# Naissance du volontarisme politique, la loi non-finalisée : F Suarez
Extrait de : BASTIT Michel, Naissance de la loi moderne, éd Puf, col Léviathan 1990
Rien n’est plus incompatible avec la pensée de Thomas d’Aquin sur le Droit que celle de F. Suarez (1548-1617). Contrairement à l’enseignement de l’Aquinate, pour F Suarez sj, la loi est principalement une oeuvre de la volonté du législateur. Il est facile de vérifier l’antagonisme de ces deux points de vue à partir des différentes définitions de la Loi réunies dans le tableau ci-dessous.
| **« La loi n’est rien d’autre qu’une ordination de la raison en vue du bien commun, établie par celui qui a la charge de la communauté, et promulguée. » Thomas d’Aquin** **Somme théologique, q 90 a 4[^1]** | **La loi est un précepte commun, juste et stable, suffisamment promulgué. »** **Francisco Suarez** **Des lois (De legibus)[^2]** |
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[^1]: Bastit Michel, op cit, p 66 (*Thomas d’Aquin*, 1225-1274)
[^2]: Bastit Michel, op cit, p 312 (*F Suarez*, 1548-1617)
Dans son maître-livre *Naissance de la loi moderne*, Michel Bastit explique la doctrine suarézienne sur le Droit et les conséquences désastreuses qui en découlent.
# Troisième partie
## SUAREZ OU LA LOI DIALECTIQUE
[307] CHAPITRE XI Avènement d'une nouvelle « ratio legis »
(la nouvelle *ratio legis* de Suarez sera entendue non comme un ordre immanent compris par la raison, selon l'équivalence entre *ordo rerum* et *ordo rationis* posée clairement par saint Thomas (*medium rei est medium rationis*), mais comme un ordre a priori qui sera ensuite appliqué aux choses)
Les traits caractéristiques de la conception nominaliste sont acquis dès le XIVe siècle, mais cela ne signifie évidemment pas que les juristes et les institutions en soient immédiatement imprégnés. Sans doute peut-on relever quelque nom de docteurs qui semblent directement inspirés par la *via moderna* d'Occam[^3], mais les historiens s'accordent pour estimer que la tradition juridique prudente, imprégnée de droit romain et d'Aristote, est restée assez longtemps insensible aux séductions de la modernité[^4]. Au contraire, parmi les théologiens, toujours marqués par la condamnation de 1277, la nouvelle doctrine se répand assez rapidement alors que les auteurs fidèles au réalisme de saint Thomas ont plus de mal à se faire entendre.
[^3]: Zabarella peut-être, encore que Lagarde, *op. cit.,* en fasse surtout un disciple de Marsile : La naissance..., op. cit., t. III, p. 367.
[^4]: Wieacker, *Storia del diritto moderno* (trad. ital.), Milan, 1980, t. I, p. 384. Fernando Vasquez de Menchaca semble être un des premiers à se réclamer d'Occam. Carpintero Benitez, *Del derecho natural medieval al derecho natural moderno* : Fernando Vasquez de Menchaca, Salamanca, 1977.
Les points principaux de la doctrine nominaliste de la loi vont donc se transmettre et se développer à travers la constitution d'une véritable école nominaliste jusqu'au seuil de l'âge moderne.
L'oeuvre magistrale de Francisco Suarez apparaît à cet égard comme la synthèse la plus ample qui essaie de concilier, mais sans succès, un certain nombre d'éléments de la tradition réaliste thomiste et aristotélicienne avec l'apport de la pensée nominaliste. Comme cette conciliation a pour caractéristique principale de sacrifier les doctrines de saint Thomas à un impossible syncrétisme, l'œuvre de Suarez est en réalité le canal principal par lequel se transmettent à la pensée juridique moderne les principes volontaristes issus de Scot et d'Occam[^5]. Le *De Legibus* du docteur jésuite est en effet fondé sur une excellente connaissance de la tradition, non seulement celle des juristes mais encore celle de l'ensemble de la littérature théologique [308] médiévale et de la renaissance, à laquelle Suarez ne cesse de se référer. En ce sens, on a pu parler d'une « modernité traditionnelle » de Suarez[^6].
[^5]: Mesnard, Comment Leibniz se trouve placé dans le sillage de Suarez, *AP*, XVIII (1949), p. 7 à 32; Courtine, *Le projet suarézien de la métaphysique*, *AP*, XLII (1979), p. 237 et s.
[^6]: *AP*, XVIII, 1949 (Suarez, modernité traditionnelle de sa philosophie), passim.
Loin de constituer un retour à l'aristotélisme authentique, la doctrine du « Docteur Eximius » est formée d'emprunts au nominalisme et de recours au formalisme scotiste conciliés verbalement par le remarquable instrument du « mode »[^7]. Sans doute Suarez se réfère-t-il assez fréquemment aux travaux des philologues érudits de son temps, particulièrement à son confrère Sylvester Maurus, mais cela ne signifie nullement qu'il découvre, avec l'aide de ces travaux, un Aristote authentique, car les recherches des érudits humanistes sont elles-mêmes assez souvent imprégnées des présupposés de la *via moderna*, particulièrement de son empirisme, sous l'impulsion de laquelle elles sont nées.
[^7]: Mahieu, *François Suarez, sa philosophie et les rapports qu'elle a avec sa théologie*, Paris, 1921, p. 501. Sur le nominalisme de Suarez, A. Guy, *L'analogie de l'être selon Suarez*, AP, XLII (1979) P. 275.
C'est sous le signe de l'expansion triomphante du nominalisme et de ses conséquences qu'il faut placer les siècles qui séparent Occam de Suarez. Avec Occam nous parvient l'impossibilité de trouver une médiation dans les choses. Pour parer à cette absence de médiation, il devient nécessaire de faire appel à la volonté qui se substitue à la réalité, elle réalise cette substitution précisément par une législation systématique, constitutive finalement de la réalité, ou du moins seule capable d'assurer le lien entre des atomes bruts. Il semble que la tradition scotiste aussi bien que celle issue d'Occam se retrouvent ici malgré leurs profondes différences.
Mais cette solution est grosse de conflits entre le sujet et le Prince, entre le Prince et le pape, finalement entre Dieu et l'homme. Si ces conflits s'étaient déjà manifestés lors de l'élaboration même de la doctrine occamienne de la loi, ils éclatent maintenant avec toute leur ampleur. C'est pourquoi l'on voit d'abord se poursuivre la lutte entre le pape et l'empereur. Puis, directement liés aux doctrines nominalistes, les conflits de pouvoir fondés sur les théories conciliaristes de l'Église aboutissent au grand schisme d'Occident que l'on tente de régler au détriment de la papauté. Pourtant ce n'est qu'avec la réforme luthérienne que la tradition nominaliste produira tous ces fruits. Formé selon cette tradition théologique, Luther en déploiera toutes les virtualités sous les espèces des multiples conflits qu'il contribuera à exacerber : entre les princes et leurs sujets, entre les princes et l'empereur, entre les chrétiens et la papauté, et finalement entre la liberté humaine et celle de Dieu dans la question de la grâce et celle de la prédestination.
Mais ce n'est pas le seul point d'aboutissement de la tradition nominaliste, celle-ci débouche aussi sur l'humanisme de la renaissance. En réduisant les choses à des êtres individuels dont on peut prendre une connaissance suffisante par la seule expérience sensible, la tradition nominaliste a préparé sur bien des points la science moderne et la naissance d'un rationalisme assez différent de la spéculation grecque, à laquelle le Moyen Âge communie profondément. Ce sont des travaux scientifiques dont l'origine remonte à des institutions développées dans les milieux nourris de nominalisme qui contribuent à forger la nouvelle image scientifique de l'univers. Par exemple, les travaux cosmologiques de Copernic se développent à l'Université jagellone où l'influence de Buridan et de ses disciples fut longtemps dominante. [309] Lorsque de tels principes sont employés en matière philologique, ils conduisent à une révision critique des textes sur lesquels la pensée médiévale s'était tout entière fondée. Ce fut le cas, en fait d'exégèse sacrée, avec Lefebvre et Érasme, en fait de droit romain, avec Donneau et Cujas[^8]. Si ces nouvelles systématisations font appel à des philosophies, ce ne sont plus celles auxquelles le Moyen Âge se référait ; Aristote est progressivement délaissé au profit du divin Platon, qui avait déjà la caution d'un certain nombre de Pères de l'Église. A côté de Platon, on fait aussi appel aux stoïciens, voire à l'épicurisme et à son atomisme. Or ces deux dernières philosophies avaient le grand mérite de pouvoir s'accorder sans trop de difficultés avec les tendances mécanicistes et empiristes que véhiculait le nominalisme. Á ces tendances s'opposait, en un certain sens, la liberté de l'homme capable d'échapper au mécanisme des forces matérielles et, qui plus est, de les saisir adéquatement dans leur ordre rationnel. Là aussi l'humaniste rencontrait la tradition nominaliste qui déjà avait conçu la liberté humaine comme le pouvoir d'échapper au cosmos.
[^8]: Villey, Formation..., *op. cit.,* p. 522 et s., p. 536 et s.
Les deux ébranlements - la Réforme et l'Humanisme - produits par le développement de la pensée nominaliste devaient susciter des réactions de la part des théologiens confrontés avec ce qui pouvait apparaître comme un double échec de la scolastique traditionnelle. Ces réactions se caractérisent par deux attitudes opposées.
