découvert réfléchissons la gloire du Seigneur, nous sommes transfigurés en cette même image de plus en plus resplendissante par l'Esprit du Seigneur. » (II, Cor., III, 18.) N'en doutons pas, mon Père, c'est dans cette imitation qu'est la source de l'action véritable, croyons-en l'Écriture. Ayons foi dans la grâce de Dieu : le plus indigne de nous peut être transfiguré. Vous tenez dans vos mains sacerdotales l'abondance des grâces divines et votre fonction sacrée est de les verser sur nous. André CHARLIER. 47:76 ### Détruisez ce temple. par Pierre BOUTANG Argument. « *Détruisez ce temple, et en trois jours je le rebâtirai...* » (*Jean, 2, 20*)*. Ce temple, le corps du Christ, demeure, depuis qu'il fut détruit et rebâti -- depuis que sans cesse le monde le détruit, et la Charité le rebâtit le lieu de toute contemplation humaine : corps humain consacré, seul vainqueur de la mort, mais d'essence identique à celui par lequel tout homme, corps et âme, habite la terre.* *La contemplation est donc l'être même de l'homme, et du chrétien, sa destination originelle ; elle ne le dépayse pas, ni ne le distrait : il se situe en elle et pour elle. Pas un acte accompli, depuis la naissance, par le plus, misérable d'entre nous, qui n'ait pour fin mystérieuse de nous rapprocher d'elle, de nous disposer à elle, ou de la fuir.* *Les vertus morales, la vie active, la connaissance, et l'histoire même sont ses servantes, parfois revêches ou rebelles. Chaque révolte, chaque imposture de l'une ou l'autre retarde le règne du Père.* *Elle n'est rien d'autre, chez ceux qui lui ont principalement destiné leur vie, que la docile attente -- dans un corps fini, et à partir de la finitude du corps du Christ, de la sainte finitude de l'Église -- des signes et des ordres de la charité de Dieu.* 48:76 Pieux Énée... Le mot de *temple* est un mot oublié. Nous ne le pro­nonçons plus guère, sauf en récitant Athalie, ou chez nos frères de l'Église « réformée ». Ce n'est pas « l'égli­se », ce n'est pas l'assemblée des fidèles -- il faut des différences -- mais qu'est-ce au juste ? Allez le deman­der au pieux Énée... Justement lui. Lorsque Théodor Haecker, en un livre ([^1]) qu'il faut absolument rééditer -- tout de sui­te ! -- cherchait un sûr passage entre une Rome « ad­ventiste » et la révélation chrétienne, c'est au *fatum,* d'Énée, à son primat d'un verbe prononcé à l'origine, et que d'innombrables temples ont pour fonction d'écou­ter et transmettre, qu'il s'arrêtait d'abord. Et que ren­contrait-il, quel ennemi soudain, visage de l'Ennemi ? « Le destin pour les modernes consiste en un primat du vouloir et de l'agir, et, par malheur aussi, en celui des instincts, en celui de l'instinct originel qui s'érige lui-même en divinité. Depuis que le Faust allemand, par une grotesque malfaçon, a traduit la vérité sous son contenu théologique, philosophique et philologique par cette proposition «* au commencement était l'action *», au lieu de «* au commencement était le Verbe *», le génie allemand s'est plongé dans une confusion sans issue. » 49:76 Or le *templum* romain, et le *contemplari* qui en dé­rive, non seulement nous éclairent lorsque nous cher­chons à ressaisir ce que le monde chrétien a vécu et bâti sous les espèces de la *contemplation,* au service de la vie contemplative, définie comme « perfection », « potior », « prior » (cf. Saint Thomas, *Somme théologi­que,* essentiellement « Secunda secundae », qu. 180 à 183) ; ils suscitent encore une méditation purificatrice, *neuve* en ce sens qu'elle chasse et abolit les notions (d'ailleurs étrangement liées à l'idée grecque de *théôria*) dont le monde moderne a masqué et faussé la contem­plation. De telle sorte que lorsque les théologiens et bons philologues de la Bible de Jérusalem croient traduire l'ambiguïté de la parole du Christ « détruisez ce sanctuaire » (et non ce temple, ce *templum* de la Vulgate) pour le *naon* du texte de Jean, ils évacuent, selon nous, le sens le plus *chrétien* de la figure : il se pourrait en effet qu'il ne s'agît pas d'une métaphore, et de la *sain­teté* du corps du Christ, mais de ce corps comme un *lieu saint,* d'où, comme du temple et de son espace sacré, est entendue la voix du Dieu vivant. D'un espace consacré. Le *templum* c'est, originellement, un espace circons­crit et consacré, séparé du reste du monde, où, en sécu­rité, sans autre souci que celui de l'objet de son enquête, le prêtre attendra, recevra et interprétera les signes de la divinité. Et l'attente, l'accueil, l'interprétation (de même que dans la dogmatique chrétienne l'*oratio,* la *lectio,* la *meditatio* laissent intacte l'opération *unique* de la contemplation) se composent dans l'unique *acte* désigné par le verbe *contemplari :* observer attentive­ment ce qui se montre, se révèle à partir du temple, et qui ne peut être que le divin. 50:76 Nous touchons ici à ce privilège de la langue latine, de ce parler paysan qui a pu devenir, à travers l'Église romaine, l'outil même de la théologie : c'est la même terre en effet qui se trouve délimitée, cernée, habitée, par le paysan et par le prêtre ; entre les limites du champ, et par une immédiate sacralisation de ces limi­tes, le paysan attend, recueille la réponse de la nature ; et, certes, il *force* par son « labor improbus » (par son travail agissant, à la lettre, sur ce qui ne pousse pas bien, ni tout seul) la réponse des plantes et des fruits ; il la force justement dans ces limites, et grâce à elles... Tout ainsi le fondateur du temple commence par élire et dessiner, selon un ordre dont il est le ministre et qu'il n'a pas créé, un espace terrestre d'où jaillira, dans le­quel *aura lieu* la contemplation. Dans les deux cas il y a une rupture, une coupure, geste de *temnere *; et sans doute chez les Grecs aussi, cette racine *tem*, de la coupure, se retrouve dans le *témenos*, l'emplacement de la statue de Dieu ; l'originalité symbolique du latin est d'avoir maintenu jalousement cette idée de l'espace fini et de la mise à part, dans l'acte qu'ils ont préparé, ren­du possible : comme si l'âme ne devait pas, dans la « contemplatio », échapper à cette finitude, à cette pré­sence en un point du monde, que le corps sensible ris­que, parmi l'ivresse de la connaissance, de ne plus lui rappeler. Heidegger, dans une étonnante méditation sur la science ([^2]) insiste, lui aussi, sur la profonde disparité du latin *contemplatio* et du grec *théôria*. Il dénonce dans la seconde (qui est l'observation d'un spectacle, de ce qui apparaît) le regard « incisif et séparateur », avec la dis­tinction de l'apparence objective et du sujet observant. Mais il croit que ces caractères culminent dans la *con­templatio* romaine, par l'effet de cette *coupure* inhérente à la fondation du temple. Or pas plus que la délimitation des champs n'intervient dans la réponse de la nature, sinon par *intercession*, la mise à part d'un espace con­sacré ne préjuge de la réponse donnée par les dieux en leurs signes et dans la contemplation : cette clôture rap­pelle seulement, *maintient*, la particularité, dans un mo­ment de la durée et un canton de l'espace, de l'acte du sujet méditant. 51:76 C'est un homme, fût-il prêtre, qui con­temple, et non un Dieu. Le prix de cette clôture, le mé­rite qu'elle acquiert, c'est précisément l'ouverture à tou­te voix, à tout signe du divin, pourvu qu'ils lui soient « destinés ». Faute de comprendre ainsi la séparation qui consa­cre, et parce qu'il l'interprète comme un geste négatif, le philosophe s'est interdit de comprendre la contem­plation chrétienne ; il ne retient que « le contraste entre la vie contemplative des cloîtres et la vie active des mondains » ; or il s'agit bien d'un contraste ! La subor­dination de la vie active à la vie contemplative, la doc­trine selon laquelle la perfection de l'être de l'homme, et sa plénitude, ne peuvent être approchées temporelle­ment que dans les opérations contemplatives, n'ont rien à voir avec une quelconque anthropologie. C'est la véri­té, le dévoilement de l'existant (comme dit Heidegger lui-même), et la problématique d'une source unique de cet existant, le Dieu créateur, qui s'y trouvent radica­lement en jeu. Théorie et contemplation. La *théôria* grecque est une bonne fille ; c'est même une série de bonnes filles que l'on dépêche à voir com­ment cela se passe, à regarder le spectacle : c'est une *députation*, aux Panathénées comme dans la science pro­fane, ou la science moderne, ces Panathénées qui n'en finissent pas, et pour un peu -- à les en croire -- n'au­raient jamais commencé. Bonnes, belles filles, envoyées pour rendre compte, rendre raison, traquer l'existant, le suivre à la trace (*Betrachtung*, dit Heidegger). Comment n'y aurait-il pas un peu de provocation ? 52:76 Il y a encore des règles, qui furent des *limites,* des pense-bête, des garde-fou, selon lesquels toute question *ne* peut *pas* être posée à l'existant (par exemple, suivant Leibniz qui, d'a­vance, est allé le plus loin, le « principe » que « tout n'est pas possible ensemble », etc.). Mais contrairement à ce principe rétrograde, ou en tout cas religieux, qu'il n'y a pas de *on* en histoire, que l'enquête de la connais­sance, et du salut, exige toujours un sujet interrogeant, un juge de cette instruction ouverte, la théôria, jouant son rôle tout à plein, vit *en équipe,* et pose, de n'importe où, n'importe quelle question. Lorsqu'elle rencontre un problème, une contradiction qui lui rappelle que pour­tant elle est *située,* que le spectacle n'est pas en relation univoque avec le spectateur indéfini, cette ambiguïté même devient spectacle, et nul, de la nébuleuse du *on,* ne doute qu'elle ne doive être résorbée, qu'un « point de vue », étranger à tout lieu terrestre, à toute situation proprement humaine, n'existe (c'est-à-dire ne soit con­cevable) à cette fin. La théôria devient alors de moins en moins *bonnes filles* et de plus en plus *série.* Elle connaît d'abord les processions, étant vue pour voir, quand l'objet de l'en­quête est déjà tracé, a son *domaine ;* puis elle s'immo­bilise dans les *observatoires,* qui ont en commun avec les temples d'être des « lieux », avec une forme précoce ; toutefois cette forme n'est définie que par l'objet à con­naître, dont aucun n'est exclu, tant qu'il demeure objet, tant que n'intervient aucune relation à un Dieu qui don­nerait ses signes pour tels, au lieu de les laisser appa­raître comme ne signifiant rien, comme signifiant *le rien,* la simple relation de signes de rien, non incompa­tibles entre eux. 53:76 Ces *observatoires* furent ceux de « positivismes » de divers âges, où il n'était pas besoin de défendre à Dieu qu'il *entrât*, puisqu'ils étaient bâtis de telle sorte qu'Il ne pouvait avoir en aucune manière l'envie d'y entrer. Pourtant avaient-ils cette autre ressemblance avec les temples, d'ailleurs issue de leur *localisation :* bien que l'objet à connaître, et son domaine (avec un *nombre* dans l'échelle des sciences), orientât le projet de l'ob­servatoire, les sens de l'homme, et leurs *prolongements* construits selon l'*idée* même de ces sens, continuaient d'occuper un espace, réductible à un point comme le corps même de l'observateur, et ne se séparant pas onto­logiquement de ce corps. Que si la *chasse* au phénomène, en dispersant le *chas­seur* (au sens du *sophiste* de Platon), substituait aussi à des observatoires analogues au corps de l'homme, des outils ou des armes toujours plus étrangers aux *sens,* mais aussi toujours plus aptes à traquer le *sensible,* l'apparence matérielle en certains « passages obligés », *alors* ce qui avait été *science* -- accomplissant une tâche sans doute grandiose et étrange, mais sans plus de rela­tion au modèle intelligible de la connaissance que le signe du chien au mammifère du même nom -- prenait un chemin sans possible rencontre avec celui de la con­templation. Le « détour » du temple. A ce point nous ne savons plus de quoi la théôria, grecque en son premier mouvement, moderne en ses gestes en voie de s'accomplir, est la fille. De l' « apei­ron », du vieil Indéfini, en son rêve de tout sauver du monde, même au prix de lui enlever figure humaine : jusqu'à « la boue, la crasse, le cheveu » ? 54:76 Toutefois nous n'avons pas charge de la science mo­derne, nous n'en sommes par les gardiens. Nous avons la charge de nos âmes. Or voilà que nous trouvons en chemin assez pour comprendre que la contemplation est, elle, fille de Dieu. Sa fille, sa servante. Son unique ser­vante, si nous suspendons notre jugement, en fonction de ce qui nous est apparu tout à l'heure, sur la théorie moderne et son usage du principe de raison. Oui, son unique servante, si les vertus morales, et la vie active elle-même, nous apparaissaient comme ordonnées à elles, ayant pour fin de la servir, c'est-à-dire de servir Dieu, en lui aplanissant les voies. En chemin... Nous avons rencontré ces trois notions, *temple*, *lieu*, *corps*. Et sans doute la dernière, non point notion comme les deux autres, mais *notre frère le corps*, semblait suffire à la peine et la preuve : ces prêtres romains traçant l'enclos du temple, consacrant un espa­ce de la terre, méritent le dédain réfléchi de n'importe quel lecteur du R.P. Teilhard, et de qui trouve que toute la terre est encore *peu* à consacrer ; il y a plus grave : pourquoi tracent-ils cette figure, délimitent-ils, selon des lois divines qu'ils devraient avoir recueillies à partir d'un autre temple, et ainsi jusqu'au *premier*, une part de la terre ? Que vont-ils chercher ce qui est donné là, tout de suite, avec notre corps terrestre, frère mystérieux mais sûr -- là où il est, par exemple, il n'y a rien d'*autre*, et ce n'est pas une petite vérité -- ? Pieux Énée, fol Énée, chercheur de temples, quand il y a son corps, avec ses aguets sensibles, et, à la jointure avec l'âme, jus­qu'aux larmes pour en féconder l'espace avide ? En ceci pourtant le détour du temple, qui est un « outil », justifie le pieux Énée : notre corps ne devient pas si vite ni sûrement un temple ; comme le cœur « creux et plein d'ordures », il est un bouge plus qu'un temple, au bout de peu d'années du monde. Or c'est de ce bouge vivant, tremblant, que doit *partir* la question sur l'être, en lui que doit revenir la réponse du divin ; le détour, c'est, avec lui dedans, sinon au centre, d'ins­taurer un espace qui anticipe sur le divin ; 55:76 arbitraire, sans doute, mais voici qu'avec l'autorité du prêtre (et celle plus secrètement forte de la nécessité que j'appelle à faire taire des mouvements accordés à la seule mort) un lieu est désigné, interdit à la contagion, où mon corps dispose comme d'une matière et d'un espace d'apaise­ment. Plus tard le temple, ou le cloître, ou la cellule, seront peut-être le prolongement d'un corps apaisé, en qui le *sensible* trouve sa mesure, appelle le passage au degré supérieur ; où les sens se disposent à Dieu qui ne les a pas ordonnés en vain. Mais d'abord il aura fallu ce détour, cet espace fini forgé pour un corps fini mais, en son trouble, indéfini. Le lieu de toute contemplation. Détruisez ce temple, et en trois jours... Le corps du Christ est un corps humain, sensible à la faim, la soif, la douleur. Comment peut-il être un *temple*, et le lieu privilégié de toute contemplation ? Comment le Chré­tien peut-il, grâce à ce corps, échapper, à la fois, aux tumultes du sien, et au doute que l'aporie du « premier temple » devrait faire naître chez le pieux Énée ? Tou­tefois ni la douleur, ni la soif ne menacent, dans le corps du Christ, la relation au Père, l'amour de Dieu. La mé­diation apaisante d'un espace inerte mais consacré, telle que nous la décrivions tout à l'heure, et même si c'est dans *le* temple, celui de Jérusalem, où la voix du Dieu jaloux fut entendue comme jamais au monde, qu'est-elle auprès de ce temple vivant, du corps du Christ res­suscité ? Relisons saint Jean : dans ce deuxième chapitre, après le miracle des noces de Cana, voici un de ses rares *actes*, au sens du monde, au sens de la « cicatrice » que l'homme d'action pourrait laisser sur une histoire, avec les coups de fouet pour les marchands du temple. 56:76 Du moins cela peut-il être dit ainsi, le temps de s'apercevoir qu'en effet il n'y a peut-être aucun acte, dans les Évangiles, qui ne soit rapporté comme directement et étroi­tement associé à la contemplation, à la charité de Dieu. Celui-là est *aussi* ordonné à cette charité, mais, d'une part il ressemble plus à une action des hommes dans l'histoire (de celles qui se terminent aux âmes, mais *médiatement*), d'autre part il étonne les disciples eux-mêmes qui, pour l'expliquer, le *fonder,* ont recours au psaume, « zelus domus tuae comedit me » : un psaume de l'angoisse, où les eaux montent jusqu'à l'âme, où la justification par l'amour se déroule dans la nuit et la contradiction. Or la vraie, mystérieuse justification est donnée en­suite, de telle sorte qu'elle ne soit comprise ni des Pha­risiens qui demandent un *signe* pour cette action de vio­lence, ni par les disciples : parce que le temple de Jéru­salem est la figure du corps du Christ, un geste de ce corps, le fouet *fabriqué,* brandi, abattu sur les mar­chands, en restitue la pureté, *refait l'espace pur.* Mais le *signe* invoqué ira, en apparence, dans la voie inverse, celle du scandale, non plus de la piété, avec le défi : détruisez ce temple, et en trois jours... Scandale qui est celui de la croix et de la résurrection, substituant pour toujours le corps ressuscité à tous les temples, et plaçant en lui l'origine et le moyen de toute contempla­tion. Pierre BOUTANG. 57:76 ### Un précèdent plein d'espérance par Paul AUPHAN POUR le fidèle plongé dans le siècle, l'existence humaine constitue parfois une telle épreuve qu'une fois passée l'insouciance de la jeunesse, chaque génération est tentée de se croire plus accablée de tribulations que les précédentes. Nombreux sont ainsi les Français qui, incapa­bles de supporter une atmosphère de mensonges et trauma­tisés moralement par les événements, s'imaginent qu'au­cune époque n'a jamais été plus affligeante pour l'âme que ce milieu du XX^e^ siècle où il leur faut vivre. Ils ont raison dans la mesure où le mal aujourd'hui corrompt les esprits alors qu'autrefois, au moins dans la masse, il ne contami­nait guère que les mœurs. Mais, à tout prendre, l'ère des guerres civiles religieuses au XVI^e^ siècle a sans doute été pire. Se combattant au nom du même Dieu, catholiques et protestants avaient mis le royaume de France à feu et à sang sans se rendre compte que, bien souvent, ils n'étaient que des pions aux mains d'influences étrangères rivales. Pendant que les factions s'étaient écharpées dans l' « hexa­gone » et que l'Islam, malgré Lépante, avait consolidé sa position en Méditerranée, l'Espagne, le Portugal, l'Angle­terre, la Hollande s'étaient partagé le reste du monde con­nu. La France paraissait éliminée de la course. Son histoire au début de l'essor colonial européen n'avait été qu'une longue suite de crises gouvernementales, de meurtres, d'as­sassinats. La dynastie au pouvoir s'étant éteinte, la légiti­mité, ce fil sauveur des consciences, s'était trouvée disputée entre le plus proche parent du roi Henri III, désigné par lui comme son successeur, mais qui, protestant et relaps, était rejeté par la masse, et un prétendant catholique, candidat du pape et de la hiérarchie, soutenu par l'Espagne. Le drame que nous avons nous-mêmes vécu et dont les séquelles sont encore sensibles aide à mieux comprendre celui d'alors... 58:76 La question n'avait été résolue, après de difficiles négociations, que par la conversion du roi Henri IV. En atten­dant, beaucoup de paroisses, surtout dans le Midi, étaient restées à l'abandon, sans sacrements, sans même d'état civil puisque celui-ci était tenu par les curés. Faute de moines ou de moniales, des couvents étaient tombés en ruines. Le tiers des évêchés n'avait plus de titulaire. La liturgie était devenue fantaisiste ([^3]). Sans formation doctrinale sérieuse, de nombreux prêtres s'étaient défroqués. Le pays n'était plus administré. Hors de jeu politiquement, la France, moralement, paraissait cassée pour longtemps. Or ce qui s'était élaboré en réalité dans le creuset de cette effroyable épreuve, c'était le prodigieux redressement politique, intellectuel et moral, d'où devaient sortir la France de Louis XIV et le « grand siècle ». Cela, l'histoire officielle l'enregistre, mais ne l'explique pas, car son laï­cisme ne lui permet pas de voir que ce redressement, action civique par excellence, a pris en partie sa source dans la contemplation. \*\*\* Même si nous ne les discernons pas, la Providence parsème chaque génération des saints et des saintes qui doivent lui servir de guides ou de « paratonnerres » spiri­tuels. En ce début dramatique du XVII^e^ siècle que nous venons d'évoquer, de nombreuses âmes en France assumaient cette mission. 59:76 Dans les environs de Toulouse, à Feuillant, le Père Jean de la Barrière fondait l'austère congrégation à laquelle le monastère cistercien où il vivait allait donner son nom. Par une dérision de l'histoire, les Feuillants sont plus connus chez nous aujourd'hui que par le club révolutionnaire qui s'installa en 1790 dans un de leurs couvents confisqué. A l'époque de leur fondation, sous Henri IV, les Feuillan­tines ouvrirent la voie à un autre ordre contemplatif appelé à jouer un rôle déterminant dans notre récit et dans toute l'histoire spirituelle du pays : les Carmélites. En bordure des Cévennes et des monts du Vivarais, que le jésuite François Régis allait essayer de rechristianiser, la vallée du Rhône et la Provence, moins touchées par la guer­re civile, brillaient aussi de maints foyers de spiritualité. C'est ainsi qu'à Valence vivait une veuve encore jeune qui, comme tant d'autres chrétiens ou chrétiennes, avait naguère baigné dans le calvinisme. Redevenue catholique, elle brûlait d'amour de Dieu. Extatique, jouissant du pri­vilège, commun à tant de saints, de lire dans les âmes, sœur Marie de Valence, comme on l'appelait, voyait venir à elle des foules de visiteurs, de pénitents, voire de curieux. A tous et à toutes, en dehors de conseils purement spirituels, elle recommandait d'unir leurs efforts temporels pour le relèvement du pays. Il en résultait une sorte de « réseau » ([^4]). Comme une autre paysanne stigmatisée qui vit aujour­d'hui dans la même région, Marie de Valence avait auprès d'elle un prêtre qui lui servait de confesseur habituel et de guide spirituel. Mais son vrai directeur de conscience a été le célèbre père jésuite Coton. A sa première visite, alors qu'il était encore un inconnu, Marie de Valence lui prédit qu'il deviendrait l'aumônier, le directeur et le conseiller politique du roi. Des liens spiri­tuels profonds se nouèrent entre les deux âmes. Toutes les fois que le Père Coton avait quelque difficulté à la Cour ou que surgissait un problème épineux, il venait consulter Marie. Le roi aurait même voulu qu'elle vint se fixer dans la capitale pour bénéficier plus directement de ses dons de « voyance ». Humblement, elle s'y refusa. Cette « théodi­dacte », comme l'appelle l'abbé Brémond auquel j'emprun­te ces détails, reçut la visite de la reine Marie de Médicis, de M. Olier, qu'elle orienta dans la voie que l'on sait, et, un jour, d'un jeune évêque au grand nez mince et intelligent, mû davantage, semble-t-il, par la curiosité que par la piété : le futur cardinal de Richelieu... \*\*\* 60:76 Alors comme aujourd'hui, le centre de la vie politique était à Paris, non en province. L'Esprit soufflant d'où il veut, c'est au salon parisien de Mme Acarie, rue des Juifs ([^5]), qu'échut la « mission » de rapprocher, puis d'associer les bonnes volontés éparses que préoccupait l'état du pays. L'histoire académique s'étend complaisamment sur le salon littéraire de la marquise de Rambouillet qui servait de rendez-vous aux écrivains et aux « précieuses » de l'é­poque. Elle prête peu d'attention, sinon aucune, au salon de Mme Acarie, pourtant antérieur, sans doute parce qu'on y parlait d'abord de Dieu. La fortune de la maîtresse de maison passait tout entière au service du bien public. Au XVIII^e^ siècle on eût appelé son salon une « société de pen­sée ». De nos jours, nous dirions un cercle d'études ou un centre d'action spirituelle et civique. Il n'est pas dans mon propos de résumer ici, même brièvement, la vie exemplaire de Mme Acarie qui, mariée et mère de six enfants, devenue veuve à 48 ans, entra alors au Carmel après trois de ses filles et termina son existence terrestre avec le signe des stigmates sous le nom de Marie de l'Incarnation. Je voudrais simplement montrer que la vie contemplative extraordinaire de cette femme (béatifiée par Pie VI), tout en la soutenant dans ses devoirs d'épouse et de mère de famille, contribua puissamment à lancer dans l'action, plus précisément dans l'action politique, l'élite intellectuelle que son rayonnement avait su attirer et grou­per. Quelques noms suffisent à mesurer le poids qu'elle a eu. On trouve chez elle un jeune gentilhomme de bonne noblesse qui entrera bientôt au noviciat des capucins de Meudon : c'est le futur Père Joseph, « éminence grise » de Richelieu. Le Père Coton, qui est un assidu, fait la liaison avec Valence. Le jeune abbé Vincent de Paul écoute et cherche sa voie avant sa « conversion ». Louise de Marillac, qui instituera avec lui les Filles de la Charité, est peut-être trop jeune pour fréquenter régulièrement le salon Acarie ; mais elle en entend sûrement parler par ses deux oncles qui sont des habitués : 61:76 Michel de Marillac, futur Garde des Sceaux, et Louis de Marillac, futur Maréchal de France ; le premier mourra en prison, le second sur l'échafaud pour s'être opposés à la politique trop nationaliste et peu catho­lique de Richelieu dans les conditions que nous verrons plus loin. De la même génération, le philosophe André du Val, titulaire d'une chaire d'enseignement, captive l'audi­toire par son projet de faire de la Sorbonne rénovée un centre de vie spirituelle. Le capucin Benoît de Canfeld, anglican converti, rêve de ramener l'Angleterre au catholicisme : pour s'y employer, les Oratoriens de Bérulle débar­queront à Londres dans la suite de la princesse française qui épousera Charles I^er^. Deux grandes dames aident la maîtresse de maison à recevoir : la marquise de Bréauté, future carmélite, et la « bonne marquise » de Maigrelay, sœur de l'archevêque de Paris, qui n'est pas sans influence sur le roi Henri IV. Nous ne savons pas si l'archevêque lui-même (Henri de Gondi, premier cardinal de Retz) fait partie du groupe ; ce qui est certain est qu'il couvre entièrement l'œuvre de Mme Acarie. Monseigneur François de Sales, évêque de Genève, vient quand il est de passage ; c'est peut-être là qu'il entend prononcer pour la première fois le nom de la baronne Jeanne de Chantal. On aperçoit souvent un tout jeune conseiller au parlement de Paris ; Pierre Séguier : plus tard, il assumera la charge de chancelier du royaume pendant plus de trente ans. Plus remarquable encore que ces divers personnages est l'abbé de Bérulle. Cousin de Mme Acarie, il est comme chez lui dans la maison qu'il anime de sa brûlante spiritualité. Avec elle il organise l'implantation en France du Carmel réformé par sainte Thérèse. Il fondera l'Oratoire. Il aura une entrevue qu'on a qualifiée de décisive avec le jeune Descartes. Avant de recevoir le chapeau de cardinal, il sera à la fin de sa vie un des conseillers politiques les plus écoutés du roi Louis XIII^e^ Au moins autant que Richelieu, son rival, il reste pour l'histoire un des instigateurs du fameux siège de La Rochelle. Rien n'assure que la liste de ces quelques noms soit exhaustive. Il n'y avait pas d'annuaire comme, de nos jours, un parti politique en eût publié. Les associations de cette nature se nouent davantage par la grâce que par la publicité. 62:76 Pour achever de donner une idée des résultats concrets que peut obtenir une vie contemplative, je rapporterai simple­ment la déposition du conseiller d'État Gauthier au procès de béatification de Mine Acarie, où il déclara sous la foi du serment qu'on lui devait plus de dix mille retours à la pratique catholique après le cyclone des guerres civiles. \*\*\* Bérulle était plus homme d'Église qu'homme d'État. Cependant il avait en politique des idées très fermes et ne craignait pas de les exposer à la Cour bien qu'elles fussent contraires à celles de Richelieu. Au sein du gouvernement, en effet, deux conceptions s'affrontaient, qui ne sont pas sans analogie avec les posi­tions prises actuellement par les uns ou par les autres sur le problème européen. En gros, tous les Français s'accordaient sur la nécessité d'une réconciliation intérieure, d'un regroupement moral de tous les sujets autour de la couronne, sans distinction de religion, pourvu que le protestantisme ou les partis princiers (c'est-à-dire des princes qui voulaient gouverner...) ne formassent pas d'État dans l'État. C'est en politique exté­rieure que les opinions divergeaient. Après la tourmente des guerres de religion, Bérulle et les amis de Marie de Valence ou de Mme Acarie voulaient rebâtir une Europe chrétienne, plus exactement catholique. Ils considéraient que le schisme anglican n'était pas défi­nitif et qu'on devait essayer de réintégrer, si l'on peut ainsi dire, l'Angleterre dans l'Europe : d'où la négociation, con­duite par Bérulle en personne, d'un mariage entre la prin­cesse Henriette, sœur de Louis XIII, et le roi Charles I^er^. Ils pensaient que la paix avec l'Espagne catholique consti­tuait une obligation fondamentale de base, presque de conscience : d'où les fameux « mariages espagnols » ([^6]). Ils estimaient enfin qu'il fallait à tout prix soutenir en Alle­magne les États catholiques contre les foyers protestants de subversion politique autant que confessionnelle. Ils faisaient passer la religion avant l'État. 63:76 La politique de Richelieu était inverse. Pour lui, la grandeur de l'État primait. Partant de là, il fut conduit, pour s'élever en puissance, à faire à l'Espagne une guerre de vingt-cinq ans qui l'épuisa (entravant par ricochet l'apos­tolat religieux en Amérique) et à soutenir en Europe cen­trale, par des procédés plus ou moins avouables, les princes protestants contre les catholiques. L'affreuse guerre dite de Trente ans dépeupla l'Allemagne pour un siècle. Elle ouvrit le cycle des revanches et des belles qui ne devait se terminer que de nos jours. En 1940, en France occupée, des brochures de propagande allemandes feront encore allusion à la guerre de Trente ans... Ainsi, au lieu de la ré-union de l'Europe dans une foi commune, ce fut la désunion. Bérulle en mourut de chagrin. Dans l'immédiat, Mme Acarie paraissait battue, la contem­plation balayée par le positivisme. Mais les voies de Dieu ne sont pas celles de l'homme : malgré les persécutions dont il fut l'objet, le « réseau », Acarie survécut, s'étendit et fit de nouveaux adeptes dans les générations suivantes ; progressivement il se transforma en une association qui, derrière l'alibi commode d'œuvres de charité, constitua en fait une société d'action politique et civique en mesure de peser sur les décisions gouverne­mentales : la fameuse Compagnie du Saint-Sacrement. Des personnalités aussi éminentes que Bossuet ou le maréchal de Schomberg en firent partie, avec naturellement « Monsieur Vincent ». La compagnie eut des cellules dans plus de cinquante villes de France. Sans son action capillaire très discrète, voire occulte, le siècle de Louis XIV n'eût sans doute pas été aussi chrétien et aussi français. Par des voies cachées, dénuées d'orgueil et exemptes d'ambition person­nelle, la contemplation, finalement, l'emportait. Leçon pleine d'espérance pour nous et dans laquelle il ne manque rien, même pas la tentation de l'activisme à la­quelle succombèrent quelques habitués du salon Acarie, qui, généreusement, mais insuffisamment dociles à la disci­pline contemplative, se laissèrent entraîner dans les com­plots ourdis contre le cardinal de Richelieu. \*\*\* 64:76 La leçon que constitue cette page d'histoire me paraît avoir une valeur permanente. Dans la vie trépidante qui nous emporte en ne laissant qu'à de rares privilégiés le temps de réfléchir, on a fini par opposer stupidement le contemplatif à l'homme d'action comme si l'un incarnait le rêve stérile et l'autre l'efficacité certaine. J'ai eu une carrière d'officier. Toute ma vie, dans la Marine, je me suis attaché à former des officiers, c'est-à-dire précisément des chefs efficaces s'attachant concrète­ment à atteindre le but qui leur avait été fixé. Jamais il ne m'est venu à l'esprit de séparer, voire d'opposer la pensée et l'action. Évidemment, plus on s'élève dans la hiérarchie, plus la part de la pensée devient grande par rapport à la technique de l'exécution. Mais les deux composantes de toute action humaine sont aussi mêlées que l'intelligence et la volonté dans l'être qui la produit. Pour moi, contempler, c'est, par la pensée, s'enfermer dans le même temple que l'idéal de finalité qu'on a dans le cœur ([^7]). Pour le chrétien, cet idéal ne peut être que Dieu, chacun cherchant à l'atteindre selon sa vocation, son devoir d'état, sa compétence. La compétence du bénédictin ou du chartreux n'est pas celle de l'officier ou du militant politique. Protégés par le cloître, les premiers vont directement au but sans avoir à cheminer par les méandres de la vie dans le monde. Mais, à regarder la marque que tant d'entre eux ont imprimée à l'histoire, à considérer la floraison d'œuvres de toute sorte qu'ils ont réalisée, on ne saurait dire que la contemplation ait paralysé l'action. Celle-ci, au contraire, en apparaît comme le fruit, le « surcroît » dont parle l'Évangile. Toutes proportions et distances gardées, il en est un peu de même des autres vocations, y compris celle du bien public, où le chrétien vivant dans le siècle peut être engagé. 65:76 L'habitude de la contemplation, chacun selon son tem­pérament, entraîne celle de juger ses actes comme si Dieu se trouvait « dans le même temple » que soi, ce qui leur fixe automatiquement une barrière morale. Il ne faut pas con­fondre morale et politique. Leurs fins respectives ne sont pas les mêmes. Mais il ne faudrait pas croire non plus, avec Machiavel ou Lénine, que, sous prétexte d'efficacité, la poli­tique puisse s'affranchir de toute morale. La politique est une chose relative qui se juge à des résultats. Égrenés dans le temps et difficiles à juger dans leur ensemble, certains de ces résultats, fruits du talent, sont d'ordre temporel, les autres, en particulier la valeur d'exemple des moyens em­ployés, d'ordre moral. Si l'on ne veut pas que les moyens ou l'exemple puissent compromettre la fin supposée bonne que l'on recherche, le face à face de la contemplation est une nécessité. De plus, par un phénomène naturel d'osmose, la con­templation postule la réflexion. Sauf don exceptionnel de charisme, il serait très dange­reux, et contre nature, de ne se décider dans la vie terrestre qu'en fonction de lumières intérieures ou d'inspirations supposées surnaturelles. L'intelligence et la volonté nous ont été données pour cela. Ensemble elles doivent faire cheminer l'acte par les étapes qui lui sont nécessaires pour être raisonnable : l'acquisition de la compétence, la ré­flexion, l'effort de prévoyance, la décision, la persévérance, la ténacité... Éclairée et stimulée par la contemplation, la raison est la matrice de l'action sage. On dit que le maréchal Lyautey portait, gravée sur sa bague, cette devise tirée des œuvres du poète lyrique, athée et un peu fou qu'était Shelley : « La joie de l'âme est dans l'action. » Un règlement de la Marine décrétait autrefois que « la seule faute impardonnable d'un chef est l'inaction ». Il est remarquable de trouver la même pensée, mais infi­niment valorisée par la finalité divine, sous la plume d'une pure contemplative, Mère Anne de Jésus, fondatrice du Carmel en France, qui écrivait en 1604, à la belle époque du salon Acarie : « L'amour ne souffre point l'oisiveté... » Paul AUPHAN. 66:76 ### Ce que dit saint Thomas par Jean MADIRAN GÉNÉRALEMENT, on ne mentionne pas la doctrine de saint Thomas sur la vie active et la vie contemplative sans ajouter : « ...les textes bien connus de saint Thomas... ». Bien connus, mais par qui ? Ceux qui les con­naissent bien n'auront qu'à sauter le présent article. Tant mieux s'ils sont aussi nombreux qu'on le suppose. A l'in­tention des autres, nous nous proposons simplement de citer ou de résumer ces « textes bien connus », en suivant plus ou moins la traduction Lemonnyer ([^8]) et la traduction Yves Simon ([^9]). \*\*\* Peu avant sa mort, dans son discours en français du 19 juillet 1958, Pie XII recommandait la « *doctrine si sobre et si ferme* » de saint Thomas sur la contemplation, et il la résumait en ces termes : « *Selon ce maître de la théologie catholique, l'activité humaine peut se distinguer en vie active et vie contempla­tive, de la même manière que l'intelligence, qui constitue le propre de l'homme, peut être considérée sous deux aspects, actif ou passif. Elle est ordonnée, en effet, soit à la connais­sance de la vérité, œuvre de l'intelligence contemplative, soit à l'action extérieure, qui relève de l'intellect pratique ou actif.* 67:76 *Mais pour saint Thomas la vie contemplative, loin de se resserrer dans un intellectualisme sans âme et borné à la spéculation abstraite, met aussi en jeu l'affectivité, le cœur. Et il en voit le motif dans la nature même de l'homme ; car c'est la volonté qui fait agir les autres facultés humaines ; c'est elle donc qui poussera l'intelligence à poser ses actes. La volonté appartient au domaine de l'affectivité ; aussi est-ce l'amour qui meut l'intelligence dans son exercice : qu'il soit amour de la connaissance elle-même, ou amour de la chose connue. Citant un texte de saint Grégoire, saint Tho­mas montre le rôle de l'amour de Dieu dans la vie contem­plative :* « *en tant que, par amour de Dieu, l'on s'enflamme du désir de contempler sa beauté* »*. L'amour de Dieu que saint Thomas place au principe de la contemplation, il le met aussi en son terme : elle s'achève dans la joie et le repos qu'elle goûte lorsqu'elle possède l'objet aimé*. *Ainsi la vie contemplative est-elle pénétrée tout entière de la charité divine, qu'i inspire ses démarches et récompense ses efforts.* « *L'objet de la contemplation, pour saint Thomas, c'est principalement la vérité divine, fin dernière de toute vie hu­maine ; comme dispositions préparatoires, elle requiert dans le sujet l'exercice des vertus morales ; dans ses progrès, elle se sert des autres actes de l'intelligence ; avant d'arriver au terme de ses recherches, elle prend appui sur les œuvres visibles de la création, reflet dos, réalités invisibles ;* *mais sa perfection ultime, elle ne la trouve que dans la contemplation de la vérité divine, béatitude suprême de l'esprit hu­main. Que d'incompréhensions, d'étroitesses de vues, de ju­gements erronés on éviterait si, lorsqu'on parle de la vie contemplative, on prenait soin de rappeler la doctrine du Docteur angélique, dont Nous venons d'évoquer les traits essentiels.* » Il semble donc que la doctrine de saint Thomas sur ce point ne soit pas si couramment connue ; ou bien elle est passablement oubliée par ceux qui croient la connaître. Voici les textes principaux où elle s'exprime. #### Distinction entre la vie active et la vie contemplative Il y a deux sortes de vie humaine, et deux seulement, dit saint Thomas, la vie active et la vie contemplative (II-II, 179, 1) : 68:76 « La vie d'un vivant se révèle par l'opération qui, plus que toute autre, lui est propre, et vers laquelle le porte sa principale inclination. La vie des végétaux se définit par la nutrition et la génération (...) ; la vie des êtres humains par la pensée et par l'action raisonnable. « La vie de chaque homme est ce en quoi il trouve son principal plaisir et ce en quoi il place son intention princi­pale (...). Puisqu'il y a des hommes qui ont pour intention surtout la contemplation de la vérité, et d'autres surtout les actions extérieures, il convient de diviser la vie humaine en vie active et vie contemplative. » La contemplation n'est d'ailleurs pas la suppression de toute activité, mais bien plutôt une activité supérieure : « Le *repos* de la contemplation s'entend par rapport aux occupations extérieures : l'acte de contempler n'en est pas moins en lui-même une activité de l'esprit. » Cette distinction entre la vie active et la vie contempla­tive est prise par saint Thomas chez saint Grégoire et elle se fonde sur l'Écriture (art. 2) : « Ces deux vies sont figurées par les deux femmes de Jacob, la vie active par Lia et la vie contemplative par Rachel ; et par les deux hôtesses du Seigneur : la vie contemplative par Marie et la vie active par Marthe. Saint Grégoire le dit expressément. Ce symbolisme disparaîtrait s'il y avait plus de deux formes de vie. » D'autre part, cette distinction est conforme à la nature de l'esprit humain : « L'intellect se divise en intellect actif et intellect con­templatif. La fin de la connaissance intellectuelle est ou bien la connaissance de la vérité, qui est l'affaire de l'in­tellect contemplatif, ou bien une action extérieure, ce qui est l'affaire de l'intellect pratique ou actif. » ([^10]) 69:76 A quoi l'on peut opposer qu'outre la vie purement con­templative et la vie purement active, il existe une troisième catégorie, celle qui comporte à la fois action et contempla­tion : tel était l'avis de saint Augustin. Mais saint Thomas n'admet pas cette troisième catégorie parce que (croyons-nous) il n'y a pas de vie contemplative ne comportant abso­lument aucune action extérieure, ni de vie active totalement privée de contemplation. La distinction entre les deux for­mes de vie est faite non d'après leur contenu mais d'après leur intention principale. Les entreprises de l'activité hu­maine qui sont ordonnées à subvenir aux nécessités de la vie présente relèvent de la vie active, même si elles comportent une part de contemplation. Les entreprises qui sont ordon­nées à la considération de la vérité relèvent, quelles que soient les actions extérieures qui les accompagnent, de la vie contemplative. #### La vie contemplative La vie contemplative est la vie de ceux qui ont pour intention principale la contemplation de la vérité (qu. 180). Saint Grégoire « fait consister la vie contemplative en la charité pour Dieu : en ce que l'amour de Dieu nous en­flamme du désir de contempler sa beauté ». Les vertus morales n'appartiennent pas directement à la vie contemplative. « Les vertus morales sont ordonnées aux actions exté­rieures. La vie contemplative implique au contraire, selon saint Grégoire, la cessation de l'activité extérieure. Les ver­tus morales n'appartiennent donc pas à la vie contempla­tive. « Mais il y a deux façons d'appartenir à la vie contem­plative : à titre d'élément constitutif ou à titre de dispo­sition préalable. Les vertus morales ne sont pas un élément constitutif de la vie contemplative. La vie contemplative a pour fin la considération de la vérité : or le savoir, qui relève de la considération de la vérité, n'a qu'un pouvoir minime en ce qui concerne la pratique des vertus morales, ainsi que le remarque Aristote, qui ajoute : les vertus mo­rales concernent la félicité de la vie active et non la félicité de la vie contemplative. « A titre de disposition préalable, les vertus morales concernent la vie contemplative. En effet l'acte de la con­templation, en quoi consiste la vie contemplative, est em­pêché : 1. -- par la violence des passions, par laquelle l'intention est détournée des choses intelligibles et tournée vers les choses sensibles ; 2. -- par les agitations extérieures. Or les vertus morales font obstacle à la violence des passions et apaisent l'agitation des occupations extérieu­res. » 70:76 La vie contemplative consiste en un acte unique, mais comporte sous un rapport des actes divers : « L'ange voit la vérité d'un simple regard, tandis que l'homme ne parvient à cette intuition de la vérité que par une suite d'opérations à partir de données multiples. La vie contemplative consiste en un acte unique dans lequel elle atteint finalement sa perfection, à savoir la contem­plation de la vérité, et d'où elle tient son unité. Mais elle comporte beaucoup d'actes par lesquels elle parvient à cet acte final. Certains de ces actes concernent l'acquisition des principes à partir desquels on chemine jusqu'à la contemplation de la vérité ; d'autres concernent la déduction, à partir des principes, de la vérité que l'on cherche à connaître ; l'acte final, l'accomplissement, est la contemplation elle-même de la vérité... « L'homme parvient à la connaissance de la vérité de deux manières : « 1. -- Par ce qu'il reçoit d'autrui. En ce qui concerne ce que l'homme reçoit de Dieu, la prière est nécessaire : « J'ai prié et l'esprit de sagesse m'est venu en moi » (Sagesse, VII, 7). En ce qui concerne ce que l'homme reçoit des hom­mes, l'audition (enseignement oral) et la lecture (enseigne­ment écrit) sont nécessaires. « 2. -- Par l'indispensable étude personnelle : ce qui requiert la méditation. » \*\*\* La contemplation est tournée essentiellement vers Dieu ; à titre secondaire et dispositif, elle comporte la considéra­tion de la création : « La contemplation de la vérité divine est la fin de la vie humaine tout entière (...). Cette contemplation sera par­faite dans la vie future (...). Dans cette vie-ci, la contem­plation de la divine vérité ne nous est possible que de façon imparfaite, comme dans un miroir, et sous forme d'énig­mes ; par quoi se fait pour nous comme un commencement de la béatitude, qui commence ici-bas et trouve son terme dans la vie future. C'est pourquoi Aristote fait consister la félicité dernière de l'homme dans la contemplation du su­prême intelligible. 71:76 « Les œuvres divines nous mènent à la contemplation de Dieu : « Les perfections invisibles de Dieu nous sont accessibles par leurs œuvres » (*Rom.,* I, 20). Donc la con­templation des œuvres de Dieu appartient, à titre secon­daire, à la contemplation, en tant que par elle l'homme est acheminé à la connaissance de Dieu : dans la considération des créatures, dit saint Augustin, il ne s'agit pas d'exercer une vaine et périssable curiosité, mais de nous élever aux choses immortelles et qui ne passent point. » De tout cela il ressort que « quatre choses, dans un certain ordre, conviennent à la vie contemplative : 1. -- les vertus morales ; 2. -- d'autres actes que la contemplation elle-même ; 3. -- la contemplation des œuvres divines ; 4. -- la contemplation elle-même de la vérité divine ». N'importe quelle contemplation de n'importe quelle vé­rité appartient à la vie contemplative dans la mesure où elle est recherchée en vue d'atteindre à la vérité divine. #### La vie active La vie active est tournée vers les actions extérieures et non vers la contemplation de la vérité (qu. 181, art. 1) : elle est le domaine où s'exercent les vertus morales. Mais c'est toujours la considération de la fin principalement poursuivie qui distingue la vie active de la vie contempla­tive : « Quand quelqu'un accomplit les œuvres de la vie active seulement en tant qu'elles disposent à la contempla­tion, il les incorpore à la vie contemplative. Mais chez ceux dont l'intention se tourne vers les œuvres des vertus mora­les en raison de leur bonté propre, et non pas en tant qu'elles disposent à la vie contemplative, l'exercice des ver­tus morales relève de la vie active. On peut en outre consi­dérer que la vie active dispose à la vie contemplative. » (ad 3.) L'acte d'enseigner appartient, selon les cas et les points de vue, à la vie active et à la vie contemplative (art. 3) : « L'enseignement a un double objet : 1. -- il se fait par la parole, 2, -- la parole est le signe sensible de l'idée intérieure. 72:76 « Donc, *d'une part,* l'objet de l'enseignement est la matière de l'idée intérieure. En regard de cet objet, l'ensei­gnement relève tantôt de la vie active et tantôt de la vie contemplative. De la vie active quand on conçoit quelque vérité pour y trouver une lumière directrice de l'activité extérieure. De la vie contemplative quand on conçoit une vérité intelligible pour trouver sa joie à la considérer et à l'aimer. D'où ces paroles de saint Augustin : « Qu'ils choi­sissent la meilleure part, qui est la vie contemplative, qu'ils se donnent à la prédication ; qu'ils aspirent à la douceur de l'enseignement ; qu'ils s'appliquent à la science qui sauve. » En quoi il est manifeste que saint Augustin rattache l'enseignement à la vie contemplative. « *D'autre part,* le discours par quoi se fait l'enseigne­ment, et qui est destiné à l'auditeur. Sous ce rapport l'en­seignement relève de la vie active, à laquelle appartiennent les actions extérieures. » Sans doute, enseigner est un acte de sagesse, et la sages­se relève de la vie contemplative. Mais ce n'est pas n'impor­te quel sage qui enseigne, et ce n'est pas seulement en tant que sage : « Le sage est qualifié pour enseigner dans la mesure où il est capable d'exprimer l'idée intérieure et d'amener autrui à l'intelligence de la vérité » (ad 2). La prière qui est faite au bénéfice d'autrui n'en appar­tient pas moins à la vie contemplative ; mais il n'en va pas de même pour l'enseignement : « Celui qui prie pour autrui n'exerce aucune action sur celui pour qui il prie ; il agit seulement sur Dieu, qui est la vérité intelligible. Mais celui qui enseigne exerce sur autrui une action extérieure. » (ad 3) ([^11]). #### Supériorité de la vie contemplative Si l'on considère en elles-mêmes la vie active et la vie contemplative, on doit reconnaître que la seconde est supé­rieure à la première (qu. 182, art. 1). Saint Thomas en atteste d'abord l'Écriture : « Le Seigneur a dit (Luc*,* X, 42) : « Marie a choisi la meilleure part, qui ne lui sera point ôtée. » Or Marie repré­sente la vie contemplative. C'est donc que la vie contem­plative est supérieure à la vie active. » 73:76 Puis saint Thomas donne huit raisons de cette supério­rité, qui sont les huit raisons données par Aristote. La supériorité de la vie contemplative sur la vie active est donc une vérité *naturelle,* valable et certaine, indépendamment de toute considération religieuse. Bien entendu, la contem­plation véritable et parfaite est la contemplation chrétien­ne. Mais déjà dans l'ordre naturel s'inscrit une primauté de la contemplation sur l'action. Cela comporte de grandes conséquences, par exemple pour l'étude des diverses civili­sations et de leur valeur propre. Les civilisations fondées sur la primauté de l'action ne sont pas sur le même plan que les civilisations fondées sur la primauté de la contem­plation. On peut même se demander si les civilisations fondées sur la primauté de l'action sont véritablement des civilisations, ou si elles ne sont pas plutôt le contraire de toute civilisation. Il est peut-être important de le savoir au moment où l'on se propose de les évangéliser et d' « as­sumer » et baptiser les « valeurs » qu'elles recèlent : car encore faut-il que ces « valeurs » soient des valeurs authen­tiques. S'il est vrai que toute civilisation est une certaine transmission de la loi naturelle ([^12]), et s'il est vrai que la loi naturelle se trouve pratiquement rejetée par la primauté de l'action, il y aurait lieu d'attacher son attention à ce point plus qu'on ne le fait d'ordinaire. Ayant dit qu'il tirait ses huit raisons d'Aristote -- et il les tire effectivement du dixième livre de l'*Éthique,* chapi­tres 7 et 8 -- saint Thomas illustre ou confirme cependant chacune d'elles par une référence à l'Écriture ou à la tradi­tion théologique : « 1. -- La vie contemplative convient à l'homme selon ce qu'il y a de meilleur en lui, c'est-à-dire l'esprit, et relati­vement aux objets propres de l'esprit, c'est-à-dire les intel­ligibles, tandis que la vie active est occupée des choses ex­térieures. C'est pourquoi le nom de Rachel, qui représente la vie contemplative, signifie : « vision du principe », tan­dis que la vie active est représentée par Lia, qui a les yeux malades, comme dit saint Grégoire. 74:76 « 2. -- La vie contemplative peut durer plus longtemps (quoique non point dans l'acte suprême de la contempla­tion). Aussi Marie, qui représente la vie contemplative, est assise sans en bouger aux pieds du Seigneur (Luc, X, 39). « 3. -- La joie de la vie contemplative est plus grande que celle de la vie active. D'où ce mot de saint Augustin : « Marthe s'agitait, Marthe était à la fête. » « 4. -- Dans la vie contemplative, l'homme se suffit davantage à lui-même : il a besoin de moins de choses. D'où cette parole (Luc, X, 41) : « Marthe, Marthe, tu t'in­quiètes et tu te troubles pour beaucoup de choses. » (Cette quatrième raison est développée plus loin par saint Thomas (qu. 188, art. 7) : « Les œuvres extérieures et corporelles de la vie active exigent de plus abondantes ressources. La contemplation n'a que peu de besoins. Pour l'action, dit Aristote, il faut une quantité de choses ; plus l'action est étendue et meilleure, et plus il en faut ; le contemplatif, lui, n'a pas besoin de tout cela ; le nécessaire lui suffit et le superflu ne ferait que l'encombrer. ») « 5. -- La vie contemplative est davantage aimée pour elle-même ; la vie active est ordonnée à autre chose que soi. C'est pourquoi il est dit au Psaume 26 : « J'ai demandé une seule chose au Seigneur, et je n'en rechercherai pas d'au­tres : c'est d'habiter dans la maison du Seigneur tous les jours de ma vie, pour y voir la joie du Seigneur. » « 6. -- La vie contemplative consiste en une sorte de loisir et de tranquillité. C'est pourquoi il est dit au Psaume 45 : « Libérez-vous l'esprit et considérez que je suis Dieu. » « 7. -- La vie contemplative est ordonnée aux choses divines ; la vie active est ordonnée aux choses humaines. C'est pourquoi saint Augustin écrit : « Au commencement était le Verbe : voilà celui que Marie entendait. Et le Verbe s'est fait chair : voilà celui que Marthe servait. » « 8. -- La vie contemplative appartient à ce qui dans l'homme est proprement humain : l'esprit. A la vie active prennent part les facultés inférieures qui sont communes à l'homme et aux animaux. C'est pourquoi le Psalmiste, après avoir dit : « Tu sauveras, Seigneur, les hommes et les bêtes », ajoute ceci, qui est particulier à l'homme : « Et dans ta lumière nous verrons la lumière » (Ps. 35). » Après ces huit raisons naturelles tirées d'Aristote, il y a encore une neuvième raison, dit saint Thomas, et c'est le Seigneur qui l'ajoute, dans la parole déjà citée (Luc, X, 42) : « Marie a choisi la meilleure part, qui ne lui sera point ôtée. » 75:76 Ce qu'explique saint Augustin en disant : « Ce n'est pas que ta part soit mauvaise : mais la sienne est meilleure. Et pourquoi meilleure ? Parce qu'elle ne lui sera point ôtée. Car un jour te sera retiré le fardeau qu'impose la nécessité présente : mais la douceur de la vérité est éternelle. » ([^13]) \*\*\* Dans la *Somme contre les Gentils* (III, 37), saint Thomas donne plus courtement six raisons de la supériorité de la contemplation sur l'action : 1. -- La contemplation est propre à l'homme : les ani­maux en sont incapables. 2. -- Elle ne tend à aucune autre fin qu'elle-même 3. -- Par la contemplation, l'homme ressemble aux êtres qui lui sont supérieurs : les anges et Dieu. 4. -- Par la contemplation, l'homme atteint ces êtres supérieurs. 5. -- Dans la contemplation, l'homme se suffit à peu près à lui-même, sans grand besoin extérieur. 6. -- La contemplation est la fin de toutes les autres activités humaines : la santé du corps, l'apaisement des passions (fruit des vertus morales), la paix extérieure (as­surée par le gouvernement de la cité). « Si l'on considère les choses droitement, on voit que toutes les activités hu­maines sont au service de ceux qui contemplent la vérité. » \*\*\* Si la contemplation est *en elle-même* supérieure à l'ac­tion, elle ne l'est pas *dans tous les cas particuliers :* « D'un point de vue particulier et dans un cas donné, il arrive que la vie active doive être préférée, en raison des nécessités de la vie présente. Il vaut mieux, dit Aristote, philosopher que gagner de l'argent, mais pour celui qui est dans le besoin, c'est gagner de l'argent qui est le meilleur. » 76:76 « Il arrive que quelqu'un soit arraché à la contemplation en vue de pourvoir à quelque nécessité de la vie présente. Pas au point, cependant, de le forcer à abandonner totalement la contemplation. « L'amour de la vérité, écrit saint Augustin, aspire au saint loisir ; les nécessités de la charité imposent le juste travail, c'est-à-dire celui de la vie active. Si nul ne nous met sur les épaules ce fardeau, il n'y a qu'à vaquer à la recherche et à la contemplation de la vérité. Si on nous l'impose, la charité exige que nous le portions. Mais, même dans ce cas, nous ne devons pas délaisser entiè­rement la joie de la vérité, si nous ne voulons pas être privés de cette douceur et écrasés par cette nécessité. » D'où il apparaît que lorsque quelqu'un est arraché à la vie contemplative pour être appliqué à la vie active, il ne s'agit pas d'abandonner la contemplation, mais d'y ajouter l'ac­tion. » (ad 3) \*\*\* Le mérite de la vie contemplative est plus grand que celui de la vie active. Saint Thomas cite Saint Grégoire : « Grands sont les mérites de la vie active, mais plus grands encore sont ceux de la vie contemplative. » (art. 2). Voici pourquoi : « La racine du mérite, c'est la charité. La charité con­siste en l'amour de Dieu et du prochain. En soi, aimer Dieu est plus méritoire qu'aimer le prochain. Par conséquent ce qui concerne plus directement l'amour de Dieu est, par na­ture, plus méritoire que ce qui relève de l'amour du pro­chain aimé pour l'amour de Dieu. Or la vie contemplative relève directement et immédiatement de l'amour de Dieu (...). La vie active se rapporte plus directement à l'amour du prochain (...). Cependant il peut arriver que quelqu'un acquière dans les œuvres de la vie active plus de mérite qu'un autre n'en acquiert dans la vie contemplative. Par exemple si quelqu'un, par surabondance d'amour de Dieu, accepte d'être privé pour un temps des douceurs de la con­templation afin d'accomplir la volonté de Dieu et de servir sa gloire. C'est en ce sens que saint Paul écrivait : « Je souhaiterais d'être moi-même anathème, séparé du Christ, pour mes frères » (*Rom.,* IX, 3). Saint Jean Chrysostome explique : « L'amour du Christ avait à ce point submergé son âme que cela même qu'il mettait au-dessus de tout, c'est-à-dire être avec le Christ, il le méprisait en vue de plaire au Christ. » 77:76 « Le travail extérieur supporté pour le Christ est assurément un signe de charité. Mais c'en est un aussi et de beaucoup plus de portée, que de se complaire, après avoir renoncé à tout ce qui intéresse la vie présente, dans le don total de soi-même à la divine contemplation. » (ad 1) \*\*\* La vie active n'est pas nécessairement un obstacle à la vie contemplative (art. 3) « La vie active peut être envisagée de deux manières : « 1. -- En tant qu'elle est le goût et la pratique des ac­tions extérieures. Il est alors évident qu'elle empêche la vie contemplative. Il est impossible de s'occuper simultané­ment d'activité extérieure et de contemplation de Dieu. 2. -- En tant qu'elle discipline les passions de l'âme et les soumet à l'ordre de la raison. Elle est alors un se­cours pour la contemplation, qui est empêchée par le dérè­glement des passions. C'est ce qui fait dire à saint Gré­goire : « Quiconque veut posséder la citadelle de la contem­plation doit s'éprouver au préalable sur le champ de ba­taille de l'action. Il doit s'assurer qu'il ne cause plus aucun préjudice à son prochain, qu'il supporte patiemment le préjudice que le prochain peut lui causer, que devant l'abondance des biens temporels son âme ne s'abandonne pas à une joie déréglée, que la privation de ces biens ne l'afflige pas outre mesure. Il doit s'assurer aussi que, lorsqu'il ren­tre en soi-même pour y méditer les choses spirituelles, il ne traîne pas avec soi les images des choses corporelles ou, s'il en a traîné, qu'il les discerne et qu'il les chasse. « Par quoi l'on voit que la pratique de la vie active est profitable à la vie contemplative en ce qu'elle apaise les passions inté­rieures d'où proviennent des imaginations qui empêchent la contemplation. » #### Rapports de l'action et de la contemplation La supériorité ou « primauté » de la contemplation si­gnifie-t-elle qu'il faille se consacrer « d'abord » et « avant tout », ou « uniquement » à la contemplation ? 78:76 L'amour de Dieu « précède » l'amour du prochain -- mais saint Grégoire dit au contraire que « la vie active a une priorité chronologique sur la vie contemplative, car c'est à partir des bonnes œuvres que l'on tend à la contempla­tion ». Saint Thomas indique ici (art. 4) diverses considérations sur les deux sortes de priorité et sur *la fonction directrice* de la contemplation par rapport à l'action : « Il existe deux sortes de priorité : « 1. -- Une priorité de nature. Cette priorité appartient à la vie contemplative : elle s'applique à des choses qui sont meilleures et qui ont priorité. C'est pourquoi *la vie contem­plative meut et dirige la vie active*. La raison contemplati­ve est à la raison pratique ce que l'homme est à la femme, qui doit être gouvernée par lui, ainsi que l'expose saint Augustin (*De Trin*., XII, 12). « 2. -- Une priorité par rapport à nous, selon l'ordre dans lequel les choses se produisent. Cette priorité appar­tient à la vie active, qui dispose à la vie contemplative. Dans l'ordre de la production, la disposition précède la forme, bien que la forme ait une priorité de nature. » « ...On va de la vie active à la vie contemplative suivant l'ordre dans lequel les choses se produisent. Mais on revient de la vie contemplative à la vie active suivant l'ordre de gouvernement, *afin que la vie active soit dirigée par la contemplation*. Pareillement c'est par les actes que l'on ac­quiert une habitude, mais l'habitude une fois acquise per­met d'agir plus parfaitement, comme le remarque Aristote. » \*\*\* Il y a, bien sûr, une question de vocation. La vie active et la vie contemplative sont à cet égard l'affaire de per­sonnes différentes. Elles peuvent être aussi l'affaire des mêmes personnes. Il faut tenir compte des dispositions na­turelles, mais aussi des transformations et des épanouisse­ments dont elles sont susceptibles : « Ceux qui sont enclins aux passions à cause de leur besoin d'activité ont une aptitude particulière pour la vie active à cause de leur esprit agité. » Certaines personnes, écrit saint Grégoire, ont l'esprit si remuant que, s'il arrivait qu'elles fussent libérées de toute occupation, ce serait pour elles une préoccupation encore plus pénible. 79:76 Les agitations du cœur deviennent chez elles d'autant plus accablantes qu'elles ont davantage le loisir de penser. « D'autres au contraire ont l'esprit naturellement pur et apaisé, par quoi elles sont aptes à la contemplation. Si elles étaient entière­ment lancées dans l'action, elles en souffriraient. Saint Gré­goire dit que « certains ont l'esprit tellement fait pour le loisir que, si on les jette dans les occupations extérieures, ils y succombent aussitôt ». Mais il ajoute : « On voit sou­vent l'amour exciter à l'ouvrage les esprits paresseux, et la crainte apaiser dans la contemplation les esprits agités. » C'est pourquoi ceux qui sont les plus aptes à la vie active peuvent, en pratiquant cette vie, se préparer à la vie con­templative ; et ceux qui sont les plus aptes à la vie contem­plative peuvent subir les exercices de la vie active pour y trouver un surcroît de préparation à la vie contemplative. » \*\*\* Ajoutons ici deux remarques de saint Thomas tirées de son Commentaire sur les Sentences de Pierre Lombard : « Les hommes plongés dans la vie active ne peuvent tous parvenir à l'état parfait de la contemplation : mais tout chrétien établi dans la voie du salut a nécessairement quelque participation à la contemplation, puisque c'est un précepte pour tous : « Libérez-vous l'esprit et considérez que je suis Dieu. » (III Sent., 36, 3, ad 5) « La connaissance contemplative des choses éternelles convient quelquefois à la vie active (...) parce qu'elle lui est prérequise à titre de cause, quand les raisons de vivre sont puisées, dans la contemplation des choses éternelles. » (III Sent., 35, 1, 3, 2) A la vie contemplative canonique, c'est-à-dire celle des Ordres religieux contemplatifs, disait Pie XII, n'est pas réservée « *cette vie intérieure et théologale, à laquelle toutes les âmes vivant en religion, et même dans le monde, sont appelées, et que chacune peut mener partout en soi-même* » (19 juillet 1958). « *L'essence de la vie contemplative : de­meurer en Dieu par la charité, afin que Dieu demeure en vous.* » (26 juillet 1958) 80:76 #### Le plus parfait Si la vie contemplative est donc, en elle-même, supé­rieure à la vie active, il est une vie active qui est supérieure à la vie contemplative : « Distinguons deux sortes de vie active : « 1. -- Celle qui résulte de la plénitude de la contempla­tion : par exemple l'enseignement et la prédication. C'est ce qu'écrit saint Grégoire : « Aux hommes parfaits qui sortent de la contemplation s'applique la parole du Psau­me 114 : Ils ouvriront la bouche et dans leurs paroles se retrouvera le goût de ta suavité. » Cela l'emporte sur la simple contemplation : il est mieux d'éclairer que de sim­plement voir la lumière ; de même il est mieux de commu­niquer aux autres ce que l'on a contemplé, plutôt que de contempler seulement. « 2. -- Il y a secondement cette forme de vie active qui consiste uniquement en occupations extérieures, faire l'au­mône, exercer l'hospitalité et autres choses semblables. Ces œuvres-là sont inférieures aux œuvres de la contemplation, sauf en cas de nécessité, comme nous l'avons exposé plus haut. « (II-II, 188, 6) « La vie contemplative est en elle-même meilleure qu'une vie active occupée à des actes corporels ; mais une vie active consistant à communiquer aux autres, par la prédication et l'enseignement ce que l'on a contemplé, est plus parfaite qu'une vie seulement contemplative, car elle suppose une abondance de contemplation. Aussi est-ce une telle vie que le Christ a choisie. » (III, 40, 1, ad 2) \*\*\* La vie humaine en ce monde, même contemplative, est pleine d'incertitudes et d'infortunes (*Contra Gent.,* I, 102) : « La fatigue, les occupations diverses qui viennent néces­sairement en cette vie se mêler à notre contemplation, contemplation en laquelle consiste surtout le bonheur de l'homme, si tant est qu'il y ait bonheur en cette vie, -- les erreurs, les doutes, les infortunes diverses auxquelles est soumise la vie présente, montrent que le bonheur humain, surtout en cette vie, ne peut se comparer à la béatitude de Dieu. » Jean MADIRAN. 81:76 ### La gratuité dans l'activité économique par Louis SALLERON AU DÉBUT DE L'ANNÉE, Jean Madiran, m'informant de ce numéro qu'il préparait, me demanda si je sou­haitais d'y donner un article. Je lui répondis que le sujet même de « contemplation et action » me dépassait de toute sa hauteur théologique et philosophique, mais que j'avais un paquet de notes sur « gratuité et économie » qui, à certains égards, pouvaient en être considérées comme l'analogue sur un autre plan. Dans les deux cas, en effet, il s'agit de l'opposition de deux termes dont l'un est à l'origine de l'autre quoiqu'il en soit la négation. Jean Madiran les lut, les agréa, et me demanda d'en faire un tri -- que voici. Quelques mots d'explication sont nécessaires. Quand, en 1937, je commençai d'enseigner l'économie politique à l'Institut catholique de Paris, j'avais déjà quelque dix années d'activité professionnelle dans les mi­lieux agricoles. J'avais, de ce fait, été amené à réfléchir sur l'acte de production dans ses rapports avec l'acte d'échange. Tout naturellement, j'accordai un long regard à la grande école des économistes français du XVIII^e^ siècle -- les Physiocrates -- qui professaient que la terre est la source unique des richesses parce qu'elle est seule à four­nir un « produit net » qui est le « don gratuit » de la nature. 82:76 Cette théorie, après avoir été reçue comme un dogme pendant un quart de siècle, fut ruinée par l'école anglaise qui, substituant le *travail* à la *terre* comme source (toujours unique) des richesses, fondait pratiquement sur l'*échange* l'enrichissement des hommes et des nations -- le travail d'une part assurant la multiplication des produits dont l'échange fait la richesse, mais le travail d'autre part trouvant sa fécondité propre dans la « division du tra­vail » qui est elle-même le résultat « d'un certain penchant naturel à tous les hommes... qui les porte à trafiquer, à faire des trocs et des échanges d'une chose pour une au­tre » (Ad. Smith). En fait, il est incontestable que la ri­chesse se développe par l'échange, mais si l'on voit sans peine que la multiplication des produits peut s'identifier à la multiplication des richesses, l'insertion du phénomène monétaire dans l'échange comme aussi bien dans la pro­duction pose des problèmes terriblement difficiles. Karl Marx s'attaqua à ces problèmes. S'inspirant des Physio­crates, il transféra de la *terre à l'homme* la gratuité d'un accroissement premier à la masse des biens existants. Le « produit net » devint la « plus value ». Les « exploi­tants » n'étaient plus les agriculteurs mais les chefs d'en­treprise. Ils exploitaient l'homme au lieu d'exploiter la terre. Le communisme en est résulté, dont la course n'est pas finie. Reste que personne n'a encore donné le fin mot de la question. Si on analyse assez bien la richesse et l'enri­chissement, on ne sait toujours pas ce qu'est, dans son essence, l'acte économique, ni ce que la monnaie vient y faire exactement. Le problème est philosophique. Aristote (que Marx lut de près) ne l'avait pas résolu. Ses successeurs ne l'ont pas résolu davantage. Quoi qu'il en soit, et quelle que sait la nature exacte de l'acte économique, cet acte se noue *pratiquement* dans l'échange et par le moyen de la monnaie -- de l'argent. Il s'oppose *pratiquement* à l'acte gratuit. D'un côté il y a l'acte intéressé, qui est l'acte économique, et de l'autre côté l'acte désintéressé, qui est l'acte gratuit. 83:76 Un beau jour de 1950, je me décidai à noter sur un cahier tout ce qui me passerait par la tête sur cette opposition. Il me semblait qu'il y avait à construire une dialectique de la gratuité et de l'économie. C'est le principal de ces notes que je publie ici. (La plupart datent de 1950, les autres s'échelonnent sur plusieurs années.) Qu'on touche, en cette affaire, à des questions qui ne sont pas très éloignées de celles qu'évoque le débat plus classique sur la contemplation et l'action, j'en trouve une nouvelle preuve dans la mode qui est en train de lancer le mot « praxéologie ». M. Roger Daval y consacre un article dans le numéro d'avril-juin 1963 de la revue *Sociologie du travail.* Le mot a été utilisé, pour la première fois semble-t-il, en 1890, par Alfred Espinas, dans un article de la *Revue philosophique* consacré aux « origines de la technologie ». M. Roger Daval nous présente « la praxéologie de L. Von Mises » et « la praxéologie de T. Kotarbinski ». Dans les deux cas, il s'agit de la science de *l'action.* Or Von Mises est un économiste. Le livre dont M. Roger Daval rend compte s'intitule *Human action, a treatise on economics.* Peu importent les thèses de Mises. Ce qui importe, c'est que « c'est... la science économique qui donna la première idée de la praxéologie ; inversement, celle-là sera de celle-ci le chapitre le mieux élaboré celui qui a pour objet les problèmes *catallactiques,* c'est-à-dire les problèmes d'é­change » (p. 143). Dans la praxéologie de Kotarbinski il s'agit d'autre chose, mais enfin lui aussi voit l'économie politique comme un des domaines de sa science et retient le principe d'économie parmi les quatre « principes gé­néraux d'efficacité de l'action ». Les mots « efficacité » et « action » cernent une réalité dont la réalité apparemment contraire est bien « gratuité » et « contemplation ». D'ail­leurs M. Roger Daval, parlant de son côté du technologue, emploie les expressions *homo cogitans* et *cogitatum*. Produire, c'est en somme *cogitare et aliis cogitata tradere*. Nous revoilà tout près de la devise dominicaine : *contem­plare et aliis contemplata tradere*. 84:76 Telles sont les très brèves explications par lesquelles j'espère justifier les réflexions qu'on va lire. Elles n'en justifient pas malheureusement le désordre que je demande au lecteur indulgent de bien vouloir excuser. Il s'agit simplement de notes, amorce d'un livre que je ne ferai certainement pas. Un plus jeune pourrait le faire. #### Le prix du temps -- L'Économie politique est la science du *temps*. La science de la *consommation onéreuse du temps*. La science économique consiste à intégrer le temps aux biens échan­geables, à faire du temps un bien échangeable, à *donner un prix au temps*. *Le temps est* « *inappréciable* »*. L'Économie politique lui donne une valeur, un prix. Elle* *fait du temps un bien qui se paye.* *Time is money*. C'est la définition même de l'Économie politique. Il faut que le temps soit conçu, dans son essence, comme négociable ou non négociable, comme appréciable ou inap­préciable, comme objet de valeur ou sans valeur, en dehors de la valeur. Il faut que la *valeur* du temps soit conçue comme valeur non économique ou comme valeur économique. Comme va­leur inappréciable ou comme valeur appréciable, c'est-à-dire se résolvant en prix. Comme valeur ne pouvant se matérialiser ou comme valeur débouchant dans la *monnaie*. \*\*\* -- Le temps est reflet de l'éternité ou matière immaté­rielle. Il descend de l'éternité ou monte de la matière. Il est à la jonction de l'éternité et de la matière, de l'absolu et du relatif, du nécessaire et du contingent. Ou nous le tenons pour reflet du sacré, ou nous le tenons pour terre vierge à conquérir. Ou il faut le respecter comme le vesti­bule de l' « intemporel » ou il faut l'annexer au royaume profane de nos constructions. Le temps appartient-il au royaume de Dieu ? ou est-il du domaine du Prince de ce monde, ? Le temps nous invite-t-il à la contemplation ? ou au travail ? \*\*\* 85:76 -- Il semble que le temps soit essentiellement de notre prise, puisqu'il s'oppose justement à l'éternité, puisqu'il est, comme l'espace, le lieu de la matière, sa mesure, sa défi­nition. Non seulement Dieu est hors du temps, mais l'esprit pur aussi, comme de l'espace, au point que saint Thomas est obligé d'inventer l'*ævum* pour situer l'ange dans sa motion de créature, hors de l'éternité, mais hors aussi de l'espace et du temps. Le temps est donc bien du domaine de la matière. Il est donc matériel, ou, du moins ne se con­çoit que par le matériel, dans le matériel. Supprimez la ma­tière, vous supprimez le temps. Si le temps n'est pas lui-même matière, il est le rythme de la matière, la forme de la matière, la mesure de la matière. \*\*\* -- On perd son temps, comme on perd son âme -- en voulant le sauver. \*\*\* -- Signification du salaire, par rapport aux autres formes de revenu, comme *temporalisation du revenu*. Le salaire, c'est le gain réglé par le temps. C'est la vie mesurée par le *temps*. C'est le travail, dans la vie, mesuré par le *temps*, en tant que celui-ci est mesuré par l'*argent*. -- Au lieu que notre vie rythme notre travail, et que notre travail rythme le temps, et que le temps rythme l'argent. Dans le salaire, c'est l'argent qui rythme le temps, qui rythme le travail, qui rythme la vie. -- Quand du salaire à la tâche on passe au salaire au temps, ce n'est pas un progrès, c'est une régression (philo­sophiquement). C'est le temps qui est désormais domesti­qué, auquel on est arrivé à donner la souplesse de l'argent. \*\*\* -- Arriver à concevoir « l'heure du manœuvre » comme la mesure fondamentale des prix est la profanation absolue de la vie humaine. Au sens exact, c'est la « désacralisation » totale de l'homme et du temps. C'est la réunion, la commu­nion de l'homme et du temps dans la matière. C'est le refus du temps perdu. C'est la porte fermée à l'éternité. Nous arrivons à clore notre univers dans le monde matériel, dans le temps mesuré par nous (par ce qui est matériel en nous), en refusant la contemplation. 86:76 Par une dialectique infernale, nous retenons du temps et de l'homme ce qu'il y a de matériel dans le temps et dans l'homme pour confirmer l'un par l'autre et en faire un système harmonieux. Alors qu'il faudrait retenir ce qu'il y a d'immatériel dans l'un et dans l'autre pour confirmer l'un par l'autre. \*\*\* -- Le pâtre qui regarde les étoiles introduit l'éternité dans le temps et dans son âme. Il construit l'éternité à partir du temps, grâce à son âme. Il construit l'éternité ans son âme, grâce au temps. « Inévitables astres... » (Valéry.) \*\*\* -- Si des millions d'Américains, ces princes de l'activité économique, se font psychanalyser chaque année, c'est par­ce qu'ils profanent le temps, et l'amour du même coup. (Comment imaginer l'amour sans perte de temps ?) Les Américains après avoir dévoré leur sol doivent le recons­tituer. Après avoir dévoré le temps, ils devront aussi le reconstituer. Et leur âme, *itou.* \*\*\* -- Civilisations de *temps gratuit :* civilisations de capi­tal. Civilisations de *temps payé :* civilisations de revenu. Gratuité du temps : capital, capitalisation, cathédrales, choses durables, choses belles, etc. Temps monétarisé : revenu, répartition, gratte-ciel, cho­ses cassables, choses laides, etc. Comparer maisons, meubles, vêtements, etc. dans les civilisations de temps gratuit et de temps payé. \*\*\* -- En l'an 2500, il restera des vestiges des civilisations égyptiennes, grecques, romaines, médiévales, louisquatorzièmes. *Rien* du XIX^e^ et du XX^e^ siècle. On ne saura même pas ce qu'étaient nos journaux, tombés en poussière. *Ceci* aura été tué par *cela...* \*\*\* 87:76 -- On ne peut faire ni cathédrales, ni châteaux, ni parcs quand le temps est de l'argent. Mais petit à petit on ne fait même plus de maisons, ni de meubles, ni rien de beau, de durable et de solide, sauf pour les riches. Le terme de l'Économie monétaire de temps, c'est l'usine construisant ses machines pour construire des usines pour construire des machines etc., et l'homme nu et esclave de cette pro­fanation du temps. \*\*\* -- On investit le temps. On désinvestit l'éternité. Le rythme de l'investissement actuel est un désinvestis­sement général. Nous sommes dans l'ère du désinvestisse­ment généralisé. L'humanité se désinvestit (au sens où un médecin vous dit que vous vous « déminéralisez »). \*\*\* -- Toute œuvre « valable » est désormais vendue au-dessous de son « prix de revient », parce qu'elle inclut nécessairement une portion d'âme, c'est-à-dire une portion de temps gratuit, une portion de temps-éternité qui se refuse à la matérialisation. C'est vrai de l'œuvre d'art, mais c'est vrai de l'œuvre artisanale, de l'œuvre paysanne, c'est-à-dire de tout produit fondamental d'usage *humain,* pour le corps ou l'esprit. L'équilibre ville-campagne, industrie-agriculture, existe parce que le paysan est volé. Il est volé en ce sens qu'il *donne* du temps *gratuit* -- un temps qu'il sauve de la pro­fanation monétaire. Si le paysan faisait payer son temps, il n'y aurait plus équilibre -- ou il n'y aurait plus paysan (il y aurait un producteur -- marchand de produits de la terre). \*\*\* -- La plus-value de Marx, ce n'était pas du *travail* volé, c'était du *temps volé*. Il était volé parce que *payé,* non parce que sous-payé. Une hausse indéfinie des salaires ne rachè­tera jamais le temps, l'éternité de temps. La « rédemption » du prolétariat ne passe pas par le salaire ; l'échelle de Jacob n'est pas l'échelle mobile. \*\*\* -- On pourrait définir la monnaie : la matérialisation du temps. \*\*\* 88:76 -- Monnaie et crédit. La monnaie tend à se confondre avec le crédit, à devenir crédit dans la mesure même où le temps est incorporé à l'Économie. La monnaie est l'équivalence de la chose (statique). Le crédit est l'anticipation de la chose (dynamique). Quand la chose est insérée dans le temps, est devenue subordonnée au temps-chose, la monnaie devient crédit. Il n'y a pas de dynamique monétaire : c'est le crédit. \*\*\* -- Il n'y a que deux fondements (ultimes) de la mon­naie : soit le *blé* (le produit agricole), soit le *temps.* On se met à mi-chemin en hésitant entre les *choses* (réalisme monétaire) et le *travail* (nominalisme monétaire). Finale­ment on s'arrête au travail, mais non pas comme lié à l'œuvre, c'est-à-dire au produit, c'est-à-dire au mariage de la terre et de l'homme, mais comme lié au temps. \*\*\* -- 5 juillet 1950. Midi. Tandis que j'écris, sonne l'Angelus. Vie paysanne, professionnelle et domestique, rythmée par l'Angelus. Soumission du paysan au temps, soumission du temps à l'éternité. Valeur du produit agricole. Aussi longtemps qu'il est rythmé par l'Angelus, il est source de paix et de prospérité. Sans l'Angelus, il est sous-payé, car son temps n'est pas payé au rythme industriel. Toute comptabilité agricole montre que l'agriculture se ruine. C'est vrai. Ce n'est pas vrai. Elle vit. Elle pourrait mieux s'organiser, c'est-à-dire mieux organiser son *temps,* et devenir plus « rentable ». Il le faut en effet ; et il ne le faut pas. Il ne faut pas croire absolument, religieusement, au progrès -- qui n'est qu'un aspect du progrès, le plus facile et le moins progrès. \*\*\* 89:76 -- Simone Weil : « Dieu résidant dans la nourriture. Agneau, pain. Dans la matière fabriquée par du travail humain, pain, vin. -- Cela devrait être le centre de la vie paysanne. Par son travail le paysan, s'il a cette intention, donne un peu de sa chair pour qu'elle devienne la chair du Christ. -- Il devrait être consacré -- La sainteté est une transmutation comme l'eucharistie. » (*Connaissance surnaturelle*, p. 41.) Tout le débat est là : sacré, profane. Religion, progrès. Il faut le progrès. Il faut le temps. Mais à leur place, compris, dominés, subordonnés. \*\*\* -- L'Économie est bonne, à sa place. Il n'y a pas à la combattre, ni à la mériter. Il y a à la mettre à sa place. Non par contrainte : elle gagnera. Force contre force, elle est plus forte. Force matérielle contre force matérielle, elle l'emporte, puisqu'elle est la force matérielle. C'est force matérielle contre force spirituelle qui a un sens -- Économie contre Religion. Le Christ ne lutte pas contre l'Économie. Il ne condamne ni la monnaie, ni l'intérêt, ni le publicain. Il dit : « Rendez à César ce qui est à César. » Mais il chasse les marchands du temple. Pour le reste, il invite à le suivre. Ou faites votre métier, cela est suffisant si vous le faites honnêtement. Ou laissez tout cela et suivez-moi. C'est l'unique nécessaire. Marthe ou Marie. Les sacre­ments ou la croix. Lui sera sacrifié, crucifié. Cela balance l'Économie à sa place. Jusqu'à la fin des temps l'Économie ne pourra être mise à sa place que par la croix. C'est l'évidence. Mais de même qu'il n'y aura jamais le royaume de Dieu sur la terre, jamais de règne de l'esprit sans envahissement de la matière, jamais de triomphe de la religion sans que la religion ne se durcisse elle-même en totalitarisme car l'homme n'est ni ange ni bête, et la société non plus -- de même il n'y aura jamais le royaume du Prince de ce monde, ni triomphe du matérialisme, ni tour de Babel, ni plein emploi perpétuel, ni paix industrielle dans la prospé­rité universelle, ni égalité des revenus et des conditions ma­térielles, parce que la matière a sa pesanteur propre d'équi­libre et sa voie d'entropie qui écrase l'homme, s'il s'y fie, ce qui provoque le sursaut de l'âme, la contradiction de l'esprit, donc, au sein même de ce matérialisme, la lutte, la guerre, le déséquilibre et la ruine. Il faut du moins savoir tout cela. C'est un encouragement. Car comprendre que l'esprit, que l'âme, que la reli­gion, que Dieu, sa contemplation et le temps gratuit sont des sauveurs de l'Économie ne fera pas un moine, ni un saint, ni un crucifié, mais fera du moins d'honnêtes travailleurs et la possibilité d'une harmonie sociale. Il vaut mieux que l'assaut soit de l'Économie contre la Religion que le contraire. Il vaut mieux que la référence première, pour la société comme pour l'individu, soit la vérité. 90:76 Dans l'emmêlement des contraires qui est le sort de l'humanité, étant la nature humaine et sa condition, mieux vaut pren­dre son point d'appui sur l'origine et la fin, sur la cause première et la fin dernière de l'homme. \*\*\* -- Une société qui serait intégralement salariale (communiste) serait une société intégralement athée. Elle aurait intégralement laïcisé, profané le temps. Elle aurait réalisé l'Économie intégrale. C'est une impossibilité. \*\*\* -- Revenu national et temps. Augmentation du revenu national = intégration économique du temps = augmenta­tion de la richesse, mais jusqu'au point de rupture d'har­monie entre l'appréciable et inappréciable, entre le bien-être et le bonheur. \*\*\* -- S. Weil « Quelle plus grande abdication de Dieu que le temps -- Nous sommes abandonnés dans le temps. -- Dieu n'est pas dans le temps. » (*Connaissance surnatu­relle*, pp. 90-91.) \*\*\* -- S. Weil : « La sainteté seule fait sortir du temps. -- Nous vivons ici-bas dans un mélange de temps et d'éternité. L'enfer serait du temps pur. » (*Connaissance surnaturelle*, p. 154.) \*\*\* -- S. Weil : « Tous les péchés sont des essais pour fuir le temps. » (*Connaissance surnaturelle*, p. 47, et passim, pp. 57, 75, 90-91, 153-154, 158, 313.) \*\*\* -- Le problème de l'intérêt est peut-être le plus vieux problème de l'Économie politique. C'est le problème du temps. 91:76 Philosophes et théologiens condamnent l'intérêt, non pas tant pour les raisons qu'ils donnent, très valables d'ailleurs, que parce qu'il est le prix du temps. Cf. saint Thomas : *De emptione et venditione ad tempus*, l'apocryphe *De usuris*, la justice, T. III (pp. 353 et 454 \[*sic*\] de la petite édition Desclée). Cf. Bohm-Bawerk, notamment t. I, 332 et note sur Galiani, Turgot, John Rae et Knies ; T. II app. p. 194, etc. \*\*\* -- Le *temps* est redevenu à la mode. Innombrables livres et articles, dont certains concernant directement l'Économie politique. Cf. Guitton (H.) : « La notion de temps chez Keynes » (*Revue d'Histoire économique et sociale*, années 1940-47, n° 1, pp. 79-87) et « La notion de Temps et les successeurs de Keynes » (*Id*., années 1948-49, n° 3 et 4, pp. 350-56). \*\*\* La *monnaie* est la seule réalité qui soit *exclusivement économique* parce que, seule, elle arrive à contredire le temps, à l'arrêter, en donnant une illusion d'éternité et d'infini par l'option illimitée qu'elle constitue sur l'espace et le temps. Dans une pièce d'or, je fais de l'*instant* une *pseudo-éternité*. C'est ce qui explique que l'avarice, notamment chrysi­que, que la *passion de l'or* soit particulièrement vive chez les sujets plus capables d'ontologie et de mystique. Le Juif, l'Espagnol, plus capables que d'autres de *gratuité*, le sont plus aussi d'*avarice*. L'Anglo-Saxon, très matérialiste-éco­nomiste, est arrivé à se constituer une réalité sociale moné­taire qui exclut normalement les passions désordonnées de la gratuité et de l'avarice, de Dieu et de Mammon. Il gère bien son avoir. Il gère bien son temps et son argent -- qui ne font qu'un. *Time is money. Money is time.