La première consiste à essayer de revenir à des sources qui permettaient de faire leur part à toutes les réalités, humaines et scientifiques, tout en continuant à les intégrer dans la théologie traditionnelle, jugée seule capable de résoudre les conflits allumés par Luther, spécialement entre la liberté humaine et la grâce. Ce fut entre autres le projet d'un Cajetan et sans doute aussi celui des théologiens thomistes de la seconde scolastique espagnole qui exercèrent une influence directe sur le concile de Trente (souvent en rappelant, au profit du pape, les prérogatives du législateur et les caractères de la loi nécessaires au bien commun). Le premier sermon entendu par les pères conciliaires fut celui de Domingo de Soto consacré à la loi. Mais cette tentative se faisait dans des conditions qui, dès l'origine, la grevaient de lourdes contradictions. Tout d'abord, certains des auteurs qui s'évertuèrent à effectuer ce retour au réalisme authentique avaient subi, au cours de leur formation initiale ou au cours de leur carrière, un certain nombre d'influences nominalistes et humanistes, comme ce fut le cas de Francisco de Vitoria. Ces éléments étrangers à la tradition qu'ils entendaient retrouver ne pouvaient que causer de nouveaux déséquilibres et rendre assez fragile leur tentative. Particulièrement, leur humanisme philosophique contredisait le caractère cosmique et ontologique de la morale thomiste ; en outre, il y a lieu de penser qu'ils furent parfois oublieux des éléments centraux de l'ontologie dont ils se réclamaient. Ce n'est que la seconde génération des scolastiques espagnols, à partir de Barthélemy de Medina et surtout de son disciple Bãnez, qui tenta de se rapprocher plus authentiquement des anciennes positions médiévales. Ils n'y parvinrent partiellement qu'en reniant l'humanisme et en rappelant la soumission de l'homme à l'ordre du cosmos aussi bien qu'aux déterminations particulières des décrets divins, ce qui ne pouvait [310] se concevoir que dans une conception analogique des causes accompagnée d'un retour à une distinction nette entre la loi et le droit. Mais ces prises de position parfois déséquilibrées heurtèrent les tenants d'un troisième courant qui les comprirent comme un retour vers le volontarisme et accusèrent Bânez d'en arriver à des solutions quasi identiques à celles de Luther en matière de liberté humaine. Si ces accusations n'étaient pas fondées, elles n'en avaient pas moins le mérite de souligner l'existence de certaines dérivations vers un déterminisme rationaliste.
A côté des auteurs qui cherchent à retrouver une pensée classique inspirée de saint Thomas, un groupe d'auteurs, appartenant pour la plupart à la Compagnie de jésus, tente de concilier la théologie de saint Thomas avec les tendances de l'époque. Cet essai se fait en recherchant l'alliance avec l'humanisme, auprès duquel on pense trouver des matériaux érudits pour la découverte d'un Aristote plus authentique que celui des médiévaux et une force d'appoint contre le protestantisme, avec laquelle il serait possible de s'accorder sur le point de la liberté. **On ne semble malheureusement pas s'apercevoir que la liberté, conçue en opposition à l'ordre du monde et à la volonté divine, est l'inverse de la prédestination protestante et communie avec elle dans des racines nominalistes identiques.** Ce sont ces traits que nous pouvons apercevoir dans les deux grandes oeuvres de philosophie du droit issues de la Compagnie, avant celle de Suarez, le *De Justitia et Jure* de Molina et le grand commentaire de la seconde partie de la *Somme* dû à la plume de Gabriel Vasquez.
Avec Vasquez et Molina, les difficultés auxquelles aboutissent les grands auteurs de la scolastique espagnole deviennent manifestes. Déjà, chez Vitoria et Soto, on pouvait voir pointer des exaltations antagonistes de la raison et de la volonté, l'une renvoyant à l'autre ; ici, l'opposition à l'intérieur même des pensées de ces docteurs finit par éclater. Si l'on réfléchit à la signification de cet éclatement, il ne fait guère de doute qu'il est révélateur des oublis de la réalité concrète dans son unité ordonnée. En la chose pour laquelle le législateur légifère se réunissent à la fois ce qui est et le bien, ce qui est nécessaire et ce qui est contingent, ce qui est intelligible et ce qui est désirable, entraînant un jeu ordonné des facultés comme s'ordonnent en la chose son bien et son être, mais encore faut-il qu'elle soit appréhendée en tout ce qu'elle est et que l'on ne ruine pas l'acte par lequel elle est connue et voulue.
Il apparaît alors, au cours de ce survol des siècles qui séparent Occam de Suarez, que la chose et la loi s'écartent selon trois directions. Chez les successeurs les plus fidèles d'Occam elle est totalement remplacée par un commandement volontaire, dont elle est éventuellement l'occasion à titre de fait brut ; chez les tenants de la raison elle est remplacée dans la volonté du législateur par sa connaissance, ouvrant alors à la volonté de nouveaux champs où se déployer anarchiquement. Ces dissociations suscitent en écho des doctrines de la loi qui oscillent d'une ornière à l'autre ne parvenant pas à retrouver dans la chose qui est un bien l'objet susceptible d'ordonner les facultés du législateur sans les réduire.
On sait que le traité de la loi de saint Thomas se présente à peu près en deux parties. La première cherche à définir la loi, à exprimer une *ratio legis*, la seconde montre les diverses réalisations de cette notion, dans la loi éternelle, la loi naturelle, etc. Cette seconde partie est organisée selon un ordre double, celui qui [311] est premier et le plus visible pour le lecteur part de la loi éternelle et descend jusqu'à la loi humaine. Mais nous avons essayé de souligner qu'**il existe aussi, à l'intérieur du texte de saint Thomas, un second ordre où les lois s'organisent selon une hiérarchie de fins de plus en plus élevées vers une loi qui fait leur unité**. Si le premier de ces ordres est incontestablement le plus évident, il faut en chercher la raison dans le caractère même de l'œuvre où il est exposé : une somme de théologie. Or pour le théologien qui possède déjà un « être premier » dans la lumière duquel il essaie de tout regarder, l'ordre de participation à partir de ce premier est le plus évident. Néanmoins, pour important qu'il soit chez saint Thomas, cet ordre ne supprime pas celui qui organise les diverses lois de fins en fins « vers une loi », loi ultime. Cet ordre est celui que parcourt le philosophe cherchant, de la loi humaine à la loi éternelle, un principe ultime.
Par rapport à la Somme théologique, le caractère de l'oeuvre où Suarez exprime sa conception de la loi est plus ambigu; un commentaire de la Somme, est-ce théologie ou philosophie ? Sans doute, professionnellement, Suarez est-il théologien. Mais nous savons qu'il est aussi l'auteur de l'exposé proprement philosophique des *Disputationes metaphysicae*. Or il est frappant de constater qu'au cours de cet ouvrage de philosophie, il exprime une conception de l'être dont il rappelle à diverses reprises qu'elle exclut tout ordre vers un premier pour ne retenir qu'un ordre de participation à une notion commune. Le traité de la loi de saint Thomas peut en effet se prêter à une lecture de ce type : après la définition de la loi vient l'examen de ses réalisations de plus en plus dégradées. **Mais une telle lecture impose au texte de saint Thomas un cadre appauvrissant puisqu'elle développe son caractère théologique de telle sorte qu'il finit par éliminer la démarche philosophique, liée à l'ordre vers l'un**. C'est pourtant à une lecture de ce type que se livre Suarez; ayant, dans son oeuvre métaphysique, adopté l'ordre de la théologie au point d'en exclure l'analogie de proportionnalité et d'établir de la sorte une rigoureuse homogénéité entre la théologie et une philosophie qui n'est plus qu'une théologie sécularisée. Si la philosophie ne parvient pas à s'ouvrir à un autre ordre que celui de la participation, si elle est obligée pour se construire de chasser la proportionnalité, la théologie a fortiori ne pourra plus admettre en elle cet autre ordre par lequel elle était fécondée, et peut-être, en un certain sens, achevée.
C'est bien à cette déduction de l'ordre des lois, fondée sur une réduction de l'ordre des êtres, que se livre Suarez dans son commentaire. Mais, pour mettre en oeuvre son exposé de la participation des lois, Suarez doit lui aussi partir d'une analyse de la *ratio legis*. Cela lui permet donc de glisser sans difficulté son commentaire dans le plan de saint Thomas tout en éliminant les concepts qui s'opposent à son projet.
La question qui ne peut manquer de se poser est alors celle de savoir si les transformations qu'il impose à l'ordre des lois par l'élimination de la relation de proportionnalité se répercutent ou non sur la *ratio legis*. Est-il possible de conserver la *ratio legis* de saint Thomas et ensuite de l'appliquer selon le seul ordre participatif ?
Pour tenter d'apporter une réponse, nous devons suivre le texte de Suarez apparemment fidèle au plan de saint Thomas, ce qui nous conduira à étudier en deux sections la *ratio legis* et son application aux diverses lois selon l'analogie d'attribution suarézienne.
[312] Pour répondre provisoirement à la question que nous posions ci-dessus, il suffit de raisonner. L'analogie d'attribution, telle que Suarez nous l'a exposée, implique que soit abandonné le rapport de l'être à son acte; en conséquence, le concept d'être se trouve privé d'un rapport réel à l'esse. Il y a tout lieu de penser que la mutilation subie par le concept d'être aura son corollaire dans l'ordre de la loi et que la *ratio legis* se verra elle aussi privée de sa fin propre pour se voir cantonnée dans un ordre statique, qu'elle sera réduite à son aspect de détermination, comme l'être est réduit à sa substance sans que puisse apparaître son exercice. Si elle se confirme, l'importance de cette modification devra être soulignée précisément parce que jusqu'ici la loi se déployait dans le domaine où l'être n'est plus enfermé dans sa substance mais s'exerce à atteindre sa fin. La suppression de ce domaine ne peut conduire qu'à une restriction de la loi au domaine substantiel, voire conduire à la confondre avec ce dernier.
Mais, plus qu'au raisonnement, il faut ici faire appel aux textes. Or Suarez termine son analyse de la loi par l'énoncé d'une définition très personnelle, en laquelle se lisent sans grandes difficultés les modifications subies depuis saint Thomas : « Lex, écrit-il, est commune praeceptum, justum ac stabile, sufficienter promulgatum. »[^9].
[^9]: « La loi est un précepte commun, juste et stable, suffisamment promulgué. »
Dès avant d'entamer le commentaire précis de la formule, **nous devons remarquer qu'en est exclu, comme nous pouvions le soupçonner, le rapport à une fin (ad bonum commune chez saint Thomas).**
**LA LOI EST UN PRÉCEPTE**
Suarez amorce sa réflexion par une critique de la définition de saint Thomas. Il lui reproche d'être trop large, imprécise. Elle l'est, selon lui, sur deux points elle fait entrer dans la définition de la loi les lois naturelles, mais aussi les conseils[^10].
[^10]: De Legibus, lib. I, cap. I, 1 et 2. La critique de cet emploi « métaphorique » s'applique simultanément à la loi naturelle cosmique, à la cause finale et à l'analogie de proportionnalité.
Sur ces deux points, Suarez se sépare de saint Thomas parce que sa philosophie ne lui permet pas de le suivre. Elle ne le lui permet pas d'abord en raison de sa conception tronquée de l'analogie.
C'est pourquoi l'on doit restreindre la notion de la loi. L'idée d'une loi cosmique n'est que métaphorique, elle désigne le cours normal des choses mais non une obligation, aussi doit-on dire que la loi a pour domaine propre les choses [313] morales. Il y a certes, dans les choses et dans les hommes, des inclinations naturelles disposées là par le Créateur, mais ce ne sont pas véritablement des lois, d'une part parce qu'elles ne concourent pas à la moralité, d'autre part parce que ce ne sont pas des règles contraignantes mais des conditionnements.
La loi concernera d'abord l'homme et son action morale, un homme détaché du cosmos. Si l'on a dû ainsi détacher la loi proprement dite des inclinations naturelles, c'est que celles-ci n'ont plus du tout pour Suarez le même sens que pour saint Thomas, elles sont des états de fait dont on ne peut dire qu'ils sont obligatoires. **En effet, si l'on subordonnait l'action morale de l'homme aux déterminismes physiques, on ruinerait sa liberté en la soumettant, par l'intermédiaire du cosmos, à des déterminations tirant leur origine de l'auteur de l'univers.** La liberté humaine ne peut trouver place au sein de ces conditionnements. Mais c'est aussi le caractère non véritablement obligatoire de ces inclinations (obligatoire sous-entendant ici contraignant) qui justifie leur rejet.
En effet si les inclinations sont dans l'homme, celui-ci ne fait aucun acte de volonté ou de liberté pour s'y soumettre, il se laisse guider par elles sans exercer sa liberté, il se soumet, comme semblaient le faire les stoïciens, aux déterminismes de la nature. Or l'acte moral, l'acte humain, réside dans la liberté, si donc la loi a une valeur morale et est autre chose qu'un conditionnement, il doit lui être librement obéi. On saisit très clairement ici le paradoxe auquel aboutit Suarez puisque l'acte doit être libre, la loi doit être obligatoire et donc non immanente, mais imposée de l'extérieur par une force coercitives[^11]. Tel est bien le résultat logique d'une ontologie qui refuse à l'être son développement interne. On débouche sur une contradiction qui est sans doute au fond de tous les positivismes la liberté exige de plus en plus de la loi extérieure pour pouvoir s'exercer, celle-ci, qui est son oeuvre, ne devant pas la diminuer mais la garantir. La liberté ne pouvant plus être pensée au sein même des inclinations, dont Suarez estime qu'elles s'y opposent, il préfère s'en remettre aux produits de l'artifice[^12].
[^11]: Se manifeste de la sorte un retournement de l'éthique; **alors que, dans la perspective aristotélicienne, l'éthique s'achève dans un bonheur autonome, après être passée par la dépossession de soi dans la vie politique, ici l'on débute par une substance achevée qui, par cela même, ne peut avoir la perspective d'un nouvel achèvement, et dont la vie éthique réclame de plus en plus de commandements sans jamais parvenir à s'accomplir au-delà d'eux.** Dans un premier cas l'éthique s'achève dans l'immanence, dans le second elle s'achève (si jamais elle s'achève) dans l'obéissance à la transcendance : Éthique filiale éthique servile ?
[^12]: Qui s'avèrent finalement plus contraignants, mais n'était-ce pas ce qu'on leur demandait puisque les inclinations naturelles sont repoussées hors de la loi faute de contrainte ?
De même qu'il fallait éliminer les inclinations parce qu'elles manifestent une tendance immanente, et par conséquent ne sont ni morales ni obligatoires, il faut aussi refuser à la notion de loi d'inclure les conseils. Ceux-ci sont à leur [314] niveau comparables à des tendances en ce qu'ils sont une sollicitation et un appel à faire ce qui est bien, mais, n'étant pas sanctionnées par la force coercitive, ils ne sauraient entrer dans la notion de loi. La position de Suarez est parfaitement logique : le caractère obligatoire de la loi ne se manifestant pas en dehors de ce qui est imposé ne peut découler de la seule considération d'un bien à faire, il va donc se manifester uniquement par le pouvoir de contraindre à faire ce bien. Le conseil n'oblige pas à tel ou tel acte, on est seulement obligé à bien faire lorsque l'acte conseillé a été choisi, ce qui permet tout de même de rattacher la pratique des conseils à la loi éternelle et de sauver les obligations des religieux. La loi est ce qui conduit à l'acte par l'obligation.
Puisque la loi a pour caractéristique d'être obligatoire et de contraindre réellement, la notion de mesure et de règle qui la caractérisait chez saint Thomas reçoit un autre contenu. L'acte est mesuré par elle non parce que sa bonté objective s'exprime dans la loi, mais parce que la prescription crée la bonté de l'acte. Aussi bien l'acte est-il bon parce que commandé. Elle est règle parce qu'elle impose et non parce qu'elle comprend et exprime[^13].
[^13]: *De Legibus*, lib. I, cap. I, 6 et 8.
Aussi bien Suarez ne conservera-t-il même plus dans sa définition la plus élaborée de la loi cette notion décidément ambiguë de règle et mesure, la *regela et mensura* devient *praeceptum*[^14].
[^14]: *Op. cit.,* lib. I, cap. XII, 4.
Ce terme, qui était absent de la définition thomiste de la loi, suffit presque à lui seul à marquer chez Suarez l'avènement très conscient d'une nouvelle notion de la loi, beaucoup plus héritière de Scot ou d'Occam que de saint Thomas. Il suffit aussi presque à lui seul à montrer la modernité de Suarez qui transmet à la philosophie de l'âge classique et à l'idéalisme qui suivra la notion d'une loi réduite au commandement d'une autorité. Il est très significatif de constater que c'est dans le contexte de la question (désormais traditionnelle depuis les mises en cause nominalistes) de savoir si la loi est oeuvre de raison ou de volonté que s'opère chez Suarez la disparition de l'*ordo rationis* de saint Thomas.
Suarez subdivise cette question en deux : la première, la plus essentielle, porte sur les actes nécessaires à la confection de la loi dans l'esprit du législateur, la seconde est la reprise de la question traditionnelle qui est d'ailleurs déjà pratiquement réglée par la réponse à la première. Sans doute la loi s'adresse-t-elle à la volonté du sujet pour l'obliger, mais non pour exister. Il suffit que le sujet la connaisse par un jugement de raison qu'il pourra porter grâce à la promulgation, et qui n'est pas requis pour l'existence de la loi, du moins si l'on s'en tient [315] à la notion la plus générale, exceptant provisoirement le cas de la loi humaine, acte volontaire du sujet consentant à son existence[^15].
[^15]: *De Legibus*, lib. I, cap. IV, 5.
En ce qui concerne le législateur, Suarez commence par reconnaître la nécessité d'un jugement prudentiel, oeuvre de la raison. Le législateur débute en recherchant avec sa raison ce qui est juste. Sans un tel jugement la loi ne peut être dite juste, ni avoir été portée prudemment[^16]. Cependant il est non moins certain qu'est requis aussi du législateur un acte de volonté, car la loi doit être une cause efficiente et impulsive[^17]. Le législateur ne peut se borner à énoncer des vérités, il doit les imposer. Il doit s'agir d'une volonté efficace d'obliger les sujets et non d'une simple bonne volonté ou bienveillance. L'obligation est l'objet de cet acte volontaire, et le pouvoir du législateur réside tout entier en ce pouvoir d'obliger. Comme le laissait supposer la doctrine suarézienne de la liberté, entre ces deux actes de la raison qui juge et de la volonté qui veut il n'y a aucun lien, sinon la volonté serait déterminée par le jugement et donc nécessitée et non libre. Pas plus qu'il n'est nécessaire que la raison n'ordonne la volonté à agir, le législateur ne s'adresse pas non plus à la raison des sujets pour leur expliquer la loi et les inciter à y adhérer par l'intelligence[^18]. Il suffit qu'ils aient compris le commandement *fac hoc*. Il n'y a pas dans les sujets d'autre information que la connaissance de la loi qui les conduit à obéir.
[^16]: Ibid., 6.
[^17]: Ibid., 7
[^18]: Ibid., 11.