* Il ne cède pas à l'excès mystique. Il vit dans la paix monétaire. Il y est « habitué ». \*\*\* 92:76 -- Maximum d'économie monétaire = maximum de domination du temps = maximum de productivité = maxi­mum de biens utiles = maximum de domination de l'homme par les biens utiles, par le temps et par la monnaie règne du profane et diminution du sacré. \*\*\* -- Rationalité, efficacité, productivité, monétarité, tem­poralité sont des notions liées qui font l'Économie politique. \*\*\* -- L'ensemble de l'humanité, historiquement, est comme chaque homme pris individuellement. C'est celui qui donne qui est riche, celui qui se donne qui se réalise, celui qui se perd qui se sauve, celui qui se voue à l'éternel qui survit au temps. Le temps tue ce qui veut tuer le temps. Le temps asservit à l'instant ce qui croit asservir le temps dans l'instant. Il y a une dialectique de la gratuité qui sauve l'Économie, exactement comme ce sont les démarches de l'Être qui sauvent les jeux de l'Avoir. Un monde intégralement économique serait un monde désintégré. Il est impossible. \*\*\* -- Le rationalisme français tend à l'idéalisme, grave péché, mais étranger au pratique et à l'utile. D'où le peu de place faite à la monnaie et au temps chez les plus grands et les meilleurs de nos économistes. Un Quesnay, un Wa­bras projettent leurs équilibres dans l'éternité. -- Dans ses *Études sur le temps humain* (Plon, 1950), Georges Poulet montre que ce qui distingue le temps « médiéval » du temps « héraclitéen » ou même « plato­nicien » -- temps de la pure mobilité -- c'est qu'il est mouvement vers une fin. « La finalité du mouvement don­nait en retour à celui-ci \[le temps\] quelque chose qui en transcendait la matérialité. Même dans son corps, le chré­tien du Moyen-Age sentait une orientation continue vers une perfection spirituelle. Le temps avait une direction. Le temps finalement emportait le chrétien vers Dieu. » (p. V.) Renaissance et Réforme renversent cette perspective. 93:76 Le temps de la Renaissance est incorporé. « La causalité créatrice était devenue immanente à l'univers » (p. IX). « Cause et effet se fondaient dans le même *fieri* » (p. IX) « La temporalité n'apparaissait donc plus seulement comme la marque indélébile de la mortalité, mais aussi comme le théâtre et le champ d'action où, en dépit de sa mortalité, la créature peut révéler son authentique divinité, et conquérir une immortalité personnelle » (p. X). « Solidaire de toutes les époques, possesseur, par la pensée, de l'univers historique comme de l'univers spatial, l'homme se sentait créateur, si pas de son être, au moins de son destin » (pp. IX-X). Le temps de la Réforme est inverse. Ce n'est plus le Dieu « créateur » qui le détermine, mais le Dieu « rédemp­teur ». Calvin écrit : « Je me vois continuellement m'é­couler : il ne se passe aucun moment que je ne me voie sur le point d'être englouti. Mais puisque Dieu soutient ses élus, en sorte qu'ils ne sont jamais submergés, je crois ferme­ment que je demeurerai en dépit des orages innombrables » (Calvin, *Opera*, éd. Corp. Reform., t. VIII, p. 321, cité p. XIV). Quoique à certains égards opposés entre eux, le temps de la Renaissance et le temps de la Réforme se rejoignent comme temps de l'immanence et de la prédestination en opposition jumelée au temps de la transcendance et de la finalité. Ils composent un temps de l'activité économique où le capitalisme et le marxisme évolueront à l'aise. La gra­tuité y est contredite par la tension travailliste (prédestina­tion) ou par la dialectique marxiste (immanente). L'écono­mie s'insère dans l'application au dessein d'un Dieu sévère, ou dans le flux du devenir dominé par l'intelligence. La gratuité exige la distinction amie de la grâce et de la nature, à la racine ontologique de la notion de Dieu. La libération, par Descartes, d'un temps purement hu­main facilitera encore le triomphe de l'Économie. Celle-ci, s'adaptant à l'ordre naturel ou dialectique de l'univers, se colorera de reflets providentialistes ou s'enfoncera dans l'athéisme absolu. Dans les deux cas, elle se coupera de l'ordre créateur. Il faudra attendre les doutes que manifes­tent la science et la philosophie au milieu du XX^e^ siècle pour voir l'Économie s'interroger de nouveau sur elle-même -- tout en continuant sa route, dans les faits, par la vitesse acquise, et en poursuivant ses réflexions propres dans la dissolution finale des doctrines, des théories et du vocabulaire. \*\*\* 94:76 -- Dans *Technique et Civilisation* (Éd. du Seuil, 1950) Lewis Mumford écrit : « La nouvelle bourgeoisie \[au XVII^e^ siècle\] dans les comptoirs et les boutiques réduisait la vie à une chaîne minutieuse et continue : temps pour les affaires, temps pour les repas, temps pour le plaisir -- le tout soigneusement, mesuré, aussi méthodique que les exercices sexuels du père de Tristram Shandy qui avaient lieu, c'est assez symbolique, le jour du mois où il remontait la pendule. Temps pour les paiements, temps pour les con­trats, temps pour les repas ; à partir de cette époque, rien n'échappe à l'emprise des calendriers ou de la pendule. Perdre son temps était pour les prêcheurs protestants, com­me Richard Baxter, « un des péchés les plus haïssables » (p. 47). \*\*\* Rôle du *papier*. « Le capitalisme, en confiant ses tran­sactions au papier, pouvait tenir et maintenir une compta­bilité stricte du temps et de l'argent... « ...Économiquement l'espace, le temps, le travail -- donc finalement la vie -- le papier avait un rôle unique à jouer dans le développement industriel. Avec l'habitude d'utiliser le papier et l'imprimerie, la pensée perdit un peu de son caractère organique, fluide, à quatre dimensions, et devint abstraite, catégorique, stéréotypée, se satisfaisant de formules et de solutions purement verbales aux problè­mes qui n'avaient jamais été présentés ou abordés dans leurs inter-relations concrètes » (Lewis Mumford, *op. cit*., p. 129). -- Aujourd'hui, pour travailler, le salarié est invité à déposer son âme au vestiaire en *pointant* à l'entrée de l'usine ou du bureau. En suite de quoi, il sera à l'aise pour se livrer aux activités que le *chronomètre* lui a définies. \*\*\* -- Demain, nous aurons un calendrier à mois identiques, à fêtes fixes, etc. S'il n'y a plus de pannes, ni de grèves, ce sera le paradis temporel. (Qui sait si la grève n'est pas déjà, psychologiquement, un *refus du temps compté* plus encore qu'une revendication de salaire ?) \*\*\* -- C'est à Franklin qu'on doit la maxime « Le temps est de l'argent ». Il prêche. « Le gaspillage du temps est le plus criminel des gaspillages. » (*The economy of human life*, 1785, p. 413) -- selon G. Marsot, in « Capitalisme », article du Dictionnaire de Sociologie (Letouzey, 1939.) 95:76 #### Économie et gratuité -- La gratuité est le support de l'économie. L'Économie est le contraire de la gratuité, et s'en nourrit. Quand la gratuité disparaît ici, elle reparaît là. Si la gratuité dispa­raissait complètement, l'Économie disparaîtrait également. \*\*\* -- A propos du logement, A. Sauvy écrit : « Lorsqu'une activité essentielle devient trop coûteuse pour permettre le paiement des salaires en usage, ou lorsqu'elle ne rapporte à celui qui l'accomplit qu'un salaire insuffisant, elle est, par un curieux paradoxe, exercée gratuitement. » (*Revue économique,* n° 1, mai 1950, pp, 118-119.) Cas de la cons­truction, des domestiques : « Castors », jeunes filles au pair. \*\*\* -- On ne peut plus faire remettre quatre ardoises sur un toit, ni construire un mur, ni rien. Tout est *trop cher* -- qui ne coûtait pratiquement rien il y a cinquante ans. Il y a, dans toute société, un point d'équilibre monétaire, un point d'équilibre de l'appréciable, de l'apprécié, du me­suré en argent. Au-dessus, au-dessous, à coté, en marge, on est dans la gratuité. \*\*\* -- Quand, par excès de monétarisation (d'Économie), le capitalisme craque, le travail devient collectif et gratuit. Construction des routes, des barrages, des usines, des aéro­dromes. Service ou travail. Service civique, etc. Tout ce qui est l'effort moderne d'équipement ne semble plus pouvoir être fait que gratuitement. Si l'Économie peut y faire face, la gratuité s'insère dans le privé. Aux États-Unis, plus de domestiques, plus d'artisans. Le bricolage -- *do it yourself --* est à la fois une nécessité de fait et une nécessité psy­chologique (compensation). La monnaie ne peut tenir la totalité de l'Économie. Il faut que la gratuité se loge quel­que part. \*\*\* -- La ligne Maginot grevait notre budget. Pendant la guerre on a fait vingt fois plus, par travail gratuit, sans comparaison quant au déséquilibre. \*\*\* 96:76 -- De l'équilibre à maintenir entre l'Économie et la gratuité on pourrait tirer des conclusions pratiques pour notre pays et pour notre temps : a\) dans le *privé *: sauver volontairement et systémati­quement le gratuit (entraide, service, cadeaux, etc.) et les formes approchées du gratuit (Mutualité, fraternité, etc.) ; b\) dans le *public *: organiser le travail gratuit *volontaire* en équipes. Faire à base d'engagement ce qui est fait à base d'enrégimentement dans les régimes totalitaires. Toute la France pourrait être refaite par un *service civique gratuit* réalisé par les équipes de travail constituées selon affinités (scouts, jocistes, socialistes, étudiants, cercles divers). Ce qui est budgétairement, monétairement, *économiquement impensable* (pensum = poids, monnaie, pensée) est très pensable et gratuitement réalisable par un travail collectif volontaire. \*\*\* -- Le *don *: contre-économie, créatrice d'économie. La création est don. La générosité seule est créatrice. L'Économie est, techniquement, à base d'avarice. Elle est bonne comme appoint, comme terme dialectique de contraire, d'é­change, de reflux. Mais pas comme point de départ, pas comme norme. C'est exactement comme l'amour. L'amour est d'abord don, générosité, gratuité. S'il est aussi jouissan­ce, égoïsme, consommation, il ne crée que parce qu'il est *d'abord* don. Une technique amoureuse ne sauve, ni ne recrée l'amour. (C'est l'erreur de Chanson.) \*\*\* -- *L'échange économique* est tardif. L'*achat* et la *vente* encore plus. Les primitifs font des *dons.* Dons mutuels. Toutes les relations privées reposent encore sur le cadeau. Deux cadeaux réciproques sont du domaine de la gratuité. Un échange est du domaine de l'Économie. *Do et dabis. Do et das. Do ut des*. Passage du don à l'échange. (Cf. sur le don, les travaux des sociologues : Marcel Mauss, R. Maunier, E. Benveniste, etc.) \*\*\* 97:76 -- Dans les échanges internationaux, le *don* s'est révélé nécessaire : plan Marshall, coopération, etc. Il l'était, sous forme de prêts (qu'on ne remboursait pas) au temps du capitalisme triomphant -- tous les prêts de la France et de l'Angleterre aux pays étrangers avant 1914 (Emprunts russes, etc.). Phénomène difficile à analyser. Cf. les travaux de François Perroux sur « l'économie du don ». \*\*\* -- Excellente page de François Perroux : « Toute société capitaliste fonctionne régulièrement grâce à des secteurs sociaux qui ne sont ni imprégnés ni animes de l'esprit de gain et de la recherche du plus grand gain. Lorsque le *haut* fonctionnaire, le soldat, le magistrat, le prêtre, l'artiste, le savant sont dominés par cet esprit, la société croule, et *toute* forme d'économie est menacée. Les biens les plus précieux et les plus nobles dans la vie des hommes, l'honneur, la joie, l'affection, le respect d'autrui ne doivent venir sur aucun marché ; faute de quoi, un groupe social *quelconque* vacille sur ses bases. Un esprit *antérieur* et étranger au capitalisme soutient pendant une durée variable les cadres dans lesquels l'économie capitaliste fonctionne. Mais celle-ci, par son expansion et sa réussite mêmes, dans la mesure où elle s'impose à l'estime et à la reconnaissance des masses, dans la mesure aussi où elle y développe le goût du confort et du bien-être matériels, entame les institutions traditionnelles et les structures mentales sans lesquelles il n'est aucun ordre social. Le capitalisme use et corrompt. Il est un énorme *consommateur* de *sèves* dont il ne com­mande pas la montée. Il faut chez les chefs politiques un rare sang-froid dans le diagnostic et une exceptionnelle énergie dans l'administration de la thérapeutique pour que ce mal puisse être, à temps, décelé et conjuré » etc. (F.P. : *Le capitalisme,* dans la collection « Que sais-je ? », pp. 105-106.) Le vieux marquis de Mirabeau disait superbement dans *L'ami des hommes :* « L'amitié se paye par l'amitié, la confiance par la confiance, l'honneur par l'honneur, l'argent par l'argent. » ([^14]) \*\*\* 98:76 -- Quand l'équilibre est rompu entre la gratuité et l'économie, la société est obligée, pour le rétablir, de faire de la *gratuité artificielle*. C'est l'œuvre du socialisme dans le capitalisme. De fil en aiguille tout se corrompt, par une extension illimitée de l'étatisme et du salarial. C'est le cancer généralisé. \*\*\* -- Il y aurait une étude scientifique à faire sur les rap­ports de la gratuité et de l'économie, à travers les concepts économiques : capital et revenu, capitalisation et réparti­tion, proportion des différents modèles de revenus (rente, profit, salaire, assurance, retraite), inégalité optima des revenus, propriété individuelle et propriété collective, etc. \*\*\* -- La logique du développement de l'Économie conduit à payer la femme en tant qu'épouse, mère de famille, etc. Allocations familiales, salaire unique, primes multiples de naissance, d'élevage des enfants, etc. L'amour vénal sera-t-il demain celui du foyer, et l'amour gratuit celui du trottoir ? \*\*\* La gratuité est du capital non économique qui peut devenir du capital économique s'il est consommé économi­quement : le paysan travailleur et honnête dont on fait un ouvrier d'usine, la petite bonne venue de la campagne, l'artiste ou le savant qu'on exploite, etc. Tout peut être consommé économiquement en vue d'une production éco­nomique : les mœurs, les habitudes, les châteaux, les églises et la religion elle-même. *It pays*, disent les Américains. Le Réarmement moral a été présenté par certains de ses adep­tes comme « le plan Marshall de la spiritualité ». \*\*\* L'analyse montrerait que la diffusion de la *propriété* et le respect du principe de *subsidiarité* sont les plus sûrs moyens d'assurer la part de la gratuité dans le progrès de l'Économie. (Ce qui n'est pas étonnant, car toutes les véri­tés se tiennent entre elles.) Comment les catholiques fran­çais ne le voient-ils pas ? \*\*\* 99:76 -- Doit-il y avoir une portion de la vie, une portion du temps où tout se paye, pour libérer une portion de temps et de vie où tout serait gratuit et orienté au bien supérieur ? Pratiquement il est difficile qu'il en soit autrement, et pourtant la solution est mauvaise, parce qu'elle casse la vie en deux et risque de faire de la portion payée un enfer. Ce qu'il faut, c'est marquer une gradation. Dans le secteur payant, la gratuité et la fin dernière doivent déjà pénétrer largement ; comme dans la vie active, orientée au prochain, pénètre la contemplation (Cf. saint Thomas, 2-2, qu. 182). \*\*\* -- Dans « L'énergie humaine » (Peking, 20 oct. 1937) le P. Teilhard de Chardin voit le chômage comme un pro­grès, en ce sens qu'il traduit l'apparition d'une masse d'é­nergie disponible pour la liberté. C'est partiellement vrai, mais c'est essentiellement faux. Il n'y a pas une part (sépa­rée) pour la matière, une part pour l'esprit, pas plus qu'il n'y a une part pour le payant et une part pour le gratuit. Cette séparation intervient, mais accessoirement. La vérité, c'est l'esprit pénétrant, orientant, finalisant le temps et la matière. \*\*\* -- On peut vouloir une fin ultime et des fins intermé­diaires. On peut vouloir le souverain bien et des biens inter­médiaires, considérés comme des relais ou comme des moyens. On peut vouloir la contemplation, dans l'action et par l'action. On peut vouloir -- homme et civilisation -- Dieu et le développement économique. On peut être chré­tien et marchand. Saint Thomas dit expressément que l'intention peut concerner simultanément la fin ultime et des fins intermédiaires, celles-ci étant considérées comme subordonnées à celle-là (1-2, qu. 12, art. 2, 3, 4). \*\*\* -- Sur toutes ces questions la littérature est illimitée puisque c'est tout le problème du christianisme. Mais les oppositions ont des thèmes variés : Dieu et Mammon, richesse et pauvreté, Marthe et Marie, vie de perfection et vie normale, etc., etc. Commentaires infinis sur des textes nombreux de l'Écriture. (Saint Thomas : dans quel sens il faut comprendre que « la cupidité est la racine de tous les péchés », 1-2, qu. 84, art. 1 ; s'il est permis d'être en solli­citude à l'endroit des choses temporelles, 2-2, qu. 55, art. 6 ; légitimité du commerce et du gain, 2-2, qu. 77, art. 4 ; etc. etc.) \*\*\* 100:76 -- Analyser la gratuité dans ses rapports avec la libéralité, la magnificence, le luxe, la prodigalité, le gaspillage, etc., etc. #### L'acte gratuit, le jeu -- Littré : *gratuité*, caractère de ce qui est gratuit ; *gratuit*, 1° qu'on donne pour rien, 2° Fig., *qui n'a pas* *de raison suffisante.* \*\*\* -- Acte gratuit : acte dont la cause est socialement inintelligible. \*\*\* -- Il y a, dans l'acte gratuit, rupture entre la cause et l'offre, entre l'action et la réaction -- donc, pour la société, motif à inquiétude, à irritation, à vengeance. \*\*\* -- La vie est échange. Dans la vie courante, les termes de l'échange sont connus, et donc attendus, escomptés. L'ac­te gratuit déséquilibre les termes de l'échange. Les valeurs échangées ne sont plus les mêmes -- spirituel contre ma­tériel. Néanmoins le même appelle le même. Le don appelle le don réciproque. L'acte gratuit suscite la reconnaissance ou l'hostilité, l'amour ou la haine. \*\*\* -- L'acte gratuit peut être mauvais. La méchanceté gra­tuite espère le désordre, le mal. \*\*\* 101:76 -- La gratuité crée l'échange en le refusant. Par la perturbation qu'elle apporte à l'équilibre ambiant, elle suscite des réactions imprévisibles. Le don s'inscrit nécessai­rement dans le patrimoine de celui à qui il est destiné, mais il s'y inscrit différemment selon la manière dont il est reçu. Il peut se perdre, avant de reparaître. \*\*\* -- L'acte économique est de la nature de l'Avoir. L'acte gratuit est de la nature de l'Être. Le fondement de l'acte économique est l'avarice. Le fondement de l'acte spirituel est la gratuité. \*\*\* -- Le *jeu,* expression soit de la gratuité pure, soit de l'économie pure. Sagesse et jeu. *Coram eo ludens.* Jeu de l'enfant, de l'animal ; don de la vie surabondante. La danse. Le joueur est celui qui transporte l'esprit de gratuité dans l'économie (par corruption). Même ambivalence dans la « spéculation ». \*\*\* -- Analyser dans leurs rapports avec la gratuité et l'Économie : le jeu, le pari, la loterie, le risque. \*\*\* -- Le pari, la loterie ont un caractère de gratuité à l'intérieur du domaine de l'argent. Les jeux de hasard sont contraires à la rationalité, à la raison. L'assurance est éco­nomique, parce qu'elle met le hasard au service de la ratio­nalité ; c'est le contraire du jeu. \*\*\* -- Les loteries sont autorisées dans les pays pauvres pré-capitalistes, post-capitalistes ou para-capitalistes. Elles sont interdites et méprisées dans les pays riches et capita­listes. La France et l'Angleterre, aux belles époques de leur prospérité capitaliste, souriaient ou s'indignaient des lote­ries islandaise, espagnole. Sous l'ancien régime, les loteries étaient « affectées », pour en racheter soit la perversion du gratuit, soit l'irrationalité ; comme sont « affectées » les tombolas dans les ventes de charité. 102:76 On sait à quelle bonne œuvre va l'argent perdu. Aujourd'hui le capitalisme d'État fait la loterie *nationale*, c'est-à-dire qu'il pratique l'assurance sur le dos du peuple ; il fait de l'économie fiscale avec la gratuité populaire pervertie. Même chose du « pari mutuel » -- qui du moins contribue à l'amélioration de la race chevaline. \*\*\* -- Tentative de Pascal pour « racheter » la gratuité per­vertie du pari. *Kalos Kindunos.* \*\*\* -- Aujourd'hui, le fin du fin de l'Économie rationnelle est dans la « théorie des jeux ». Rôle des calculatrices. \*\*\* -- Simone Weil : « Argent, machinisme, algèbre. Les trois monstres de la civilisation moderne. Analogie com­plète. » -- « Comme la pensée collective ne peut exister comme pensée, elle passe dans les choses (signes, machi­nes...) D'où ce paradoxe : c'est la chose qui pense et l'hom­me qui est réduit à l'état de chose. » (*La pesanteur et la grâce*, pp. 200-201.) Le règne de la cybernétique est celui de l'intégration du hasard et du jeu dans l'Économie. \*\*\* -- Le sport. Amateurs et professionnels. Passage du jeu au gain. Fin de la boxe. Corruption du cyclisme, du tennis, etc. Louis SALLERON. 103:76 ### Philosophie du bonheur par Marcel DE CORTE NOUS POSONS en principe, avec toute la tradition phi­losophique de l'humanité, que l'homme est un ani­mal raisonnable, volontaire et libre. Le nier équi­vaut à réduire l'homme au déterminisme des instincts ou même au mouvement qui caractérise tous les êtres maté­riels de la nature. On éprouve une certaine honte à devoir rappeler cette définition élémentaire. Il le faut cependant. Notre époque se caractérise par le mépris des essences, de *ce qui est,* du foyer intelligible qui, au cœur des êtres et des choses, les éclaire, des contours rigoureux qui les cer­nent et les distinguent. L'objet propre de l'intelligence mo­derne est le vague, l'impression première, le grossier. Dès qu'il s'agit de l'homme, cette tendance à se contenter de peu se donne libre cours. Elle explique le sadisme et le masochisme, si répandus aujourd'hui. Cette cruauté envers le prochain et envers soi-même n'est pas seulement indi­viduelle, mais collective : des peuples entiers, des classes entières s'y abandonnent. Elle ne procède pas seulement d'une perversion de la sensibilité, mais elle répercute en celle-ci les influences délétères d'une intelligence informe qui a renoncé aux définitions et les a remplacées par des abstractions construites de toutes pièces, dont le vide se gonfle d'une émotivité détraquée. La haine de l'homme pour l'homme n'est plus aujourd'hui le résultat d'une passion qui déferle et submerge l'intelligence, mais d'une intelli­gence faussée par son impuissance d'atteindre son objet propre et dont la faiblesse appelle le secours de la passion. \*\*\* 104:76 Le matérialisme, théorique ou pratique, qui dépouille l'homme de son âme spirituelle, est du reste une attitude philosophique intenable. A peine de ravaler l'homme au niveau de la brute ou des corps inanimés, il est contraint par les faits eux-mêmes de l'en différencier : il est cer­tain en effet que l'homme se situe à un échelon supérieur dans la nature. Son seul recours est alors le mythe de « l'évolution » : l'imagination comble les vides qui séparent la matière animée de l'homme en alignant des « intermé­diaires » rapprochés les uns des autres selon leurs ressem­blances purement extérieures. Qui ne voit, dès lors, que l'évolutionnisme s'accorde subrepticement ce qu'il aspire à démontrer ? Identifier les êtres selon leurs seuls aspects externes, c'est affirmer que la sensation est le seul critère de vérité. L'évolutionnisme suppose le sensualisme et, du coup, étale tous les êtres vivants sur un même plan : de la monade originelle à l'homme, il n'y a que des différences et des ressemblances sensibles. Il est impossible en l'occur­rence de découvrir en l'homme l'esprit qui le place à un autre niveau. L'âme spirituelle est éliminée par cette astuce et l'évolutionnisme ne peut trouver dans la matière animée que ce qu'il y a mis au préalable, c'est-à-dire sa propre solution. Sa méthode est celle de la prestidigitation. L'illu­sionniste est lui-même dupe de son illusion. Qu'il soit partisan d'un évolutionnisme continu ou discontinu, biolo­gique ou dialectique, darwinien ou hégélien, etc., sa systé­matisation de la vie implique à son insu que l'univers est un complexe de sensations. Pour le coordonner, il ne lui reste plus que le recours à ce prolongement de la sensation qu'est l'imagination. Si vive que soit son intelligence, elle est l'esclave de sa structure mentale. Sa philosophie se fonde, non sur le réel, mais sur des images, et, à la limite, elle est une mythologie. 105:76 #### Une définition qui est un programme Si l'homme est bien un animal raisonnable, volontaire, et libre, pourvu d'une âme spirituelle qui lui permet de dépasser la matière, de s'orienter vers un monde supérieur, de découvrir le Principe suprême dont il tient son être et sans l'efficacité duquel il ne pourrait exister un seul instant, on se trouve, non pas simplement devant une définition, mais, comme l'écrit admirablement Étienne Gilson, *devant un programme*. Il se trouve alors en présence de sa tâche propre, spécifique, à nulle autre pareille. Doué de raison, il est capable de connaître son origine et sa fin, son être et ses opérations, ce qui le fait homme et sa place dans l'univers. Il se sait fini et relatif. Pour peu qu'il pense, il en arrive, même au niveau élémentaire de la réflexion, à mesurer la distance qui sépare ce qu'il est capable d'être et qu'il n'est pas. Faire passer sa nature d'animal raisonnable et libre dans l'existence, développer les virtualités de sa nature et les amener à l'acte, *devenir ce qu'il est,* voilà son œuvre d'homme. Il est en puissance un animal raisonnable, volon­taire et libre, il importe qu'il le soit en acte et en perfec­tion, dans toute la mesure du possible, dans les limites de son essence. Être, au sens propre et fort du terme, c'est-à-dire être en acte un animal raisonnable, volontaire et libre, selon ses possibilités individuelles, c'est ce à quoi il tend par son vœu naturel le plus profond, c'est son bien, c'est sa fin. Chaque être de la nature tend à *être* aussi pleine­ment que possible *ce qu'il est.* En termes techniques, son être au sens plein du terme, c'est-à-dire son *existence* se déploie à l'intérieur de son *essence* d'homme. Le cheval ne tend pas à être âne ou aigle, mais à être cheval. L'homme ne tend pas à être brute ou ange, mais à être homme. C'est sa finalité immanente, le terme de toutes ses activités, la con­quête et la jouissance de son bien. Comme tout ce qui est dans la nature, il s'efforce de se réaliser et cette réalisation même est son bien et sa joie. Une fois accomplie, il se repose dans la possession de sa richesse réalisée. C'est là ce qu'on appelle la perfection de l'homme. Si loin que nous en soyons, c'est toujours en ce sens que la nature agit en chacun de nous. Si nous nous écartons de cette voie, nous nous éloi­gnons du même coup du bien. Que la chose arrive, et même fréquemment, n'infirme ni la raison ni l'expérience de la vie. Elle signifie seulement que l'homme est capable de mar­quer sa fin. Nous savons tous qu'il peut devenir ce qu'il n'est pas. La puissance en lui ne fructifie pas automatique­ment en acte. Sa destinée est entre les mains de son propre conseil. 106:76 Son problème est donc le suivant : comment l'animal raisonnable, volontaire et libre peut-il et doit-il accomplir en soi la nature qu'il a reçue de son Principe et qui se pré­sente à lui comme son bien propre ? Au cœur de la ques­tion se situe ainsi la notion capitale de *finalité libre*. Il faut insister là-dessus : à une époque où l'on s'abandonne volon­tiers au « mouvement de l'histoire » et à la facilité des pentes, il ne s'agit pas d'une *finalité subie.* Cette fin que tout homme recherche par nature est un acte, et un acte caractéristique de l'homme, parce que l'homme diffère des créatures sans raison en ce qu'il est maître de ses actes et qu'il est maître de ses actes par sa raison et par sa volonté. Il s'agit *d'être* homme, d'*exister* en tant qu'homme, autant que possible, et l'homme n'y parvient *que par des actes hu­mains*, c'est-à-dire raisonnables, volontaires et libres dont il est la source. On saisit sur le vif -- ou plutôt sur le mort ! -- le secret très simple du prestige qu'exercent « le mouvement de l'histoire » et des pressions collectives : il rayonne sur des natures d'esclaves, décapitées de ce qui fait l'homme. Son empire ne se constate qu'aux époques où l'homme a perdu sa pleine vitalité d'homme, lorsque l'in­telligence et la volonté ont cédé la place à l'opinion et aux pulsions affectives. La chute de l'homme à son plus bas *niveau* l'explique entièrement. Mais comme il est impossible à la plupart des être humains de s'avouer leur décadence, ils construisent alors des philosophies et des sociologies, sinon des théologies, destinées à masquer leur dégringolade et à mettre l'univers en harmonie avec leur débilité. Ces sys­tèmes populaciers sont aujourd'hui à la mode. On se réjouit de monter dans le dernier bateau, baptisé « Évolution » ou « Inéluctable », vers une destination inconnue. Réagir contre cette tentation est requis pour être homme et com­prendre la notion de finalité libre. La question posée en inclut d'autres. Si l'homme est appelé à s'accomplir comme être humain et qu'il y trouve sa fin propre, celle-ci est son bien. Parvenir au terme de son accomplissement naturel, c'est atteindre sa fin, c'est ren­contrer son bien, c'est être heureux. Qu'est-ce que le bon­heur humain, sinon le bien de l'homme par excellence ? Nous le savons du reste par l'expérience : *beatos nos esse volumus*, nous voulons être heureux. Tous les hommes dé­sirent le bonheur. Le mot de Cicéron résume la nature et l'aventure extraordinaires d'un être qui ne se satisfait de rien que de ce qu'il appelle le bonheur et qui n'a point de repos avant de l'avoir trouvé. La vieille expérience humaine, lourde de tous les millénaires, a toujours prétendu que l'homme est perpétuellement en quête de cette fin qui com­blera son vœu essentiel. 107:76 Dès lors, le problème prend la forme suivante : com­ment l'homme doit-il se comporter pour que sa destinée soit heureuse ? Or comment pourrait-il répondre à cette question, sans en poser une autre : *qu'est-ce que le bon­heur ?* S'il ne le sait pas, il ne l'atteindra jamais ou il ne l'atteindra que par hasard, d'une façon précaire, instable, à l'aveugle. Autant dire qu'il ne sera pas heureux. C'est du reste une exigence fondamentale de sa nature de connaître avant d'agir. Il semble que ce soit là une banalité sur laquelle tout le monde tombe d'accord. Il n'en est cependant rien. Le désir d'un bien quelconque est sans doute toujours précédé de la connaissance de ce bien. Mais il s'agit, pour l'immense majorité des hommes, d'un bien quelconque, le plus souvent d'un excitant de la sensibilité qui détend le ressort de l'appétit inférieur, et non du bien humain. A ce compte, l'homme ne se distingue pas de l'animal qui aper­çoit sa proie et s'élance sur elle. La volonté du bonheur qui travaille l'homme a des exi­gences plus sévères. Parmi tous les biens que nous appré­hendons et qui sollicite le désir, indépendamment les uns des autres, il n'en est qu'*un seul* qui puisse saturer le vou­loir et l'intelligence. Ce bien est *un*, car l'être humain, comme tout être de la nature tend selon ce qu'il est. Or être et être *un* sont synonymes. Comme le dit Leibniz, c'est la même chose d'être « *un* être » et d'être « un *être* ». La définition de l'homme synthétise dans le sujet la multiplicité des éléments distincts dans le prédicat. Dans la réalité elle-même, rien n'existe et ne persiste dans l'existence, s'il n'est un avec soi-même. Mourir, c'est se dissoudre. La dia­lectique de l'un et du multiple qui fut l'objet de l'attention des Grecs, n'est pas une élucubration de l'esprit. C'est une loi même de l'être et, par suite, de l'être humain et de son action humaine. Si l'être tend à être le mieux qu'il puisse, il tend vers l'unité. Il est du reste impossible que le désir de bonheur plénier qui nous travaille, se porte à la fois vers deux choses comme étant l'une et l'autre son bien parfait. Il faut découvrir *le seul* bonheur authentique, non pas celui qui lasse et qui passe, mais celui qui demeure de telle sorte qu'il ne reste rien à désirer en dehors de lui. 108:76 C'est là une tâche difficile qui présuppose non seulement une enquête intellectuelle, mais aussi une ferme et cons­tante volonté d'atteindre le but envisagé, jointes toutes deux a une longue expérience de la vie. Le bonheur n'est pas une abstraction, mais une réalité. C'est dire, du même coup, que sa découverte n'est pas laissée à l'arbitraire d'un cha­cun. On retomberait en l'occurrence dans le multiple, anta­goniste de l'unité propre au bonheur. Seul le sage est plei­nement heureux, dit l'adage, et la sagesse n'est pas commu­nément répandue. Au surplus, par sage, il faut entendre non point le philosophe enfermé dans son pensoir, qui dit et ne fait pas, mais l'homme qui a longuement médité sur le bonheur, l'a trouvé et l'a incarné en sa vie. Le reste de l'humanité puise à cette source. Les Grecs honoraient leurs fameux sept Sages et les meilleurs d'entre eux s'efforçaient de se conduire selon les maximes qu'ils leur avaient trans­mises. Les Chrétiens se référaient aux Pères de l'Église. La connaissance du bonheur, préalable à la pratique de la vie heureuse, implique toute une tradition de sagesse accumu­lée, qui imprègne les esprits et les mœurs du commun des mortels. A une époque telle que la nôtre, férue de nouveau­tés, où la vénération pour les sages ne court pas les rues, il est difficile de faire comprendre ce qu'est le bonheur, sans susciter un haussement d'épaules. La sagesse vécue par un être humain, incorporée à ses paroles et à ses actions, orientée dans la seule direction du bonheur, émergeant d'une manière visible au-dessus de la dispersion des biens et des appétits où nous retombons sans cesse, leur impo­sant par son prestige le sens unique qui leur convient obli­geant le spectateur à réfléchir sur sa destinée, ne provoque plus l'émulation. Elle se cache, elle se terre. Il serait malai­sé de citer un seul représentant de cette véritable aristo­cratie des modèles de vie dont le rayonnement était jadis si fécond : songeons aux saints, aux héros, aux génies du temps passé, à leur influence, au bonheur qu'ils répandaient, au réveil de l'homme profond dans l'homme superficiel qu'ils provoquaient, à l'appétit de la fin propre à l'animal raisonnable, volontaire et libre qu'ils excitaient dans les âmes par leur présence que la tradition renouvelait. Compa­rons avec les objets de la publicité, souveraine aujourd'hui : hommes politiques, vedettes, champions, etc.. La pensée n'est plus nourrie par la sagesse, mais par la science. Les orientations du désir sont errantes, capricieuses, désordon­nées, parce qu'elles se trouvent en face de conceptions abstraites de la vie, généralement diluées dans une vulgarisa­tion péremptoire, qui n'exercent sur elles aucune influence directrice et ne leur indiquent plus le sens de la destinée humaine. Elles s'en servent au contraire pour justifier leur anarchie. 109:76 En dépit de ces obstacles, essayons de dégager les carac­tères essentiels du bonheur. #### Premier caractère Le premier qui se présente à l'observation est l'activité, le dynamisme, comme on dit aujourd'hui. Le bonheur est toujours un triomphe de l'acte sur la virtualité. Aussi long­temps que nos facultés demeurent inertes, sans agir, nous ne sommes pas heureux et nous ne pouvons pas être dits heureux. S'il en était ainsi, la béatitude coïnciderait avec le sommeil ou avec la mort. Quiconque est purement et sim­plement passif est malheureux. Ce n'est point par hasard que *pati* signifie *souffrir, subir, endurer, supporter,* qui im­pliquent la passivité et qui, comme tels, sont incompatibles avec l'expérience que nous pouvons avoir du bonheur. Qui s'aviserait de dire qu'il souffre, subit, endure ou supporte le bonheur ? Sans doute le mot célèbre d'Eschyle : « par la souffrance, la connaissance » ou l'appel fréquent de l'Évangile à « la patience » éclairent-ils en profondeur la condition humaine. Mais il s'agit là d'une souffrance *acti­vement* acceptée, assumée, intégrée, qui n'a rien de l'aban­don du chien crevé au fil de l'eau. La douleur, l'affliction, le découragement et, en général, tous les états passifs, s'ils sont assumés, se transforment en activités qui les atténuent ou les éliminent. « Je surabonde de joie au milieu de mes tribulations », écrivait saint Paul. L'acte créateur de l'art, remarquait Aristote, est une purification qui transmue le mal en bien. Tous les mystiques savent que la cessation des activités de l'âme est la plus haute activité de l'âme en proie à la seule présence de Dieu. Partout et toujours, le bonheur est solidaire de l'activité, du déploiement d'énergie propre à celui qui est tout en­tier cette énergie. Pour peu qu'une partie de l'être ne soit pas soulevée par cet élan total, qu'elle renâcle ou le subisse, qu'elle se traîne et soit déficiente, « quelque chose alors va mal », comme le dit l'admirable expression populaire. 110:76 Le bonheur est lié à l'activité plénière, organique et indivisible de l'être agissant. Le mal, le malaise, le malheur naissent au contraire d'une chute, d'un freinage, d'un barrage ou d'un détournement de cette activité : *malum non invenitur nisi in potentia deficiente ab actu.* Il suit de là, comme en témoigne l'expérience, que le mal, la maladie, le malheur ne sont pas des réalités, mais des privations d'activités que l'homme est apte à posséder et qu'il doit avoir. Or la privation, enseigne Aristote, est une « négation dans une substance », un non-être qui ta­raude une réalité. Le mal résulte uniquement d'une diminu­tion ou d'un affaissement de l'être requis par celui qui en est le sujet. Lorsque nous disons que le mal, la maladie, le malheur existent, ce n'est pas qu'ils aient une réalité quel­conque, nous affirmons simplement par là qu'un être souffre en raison de l'absence en eux d'une qualité qui lui est due, exactement comme nous disons que la cécité existe dans un animal ou un homme aveugle parce qu'il est privé de la vue. En termes techniques, la privation n'appartient à a aucun des dix prédicaments en quoi l'être se distribue, mais nous la disons exister dans le jugement qui porte sur elle et qui exprime la vérité de composition du sujet et du prédicat. Cet aspect du problème est d'une extrême importance. Il en résulte en effet qu'on ne combat pas le mal, la maladie le malheur, en les éliminant comme si c'étaient des réalités ou des choses à expulser, ainsi qu'on l'imagine d'ordinaire, mais par un accroissement de bien, de santé, de bonheur, qui comble leurs vides. Notre époque, déplorablement mani­chéenne, leur attribue une existence et une influence qu'ils n'ont pas et ne peuvent avoir par eux-mêmes. Nous croyons dur comme fer que le mal est actif de soi, alors qu'il ne l'est que par la déficience du bien. Nous lui prêtons une activité qu'il ne peut avoir. Il est au contraire la conséquence d'une chute du niveau vital normalement orienté vers l'accroisse­ment d'être qu'anime l'appétit naturel de déployer les vir­tualités dont l'être dispose. Si paradoxale qu'en soit l'affir­mation, le mal n'a d'autre cause que le bien : ce qui n'est pas ne peut causer. C'est la débilité de l'agent qui le cause par accident : *malum non habet causam efficientem, sed deficientem.* Dans l'ordre de l'action humaine, le mal moral a donc pour origine la défectuosité de l'intelligence et de la volonté qui caractérisent l'homme, et en dernière analyse, dans l'action réciproque qu'elles exercent l'une sur l'autre, la défaillance de la volonté elle-même à laquelle il appar­tient de vouloir ou de ne vouloir pas et qui se porte, malgré la raison, vers une fin qui n'est pas celle de l'homme en tant qu'homme. 111:76 Le mal moral réside donc tout entier dans la volonté, faculté de l'action, qui renonce à son objet propre : l'épanouissement de l'être, qui ralentit son dyna­misme ou même le suspend, qui l'oriente dans une autre direction que sa fin authentique. En termes simples, il siège dans l'action volontaire qui se refuse au bien de l'homme en tant qu'homme. On ne peut dès lors « lutter contre le mal » que par un accroissement de l'énergie volon­taire dirigée vers le bien. Les morales négatives, à base d'in­terdictions et de contraintes, et la réalité du bonheur, fin de l'activité volontaire, sont incompatibles. Adoptées sans con­trepoids ou, plus exactement, isolées de la source positive des interdits et des prohibitions, elles refoulent l'activité humaine et provoquent, par un inévitable choc en retour, un déferlement anarchique et aveugle de cette activité vers n'importe quelle fin. La licence est le fruit amer du puri­tanisme, comme la fraude est celui de la force légale insoucieuse du bien commun. Sans doute, les garde-fous sont indispensables, mais il importe de ne pas les confondre avec les poteaux indicateurs et, moins encore, avec la démarche vers le but qu'on se propose. Nous retrouverons l'applica­tion de ces évidences dans l'examen ultérieur des rapports entre économie et morale. Si le bonheur s'accompagne d'activité proprement hu­maine et que celle-ci émane de l'intelligence et de la volonté, il n'empêche qu'il n'est pas, humainement parlant, leur seul apanage. L'homme n'est pas seulement intelligence et volonté : l'âme en lui est incarnée dans un corps. Sans doute, le bonheur humain est-il, essentiellement spirituel. Mais comme il est dans la nature de l'âme d'être unie à un corps, il est impossible que la perfection de l'âme en quoi consiste essentiellement le bonheur, exclue ce qui lui est aussi une perfection naturelle. Les éléments qui constituent un être tel que l'homme doivent être en interaction mutuelle au sein de son activité totale et unique pour que le bonheur soit possible. #### Second caractère Le deuxième caractère du bonheur est ainsi l'unité. La sagesse des nations dit excellemment que le bonheur réside dans la simplicité de l'âme, dans l'accord de ses parties, dans leur ensemble unifié. 112:76 Ce n'est pas un hasard encore si le langage entend par simplicité l'exclusion de la composi­tion, du conflit, de la complication, du faste, de la recher­che, de l'apprêt, du déguisement, bref de l'*extériorité,* de tout ce qui se plaque du dehors sur le dedans. Le bonheur répugne à la division de l'être humain en parties antago­nistes. L'inverse est vrai également. C'est pourquoi le kan­tisme considère le bonheur comme une fin pathologique et le remplace par le culte du devoir pour le devoir, identifié à la raison désincarnée, érigée en objet pour elle-même. Il a les mains pures, disait Péguy, mais il n'a pas de mains. On ne soulignera jamais assez combien la pensée de Kant est dualiste et manichéenne. Le bonheur inclut donc *l'être soi-même* dans l'unité. C'est sans doute là sa définition la plus exacte, La tension de l'homme vers le bonheur est tension vers l'*être-soi.* Elle soulève l'être humain tout entier vers une fin qui ne peut être que l'être tout entier lui-même. Comment une *autre* fin lui serait-elle possible ? Elle serait irréelle dans la mesure où, située en dehors de son être propre, elle lui est étrangère et sans relation avec lui. Mais, puisque l'homme est l'unité d'une multiplicité, l'accomplis­sement de l'*être-soi* exige la hiérarchisation des facteurs qui le composent et la subordination des inférieurs aux supé­rieurs, qui ne soit point despotique, sous peine de révolte et de scission, mais articulée à la manière des organes d'un corps en pleine santé. En fait, l'homme poursuit souvent sous le nom de bon­heur une autre fin que *l'être-soi.* Parce qu'il est libre, il peut se choisir soi-même ou se choisir autre. Il peut se choisir comme personne ou comme personnage. Il peut se choisir comme être total ou comme être mutilé qui n'est plus que *ceci ou cela.* L'aventure est commune où l'homme ne *tend que vers une partie de son être et fait dériver vers elle* son élan total en l'érigeant illusoirement en tout. Les exem­ples de cet égarement sont innombrables. Qui n'y cède plus ou moins au cours de son existence ? Pour peu qu'on examine cette déviation, on s'aperçoit qu'elle divise l'être humain en deux parties dont l'une est exaltée au détriment de l'autre et qu'elle entraîne du même coup une insatisfaction plus ou moins rapide, un dégoût plus ou moins prompt, une lassitude plus ou moins écœurante. 113:76 Rien dans l'homme ne peut être comblé, si ce n'est l'homme tout entier, *dans tout son être.* Nous verrons plus loin les implications de ce fait. Or la partie ne peut jamais se substituer au tout sans boursouflure. C'est un principe immédiatement évident. Et comme la boursouflure inclut le vide, le bonheur que procure l'excellence indue de la par­tie sera toujours apparent, inconsistant, irréel. Un tel bon­heur est un œdème de carence et le contraire du bonheur. Si, d'aventure, l'homme se satisfait de ce bonheur apparent, c'est qu'il s'est totalement converti en apparence. Il n'est plus réellement un homme, un animal raisonnable, volon­taire et libre. Il n'est même plus un animal, car l'animal sait, d'instinct, ce qui convient à son être. Il se réduit à l'état de *chose,* subissant les sollicitations qui se présentent, pareil au grain de sable que le vent soulève. Baudelaire a décrit le comportement du débauché. *Esclave de l'esclave et ruisseau dans l'égout.