Il est donc possible de dire que la loi est en elle-même un acte de volonté : Suarez, pour l'affirmer, commence par exposer les arguments adverses. C'est la position bien connue de saint Thomas que suivent tous ses disciples, Cajetan, Conrad, Soto et quelques auteurs indépendants, c'est aussi la thèse de nombreux philosophes. Elle s'appuie sur les arguments suivants : le propre de la loi est d'ordonner à l'autre, ordonner appartient à la raison, la loi accomplit aussi un acte d'instruction, elle illumine, or ceci est le propre de la raison, *ergo*...; les lois sont des règles, or la volonté ne peut régler que si elle est elle-même éclairée par la raison, le simple précepte issu de la volonté ne peut suffire à obliger.
Parmi ceux qui sont partisans de cette thèse, on observe une distinction entre ceux qui disent que l'intelligence intervient par un jugement de la raison, et ceux qui affirment que l'intelligence intervient par l'*imperium* et que la loi réside donc dans l'acte de l'intelligence que suit la volonté[^19].
[^19]: *De Legibus*, lib. I, cap. V, 5 et 6.
L'autre thèse est constituée par l'affirmation que la loi est un acte de la [316] volonté du législateur, c'est la doctrine de tous les nominalistes d'Occam à Alphonse de Castro en passant par Scot, Biel et Almain. Outre les arguments bibliques que nous n'avons pas à rappeler ici, cette opinion peut s'appuyer sur l'idée que, si la loi est un acte de la volonté ou plus exactement un signe de la volonté, on doit retrouver en elle quelque trait de la volonté : elle est une volonté signifiée[^20].
[^20]: *De Legibus*, lib. I, cap. V, 11.
Il existe une dernière opinion qui se veut médiane et qui déclare que la loi est un acte composite relevant à la fois de l'intellect et de la volonté : la loi requiert d'abord une impulsion et une direction vers ce qui est bon, puis nécessite de porter un jugement sur ce qu'il convient de faire et une volonté efficace de tendre vers ce bien[^21].
[^21]: Ibid., 20.
Face à ces diverses positions, Suarez hésite. L'expression de sa propre doctrine demeure, au moins dans l'expression, prudente. Le premier point certain est le rejet de la position de Médina[^22], car, dit Suarez lui-même, nier dans le législateur la volonté d'obliger serait dire qu'il agit, et porte une loi, sans intention, ce qui est contraire à la nature de l'acte moral.
[^22]: *De Legibus*, lib. I, cap. V, 17. Medina et Vasquez à propos de la loi éternelle, servent ainsi de repoussoirs déterministes à Suarez.
La seconde certitude est que Suarez estime que les raisons données en faveur de l'une ou l'autre position ne sont pas probantes par nécessité. Il aperçoit très bien la difficulté à laquelle se heurte le choix d'une conception à la fois unitaire et volontaire de la loi. Lorsque l'on applique une telle conception à la loi naturelle et même éternelle, on mine par là ces deux notions. Aussi faut-il réduire, semble-t-il, la portée de sa thèse à la loi positive. Il n'est pas certain qu'une telle précaution suffise à arrêter le développement logique de la thèse suarézienne. Car, après ces nuances, Suarez adopte très clairement la thèse volontariste. Après avoir repoussé brièvement les autorités et les raisons alléguées en faveur de la thèse thomiste, puis après avoir souligné les limites des autorités qui servent habituellement à fonder la thèse volontariste - elles prouvent seulement que l'obligation émane de la volonté du législateur - il en adopte très nettement les raisons qui lui semblent être les plus probantes[^23].
[^23]: *De legibus*,lib I, cap V, 22 et 23
La loi, lorsqu'on la considère comme un acte mental du législateur, est un acte de volonté juste et droit par lequel le supérieur met en application ce qui oblige, mais elle n'est pas à proprement parler la cause et la raison de l'obligation. On peut donc dire que la loi signifie d'abord un commandement intérieur [317] et devient le signe qui manifeste la volonté de celui qui prescrit une sorte de règle déjà écrite dans son esprit, d'où procède la règle de la loi extérieure destinée aux sujets[^24]. Elle s'impose alors à eux comme un ordre qui leur est intimé et une impulsion qui n'est rien d'autre que la motion intérieure que décrète l'intellect du législateur en un jugement approuvé par volonté. **La loi est le signe de la volonté : elle est donc un précepte**[^25].
[^24]: *De Legibus*, lib. I, cap. V, 24.
[^25]: Ibid., 25.
Malgré ses précautions, Suarez aboutit à un net volontarisme. Sans doute, comme bien d'autres volontaristes, concède-t-il que l'intellect du législateur contient l'expression de la loi et lui permet de juger ce qu'est la bonne loi. Mais c'est pour mieux préciser que le jugement pratique du législateur n'est pas constitutif de la décision.
C'est donc dans la volonté du législateur que réside la cause de l'obligation à laquelle se trouve soumise la volonté des sujets. La loi est un acte de volonté du Prince en vue d'obliger la volonté des sujets. Ayant refusé à l'intelligence de saisir dans l'objet une justice intrinsèque capable de décider la volonté à agir, celle-ci ne peut se développer qu'en elle-même. Néanmoins il semble que Suarez cherche à éviter les conséquences extrêmes de cette thèse en précisant l'objet de cette volonté.
LA LOI EST UN PRÉCEPTE JUSTE
Commentant Isidore de Séville et saint Thomas, Suarez en vient à envisager la justice de la loi[^26]. Très significativement, il aborde cette question en posant une division entre les actes objectivement considérés sur lesquels portent la loi et le mode de légiférer[^27]. Il commence par séparer un point de vue matériel qui concerne l'honnêteté et la moralité des actes prescrits par la loi et un point de vue formel qui concerne l'égalité de répartition des charges prescrites par la loi. Le sens de cette division doit être souligné, il signifie que la moralité et la justice de la loi ne sont pas identiques. Autrement dit, il y aura une séparation entre la justice concrète de la loi dans une communauté donnée et peut-être éclairée par le bien commun et la moralité intrinsèque des actes.
[^26]: *De Legibus*, lib. I, cap. IX, 1.
[^27]: Ibid., 2
A partir de cette division, il faut d'abord considérer la moralité des actes [318] prescrits par la loi. En ce qui concerne la loi éternelle, la loi naturelle et la loi divine, la question n'a pas lieu de se poser, la volonté divine est bonne en elle-même et ne saurait donc se contredire ni non plus dépendre d'un objet autre qu'elle-même[^28]. **C'est pourquoi Dieu ne prescrit aucun acte qui soit mauvais : mentir, voler, haïr Dieu, si, d'aventure, il ne s'agissait pas d'un acte mauvais en soi, deviendrait, par cela même qu'il est prescrit, bon**. Il n'y a pas de contradiction entre la loi naturelle et la loi divine positive.
[^28]: *Ibid*., 3. Suarez en vient donc ici à la solution de Scot, pour éviter les thèses outrancières d'Occam.
Quant à la loi humaine, il faut partir d'un autre principe car il peut lui arriver de prescrire des actes mauvais, et pourtant elle n'a pas le pouvoir de commander de tels actes, une loi inique, quoique prescrite, n'est pas une loi[^29]. Elle n'a pas de force obligatoire. Toutefois ceci ne concerne que les actes défendus par la loi naturelle et divine. En effet le pouvoir vient de Dieu, le législateur humain se trouve donc lui aussi soumis à l'obéissance de celui qui est l'auteur de sa puissance. **Par contre, l'acte peut n'être pas contraire à la loi naturelle ou divine, mais devenir seulement un mal parce qu'il est interdit par la loi. En ce cas l'acte est interdit; étant à l'origine neutre, il reçoit de la loi une qualification qui vient désormais s'attacher à lui, en lui attribuant quelque honnêteté ou quelque iniquité**. Les actes bons ou mauvais en eux-mêmes ne reçoivent pas ce genre de qualification de la loi, ils étaient tels et ils le demeurent mais ils reçoivent de la loi la nécessité et l'obligation qui leur faisaient antérieurement défaut.
[^29]: *Ibid*., 4
Si l'on considère ensuite, non plus l'honnêteté des actes, mais le mode selon lequel la loi est portée, celle-ci doit être juste de trois façons : selon la justice légale, en tendant vers le bien commun, selon la justice commutative en n'imposant pas plus qu'elle ne peut, selon la justice distributive en imposant à chacun également. Ces trois exigences de justice sont relatives à l'auteur, à la fin et à la forme de la loi. C'est en traitant de l'autorité qui légifère et du bien commun que Suarez examinera la loi selon les justices légale et commutative. Il ne reste à traiter ici que la justice distributive[^30].
[^30]: *Ibid*., 5.
Celle-ci exige que soit observée l'égalité des charges imposées par la loi, sauf exceptions justifiées par une raison particulière. Sans cela, la loi est injuste et n'est pas une loi, car alors la disparité est si grande qu'elle tourne au détriment de la communauté, c'est du moins ainsi que Suarez propose d'interpréter ici la pensée de saint Thomas, lequel se contentait du seul critère du bien commun pour juger de la justice de la loi.
Suarez cherche à borner son volontarisme, mais, comme on doit le constater, [319] il n'y parvient pas. La division entre ce qui concerne le contenu de la loi et sa forme est par soi un échec puisqu'elle permet d'imaginer une loi immorale et cependant formellement juste, et inversement. Dans la ligne de cette première division, si la volonté divine, sous les réserves qui seront faites plus tard, peut être en effet garante de la justice de la loi divine, le recours à cette loi pour examiner la justice de la loi humaine manifeste à nouveau que la justice de la loi, ainsi qu'en convient Suarez lui-même, n'est pas mesurée à la réalité de la communauté, mais qu'elle découle de l'obéissance à une règle supérieure. C'est donc simplement une volonté supérieure qui vient limiter une volonté inférieure, sans que le bien de la communauté lui-même suffise à cet office. Il faut donc, et c'est en réalité la seule justification de Suarez, supposer une volonté supérieure intrinsèquement bonne, sans référence à un objet : c'était déjà la doctrine de Scot,
La référence aux actes indifférents vient le souligner. L'absence d'objet, et donc de fin, apparaît plus clairement encore lorsque l'on cherche à cerner la conception suarézienne du bien commun.
**LA LOI EST UN PRÉCEPTE COMMUN**
Lorsqu'il considère la notion de loi, Suarez introduit dans la notion de bien commun, et par conséquent dans la fonction qu'il lui attribue, des éléments tout à fait neufs par rapport à la notion thomasienne. Sans doute garde-t-il l'idée que la loi est en vue du bien commun, mais, lorsqu'il formule sa définition de la loi, ne se trouve plus affirmée la finalité qu'exerce ce bien : l'*ad bonum* commune de la formule thomiste a disparu, de même que le bonum, la loi est devenue seulement un *praeceptum commune*[^31].
[^31]: *De Legibus*, lib. I, cap. XII, 4
Suarez commence par exposer les deux thèses opposées qui font de la communauté une réalité ou une fiction, et, par conséquent, de la référence au bien commun un caractère nécessaire de la loi ou au contraire un élément extérieur à la nature de la loi.
Cette discussion lui semble assez vaine[^32]. Néanmoins, il prend assez rapidement partie en faveur de l'idée que la loi doit se rapporter au bien commun pour être une loi. On peut, outre les arguments d'autorité, le montrer par induction à partir des lois non humaines : la loi naturelle aussi bien que la loi divine sont [320] portées en vue de communautés[^33], et les sources du droit civil portent que la loi est en vue de la communauté[^34]. De plus, comme on a prouvé que la loi doit être perpétuelle, seule la communauté persiste alors que les individus disparaissent, la loi doit donc s'adresser à la communauté. Le législateur lui aussi est destiné à disparaître et, comme la loi est perpétuelle, elle doit s'appuyer sur un support qui demeure, ce ne peut être que la communauté. Enfin la loi est une règle, or une règle est de soi générale, donc la loi doit l'être[^35]. Ce dernier argument introduit plus qu'une nuance par rapport à la conception thomasienne substituant au bien commun la généralité : ce nouveau vocable semble signifier que la communauté sera conçue selon un caractère formel et abstrait comme une réalité existant en dehors de ses membres.
[^32]: *De Legibus*, lib. I, cap. VI, 8.
[^33]: *De Legibus*, lib. I, cap. VI, 9
[^34]: Ibid., 10.
[^35]: Ibid., 11.
Pourtant, lorsque Suarez apporte quelque précision sur la façon dont il conçoit le bien commun, il ne s'oriente pas du tout dans cette direction. Au contraire, il précise que l'**on ne doit pas entendre le bien commun de façon collective comme celui d'une réalité propre qui serait celui de la cité**. La communauté n'est pas un corps mystique, elle est composée de personnes réelles et n'est pas, quant à elle, une personne véritable. Suarez semble retrouver un langage quasi occamien. Il faut en effet comprendre que, si la loi est dite viser le bien commun, elle le fait « distributive », c'est-à-dire qu'elle est un moyen, une forme générale qui permet d'atteindre chacun des individus qui composent la communauté, et non une réalité qui serait celle de la communauté comme telle. Celle-ci est *ficta*[^36].
[^36]: Ibid., 17. (*ficta* : on pourrait proposer « forgée de toutes pièces »)
Deux éléments peuvent faire comprendre cette interprétation de la conception thomiste du bien commun, à laquelle décidément Suarez n'est pas fidèle. Le premier est sans doute la volonté de ne pas hypostasier la réalité politique de crainte d'en faire une réalité abstraite située au-delà de ses membres à l'image de l'universel scotiste. Mais alors Suarez, ne parvenant pas à concevoir qu'il est possible de maintenir à la fois la réalité propre de la communauté et son incarnation dans les individus qui ont par eux-mêmes une dimension universelle, est conduit à ruiner la réalité de la communauté. Le second de ces éléments vient renforcer le premier, il est constitué par une confusion opérée par Suarez entre la justice générale et la justice distributive. Puisque la loi ne vise pas la communauté comme telle, la justice générale, c'est-à-dire le rapport spécifique des individus à la communauté disparaît, et comme saint Thomas avait montré qu'il [321] appartient aussi au législateur ès qualités de distribuer, Suarez en conclut un peu vite que la loi a pour objet les seules distributions. A travers la forme générale de la loi celle-ci adresse son commandement aux seuls individus. **On voit alors bien se dessiner la doctrine suarézienne, la loi vise le bien commun en ce sens qu'elle est une proposition générale et abstraite, mais cette visée est fictive, elle n'atteint pas d'objet propre, elle n'atteint que les individus.**
Le législateur utilise une proposition universelle parce qu'elle est commode, mais il n'adresse à vrai dire que des commandements particuliers, aussi bien la part de justice particulière qui était la sienne (la justice distributive) devient-elle exclusive de la justice générale, ou plutôt cette dernière se trouve-t-elle réduite à être un objet abstrait.
Le bien commun manifeste alors les tensions qui parcourent la pensée suarézienne : si l'expression reste fidèle à saint Thomas, l'analyse du contenu de la notion montre que Suarez ne parvient pas à concilier l'universel et le particulier dans la loi, sinon par une oscillation réductrice de l'un à l'autre, au gré de sa dialectique, sans parvenir à déterminer un ordre entre eux.
On doit, ne serait-ce que par fidélité au texte, mettre ces analyses en relation avec la doctrine suarézienne de l'origine de la communauté. Il est alors manifeste que Suarez abandonne la notion aristotélicienne du caractère naturel de la cité au profit d'une constitution génétique. **Les hommes rassemblés se donnent un traité ou un pacte par lequel ils constituent volontairement une communauté, précisément en se fixant un but commun**[^37]. Sans doute est-ce ici que l'on découvre la notion susceptible de réaliser l'unité de la pensée suarézienne en fait de bien commun : c'est parce qu'il est l'oeuvre des volontés des individus qu'il n'a pas de véritable consistance propre, mais c'est aussi la raison pour laquelle il peut être considéré comme une abstraction indépendante de la réalité de la cité; le caractère volontaire de sa constitution en fait à la fois l'oeuvre des individus et un produit artificiel sans lien avec les conditions concrètes, qui pourtant devraient s'imposer à eux.
[^37]: *De Legibus*, lib. 1, cap. VI, 19.
Devant ces réflexions de Suarez, il faut s'interroger sur la capacité du bien commun à constituer la finalité objective de la loi. Sans doute, Suarez affirme-t-il cette objectivité, et rejette-t-il expressément l'idée d'une finalité subjective dans la volonté du législateur[^38]. On ne peut s'empêcher d'avoir des doutes sur la consistance de ce bien commun, détaché en un sens des sujets qui constituent la cité et dispersé selon la diversité des sujets la composant pour leur donner, [322] par participation et par redondance, une part de ce bien commun[^39]. Au contraire, pour saint Thomas, le bien commun est immédiatement le bien de la partie.
[^38]: *De Legibus*, lib. I, cap. VII, 8.
[^39]: …A partir du bien de la partie. *De Legibus*, lib. I, cap. VII, 7.
On doutera d'autant plus de la capacité des analyses suaréziennes à faire du bien commun une véritable réalité susceptible d'être la mesure et la fin de la loi que ce n'est pas ce bien qui impose qu'un individu ait la charge propre de la communauté, mais c'est au contraire, selon Suarez, parce que la loi est commandement qu'elle doit être l'œuvre du pouvoir politique[^40].
[^40]: *De Legibus*, lib. I, cap. VII, 5.
Le bien commun semble donc rester un des caractères de la loi, mais, plus que d'une véritable finalité ontologique, il s'agit pour Suarez d'un pôle fonctionnel. **Il en découle d'ailleurs que les lois ne sont pas reliées entre elles par la hiérarchie de leur fin, mais par la hiérarchie de leurs causes efficientes respectives, chaque pouvoir recevant de celui qui lui est supérieur la capacité de légiférer.** Dès l'abord se fait sentir le poids de la conception de l'ordre des lois restreint à celui d'une hiérarchie de participation à une même ratio[^41]. Si, dans cette conception, la structure finalisée de la loi peut bien demeurer comme une sorte d'identité fonctionnelle, elle ne peut plus constituer une fin véritablement transcendante à son objet et susceptible d'assurer, par là même, le dépassement de l'ordre formel. C'est pourquoi la référence au bien commun semble chez Suarez se borner à signifier la structure immanente de la loi plutôt qu'une référence à une réalité, située au-delà de la loi à laquelle celle-ci devrait être mesurée, la dissolution de la notion de bien commun dans celle de justice distributive témoignant très fortement en ce sens.
[^41]: *De Legibus*, cap. VI, 21, 22.