* Les démagogues connaissent ce mécanisme de l'intoxi­cation totalitaire : pour transformer la liberté en ergastule et l'homme en esclave, ils les prennent au piège du bonheur apparent où le tout de l'être humain est sacrifié à l'une ou l'autre de ses parties. Il y a aussi les démagogues de soi-même qui gonflent sans mesure un fragment quelconque de leur être ou de leur activité et l'ornent de majuscules déi­fiantes. Ces apothéoses ne sont pas rares aujourd'hui. Elles ont pour cause la méconnaissance de la nature du bonheur. S'il est un fait que l'époque moderne a méconnu, c'est bien l'exigence de bonheur qui meut l'homme, surgit du fond de son être et se déploie vers l'accomplissement de toutes les possibilités de sa nature. A la racine de cet égarement, il faut ici noter la confu­sion qui s'est établie et généralisée entre *l'agir* et *le faire* à notre époque subjuguée par les prestiges de la technique. L'activité est presque toujours conçue dans le monde mo­derne comme passant du sujet opérant dans une matière extérieure. Elle ressortit à l'ordre du travail. Elle est pen­sée et vécue comme une activité laborieuse. En termes phi­losophiques, disons qu'elle est exclusivement une activité *transitive* qui se déverse du sujet dans l'objet pour le trans­former. Le résultat du travail est, de ce point de vue, dans l'œuvre extérieure et non dans celui qui s'y livre. Il est trop clair que la fin du travail du tisserand est dans l'étoffe et non dans le tisserand lui-même. 114:76 Ainsi envisagée, l'activité laborieuse revêt, comme on l'a souvent remarqué, un carac­tère indéniable de générosité. Le travailleur, quel que soit son niveau, se donne à son œuvre, mais à une condition de plus en plus oubliée : c'est qu'il soit lui-même orienté vers une fin plus haute qui lui permette, ainsi qu'à son œuvre, de dépasser le niveau inférieur de l'activité transitive et d'accéder à l'activité proprement humaine qui est toujours une opération intérieure à l'âme, qui reste dans le sujet pour le perfectionner, et que les philosophes appellent *l'activité immanente.* Sans cette condition, le travailleur se livre purement et simplement à son travail producteur, s'aliène en lui, et l'œuvre produite, loin de le rendre généreux, le dépouille de son caractère humain. Par une sorte d'inver­sion, la matière ouvragée, extérieure à l'agent, devient la fin propre de l'agent lui-même. Le bonheur, activité imma­nente, se mue en activité transitive. Être heureux consiste à produire de plus en plus. N'en sommes-nous pas là ? Le fait que cette attitude se propage nous montre que les rapports entre l'activité transitive et l'activité immanente commandent toute l'interprétation de la vie humaine. Ou bien l'activité immanente se subordonne l'activité transitive en se situant dans un ordre supérieur, en la dé­passant et en l'utilisant comme *moyen* dirigé vers une fin plus haute dont nous verrons plus loin qu'elle s'appelle proprement *contemplation,* nom qui désigne la substance même de la sagesse et du bonheur authentique. Ou bien l'activité immanente se subordonne à l'activité transitive et se situe dans la même ligne que celle-ci, cal­quant sur elle son rythme et son fonctionnement. Nous retrouvons ainsi la confusion, typiquement moderne, de *l'agir* et du *faire.* Les causes du phénomène sont très mystérieuses et tiennent en grande partie à la désaffection croissante que les grandes religions contemplatives subissent depuis la Renaissance et le Cartésianisme. Mais leur genèse s'accom­pagne toujours, du point de vue psychologique et moral, d'une poussée vers l'introversion. Ce n'est point un para­doxe, L'activité transitive qui se dirige de soi vers le dehors, est presque toujours *chez l'homme* le signe indubitable d'une affirmation de soi effectuée dans une prise de conscience. 115:76 La doctrine de Descartes en porte témoignage : le philosophe qui voulait se rendre maître et possesseur de la nature, est aussi le philosophe du *cogito* et de la réflexivité. Tout se passe comme si l'homme, à une certaine époque de son histoire, se détournait du monde et se refusait à en tirer la connaissance qu'il a de soi, pour se connaître *d'abord* lui-même et pour en dominer, du haut de son excellence, la réalité. Plus exactement encore, disons que l'homme peut se connaître de deux façons antinomiques qui déterminent les deux attitudes qu'il peut adopter vis-à-vis du monde : en se considérant comme partie du cosmos, en contemplant l'univers et en dégageant de la connaissance du tout la connaissance du soi, ou en se considérant comme situé en dehors du cosmos, en se complaisant en soi-même et en imprimant dans le monde l'idée qu'il se fait de son être, La première attitude est *réaliste :* elle part de l'objet. La seconde est *idéaliste :* elle part du sujet. Le réalisme se fonde sur le sentiment vécu d'un accord entre l'homme et le monde qui déborde d'optimisme et de vitalité. L'idéalisme naît d'un désaccord entre l'homme et le monde, d'une conscience malheureuse de se trouver solitaire, d'un sentiment pessimiste d'infériorité qui se mue, par compensation, en complexe de supériorité et qui veut, pour sa délivrance, sou­mettre l'univers à l'idée hautaine que le moi élabore en fonc­tion de son être déchu. Il n'est pas étonnant que le culte du travail, de la productivité, de la technique ait surgi dans les peuples anglo-saxons imprégnés de protestantisme alors qu'il a moins touché les peuples latins de religion catho­lique. Il est moins étonnant encore de constater l'impor­tance de « l'idéal » et des philosophies idéalistes chez les premiers : l'incompréhension de l'univers, l'empirisme qui s'efforce d'en sortir en explorant d'étroits secteurs du réel pour s'en rendre maître, la fuite dans un « idéal » qui sup­plée aux carences, se situent dans une même ligne de déve­loppement. Du point de vue philosophique, la substitution de l'acti­vité transitive à l'activité immanente s'explique alors aisé­ment. Si la nature est une créature de l'esprit et si l'univers ne reçoit son intelligibilité que de la pensée, comme le pré­tend l'idéalisme, les lois scientifiques que l'effort humain découvre ne seront rien d'autre qu'une prise de possession du monde par la pensée de l'homme. Connaître les choses revient à les dominer. 116:76 Dans une humanité subjuguée par les prestiges de l'idéalisme, la connaissance se réduira fonciè­rement à un acte de transformation technique des choses par l'homme. \*\*\* Adriano Tilgher, historien du travail et des mœurs dans la civilisation occidentale, a magistralement mis en relief cette élimination de l'*agir* par le *faire* dans les fonctions in­tellectuelles de l'homme à l'époque moderne : « Kant est le premier à concevoir la connaissance non comme une simple abstraction des données des sens reçues, passivement (em­pirisme), ni comme une intuition réfléchissant idéalement les principes de l'être (rationalisme), mais comme une force synthétique et unificatrice qui, du chaos des données sen­sibles, extrait, en procédant selon les lois immuables de l'esprit, le cosmos, le monde ordonné de la nature. L'esprit apparaît ainsi comme une activité qui crée de son propre fond l'ordre et l'harmonie. Connaître, c'est faire, c'est pro­duire : produire unité et harmonie. L'idée de l'action pro­ductive s'implante au cœur de la spéculation philosophique et ne la quitte plus. Toute l'histoire de la philosophie mo­derne dans ses courants significatifs, du criticisme de Kant aux formes dernières du pragmatisme, est l'histoire de l'approfondissement de cette idée de l'esprit comme activité synthétique, comme faculté productrice, comme création démiurgique. A partir de Kant, la philosophie moderne obéit à un mouvement double et en apparence contradic­toire : d'une part, elle travaille à confondre toujours davan­tage l'idée particulière du travail dans l'idée générale de l'esprit conçu comme activité productrice ; de l'autre, elle cherche a concevoir toujours davantage l'activité synthé­tique et productrice de l'esprit sur le modèle de l'humble travail ouvrier ou du travail industriel... Or on ne connaît réellement que ce qu'on fait. Mais que fait l'homme vrai­ment ? Certainement pas les données dernières des sensa­tions ; elles lui sont imposées du dehors, elles sont en lui, mais elle ne sont pas de lui. Mais il peut, grâce à son tra­vail, combiner de différentes manières ces données der­nières de façon à les rendre obéissantes à ses besoins, à sa volonté, à son caprice ; ils substitue ainsi peu à peu à la nature réelle, à la nature naturée, une nature de laboratoire et d'usine, qu'il connaît parce qu'il l'a faite, qui est claire pour lui parce qu'elle est son œuvre. Le problème de la connaissance reçoit une solution pratique. La technique résout pratiquement le problème de la connaissance. » 117:76 Cette analyse est capitale. Il ne lui manque qu'un com­plément historique. Il serait aisé, en effet, de montrer que tous les courants philosophiques postérieurs à ceux que cite Adriano Tilgher : le bergsonisme, le marxisme, l'existentia­lisme, etc. n'ont fait qu'accentuer *le primat de l'activité transitive sur l'activité immanente* qui constitue l'essence même de l'idéalisme. \*\*\* Les conséquences d'un tel prestige sont importantes lors­qu'il s'agit de la poursuite du bonheur. Si connaître est faire, comme la volonté suit l'intelligence, le bonheur sera conçu et voulu comme une construction, comme une acti­vité transitive, comme le résultat d'un travail. Le monde sera directement appréhendé comme une matière que l'homme doit transformer pour être heureux. L'homme lui-même sera perçu comme une matière à modeler. La société sera pensée et désirée comme un ensemble de struc­tures et d'institutions qui informeront de fond en comble le comportement humain de manière à lui conférer le bon­heur. Celui-ci tendra de plus en plus à être distribué par le pouvoir politique à peu près à la façon de l'eau et du gaz à domicile. Le bonheur est désormais *quelque chose qui se fabrique et qui utilise des techniques de fabrication.* Du coup, les communautés se diviseront en deux groupes distincts : ceux qui savent et ceux qui ne savent pas fabriquer le bonheur ; l'aristocratie de spécialistes et d'ex­perts qui élaborent les systèmes politiques, sociaux, écono­miques, les plus adéquats en vue du bonheur du plus grand, nombre, et la masse qui se laisse manipuler ; les bergers et le troupeau. La vie humaine s'engrène de plus en plus dans des rouages bien huilés d'une complexité croissante, qui requièrent, pour être mus, une énergie artificielle. Le premier groupe la puise dans la volonté de puissance, sou­vent dégradée en vanité, le second dans la propagande dont on l'abreuve et dans la publicité qui le submerge. Mais ces appareils qui distribuent automatiquement à l'appétit le bonheur dont il reste avide, déçoivent rapidement. Il faut en inventer d'autres qui les remplacent et procurent de la même façon un « bonheur » inédit. La ruée vers le nou­veau, la course au dernier bateau, l'accélération de l'histoire qui caractérisent notre temps, n'ont pas d'autre origine. 118:76 Le bonheur venu du dehors se tarit, laisse insatisfaite la ten­dance profonde au bonheur réel et l'exaspère. Il faut alors à l'homme un succédané de bonheur plus parfait, non comme bonheur, mais comme substitut. Mais comme l'être humain devient de plus en plus passif devant ce « bonheur » tout fait qui le sollicite, son inertie augmente corrélative­ment. La vie devient un mélange d'agitation et de léthargie, de mobilité et d'ankylose, de fièvre et d'ennui. C'est littéra­lement la paralysie agitante qui s'installe. \*\*\* Mais la conséquence la plus grave est dans l'attitude que l'homme adopte vis-à-vis de lui-même. Toute activité transitive doit porter sur une matière extérieure. L'homme qui se soumet à son rythme doit donc se séparer de soi et se placer en quelque sorte en dehors de son être pour y introduire la forme dont il rêve. Tentative impossible ! S'éloigner de soi-même pour « se faire » ou, comme on dit vulgairement, pour « mener sa vie » à sa guise, c'est quitter le terrain solide du réel *qui est un*, pour s'évader dans l'irréel, c'est se scinder en deux parties, l'une qui mobilise l'intelligence et la volonté pour incarner l'apparence en l'autre, et l'autre elle-même qui se prête à ce modelage et se transforme en apparence, si bien que l'homme devient spectre. Le masque dévore le visage, le néant gagne sur l'être, l'altérité ruine l'identité. La limite est la folie. C'est sans la moindre métaphore que nous disons de ces gens qui veulent devenir autres qu'ils ne sont, qu'ils sont « fous ». Au lieu de s'accomplir selon la ligne de l'activité imma­nente, l'homme qui se livre sur soi-même à une action tran­sitive, devient de plus en plus superficiel : façade et surface, faux-semblant et vernis, tel est son être. Au terme du tra­vail, il n'y a plus rien qu'un affreux sentiment de nullité intérieure. C'est ce qu'exprime admirablement une épi­gramme anonyme du XVIII^e^ siècle à propos des « coquet­tes » : *Au dedans, ce n'est qu'artifice,* *Et ce n'est que plâtre au dehors,* *Ôtez-leur le fard et le vice,* *Vous leur ôtez l'âme et le corps.* Le poète de *Mesure pour Mesure* l'a dit également : *Be that you are...* *If you be more, you're none.* 119:76 Un monde livré à la seule activité transitive est voué au malheur permanent. Le spectacle qu'il déploie aujourd'hui sous nos yeux, en est la preuve. En recherchant un « bon­heur » qu'il peut *faire*, l'homme contemporain se transfor­me en un « obsédé du standing », comme le montre le sociologue Vance Packard dans l'enquête qu'il a menée aux États-Unis. *Il est toujours mécontent de sa situation au sein même d'une aisance et d'un confort toujours plus larges,* parce qu'il est mécontent de soi, et il est mécontent de soi parce qu'il poursuit la chimère de la modification de ce qu'il est réellement par la seule activité transitive. Il tente de s'évader de ce malaise par un effort pour amélio­rer son sort par une activité transitive accrue. Dans un premier stade, une telle tension engendre un dynamisme social intense. C'est pourquoi l'idéologie américaine a tou­jours imaginé les États-Unis comme l'unique pays au monde où un garçon pauvre peut commencer au bas de l'échelle sociale et devenir, à force d'ingéniosité et de tra­vail, un grand patron. Mais ces chances diminuent rapide­ment non point tant à cause de l'inévitable lassitude qui suit une ascension forcenée, qu'à cause des changements opérés dans le monde par la multiplicité et par la com­plexité croissante des techniques. Les activités transitives toujours plus nombreuses exigent une matière extérieure. Au monde naturel auquel l'homme moyen s'accorde spon­tanément se substitue ainsi un monde artificiel dont les spécialistes seuls détiennent le secret. Il faut de plus en plus d'études et de diplômes pour entrer dans le Saint des Saints. La mobilité dans l'échelle sociale ralentit automati­quement. Le temps est révolu où un simple porteur de dé­pêches pouvait devenir directeur général des postes. Les hautes barrières de l'intelligence formelle, créatrice d'un monde factice, dont les mandarins et les technocrates ont les clefs, se dressent devant lui. En vain essaie-t-on de les ouvrir par « la démocratisation des études ». Loin de susciter un réflexe de vitalité, le monde d'artifices où baigne la jeunesse, tend à le briser : sa mécanisation est aussi hostile que nuisible à la vie. Or la jeunesse est l'âge de la vitalité en que. D'autre part, des groupes de plus en plus fermés se forment où se rassemblent les seules intelligences for­melles capables de communiquer entre elles. De véritables castes s'établissent dans tous les pays touchés par la dic­tature du *faire.* Les conditions sociales se pétrifient et la société s'ankylose. Le dynamisme mal orienté évolue, par un procès interne et inéluctable, vers le statisme. \*\*\* 120:76 C'est *autour de la conception de l'homme et de son ac­tion* que se déroule donc le drame du bonheur. L'opposition entre bonheur réel et bonheur apparent se ramène en der­nière analyse au conflit entre deux philosophies de l'hom­me : celle pour qui l'individu, au sens profond qu'en donne l'étymologie, existe en son indivisibilité, celle pour qui l'homme est scindé, selon le schème manichéen, en deux éléments irréductibles dont la teneur peut varier d'après les systèmes, mais qui, *séparés l'un de l'autre*, s'opposent comme le corps et l'âme, la chair et l'esprit, les ténèbres et la lumière, la passivité amorphe et l'activité constructive, le chaos inorganisé et la création démiurgique, la matière et le travail producteur, la glaise et l'artiste. Si l'homme est un individu dont les composantes s'arti­culent entre elles et tendent vers une unité toujours plus parfaite, il faut qu'il y ait en lui *une force originelle de convergence* qui l'oriente vers cette fin. Lorsqu'il se meut selon les lignes de cette force, en les rectifiant au besoin, il va vers l'accord, vers l'harmonie, vers l'unisson. Tout ce qu'il a et tout ce qu'il est conspire à un bien unique que ne traverse plus aucun conflit et qu'aucune division ne dé­chire. Il fraternise avec lui-même. Il s'épanouit dans la consonance intérieure de ses facultés. S'il parvient à l'uni­fication parfaite de son être, il est entièrement heureux. Il arrive à une plénitude où n'existe plus aucun vide. Il est comblé. Il ne manque plus de rien. Il est assuré du bonheur réel et concret qui correspond à son désir fondamental. Au contraire, si l'homme est un être divisé, dépourvu de cette force unifiante qui finalise son action, écartelé en deux parties dont l'une s'impose à l'autre, de l'extérieur, il est condamné au bonheur apparent, au bonheur spécieux et feint. Tout objet qui nous vient du dehors, sans qu'il y ait communion *préalable* de notre être avec lui, est appa­rence. *Il faut que nous soyons déjà en quelque manière cet objet pour qu'il cesse d'apparaître*. Il faut que notre être participe en quelque manière à *son être,* sans qu'il y ait en­tre nous et lui l'abrupte séparation entre intériorité et extériorité, pour qu'il ne soit pas apparence. 121:76 En d'autres termes, il faut *d'abord* que nous tendions vers lui comme étant en quelque manière *nôtre,* comme étant de complé­mentarité, de connivence ou de relation réelle avec nous. Si ce rapport n'est pas, l'objet restera toujours pour nous exté­rieur à nous-mêmes. Nous ne le saisirons pas en son fond, en sa réalité, en ce qu'il est authentiquement. Nous ne ver­rons de lui que la croûte et le décor, l'enduit et l'enveloppe, la façade et le vernis, l'aspect superficiel et plat : ce qui apparaît et non ce qui est, le fard de l'être et non l'être. Dès lors si le bonheur ne nous vient que d'une partie quel­conque de notre être, si haute qu'elle soit, sans que les au­tres soient en relation *antérieure* avec elle et notre être tout entier avec lui, il sera toujours apparent et illusoire. Les autres manqueront de ce qu'elle a. Elles seront déçues et dupées. Le langage, chargé de toute l'expérience humaine, est encore une fois ici révélateur. Dans toute extériorité, il perçoit l'apparence et la supercherie. Des mots vulgaires comme « entôler, estamper, faire tomber dans le panneau, frime, trompe-l'œil, clinquant, masque, etc. » traduisent l'expérience immédiate de l'être humain en face du pur *dehors :* celle de la mystification. Sans doute, la ruse du bonheur apparent peut-elle durer. Dans le domaine spiri­tuel, la continuité de l'erreur est même de règle : l'esprit s'abuse lui-même avec une déconcertante facilité parce qu'il maquille naturellement, en fonction de son intériorité même, le *dehors* en un *dedans* et que *l'apparence* aussi bien que *l'être* se transforment en idées en son sein : ceux-ci se confondent en lui avec ceux-là ! Ce qui apparaît et ce qui est lui sont également et indifféremment présents dans la mesure où il ne sort pas de lui-même. Il ne distingue plus entre le bonheur réel et le bonheur apparent s'il se complaît en soi. Le bonheur apparent lui sera même plus « réel » que le bonheur réel parce qu'il n'exige pas cet effort de sortie hors de soi et de confrontation avec le sen­sible et avec la réalité concrète dont l'esprit humain dé­pend dans son exercice. Il flotte, pour ainsi dire, comme un nuage, dans l'esprit qui peut lui faire prendre toutes les formes *et le construire* à sa guise, sans *qu'aucun* obstacle ne l'arrête, sans qu'il doive recourir à un autre critère que son autonomie. Le « bonheur apparent s'avère ainsi pour *l'es­prit séparé des autres facultés et séquestré du monde* le plus délicieux et le plus complet des biens. Les paradis artificiels ont toujours été le lieu d'élection de l'intelligence pure. 122:76 Aussi tout bonheur apparent est-il l'œuvre de l'intelli­gence qui se retourne sur soi, et se renferme en lui-même. Il n'est jamais dans les données de la sensation, prise comme telle, en dépit d'une croyance solidement enracinée. La sensation ne peut *jamais* se séparer de l'être humain et fonctionner à elle seule, d'une manière indépendante. L'ex­périence psychologique prouve qu'il n'y a pas de sensation qui ne reflue immédiatement jusqu'aux replis les plus in­times de l'être. La jouissance sensible n'existe pas à l'état pur. Elle envahit directement l'esprit qui s'en gorge et qui, devenu en quelque sorte charnel, s'en empare comme si elle avait le pouvoir de se séparer, au même titre que lui, de tout le reste de l'être. Incapable de se replier sur elle-même, la sensation ne peut s'introvertir et s'isoler que si elle est assumée par un acte de l'esprit. L'épicurisme en est la preuve. Le matérialisme ne l'est pas moins : pour placer le bonheur dans l'estomac ou dans les entrailles, il faut que les viscères soient remontés à l'étage de la tête. Quoi qu'en disent les moralistes puritains, le plaisir que donnent les sens n'est pas le contraire du bonheur réel, il ne le devient que si l'esprit s'arrête en lui, s'en sature et lui confère sa propre autonomie et sa propre exclusivité. Rien n'est appa­rence qu'au niveau de l'esprit, seule puissance en nous qui puisse se réfléchir et, du même coup, rompre sa solidarité avec les autres facultés de l'être humain. \*\*\* Les intellectuels, clercs ou laïcs, ont une propension native à disloquer l'être humain et à en ramener l'essence au seul esprit, pur ou devenu en quelque sorte charnel. Pen­ser, traduire le monde en idées, réfléchir sur le contenu de leur esprit, est leur fonction propre. Le contact avec les êtres et les choses que procure la sensation, la relation vécue à la réalité totale que découvre l'esprit, lorsqu'il sort de lui-même, l'affectivité, s'affaiblissent presque toujours en eux au bénéfice de l'affinement des idées et de leur expres­sion. La grande tentation des intellectuels est de se prome­ner dans l'univers, d'en tirer des représentations qui n, y tiennent plus que, par un mince fil et de les prendre pour des présences. C'est une ivresse sans pareille que de « vi­vre » avec ses idées. Une telle cohabitation communique à la pensée une formidable illusion de puissance : le réel résiste à l'esprit ; 123:76 les idées lui cèdent sans rébellion ; étant filles de la pensée, elles en sont les servantes dociles. L'intellectuel règne en dominateur sur son monde intérieur. Même s'il est un savant accoutumé à l'observation et à l'ex­périmentation, les signes qu'il substitue au secteur de la réalité qu'il explore sont presque toujours, à moins d'une très grande maîtrise, considérés par lui comme le réel lui-même. Les détenant dans l'esprit, il les manipule avec assu­rance. Leur ductilité lui donne l'impression de posséder le domaine qui est le sien, et, par une inévitable généralisa­tion, d'avoir l'empire du monde. Désincarnée de l'homme, la pensée de l'intellectuel confiné en lui-même est du même coup désincarnée de l'univers -- elle le transcende ! Com­ment ne serait-il pas convaincu qu'il est capable de donner aux hommes le bonheur auquel ils aspirent ? Le bonheur ne consisterait-il pas à être délesté de ce poids odieux qu'est le réel ? N'est-ce pas un devoir de répandre dans l'humanité ce « message » de liberté et de force que procurent le déracinement hors de la réalité et l'évasion corrélative dans le ciel des idées ? L'homme qui fuit ce corps qui l'individua­lise et le lie à un monde obscur n'est-il pas l'Homme ? N'at­teint-il pas à la perfection de l'essence humaine, c'est-à-dire au bonheur ? Les innombrables tentatives des intellectuels pour faire coïncider le bonheur avec la Science, avec la Culture, avec une forme évanescente et « céleste » de la Religion, répondent à cette tendance. Le même mouvement de fuite s'observe dans les innombrables sermons sur la Science, la Culture et la Religion *engagées* et sur « l'esprit » redescendu sur la terre des hommes pour la « sauver ». Ici comme là, c'est une même idée générale, abstraite et morte de l'Homme, dénoyautée de ce tout singulier qu'est l'homme individuel et concret, qui est le principe du bon­heur. Elle est seulement pareille au ludion dans son bocal, tantôt en haut, tantôt en bas. Que l' « esprit » s'éloigne ou se rapproche de l'homme, il reste toujours conçu comme extérieur à l'homme et d'autant plus extérieur dans le se­cond cas qu'il ne sera jamais en l'occurrence qu'une couche galvanoplastique ou un bonheur en contre-plaqué. La vérité toute simple est que les facultés spirituelles se situent avec les autres dans ce tout indécomposable qu'est ici-bas l'individu et que, toutes ensemble, elles sont dirigées par un dynamisme intérieur dont la présence s'éprouve plutôt qu'elle ne se prouve, vers cet accord de soi-même avec soi-même qui constitue le bonheur réel : le soi individuel étant la seule réalité humaine, il est le seul bien réel qui puisse finaliser l'action de l'homme. 124:76 Notre vœu le plus foncier est d'ailleurs d'éliminer toute dissonance entre l'Être et notre être, entre l'Un et le Plusieurs que nous sommes. L'effritement dans le Multiple, l'Anarchie, le Désordre et la Discorde nous pénètrent d'une telle horreur que nous instaurons la monarchie de la Partie et son pou­voir absolu sur le Tout plutôt que d'entrevoir le bout de leur nez. Tout homme vise à l'unification de son être et l'inconstant lui-même a pour pivot la constance de son inconstance. Être soi, même si nous nous forgeons un per­sonnage, comme il arrive trop souvent, telle est la Loi : celui qui se veut autre, se veut encore soi en cet autre ; il ne veut pas être « l'autre de l'autre » ; il se fixe, se stabi­lise et s'unifie en son fantôme. L'élan vers l'*être-soi* est du reste très différent de cette technique de l'*être-autre*. Il s'en distingue *en ce qu'il ne dépend pas de nous*. Il nous est donné de *naissance*, dès que nous sommes. *L'ordre est la première et la plus indéfectible des exigences humaines.* Même lorsque nous optons librement pour le désordre, contre la finalité de l'être soi, c'est encore l'ordre que nous voulons, mais un ordre que notre liberté s'est choisie sans recourir à rien d'autre qu'elle-même et que son « auto­nomie » superpose à l'ordre authentique. Répétons-le : l'es­prit humain peut toujours s'isoler librement en une illu­soire indépendance à l'égard de l'homme et du réel ; il peut toujours se construire librement une destinée et un univers factices ; il peut même tenter de les introduire dans l'exis­tence. Les nombreux échecs qui jalonnent une vie humaine en sont un témoignage. Il est impossible qu'il en soit autre­ment puisqu'ils sont dus au démantèlement de l'homme et du monde, à l'élection d'une partie au détriment du tout : la ruine de l'ordre artificiel est fatale. #### Le bien n'est plus cause finale Cette tendance à l'ordre ou à l'unité des multiples as­pects de notre être se retrouve dans tout comportement humain, qu'il se dirige vers l'être-soi ou vers l'être-autre, vers le bonheur réel ou vers le bonheur apparent. Mais l'or­dre artificiel s'établit autrement que l'ordre naturel. Pro­cédant de l'esprit isolé, replié sur lui-même, il incorpore à l'homme extérieur, une représentation. 125:76 C'est ainsi qu'opère toujours l'homme qui se veut autre que ce qu'il est. Il se rêve et il introduit son rêve dans son existence. Généralisée, cette attitude moderne, fruit d'un idéalisme passé dans les mœurs au point d'être indiscernable, aboutit à construire une représentation systématique et générale de l'homme qu'il importe ensuite de faire passer dans la réalité humai­ne, exactement à la manière de la science qui élabore des modèles d'une rigueur toute mathématique que la technique applique ensuite à une matière déterminée. En se confor­mant à une représentation de plus en plus distincte, claire adéquate, de la nature humaine, l'homme parviendrait ainsi au bonheur. De nombreuses tentatives d'intégrer au com­portement humain la forme canonique de « l'homme nou­veau » ont été opérées au cours des deux derniers siècles : *homo rationalis*, *homo deimocratiens, homo sociailis, homo œconomicus, homo ethnicus, homo sexualis,* etc. se sont succédé. D'autres se préparent. Il est clair que l'ordre arti­ficiel obtenu de la sorte repose uniquement sur l'intelligence théorique : l'homme conforme à l'archétype est ce qu'il doit être, il est donc automatiquement heureux. Le bien *qui n'existe que dans les choses* ne joue aucun rôle à ce niveau. Seul le vrai ou le prétendu vrai, lequel *n'existe que dans l'intelligence*, prédomine. L'intelligence pratique, axée sur la poursuite du bien, est éliminée. Sans doute, le bien opère-t-il encore, aucune argutie ne parviendra jamais à l'anéan­tir, mais il est réduit au rôle d'utilité. Il n'est plus qu'un instrument chargé de réaliser l'idée de l'homme. « J'enten­drai par bon ce que nous savons avec certitude nous être utile », écrit Spinoza, et la plupart de nos contemporains y souscriraient. « J'entendrai par mauvais, au contraire, ce que nous savons avec certitude empêcher que nous ne pos­sédions un bien. » Il s'ensuit que, dans l'ordre artificiel, le bien ne joue plus le rôle de cause finale. Il n'y a plus même de finalité. Le bonheur n'existe plus en tant que fin, qui suscite l'appétit volontaire. Il n'est fin qu'au titre, grossiè­rement matériel, de terme et de point final de l'activité tran­sitive. C'est pourquoi nous voyons partout, dans le monde moderne, le désir de bonheur qui ne cesse de travailler l'être humain, être utilisé, sinon exploité, comme un instru­ment chargé de faire passer à l'existence une représentation abstraite quelconque de l'homme. Le communisme est passé maître en cette opération. 126:76 #### L'ordre humain naturel Très différent apparaît l'ordre humain naturel, résultat de l'activité immanente. Il est dominé par la finalité puisque l'activité immanente reste dans le sujet pour le perfection­ner. Et puisque l'homme est un être essentiellement doué de raison, il s'accompagne de connaissance : impossible d'agir en tant qu'homme sans concevoir l'action. En termes d'École, on pourrait dire qu'il consiste dans la jonction or­ganique d'une cause finale et d'une cause formelle, la vo­lonté représentant la première, l'intelligence la seconde. Sans l'intelligence, l'action ne s'accomplirait jamais parce que l'homme n'aurait aucune raison d'agir de telle manière plutôt que de telle autre. Sans le désir du bien qui meut originellement la volonté, l'action n'éclorait jamais parce que l'agent n'aurait aucune raison d'agir plutôt que de ne pas agir. Dans tout acte humain se fusionnent une repré­sentation de la finalité et une présence de la finalité, un objet de connaissance et un objet de désir. Ce rapport inti­me est subtil à saisir parce que nous ne le saisissons que d'une manière rétrospective, au moyen de concepts qui en morcèlent la synthèse vitale. Il est clair que la détermination existentielle du désir joue ici un rôle essentiel : « Dans les actions, comme le dit Aristote avec un génial bon sens, c'est la fin qui est le principe. » La finalité profonde de notre être vers son achève­ment et sa perfection est le critère réel de l'esprit qui in­tervient pour juger quel est l'acte qui, parmi la multiplicité de tous ceux que nous pouvons poser, convient à l'élan de notre être vers son bien propre. Mais, d'une part, pour qu'il puisse l'adopter comme critère, il faut qu'il en prenne connaissance et, pour qu'il en prenne connaissance, il faut qu'il s'unisse à notre finalité intime dans une expérience vécue de son mouvement vers l'être tout entier accompli en quoi le bonheur consiste ; d'autre part, pour que l'appé­tit, aveugle par lui-même, ne s'égare pas dans la poursuite de n'importe quel bien confondu avec le bien propre, il faut qu'il le rectifie en son activité même. Sans l'expérience fondamentale du désir d'être soi qui oriente toute l'exis­tence, nous ne serions jamais heureux, mais sans la con­naissance de l'être-soi et la rectification qu'elle introduit dans l'action, toutes les déviations sont possibles et, par suite, tous les échecs. Le bien présenté par l'intelligence à la volonté n'est donc pas purement et simplement la représentation du bien. 127:76 C'est l'implication de la représentation et de la présence indivisibles du bien. L'expérience le mani­feste : lorsque nous agissons en vue du bonheur, un dialo­gue s'établit toujours entre l'idée que nous avons du bien à poursuivre et sa réalité effective qui nous attire. L'une ne va pas sans l'autre. #### Connaissance par connaturalité Il est difficile de décrire cette expérience vécue de la finalité de notre être précisément parce qu'elle déborde au-delà du domaine propre de l'intelligence spéculative et qu'elle présuppose une surélévation au niveau de la pensée d'un type de connaissance, bien oublié aujourd'hui, que les Anciens appelaient connaissance par connaturalité. Un ob­jet est connu par connaturalité lorsque la conscience que nous en avons coïncide vitalement avec la tendance qui nous porte vers lui, en d'autres termes, lorsque l'intelligen­ce et l'amour le présentent simultanément. Pour prendre un exemple très simple, l'expérience vécue de la faim définit beaucoup mieux la nourriture que ne peut le faire l'intelli­gence spéculative du chimiste. La pratique de la justice ou de la chasteté éclaire l'homme sur le bien que ces vertus lui proposent, d'une manière plus décisive que ne le fait la science morale. Il est clair que la fin ou le bien de l'homme qu'on appelle bonheur et que chacun désire, ne peut être connu sans connaturalité préalable, puisque nous y ten­dons. Sans doute s'agit-il là d'une connaissance confuse que l'intelligence se doit d'éclairer, mais dont elle ne peut se détacher pour fonctionner d'une manière purement spé­culative sous peine de transformer le bien en une abstrac­tion qui répugne à sa nature concrète. Il faut donc que l'expérience vécue de la fin soit présente à la connaissance qui précède l'action et guide la volonté vers son bien véri­table ou bonheur. Les deux puissances intellectuelle et vo­lontaire s'enveloppent mutuellement. Comme le dit excel­lemment saint Thomas, « le bien est inclus dans le vrai, en tant qu'il est un certain vrai saisi par l'intelligence, et le vrai est inclus dans le bien, en tant qu'il est un certain bien désiré ». Notre temps, hyperintellectualisé par la science et par les idéologies préfabriquées, a presque totalement éli­miné ce type de connaissance. Il n'est pas étonnant que l'homme ne sache plus où il va et qu'il comble son ignorance en se fabriquant des modèles inédits de l'homme. 128:76 Il n'est pas davantage étrange que l'homme moderne, ne sa­chant plus ce qu'est le bonheur, se soit rué dans le diver­tissement, dans le plaisir et dans l'utile. L'appétit naturel de la fin complète et saturante qu'est le bonheur est obturé en lui. Il ne l'épouse plus dans une expérience vécue. L'in­telligence n'en illuminé plus l'essor. Des succédanés rem­placent le bonheur défaillant. La connaissance de la fin par connaturalité retentit sur le jugement discriminateur des actes à poser pour l'attein­dre. Les moyens y sont soumis à leur tour. Nous ne pose­rions aucun acte capable de nous porter vers la nourriture sans l'expérience vécue de la faim qui s'élance vers elle et qui la rend déjà présente telle qu'elle est en elle-même au terme du désir. Tout jugement relatif aux moyens doit s'en­raciner dans la connaissance par connaturalité de la fin sous peine de s'égarer dans la pure contingence et dans l'inintelligibilité la plus épaisse. Un acte qui n'est pas rap­porté à l'expérience vécue de la finalité, n'a aucun sens. Le déracinement de l'esprit hors de l'expérience fondamentale de la finalité accule alors l'être humain au dilemme : ou l'homme est fou ou il est dieu, dépourvu de « bon sens », dans le premier par défaut, dans le second par excès. Il est superflu d'ajouter que l'homme moderne cumule souvent les deux. #### Le Moi et le soi L'abîme qui sépare la conception actuelle de l'homme de toutes celles qui l'ont précédée, s'ouvre ainsi sous nos yeux : l'homme moderne se moule sur une représentation spéculative de son être comme une femme sur l'image em­bellie d'elle-même quelle projette anticipativement dans un miroir qui lui sert de plan pour se construire ; l'homme naturel épouse l'impulsion fondamentale de sa nature vers le bien, en creuse la direction et en rectifie le sens. L'intel­ligence théorique articulée à l'intelligence technique a chassé l'intelligence pratique. L'expression même « d'in­telligence pratique » a perdu la signification qu'elle avait auparavant. Loin de désigner cette union du vrai et du bien dont nous avons parlé, cette extension de l'intelligence au domaine de la fin poursuivie par l'homme en tant qu'homme et saisie originellement par une sorte d'instinct supé­rieur, de flair spirituel et de sagacité, elle signifie aujour­d'hui l'application pure et simple de la connaissance scien­tifique à la vie humaine. 129:76 Il en résulte que l'homme moderne ne recherche plus guère en quoi consiste le bonheur, perfection ultime de sa nature, en écartant celles qui ne lui correspondent pas adé­quatement. Il ne médite plus guère sur le bonheur en se fondant sur la connaissance par connaturalité qu'il en a et qui le conduirait, d'approfondissement en approfondisse­ment, à découvrir que le bonheur est l'acte qui comble et sature son être total d'homme *en tant qu'homme,* son intel­ligence et sa volonté, tout le reste étant l'antécédent ou le conséquent de cette perfection et réglé par elle d'une ma­nière aussi harmonieuse et aussi unifiée que possible. Les opérations des sens ont notamment un rapport étroit avec le bonheur humain pour la bonne et simple raison que l'intel­ligence et la volonté ne peuvent s'abstraire totalement du sensible. Nous verrons plus avant l'importance de ce fait dans la détermination des relations entre économie et bon­heur : d'ores et déjà, il est clair que, de par la constitution même de l'homme, un ensemble de biens suffisant est re­quis pour mener notre vie quant à son opération la plus parfaite. Cette régulation des biens matériels par le bon­heur est devenue impossible aujourd'hui. Il ne s'agit point de leur surabondance puisque la moitié du monde manque de pain pour subsister. Il s'agit de l'absence d'une finalité régulatrice de leur production et de leur distribution. Le problème économique est insoluble aussi longtemps qu'il ne s'intègre pas dans le problème moral du bonheur. On assiste à cet égard à un renversement total de l'ordre : les biens matériels ne sont plus ordonnés à l'homme, mais au contraire l'homme est ordonné aux biens matériels. Il en est de même des honneurs, de la renommée, de la puis­sance, du plaisir, de la vertu, de l'intelligence ou de la spi­ritualité. L'homme moderne les recherche pour eux-mêmes. Et comme il ne peut pas se soustraire à l'élan de sa nature profonde vers son accomplissement, il s'accomplit en leur poursuite, il coïncide avec elle, il n'est plus qu'un homme tronqué. Il ne se réalise plus en tant qu'homme. Il ne pour­suit plus une chose parce qu'elle est bonne, c'est-à-dire, adaptée à sa perfection et à son bonheur, mais au contraire il proclame une chose bonne uniquement parce qu'il la poursuit. Tout devient alors subjectif. Toutes les activités humaines se rapportent au sujet en tant que sujet. La fin de l'homme n'est plus son achèvement en tant qu'homme, mais l'homme en tant qu'il se saisit en sa subjectivité in­forme et anarchique, objet suprême de son amour : le Moi. 130:76 *Être moi* ou *être soi,* tel est le dilemme de la distance qui sépare les deux fins poursuivies ; infinitésimale, mais infranchissable. Le moi est l'être brut posé hors de ses causes. C'est l'individu, *in se indivisum et ab omni divisum*, distinct de tous les autres, clos de toutes parts. C'est l'atome humain. C'est le sujet pur et simple. La grammaire l'enseigne et la psychologie le répète. Lorsque je dis *moi,* j'affirme non seulement mon excellence, mais je rapporte tout à moi comme à son principe et à sa fin. Le *moi* est, dès l'abord, perfection ou, plus exactement, se prétend perfection. Il est inutile d'ajouter qu'il n'en est rien, qu'il ne s'agit là que d'une apparence. C'est pourquoi le moi est vaniteux. Comme dirait Sartre, il joue à être ce qu'il n'est pas. Il se construit un faux-semblant d'être, un personnage, un mas­que. Il se fait *autre que ce qu'il est réellement.* C'est la conséquence infaillible de sa clôture et de sa subjectivité : s'estimant parfait, dès l'abord, il ne peut être que mensonge et inadéquation à l'être réel, dont il est le moi. Cette affir­mation de la suprématie du moi débouche très logiquement sur la négation du moi lui-même. On s'en aperçoit dans le marxisme où l'émancipation de l'homme aboutit à la des­truction de l'homme. Le *soi*, au contraire, implique l'identité de l'être avec lui-même. Loin d'être autre que ce qu'il est, le soi est ce qu'il est. Être soi-même, c'est assumer son être propre, ni plus ni moins, selon la mesure d'être répartie et qui varie d'homme en homme. Loin d'être parfait dès l'origine, le soi est la fin vers laquelle chacun tend, sous réserve d'une irruption perturbatrice toujours possible du moi. Deviens ce que tu es, c'est en effet la loi de tous les êtres de la na­ture. Chez l'homme, cette tendance à la fin qui l'accomplit est, nous le savons, un acte de la raison et de la volonté conjointes, greffé lui-même sur une connaissance par con­naturalité. On en saisit ici la cause : quoi de plus conna­turel à un être que son être lui-même ? Quoi de plus conna­turel au gland que le chêne ? La raison et la volonté s'em­parent de cette connaissance confuse et la conduisent à son terme qui est l'identité de l'être avec ce qu'il est. 131:76 La fin de l'homme en tant qu'homme est d'être soi et de remplir sa capacité d'être par des actes de volonté raisonnable, les­quels sont des actes immanents. La volonté raisonnable qui se porte vers l'accomplissement du soi est ainsi strictement intérieure et inviolable. Elle émane de l'être humain comme de sa racine et lui fait retour comme vers sa fleur. On voit par là combien il est impossible à l'homme de reporter sur autrui la responsabilité de ses actes dès qu'il s'agit de son bonheur. Rien ne sert d'inculper les autres ni de faire com­paraître la société à la barre des accusés. Ce n'est qu'un sophisme. Sans doute, peut-on déplorer l'action d'autrui ou la mauvaise organisation sociale. Ce n'est ni l'une ni l'autre, en tant que telles, qui font notre malheur. Notre bonheur est entièrement entre nos mains. Le sage est heureux dans le taureau de Phalaris, disait Platon... Mais la volonté raisonnable se heurte à une limite dans sa tâche d'accomplir le soi. Car le soi est constitutivement limité. Être soi-même, c'est consentir à la définition de l'homme en tant qu'animal raisonnable, volontaire et libre, c'est aussi en admettre la diversification au sein de l'espèce humaine, et accepter d'être cet animal raisonnable, volon­taire et libre, pourvu de ses limites *propres.