On ne saurait donc s'étonner en ce cas du raisonnement adopté par Suarez pour justifier le fait que la loi dépende du titulaire du pouvoir politique. Il ne s'agit pas pour lui de développer l'idée que ce pouvoir est au service du bien commun. Selon lui, la fin véritable de la loi ne peut être appréhendée en dehors de la cause efficiente, c'est donc en réalité la présence et le rôle du pouvoir politique qui permettent de saisir la fin de la loi : **c'est parce que le pouvoir veut en vue du bien commun que celui-ci existe et non parce qu'il y a bien commun que le pouvoir doit le servir**. Il est aisé de lire cela dans la justification du pouvoir politique adoptée par Suarez : c'est le caractère efficace de la loi qui explique le rôle du pouvoir politique dans son élaboration[^42].
[^42]: *De Legibus*, lib. I, cap. VII, 7.
Il est remarquable que Suarez ne s'appuie pas ici sur un texte de la maturité de saint Thomas, la Somme, mais sur un texte de jeunesse, le Commentaire sur les [323] Sentences. Il eût été bien difficile d'invoquer un texte de la Somme théologique établissant que la loi relève de celui qui veille au bien commun : saint Thomas se fonde là uniquement sur l'ordre qu'il appartient au gouvernant d'émettre en vue du bien commun. Suarez au contraire, une fois encore, part de l'idée que la loi est commandement, elle peut donc être imposée par le détenteur de la force coercitive. La notion implique qu'elle soit obligatoire et susceptible de sanction, ce en quoi elle diffère du conseil. Il appartient donc au détenteur du pouvoir de contraindre à accomplir la loi. Or c'est l'autorité publique qui détient ce pouvoir, il lui appartient donc de légiférer. Tel est le cas de la loi divine imposée par le pouvoir qui manifeste que la loi ne doit pas être prise seulement par le détenteur du pouvoir public, mais par celui qui détient le pouvoir suprême, Dieu en l'occurrence. Il en est de même pour la loi naturelle, si du moins elle peut être considérée comme une loi, l'une et l'autre trouvent leur fondement dans ce lien de subordination des sujets[^43].
[^43]: *De Legibus*, lib. I, cap. VII, 2.
Comme il le souligne lui-même, le raisonnement de Suarez est principalement centré sur le caractère prescriptif de la loi. C'est parce que celle-ci est un précepte qu'il est nécessaire de penser un pouvoir qui impose ce précepte à un subordonné. Au centre du précepte se trouve l'impératif, ou l'imposition du précepte, qui le distingue spécifiquement du voeu, de la prière, ou de la demande. De cette nature même ressort la nécessité d'un principe par lequel le précepte est imposé et d'un droit d'imposer reconnu au titulaire du pouvoir[^44].
[^44]: *De Legibus*, lib. I, cap. VII, 3.
La question se transforme donc en recherche du titulaire du pouvoir de prescrire la loi. Question à laquelle Suarez répond en se fondant sur une distinction interne à la puissance préceptive. Elle se divise en *potestas praeceptiva dominativa* et *potestas praeceptiva juridictionnnis.* La *potestas dominativa* s'exerce sur les personnes privées : c'est le pouvoir du père sur ses enfants ou ses serviteurs, du mari sur sa femme. Son origine est naturelle, même s'il y a eu un pacte, comme dans le mariage. Le pouvoir de juridiction, quant à lui, porte toujours sur une communauté parfaite, c'est pourquoi il convient au pouvoir politique. Il s'ensuit que le pouvoir de juridiction possède une force contraignante beaucoup plus grande parce qu'il domine le pouvoir domestique. Le pouvoir de juridiction est nécessaire pour légiférer parce que la loi est un *potissimus actus*, par lequel la république est gouvernée, aussi doit-il être porté en vue de l'intérêt (commmodum) commun, cet acte appartient donc par lui-même au pouvoir de qui gouverne la république, auquel il revient de s'occuper du bien commun (procurare bonum [324] commune), c'est-à-dire au pouvoir de juridiction. Le pouvoir domestique n'est ordonné qu'aux seules personnes privées, alors que le pouvoir de juridiction est un principe proportionné à la législation parce que les lois par elles-mêmes sont liées à la communauté. La loi prescrit selon une force particulière qui lui permet d'imposer, cette efficacité est le propre de la juridiction qui est acte de puissance publique[^45].
[^45]: *De Legibus*, lib. I, cap. VII, 5.
On doit encore préciser que ce pouvoir de juridiction doit être particulier pour avoir la compétence législative. Les juges ont bien le pouvoir de juridiction mais ils n'ont pas celui de légiférer. Il faut que le pouvoir de juridiction du législateur soit le pouvoir de juridiction suprême en son ordre. C'est pourquoi il appartient premièrement à Dieu et est communiqué aux législateurs par participation. Il en résulte que chacun ne possède ce pouvoir que dans la sphère de compétence qui lui a été confiée et non au-delà[^46].
[^46]: Ibid., 8 et 9.
L'argumentation de Suarez tourne tout entière autour de la notion de pouvoir. On assiste clairement à un déplacement vers l'efficience, le pouvoir de juridiction est défini et opposé au pouvoir domestique en vertu de sa plus grande force contraignante et de sa particulière efficacité, de sorte que la *jurisdictio* devient pur commandement, abandonnant l'appréhension de la réalité[^47].
[^47]: *De Legibus*, lit. I, cap. VII, 6 et 7.
**LA LOI EST UN PRÉCEPTE JUSTE COMMANDÉ PAR CELUI QUI DÉTIENT LE POUVOIR POLITIQUE**
Telle est la formule utilisée par Suarez pour remplacer celle de saint Thomas, selon laquelle la loi est un acte de celui qui a la charge du bien en commun. Sans doute, chez Suarez comme chez le Docteur Angélique, est-ce à partir du bien commun que la question est posée de savoir si la loi est juste ou non, et si en conséquence seul celui qui en a la charge peut justement légiférer[^48].
[^48]: Ibid., 4.
Il est certain aussi que Suarez maintient fermement que seule la loi juste est une loi, et qu'à cet égard il est encore très éloigné du positivisme le plus développé. Mais la façon dont il envisage de déterminer cette justice fait douter qu'il reste dans la ligne de la conception classique de la loi. Il faut d'abord rappeler son volontarisme; Suarez est très net; c'est la volonté qui fait la loi, [325] même s'il s'agit d'une volonté informée. Il est également nécessaire de se demander si, dans la mesure où le bien commun est à la fois une réalité abstraite et une réalité fictive, il est encore en mesure de fournir non seulement des indications à l'intellect du législateur, mais surtout une véritable finalité susceptible d'attirer la volonté de ce dernier.
Il apparaît assez clairement que Suarez adopte une démarche tout à fait inverse. Sans doute est-ce le fait que la loi est faite en vue du bien commun qui entraîne qu'elle soit l'œuvre du pouvoir politique[^49], mais lorsqu'il s'explique sur ce point, **Suarez indique que le soin du bien commun n'est pas ce qui légitime que la puissance législative soit confiée au pouvoir politique.** Il part au contraire de la capacité à contraindre[^50]. En ce domaine, il existe un pouvoir suprême qui est celui de Dieu, qui peut naturellement ordonner à toutes choses et leur commander car toutes lui sont soumises. Il en va de même dans la cité, là il existe un pouvoir suprême qui peut contraindre ceux qui lui sont soumis. Ce pouvoir oblige en prescrivant à ses inférieurs. Il ne peut en effet naître d'obligation volontaire que vis-à-vis d'un co-contractant ; lorsqu'il n'y a pas de contrat, la force obligatoire ne peut provenir que du pouvoir que l'un détient de mouvoir la volonté de son inférieur en lui prescrivant un précepte[^51]. Un tel pouvoir ne peut être que celui de qui dépend la communauté, car on a déjà montré que le bien commun existe en quelque sorte parce que ce pouvoir le constitue par sa législation. Une fois de plus, c'est la possibilité pour la loi de contraindre qui explique qu'elle soit nécessairement l'oeuvre d'un pouvoir en mesure de contraindre tous ses inférieurs.
[^49]: *De Legibus*, lib. I, cap. VIII, 7.
[^50]: Ibid., 2. **La comparaison entre ab eo qui curam habet (ordinandi ad bonum commune) et praeceptum impositum qui vim habet cogendi (« par celui qui a le soin d'ordonner au bien commun » / « précepte imposé qui possède la force de contraindre ») suffit à faire ressortir la différence entre saint Thomas et Suarez.**
[^51]: *De Legibus*, lib. I, cap. VIII, 3.
Suarez tire les conséquences de ses analyses en examinant la justice de la loi. Pour ce qui est de la loi divine, il peut appliquer sans difficulté un volontarisme tout à fait conforme à ses principes : la justice de la loi dépend de la volonté de celui qui la pose, il n'y a pas de véritable référence à un objet, mais seulement une sorte d'exigence interne à la nature même de cette volonté qui fait que la justice se confond avec elle, car elle ne saurait être injuste. La loi divine, parce qu'elle est divine, est toujours bonne. Dieu ne saurait se contredire, mais dans certains cas particuliers, il peut ordonner une disposition spéciale qui dispense de la loi et institue pour ce cas une loi nouvelle. Suarez adopte donc très explicitement le volontarisme de Scot, en prenant bien garde à ne pas tomber dans [326] celui d'Occam. En fait de loi humaine, il n'en va pas tout à fait de même. La justice de la loi humaine ne dépend pas non plus de son objet[^52]. Le pouvoir du législateur lui est conféré par un pouvoir supérieur qui est celui de Dieu, il ne saurait donc lui être donné pour aller à l'encontre de la volonté de ce supérieur. Mais, en dehors des domaines interdits par la loi du supérieur, le législateur inférieur se trouve devant un champ d'actes indifférents. Ces actes reçoivent alors une certaine honnêteté du fait qu'ils sont commandés, et la loi qui émet ce commandement est juste. Ceci n'est d'ailleurs que la reproduction, au niveau du législateur humain, de la façon de procéder du législateur divin qui, lui aussi, rend certains actes indifférents bons par le fait de les commander. Il y a donc des actes concrets indifférents qui sont rendus bons ou mauvais par la volonté, et ceci ne va pas à l'encontre du principe selon lequel la loi doit être juste, puisque la possibilité de l'action du législateur lui a été ouverte par son supérieur. **C'est donc dans la hiérarchie des pouvoirs que se trouve la source de la justice de la loi, et non dans son objet.** La « chose » est évacuée. Nous devons noter qu'en développant cette idée, Suarez, dans la mesure même où elle excluait une fin objective de la loi, a été conduit à esquisser le système hiérarchique des lois conforme à sa définition de la *ratio legis*. Nous le retrouverons plus tard.