* Devenir ce qu'on est ne consiste pas à incarner un concept abstrait de l'homme dans l'existence, mais remplir toutes les virtualités incluses dans l'homme concret que le soi se trouve être. Le langage populaire, chargé de sens, le déclare admirable­ment : « Fais ton possible ». Celui qui fait son possible s'accomplit. Il est dans la ligne de la moralité. Il est content de soi. Il est heureux. En atteignant sa fin, il recueille les louanges qui sont dues à celui qui a fait son possible. Il est d'ailleurs manifeste que le bien est dans les choses, en l'occurrence dans le soi, qu'il est concret, qu'il est une pré­sence existentielle vers laquelle se dirige la nature : la santé, par exemple, n'existe pas dans l'esprit, mais dans la réalité même de l'être qui tend vers elle. Il ne s'agit donc pas de remplir les possibilités de l'homme en général, mais celles-là mêmes qui sont les siennes propres, à nulles autres pareilles. Or si vastes que nous les supposions, elles sont toujours bornées. « Connais-toi toi-même ». Cette maxime que les Grecs avaient gravée au fronton du temple de Delphes signifie : « Reconnais que tu es mortel, que ton être est fini, que tu n'es pas un dieu. » L'identité de l'être humain avec lui-même impliquée dans l'être-soi l'exprime nettement. Quiconque parvient à coïncider avec soi rencontre ses limites. C'est seulement s'il se veut autre que la prétention du moi s'enfonce dans l'illimité parce qu'elle ne rencontre que le vide. ([^15]) \*\*\* 132:76 Or l'être humain, quoique borné, ne peut pas ne pas ren­contrer en soi, s'il remplit tout son être, l'infinité de l'être et du bien. S'accomplir soi-même s'effectue selon ce qui, en l'homme, est spécifiquement humain : la volonté rai­sonnable. Or la volonté raisonnable n'est pas seulement le désir, éclairé par l'intelligence, d'accomplir l'être-soi. En tendant vers cette fin, elle se développe elle-même, elle s'ac­complit en accomplissant sa fin puisqu'elle est la fonction caractéristique de l'homme. Mais nous savons que ni la ri­chesse, ni les honneurs, ni la gloire, ni le pouvoir, ni les biens matériels, ni les biens sensibles, ni les actes des vertus morales, ni l'art, ni la culture, ne peuvent combler l'appétit rationnel qui nous habite. Nous devons ici franchir une autre étape et dire, en fonction de l'expérience que nous avons de la vie, que l'être-soi lui-même ne sature pas la volonté raisonnable. Sans doute, a-t-elle pour fin de réaliser en nous l'homme total que nous tendons à être. Mais cette fin la porte au-delà. La volonté raisonnable au cours de sa quête de la perfection *humaine* franchit les limites de l'homme accompli. Elle se révèle telle qu'elle est originelle­ment : un désir rationnel de perfection sans limites. Son activité n'est du reste que la manifestation de l'être qui n'est lui-même parfait qu'en tant qu'il est en acte et pour autant que rien ne lui fasse défaut, selon la mesure de son être. Ainsi l'être-soi limité ne cesse d'agir pour obtenir l'être et le bien qui lui manquent. Être-soi, être un animal rai­sonnable, volontaire et libre en perfection ou en voie vers la perfection ne lui suffit pas. L'appétit rationnel désire davantage. Ce n'est pas seulement le propre bien de l'être particulier qu'est l'homme qu'il désire, mais le bien uni­versel. Quel est l'homme, quel est le sage même qui puisse affirmer impavidement : « Je suis parfait », sans verser dans l'illusion du moi ? Toute perfection humaine est tou­jours imparfaite et ranime dans la volonté rationnelle le désir de la perfection absolue. La perception de la limite est simultanément la perception de l'illimité. Plus encore, il faut percevoir la limite pour percevoir l'illimité. Gœthe a magnifiquement exprimé ce lien existentiel entre ces deux termes apparemment antinomiques au regard de la raison pure : 133:76 « Veux-tu pénétrer dans l'infini ? Avance de tous côtés dans le fini. » Tendre vers la plénitude de soi-même, c'est tendre, au-delà de soi-même, vers Une plénitude sans bornes. Dans tout désir intelligent, il y a un infini. Quicon­que met ce désir à l'épreuve le sait. Les désirs inférieurs eux-mêmes, par leur liaison au supérieur, tendent vers l'illimité. Mais encore faut-il éprouver ce désir, le connaître. Entre désirer et connaître l'acte de désirer il y a un abîme. Tous les hommes désirent. La plupart, pourtant, se laissent porter par leur désir. Ils ne le vivent pas. Ils « sont vécus » par lui. Engloutis en leur désir béant, comment pourraient-ils le connaître et reconnaître l'infini qu'il porte en soi ? Nier l'absolu qui polarise la volonté raisonnable, c'est la nier elle-même et nier la définition de l'homme. De même donc qu'en tout homme siège au plus intime de sa chair le génie de l'espèce qui lui fait désirer son bien individuel et le bien de l'espèce humaine, il y a en lui *un génie de l'être et du bien* qui le bande vers l'être-soi et vers le bien total de l'univers. En tendant vers son bien limité, l'homme tend du même coup vers le Bien illimité que l'on a coutume de nommer le Souverain Bien ou Dieu. S'il pour­suit son bien propre vers lequel s'ébranlent et convergent toutes les puissances de son être sous la pression de la vo­lonté raisonnable qui les oriente et les rectifie, il ne peut pas ne pas voir transparaître, au plus secret de son élan, la figure de Celui qui est le Bien et la Fin absolue de tous les actes, même s'il ne lui donne pas ce nom ou de quelque nom qu'il le nomme. La recherche du bonheur est une re­cherche de Dieu. Il ne faut rien de moins que l'Infini pour que s'accomplisse cet accord de soi à soi, sans coupure ni lacune, en quoi consiste le bonheur. Entre le soi virtuel et le soi actuel, il y a Dieu, fin universelle de l'être présente à la racine même et à la fleur même de l'être humain. Le mou­vement grâce auquel il s'efforce de coïncider avec soi et de devenir ce qu'il est, se fonde sur cette intention première. L'adage ancien le dit : *omnia intendunt assimilari Deo*. On comprend de la sorte pourquoi toutes nos activités raisonnables et volontaires reposent en fin de compte sur une connaissance par connaturalité, non pas d'ordre essen­tiel, mais d'ordre existentiel. S'il est vrai d'affirmer qu'il n'y a aucune commune mesure entre la nature humaine ou la nature du créé en général et la nature divine, il n'en reste pas moins vrai que tout être et l'être humain capable de connaître et de vouloir dépend par toutes les fibres de son existence de l'Être absolu. 134:76 C'est sur ce fil incassable que court, pour ainsi parler, toute la finalité de l'action comme s'y déploie toute connaissance. Créé par Dieu, l'Être parfait, l'être humain imparfait y fait retour. On comprend en outre pourquoi la fin ultime de l'hom­me puisse être transcendante tout en restant immanente, extérieure tout en étant intérieure, puisque Dieu est cause et fin de toute existence et qu'il est présent au cœur même de tout être : *Deus intimior intimo meo*. Notre finalité ne provient pas du dehors, mais du dedans. Aussi demeure-t-elle librement acceptée, Dieu traitant les natures détermi­nées comme déterminées et les natures libres comme libres. On comprend enfin pourquoi l'activité de l'homme, quelle qu'elle soit, et particulièrement l'action volontaire qui se déploie selon les lumières de la raison, revêt toujours un caractère religieux. Cette finalité religieuse de l'être et de ses opérations n'est aucunement extrinsèque. L'extrême gravité d'une erreur d'orientation provoquée par l'intelli­gence et par la volonté libres de l'homme apparaît ici dans toute son ampleur. La faute morale n'est pas seulement un refus de l'être, mais de ce qu'il y a de plus précieux dans l'être : l'étincelle de l'Absolu qui l'éclaire. Et par là se révè­lent aussi les désastreuses conséquences du phénomène de frustration de l'Absolu en l'homme. « La mort de Dieu » pro­voque un déplacement du divin. La carence de l'Absolu n'est jamais totale en l'homme, et pour cause ! Elle déter­mine aussitôt l'idolâtrie. Or, à l'encontre de la relation naturelle de l'homme à Dieu qui permet à l'homme de pla­cer les êtres du Monde sur une ligne ascendante qui va de son propre foyer au foyer divin situé à l'infini, la relation abusive de l'homme à l'idole, toujours finie, désaxe tous les êtres du monde, de telle sorte que le sujet est écartelé entre deux pôles d'attraction. Du coup, il se dédouble et il entre dans la sphère psychologique de l'angoisse dont il tentera de s'évader par l'illusion, le travail, le divertissement, le social, par les mille et un moyens dont il dispose pour n'être plus soi-même. La plupart des désordres qui ravagent le monde moderne trouvent ici leur dernière explication. #### La personne et le Souverain Bien Le Souverain Bien s'impose donc pour rendre compte de cette chose si simple, si courte, si pleine, qu'est le bonheur humain. 135:76 Ce n'est souvent qu'un instant précaire, mais si nous le goûtons jusqu'en sa racine, nous y appréhendons la présence du Bien éternel. Nous ne voudrions pas cette chose absurde et commune : éterniser le temps, si le temps n'était pas un reflet de l'éternité. Aussi n'y a-t-il pas d'au­tre ressource pour l'homme, s'il désire que son bonheur d'homme dure, que d'en vivre la relation fondamentale au Souverain Bien. Comme cette opération ne peut être une, continue, éternelle, dans une vie humaine, le Souverain Bien, qui ne laisse rien à désirer, est inaccessible à l'homme, sauf par éclairs fugitifs. C'est pourquoi, lors­que Aristote place la béatitude de l'homme en cette vie, il la déclare imparfaite et conclut : « Nous les disons heureux, autant que peuvent l'être des hommes. » Nous touchons ici au problème de la religion révélée et de la jonction du naturel au surnaturel qui dépasse la compétence du philo­sophe, mais dont il peut constater l'influence sur les mœurs. Comme l'écrit Étienne Gilson, « c'est comme notre défini­tion même de ne pouvoir nous contenter de ce que nous sommes », du moins durablement, « ni nous donner ce que nous ne sommes pas ». L'immanence du bonheur et la transcendance de son objet ultime mettent en relief les deux caractères conjoints de la finalité humaine. D'une part, le bonheur est irréductiblement personnel. Cela ne signifie nullement que l'être-soi puisse s'ériger en « mesure de toutes choses » ni que son bonheur singulier soit sa fin suprême. Cela souligne seulement le fait, par ailleurs évident, que le bonheur ne vient pas du dehors, comme une forme dans une matière, et que l'acquérir en s'adaptant à un modèle abstrait pré­conçu est une utopie. Le seul bonheur réellement existant est celui de l'être humain concret qui s'épanouit selon les normes de l'appétit rationnel. Mais il est également vrai de dire que chacun de ces bonheurs personnels est ordonné au Souverain Bien qui en est l'âme, le moteur et la fin, puisque chacun d'eux tend foncièrement vers lui. L'orientation de toutes les puissances de l'homme, sous la conduite de la raison, vers l'unité de l'être-soi est aussi l'orientation de tous les hommes vers un point ultime où s'apaise leur désir insatiable. « Celui qui boira de cette eau n'aura plus jamais soif. » Ce mot de l'Évangile révèle le caractère essentiel du bonheur tel que les Grecs l'avaient déjà saisi par observation de la nature humaine : « n'avoir plus besoin de rien d'autre », selon la formule de Platon, « la propriété de se suffire à soi-même et de ne pas faire nombre avec les biens particuliers », selon celle d'Aristote. 136:76 La tendance vers le bien de l'être-soi, si diverse qu'elle apparaisse d'homme à homme, est simul­tanément tendance au Bien absolu qui est le Bien de chacun en tant que chacun participe à lui par le mouvement pro­fond de son être. Ce Bien commun suprême fonde et arti­cule entre eux les bonheurs particuliers. Par là, l'équivoque notion de bonheur collectif distribué dans la société par la pompe aspirante et foulante de l'État, qui est accréditée aujourd'hui au point d'être un dogme intangible, est ren­voyée aux vieilles lunes. Il importe d'y insister. L'homme moderne croit en effet de plus en plus, sous la pression publicitaire d'une socio­logie dévoyée, que l'idée de Dieu dérive de l'idée du social. C'est le contraire. Dès que deux hommes vivent ensemble, l'idée de Dieu est toujours prête à surgir, au moins sous l'aspect élémen­taire d'un « bien commun » qui fonde et dépasse leur union : la solennité dont ils entourent leurs pactes, traités, unions, et conventions en est la preuve. Si l'homme est « le seul animal qui puisse faire une promesse » cela implique qu'il existe en lui une force -- dont il ignore le plus souvent la nature -- qui l'élève au-delà de son bien limité, l'intro­duit dans l'illimité et ne peut provenir de lui-même. Com­ment pourrait-il s'unir à autrui à travers l'espace et le temps s'il ne dépasse pas l'espace et le temps ? Et comment pourrait-il par ses propres forces dépasser l'espace et le temps, cet individu que l'espace et le temps circonscrivent d'une manière implacable ? Toute communication réelle entre les individus que nous sommes présuppose l'existence en eux d'une tendance vers une fin commune dont leur singularité est prégnante et qu'ils n'ont pas plus choisie à leur naissance que leur individualité même. Le milieu *humain --* disons bien *humain* -- où les individus se ren­contrent et s'articulent, implique que l'individu a en soi une énergie supra-spatiale et supra-temporelle qu'il est per­mis d'appeler *divine* et qui s'oriente en lui, comme chez ses frères, vers une fin commune à laquelle il n'est pas interdit de donner le nom de *divine* à son tour, puisque, pareille à Dieu, elle baigne et transcende leur effort. Une Cité, une entreprise, une famille, *tous les milieux vivants où l'indi­vidu est enraciné* et atteint par ses racines son bien propre, lui font entrevoir, *s'il les vit*, la présence de ce bien « sou­verain ». Ainsi l'être humain accordé à l'être universel saisit-il en l'homme « quelque chose de plus grand que l'homme » et qui fait corps avec lui. 137:76 Que cette tendance au Souverain Bien ne soit que ten­dance et non accomplissement, c'est le lot de l'homme, dont l'être en relation ne peut qu'imiter l'Être absolu. Elle existe cependant à titre de point ultime de convergence de son être. C'est là dans cette direction qu'il est « lui-même », « le plus parfaitement qu'il est possible », ainsi que s'ex­prime Aristote. « Il ne faut pas suivre (ajoute-t-il en pro­testant contre la mentalité vulgaire) ceux qui conseillent, parce qu'on est homme, de se contenter de destinées hu­maines, et, parce qu'on est mortel, de destinées mortelles, mais, tant qu'on le peut, il faut se rendre immortel et tout faire pour vivre selon le meilleur de soi-même ». Beaucoup d'hommes méconnaissent le Souverain Bien ou le nient parce qu'ils se substituent insidieusement à Lui. Ce n'est point là un paradoxe. L'homme ne peut pas être Dieu, Mais il peut le vouloir être. Sartre a parfaitement raison de prétendre que l'homme a un « projet fondamen­tal » : devenir Dieu, et qu'il est condamné à l'échec, à cette réserve près que ce désir n'est pas naturel en lui et est même opposé à la tendance profonde de son être. Il suffit que l'homme invertisse vers soi son orientation vers le Souverain Bien. Au fond, il n'y a pas d'idoles, il n'y a que des idolâtres. Cette subversion est toujours possible si son aboutissement est impossible : l'homme est *libre* et il peut choisir entre l'ordre et le désordre ; il est remis entre les mains de son propre conseil et, porté par la convergence elle-même, il peut la faire diverger vers soi *seul*. L'aventure est fréquente. Le suicide « moral » est plus répandu que le suicide « physique ». Il consiste toujours *en un regard délibérément réflexif tourné vers le Soi qui l'isole* de la fra­ternité universelle de l'être et du Souverain Bien. Or, la réflexivité est l'apanage de l'esprit. Son processus n'aboutit qu'à identifier le soi à l'esprit, et, comme l'esprit n'a en lui-même que des idées abstraites, à réduire l'individu réel *à une idée abstraite de ce qu'il est*. Il peut se produire à tous les niveaux, le plus élevé ou le plus bas. L'esprit est capable de prendre toutes les formes dans sa réflexion sur, soi-même et s'admirer comme dieu ou comme matière, plus exactement -- mais il ne le sait pas, car il n'y a pas de réflexion de la réflexion -- comme projet *abstrait* d'être dieu ou matière. 138:76 Il est inutile d'ajouter qu'il existe entre ces deux extrêmes une foule d'autres projets. L'esprit qui s'isole n'est plus l'esprit incarné dans la chair, dans des os, et radicalement individualisé, incapable d'être autre : *il est Protée.* Cependant, l'abstrait est congénitalement impuissant à rejoindre le concret, l'égoïsme pur et simple est intenable. Il est un défi au principe de contradiction : nul ne peut à la fois et sous le même rapport être son corps et son vêtement, son visage et son masque, sa réalité concrète et une abstraction. Né du choix réflectif de l'esprit qui inter­rompt et *mutile* l'indivisible élan de l'individu vers son bien propre et vers les diverses formes du bien commun dont le Souverain Bien est la cime, l'égoïsme ne peut que faire régresser l'individu *vers une abstraction* dont la limite est l'Homme, sujet abstrait de droits abstraits et d'obligations abstraites, entité inexistante en laquelle les égoïsmes im­puissants trouvent un précaire refuge verbal. Tout culte de l'Individu doit infailliblement évoluer en culte de l'Homme envisagé sous l'aspect arbitrairement élu par l'esprit : l'Homme en tant que Dieu, l'Homme en tant que maître et possesseur de la nature, l'Homme en tant que agent écono­mique, l'Homme en tant que membre d'une classe, l'Homme défini par la race ou la nation dont il est membre, etc. Ainsi, par un paradoxal retour des choses et par une sorte de justice immanente, l'égoïste se nie lui-même. Mais s'il se détruit lui-même en tant qu'individu, il perdure grâce aux institutions et aux structures sociales que l'idée de l'Homme engendre. Par un étrange processus qui s'accomplit sous nos yeux et dont nous sommes à la fois les auteurs et les victimes, une société d'égoïsmes peut parfaitement s'édifier, mais à une condition : que l'individu diminue de plus en plus jusqu'à n'être qu'un animal dont la société assure la sub­sistance matérielle, assujetti à l'État comme la fourmi à la fourmilière. L'individu qui se prend comme fin unique par le circuit réflexif de l'esprit, s'annule dans la masse indifférenciée que l'idée de l'Homme coagule. De vastes États, d'immenses, sociétés peuvent ainsi se bâtir et croître sans mesure jusqu'à couvrir toute la planète : il suffit d'ajouter au Léviathan des unités nouvelles envoûtées par l'idée. Le groupe absorbe l'individu en son sein et assure au corps sa pitance. Un double parasitisme s'instaure, pareil à celui des colonies de fourmis et de pucerons. 139:76 Les égoïsmes agglomé­rés soutiennent ce monstre qui les soutient à son tour, dans une oscillation qui les lance ensemble de l'anarchie au tota­litarisme et du totalitarisme à l'anarchie, jusqu'à l'épuise­ment. Les sociétés constituées sur ce schéma peuvent déve­lopper, à l'extrême, leur puissance économique. Il le faut puisqu'il importe de nourrir un nombre grandissant de citoyens. Elles s'affaiblissent néanmoins graduellement dans la mesure où l'activité individuelle s'affaisse et se dérègle en elles. La promotion sociale de l'égoïsme a elle aussi une fin. Elle est plus lente mais inévitable. De nombreux signes l'annoncent chez les peuples dits « évolués ». Les citoyens y sont tantôt agités et fiévreux, tantôt mornes et passifs. L'individu ne s'épanouit plus. Il ressent son malheur. Cette situation lui-est intolérable. Il cherche alors à s'en évader par le divertissement ou par la plongée dans une exaltation collective qui débilitent encore ses puissances d'action. In­capable de trouver le bonheur, il se contente de succédanés qui l'empoisonnent et qui stérilisent les ultimes réserves d'amour qu'il peut encore avoir en lui -- elles meurent dans les serres chaudes de « l'idée », faute de grand air et d'issue. Nous en revenons au même point : le bonheur n'est au­tre que l'accord avec soi, avec Dieu, et, entre l'infiniment petit et l'infiniment grand, avec ces milieux humains où le destin de la naissance place l'homme. Il consiste à se reconnaître comme créature qui a tout reçu. #### Suivre la nature Un nouveau problème se pose maintenant. Le bonheur de l'homme dépendant de l'objet auquel il tend, comment y parvenir ? Il est naturel, connaturel même. Il faut donc suivre la nature. Mais suivre la nature n'est pas s'y aban­donner. L'homme n'est pas une bille qui roule sur une pente. Il devient ce qu'il est par le truchement de la raison et de la volonté qui le distinguent des animaux. Tel est le sens de la vie humaine, de la naissance à la mort. Son champ de réalisation est même infini, puisque l'être humain limité se trouve en fait ouvert sur Dieu qui le fonde. Or les facultés raisonnables et volontaires ne sont pas par elles mêmes déterminées à cette seule opération. Ce n'est pas du seul fait qu'il est doué de raison et de volonté que l'homme peut devenir ce qu'il est et s'orienter vers le Souverain Bien. 140:76 Certains se détournent précisément de cet­te tâche par des actes de raison et de volonté. Il faut donc que ces facultés soient disposées de telle sorte qu'elles puissent atteindre leur but. Il faut que ces dispositions soient continues et stables. Il faut qu'elles soient des acqui­sitions durables, pareilles à des qualités permanentes. Le langage technique appelle ces *avoirs,* acquis et possédés par l'être humain grâce à sa raison et à sa volonté, des *habitus* ou des vertus. Les *habitus* de l'intelligence théorique ne sont pas à proprement parler des vertus. Ceux qui résident dans la volonté ou dans n'importe quelle autre faculté en ce qu'elle a de volontaire, méritent seuls ce nom, car la volonté seule est principe d'action en vue de cette fin que nous appelons le bonheur. Les vertus de l'intelligence ne sont donc pas des vertus en tant qu'intellectuelles, mais en tant que volontaires, puisqu'elles ne sont pas de soi fina­lisées par le bien. #### La vertu Disons, avec la tradition philosophique, que la vertu est « une disposition stable à bien agir dont le sujet propre est une faculté volontaire de l'être intelligent », capable comme tel de déterminer ses actes et de leur communiquer la rec­titude, Son germe est donné par la nature, mais elle ne s'épanouit dans la volonté que sous la lumière de la raison qui lui imprime une direction droite. La même tradition classique distingue quatre vertus cardinales : la prudence qui juge correctement de ce qui est bon en chaque cas particulier ; la justice ou volonté constante et perpétuelle de traiter chacun selon son droit, et qui se subdivise en justice distributive, ou de répartition, et en justice commu­tative, ou d'échange ; la force, qui écarte tout ce qui s'op­pose à la droite raison et surmonte les craintes ; la tempé­rance qui règle les délectations. Au fur et à mesure que ces activités vertueuses se dé­ploient quantitativement et qualitativement, le désir fon­damental d'être, d'abord frêle et indistinct, aperçu dans une intuition obscure et plus vécue que pensée, se fortifie et s'éclaire. Les actes vertueux font pénétrer l'homme dans la dimension du bien auquel il aspire, et, réciproquement le bien obtenu accroît leur nombre et leur intensité. Le bon­heur dépend donc de la vie vertueuse, mais la vie vertueuse en dépend à son tour dans une espèce de circuit vital. 141:76 Dissocier bonheur et vertu est impossible. Et comme la vertu est l'activité d'un sujet, la notion de bonheur collectif, in­viscérée dans la mentalité de nos contemporains, ne résiste pas à l'analyse. Elle l'est d'autant plus qu'elle ne peut se traduire dans l'existence que par des lois et des règlements. Au principe des actes internes se substitue alors un principe externe qui les règle uniquement du dehors. #### L'État Cette observation est aujourd'hui d'une importance es­sentielle. Sa méconnaissance conduit droit à des illusions terriblement dangereuses dont l'étatisme est la plus dévas­tatrice. Salazar l'écrit avec pertinence : « On a déjà vu des États, des régimes, sacrifier l'homme, qui représente sur terre la seule parcelle d'infini, à l'objectif inaccessible d'un bonheur national. » La prétention des États de « faire le bonheur » de ses citoyens -- l'expression est éloquente par elle-même ! -- est purement et simplement le camouflage du despotisme. A sa source, on découvre aisément le so­phisme qui consiste à prétendre que le tout n'est que la somme des parties. L'État gardien du tout doit donc, en l'occurrence, veiller au bonheur des parties et le bien com­mun dont il a la charge n'est autre que l'addition des biens particuliers. Dans cette perspective, l'État prendra donc en charge le bonheur de chaque citoyen. Autant dire qu'il s'insinuera jusqu'à la racine même de tous les actes d'in­telligence et de volonté pour les diriger vers leur terme : le bonheur. Autant dire encore qu'il usurpe la place de Dieu présent au sein de tout être. Aussi l'étatisme est-il inséparable de l'athéisme. Il exige en plus une refonte radi­cale de la nature humaine. Par un renversement de situa­tion aisément explicable, la sollicitude de l'État vis-à-vis des citoyens implique leur passivité, celle-ci, la mise entre parenthèses de leurs activités vertueuses et, du coup, l'a­néantissement de l'être-soi qui en est le fruit. Quand l'État vise à un bien commun confondu avec les intérêts particu­liers, la fraude sévit immédiatement. D'autre part, la ré­duction des citoyens à des entités anonymes appelle, à la limite, l'idéologie de « l'homme nouveau », fabriqué par la propagande et introduit de force dans le cerveau. L'éta­tisme cohérent détruit l'être humain. Il est la forme la plus achevée du nihilisme. 142:76 Dès que l'État s'occupe du bonheur de ses sujets, tout est perdu : la tyrannie totalitaire pointe. Sa puissance ou sa faiblesse l'y incitent. L'État fort substitue la raison d'État à la raison rectificatrice des actes humains. L'État débile lui substitue la raison que lui imposent les groupes de pression et les coalitions d'intérêts particuliers. C'est l'inévitable rançon de l'oubli du bien commun qui n'est ni la somme des biens singuliers que les citoyens poursuivent, ni le bien de l'État ou de la Communauté politique pris comme singulier, mais le point où convergent les biens par­ticuliers propres aux parties d'un tout et dont ils reçoivent le meilleur d'eux-mêmes. Le bien commun de l'univers est Dieu : tous les êtres convergent vers l'Être absolu qui leur communique l'existence. Le bien commun d'une entreprise est sa prospérité : les intérêts particuliers de ses membres y convergent et en recueillent leur dû. Le bien commun d'une société organisée est l'ordre : les désirs de ceux qui en font partie y tendent et s'en renforcent. Voilà l'unique fonction de l'État : veiller à la convergence des bonheurs que les citoyens poursuivent vers le bien commun dont ils ont par ailleurs le germe et dont la fructification leur rend au centuple. L'art de gouverner les États est ainsi très simple en son principe. La difficulté, immense, est dans l'exécution. #### Les mœurs et les élites Il présuppose d'abord un minimum de raison régulatrice chez les citoyens. C'est pourquoi aucun système de législa­tion ou d'administration ne peut remplacer les mœurs dé­faillantes. Si les cas particuliers d'immoralité ou d'amora­lité se multiplient dans la communauté, l'État se trouve impuissant. Il ne peut déterminer par lui-même le redres­sement des conduites individuelles sans virer au despotisme moralisateur. La fin de l'État est en effet le bien commun et ses moyens s'y proportionnent. S'il descend jusqu'aux cas particuliers, ce n'est que d'une manière exceptionnelle : pour couronner d'honneurs les citoyens de haut mérite ou pour châtier les crimes qui menacent directement le bien commun. Aussi le gouvernement des communautés humai­nes exige-t-il, au titre de condition nécessairement préala­ble, qu'une certaine moralité moyenne règne dans la cité. C'est dire qu'une forme religieuse est requise pour que la matière sociale ne se délabre pas. L'histoire porte ici témoignage : tous les démembrements des cités ont été précédés d'une crise morale et d'une crise religieuse conjointes. 143:76 Il présuppose également des élites en qui rayonne la présence active du bien et du Souverain Bien. L'État ne donne en effet d'autre exemple que celui du bien commun qu'il incarne, et les vertus de l'homme politique ne coïn­cident pas nécessairement avec celles de l'individu. Tel se sauve comme personne privée, écrit Richelieu dans son *Testament,* qui se damne comme personne publique. Cette assertion ne signifie pas que l'homme d'État soit enclin à être immoral. Cela veut dire seulement que l'association des vertus exigées de l'individu et de l'homme politique n'est pas automatique. Elle est même historiquement rare et la mémoire des hommes n'a retenu que quelques hommes célèbres en qui le souci de la grandeur morale personnelle s'harmonisait avec la passion du bien commun. Les finalités de l'individu et de l'homme chargé de gouverner les autres ne sont pas opposées. Elles sont simplement différentes. Un saint ne fait pas nécessairement un bon roi et un bon roi n'est pas nécessairement un saint. L'histoire de l'Europe ne mentionne à nouveau ici que quelques noms. L'homme d'État n'a qu'un choix restreint de moyens à sa disposition pour assurer le bien commun : dans la plupart des cas, il n'a pour instrument que la loi. Lui seul peut légiférer. Le particulier ne peut qu'exhorter, avertir, donner des or­dres, sans leur conférer force de loi. C'est la raison pour laquelle les gouvernants ont besoin d'élites qui maintien­nent et proposent par leur exemple le difficile passage de la moralité imparfaite à la moralité plus parfaite : le soi n'a que trop tendance à se fondre dans le moi ! Aussi bien, les nations qui sont dépourvues de saints, de héros, de génies, rétrogradent-elles rapidement dans l'anarchie ou dans la stagnation. Le bonheur est sans aucun doute dif­fusif de ses richesses. Mais précisément, il est toujours en voie de réalisation puisque la vue du bien absolu n'est pas le lot de l'être humain terrestre. Il lui faut des entraîneurs, des guides, des exemples, pour que son mouvement ne s'arrête pas et que sa limite s'ouvre sur l'au-delà de l'hom­me. C'est la tâche des élites : elles font rayonner au-delà de leur être l'accomplissement même de leur être. Seuls, les bonheurs médiocres, qui n'en méritent pas le nom et qui refluent vers une partie de l'être arbitrairement érigé en tout, s'enferment dans la subjectivité. Les bonheurs partiels ne se communiquent pas : la partie isolée du tout préserve jalousement son existence précaire ! 144:76 Le bonheur total, au contraire, ou en voie de l'être, se répand au dehors sur les autres. Il éveille en eux, par sympathie, leur liaison origi­nelle au tout et au Principe de l'univers. Il ranime cette étincelle d'infini qui court au long de la finalité humaine. Le saint, le héros, le génie -- quelles que soient leurs souf­frances -- déversent sur les hommes le trop-plein de leur bonheur. Leur centre de gravitation est à l'infini. Ils invi­tent, du seul fait qu'ils sont, tous les êtres humains à participer à la même joie qu'ils éprouvent. Au surplus, la repré­sentation du bonheur est pâle au regard de sa présence excitatrice. Notre appétit du bien est réaliste. Il veut le bien en soi, le bien réel, le bien qui existe concrètement, et non sa figure, son image et son idée. Le bien « idéal » ne sature pas le désir. Il suit que le bien, au sens propre, n'est acces­sible à la majorité des hommes et ne leur est concrètement présent que par l'intermédiaire de ceux qui ont reçu la grâce d'y accéder et en qui il est une présence concrète. La vénération dont l'humanité entoure ces « privilégiés » est une reconnaissance, dans la double signification du terme : l'acquittement d'une dette que nous leur devons et le réveil qu'ils provoquent en nous de la connaissance obscure et engourdie de notre finalité essentielle. La fonction qu'ils exercent dans la Cité est capitale : par leur présence et par leur exemple, les élites -- à quelque niveau et dans quelque domaine qu'elles le soient -- déter­minent une convergence dans le commun des hommes vers ce qui passe l'homme. Elles indiquent, parce qu'elles diffu­sent le bien, le chemin du bien commun aux autres. Aussi deviennent-elles naturellement elles-mêmes, du moins les plus éclatantes, un bien commun de la nation dont elles font partie. On voit par là l'importance de leur prestige. Si l'on définit la loi comme une prescription de la raison en vue du bien commun promulguée par celui qui a la charge de la Communauté, l'élite en fait un principe intérieur de ses actes. Elle empêche ainsi l'homme politique de légiférer à son profit ou au profit de ses courtisans. Son exemple est réprobateur. Elle démontre par sa conduite que la loi n'est pas un principe purement extérieur, sans rapport avec la loi éternelle et la loi naturelle inscrites dans le cœur de l'homme. Elle aide ainsi la plupart des hommes à prendre part, si petite soit-elle, au concert de la communauté. 145:76 Faut-il ajouter que, là où l'élite se corrompt, la loi devient alors une obligation, un moule identique qui s'applique de l'exté­rieur à des individus anonymes et, en fin de compte, un mécanisme juridique de contrainte dont le seul rôle est de peser physiquement sur les citoyens. #### L'homme d'État Il n'est pas requis d'être un sagace observateur pour constater que l'instauration du bien commun politique est l'œuvre des siècles. Il exige la continuité, mais aussi, dans la tradition elle-même, la perspicacité des dirigeants pour distinguer le bois mort du bois vert, d'une part et, de l'au­tre, pour stimuler toutes les convergences et réduire les divergences. Tous les régimes ne conviennent pas indistinc­tement à cette tâche. La monarchie, l'aristocratie, la démo­cratie impliquent des conditions nombreuses de réalisation. Mais tous impliquent un minimum de tendances communes dans la multitude et, puisque la tendance la plus commune est le désir du bonheur, c'est là que s'établissent les assises du bien commun. Aussi, la faculté de discriminer le vrai bonheur du bonheur illusoire reste-elle la qualité essentielle de l'homme d'État. Il convient donc d'y insister à nouveau. Responsable du bien commun qui ne se confond pas avec le bonheur personnel, encore qu'il en soit le prolon­gement, l'homme politique ne peut agir directement sur les citoyens en quête de leur bien propre sans s'insinuer dans le secret même des âmes et agir à la place de l'être humain réduit à l'état de pantin mécanique. Mais il peut agir sur leur convergence en créant un climat social tel que le germe d'harmonie donné par la nature puisse gran­dir et se développer vigoureusement. Les communautés naturelles ou semi-naturelles doivent à cet égard être l'ob­jet de ses soins. Dans la famille, « cet abrégé du monde », Comme le chante Lamartine, la convergence fleurit presque spontanément. Il en est de même dans les communautés dont les membres sont soumis a un même destin parce que leur intérêt personnel coïncide avec l'intérêt de l'ensemble : les petites et moyennes entreprises sont généralement tel­les : le sort de chaque partie dépend du sort du tout si bien que les conflits qui surviennent ne peuvent guère être pro­fonds ni durables. L'apparition des énormes complexes in­dustriels est venue troubler l'application de la loi sociologique qui veut qu'une communauté soit d'autant plus unie qu'elle est plus restreinte. 146:76 *La démocratie des grands nom­bres et des vastes espaces* est, elle aussi, un facteur d'oppo­sitions. La décentralisation économique et politique est donc la condition du bien commun. La comparaison des cellules d'un même organe vouées au bien commun de cet organe et de l'ensemble des organes articulés dans le bien commun d'une grande communauté est fondé sur les biens communs des petites et moyennes communautés qui lui sont subordonnées. L'État est une communauté de commu­nautés ou il n'est pas un État. #### Dévitalisation Il ne s'agit cependant là que de « structures », comme on dit aujourd'hui. Or les plus belles canalisations sont inu­tiles si les sources viennent à manquer. Naguère encore, les institutions soutenaient l'action des hommes. Il n'en est plus de même aujourd'hui. Toutes les institutions actuelles se maintiennent plus par la vitesse acquise, par l'usage, l'impossibilité de les remplacer, l'action individuelle, etc. que par la convergence des nécessités humaines qui les firent naître. La vie en est absente. Pour que la convergence existe, il faut que la vie et l'âme qui en est le principe, préexistent. Le monde moderne est atteint d'une maladie que nous proposons d'appeler *la dévitalisation,* la débilité de l'âme, l'affaissement du principe vital, surcompensé par le surgissement corrélatif de la cérébralité et de la violence, qui sont les succédanés mécaniques de l'esprit et de la vie. Le monde sans âme dont parle Daniel-Rops devient chaque jour une réalité. Les deux guerres planétaires de la premiè­re moitié du XX^e^ siècle, les révolutions qui se succèdent depuis trois cents ans, les haines de classes, de nations, de races, la rupture de continuité entre les générations, les luttes entre les féodalités économiques, les affrontements des idéologies, le caractère de plus en plus aphrodisiaque de l'existence, l'invasion du calcul et de la science dans ce que l'être humain a de plus intime, le divorce qui s'é­tablit entre l'homme et la nature, l'homme et autrui, l'hom­me et Dieu, sont autant d'indices que l'homme a brisé la relation fondamentale qui l'unit à lui-même et qu'il se refuse à être soi. La crise actuelle est une crise de finalité qui ravage l'homme en tant qu'homme, porteur de virtua­lités naturelles que l'intelligence et la volonté développent. 147:76 L'homme moderne s'est désincarné, sa vie est livrée aux instincts, son esprit aux abstractions, et il tente vainement de se refaire une unité en rationalisant l'irrationnel en lui. De ce dualisme, il est rigoureusement impossible de faire sortir une finalité quelconque. Si l'unité n'est pas donnée à l'origine, elle ne se retrouvera pas davantage au terme de l'effort. De l'homme cassé, on ne fera jamais un homme vivant. Le phénomène de la dévitalisation est très mystérieux, au même titre que son contraire : l'énergie du germe qui se déploie vers sa fin. Nous ne nous flattons pas de le sonder à fond. Il faudrait pour le faire que l'homme puisse se con­naître à découvert. Mais s'il est impossible de circonscrire la source de cette maladie, il n'est pas difficile de saisir les causes qui la favorisent : l'influence d'une certaine éduca­tion religieuse et la pression de certaines structures socia­les sont les principales. #### Du jansénisme au modernisme Il nous paraît indubitable qu'un christianisme rigide, janséniste ou puritain, a contribué à l'assèchement de l'âme en se représentant Dieu, à la manière des pessimistes grecs, comme jaloux du bonheur humain. Ce type de chris­tianisme dont nous avons oublié la prépondérance intimi­datrice qu'il a exercée sur nos pères, n'est plus guère répandu, aujourd'hui. Sa raideur cadavérique a suivi la loi de la nature : elle s'est muée en déliquescence moderniste. Dans sa première phase, il enseigne qu'il est dangereux d'être heureux et qu'une telle tentative est du reste vaine : la faiblesse de l'homme condamne la recherche du bon­heur. Dans sa seconde, il diffuse la même prédication, mais il transpose à l'humanité prise collectivement la capacité d'y parvenir, moins à cause des efforts individuels ou de l'imitation des saints, des génies et des héros qu'en épou­sant « le mouvement de l'histoire ». Dans les deux cas, leur parenté se prouve par l'identité des résultats auxquels ils parviennent : persuadé de son invalidité congénitale, l'homme se contente de médiocres bonheurs immédiats dont la somme singe maladroitement le bonheur. La vertu, dont le nom signifie puissance et qui est indispensable à l'homme pour édifier son être, devient synonyme d'impuissance. 148:76 Le vertueux n'est plus celui qui possède les vertus cardinales de prudence, de justice, de force et de tempérance, et qui parvient par elles au bonheur humain. C'est l'être chétif et incapable d'arriver au bonheur autrement qu'en rêve. Manquant de tout, il est promu *par son indigence même* à tout obtenir *du dehors*, par Dieu ou par la société divinisée. La nature n'est rien : le Surnaturel ou l'Histoire et l'État sont tout. L'homme passe dialectiquement du *moins* au *plus* en vertu d'une élection céleste ou selon la loi du Pro­grès. L'absence d'énergie personnelle est la condition même de « la croissance » de l'homme. Moins il y a de semence, plus il y aura de fruit. #### La socialisation Les structures sociales engendrées par la démocratie des grands nombres et des vastes espaces ont détruit à leur tour la réalité et jusqu'à la notion même du bonheur personnel. La pesée extérieure des énormes entités politiques où l'hom­me se trouve actuellement immergé et qui prolifèrent de plus en plus à la manière d'un cancer généralisé, a non seulement fait éclater les cellules sociales à « taille d'hom­me » où les individus, en contact immédiat et concret les uns avec les autres, pouvaient développer leur personnalité réelle avec le minimum de heurts et le maximum d'efficacité, mais elle a livré l'être humain à la plus poignante des solitudes -- celle du grain de sable dans la masse. L'individu est rigoureusement impuissant dans un monde pulvérisé. Il se sait impuissant. Son seul recours est la prise de conscience *imaginaire* de l'immense désert social où il se perd. Les termes mêmes, employés si fréquemment aujour­d'hui, de « conscience de classe », « conscience de race », « conscience nationale » ou « conscience universelle », indiquent avec netteté que la seule conscience qui soit : la conscience individuelle, tend à disparaître. Ces vagues schè­mes mythologiques sont à la fois l'amarre qui empêche l'individu de sombrer dans le néant et la corde qui l'étran­gle. L'homme moderne a besoin du collectif pour s'imagi­ner qu'il vit, et le collectif le fait mourir réellement. La classe, la race, la nation, l'humanité, la masse, etc. toutes les entités collectives et abstraites se sauvent, et l'individu en chair et en os se perd. 149:76 Comment le sentiment que l'individu peut avoir de son bonheur propre ne s'effa­cerait-il pas de sa conscience puisqu'il n'a plus de conscience ? Une technique sociale et politique d'une perfection chirurgicale incomparable la lui a enlevée ! La plus humble perspective du bonheur : celle que procurent des biens matériels, lui est même bouchée. Il doit passer par le circuit du collectif pour se l'assurer. Mais précisément parce que cette dérivation est collective, son bonheur matériel n'a plus rien de personnel. Il n'est plus son bonheur. Il n'est donc plus un bonheur. Mais il n'est pas davantage un malheur : la perte de conscience du premier est corrélativement la perte de conscience du second. En fait, un bon nombre d'hommes n'éprouvent plus le sentiment du bonheur ou du malheur parce qu'ils ne vivent plus : ils sont vécus par les forces anonymes et inconnues que charrie l'opinion collec­tive. Ils vont où elle va. Ils s'en vont d'où elle s'en va. Leur énergie vitale n'est plus en eux-mêmes : elle est en dehors de leur être, dans « le gros animal » dont ils sont un élé­ment. C'est lui qui détermine le sens de leur vie et ce qu'ils doivent entendre par bonheur ou par malheur. Même si ce « bonheur » fait leur malheur personnel, ils l'acceptent, parfois d'enthousiasme. Il suit de là que la collectivisation dévitalisante déplace totalement la connaissance que l'homme moderne peut avoir de sa fin. La crise de finalité qu'il subit (et dont le retentissement dans les mœurs est immense : celui qui perd le sens du bonheur et du malheur ne connaît plus le bien et le mal) réside tout entière dans le transfert de sa connais­sance par connaturalité sur le plan de l'opinion publique : ce sont les tendances les plus étrangères à son être propre qui déterminent la conduite de l'homme. A l'être-soi se substitue ce qu'on pourrait appeler « l'être-on ». La vie quotidienne de l'homme moderne est soumise à la direction d'un sujet impersonnel : le On, et à une tyrannie sans tyran que Heidegger a décrite en ses œuvres. L'intimité, le secret, la personnalité, « l'exception » au sens de Kierkegaard comme au sens ordinaire, la pluralité des mesures et des jugements, la diversité des niveaux de vie, la compréhen­sion d'autrui et du monde, etc. se nivellent dans le canal et dans l'*Öffentlichkeit* : l'existence « ouverte », sans mys­tère, sans voile, et sans intériorité, qui n'est pas seulement étalée au dehors, mais qui est un pur dehors, qui n'est pas seulement divulguée, mais qui est divulgation en acte. N'é­tant plus qu'apparence, l'homme d'aujourd'hui se découvre, se met à nu, s'étale, se donne en spectacle, s'exhibe. 