[^52]: *De Legibus*, lib. I, cap. IX, 3, 4 et 5. Suarez se rattache ici expressément à saint Augustin.
**LA LOI EST UN PRÉCEPTE STABLE**
L'émergence de ce caractère de la loi est extrêmement étonnante et intéressante. Elle est étonnante, parce qu'il semble d'abord contredire ce que nous avons mis en lumière. Le volontarisme suarézien devrait au contraire favoriser la fragilité et le changement des lois puisqu'une décision y suffit. Or ce n'est pas la conclusion que peut suggérer cette formule ; pourtant il apparaîtra que cette stabilité peut bien s'allier avec la fragilité que provoque le rattachement de la loi à la volonté du législateur.
C'est encore à la définition expresse de la loi chez saint Thomas que Suarez prétend rattacher la perpétuité de la loi; elle est comprise, selon lui, dans la notion d'*ordo rationis*. Il semble là nous livrer une des clefs de son interprétation : la loi sera stable et perpétuelle parce qu'elle est l'oeuvre de la raison. Il faut immédiatement remarquer que la ratio de Suarez sera entendue **non comme un ordre immanent compris par la raison**, selon l'équivalence entre *ordo rerum* et *ordo* [327] *rationis* posée clairement par saint Thomas (medium rei est medium rationis), mais **comme un ordre a priori** qui sera ensuite appliqué aux choses[^53]. Se dévoile ainsi un lien très clair et profond entre le rationalisme de Suarez et son volontarisme. Lien dont la réalité apparaît plus encore à la lecture du chapitre du *De legibus* où il s'emploie à montrer que la loi est perpétuelle.
[^53]: Nous avons donc ici l'application normale de l'équivalence de la raison avec les choses, équivalence qui est au centre de l'épistémologie suarézienne.
La perpétuité de la loi, commence par remarquer Suarez, peut être considérée doublement, selon le commencement et selon la fin. La première regarde l'éternité, elle n'a pas à être traitée ici, elle ne peut être appliquée qu'à la loi éternelle[^54]. La seconde concerne le futur et se réduit seulement à une certaine stabilité de la loi, qui possède ainsi une valeur et une efficacité obligatoires, découlant de la finalité et de la permanence de son être. Cette notion peut être considérée sous un aspect négatif : la loi indéfiniment portée à une durée indéfinie, malgré la possibilité de révocation par des causes extrinsèques et positives. La loi est perpétuelle parce que sa nature ou une disposition expresse la fait durer et n'être jamais révoquée.
[^54]: *De Legibus*, lib. I, cap. X, 1.
Le cas des lois non humaines va de soi. Toutes, elles participent à la perpétuité. La loi éternelle y participe par définition et jouit d'une perpétuité absolue, la loi naturelle peut être dite perpétuelle du côté de l'esprit qui la conçoit aussi bien que du côté de l'objet dont elle exprime la nécessité interne. La loi ancienne était perpétuelle parce que stable et de très longue durée, mais elle n'était pas irrévocable, à l'inverse de la loi nouvelle qui est posée jusqu'à la fin du monde[^55].
[^55]: *De Legibus*, lib. I, cap. X, 2 et 3.
Il y a plus de difficulté pour la loi humaine, bien que, selon la méthode de Suarez, elle doive recevoir un caractère identique aux lois divines et naturelles.
Il ne s'agit pas, bien évidemment, de l'irrévocabilité de la loi, mais seulement du fait qu'elle subsiste tant qu'elle n'est pas révoquée.
Suarez opte très nettement en faveur de la perpétuité. La loi humaine est dotée d'une triple perpétuité morale, ou stabilité. Elle est perpétuelle du côté du législateur, parce que, celui-ci changeant ou mourant, elle demeure; elle est perpétuelle du côté des sujets qui lui sont soumis car, alors que ceux-ci naissent ou meurent, elle oblige non seulement ceux qui vivent actuellement mais encore ceux qui naîtront ou ceux qui habiteront des territoires nouvellement conquis, elle est perpétuelle en elle-même parce que, prise en un instant, elle dure jusqu'à sa révocation ou son changement.
[328] Ce sont les arguments utilisés par Suarez pour établir sa thèse qui nous livrent le fond de sa pensée sur ce point.
La perpétuité de la loi, quant à celui qui l'édicte, s'appuie entre autres sur la fin de la loi. Le changement fréquent y serait nuisible. Le pouvoir législatif se trouve d'abord dans la république elle-même, or celle-ci est stable, et transmet donc sa stabilité au titulaire du pouvoir législatif. On peut ajouter, pour les lois canoniques, un argument a fortiori, car elles procèdent d'un pouvoir institué par le Christ immortel. Elles en reçoivent stabilité et permanence. Chaque fois qu'un prince prend une loi, il est censé décider de façon stable, autant que cela dépend de lui et il y a là une exigence de la fin de la loi[^56].
[^56]: *De Legibus*, lib. I, cap. X, 7 et 8.
La perpétuité, et non l'étendue de leur champ d'application, est ce qui distingue le simple précepte de la loi[^57]. Un précepte peut viser une seule personne et néanmoins être une loi s'il est destiné à durer jusqu'à sa révocation[^58]. La différence entre le précepte et la loi réside dans la perpétuité[^59].
[^57]: *De Legibus*, lib. I, cap. X, 9.
[^58]: Ibid., 10.
[^59]: Ibid., 12.
La loi est encore perpétuelle si l'on regarde les sujets. L'affirmation se tire à nouveau de la différence entre la loi et une autre institution, ici l'hypothèse d'une sentence générale d'excommunication. Une telle sentence ne serait qu'un précepte car elle obligerait bien tous les sujets naissant après sa promulgation mais cesserait à la mort de son auteur. Au contraire la loi persisterait.
La raison en est que la loi n'est pas faite uniquement pour le moment présent, mais aussi pour le futur. Elle oblige donc, non seulement les sujets actuellement vivants sous son empire, mais aussi les sujets futurs, elle reçoit de la communauté qui est perpétuelle une participation à sa perpétuité. La loi oblige donc tous les membres de la communauté présents et futurs, toutes ses parties actuelles ou potentielles car les parties doivent se conformer au tout, ce qui est une condition sous-entendue de toute société humaine; il est donc de l'essence de la loi qu'elle respecte cette condition[^60]. Enfin, la perpétuité de la loi a sa source dans l'essence de la loi elle-même, elle est une règle et une mesure certaine et permanente, c'est ce que signifie le terme de « loi ». L'expérience montre que le gouvernement humain doit être stable pour être utile. La loi est faite en vue du bien commun qui doit, lui aussi, être stable. Elle est en réalité déduite de la loi naturelle qui est perpétuelle, elle doit donc imiter cette loi et sa perpétuité, dont elle participe. De tout ceci il résulte que la différence entre la loi et le précepte, [329] réaffirme Suarez, réside dans la perpétuité de l'une et l'instabilité de l'autre.
[^60]: Ibid., 14.
Toute l'argumentation suarézienne repose sur deux idées : la stabilité de la communauté qui se transmet la loi, l'opposition entre le pur précepte et la loi, qui fait apparaître la stabilité comme la différence spécifique de la loi à l'intérieur du genre du précepte. La stabilité de la communauté est la conséquence directe de la notion de bien commun que nous avons décrite plus haut, à savoir une généralité abstraite qui n'est plus un bien immanent à la communauté mais un ordre qui lui est imposé, ordre qui n'est pas découvert en elle mais constitué par la volonté du législateur ou, à l'origine, par celle des sujets. Une coupure est donc introduite entre d'un côté l'ordre, qui demeure dans la ligne de la cause formelle, exclusive du changement, et de l'autre côté les mutations résidant en la matière.
Les termes utilisés par Suarez rendent bien cette opposition. A plusieurs reprises au cours de l'argumentation destinée à démontrer la stabilité de la loi, insistant sur la stabilité de la volonté législatrice, il est néanmoins obligé de reconnaître un mouvement et des variations de la communauté. Mais celles-ci sont toutes immédiatement attribuées à la seule matière dont la causalité montre qu'elle joue un rôle accidentel[^61]. Le devenir se trouve exclu du phénomène politique, et par là même du législatif. Sans doute le législateur devra-t-il tenir compte du fait, mais non pour y lire l'évolution qu'une nature y produit, simplement par efficacité et nécessité. Les phénomènes juridiques qui cherchent à prendre en compte le devenir : interprétation, coutume, désuétude, n'ont plus alors de signification positive, ils sont conçus comme des fatalités qu'il faut s'efforcer de ramener à la volonté du législateur, fabricatrice de l'ordre stable, au lieu de les considérer comme des éléments d'un ordre à la fois stable et dynamique où finalité et devenir ne s'opposent pas plus qu'être et devenir. Cette séparation est la reprise, au niveau de la loi, de l'opposition entre un ordre de l'être essentialiste où s'épanouit la métaphysique suarézienne et la diversité existentielle des êtres, la reprise aussi de l'opposition entre intellect et volonté. Si l'ordre stable ainsi conçu par Suarez est bien d'abord un ordre de raison, comme le montre la notion de déduction à partir de l'ordre naturel, lui-même perpétuel, chargée de justifier ultimement la stabilité de la loi humaine, la stabilité même de cet ordre traduit un volontarisme profond. La coupure entre la forme et la fin fait échapper la volonté et l'intelligence du législateur à la mesure d'une réalité une, dont le devenir, et la fin qui le provoque, auraient transcendé les tentatives [330] pour s'en saisir. Elle permet au contraire, grâce à cette loi stable, à la volonté de prétendre dominer le réel. D'un côté en effet la stabilité est imposée en dehors de la compréhension du devenir, elle ne tient pas compte de la réalité, et c'est pourquoi elle peut être purement et simplement déduite : la loi est alors un précepte, un ordre qui se manifeste dans la stabilité qu'il impose à la réalité. Mais d'autre part pour réintroduire le devenir, force est de faire appel aux décisions individuelles, ou temporaires, ou au commandement et au précepte dans lequel une volonté particulière et momentanée dispense de la volonté générale et stable de la loi. Il y a donc une séparation nette entre le précepte particulier et la loi : l'une est une volonté qui vise la perpétuité, la seconde une volonté qui se veut éphémère. Mais cette différence, si importante pour Suarez, a lieu dans un genre commun qui est l'acte de volonté : si la loi est stable, elle est néanmoins un précepte, elle est un « précepte stable ». Ce précepte doit être promulgué[^62].
[^61]: Ibid., 15. Quamdiu materia non ita mutatur ut lex fiat injusta : « Tant que la matière ne change pas au point que la loi devienne injuste. »
[^62]: Ibid., 16 à 18.
**UN PRÉCEPTE SUFFISAMMENT PROMULGUÉ**
La question de la promulgation est de celles qui révèlent clairement les présupposés ontologiques et psychologiques d'une philosophie du droit. Suarez se trouve comme presque toujours devant un choix entre deux types de pensée.
La première est celle de saint Thomas, pour qui la promulgation est essentiellement un acte par lequel est transmise une connaissance. Cette connaissance est d'abord celle que le législateur acquiert en considérant les choses, elle n'est que secondairement celle de la volonté du législateur, laquelle est d'ailleurs une partie de la réalité. La volonté du législateur est donc relativisée par la chose connue. Il est possible d'en tirer deux conséquences : la promulgation est essentiellement un acte de connaissance d'où suit une volonté, le mode de réalisation de cette connaissance n'est pas capital, et peut être très divers selon les réalités connues qui imposent leur mode de connaissances. Entre autres, l'extériorisation n'est pas essentielle à la promulgation, qui peut par exemple se réaliser par une connaissance de proche en proche dont la réalité elle-même est la source. Munie de cette opinion, saint Thomas peut en faire une application très analogique à l'ensemble des lois, de la loi éternelle à la loi humaine.
Dans la tradition nominaliste, la notion de promulgation est tout autre. La loi n'étant pas puisée dans l'observation des choses, elle ne transmet pas par [331] elle-même une connaissance. C'est au contraire parce que les choses sont muettes que la volonté du législateur peut et doit se faire connaître. A travers la loi n'est donc pas transmise une connaissance qui la relativise, mais une volonté. Celle-ci, qui ne peut être connue par les choses, demeurerait toute intérieure et vaine, si un acte ne la faisait connaître. La connaissance transmise à travers la promulgation ne peut pas être lue auparavant dans les choses, la promulgation devient l'acte par lequel la volonté, jusque-là secrète, du législateur est donnée à connaître aux sujets pour devenir obligatoire. Ceci conduira à majorer l'acte matériel de la promulgation, publication de la volonté par laquelle les sujets en prennent connaissance. La conséquence immédiate en est la difficulté qu'il y a à utiliser une telle notion pour la loi naturelle, mais plus encore pour la loi éternelle. On peut faire l'hypothèse qu'avec d'autres facteurs, la difficulté d'appliquer à la loi éternelle la promulgation ainsi conçue a contribué à faire oublier l'existence de cette loi. Il convient, ou bien de reconnaître que la promulgation ne transmet pas uniquement une connaissance de la volonté mais aussi d'un objet fondateur où se trouve la source de naissance de la loi par connaissance de cet objet, ou d'affirmer que la loi ne trouve de source qu'en la volonté du législateur connue grâce à sa publication.
Suarez se trouve pris dans ce dilemme qu'il va essayer de résoudre en deux moments. Le premier consiste à reprendre les termes de saint Thomas pour tenter d'élaborer une notion commune de la promulgation, le second à vider de leur sens ces termes pour, lorsqu'il s'agira de les appliquer aux diverses lois, retrouver les théories nominalistes.
Un indice très net de cette démarche est l'affirmation énoncée dès le début de l'impossibilité de trouver une *ratio promulgationis* valable aussi bien pour la loi éternelle que pour d'autres lois[^63]. Cette distorsion, qui se fera plus précise au cours de l'étude des autres lois, loin de ramener Suarez vers une conception plus analogique de la loi, ce qui aurait été possible mais n'aurait pas manqué d'entraîner une révision de sa notion de promulgation, va au contraire s'accentuer sous l'effet des caractères qu'il attribue à la promulgation.
[^63]: *De Legibus*, lib. I, cap. XI, 2.
Suarez ne saisit pas la notion thomasienne de promulgation, éloigné qu'il en est à la fois par sa théorie de la libre volonté et par ses doctrines théologiques sur la Trinité, elles-mêmes dépendantes de sa conception de la relation. La raison pour laquelle Suarez rejette l'idée de promulgation dans le cas de la loi éternelle est qu'il n'y a pas là de publication, il ne parvient pas à considérer que le Verbe divin est une expression du Père. On doit rattacher cette attitude aux [332] difficultés de la pensée suarézienne concernant les relations des personnes divines, où son nominalisme intrinsèque transparaît à nouveau[^64].
[^64]: L. Mahieu, *François Suarez, sa philosophie et les rapports qu'elle a avec sa théologie*, Paris, 1921, p. 505
En revanche, Suarez admet une notion commune de promulgation pour toutes les autres lois, qui devra se diversifier et se nuancer selon qu'il s'agira de la loi naturelle ou des lois positives. Quoiqu'il continue à se réclamer de saint Thomas, en raison de ses présupposés volontaristes, il donne des termes de celui-ci une lecture très matérielle qui le déforme. Il croit pouvoir affirmer que la raison de la promulgation est la nécessité d'obliger[^65]. C'est donc parce que la loi est règle et mesure d'un législateur imposant sa volonté qu'elle doit être connue. Le seul acte par lequel elle peut être connue est son extériorisation. Pour pouvoir réclamer l'obéissance, pour être efficace, la loi doit être connue des sujets.
[^65]: *De Legibus*, lib. I, cap. XI, 3.
L'accent se trouve donc mis sur l'efficacité du législateur qui oblige par la promulgation, au contraire de saint Thomas pour qui la promulgation est ce qui permet à la loi d'être appliquée non par le législateur mais par les citoyens.
Plus que la connaissance d'une réalité qui indique une voie à suivre, il importe que le législateur fasse connaître sa volonté. C'est pourquoi l'acte de publication, l'acte matériel par lequel la volonté est proclamée prend une telle importance : la seule façon de connaître ce qu'il faut faire est de se référer à l'expression de la volonté législatrice. La loi naturelle est promulguée par la permanence de la nature[^66].
[^66]: *De Legibus*, lib. I, cap. XI, 4.
Finalement, le modèle de la promulgation est celui de la loi positive, elle intervient par un écrit où apparaît clairement l'expression de la volonté du législateur. De la promulgation on passe ainsi à l'acte matériel de la publication[^67]. Reste encore à se demander si la publication est de l'essence de la loi ou simplement une nécessité pour obliger les sujets. On retrouve le problème de la loi éternelle et naturelle, aussi Suarez, contrairement à Castro, estime-t-il que la publication est nécessaire uniquement pour que les hommes connaissent ce à quoi ils sont tenus - ils ne peuvent le connaître autrement - mais cette publication n'est pas essentielle à la loi, elle peut être supprimée par la puissance absolue de Dieu, qui peut alors la remplacer par des motions intérieures. Néanmoins, *ex natura rei loquendo* la publication est nécessaire, car cela est exigé par sa nature de règle communautaire. On aboutit ainsi à une solution doublement volontariste, la promulgation est un acte nécessaire et essentiel pour que la loi [333] acquière efficacité, mais aussi parce qu'elle fait connaître une volonté, et celle-ci peut, dans certains cas, grâce à la puissance absolue de Dieu, dispenser de cette promulgation.
[^67]: Ibid., 6.
De quelque côté que l'on aborde la notion suarézienne de la loi, on se trouve donc toujours ramené à trois éléments constitutifs : la volonté, une fin qui se confond avec l'efficience comme conséquence de la suppression de l'objet, un ordre du supérieur à l'inférieur.
Ce dernier point annonce déjà dans quel type d'ordre va s'inscrire l'application analogique (selon la seule analogie d'attribution) de la *ratio legis* aux diverses lois. A l'examen, il apparaîtra que non seulement la démarche suarézienne, calquée sur son ontologie, retrouve une notion de la loi très proche de celle des docteurs volontaristes, Occam et surtout Scot, mais aboutit à une description des relations des lois entre elles selon un schéma tout à fait identique à celui de ces prédécesseurs.