150:76 Il est un néant visible qui ne s'aperçoit pas comme néant, mais comme visible. Les rares îlots personnels qui résistent en­core sont contraints par l'inquisition de l'opinion publique, de l'État ou, en certains régimes, de la Police -- dont le nom même évoque le collectif -- à n'être que manifestation extérieure. Le viol de tout ce qui est propriété à un degré quelconque est devenu légal et est entré dans les mœurs. Le strip-tease du corps et de l'âme est épidémique et, si l'on veut nous passer ce jeu de mots, épidermique. De ce nudisme physique et moral, de cette impudeur que Custine appelait déjà au XIX^e^ siècle un « cynisme sans franchise » ou le « Ça » (*das Es*) a éliminé le Moi (*das Ich*)*,* les exemples fourmillent. « Ce qu'il y a de plus pro­fond dans l'homme » écrit Valéry, « c'est sa peau. » Ver­laine a parlé avant lui de « la profondeur monstrueuse de l'épiderme » pour signifier que l'abîme du rien est l'envers de cette surface. Pour les biens matériels, le superflu a pris la place du nécessaire. Dans le domaine intellectuel, la curiosité superficielle et le goût du nouveau pour le nou­veau, provoqué par le vide des acquisitions antérieures, ont chassé l'admiration, le *thaumadreïn,* qui est la source de toute relation vécue avec la réalité. On sait tout sur rien ou on ne sait rien sur tout, mais on est « à la page », « au courant », on est « présent », sans la moindre présence ni subjective ni objective. Pour compenser cette abyssale va­cuité, on distend le langage jusqu'à l'extrême limite de l'emphase et de l'outrance : le mot formidable qualifie les plus insignifiantes émotions viscérales. Au niveau spirituel, la mystique et le seul à seul avec Dieu sont engloutis dans l'affectation de la piété « communautaire », plus conven­tionnelle que le ritualisme pharisaïque. Quant au bien commun, il se dissout en un bavardage en commun. A entendre les propos journaliers des hommes, on s'aperçoit rapide­ment qu'ils parlent d'une foule de sujets qu'ils ignorent. Même chez le savant, le discours humain devient préten­tieux. On peut être à peu près sûr que le savant déraille dès qu'il aborde les problèmes politiques, éthico-sociaux ou religieux, où sa « vaine obstination pédantocratique », comme le disait Auguste Comte, s'acharne « à régler par des lois ce qui doit être discipliné par les mœurs ». L'infla­tion verbale est, en un mot, plus universelle que l'inflation monétaire. La prolifération cancéreuse du langage a rem­placé l'œuvre silencieuse de la vie organique. 151:76 Dès qu'il est question de l'homme, une sorte de charabia ou de jargon « de base », commun à toutes les langues de la planète, où les mots abstraits foisonnent, sert à résoudre les situations concrètes les plus différentes. Le bonheur, cette chose per­sonnelle et donc aristocratique, qui varie avec le niveau concret de l'être humain, se dilue en une « moyenne » universelle qui engendre automatiquement un universel mécontentement. La dévitalisation de l'homme moderne est parvenue à un point tel que tous les modes d'appréhension du monde et de communion avec l'univers que l'on nomme civilisa­tions, craquent d'un bout à l'autre de la planète. \*\*\* La conclusion s'impose : pour dénouer la crise de fina­lité qui atteint les sources mêmes de la vie de l'homme et fait avorter tous les essais de renaissance sociale, il faut descendre jusqu'à l'individu lui-même et jusqu'à la concep­tion qu'il a de soi. Les altérations profondes que subissent les sociétés et les États au point de les menacer en leur existence, sont des maladies de l'homme individuel lui-même. C'est du reste une évidence. L'homme est un animal qui vit en société parce qu'il est un animal raisonnable, volontaire et libre. Lui seul existe au sens plein du terme, et les communautés où il vit sont des êtres de relation dont la santé ou la décrépitude dépendent de l'homme lui-même. S'il ne sauve pas en lui sa nature d'homme, comment sauverait-il sa nature sociale ? Notre civilisation se lézarde sous les coups de boutoir d'une barbarie interne parce que les « civilisés » qu'elle englobe ne savent plus ce qu'ils sont. Toute civilisation incluant de soi une communion tacite de ses bénéficiaires dans une même conception de la vie humaine, la nôtre s'effondre parce que cette conception -- qui n'est pas nécessairement consciente -- n'existe plus. On a beau faire appel à des réformes de structure ou à des changements d'institutions. Ce sont là emplâtres sur des jambes de bois. Il nous faut commencer par le commence­ment si nous voulons atteindre la fin. Il nous faut proposer à nos contemporains une conception de l'homme pour qu'il puisse la réaliser dans l'existence et par là être heureux. Le reste suivra. Marcel DE CORTE. 152:76 ### Le Tabernacle *Aux sources sacramentelles\ de la contemplation et de l'action* par Dom G. AUBOURG, o.s.b. *ECCE TABERNACULUM Dei cum hominibus et habitabit cum eis et ipsi populus ejus erunt et ipse Deus cum eis erit eorum Deus*. « Voici le Tabernacle de Dieu avec les hommes. Il habitera avec eux et ils seront son peu­ple et Lui-même, Dieu au milieu d'eux, sera leur Dieu. » Vous reconnaissez dans ce texte de l'Apocalypse (21, 3) une image, un symbole, un signe emprunté à la tradition de l'Ancien Testament. Quand Dieu s'y constitua dans les plaines du désert un peuple, Il établit au milieu des armées d'Israël le signe de sa présence sous la forme d'un Taber­nacle, d'un pavillon qui était comme la réduction de la voûte céleste. Et là, Il habitait. Là aussi son élu, son envoyé, Moïse, pénétrait et concluait, renouvelait avec Lui l'Alliance, l'union du peuple et de son Seigneur. Cette image du Tabernacle s'est distendue. Dans un certain sens aussi, elle s'est restreinte, mais pour se ramas­ser en Notre-Seigneur Jésus-Christ. Quand saint Jean nous dit dans le Prologue de son Évangile que le Verbe s'est fait chair et qu'Il a habité parmi nous, il pense au lointain Tabernacle du désert ; car c'est le même mot qu'il emploie : « Il a fait tente parmi nous, Il a établi sa tente parmi nous. » Et enfin quand, dans son livre de l'Apocalypse, il veut mon­trer le terme des desseins divins, c'est encore à ce même signe qu'il se reporte. Le monde éternel lui apparaît comme un tabernacle, un pavillon construit par Dieu et dans lequel Lui et son peuple habiteront éternellement ensemble. 153:76 Dans l'image du Tabernacle, deux termes reviennent sans cesse qui font tête-à-tête, c'est Dieu et nous, Dieu et son peuple. Le Tabernacle est une création divine en quel­que sorte qui abrite ces deux-là et qui les réunit, les met dans un face à face éternel. C'est la religion à proprement parler, ou plutôt le symbole, le signe incarné, sensible, de la religion. Et vous vous souvenez que devant le Tabernacle, dans l'Ancien Testament, s'accomplissait l'essentiel de tous les actes cultuels. Saint Jean représente comme une immense liturgie le service accompli dans le Tabernacle éternel. L'Eucharistie, que nous abritons aussi dans des taber­nacles, réalise à un degré éminent cette religion. Elle est, sur terre, l'accomplissement, l'acte même de la religion à son plus haut sommet, tout au moins quand on regarde les avances de Dieu vers nous. Elle est l'extrême de la venue de Dieu, l'extrême de sa descente, le point terminal de l'action de Dieu vers nous. \*\*\* Trois choses sont essentielles. La première, c'est le don gratuit, le don premier de Dieu : « *prior dilexit nos* ». Il nous a aimés le Premier, dit saint Jean. La deuxième, c'est le retour en totalité, en intégrité -- par l'expression que nous en faisons, par la volonté que nous en avons ; de nous-mêmes dans un sacrifice de tout l'être à Celui qui nous a tout donné. Mais la troisième chose, c'est l'obstacle, c'est la distance, non pas une distance dans l'espace, bien sûr, mais cette distance d'être, de réalité, de qualité qu'il y a entre le Dieu qui a fait le don premier et nous qui avons à faire le retour définitif. Abîme de l'intelligence divine en face de la peti­tesse de notre esprit. Abîme de la sainteté divine en face de l'abîme de notre refus et de notre péché. C'est l'obstacle, c'est le creux, la distance. Et cette distance est faite : 1° de la différence d'être entre Lui et nous ; Il est le Créateur, nous sommes la créature, Il est à un extrême, nous sommes à l'autre ; 2° et cet obstacle est fait de quelque chose d'encore bien plus spécial qui est Dieu Lui-même. L'ange est loin, la sainteté de Marie est loin de la misère du pécheur. Dieu présente quelque chose de très particulier. 154:76 Il y a dans Dieu quelque chose d'ineffable, d'inabordable, d'inaccessible qui lui est propre, qui lui est spécifique, qui tient à ce qu'Il est l'Être unique, infiniment simple. Et c'est si vrai, ce caractère ineffable, inexpressible, qu'il Lui est beaucoup plus facile de se donner que de se dire. Les moyens de se donner sont simples, directs, tandis qu'Il a passé toute l'histoire à se dire. Et de son premier à son dernier mot, la Bible s'épuise à exprimer Dieu. C'est pourquoi, dans la vie chrétienne, la charité est plus éminente, est supérieure même à la foi, encore que la foi soit antérieure et soit sa racine propre : parce que la charité, c'est la communication dans le don de Dieu, tandis que la foi est obligée de passer par l'expression, la parole de Dieu. 3° Et cet obstacle est encore de notre côté, du fait que nous ne sommes pas des isolés, que nous ne traitons pas d'être à Être individuellement. Nous appartenons à un im­mense organisme qui est le monde créé, dans lequel nous sommes enchaînés. Nous sommes « tissés » dans le monde créé, parce que nous arrivons à un certain point de la suite des générations qui se poursuivra encore au-delà. Parce que nous sommes plongés dans un grand ensemble qui vit, s'agite, palpite, se meut en même temps que nous et qui est l'univers entier. Nous en sommes une portion enracinée, et pour toujours, même dans la vie éternelle, car il y aura des cieux nouveaux et une terre nouvelle. Nous ne serons jamais des isolés, nous serons toujours des gens qui vivront socialement avec l'univers tout entier, nous en sommes tributaires, notre vie en dépend, nous la puisons à même l'air qui baigne toutes choses sur la terre, et nous vivons à même toutes les ressources que la terre nous offre. Nous en sommes inséparables. Alors, -- c'est chose étrange ! -- alors qu'il s'agit de nous unir à Dieu, l'obstacle réside essentiellement dans notre nature. Il est là, fait et de notre nature et de notre conditionnement dans le monde qui nous entouré. C'est ce conditionnement qui, précisément, donne à cette nature sa limite et en même temps sa ressource. Là Dieu nous a posés par sa création. Nous ne pouvons Le retrouver que là où Il nous a posés. Voilà tout le problème. Joignons-y le péché, qui n'est que l'aveu choisi, élu, volontaire de notre limite, de notre insuffisance. C'est le retranchement de nous-mêmes dans notre différence essentielle, dans notre orgueil. C'est nous, nous isolant de Dieu, c'est ce qui nous différencie de tout (l'amour au contraire, nous unit à tout). 155:76 Retranchement de nous-mêmes dans notre différence hau­taine, souveraine, le « *non serviam* », -- je ne servirai pas ! -- Et, dans un mot effroyable, terriblement scolastique, le grand commentateur de saint Thomas, Cajetan, exprime le péché du diable -- pourquoi a-t-il péché ? Parce qu'il tendait vers des choses qui étaient bonnes en elles-mêmes, mais superbement, orgueilleusement, par lui-même et pour lui seul : « *ad bona per se, superbe* »*.* Voilà la faute, le péché ! Il faut cependant -- car c'est la volonté divine -- que se réalise la religion. C'est l'union, le lien, la vie commune, le « *consortium* »*,* le « *convivium* » entre Dieu et nous ; Dieu qui ne peut se confondre avec rien, et nous, dont la mesure est d'être créés, terrestres et, là, d'avoir choisi la misère. Or, si je me suis bien fait comprendre, Dieu, pour nous atteindre, et nous, pour le rejoindre, ne peut se servir que de l'élément créé qui seul nous atteint et nous joint, puisque c'est là que nous sommes. Néanmoins, cet élément créé ne sera jamais la réalité divine. Si Dieu est obligé de s'en servir pour venir à nous, d'en user comme rendez-vous entre Lui et nous, cet élément ne sera jamais la réalité divine. Il n'en peut être que le signe et le véhicule. Insistons. Car enfin, Dieu ne peut pas, ne veut pas non plus, se contenter de nous faire des signes, de nous dire quelques bonnes expressions, quelques bonnes paroles. Cela n'irait pas loin dans notre cas. (Saint Benoît recommande à son portier de donner toujours au moins une bonne parole, mais ça ne va pas loin quand on est dans l'indigence à la porte !...) Dieu est la Réalité. Il n'est là tout à fait Lui-même que là où son Être simple, entier, indivisible, unique, se trouve et se livre. Dieu de plus, est action, activité, acte ; toujours Il n'est là encore que où Il agit, où Il transforme, élève et, quand il s'agit de la vie surnaturelle, quand Il élève à soi, unit à soi, et en quelque façon identifie à soi. Voilà le problème. Dieu ne peut pas nous atteindre, sinon par les éléments et les choses terrestres. Néanmoins, Il ne peut pas se contenter de nous faire des signes dans ces choses, parce que Dieu est tout entier là où Il est. S'Il fait un signe, Il y passe et y agit tout entier. La religion surnaturelle est donc là où Dieu, -- sa réalité vivante et son action souveraine -- sera contenu dans la créature, mais dans la créature en quelque sorte vidée de son être propre, ne valant plus par elle-même, mais seulement comme signe, comme symbole. 156:76 La religion surnaturelle est donc faite de la jonction en acte de l'un à l'autre, de Dieu et du créé : Dieu seul réel et le créé ne valant plus que pour signifier, mais Dieu étant et agissant dans ce signe. Une réalité toute nouvelle, qui n'est ni la créature, ni Dieu, mais faite de l'Un et de l'autre. Étran­gement. \*\*\* Reconnaissons là comme une définition du sacrement. Voyons comment, dans l'Eucharistie, se trouve la somme, l'ultime synthèse, réduite à une pastille de pain, de cette combinaison de Dieu et de sa créature. Si vous voulez, arrachons feuille à feuille ce pain eucharistique pour en découvrir le cœur. L'espèce du pain dont la substance a disparu par un changement en la substance du Corps divin et subsiste seulement dans l'apparence, comme le signe de ce corps invisible, mais présent du Christ : voilà l'enve­loppe du bourgeon, voilà de la créature absente ce qui demeure pour signifier. Il reste une apparence : l'espèce du pain pour désigner le corps invisible, mais présent de Jésus. Remarquez-le, je saisis ici l'Eucharistie en son ultime état, à son extrême enveloppe en quelque sorte. A l'instant, nous aurons à ouvrir, si j'ose dire, à déplier, ce contenant, ce coffret, ce bourgeon, qui est l'espèce du pain, signe premier et le plus extrême de la présence de Dieu, pour y déceler son contenu. Et d'abord quoi ? Le corps physique de Jésus. Quand nous avons écarté ce premier voile de l'appa­rence, nous trouvons le corps physique de Jésus, la sub­stance de ce corps. Mais Lui-même à son tour, est signe d'une autre chose. Car, que nous ferait simplement un corps d'homme ? Lui-même donc signe d'une autre chose. 1° -- Signe d'abord de la qualité de Christ en tant que chef mystique, de sa *gratia capitis*, de sa grâce de chef qui doit se répandre sur nous et être la qualité de son salut en chacune de nos âmes et la source de l'union avec nos âmes. 2° -- Signe, plus outre, de ce qui est la cause absolue de cette qualité de chef surnaturel, c'est-à-dire de l'union hypostatique, signe elle-même de la présence consubstan­tielle du Verbe à l'humanité. Celle-ci, à son tour, (de même que nous avons vu le pain vidé de sa substance), l'humanité, vidée de sa personnalité et devenant le signe, de quoi ? 157:76 3° -- Du Verbe qui lui est uni, le Verbe s'étant donné en nature d'homme, donné à nous dans la nature d'homme, son intelligence étant d'abord son signe souverain, par la Parole, mais son intelligence unie à l'instrument charnel, à ces lèvres qui nous parlent. Voyez, j'enlève le premier voile, le premier signe, car là où il y a cette petite rondelle de pain blanc, c'est le signe du contenu. Et quelle est le premier contenu que je trouve dans ce contenant ? Le corps physique de Jésus : « Ceci est mon corps. » Mais le corps physique de Jésus, en substance, lui-même de nouveau est un voile. 1° Signe de la qualité du Christ en tant que chef sur­naturel, mystique, de tous ceux qu'Il va s'unir. 2° Signe de quelque chose de plus profond, cause même de cette qualité de chef : l'union hypostatique, union au Verbe de Dieu. Et voilà que l'humanité du Christ ici pré­sente est le signe du Verbe de Dieu qui nous a parlé par son intelligence infinie, mais aussi par ce corps charnel qui nous signifiait, qui nous portait tous les signes de Dieu. (Et nous les porte toujours sacramentellement.) Est-ce fini ? Non. Portons encore plus loin, poussons plus à fond l'audace. Ouvrons cette dernière porte : le Verbe Lui-même est le signe subsistant de son Père. Il n'est que l'expression de Celui que les Pères appelaient « l'In­nascible » car Il est Premier, Lui seul n'étant pas né. Et ainsi nous sommes introduits dans l'abîme même de la déité, contenue au nœud, au centre même de ce mystère, mais à l'aide d'une série de réalités qui sont chacune un signe qui annonce la suivante, de plus en plus profondé­ment. Voilà comment je pouvais dire que l'Eucharistie est la somme de cette religion que Dieu signifie et qu'Il opère. Ainsi se découvre la réalité de la religion surnaturelle, au cœur du plus grand des sacrements. C'est du réel à tous les degrés, mais du réel qui, en quelque sorte, se dérobe à soi-même, s'efface, ou mieux, se change pour signifier, pour contenir le seul Réel substantiel : Dieu seul. \*\*\* 158:76 Cette analyse rapide s'attache surtout à vous faire saisir et comprendre ce qu'est le sacrement de la religion sur­naturelle. Nous le savons, le sacrement n'est pas la réalité permanente du surnaturel, même dans l'Eucharistie. Le sacrement est essentiellement un acte producteur, efficace, une efficacité créatrice et élévatrice sous le signe, il est donc transitoire, il passe dans l'acte même, il passe même dans la communion de chaque matin ; il passe dans sa raison d'être, car dès qu'il a produit la grâce, il n'a plus de raison d'être ; il n'est pas de l'éternité, il finira. Regardons un instant à ce qu'est le surnaturel dans sa réalité permanente, constituée, éternelle : la Passion, la grâce, la gloire. Ces trois mots vont nous introduire aux trois formes du surnaturel permanent, qui demeure tou­jours, -- et le premier, c'est la Déité Elle-même, c'est Dieu Lui-même, c'est l'Être intime et profond qui est la Trinité Sainte, que la gloire révèle. La gloire le révèle ; mais dès que commence en quelque sorte à l'intime de Dieu cette révélation, le système des significations lui aussi commence dès le sein de Dieu. Le Fils Unique, l'Unique Engendré, comme dit saint Jean, le Verbe, est signe déjà, le signe, la Parole que Dieu se dit à Lui-même, à Soi-même. Dieu exprime dans ce signe subsistant tout ce qu'Il est. Et c'est là qu'est la gloire éminente de Dieu, cette révélation de Lui-même à Lui-même dans la splendeur : « *notitia cum laude* ». Il se connaît dans l'applaudissement de sa splen­deur qui rayonne en son Fils. La gloire, c'est de connaître avec applaudissement. Et la gloire éternelle des Bienheureux, c'est la vision de Dieu dans le Verbe. La lumière de gloire est le signe, gravé en l'âme bienheureuse, de cette illumination intérieure qui est son Verbe, signe actif, signe efficace que Dieu grave dans l'âme et qui contient la réalité même de Dieu. Beau­coup plus que l'Eucharistie, car dans cette illumination glorieuse, cette lumière de gloire, Dieu est connu, non par un signe qui soit autre chose que Lui, mais par Lui-même. C'est Lui la Réalité, la « *res divina* », c'est sa substance, son être même qui est enraciné, épanoui au sein de l'intel­ligence surnaturalisée par cette glorieuse phosphorescence que Dieu met en elle jusqu'au fond de sa puissance. Nous ne verrons pas une image de Dieu au ciel ; nous verrons Dieu comme nous n'avons jamais rien vu, par Dieu ne peut pas faire une image de Lui-même : il n'y a que Lui qui est l'image de Lui-même dans son Fils. Voilà la première forme du surnaturel : gloire de Dieu et gloire communiquée. 159:76 2° Mais la seconde forme du surnaturel : l'union hypos­tatique, c'est l'Être même de Dieu, tout aussi bien que dans la gloire éternelle, avec la même indissolubilité, l'Être même de Dieu dans une de ses Personnes intimes, uni à la créature. Il est la personne de cette individualité humaine qui s'appelle Jésus. Mais ici la nature humaine, dans la perfection de son être et de sa vie, dans sa dignité souveraine de Christ, chef mystique, est le signe du Verbe qu'il contient (il nous le signifie, il nous le manifeste ainsi, car nous ne voyons pas plus le Verbe que Dieu. Mais il nous le signifie dans le rayonnement sensible de son humanité). Il l'est surtout dans ses actes : actes de sa puissance mira­culeuse, actes de sa connaissance unique du Père qu'Il nous révèle par l'acte de sa Parole en la prédication. Ce sont les actes du Sauveur. Rappelez-vous le Logion évangélique : « Je Te loue, Père, Seigneur du ciel et de la terre, de ce que tu as caché ces choses aux sages et aux intelligents, et les as découvertes aux enfants. Oui, Père, c'est ainsi qu'il Ta plu. Tout m'a été livré par mon Père, et personne ne connaît le Fils si ce n'est le Père ; non plus, le Père, personne ne Le connaît si ce n'est le Fils, et celui à qui le Fils veut le révéler... » (Matthieu XI, 25 et sq.) Voilà l'acte même de la révélation du Verbe dans la parole de l'Homme-Jésus, signe de cette connaissance du Fils par le Père et du Père par le Fils qui fait le fond de la Déité. Voilà le surnaturel permanent, inséré dans une individualité humaine qui s'ap­pelle Jésus, le Verbe éternel signifiant le Père et nous Le signifiant dans un verbe terrestre, la fugitive parole. Au sommet de tous ces actes, l'acte même qui est le signe souverain du Verbe, c'est la Passion. Ici apparaît cette éminente charité grâce à laquelle Dieu peut en son Christ se réconcilier le monde. Signe souverain de l'union hypostatique, l'acte d'amour de la Passion. Et dans le Christ, le Verbe lui aussi signifie l'éternel amour du Père. Il le signifie par l'obéissance et la volonté qui s'anéantit. (Philippiens. II, 6 et sq.) Telle est la seconde forme du surnaturel permanent, le surnaturel devenu personne de l'Homme-Jésus. 160:76 3° La troisième forme c'est la grâce surnaturelle, habi­tuelle, permanente. Elle est le surnaturel à l'état acciden­tel, comme on dit, à l'état de qualité. Ce n'est plus substance comme dans la Personne du Christ. Ce n'est plus Réalité absolue comme dans la Déité infinie. La grâce est une qua­lité qui nous est mise dans l'âme, une habitude divine. Vous allez comprendre. Par nature, nous possédons un certain nombre de dispositions essentielles, nos facultés. Nous som­mes intelligents... radicalement du moins, et capables de volonté... dans une certaine mesure toujours. Dans une certaine Mesure, dis-je, et radicalement, parce que nous portons ces biens et pouvons les accroître en mettant précisément en fonction et en activité ces facultés premières. Et alors il se développe en elles quelque chose de neuf, des biens qu'elles acquièrent, mais qui deviennent tellement assimilés qu'ils s'identifient avec elles. Notre science acqui­se devient, pour ainsi dire, mêlée, unie à notre intelligence qui s'en trouve profondément, largement étendue et déve­loppée. La vertu acquise donne à notre volonté une sou­plesse, une force, une réussite qu'elle n'a pas en son pre­mier état. A ce point de vue, le mot français « habitude » est insuffisant. Bien préférable serait le latin « *habitus* »*,* une possession, un avoir qui passe et se fond dans l'être. Eh bien ! la grâce n'est pas autre chose qu'une qualité mais purement gratuite, surnaturelle, créée par Dieu dans notre substance spirituelle et qui s'épanouit dans nos facul­tés par les vertus théologales de foi, d'espérance et de charité. La grâce n'est pas autre chose que cela : une qua­lité éminente de forme divine, qualité qui affecte la sub­stance même, mais se déploie dans nos facultés d'intelli­gence, par la vertu de foi, laquelle nous fait produire des actes de connaissance de Dieu en sa perfection infinie de Trinité ; et dans la volonté, par la charité surtout, par l'espérance un peu aussi, qui nous fera produire des actes d'amour et de désir de Dieu tel qu'Il est, pour Lui-même, en Lui-même. La grâce nous achève à l'Être de Dieu, à la réalité de Dieu connu et aimé tel qu'Il est dans son fond infini. Mais la grâce elle-même, qualité donc en nous et forme de Dieu en nous, inhérente à la substance de notre âme et diffé­renciée dans les vertus surnaturelles qui animent nos facul­tés, n'est elle-même qu'un signe, parce qu'elle n'est qu'une création ; elle n'est qu'un signe par rapport à son terme qui est Dieu. Elle est à l'image de Dieu, pour ainsi dire comme le creux du moule dans lequel la substance de l'or vient prendre forme et se solidifie. 161:76 Elle signifie, représente, reflète, caractérise en nous. Elle est « caractère », gravure -- ce sont les expressions des saints -- dans l'élément de notre âme, de la réalité intime de Dieu qui constitue la grâce éternelle, absolue. Et Lui, peut, si j'ose dire, s'y déverser, demeurer en nous, Trinité Sainte, et nous demeu­rer en Lui. Voilà le surnaturel à sa troisième étape, dans sa troisième forme. C'est toujours Dieu, le même, l'Unique, mais ici, configuré à notre vie intérieure par la grâce, qui est, en quelque sorte, le premier relief qu'Il impose en nous quand Il y entre. Et Dieu, lui-même, l'Unique en sa vie trinitaire, est le terme de tout surnaturel ; il en est la sub­stance vivante. \*\*\* La grâce, donc, est une création divine qui modèle, fabrique, imprime en nous la forme même de Dieu, le relief en creux de Dieu, qu'Il va remplir comme l'or, qui entre dans le moule. La grâce est le signe de Dieu, mais ce signe nous demeure invisible. Nous ne voyons pas notre grâce. Il faut donc que ce signe invisible, que Dieu a gravé en nous, trouve le moyen encore de se signifier à nous, de se faire entendre à nous. Ce ne sera jamais avec une entière certitude sur terre. Jamais nous ne pourrons dire avec une entière assurance : « Je suis en état de grâce », parce qu'ici, les signes vont descendre trop dans les choses humaines, la grâce va être obligée trop de se signaler par des actes humains, transitoires, inférieurs. La foi garde ici la pri­mauté et réserve le mystère surnaturel de la pensée de Dieu sur nous. Néanmoins, la grâce a ses signes que je dirais suggestifs, elle a ses suggestions, elle se signale. Ce sont ses actes : et d'abord, les actes même des vertus théo­logales de foi, d'espérance et de charité. La production de ces actes sont les signes suggestifs, hautement significatifs de la présence de la grâce dans une âme. Sont-ils percep­tibles avec une entière sécurité ? Oui et non. Ils ne le sont tout à fait que dans les âmes très saintes, vraiment mues par l'Esprit de Dieu, car ces actes ont alors Dieu immédia­tement pour objet, le Dieu intime qui les reporte nécessai­rement dans le mystère. Ainsi ne le sont-ils tout à fait que pour ces âmes qu'animent les dons du Saint-Esprit, et quand ils les animent. 162:76 Ne nous en tenons pas là. Ces actes des vertus surna­turelles, il faut encore que nous leur cherchions des signes, parce qu'ils ne sont pas eux-mêmes si immédiatement dis­cernables. Où allons-nous trouver ces signes de l'action des vertus théologales en nous, qui sont elles-mêmes les signes de la grâce permanente, habituelle ? Il faut donc chercher plus près de nos sens, tout au moins de notre intelligence courante. Il y a un passage très caractéristique de la I^e^ Épître de saint Jean IV, 11, 13, où il nous est dit, à la façon toujours un peu elliptique, raccourcie de cet apôtre : « Bien-Aimés, si Dieu ainsi nous a aimés, nous devons aussi nous aimer les uns les autres. Dieu, personne jamais ne l'a vu. Si nous nous aimons les uns les autres, Dieu demeure en nous et son amour aura en nous accompli sa perfection. » Ainsi, pour l'apôtre, le signe de l'amour de Dieu réside dans la réalité de l'amour du prochain : « Comme moi-même, pour l'amour de Dieu ». Vide de l'homme, présence de Dieu ! c'est le signe : aimer Dieu dans le prochain. Nous vidons en quelque sorte le prochain de ce qu'il est par sa nature, de ses faiblesses, de ses misères, pour y découvrir Dieu. L'amour du prochain devient alors le signe éminent de l'amour -- de Dieu. Mais de quoi donc est fait l'amour du prochain, par lequel amour s'accomplit toute la loi ? Il est fait de la multitude sans fin des actes qu'il inspire, de tous les actes de toutes les vertus morales : justice, force, tempérance, prudence. Pour éclairer cette doctrine d'une façon concrète : n'est-ce pas de l'examen de ces vertus morales, parvenues au degré héroïque, que l'on prend le signe de la vie sainte dans les âmes, quand on prépare un procès de béatifica­tion ? Pour le tribunal chargé de décider de la sainteté d'une âme, les signes sont là, dans les vertus morales hé­roïques. Signes de quoi ? D'un amour du prochain éminent lequel est signe d'un amour de Dieu souverain ; amour de Dieu souverain signe d'une grâce habituelle qui a triom­phé dans l'âme et elle-même signe de l'habitation bien­veillante des Trois Personnes dans cette âme régénérée. Ainsi lentement s'élève tout l'édifice de l'ordre surnaturel. Et pour nous autres, Bénédictins, l'ensemble de ces vertus morales se ramène à la disposition d'humilité en laquelle saint Benoît a groupé toutes les œuvres propres de la vie sainte. Les fruits vertueux, les actes des vertus sont les signes. Sur la branche, le fruit est le signe de son union au cep de vigne et il est le signe de la sève qui, secrè­tement, la parcourt et la vivifie. 163:76 « Mais tu n'as jamais vu la sève vivante qui s'insinue au cœur de l'aubier et qui monte du tronc et puis de sa racine. Tu n'as jamais vu que les signes savoureux qui en sont gonflés : les fruits. Ainsi, au dernier terme, à l'extrême de notre vie, en cette humilité de la commune vie, voilà seuls perceptibles les signes de la grâce : les actes, les actes, les actes des vertus. » Ce sont les actes de l'homme en qui fleurit la religion surnaturelle. L'union à Dieu, l'union de Dieu et de nous, ce sont ces actes qui en sont les signes sensibles. Ils sont nos signes à nous, poussés vers nous par la grâce. Les signes de Dieu, signes de l'action de Dieu, de son œuvre accomplie par Lui en nous avant tout commence­ment de notre part, ce sont les sacrements. Un peu plus haut que le texte que je vous ai cité de saint Jean, l'Apôtre dit : « En ceci est apparu l'amour de Dieu en nous, en ce qu'Il a envoyé son Fils Unique dans le monde afin que nous vivions par Lui et c'est en ceci que réside l'amour, non que nous l'ayons aimé mais qu'Il nous a Lui-même aimés et a envoyé son Fils pour être un sacrifice expiatoire pour nos péchés. » Et il ajoute un peu plus loin : « C'est celui-là qui vient dans l'eau et par le sang, Jésus-Christ et l'Esprit en témoigne (signifie) car il y a trois témoins l'Esprit, l'eau et le sang et les trois ne sont que pour un. » Voilà les signes de Dieu. Ils apparaissent, nous l'avons dit, dès que Dieu sort de son surnaturel absolu et vient composer ce surnaturel relatif qui est la religion de la grâce. Les signes de Dieu prennent cette double forme pour venir jusqu'à nous. La première, la Personne de Dieu incar­né, le Christ : « En ceci réside l'amour, qu'Il a envoyé son Fils » (saint Jean). La seconde, le Fils vient à nous par l'eau, par le sang et par l'Esprit qui sont les instruments du Christ et où l'on s'accorde à reconnaître les trois sacre­ments de l'initiation chrétienne : Baptême, Eucharistie, Confirmation. Quand les fruits de la vertu sont là, dans une âme, c'est le signe que l'homme déifié a fait le sacrifice de retour de tout lui-même à Dieu. Et quand les sacrements sont là, c'est le signe que Dieu a fait à l'homme le don premier de tout Lui-même. Tel est l'organisme de la religion surnaturelle. 164:76 Je viens de le dire, Dieu est Celui qui commence et, normalement, les sacrements sont à l'origine de notre reli­gion. Ils la commencent (dans un certain sens aussi, ils l'achèvent comme signe de notre culte et de notre religion) leur rôle est donc de produire, de faire naître, de faire croître. Ils sont des actes sensibles, perceptibles de cet amour souverainement actif, en perpétuelle explosion de soi-même, en perpétuel assaut de nous-mêmes qu'est l'a­mour de Dieu. Ils sont non le surnaturel permanent mais le surnaturel qui passe, qui vient dans ses actes. Ils sont des actes eux aussi. Mais de même que nos actes vertueux, signes de la grâce réalisée en nous, doivent former le tissu continu de toute notre vie, les actes divins, les sacrements, signes de la grâce qui nous est donnée, s'étendent aussi à toute notre activité. Ils la viennent rejoindre, la pénètrent, l'imbibent dans toutes les zones où elle se déploie. Dieu, l'Un, le Simple, s'étend et se disperse dans tout le champ de notre vie et y dépose à chaque pas la semence même de sa vie éternelle. Rappelez-vous cette distribution des sept sacrements avec chacun la fonction et la grâce qui lui est propre : le baptême, sacrement de la naissance qui nous prend au berceau ; la Confirmation, sacrement de la majorité, de notre force l'Eucharistie, sacrement de notre nourriture continuelle puis les sacrements que j'appellerais des « ateliers de réparation » : pénitence et extrême-onction, celui-ci pour la grande réparation en vue du départ qui suivra... Et enfin, les sacrements communautaires qui achèvent, l'un les relations de l'ordre naturel en les orien­tant au surnaturel (mariage), l'autre la société proprement surnaturelle constituée par la hiérarchie catholique et la distribution des sacrements (Ordre). Ainsi, Dieu est là signifiant et opérant sa grâce, là même où l'homme doit, lui aussi, signifier et opérer cette même grâce de Dieu au cœur de sa vie, dans les actes communs de sa vie. Là où le signe de la vertu doit jaillir, Dieu met le signe de son sacrement. Les signes de Dieu dans les actes de l'homme : ils sont ensemble les signes de Dieu qui vient et de l'homme qui revient. A ce terme, nous pouvons contempler de quelle façon Dieu a renversé, ou plutôt percé, pénétré de son Être même, l'obstacle dont nous parlions en commençant. Il l'a tourné, mais non pas au sens où l'on contourne un obstacle, mais au sens où on le retourne, le transforme et l'emploie dans le sens de sa propre puissance, de son propre vouloir. Il a pris l'obstacle et en a fait son moyen, son instrument. Il a pris ces choses matérielles du monde dont nous étions portions et tributaires ; et, les saisissant jusqu'à leurs entrail­les, là même où l'empreinte primitive de Lui-même rési­dait, où son acte créateur avait laissé un vestige, Il en a fait des signes, leur a imposé la charge de sa grâce au fond de leur être. 165:76 Monde nouveau de la création surnaturelle, monde des sacrements où se rencontrent Dieu et l'homme et où ils concluent l'éternelle Alliance, le Tabernacle qui s'étend dans l'entre-deux et le comble. Distance historique entre Jésus et nous : 1900 ans ! le sacrement la comble par l'efficacité immédiate de son acte, l'acte sauveur qui nous est appliqué et par la présence même du Christ dans l'acte rédempteur de sa passion au Sacrifice de la messe. La distance historique est oblitérée. Distance physique entre Jésus et nous : le Dieu trans­cendant et invisible, l'homme contingent, hélas ! et bien sensible, et bien visible. Mais le sacrement comble cette distance, il nous exprime tout l'Être, toute la pensée de Dieu, il nous le rend sensible dans les actes de son amour et dans l'intelligence de ses desseins ainsi révélés. Distance que j'appellerais « théologique » entre Dieu et nous. D'abord celle du péché. Le sacrement la comble en y jetant la Personne sacrifiée de Jésus et en la mettant, si j'ose dire... dans notre peau elle-même. Par le baptême, qui nous fait Fils de Dieu, fils en Lui ; et par la communion, à un degré que nous n'osons pas dire, pour que Dieu ne reconnaisse en nous que ce Fils-là, que ce « *tantum bonum* » dont je vous parlais, ce si grand bien, ce bien qu'il a déposé dans le Fils de l'homme et à cause duquel Il S'est réconcilié avec nous. « Dieu était dans le Christ réconciliant le monde à soi, ne leur imputant point leurs péchés, et déposant en nous la parole de la réconciliation » (II. Cor. V, 19). Mais distance théologique plus profonde que celle creu­sée par le péché, celle même du mystère inabordable de Dieu, celle de cette séparation insondable qui est dans le surnaturel, Dieu Lui-même, et cette pauvre nature jetée dans le monde que nous sommes. Le sacrement ici comble encore la distance car il produit la grâce elle-même qui insère Dieu, l'implante au fond de notre substance humaine et à la source de tous nos actes jusqu'au jour où cette réa­lité de Dieu sera si bien inviscérée en nous que notre intel­ligence la touchera immédiatement dans la lumière de gloire. 166:76 Le sacrement comble donc toutes ces distances, parce que lui-même est fait de ce qu'il rapproche et unit : la chose créée et la puissance incréée, Dieu dans son acte éternel et la créature dans sa docilité radicale, sa « puissance obé­dientielle ». Monde sacramentel, nouveau et sans pareil, il épanouit sa variété infinie dans la liturgie. Monde transitoire, monde de passage, il représente l'unité éternelle de Dieu, lors­qu'elle opère l'union. L'unité qui demeure à jamais, le sacrement ne fait que la représenter dans ses signes. Mais l'union, il la produit, il l'opère, il est l'unité à l'instant et dans l'acte où elle se communique et fait un en elle-même tout ce qui n'est pas elle, toutes ces choses de la terre que Dieu emploie, tous ces êtres qu'Il se réconcilie. Et aussitôt qu'Il a accompli cette union, le sacrement cesse d'être. Il est jointure et articulation, dirait saint Paul. Quand l'âge parfait est venu au terme de sa croissance, quand le Christ est plénitude en tous, alors le sacrement disparaît. Il n'y a pas de sacrements au ciel. Le signe s'y éteint sous la lumiè­re de gloire et l'acte transitoire se perd dans sa consomma­tion éternelle. Tel est le tabernacle que Dieu a planté et sous l'ombre duquel Il se rencontre et s'allie pour toujours avec la plus aimée de ses créatures, la créature humaine. A ce Tabernacle, saint Benoît dès le prologue de sa Règle convie son disciple. Il faut y courir, dit-il. Et on n'y peut courir que par les actes bons, *nisi bonis actibus curritur*... La Règle les enseigne, le délai de cette vie est accordé pour les accomplir. Cette course, qui progressivement devient dilatation du cœur, douceur inénarrable de dilection attein­dra la Demeure sur les sommets. *Ad culmina* (chap. 73). Le Patriarche en répond. Il répète sept fois le mot « par­venir » et sur lui il clôt son livre : *pervenies*, tu parviendras. Dom G. AUBOURG, o.s.b. 167:76 ### La contemplation des saints par R.-Th. CALMEL, o.p. « Une âme embrasée d'amour ne peut rester inactive ; sans doute comme sainte Madeleine elle se tient aux pieds de Jésus, elle écoute sa parole... paraissant ne rien donner, elle donne bien plus que Marthe qui se tourmente de beaucoup de cho­ses... Tous les saints l'ont compris et plus parti­culièrement peut-être ceux qui remplirent l'univers de l'illumination de la doctrine évangélique. N'est-ce point dans l'oraison que saint Paul, saint Au­gustin, saint Jean de la Croix, saint Thomas d'Aquin, saint François, saint Dominique et tant d'autres... ont puisé cette science divine qui ravit les plus grands génies, -- l'oraison qui embrase d'un feu d'amour ; -- et c'est ainsi que les saints encore militants le soulèvent et que jusqu'à la fin du monde les saints à venir le soulèveront aussi. » SAINTE THÉRÈSE DE L'ENFANT JÉSUS ([^16]). LE VACARME des postes de radio me poursuivait jusque dans la petite sacristie d'une église de village où je m'étais réfugié pour rédiger les premières notes de cet article. Où faudra-t-il donc se retirer pour trouver un cadre et une ambiance point trop incompatible avec la contemplation et le recueillement ? Qu'il est donc devenu difficile d'éviter le fond sonore, le fond de bêtise sonore, qui est l'une des plaies de la civilisation moderne. 168:76 Même la tranquillité d'âme et d'esprit au cours d'une messe basse, parfois au cours d'une messe d'enterrement, n'est plus du tout assurée. Il n'est pas tellement exceptionnel qu'un prêtre rempli d'engouement pour les récentes « dé­couvertes pastorales » interpose une sorte de cours de liturgie entre votre âme qui voudrait tomber en prière et le Seigneur offert en Sacrifice. Nous sommes dans un monde qui a résolu d'abolir les conditions les plus élémentaires de la contemplation, aussi bien dans l'étude que dans la vie religieuse et dans la vie tout court. Malgré cela je reprends les propos traditionnels sur la primauté de la contemplation dans tous les états. Je crois en effet à la vertu salvatrice de la vérité traditionnelle, quelle que soit la pression des mœurs, le déboussolage ou le mensonge. Je montrerai donc que la vie de la grâce, du fait de tendre à la charité parfaite, se porte aussi, d'un même mouvement, vers la contemplation mystique, la con­templation des saints ; ensuite quel est le rapport entre l'action et une contemplation de cette sorte ; enfin comment *la loi naturelle* primordiale de l'esprit humain est loi de contemplation, aussi bien dans l'étude spéculative que dans les arts et les travaux divers ; j'indiquerai aussi en passant de quelle manière se réalise cette *loi naturelle* en régime chrétien. Depuis plus de trente ans que l'action catholique a été instaurée dans notre pays et qu'elle s'y développe, il ne semble pas qu'elle se soit doublée d'une recherche simul­tanée de la contemplation : il semble au contraire, dans beaucoup de secteurs, que « la participation officielle des laïcs à l'apostolat de la hiérarchie » se soit laissé envahir par une volonté d'efficacité peu regardante sur les moyens, et peu ouverte à l'Esprit du Christ, pourvu, comme on dit maintenant, que l'on morde sur le milieu et que l'on obtien­ne l'audience des contemporains. Audience pour leur racon­ter quoi, exactement ? Le mystère de la rédemption du péché par le sang du Christ ou les dernières expériences et découvertes qui prétendent assurer le bonheur ici-bas en dehors de toute conversion véritable ? 169:76 Il se trouve des aumôniers, directeurs d'œuvres et prédi­cateurs de récollections pour nous proposer un type nou­veau de vie apostolique, plus ou moins libérée des exigences traditionnelles. Il ne serait plus demandé à l'apôtre d'aspi­rer de toutes ses forces à se laisser transformer par l'Esprit du Christ, à se disposer à cette transformation par l'ascèse, la vigilance et la prière, il n'aurait plus besoin de beaucoup prier, de *toujours prier.* Comment dissiper de telles erreurs ? Êtes-vous atteint par l'esprit du monde au point de ne plus saisir que l'objet de l'action apostolique est proprement surnaturel ? Sans doute, pour travailler à la conversion de vos frères, on ne vous demande pas d'être consommés en sainteté ; ce serait une exigence d'un grand irréalisme ; on vous demande toutefois de vous apercevoir qu'il s'agit de conversion en effet, d'un retournement du cœur, d'un mouvement de la liberté qui dépasse les ressources de l'homme et que, seul, l'Esprit du Christ est capable de réaliser. Vous n'êtes qu'un pauvre instrument ; non interchangeable certes, mais aussi non indispensable ; un *serviteur inutile*. Si vous désirez que le *serviteur inutile* ne devienne pas un messager nuisible, comment ne désirez-vous pas être saisi par l'Esprit du Christ, transformé en Lui, agi par Lui ? Souvenez-vous que l'apostolat des Douze a commencé dans le monde seulement après cette retraite au Cénacle, en compagnie de Marie, mère de Jésus, et lorsque descendit sur eux la plénitude de l'Esprit Saint. Alors seulement ils devinrent capables *de dire comme il faut le nom de Jésus* (I Cor. XII, 3), *de crier Abba, Père* (Rom. VIII, 5), d'enseigner aux hommes infail­liblement *tout ce que Jésus leur avait d'abord enseigné* (Matthieu, in fine), ! Peut-être en effet ne savez-vous plus ces simples vérités, peut-être les commentaires équivoques sur les fameuses « requêtes d'un univers en pleine croissance » vous ont-ils fait oublier l'ordre propre de l'apostolat qui est surnaturel ; les qualités primordiales de l'apôtre qui sont la désappro­priation de soi et l'appartenance à Notre-Seigneur. On ne vous parle plus de contemplation. Place aux adaptations. La contemplation serait bonne pour les moines. \*\*\* En vérité ce sont tous les chrétiens, qu'ils soient moines ou non, qu'ils soient ou non -- membres de l'action catholique, qui sont appelés à la contemplation, pour la raison mani­feste que nous sommes tous appelés à la complète union avec Dieu, à la parfaite charité, à ne faire qu'un avec le Christ. 170:76 « En ce jour-là vous connaîtrez que je suis en mon Père, et vous en moi et moi en vous (Jo, XIV, 20). -- De­meurez en moi et moi en vous (Jo. XV, 4). -- Comme le Père m'a aimé, moi aussi je vous ai aimés, demeurez dans mon amour (Jo XV, 9). -- Que l'amour dont tu m'as aimé soit en eux, et moi en eux (Jo. XVII, 26). -- Si quelqu'un m'aime il gardera ma parole, et mon Père l'aimera, et nous viendrons à lui et nous ferons notre demeure chez lui. » (Jo. XIV, 23.) Que le lecteur me permette de tenter maintenant un rapide exposé théologique qui fasse au moins entrevoir la nature et la portée de la vie dans le Christ, de l'union avec Dieu. Avant de passer à des considérations plus concrètes et pour éviter de nous égarer, essayons de fixer *une définition de base.* La contemplation des saints est une connaissance de Dieu de tous points surnaturelle ; non pas acquise et abstraite comme le savoir théologique, mais expérimentale et infuse ; gracieusement donnée par l'Esprit de Dieu à l'âme habitée par Dieu, l'âme en état de grâce qui marche en vérité vers la perfection de l'amour. Cette connaissance est expérience et saveur ; expérience aride ou consolée mais toujours en définitive pacifiante ; elle se réalise en même temps que la foi -- rendue péné­trante par la connaturalité d'amour et par l'action des dons du Saint-Esprit. La contemplation des saints suppose qua­tre données inséparables : premièrement l'habitation de la Trinité dans l'âme en état de grâce, habitation qui dépasse à l'infini la présence de Dieu en toute créature, et qui est d'un autre ordre. Deuxièmement la charité avec la conna­turalité qu'elle établit avec Dieu, et une charité suffisamment enracinée et purifiée ; troisièmement la foi qui est le seul moyen proportionné de connaître Dieu en son mystère propre et réservé ; quatrièmement l'action des dons du Saint-Esprit par lesquels Dieu s'empare de l'âme pour lui faire exercer la foi et toutes les vertus d'une manière digne de lui. Cette contemplation des saints, qui présuppose la purification de l'âme, qui est causée par l'amour et qui em­brase l'âme d'un amour plus grand, plus pur, plus transfor­mant dans le Christ crucifié, cette contemplation mystique peut revêtir bien des formes selon les caractères, les âges, les charismes, les états, et les fonctions : typique et manifeste, a-typique et voilée, accompagnée de miracles ou toute simple et dépouillée. 171:76 Si le terme de contemplation, inconnu des Écritures, et tiré de la philosophie grecque, s'est imposé très vite à la tradition chrétienne c'est parce qu'il traduisait convenable­ment, à condition de le repenser selon l'analogie de la foi ([^17]), l'une des réalités centrales de la Révélation ; c'est parce que les profondeurs de la vie théologale demandaient à s'exprimer en termes non pas d'activité au dehors mais de contemplation, un peu comme les profondeurs de l'incar­nation du Verbe voulaient être formulées non pas en lan­gage : d'arianisme mais en langage de consubstantialité. On m'objecte souvent -- il suffit de parler de charité. Parler de silence, de solitude avec Dieu, de recueil­lement, d'oraison, de contemplation enfin, c'était peut-être excellent pour les vénérables solitaires de la Haute-Égypte au temps de Constance ou de Théodose mais cela ne vau­drait rien pour les chrétiens du XX^e^ siècle qui, eux, se doi­vent d'être « présents au monde ». Mais le chrétien doit d'abord être présent à Dieu, autant sinon plus à l'époque forcenée des grands empires technocratiques que dans les siècles moins agités de Constance ou de Théodose. C'est par la charité, la charité née de la foi, que le chrétien est pré­sent à Dieu. « Si quelqu'un m'aime il gardera ma parole, et mon Père l'aimera, et nous viendrons à lui et nous ferons notre demeure chez lui » (Jo. XIV, 23) -- « Celui qui aime mes commandements et qui les garde c'est celui-là qui m'aime. Et celui qui m'aime sera aimé de mon Père et moi je l'aimerai et je me manifesterai à lui. » (Jo. XIV, 21.) -- « Voici que je me tiens à la porte et je frappe. Si quel­qu'un écoute ma voix et ouvre la porte, j'entrerai chez lui, je souperai avec lui, et lui avec moi. » (Apoc. III, 20.) Ne voyez-vous pas qu'il serait impossible d'évoquer, même de loin, ce mystère d'intimité divine si l'on osait exclure le recueillement, l'oraison et le silence ? -- On vous aura peut-être insinué, peut-être on vous aura clamé, que le service du prochain suffit pour accéder à l'union avec le Seigneur ; le service, le dévouement, la compréhension et l'entraide ; et même de préférence l'entraide sous une for­me rationnelle, rationalisée, mondialisée. Eh ! bien pour distinctif que soit le *précepte nouveau* de l'amour du pro­chain, pour nécessaire que soit la bienfaisance, cependant c'est la charité pour Dieu qui passe en premier, c'est elle qui est la seule source d'une entraide vraiment digne du Christ. 172:76 Hors de la Charité pour Dieu, la Charité pour le prochain n'est pas chrétienne ; elle n'a plus rien à voir avec le précepte nouveau auquel se reconnaît le véritable disci­ple ; elle ne saurait être dénommée charité que par un abus de langage intolérable. C'est entendu, le second comman­dement est semblable au premier mais il n'en tient pas lieu ; il n'est pas équivalent ni interchangeable ; et si le premier commandement, d'une manière ou d'une autre, n'est pas mis en pratique, alors le second non plus ne sera pas obser­vé en vérité. C'est justement parce que le Seigneur Jésus-Christ nous a donné premièrement ([^18]) d'aimer le Père à la perfection, en lui notre Rédempteur, et en son Esprit Para­clet, c'est pour cela qu'il a pu nous prescrire d'aimer en­suite le prochain, *comme lui-même l'a aimé.* S'il est coupé de l'amour de Dieu, séparé de l'amour de Dieu qui lui communique sa sève et sa pureté, l'amour de nos frères ne sera pas chrétien. \*\*\* Or la charité pour Dieu qui se déploie nécessairement en charité pour le prochain, nous engage non moins néces­sairement sur le chemin de la contemplation, laquelle à son tour embrase le cœur de charité pour Dieu et pour le pro­chain. Car il nous est bien impossible d'aimer Dieu sans avoir envie de nous souvenir de lui dans la foi, le regarder, nous suffire avec lui et qu'il soit notre tout. C'est d'autant plus impossible que si nous aimons Dieu c'est dans le Saint-Esprit ; or le Saint-Esprit qui depuis le baptême nous a été donné et *a répandu la charité dans notre cœur* nous a com­blé en même temps de ses sept dons ; par le moyen de ces dons il tend à nous prendre en main lui-même, à nous con­duire, à nous faire vivre comme de vrais enfants de Dieu dans toutes nos activités au-dedans et au dehors. Le chrétien qui se doute vraiment qu'il a reçu la foi, l'espérance, la charité et qu'il est destiné à être conduit par l'Esprit du Christ, ce chrétien ne tardera pas à saisir que, d'une ma­nière ou d'une autre, l'Esprit du Christ doit le faire devenir contemplatif du Christ. 173:76 Pour mieux l'apercevoir reprenons les explications traditionnelles : nous sommes appelés à la perfection de l'amour c'est-à-dire à la transformation totale dans le Christ, ce qui demande de nous quitter entièrement ; quel­que forme d'ailleurs que prenne ce détachement de nous-même : immolation obscure des confesseurs, holocauste sanglant des martyrs, offrande immaculée des vierges, sa­crifice caché des saintes femmes. Or à ce comble de détachement, qui est d'abord un comble d'amour, nous ne par­venons pas sans être conduits, mus et surélevés par l'Esprit Saint. Laissés à nous-même en effet, serait-ce avec les ver­tus théologales, nous nous servirons de ces vertus théolo­gales en les marquant des infirmités et des bassesses de notre nature. Si c'est nous tout seul qui gardons le manie­ment de ces vertus, qui sont au niveau de la Trinité Sainte et hors de proportion avec les ressources de notre huma­nité, nous nous en servirons misérablement. Il n'en est pas des vertus théologales comme de nos facultés naturelles ; celles-ci sont le propre de notre nature, nous sommes spon­tanément adaptés à nous en servir comme il faut -- encore que, même là, depuis le péché, nous ayons besoin d'être guéris par la grâce. Mais enfin si nos facultés naturelles sont à notre niveau, les vertus théologales sont seulement au niveau de Dieu ; elles appartiennent à l'ordre même de Dieu dans son intimité. Dès lors pour s'exercer selon la perfection, pureté et dignité qui conviennent à Dieu il est nécessaire qu'elles soient prises en main par l'Esprit de Dieu. C'est ce que permettent les Dons du Saint-Esprit. Ils sont au nombre de sept parce qu'ils s'ajustent à toutes nos puissances surnaturelles de vie intérieure et d'action : les trois vertus théologales et les quatre vertus cardinales. Ils sont connexes, joints, reliés, unis dans la Charité qui est le don de Dieu par excellence. Ainsi, dans aucun esprit créé, pas plus chez l'ange que chez l'homme, les vertus théologales ne peuvent s'exercer convenablement et la charité ne peut atteindre sa perfec­tion d'union et de pureté, à moins que la créature ne soit mue par l'Esprit de Dieu, ne passe dans son entière dépen­dance ; à moins, comme disent les théologiens, *d'entrer sous le régime des dons du Saint-Esprit.* Voilà pourquoi, dans le nouveau testament, Notre-Seigneur insiste à main­tes reprises sur l'envoi du Saint-Esprit, et sur la mission de ce Paraclet, Consolateur et Défenseur. (Jo. VII, 37-40 -- XIV, 15-17 et 26. -- XV, 26-27. -- XVI, 7-15. -- Actes des Apôtres, I.) 174:76 Dans la mesure où l'âme est conduite par le Saint-Esprit elle se défait du goût misérable de soi pour entrer dans l'expérience de Dieu qui demeure en elle et avec qui elle demeure ; elle sait d'expérience qui est le Seigneur et son infinie bonté et sa soif inimaginable du salut des hom­mes. Dans une telle âme non seulement la foi s'exerce en connexion avec l'amour, mais sous l'influence des dons du Saint-Esprit et des divinations de l'amour, la foi est rendue « translumineuse ». Sans doute c'est toujours la nuit de la foi, ce n'est pas la vision face à face ; mais l'expérience du mystère de Dieu, en vertu de la charité et des dons est de­venue tellement intime, profonde, assurée que le mystère de Dieu devient en quelque sorte transparent. Cette foi ins­pirée, ce regard contemplatif nourrit la charité et la rend plus intense. La Charité à son tour incline de nouveau à la contemplation, la rend plus pénétrante et plus savoureuse. Il existe un mutuel enveloppement, une incessante inter­communication entre la contemplation et la charité. Comme le dit Maritain dans une puissante analyse, à la suite de saint Jean de la Croix et de Jean de St-Thomas, « la contemplation (mystique) est une expérience d'amour et d'union. La Charité en grandissant nous transforme en Dieu qu'elle atteint immédiatement en lui-même ; cette transformation de plus en plus parfaite ne pouvant pas s'accomplir sans retentir dans la connaissance (parce que l'esprit est intérieur à lui-même) l'Esprit Saint se sert de cette transformation amoureuse en Dieu, de cette connatu­ralité... comme du moyen propre d'une connaissance sa­voureuse et pénétrante -- qui rend à son tour l'amour de charité aussi pleinement possessif... qu'il est possible ici-bas... La contemplation n'est pas seulement pour l'amour mais bien par lui... Et parce que cet amour dérive de la foi il faut affirmer que la foi, la foi vive formée ([^19]) par la cha­rité et illustrée par les dons du Saint-Esprit est le principe même de l'expérience mystique. » (*Degrés du Savoir,* pages 669 à 673.) Cette expérience est aride ou consolée, mais en définitive toujours pacifiante. 175:76 Sans doute, selon les tempéraments et les charismes, l'Esprit Saint agit en celui-ci surtout par les dons relatifs à l'action (dons de conseil, de piété, de force et de crainte) dans un autre il agit surtout par les dons relatifs à la vie intérieure (dons de sagesse, de science, d'intelligence et de crainte). Mais tous les dons touchent à la vie intérieure par la charité dans laquelle ils sont enracinés. Voilà pour­quoi dans l'ordre de la prudence ou de la justice ou de la force, ou de la pureté ou de l'humilité, le chrétien qui est conduit par le Saint-Esprit a d'abord été enflammé d'amour, et inspiré par le don de sagesse ; par le fait même il a perçu un certain goût de Dieu ; il est entré dans une certaine contemplation des mystères divins qui permettent par exemple à la prudence d'être digne du conseil de Dieu ; qui rendent par exemple la force, la pureté, l'humilité, sem­blables à ce que nous apparaît le *Modèle Unique,* le Christ Jésus. L'inspiration, la direction du Saint-Esprit, même quand elles se manifestent surtout par les dons de la vie active, présupposent, avec la charité, un certain exercice des dons contemplatifs. Qui n'a pas le goût de Dieu en effet, qui n'a pas la connaissance expérimentale de Dieu jaillie de la charité et du don de sagesse, comment celui-là pourrait-il se diriger selon Dieu ? De sorte que, même dans la vie ac­tive, si nous sommes conduits par l'Esprit Saint -- et il le faut bien sous peine de ne pas aimer convenablement -- c'est parce que l'Esprit Saint a commencé par faire de nous, dans une certaine mesure, des contemplatifs. Voici quelques trente ans ces vérités traditionnelles ont été de nouveau défendues et illustrées par l'école carméli­taine et surtout par l'école dominicaine, qui s'agrégeait alors tout entière à l'école thomiste. Les exposés du Père Garrigou-Lagrange s'imposaient -- ils s'imposeront tou­jours -- par une solidité impressionnante, peut-être un peu massive, insuffisamment déliée. Cependant les essais de Maritain, non moins solides, se distinguent par une extrême lucidité sur le sujet humain, son mystère propre. Dans sa fidélité aux principes éternels il porte une attention émou­vante à la condition la plus répandue chez les baptisés qui est celle de la vie active ([^20]). C'est pourquoi, expliquant la na­ture et le primat de la contemplation, et comment elle est inséparable de la croissance dans la charité, Maritain la distingue délicatement ([^21]) en contemplation typique et atypique ; éclatante comme dans saint Jean de la Croix, ou moins apparente comme dans saint Louis. 176:76 En tout cas, s'il est une conclusion qui se dégage des études magistrales du Père Garrigou et de Maritain c'est que le Saint-Esprit doit s'emparer de l'âme pour la faire parvenir à la perfection de l'amour ; or il ne peut s'empa­rer de l'âme sans la rendre contemplative même si cette âme est occupée à l'action extérieure, adonnée à l'action, ce n'est point par l'action qu'elle est prise mais par Dieu. Elle regarde Dieu, elle connaît Dieu d'expérience, et Dieu la tient recueillie en lui-même et lui montre ce qu'il attend. Une telle âme, aime à redire Thibon, *accomplit les œuvres de Marthe avec le cœur de Marie*. « Donc si vous êtes res­suscités avec le Christ cherchez les choses d'en-haut, là où le Christ est assis à la droite de Dieu. Ayez le goût des choses d'en-haut, non des choses de la terre. Vous êtes morts, en effet, et votre vie est cachée en Dieu avec le Christ. » (Col. III, 1-3.) Comme le dit l'épitaphe d'une sainte femme du XVII^e^ siècle : *Avant que de payer le droit à la nature* *Son âme, l'élevant au-delà de ses yeux,* *Avait au Créateur uni la créature,* *Et marchant sur la terre elle était dans les cieux.* \*\*\* La perfection de la charité, qui est le tout de la vie chrétienne, exige le primat de la contemplation, il est im­pensable qu'elle s'accorde avec le primat de l'action. De sorte que le mépris de la contemplation est le signe d'un mépris de la charité ; j'entends la charité surnaturelle, ce feu divin que le Seigneur *lui-même est venu allumer sur la terre* (Luc XII, 49) ; ce feu qui procède du Christ immolé et rédempteur, le seul que confesse notre foi ; et non pas ce Christ moteur et propulseur de l'évolution cosmique in­venté par l'arianisme contemporain. -- Éblouis que vous êtes par les mirages et les mensonges de « la construction de la terre » et de « l'amorisation » vous rejetez le primat de la contemplation, parce que vous refusez le surnaturel, la charité surnaturelle. 177:76 Il s'agit de beaucoup plus que d'une querelle de mots, d'une dispute sur tel ou tel vocable de spiritualité comme recueillement, silence, solitude, oraison. Si, d'après vous, ce que vous avez le front d'appeler encore Charité exige, avant tout le reste, et peut-être exclusivement, d'organiser la production ou la sécurité sociale, de développer les acti­vités sportives, de faire éclater l'atome et de lancer des fusées dans l'espace, au lieu de nous tenir d'abord recueil­lis et adorants en présence du Dieu bien-aimé, au lieu de l'écouter nous parler au cœur et nous instruire dans la foi et l'amour sans aucun bruit de parole, -- si vous avez sub­verti l'ordre de la charité ([^22]) c'est parce que votre charité n'est pas chrétienne. Si elle était chrétienne elle aurait lais­sé premier le précepte qui est le premier : *tu aimeras le seigneur ton Dieu de tout ton cœur, de toute ton âme, de toutes tes forces ;* -- amour de Dieu dont la contemplation dérive et qui est nourri, purifié, rendu « fruitif » par la contemplation ; amour de Dieu hors duquel l'amour des hommes n'est pas chrétien et le service des hommes n'est pas accompli avec les sentiments de Dieu. On peut remarquer ici qu'il en est des vérités relatives à la vie spirituelle comme des vérités dogmatiques. Lorsque des chrétiens les rejettent, c'est, en définitive, faute de croire à l'amour de Dieu. Ainsi, pour les Ariens du IV^e^ siècle, le Christ n'était pas *consubstantiel* au Père, parce qu'ils ne savaient pas reconnaître que le Père a aimé les hommes *jusqu'à leur donner son propre Fils Unique,* qui assume dans l'unité de sa personne notre chair mortelle, grâce au *Fiat* de la Vierge Marie. De même, de nos jours, si le teil­hardisme omet systématiquement d'affirmer que le Christ est venu comme Rédempteur du péché, c'est faute d'admet­tre l'amour du Christ tel qu'il est : un amour infini où la Victime innocente se charge de nos péchés, nous mérite la grâce, nous ouvre les portes du Ciel ; pour le teilhardisme l'amour du Christ à l'égard du genre humain se résout tout entier sur un plan naturel : accélérer et propulser je ne sais quelle montée évolutive. De même encore si le teilhar­disme enseigne à sa façon la primauté de l'action extérieu­re ([^23]) au nom d'une soi-disant charité, c'est faute de croire que Dieu nous ait aimés comme il l'a fait : 178:76 dès le baptême, bien loin d'avoir développé une sorte de pouvoir naturel d'évolution, le Seigneur Jésus-Christ a répandu dans notre cœur un amour surnaturel qui nous unit à lui, tend à nous faire devenir en lui, en le Père et en l'Esprit Saint, priants et contemplatifs ; et la charité pour nos frères, quand elle est digne de ce nom, n'est rien d'autre que l'extension de la charité qui fait demeurer en Dieu. \*\*\* Observons maintenant que les paroles du Seigneur sur la nécessité de demeurer dans son amour n'ont pas été adressées seulement aux carmélites et aux chartreux. Tous les baptisés doivent et peuvent les entendre ; dans la reli­gion chrétienne, aucun ésotérisme de la contemplation. « Si quelqu'un m'aime il gardera mes paroles, et mon Père l'aimera, et nous viendrons à lui, et nous ferons notre de­meure chez lui... Demeurez dans mon amour. » Cela est affirmé sans restriction pour personne. Mais justement, pour que la contemplation soit ouverte à tous les chrétiens, y compris ceux de la vie active, encore faut-il que soient respectées certaines conditions fondamentales ([^24]) -- fréquen­tation assidue des sacrements, volonté pratique de se re­noncer par amour, tendance à une prière toujours plus pure et plus habituelle, préservation d'une durée convenable de silence, d'oraison, de lecture sacrée. 179:76 Mais tout cela, qui est trop évident pour qu'on y insiste, ne suffit quand même pas. *Plus exactement il importe de saisir ce que signifie réellement dans la vie active la volonté pratique de se renoncer par amour.* La vie active en effet, c'est-à-dire à la fois l'activité que l'on déploie au milieu des hommes et l'exercice des vertus correspondantes, la vie ac­tive a ses lois propres, voulues par Dieu comme la nature des choses, selon les professions diverses et les responsabi­lités. Dieu veut que ces lois soient reconnues et respectées, et non pas tournées ou négligées. En dehors de cette justice et honnêteté première la contemplation ne risque pas de fleurir dans la vie active. En revanche c'est par la contem­plation que la vie active atteindra la justice et l'honnêteté que Dieu demande ([^25]). Or il n'est pas trop rare, malheureusement, surtout chez les laïcs désireux de perfection ou chez les religieux, d'as­sister à un escamotage de leurs devoirs les plus incontes­tables, au nom de la prière, de l'abandon à la Providence, et en général de la vie surnaturelle. Ces chrétiens commen­cent par installer leur vie dans l'injustice, l'omission, la lâcheté, après quoi ils s'efforcent vers la contemplation. Plus ou moins consciemment ils se font les imitateurs de Tartufe. Ils arriveront peut-être, tellement ils auront anes­thésié leur conscience, à se forger des états d'oraison qui édifient un certain entourage, en réalité qui le mystifient. Il n'en reste pas moins que leur recueillement, la quiétude de leur prière est à l'image de cette paix abominable qui règne dans les *sépulcres blanchis.* Ce n'est point la paix vivante, souvent déchirée, mais rayonnante et descendue de Dieu, qui habite une âme loyale, immolée par amour dans son humble devoir quotidien. Ces faux spirituels, qui ont trahi les obligations de la vie active, notamment les obli­gations de l'honneur et de la justice, ont tué dans leur cœur la possibilité de la contemplation véritable ; ils se sont enfoncés dans une prière de mensonge. -- Honneur, justice... mais, me direz-vous, c'est la charité envers le pro­chain qui doit dominer dans la vie active. 180:76 J'en conviens ; la vie au milieu de nos frères est régie par l'amour de nos frères, lequel dérive de l'amour de Dieu, qui est premier. Seulement c'est bien souvent par le sens de l'honneur et de la justice que se traduit, dans le concret, l'amour de notre prochain. Encore qu'il existe une sorte d'honneur où l'or­gueil ait plus de part (au moins autant) que la charité, il n'en, demeure pas moins que la charité pour le prochain ne peut tenir en dehors du sens de l'honneur. Ainsi, ne pas défendre les inférieurs dont on est chargé, les abandonner, les laisser calomnier, écraser, exiler, alors qu'on est leur chef légitime, les lâcher, et les lâcher avec des paroles pieu­ses (« mon cher ami, cela profitera à votre avancement spi­rituel »), en un mot se conduire comme un lâche, c'est évi­demment manquer à l'honneur et à la justice, mais c'est, du même coup, avoir manqué gravement à la charité. Le chef qui a l'habitude d'agir ainsi s'évite peut-être à lui-même des difficultés et des ennuis, mais il commet l'iniquité. Après quoi vous pouvez me dire qu'il est un homme de prière ; je vous réponds qu'il est surtout un hypocrite pieux. Il méconnaît l'une des premières obligations de la vie active, qui est d'aimer assez pour pratiquer la justice, même à ses dépens. Dès lors, comment la contemplation se­rait-elle authentique dans son âme ? Chez certains clercs séculiers ou réguliers, dignitaires, ou non, chez certains laïcs qui sont au courant du lexique de la spiritualité, com­bien d'escamotages de la charité pour leurs frères au nom du surnaturel, de la vie religieuse ou de l'esprit évangé­lique ; combien de trahisons de la vraie charité qui est assez bonne pour être courageuse, assez réfléchie pour être équi­table et forte. Contemplation mystique dans la vie active, sans aucun doute, mais commencez par ne point négliger les lois pro­pres de cette vie. Vous êtes chef par exemple ; eh ! bien il y a des obligations très précises pour le chef quel qu'il soit et particulièrement s'il est chrétien. Vous êtes directeur ou directrice d'une école chrétienne ; là aussi il y a des lois bien déterminées de votre mission. 181:76 Cependant, le chef qui ne consent à aucune lâcheté, qui n'accepte pas de confondre le mensonge avec l'adresse, ni la tolérance avec la complicité, s'expose à être blâmé, mal noté, peut-être destitué. Quant au directeur d'une école chrétienne qui n'admet pas la tyrannie laïciste des pro­grammes officiels, qui se refuse au nom des programmes à déformer l'esprit et peut-être à étouffer l'âme des enfants, il risque d'être très mal vu, non seulement des inspecteurs mais des parents, tellement est généralisée la superstition des programmes, tellement la pression de l'État est devenue accablante pour imposer à tous des examens stupides sous peine d'être rejetés de la société. Car toutes nos républiques, de la première à la cinquième, ont décrété que *nul ne pour­rait manger ni boire,* ni trouver du travail, *à moins de por­ter le signe de la bête,* à moins de se soumettre au bourrage de crâne officiel avec les programmes absurdes et laïcistes. Ce que je voudrais faire entrevoir c'est que la mise en pratique dans chaque situation des lois propres de la vie active est vraiment crucifiante ; cela *dans toutes les épo­ques,* car à toutes les époques il est impossible d'aimer en vérité son prochain, d'observer la prudence (celle de Dieu), la justice, la force et la tempérance, sans porter la croix du Seigneur. Mais plus encore la charité pour le prochain et l'exercice des vertus morales sont-elles crucifiantes dans une époque comme la nôtre, où la plupart des institutions ont été falsifiées, où nombre de professions tournent à l'envers, ne sont plus reconnaissables, et tendent à devenir par l'effet de la socialisation les pièces d'un organisme gigantesque de divinisation de l'homme par l'homme. Il est évident que, de nos jours surtout, le chrétien dans la vie active qui veut rester honnête, qui le veut non seulement par goût de l'honnêteté et respect de soi, mais plus encore par respect et par amour du prochain, ce chrétien s'expose chaque jour au détachement, au sacrifice, à la mort inté­rieure. Il s'expose par le fait même à la prière, au retour suppliant vers le Seigneur qui demeure en lui, à la solitude avec le Seigneur, au recueillement authentique et contem­platif. Pourquoi ne pas le lui dire ? Exhortateurs spécialisés du laïcat, qui lui proposez une spiritualité soi-disant adap­tée, que ne lui apprenez-vous à reconnaître la croix dans sa vie, la voir là où elle se trouve, l'accueillir en bénissant le Seigneur ; cette croix qui l'atteint au vif dans la mesure même où il refuse de *tourner au vent de ce monde ?* (Eph. IV, 14). Apportez-lui plutôt votre lumière et votre secours pour lui permettre de retomber en Dieu, -- car il est me­nacé de retomber sur lui-même ; il est guetté par le déses­poir ou par l'acceptation écœurée de l'iniquité qui l'entoure et l'accable. 182:76 « *Puisqu'après tant d'efforts ma résistance est vaine,* « *Je me livre en aveugle *AU MONDE *qui m'entraîne.* Il est guetté par la haine des hommes et non seulement par la noble révolte contre un système social dénaturé. Dites-lui donc que le Seigneur est tout proche ; il l'invite à devenir tellement livré à son amour et détaché, décollé de soi, qu'il persévère simplement, malgré les pires traverses, dans l'honneur et la justice. Le Seigneur l'appelle à deve­nir son confesseur, ce qui est la forme non sanglante de la vocation de martyr. Il suffit d'avoir le sens de ces appels d'amour, pour avoir envie de devenir contemplatif et s'y laisser ache, miner à travers les tribulations par l'Esprit de Jésus. L'action du chrétien joue un rôle de causalité dispo­sitive à l'égard de la contemplation ; mais encore faut-il que, dans la volonté profonde, dans la décision foncière, la contemplation soit préférée. Depuis peut-être trente ans que j'entends prêcher une spiritualisation du laïcat et de la vie active je m'aperçois qu'on la prêche bien souvent à côté. Ou bien on nous assure que l'action est la même chose que la prière (non pas qu'elle doit être pénétrée de prière et qu'elle doit induire en prière, mais qu'elle s'identifierait à la prière) ; ce qui est une crâne stupidité. Ou bien, et ceci est dans la tradition, on exhorte les chrétiens de vie active à l'oraison et à l'union avec Dieu, mais dans une ignorance tranquille des lois de la vie active chrétienne à notre époque ; une telle ignorance n'est certainement pas un signe de fidélité à la tradition. Cependant il ne serait pas extraordinaire de dire : votre profession, vos charges et responsabilités, doivent être commandées par l'amour du prochain, lequel est inexistant sans l'amour de Dieu, l'action du Saint-Esprit, donc la ten­dance à la contemplation. L'amour du prochain exige de vous sens de l'honneur, justice et force, sans parler de la prudence, de la pureté, de la pauvreté et du *choix exclusif des moyens purs :* autant d'attitudes intérieures qui vous immolent profondément et qui ne seront tenables -- (or vous devez tenir et ne pas lâcher) -- que si vous vous lais­sez introduire à la contemplation. Le sentiment même de ce que vous devez à votre prochain, et que vous ne pouvez lui donner par vous-même, doit vous amener à vivre avec Dieu et demeurer dans son amour. 183:76 Exposer cela ce n'est point inventer une mystique de l'action. « Il n'y a pas plus de mystique de l'action que de mystique de l'inertie » ([^26]), c'est montrer par quels liens intimes la vie active est jointe à la contemplation. Mais, si l'on imagine que la vie active n'a pas des lois spécifiques selon les occupations ([^27]), qu'elle n'exige pas le *choix exclu­sif des moyens purs* seraient-ils héroïques, si l'on admet qu'elle peut s'accommoder assez bien des malhonnêtetés et des facilités du siècle, alors elle ne risque pas de purifier une âme ni de l'acheminer à la contemplation. Ayant abandonné la vie active aux mensonges du siècle on y juxta­pose une oraison qui est factice, C'est sans doute à tout cela que songeait le Père de Foucauld lorsqu'il écrivait au Gé­néral Laperrine : « J'avais cru en entrant dans la vie reli­gieuse que j'aurais surtout à conseiller la douceur et l'hu­milité ; avec le temps, je crois que ce qui manque le plus souvent, c'est la dignité et la fierté. » Lettre du 6-XII-1915 ; citée dans *Pour qu'Il règne* (La Cité catholique, 3, rue Copernic à Paris, 16^e^), page 443. Les anciens aimaient à rappeler que la prudence, cette vertu centrale de la vie active, est le portier de la contem­plation. Entendons qu'il s'agit non pas de n'importe quelle prudence mais de *celle des enfants de Dieu,* qui fait discer­ner et mettre en pratique, dans le rayonnement de la charité, les lois de l'honnête et du juste, qui fait choisir en toute occasion les conditions de la fidélité à l'amour, qui se porte simplement à l'héroïsme si l'héroïsme devient le chemin de la fidélité (ce qui un jour ou l'autre se produit infaillible­ment). \*\*\* Il convient maintenant de nous tourner vers les arts et les métiers, et de voir là quelle situation est faite à la con­templation des saints, mais d'abord à la contemplation naturelle, en notre époque de progrès hallucinant de la mé­canique et du machinisme. 184:76 Je ne brosserai pas un tableau nostalgique de la condi­tion paysanne ou artisanale au temps d'Hésiode ou de Virgile ; une information suffisante me fait défaut pour cela, et je pense d'autre part que nous avons mieux à faire que de nourrir de vains regrets d'une époque qui ne fut certainement pas sans taches et sans misères. Même au Moyen Age ou dans l'ancien régime, alors que paysans et artisans étaient libérés de l'esclavage, abrités par les corps intermédiaires, alors qu'ils étaient illuminés et consolés par les mystères chrétiens, même à ces époques bénies il s'en fallait sans doute de beaucoup qu'ils fussent tous des con­templatifs dans le domaine de leur art, et qu'ils fussent tous en marche vers la contemplation des saints. Les sept péché capitaux étaient à l'œuvre, et si des institutions subs­tantiellement honnêtes atténuaient dans une large mesure l'injustice des particuliers, elles ne pouvaient l'abolir. Il n'en demeure pas moins que jadis, et sans doute jusqu'à l'avènement de l'industrialisation, les arts et les métiers des hommes n'étaient pas dominés par l'obsession du rende­ment et pouvaient sans trop de peine baigner dans la con­templation. Une observation, même rapide, nous le rendra sensible. Quand nous traversons par exemple un de ces petits villa­ges languedociens, quand notre regard au détour du sentier découvre une vieille ferme ou une vieille chapelle, il nous suffit de regarder avec un peu d'attention pour admirer la sûreté, l'intelligence, la solidité de ces architectures rus­tiques. Tout a été aménagé avec sagesse, posé avec amour, aussi bien la charpente que les ferrures, aussi bien les pierres du seuil que les briques taillées de l'encadrement de la porte. On se dit qu'une sensibilité spirituelle très affi­née, très vigoureuse vivait dans ces artisans, qu'ils avaient hérité d'immenses trésors de sagesse et qu'ils ne les avaient pas dispersés. Et si d'aventure vous avez la chance de rencontrer un de ces paysans qui ont passé leur vie comme au temps d'Hé­siode ou de Virgile, mais éclairés de la lumière du Christ, confortés par ses sacrements et dévots à Notre-Dame, si vous avez conversé avec eux, vous aurez été frappés de la densité contemplative de leur propos. Certes leur discours n'a rien de la volubilité étourdissante de tant d'hommes des villes qui vous servent immédiatement, à la façon des distributeurs automatiques, une quantité de paroles ab­sentes, étrangères à toute vie intérieure. Le discours de ces paysans se développe sans hâte ; mais comme il est sûr et juste, comme il est incapable de contenir une parole qui ne soit nourrie de réflexion sur leur art, ou sur la condition humaine, ou sur les mystères révélés du Seigneur Dieu. 185:76 Quels trésors de finesse, d'humilité, de simple docilité aux lois et aux limites des êtres et des choses. Ce qu'ils vous exposent sur les traditions éprouvées de l'élevage du porc ou de la brebis, sur la manière de réparer les murailles en bordure des chemins, sur la conservation des bonnes grai­nes, sur la profondeur différente des labours selon la nature différente des semailles, tout cela révèle beaucoup de sensi­bilité et de cœur. *Voir à quelles moissons quelle terre est propice...* A les écouter vous comprenez que le travail des champs est pour eux un art véritable ; qu'il n'est jamais isolé d'une source contemplative ; il est même impensable que cette dénaturation puisse survenir. Toute leur vie fut occupée par l'action extérieure, par la culture et l'élevage -- et d'abord par l'entretien et le gouvernement de leur fa­mille -- ; mais leur vie ne fut pas livrée au primat de l'action. Non seulement ils ne furent point talonnés par l'ho­raire, non seulement les loisirs occupèrent une bonne place, mais surtout ils portaient en eux, ils sauvegardaient spon­tanément un fond de recueillement et de méditation. Par ailleurs le mythe insensé de la production toujours accélé­rée ne s'était pas encore abattu sur les campagnes, ne s'était point emparé de l'opinion courante. Les paysans n'avaient pas à se défendre contre ce mythe luciférien de­venu un scandale général. Les tentations d'orgueil et d'ava­rice pouvaient les assaillir, elles ne disposaient pas encore de la puissance d'un mythe socialement reconnu, le mythe de la production sans frein ([^28]), du confort et de l'efficacité. L'art de la culture de la terre et de l'élevage ne s'était pas encore déshumanisé parce que le primat de la contempla­tion était maintenu, vécu profondément. Voici que tout cela change sous nos yeux, non pas d'abord par la faute de la technique, mais par la faute d'une idolâtrie effroyable qui a trouvé dans la technique un instrument de choix : l'idolâtrie de l'évolution d'une huma­nité qui se suffirait à soi-même (ou qui au besoin serait propulsée par je ne sais quel Dieu mythique en direction de *l'ultra-humain*)*.* Je ne dirai pas, ce qui serait absurde, que la technique doit être supprimée ; c'est de l'idolâtrie nouvelle qu'il faut obtenir la délivrance, de sorte que la technique à la fin soit mise à sa place, à la place seconde, où jamais encore jusqu'ici on ne s'est résolu à la faire descendre : la place de servante de la contemplation. 186:76 C'est la condition indispensable pour que les arts qui désormais utilisent la technique retrouvent leur âme et ne soient plus entraînés dans le vertige absurde des fabrications et des transformations sans aucune finalité digne de l'homme. Les arts contemporains de l'espèce humaine et perdu­rables autant qu'elle ; les arts qui coopèrent avec la nature animale et végétale, comme l'élevage et l'agriculture ; les arts qui coopèrent avec la nature humaine comme la médecine ; les arts qui fabriquent des choses utiles (je ne parle pas maintenant des beaux-arts et de la poésie) ; il importe que tous les arts, dans leur statut nouveau qui emprunte désormais les ressources de la technique et de son machi­nisme, retrouvent leur âme humaine et qu'ils soient vivifiés par une sève contemplative. Cela importe pour la dignité même des arts, pour l'hon­neur de l'homme et pour l'amour de Dieu. Car l'amour de Dieu a toutes les peines possibles à germer et à croître lorsque l'ouvrage de l'homme est soumis au halètement d'une productivité dévorante, d'un rendement aux exigen­ces sans bornes. « Le grain qui est tombé au milieu des ronces, nous explique l'Évangile, représente ceux qui ayant entendu la parole de Dieu sont étouffés par les occupations de la vie... et ne portent pas de fruit. » (Luc VIII, 14.) Les occupations et les travaux, à l'époque de la vie terrestre du Seigneur comme à toutes les époques, risquaient d'étouffer dans les âmes la parole de Dieu et son amour. Cependant à l'époque de saint Joseph charpentier et de saint Pierre pêcheur du lac de Tibériade, les arts et les travaux gar­daient encore leur mesure humaine, n'étaient point vidés de toute contemplation. Que dire alors, et quelle vérification plus terrible ne trouvera point la parole de l'Évangile, en notre époque sauvage, où le rendement sans limite est im­posé aux arts et aux travaux comme leur loi primordiale. *A sollicitudinibus saeculi... euntes suffocantur et non affe­runt fructum...* si ce malheur pouvait arriver pour les la­boureurs et les bergers de Palestine à l'aurore du Nouveau Testament, à plus forte raison en un siècle d'apostasie où tout est mis en œuvre pour empêcher les hommes de réflé­chir profondément à ce qu'ils font, et pourquoi ils sont ve­nus sur la terre. 187:76 Je sais bien que certains prêtres s'en moquent. Les uns par irréalisme mystique, en vertu du principe que l'Évan­gile transcende toutes les contingences humaines. Certes il transcende l'humain mais il ne le viole pas ; il demande que cet humain ne soit pas scandaleux et il s'efforce de le faire devenir un terrain favorable pour la grâce divine. -- D'au­tres prêtres sont inconsciemment teilhardisés ; plus ou moins à leur insu la foi dans l'évolution christifiante s'est substituée dans leur cœur à la foi théologale, pour eux le mot contemplation n'a plus de sens : ils ne comprennent que les transformations, les poussées en avant, les phéno­mènes noosphériques et christogénétiques qui nous feraient converger infailliblement vers le Point Oméga. De toute façon, que certains prêtres soient atteints de mystique ir­réelle et d'autres de teilhardisme ou de progressisme, les lois de la nature et de la vie surnaturelle ne changeront pas. Pour parvenir à la parfaite charité, et à la contemplation des saints qui en est inséparable, il est requis normalement que l'esprit de l'homme, sa vie spirituelle, soit respectée ; qu'on ne lui enlève pas, dans les travaux et les occupations humaines, le sens, le goût, la possibilité de la contemplation naturelle. Certes il n'est pas rare de voir la contemplation des saints s'épanouir en des esprits peu cultivés. Mais ces esprits ne sont pas faussés. Comment la contemplation di­vine pourrait-elle même commencer de germer en des es­prits façonnés à longueur de vie contre les lois de notre na­ture ? ([^29]) Pour en revenir aux prêtres, s'ils ont quelque réa­lisme dans le zèle pour la contemplation des saints ils de­manderont pour leurs frères des conditions de vie qui ne s'y opposent pas radicalement ; et donc que les arts et les métiers reviennent à leur source contemplative. Ce qui exige d'abord que soient détrônées les idoles démoniaques dont l'État moderne organise partout le culte, les fausses divinités de l'efficacité, du rendement, enfin de l'humanité soi-disant béatifiée par la production et les techniques. \*\*\* 188:76 Si tous les chrétiens du fait de leur baptême sont appe­lés -- au moins d'une manière éloignée -- à la contempla­tion des saints (typique ou atypique) laquelle est conjointe avec la perfection de la charité ; si une telle contemplation est réalisable dans la vie active (et nous venons de voir à quelles conditions) il n'en est pas moins vrai que la civili­sation moderne, (qui représente en réalité une anti-civili­sation) est profondément anti-contemplative. Parce qu'elle tend à vider profondément la vie de l'esprit et son exercice naturel, la civilisation moderne rend extrêmement difficile la contemplation mystique. Les obstacles qu'elle oppose ne sont pas situés seulement au plan religieux ; il ne s'agit pas seulement du laïcisme qui rejette la Révélation, qui dé­nie à l'intelligence la capacité de recevoir la foi et de médi­ter la parole de Dieu. Il s'agit d'une tentative de perversion de l'esprit qui veut l'atteindre jusqu'à la racine et dans son fonctionnement le plus naturel. Non seulement le mon­de moderne ne veut pas que l'esprit puisse s'appliquer aux choses surnaturelles, mais ce sont les réalités naturelles en ce qu'elles ont de profond et de sacré dont il veut le détour­ner. Au début de l'époque moderne Descartes refusait à la théologie la dignité de science, inaugurant cette effrayante subversion des savoirs dont Maritain nous a retracé l'his­toire avec l'intensité de vision ([^30]) d'un grand philosophe chrétien. Mais nous avons parcouru du chemin depuis Des­cartes. Après avoir détourné l'esprit de la Révélation divine comme indigne de son application, nous avons perdu pro­gressivement le sens de l'être ; repoussé la science de l'être : la métaphysique, exalté les sciences des phénomènes. La métaphysique, après une affreuse intoxication criticiste et anti-intellectualiste, s'est ravalée, avec Sartre et ses épi­gones, jusqu'à devenir un bavardage sophistique, *creux et plein d'ordures.* Cette perte du sens de l'être s'étend chaque jour davantage dans notre humanité. Observez plutôt avec quelle tyrannie les enfants, qui sont tous obligatoirement encasernés dans les écoles, sont soumis à un genre d'ensei­gnement qui étouffe et qui embrouille l'esprit, au lieu de l'éveiller en paix aux vérités suprêmes de la raison et de la foi et aux nobles traditions. Et pour compléter les dégâts, pour achever de gâter l'esprit, pour l'immerger dans les sens, pour rendre comme impossible la réflexion calme et patiente sur les mystères suprêmes, voici que l'on habitue les hommes dès l'âge le plus tendre à se laisser absorber par les représentations de la télévision, à se laisser empor­ter par le torrent des images. 189:76 Ceci dans les pays soi-disant libres. Dans les pays escla­ves du communisme c'est bien pire. Là il ne s'agit plus seu­lement de dresser l'esprit à ne pas dépasser la surface du réel et le monde des phénomènes, il s'agit de le contraindre à considérer comme vides, dépourvues de toute significa­tion immuable, de toute consistance éternelle les notions et les vocables les plus sublimes du langage humain, ceux qui sont le plus chargés de richesse ontologique. Ainsi les termes de paix, justice, vérité n'ont plus aucun sens, si ce n'est par rapport aux intérêts toujours en devenir de la révolution mondiale. La paix n'est qu'une étape moins vio­lente de la révolution qui progresse ; la justice est un mythe fascinant qui permet de détourner, au profit des crimes exi­gés par la révolution, les élans généreux des pauvres et des humiliés ; la vérité est l'ensemble des propositions qui sont utiles à tel moment pour une étape donnée de la révolution ; la vérité est donc toujours sujette à révision, toujours mou­vante. Telle étant la situation anti-naturelle qui est faite à l'esprit, aussi bien dans le monde soi-disant libre que dans le monde communiste, vous me direz qu'il reste encore des théologiens, que par eux l'esprit peut retrouver l'orienta­tion vers les objets suprêmes, de sorte que la situation n'est peut-être pas aussi alarmante qu'il semblerait à première vue. Descartes avait beau dire ; il s'est trouvé des chrétiens, clercs ou laïcs pour continuer à tenir la théologie comme la reine des sciences, aussi bien au temps de Descartes qu'après lui, et surtout depuis la réhabilitation éclatante du thomisme par Léon XIII. Il est vrai. La race des théolo­giens n'est pas morte ; elle ne s'éteindra pas ; elle fleurira aussi longtemps que l'Église, car l'Église est nécessairement théologienne, comme elle est nécessairement contemplative, nécessairement missionnaire. Et pour la même raison pro­fonde. En effet, Épouse très sainte de Jésus-Christ, l'Église se recueille sur les mystères, sur les secrets d'amour que lui a révélés son Époux ; elle les goûte dans la foi, par l'ex­périence de l'amour sous l'action du Saint-Esprit ; mais aussi elle les scrute avec attention et piété ([^31]), elle brûle de les annoncer au monde pour son salut. L'Église fera toujours lever des théologiens, aussi bien que des hommes apostoliques et de purs contemplatifs. 190:76 Mais qu'est-ce que la théologie ? Je rappellerai quelques notions élémentaires. La théo­logie, parce qu'elle étudie les données de foi qui dépassent à l'infini toutes les données accessibles à la seule raison, est, en un sens, la science suprême. (Cependant la science su­prême purement et simplement est la contemplation des saints.) Dans la théologie la raison humaine, en même temps éclairée et surélevée par la foi et armée, munie de l'instrument irremplaçable d'une saine philosophie, s'efforce d'analyser, de pénétrer les vérités de la foi, de saisir la cohé­rence et l'harmonie des mystères révélés contenus dans l'Écriture et la Tradition et que l'Église nous transmet par son magistère infaillible. Reine des sciences, la théologie, chez le chrétien qui l'exerce, doit être également contem­plation. Elle mérite ce nom lorsque c'est par amour pour le Dieu qui nous a parlé et qui nous a sauvés que le théologien poursuit son investigation et son discours. C'est alors l'amour qui l'applique à une étude argumentative et appro­fondie. Quelle que soit la lenteur, la fatigue du raisonne­ment, l'amour le tient appliqué à ce travail austère, afin que l'esprit se soumette en esprit, loyalement, selon ses lois ; en revanche la considération théologique, lorsqu'elle est con­duite par amour, bien loin de dessécher le théologien en­flamme son cœur, nourrit sa charité pour Dieu et sa com­passion pour les hommes. Même sans devenir contemplation, la théologie peut être orthodoxe : c'est alors une science à la fois correcte et glaciale, et qui languit dans un état violent. Ce qui est normal en effet pour une telle science c'est d'être non seule­ment correcte, mais de se développer dans l'amour, de fleu­rir en contemplation. Il est d'une inconvenance souveraine de scruter les vérités divines sans la charité pour celui qui nous les a révélées, sans désirer qu'elles nourrissent notre vie intérieure. Il est d'une vulgarité insupportable d'expli­quer la Somme comme on expliquerait les propositions d'Euclide ; ou pour le plaisir de faire fonctionner l'intellect à la manière d'un marteau concasseur ; ou pour se délecter dans sa propre activité intellectuelle, en donnant des con­cepts à broyer à la mécanique ratiocinante. Mais voyez donc que ces concepts sont les mystères révélés. 191:76 Cependant, ainsi qu'il se doit, lorsque la théologie est en même temps contemplation elle dispose d'une manière admirable à la contemplation des saints, non seulement le théologien mais encore ceux qu'il enseigne. L'important est donc que les théologiens accomplissent leur tâche dans une attitude contemplative, et par amour du Seigneur dont ils analysent la Révélation que propose l'Église. L'important est que les théologiens ne sacrifient pas aux modes de notre époque, n'en viennent pas à contracter les vices de l'intelligence moderne. Alors seulement ils per­mettront à cette intelligence de guérir, de retrouver le sens de la Révélation surnaturelle, de reprendre goût au mystère et au sacré. Mais tous les théologiens n'en sont peut-être pas là. De toute façon il s'en faut que tous soient exempts des vices intellectuels de notre siècle. Voyez plutôt ce qui se passe chez nombre d'entre eux. Observez cette cassure béante, dont ils ne semblent même pas souffrir, entre leur théologie vécue, celle qu'ils proposent spontanément et sans apprêt au cours de la conversation, et la théologie qu'ils ont apprise, ou même qu'ils débitent du haut d'une chaire de faculté canonique. Thomistes de formation et de dénomination, vous les retrouvez teilhar­diens dans la vie de tous les jours. Ils ont étudié correcte­ment les traités du péché, de la rédemption, des missions divines ; ils ont appris que tout homme qui vient en ce monde est blessé en Adam (il n'y eut, il n'y aura jamais qu'une exception : la Vierge Marie) ; ils ont appris qu'il ne surviendra pas de nouvel âge du monde depuis le Vendredi-Saint, Pâques et Pentecôte ; or, bien qu'ils possèdent ces lumières (mais logées dans quel recoin de leur cerveau ?) vous vous apercevez que leur pensée est imprégnée par la mythologie du progrès, comme s'ils venaient de suivre chez M. Renan une série de cours soigneusement revus et adap­tés. Comment se fait-il qu'ils soient de la sorte coupés en deux ? On se dit que leur étude n'a pas été conduite avec assez d'amour de la vérité, qu'ils n'ont pas aimé suffisam­ment le Seigneur dont ils étudiaient les mystères pour appliquer leur esprit tout entier, et non pas une partie seu­lement, de sorte que nul secteur ne soit soustrait à la lu­mière divine et ne garde les anciennes habitudes mondaines, de sorte que toute leur pensée soit unifiée au niveau de la Révélation. S'ils avaient aimé la vérité ils auraient étudié autrement ; ils auraient appliqué non seulement la partie enregistreuse de leur esprit mais ses ressources vives ; les profondeurs de leur esprit tout imprégnées, d'une façon diffuse, par le laïcisme et le progressisme, auraient été for­cées de suivre, de gré ou de force ; les poisons de la menta­lité moderne auraient été évacués implacablement. Conduite par la charité, la réflexion théologique aurait fait l'unité. 192:76 Ces doctes savent assez de théologie pour orner de cita­tions scripturaires et pour étayer d'argumentations soi-disant patristiques les erreurs et les mythes à la mode ; leur théologie n'est pas assez sûre, assez vraie, assez vivante pour dénoncer ces erreurs et ces mythes, pour retrouver la tradi­tion, plus lumineuse, plus jeune et jaillissante, à mesure qu'ils poursuivent le combat contre les hérésies et afin même de poursuivre ce combat. De même savent-ils assez de théo­logie pour devenir un spécialiste en telle ou telle branche, non pour méditer l'ensemble du donné révélé, de sorte que le point particulier où ils excellent en soit revivifié. Je ne peux croire que des théologiens qui auraient étu­dié d'une manière contemplative, qui auraient appliqué leur esprit, par amour, aux données de la foi seraient demeurés insensibles à ce point aux grands mensonges de notre temps. Les ténèbres ne les font pas crier ; ils n'en éprouvent qu'une souffrance ; c'est qu'ils n'aiment pas la lumière. Des yeux sains, amis de la lumière, auraient horreur non seule­ment de la nuit, mais plus encore de ce système d'éclairage horrible, insupportable, inventé par l'Enfer, qui par une combinaison de glaces et de réflecteurs est en train de réa­liser un truquage universel ; telle est en effet la perversité de la mythologie moderne et des moyens de diffusion dont elle dispose. Les hérésies ont toujours été menaçantes, et même tou­jours actives dans une certaine mesure. Comment, pour­quoi, à certaines époques malheureuses ont-elles prévalu en de vastes portions de la planète ? Les théologiens faisaient-ils défaut ? N'étaient-ils pas assez doués ? Je pense surtout qu'ils n'étaient pas assez contemplatifs ; ou plutôt que les contemplatifs parmi eux, étaient devenus beaucoup trop rares. Lorsque l'Église compte suffisamment de théologiens ayant reçu le don des larmes, à la manière de saint Thomas d'Aquin, elle a beaucoup moins à redouter les hérésies. 193:76 Vienne donc le temps où les maisons de formation théo­logique, dans leur ensemble, seront d'abord des maisons de prière ; de sorte qu'en passant le seuil de ces maisons d'étude on respire tout d'abord une atmosphère de prière. Non pas une atmosphère mondaine parce que les théologiens se rendraient complices des erreurs du monde, sous prétexte d'être compréhensifs et de trouver audience ; non pas une atmosphère qui sente le renfermé, parce que les théologiens seraient installés en égoïstes dans une érudition, d'ailleurs orthodoxe, sans que l'amour les ouvre du côté de Dieu et des pécheurs ; pas davantage une atmosphère de laboratoire, parce que les théologiens seraient livrés à la passion stérile de ces spécialistes qui n'aspirent qu'à briller aux yeux de leurs confrères et à fabriquer de nouveaux spécialistes. Par respect pour les mystères révélés comme par com­passion pour ce monde qui se perd, il est urgent de retrou­ver une attitude contemplative dans l'acquisition et dans la pédagogie de la théologie sacrée. Alors il y aura quelque chance de remédier aux vices de l'intelligence moderne et de favoriser chez les chrétiens de toute catégorie le chemi­nement vers la contemplation des saints. Fr. R.-Th. CALMEL, o. p. 194:76 ### Ora et labora *Prie et travaille* *LA VIE CHRÉTIENNE consiste à vivre en vue du Ciel. Telle est la foi, il n'y en a pas d'autres. Pas de si, pas de mais. Nous sommes faits sur la terre pour servir et adorer Dieu. Après ce pèlerinage à travers le temps* (*conduisez-vous avec crainte, dit S. Pierre pendant le temps de votre pèlerinage*) *nous pre­nons un nouvel état, celui de l'éternité* « *héritage incorruptible, immaculé, inaltérable qui vous est conservé dans les cieux...* » (*même épître*)*.* *Et pour nous guider pendant ce pèlerinage Dieu prend la nature d'homme ; il passe par le temps ; comme nous il souffre et il meurt ; mais il ressuscite presque aussitôt afin de prouver la vérité de sa victoire et de ses promesses. Et les apôtres chargés d'en répandre la nouvelle à tout l'univers annoncent que Dieu par sa résurrection* « nous a engendrés pour une espérance vivante. » *Cette œuvre de salut s'est passée en un petit espace, de temps.* « Prédestiné avant l'origine du monde, (*Jésus*) a été ma­nifesté à la fin des temps pour vous ». *Pendant trois ans. Mais son amour a voulu accompagner de sa personne même la suite des générations. Il nous a laissé la consolation de l'Eucharistie. Sa présence réelle parmi nous. Il nous soutient donc personnellement comme il a soutenu les Apôtres avant la Résurrection. Il nous demande seulement la foi, qui fut celle d'Abraham, des patriarches et des prophètes, des Apôtres et des martyrs, afin que notre foi* « *puisse nous être imputée à justice* »*.* \*\*\* 195:76 *CECI ÉTANT nous ne comprenons pas bien les discussions sur la vie active et la vie contemplative. Il y a la vie chrétienne, un point, c'est tout. Celle que nous avons promis de mener au baptême. L'Église dans sa sagesse nous fait renouveler tous les ans ces promesses, et le Père Emmanuel dans sa pa­roisse au Mesnil Saint-Loup n'a pas voulu faire autre chose que vivifier les promesses du baptême dans l'âme des chrétiens dont il avait la charge :* *Renoncez-vous à Satan ?* *Renoncez-vous à ses œuvres ?* *Renoncez-vous à ses séductions ?* *Et nous avons dit : j'y renonce.* « Le vieil homme que nous étions a été crucifié avec le Christ pour que désormais nous ne soyons plus esclaves du péché. Aussi prenons conscience que nous sommes morts au péché et vivants pour Dieu, dans le Christ Jésus, Notre-Seigneur. » *Comment rester fidèles à nos promesses ? C'est impossible sans l'aide de Dieu. Aussi nous a-t-il laissé sa présence réelle, les autres sacrements, et Sa grâce. La vie chrétienne consiste à se préparer à l'éternité dans et par les tâches mêmes que la vie nous impose. Pour la mener convenablement il faut avoir le but présent à l'esprit, c'est-à-dire garder la présence de Dieu. Si nous la gardons, l'examen de conscience est pour ainsi dire inin­terrompu et ainsi très fructueux. Tel est le fond de la vie pour tous les chrétiens petits et grands, qu'ils soient cachés ou, bien placés sur le lampadaire, chargés de quelque tâche facile, humi­liante et obscure ou accablés de responsabilités sociales* (*comme un père de famille, comme un pape*)*.* *Cette vie en présence de Dieu n'est rien d'autre que ce qu'on appelle la vie contemplative : c'est la vie peu ou prou obliga­toire pour tous les chrétiens. Il y a autant de nuances qu'il y a d'âmes, et bien des degrés à parcourir pour une seule et même âme.* 196:76 *La grâce de Dieu y pourvoit, mais prenons garde d'écarter délibérément, pour ce qui peut n'être que des prétextes, la possi­bilité d'entrer dans cette vie, d'y persévérer et d'y progresser.* *Elle est aussi indispensable à ce qu'on appelle la vie active qu'à celle d'un Chartreux.* \*\*\* *LA DISTRIBUTION DES DEUX VIES, trop accentuée généralement dans le discours, vient pourtant du fait même de la Créa­tion, elle est marquée dans l'Écriture Sainte. Daniel a vu dans le ciel* « *des milliers de mille s'employant à servir Dieu* » *c'est-à-dire dans l'action. Et* « *dix mille fois cent mille se te­naient autour de son trône* » *dans la contemplation.* *En ce bas monde la proportion des deux groupes est bien changée, mais du fait même que Dieu est distinct de Sa création, on peut le servir directement ou indirectement.* *Lors du baptême le prêtre interroge :* « *Que demandez-vous à l'Église de Dieu ? -- La foi. -- Que vous procure lai foi ? -- La vie éternelle.* » *Et le prêtre ajoute :* « *Si donc vous voulez entrer dans la vie éternelle, observez les commandements :* « *Vous ai­merez le Seigneur votre Dieu de tout votre cœur, de toute votre âme et de tout votre esprit, et votre prochain comme vous-même.* » *La vie active est tournée vers l'amour du prochain.* *Ce sont les paroles mêmes de Notre-Seigneur discutant avec les scribes, telles que les a rapportées S. Matthieu :* « *Le second commandement lui est semblable* (*au premier*)*. Tu aimeras le pro­chain comme toi-même. De ces deux commandements toute la loi dépend, et les prophètes.* » *Suit dans S. Luc la parabole du bon Samaritain.* *Mais comment, dans la vie active, accomplir quoi que ce soit de bon sans l'aide de Dieu, sans cette vie où la présence intime de Dieu est recherchée ou reconnue ? Alors qu'elle est souhaita­ble et même, en un sens, obligatoire pour tout chrétien au degré que Dieu demande à telle on telle âme ? Le petit enfant qui a dit en se réveillant* « *Mon Dieu je vous donne mon cœur* »*, qui a fait une courte prière puis s'est jeté sur son déjeuner après un ra­pide signe de croix, est agréable à Dieu vraisemblablement tout le jour, même s'il fait sauver les poules pour jouer, court après le chien et s'attarde en allant en classe à faire des ricochets dans la mare.* \*\*\* 197:76 *D'AILLEURS la vie active est partout. Dans les monastères voués à la vie contemplative, on y vit avec des prochains très proches et inévitables dont jamais par nature on n'eût été tenté de s'approcher. On sait que sœur Thérèse de l'Enfant-Jésus avait à s'occuper d'une religieuse âgée, à moitié impotente dont les souffrances n'avaient pas amélioré le caractère. Ses observations et les reproches souvent injustes qu'elle pouvait faire à sœur Thérèse n'étaient pas plus agréables à celle-ci qu'à tout autre. Elle agissait cependant de telle sorte que la vieille religieuse lui demanda un jour ce qui lui plaisait tant en elle ! C'était le membre souffrant de Jésus-Christ.* *Il n'y a donc que le solitaire qui est censé n'avoir pas de con­tact avec le prochain sinon par une prière étendue à l'univers. Mais le solitaire doit cultiver un carré de terre pour se nourrir, préparer l'été sa provision de bois mort pour se chauffer l'hiver, il fait de manière médiocre ou hâtive une multitude de besognes que nous demandons aux autres. La part de sa vie active est une vie très pénitente.* *Et c'est ainsi que les anciens considéraient la vie active : c'était pour eux essentiellement la vie ascétique, dans laquelle s'apprend* (*et s'enseigne*) *la domination, de soi-même, de ses goûts, de ses plaisirs, de son bien-être, de son repos, pour être toujours à même d'obéir à Dieu en tout ce qu'Il nous peut de­mander. Or Dieu peut demander à tout chrétien, le martyre. Il faut être maître de son âme à ce moment-là.* \*\*\* *ON PEUT D'AILLEURS se lancer dans la vie active par un senti­ment naturel seulement. Et c'est fort honorable. Des grands dangers peuvent rassembler les hommes pour s'en­traider ; ils peuvent aussi voir s'établir la loi du plus fort pour échapper au danger. L'antiquité païenne a été dure et cruelle sans aucun contrepoids. Les éclairs de vérité qui ont illuminé en ces temps quelques hommes bien doués n'ont éclairé briève­ment que l'élite, connue et inconnue. La pitié d'Achille pour Priam n'est que d'un instant.* 198:76 *Antigone parle des lois non écrites supérieures aux règlements des hommes et puis elle se suicide. Œdipe fait à ses contemporains plus d'horreur que de pitié, un homme aussi malheureux ne pouvait qu'être haï des dieux. Ici encore, Antigone avec Sophocle voyait plus loin que son temps. Mais l'humble marchande d'herbe d'Eleusis ou du Pirée pouvait partager la pensée de Sophocle, comme de nos jours un mendiant peut être un prédestiné. S. Benoît Labre en fut un. Les saints sont les chefs de file de toute une lignée obscure et in­connue.* *C'est en général la religion naturelle, la dévotion pour la cité et le Dieu de la cité qui fit faire dans l'antiquité des actes hé­roïques. Mais le sentiment religieux naturel n'est pas la foi et il n'y a* « *que la foi qui sauve* »*. Sans doute encore les païens qui ont suivi honorablement la loi naturelle n'ont pu le faire que par la grâce de Dieu. Car Dieu n'a pas laissé les hommes sans se­cours pendant des centaines de mille ans. Tous ceux qui depuis Adam, Abel et Caïn ont cru de quelque manière que ce soit* à un salut venant de Dieu (*tel qu'ils pouvaient se l'imaginer*) *ont fait partie de l'Église. C'est le cas d'Eschyle très évidemment. Ce fut le cas au temps où des hommes dans la grotte de Lascaux cherchaient à figurer* (*avec quelle force !*) *cette puissance qui maintient la création dans l'être. Car tel est l'objet naturel premier et fondamental des arts plastiques.* *Mais en général le sentiment religieux naturel est impuis­sant contre le péché ; ceux qui prônent la vie active en médisant de la vie contemplative agissent davantage par un goût naturel pour l'activité que par la foi ; car la foi leur montrerait que tout est grâce et que pour être fidèle à la grâce il faut nous rappro­cher constamment de Celui qui en est la Source, et vivre autant que faire se peut comme des contemplatifs.* \*\*\* *L'EXEMPLE des grands hommes d'action, des apôtres, des grands missionnaires est là pour le prouver. Qui fut plus actif que S. Paul ? Et son union à Dieu,* sa *vie mystique était telle qu'il a écrit :* « *Avec le Christ je suis crucifié. Je vis, mais ce n'est plus moi. Celui qui vit en moi c'est le Christ.* » (Gal., II, 20.) 199:76 *Prenons le fondateur d'un ordre hospitalier, S. Camille de Lellis, patron des malades et du personnel soignant. C'était un ancien soldat, qui en arrivait à jouer au jeu jusqu'à son épée et sa chemise. Converti subitement comme S. Paul, alors qu'il me­nait un âne au service des maçons, il se mit à soigner les ma­lades.* « *Il considérait si vivement la personne de Jésus-Christ en eux, nous dit un contemporain, que souvent, quand il leur donnait à manger, se représentant en esprit qu'ils étaient ses Christs, il leur demandait des grâces et le pardon de ses péchés... leur offrant la nourriture tête découverte et à genoux...* » « *Mon Seigneur mon âme, l'appelait-il particulièrement, que puis-je faire pour votre service ?* » *Or, avec sa simplicité habituelle, S. Vincent de Paul a donné ce secret d'une vie active entièrement subordonnée à la contem­plation :* « *Ne voyant que Dieu dans toutes les personnes avec lesquelles je traitais habituellement, je me suis efforcé de ne rien faire devant les hommes que je n'eusse fait devant le Fils de Dieu si j'avais eu le bonheur de converser avec lui pendant les jours de ma vie mortelle.* » *Les personnes avec lesquelles S. Vincent de Paul traitait habituellement nous les connaissons. De la reine aux mendiants, il a tout vu, et il a traité la Reine avec la même charité que les mendiants, les mendiants que la Reine.* *Comment voir autrement lorsque Notre-Seigneur lui-même a repoussé les reproches de Marthe à Marie en disant que celle-ci avait choisi la meilleure part ? La vie active selon Dieu ne peut venir que d'une surabondance de l'union à Dieu. Autrement elle est peu fructueuse.* « *Il faut toujours prier* » *a dit Jésus.* *D'ailleurs la Sainte Vierge a été Marthe et Marie à la fois. Et S. Vincent de Paul aussi. Les grâces purement mystiques sont* gratis data, *données gratuitement et non au mérite, et destinées à l'édification de tierces personnes plutôt qu'à celui qui en est le sujet.* *S. Benoît résume sa règle en deux mots : ora et labora*. *Prie et travaille. Il ne dit pas travaille et prie. L'ordre du langage répond ici à la réalité. Et alors, travailler c'est prier ; mais il ne faut pas le dire, comme les vieux vignerons que j'ai connus dans mon enfance, pour* se dispenser de prier. Si *l'ordre est respecté, tout concourt au bien de ceux qui aiment Dieu.* 200:76 Ô *Seigneur, votre amour pour vos créatures est subtil et caché. Il touche sans qu'on y pense. Ses voies sont généralement inconnues et incomprises. Elles comblent de joie ceux à qui elles sont révélées...* « Afin que le Dieu de N.-S. Jésus-Christ, le père de la gloire, vous donne un esprit de sagesse et de révélation dans la connaissance de Lui-même. » « Pour qu'Il vous donne selon la richesse de sa gloire, d'être affermis avec puissance par son Esprit en l'homme intérieur. 17. De sorte que le Christ habite par la foi dans vos cœurs. » (*Eph. 1*.) *C'est la règle de toute vie chrétienne, active ou contemplative.* D. MINIMUS. 201:76 ### Trois poèmes de saint Jean de la Croix Ces trois poèmes de saint Jean de la Croix ont été traduits en français par un Carme parisien du XVII^e^ siècle, le Père Cyprien de la Nativité-de-la-Vierge. Pour cette traduction, Paul Valéry considérait ce religieux comme « l'un des plus parfaits poètes de France ». Nous reproduisons ici cette traduction qui figure notamment dans l'édition des œuvres complètes de saint Jean de la Croix établie par le Père Lucien-Blarle de Saint-Joseph, carme déchaumé (Desclée de Brouwer, 1959). #### CANTIQUES DE L'AME, OÙ ELLE CHANTE L'HEUREUSE AVANTURE QU'ELLE A EU A PASSER PAR L'OBSCURE NUICT DE LA FOY, EN NUDITE ET PURGATION A L'UNION DE SON BIEN-AYME *A l'ombre d'une obscure Nuit* *D'angoisseux amour embrasée,* *O l'heureux sort qui me conduit,* *Je sortis sans estre avisée,* *Le calme tenant à propos* *Ma maison en un doux repos.* *A l'obscur, mais hors de danger,* *Par une eschelle fort secrette,* *Couverte d'un voile estranger* *Je me dérobay en cachette,* (*Heureux sort !*) *quand tout à propos* *Ma maison estait en repos.* 202:76 *En secret sous le manteau noir* *De la Nuict, sans estre apperçeuë,* *Où que je peusse appercevoir* *Aucun des objects de la veuë,* *N'ayant ny guide, ny lueur,* *Que la lampe ardente en mon cœur.* *Ce flambeau luisant me guidait,* *Plus seur que la torche allumée* *Au plain midy, où m'attendait* *Celuy que j'avais en pensée,* *Là où nul vivant sous les Cieux* *Ne se presentait à mes yeux.* *O Nuict qui me conduis à point !* *Nuict plus aymable que l'aurore* *Nuict heureuse qui as conjoint* *L'Aymée à l'aimé, mais encore* *Celle que l'amour a formé,* *Et en son Amant transformé.* *Dans mon sein parsemé de fleurs,* *Qu'entier soigneuse je luy garde,* *Il s'endort, et pour ces faveurs,* *D'un chaste accueil je le mignarde* *Lors que l'évantail ondoyant* *D'un Cedre le va festoyant.* *L'Aurore par des doux Zephirs,* *Ayant espars sa chevelure,* *Mit sa main pleine de saphirs* *Sur mon col flattant ma blessure,* *Lors sa douceur tint en suspens* *L'entier usage de mes sens.* *Je me tins coy, et m'oubliay,* *Penchant sur mon amy ma face,* *Tout cessa, je m'abandonnay,* *Remettant mes soins à sa grace* *Comm estans tous ensevelis* *Dans le beau parterre des Lys.* 203:76 #### CANTIQUES ENTRE L'ÂME ET JÉSUS-CHRIST SON ESPOUX L'Espouse *Où vous cachez-vous cher Amant* *Qui m'avez en ce deüil laissée ?* *Comme un cerf qu'on va poursuivant* *Vous fuyez m'ayant bien blessée :* *Je sortis après vous criant* *Mais vous alliez toujours fuiant.* *O Pasteurs vous qui tournoyez* *Ces nattes, gaignans la Colline,* *Si par rencontre vous voyez* *Celuy qui brusle ma poictrine,* *Dites luy qu'en mille langueurs* *Et mille souffrances je meurs.* *Cherchant les amours de mon cœur* *J'iray par ces monts et rivages,* *Sans y cueillir pas une fleur* *Ny craindre les bestes sauvages :* *Murs et remparts je forceray,* *Et les frontières passeray.* *O sombres forests que la main* *De mon bien-aymée a plantées !* *Prez, délices de l'œil humain,* *Verdures de fleurs esmaillées !* *Dites, sans feinte, mon Espoux* *N'aurait-il point passé par vous ?* Response des créatures *Libéral en ayant versé* *Mille doux effects de sa grace,* *D'un pas viste il a traversé* *Ces bois, et y tournant sa face* *Les enrichit de nouveauté* *En leur imprimant sa beauté.* 204:76 L'Espouse *Hélas ! qui pourra me guerir !* *Acheve à te livrer sans feinte,* *Amour, sans plus aller querir* *Des messagers sur ma complainte* *Car je ne puis attendre d'eux* *Ce qu'impatiente je veux.* *Tous ceux qui s'occupent en vous,* *Ils vont racontant mille graces,* *Et tant plus me blessent de coups :* *Car icy leurs langues trop basses* *Begayent un je ne sais quoy* *Qui me tuë et met hors de moy.* *Quoy mon ame, ne meurs-tu pas,* *Ne vivant point où est ta vie ?* *Puis que l'on haste ton trépas,* *Quand celuy dont tu es ravie* *Jette ses traits que tu reçois,* *En ce que de luy tu conçois.* *Quoy donc ? ayant blessé ce cœur,* *Ne guerirez vous sa blessure ?* *Me l'ayant ravi, cher Vainqueur,* *Laisserez vous vostre capture ?* *N'emporterez vous par efflect* *Le butin que vous avez faict ?* *Esteignez donc tous mes ennuysy,* *Puis qu'un autre ne le peut faire.* *Que mes yeulx sans ombre et sans nuits* *Vous voyent, leur clair luminaire,* *Puis que pour vous seul, cher Amant,* *Je les garde si chèrement.* 205:76 *Monstrez-vous present à mes yeux,* *Et que vostre regard me tuë :* *Un mal, d'amour tant ennuyeux* *Ne peut guerir, que par la veuë* *De célug duquel la beauté* *Fait cette aymable cruauté.* *Source d'un cristal pretieux !* *Si dans tes faces argentines,* *Soudain tu fermais ces beaux yeux,* *Cheris pour leurs graces divines,* *Que je tiens avec grand honneur* *Pourtraits dans le fond de mon cœur !* *Destournez-les mon cher Espoux,* *Car je prens l'essor et m'envole.* L'Espoux *Retourne Colombe vers nous ;* *Le cerf blessé de ta parole* *Paroit au mont prenant le frais,* *Et l'air qu'en volant tu luy fais.* L'Espouse *J'ay en mon bien-aymé les monts* *Et les vallées solitaires,* *Les fleuves bruyants et profonds,* *Avec les Isles estrangères,* *Le souffle des plus doux zephirs* *Qui rafraîchissent mes desirs.* *La paisible et tranquille nuit,* *Pareille à l'aube gractieuse ;* *La douce musique et sans bruit ;* *La solitude harmonieuse ;* *Le souper que donne l'amour,* *Et recrée l'ame à son tour.* 206:76 *Nostre lict est semé de fleurs,* *Les lyons y ont leur retraite,* *Le pourpre fournit ses couleurs :* *Et basty d'une paix parfaite,* *De boucliers d'or environné,* *Il est de gloire couronné.* *Sur les traces de ton marcher* *Vont courans les filles pudiques :* *De l'estincelle un seul toucher,* *Un goust des vins aromatiques,* *Escoulement délicieux* *D'un baume dérivé des Cieux.* *Dans le cellier plus retiré* *De mon Amy j'ai beu sans peinte,* *Et par ce nectar désiré* *Surprise, sortant en la peine,* *J'oubliay ce que je sçavais,* *Jusqu'au troupeau que je suivais.* *Là donc il me donna son sein,* *Savoureuse, et sur son dessein,* *Là il m'apprit une science* *Me livrant toute en confiance* *Promis le servir desormais,* *Comme l'espousant pour jamais.* *Mon ame avec tout mon pouvoir,* *S'employent à son seul service,* *Maintenant je ne veux pourvoir* *Les troupeaux, ny tenir office :* *Aymer est ma vocation,* *Et n'ay plus d'autre passion.* *Que si desormais en ces prez,* *L'on ne me trouve et n'y suis veuë :* *Et si l'on s'enquiert vous direz* *Que vraiment je me suis perduë,* *Qu'esprise d'un amour ardent,* *Je me gaignay en me perdant.* 207:76 *Des esmeraudes, et des fleurs* *Choisies au frais de l'Aurore* *Nous ferons en mille couleurs* *De riches chappeaux, que décore* *Vostre amour, et si je les veux* *Lier tous d'un de mes cheveux.* *Ce seul cheveu que vous voyez* *Comme sur mon col il ondoye* *Vous prit quand vous le regardiez,* *Et vous tint lié pour sa proye :* *Aussi le traict d'un de mes yeux,* *Vous blessa d'un coup gratieux.* *Au temps que vous m'envisagiez* *Vos beaux yeux m'imprimaient leur grace* *Pour cela vous me cherissiez,* *Et mes yeux voyant votre face,* *En cela même ils meritaient* *D'adorer ce qu'ils y voyaient.* *Amy, ne me mesprisez point ;* *Car si vous m'avez trouvé brune,* *Maintenant me verrez à point :* *Puis que vostre veue opportune,* *Avec la grace m'a empreint* *La beauté qui changea mon teint.* *Qu'on nous prenne ces Renardeaux* *Puisque nostre vigne est fleurie ;* *Faisons un feston de monceaux* *De roses fraichement cueillies,* *Nous voulons que sur ce couppeau* *Ne paroisse homme, ny troupeau.* *Morte bise arreste ton cours :* *Leve toy, ô Sud, qui reveilles* *Par tes soufles les saincts amours* *Fais par mon jardin tes merveilles :* *Car en respandant ses odeurs* *Mon amy paistra dans les fleurs.* 208:76 L'Espoux *L'Espouse est entrée au jardin,* *Ce beau Paradis de délices :* *Et repose en l'Espoux divin,* *Pour lequel sont tous ses services,* *Mettant son col dessus ses bras* *Où elle trouve mille appas.* *Ce fut à l'ombre du pommier,* *Que je te pris pour mon Espouse :* *Et pour te tirer du fumier,* *Je te donnay ma main jalouse* *De Peparer là ton bon-heur,* *Où tomba ta mere en mal-heur.* *Hostes de l'air, légers oyseaux,* *Lyons, Cerfs et Chevres sauvages,* *Monts, vallées, aires, claires eaux* *Et vous délicieux rivages,* *Ardeurs qui causez tant d'ennuys,* *Vous craintes des veillantes nuits,* *Je vous conjure par les Luts,* *Et par le doux chant des Sirenes* *D'arrester vostre ire, et que plus* *Ton chans le cœur, les frayeurs vaines* *Ne puissent causer le resveil* *De celle qui prend son sommeil.* L'Espouse *Nymphes de Judas, cependant* *Que le plus doux parfumde l'ambre* *Es rosiers se va respandant* *Ne touchez le seuil de ma chambre :* *Demeurez, il est à propos,* *Dedans les fauxbourgs en repos,* 209:76 *Tenez vous caché cher Espoux.* *Tournez vos yeux sur les montagnes*, *Et gardez ce secret pour nous,* *Toutefois voyez les compagnes* *De celle qui va se ranger* *Es Isles d'un monde estrangier.* L'Espoux *La blanche Colombe en ce jour* *Avec son vert rameau d'olive,* *Est dedans l'Arche de retour :* *Là sur la verdoyante rive,* *La Tourtre trouve retiré* *Son pain qu'elle avait désiré.* *En solitude elle vivait,* *Son nid est dans la solitude,* *En solitude la pourvoit* *L'Auteur seul de sa quiétude :* *Luy qu'un mesme amour a pressé,* *Et en solitude blessé.* L'Espouse *Sus allons Amy pour nous voir,* *Et pour considérer nos faces,* *En vos beautez, ce clair miroir,* *Où l'on découvre toutes grâces :* *Au mont d'où l'eau plus pure sourd,* *Au bois plus espais et plus sourd,* *Aussi-tost nous nous en irons* *Gaigner les grottes de la pierre,* *Les plus hautes des environs,* *Et plus secrettes de la terre.* *Nous entrerons dans ces celliers* *Beuvans le moust de grenadiers.* 210:76 *En ce lieu vous me monstrerez* *Tout ce que pretendait mon ame.* *O vie ! vous me donnerez* *Ce pourquoy mon cœur vous réclame :* *Et que deja d'un pur amour* *Vous me donnastes l'autre jour.* *Des Zéphirs, et la douce voix* *De l'agréable Philomele,* *L'honneur et la beauté des bois,* *En la nuict plus calme et plus belle,* *La flamme qui va consommant,* *Et ne donne point de tourment.* *Car pas un ne le regardait,* *Aminadah n'osait paroistre :* *Le grand calme que l'on gardait* *Au siege se faisait paroistre :* *Les trouppes avec leurs chevaux,* *Descendaient à l'aspect des eaux.* #### CANTIQUES QUE CHANTE L'ÂME EN INTIME UNION AVEC DIEU *O vive flamme, ô saincte ardeur,* *Qui par cette douce blessure,* *Perce le centre de mon cœur* *Maintenant ne m'estant plus dure,* *Acheve, et brise si tu veux* *Le fil de ce rencontre heureux.* *O playe d'extreme douceur,* *Playe toute delicieuse,* *Mignarde main ; toucher flatteur,* *Qui seul la vie bien-heureuse,* *Qui fais nostre acquit en payant ;* *Qui donne la vie en tuant.* 211:76 *O Lampes des feux lumineux,* *Dans vos splendeurs les grottes creuses* *Du sens aveugle et tenebreux,* *Par des faveurs avantageuses,* *Donnent et lumière, et chaleur* *A l'objet chery de leur cœur.* *Combien suave et plain d'amour,* *Dedans mon sein tu te resveille,* *Où est en secret ton sejour !* *Ton respirer doux à merveille,* *De biens et de gloire accomply,* *Doucement d'amour m'a remply.* ============== fin du numéro 76. [^1]:  -- (1). Théodor Haecker : *Virgile père de l'Occident* (coll. les îles, éd. Desclée de Brouwer, 1935.) [^2]:  -- (2). Martin Heidegger, essais et conférences, (« science et médita­tion ») éd, Gallimard, 1958. [^3]:  -- (1). Par exemple, on lit dans les « Avis et Conférences » de saint Vincent de Paul : « ...La diversité des cérémonies de la messe (vers 1615) faisait honte... Quelques-uns commençaient la messe par le Pater, d'autres prenaient la chasuble entre les mains et disaient l'Introïbo, puis mettaient sur eux cette chasuble. J'étais une fois à Saint-Germain où je remarquai sept ou huit prêtres qui disaient la messe tout différemment... » [^4]:  -- (1). Née en 1575, veuve en 1595, Marie de Valence est morte en 1648. Sa vie de contemplation s'est donc étendue sur un demi-siècle. [^5]:  -- (1). Aujourd'hui, 11, rue Ferdinand Duval, dans le IV^e^ arrondisse­ment. [^6]:  -- (1). Mariage de Louis XIII, âgé de quinze ans, avec Anne d'Autriche (quatre mois de moins) le 28 novembre 1615. « Livraison » la même année à la Cour d'Espagne de la princesse Élisabeth de France (Sœur de Louis XIII, treize ans) pour devenir plus tard la femme du roi d'Espagne Philippe IV, qui n'avait alors que dix ans. [^7]:  -- (1). Simple manière de parler applicable à tous les buts de vie et qui ne constitue évidemment pas une définition théologique d'un mot auquel le « Dictionnaire de Spiritualité » par exemple ne consacre pas moins de 550 colonnes sous les plus éminentes signatures. [^8]:  -- (1). *La vie humaine,* questions 179 à 189 de la II-II de la *Somme théologique,* édition dite anciennement de la « Revue des jeunes », publiée aujourd'hui par Desclée et Cie et les Éditions du Cerf. [^9]:  -- (2). *Pages choisies de saint Thomas,* trad. Yves Simon, préface de Maritain, Gallimard 1939, réédité en 1953. [^10]:  -- (1). « La perfection de la charité comprend l'amour de Dieu et l'amour du prochain. De l'amour de Dieu relève la vie contemplative, où l'on désire s'occuper de Dieu seul. De l'amour du prochain relève la vie active, qui se met au service des nécessités du prochain. » (II-II, 188, 2). [^11]:  -- (1). « Parmi les œuvres de la vie active, les principales sont celles qui sont directement ordonnées au salut des âmes, comme la prédica­tion et autres choses semblables. » (II-II, 188, 5). [^12]:  -- (1). Voir : « La civilisation dans la perspective de la piété », dans *Itinéraires*, numéro 67. [^13]:  -- (1). Ce passage du corps de l'art. 1 de la question 182, depuis « nonnam rationem » Jusqu'à « dulcedo veritatis », a sauté dans la traduction Lemonnyer, édition citée, page 92. Il ne semble pas que cette omission ait été remarquée. Nous la signalons ici aux éditeurs. [^14]:  -- (1). V. notre article *Le travail et l'argent*, dans le n, 16 d'*Itinéraires* (sept.-oct. 1957). [^15]: **\*** -- Original : C'est seulement le moi qui se veut autre dont la prétention s'enfonce dans l'illimité parce qu'elle ne rencontre que le vide. \[2005\] [^16]:  -- (1). Manuscrits autobiographiques (Manuscrit adressé à Mère Marie de Gonzague, dernière page. -- Édition de l'Office du Carmel à Lisieux, ou bien du « Livre de vie », 27, rue Jacob, Paris VI^e^. [^17]:  -- (1). Sur ce point, voir Maritain, *Degrés du Savoir*, pages 479 à 484. [^18]:  -- (1). Il s'agit évidemment d'une antériorité de nature et non pas d'une succession chronologique. [^19]:  -- (1). Ne pas entendre : la foi engendrée par la charité, mais la foi vivifiée, animée par la charité ; le mot formée est pris dans le sens scolastique du mot « forme » dans l'ordre moral. IIa-IIae question 23, article 7 et 8. [^20]:  -- (1). Surtout dans : *Degrés du Savoir* (2° partie) ; *Science de Sagesse* (1^er^ chapitre) ; *Questions de conscience,* le chapitre sur Action et Contemplation. [^21]:  -- (2). Voir par exemple l'admirable petit livre : *Liturgie et Contem­plation* chez Desclée de B. à Paris. [^22]:  -- (1). V. I-IIae, question 26. [^23]:  -- (2). Plus exactement, pour Teilhard, la contemplation est toute résorbée dans l'action. Aucune distinction possible, en teilhardisme, entre action et contemplation. Voir par exemple dans *Le Milieu Divin* (au Seuil, Paris) p. 50 : « en vertu de l'interliaison matière-âme-Christ *quoi que nous fassions* nous ramenons à Dieu une partie de l'être qu'il désire. » Noter : quoi que nous fassions !!! -- Et, non pas en vertu de la charité, en vertu de l'authenticité de la charité et de la conversion, mais en vertu de l'interliaison matière-âme-Christ. -- Plus loin, encore plus clairement, p. 56 : « Reconnaissez la connexion *même physique et naturelle* qui relie votre labeur à l'édi­fication du royaume céleste, et vous n'aurez plus en quittant l'église pour la cité bruyante que le sentiment de continuer à vous immerger en Dieu. » Ainsi pour demeurer en Dieu parmi les travaux de la cité bruyante, il n'est pas nécessaire d'y préserver la conversion dont nous avons puisé la force à l'église ; il suffit de reconnaître un lien *inévitable* (*une connexion physique et naturelle*) entre nos tra­vaux et l'achèvement du Corps mystique. La foi au monde en devenir et en construction, la « reconnaissance » d'un tel monde est ainsi confondue avec la foi théologale. Le surnaturel est éliminé par disso­lution dans le cosmos en construction. Selon Teilhard, si l'action du chrétien doit devenir telle qu'elle ne gênera plus la prière, ce ne sera point parce que le chrétien se sera converti, parce qu'il aura aspiré à ce que Dieu lui suffise, parce qu'il aura fait ses actions d'un cœur pur (nourri par la contemplation et se disposant, par sa charité dans l'action, à une contemplation plus grande) ; pas du tout ; si l'action doit devenir telle qu'elle ne gêne pas la prière, c'est, d'après Teilhard, parce que *la terre* (c'est-à-dire l'ensemble des travaux, quelle que soit leur animation secrète) *constitue fatalement* « *le Corps de Celui qui est et de Celui qui vient* ». *Milieu Divin* page 202. Brouillage des plans d'une rare per­fection. Aucune idée de la distinction des ordres : (pas plus d'ailleurs que de la spécification des actes par leur objet ; pas plus que la spé­cificité irréductible des savoirs). Un immense monisme évolutionniste. Après quoi, on entreprend de nous imposer Teilhard comme le grand auteur spirituel, le penseur sublime, le docteur qui est en continuité avec les Pères de l'Église. Cette entreprise, conduite bien souvent par des clercs de toute robe, est une vaste imposture. [^24]:  -- (1). Voir l'excellent opuscule *De la vie d'Oraison* par Jacques et Raïssa Maritain, édition de l'Art Catholique, 6, place St-Sulpice, Paris VI^e^, 1947. [^25]:  -- (2). Voir Mgr Paul Philippe *Les fins de la vie religieuse selon saint Thomas d'Aquin,* Éditions de la Fraternité de la T.S. Vierge Marie (Athènes, Rome). [^26]:  -- (1). Maritain, *Le Philosophe dans la Cité* (Alsatia, éditeur, Paris) chapitre sur les chemins de la foi, in fine, p. 194. [^27]:  -- (2). Pour les artistes (et même les poètes) Maritain indique la voie de la purification et de la contemplation dans *Art et Scolastique* et *Frontière de la Poésie* (édit. Art Catholique, 6, place St-Sulpice, 6^e^). Cependant il ne prête pas assez d'attention aux contingences ac­tuelles : absence de protection par une corporation organisée, rareté du véritable mécénat, tyrannie des marchands. [^28]:  -- (1). Voir, dans *Itinéraires* de juin 63, Henri Charlier, pp. 44 à 47 de sa lettre *Aux jeunes Français.* [^29]:  -- (1). J'ai touché cette question en plusieurs articles d'*Itinéraires ;* notamment *l'Union des chrétiens* (juillet-août 1960, pages 69-71) et *Dignité du Rosaire* (avril 1962 pages 148 à 150). [^30]:  -- (1). Voir surtout : *Le Songe de Descartes* (Corvéa, éditeur, Paris) *Degrés du Savoir ;* *Science de Sagesse* (Labergerie, éditeur, Paris) *Trois Réformateurs* (Plon, éditeur, à Paris). [^31]:  -- (1). Voir Concile du Vatican, Session III, chap. 4, n° 1796 de Den­zinger ; Enchiridion Symbolorum (Herder, éditeur, Barcelone).