# Apologue contre le moralisme politique
## Le bien commun temporel, véritable finalité dans son ordre, diffère du bien commun spirituel [^2]
A des fins qui diffèrent entre elles, comme le salut éternel des âmes diffère d'un idéal à réaliser sur terre, doivent évidemment correspondre des systèmes de moyens profondément différents. Les considérations qui précèdent devraient donc suffire à établir que la science politique se distingue de la doctrine chrétienne même par les moyens qu'elle nous apprend à employer. Mais, en fait, les flottements de pensée qu'on rencontre chez trop de catholiques français nous obligent à insister sur ce dernier point et à le démontrer en détail.
En effet, il n'est pas rare de voir ceux-là mêmes qui reconnaissent une distinction profonde entre les fins propres de la doctrine chrétienne et celles de la science politique, penser et parler couramment comme s'ils identifiaient (ou bien peu s'en faut) les moyens à prendre pour servir utilement les unes et les autres. Leur idée fondamentale, c'est qu'en somme la connaissance et l'accomplissement par les citoyens de leur devoirs moraux et religieux est le moyen nécessaire et suffisant de promouvoir comme il faut le bien de l'Etat ; d'où il suit que si l'on peut parler encore de *science politique*, cette science ne pourra guère que nous prescrire à un titre nouveau, c'est-à-dire en vue du bien collectif, tout ce que la doctrine chrétienne nous prescrit déjà par ailleurs, au titre du salut éternel des âmes. Tout au plus nous indiquera-t-elle en outre quelques recettes supplémentaires, mais tout à fait secondaires, utiles à cette même fin, - par exemple l'établissement de gouvernements et de lois positives.
En somme, la conception que nous dénonçons, et qui, si elle ne se formule pas souvent avec cette précision, se rencontre, du moins à quelque degré chez beaucoup de catholiques français, consiste essentiellement à voir dans le christianisme une panacée politico-sociale, capable de remédier par elle-même à tous les maux publics. Et elle est d'autant plus délicate à réfuter qu'elle se colore facilement d'un faux air d'esprit de foi.
Tâchons de bien voir d'abord comment on y glisse ; nous constaterons ensuite combien elle est répandue ; et puis nous en aborderons la critique.
## Analyse du moralisme politique
Le point de départ de cette conception est une vérité sur laquelle nous aurons à revenir. Cette vérité, c'est que la réalisation du bien public inclut comme son principal élément la possession par les citoyens de la vérité religieuse et de la vertu. Mais au lieu d'en conclure simplement que le christianisme doit toujours être considéré et traité comme le principal élément du bien de la cité, on se permet un premier saut de pensée, et on affirme hardiment qu'il est le principal moyen d'assurer tous les éléments du bien de la cité.
Ce bond intellectuel est d'ailleurs facilité par une considération ingénieuse. N'est-il pas sûr qu'un parfait chrétien fera toujours de son mieux tout ce qu'il a à faire ? Or, si chacun remplit de son mieux sa tâche propre, n'est-il pas sûr aussi que tout ira pour le mieux dans tout l'Etat ? Il y a là un sophisme que nous réfuterons tout à l'heure ; mais enfin cela paraît plausible au premier abord, et permet de soutenir avec un air de vraisemblance que la diffusion du christianisme parmi les citoyens suffit toujours à tout arranger.
La thèse triompherait avec plus d'éclat encore si l'on pouvait établir, par manière de contrepartie, que sans le christianisme, tout dans l'Etat doit marcher de travers. On s'y emploie donc avec zèle, et voici comment. N'est-il pas évident, remarque-t-on, que tout irait mal dans un Etat où les citoyens n'auraient aucune moralité, aucune conscience, donc aucun dévouement à la chose publique, mais se laisseraient constamment guider par leurs instincts les plus brutalement égoïstes ?
Or de cette thèse catholique et certaine : qu'il n'y a d'honnêteté morale pleine et complète que par l'adhésion à la vérité religieuse, un nouveau bond de la pensée permet de passer à une autre assertion (infiniment contestable) : qu'aucune espèce de moralité, même partielle et imparfaite, ne peut exister sans la religion. Ainsi on pense avoir établi que, sans la religion, toute vie sociale tourne fatalement à un combat de fauves, et donc que le christianisme est pour toute réalisation, même partielle, du bien public le moyen nécessaire en même temps que suffisant.[^3]
Enfin, quand on a ainsi démontré dans le règne général du christianisme le moyen nécessaire et suffisant de tout sauver dans l'Etat, il reste à faire un dernier saut, mais qui ne saurait plus arrêter des esprits entraînés à cette manière de steeple-chase. Il s'agit d'appliquer tout ce qu'on a dit de l'utilité du christianisme lui-même au moyen le plus direct que nous ayons de le répandre autour de nous, c'est-à-dire à l'apostolat. D'où l'on conclut : si nous voulons servir le bien public, le vrai et sûr moyen, c'est d'être des apôtres de la vérité chrétienne ; et ceux-là au contraire, perdent à peu près leur temps et leur peine qui, pour servir cette grande cause, cherchent des moyens d'un autre ordre.
Au reste, on s'expliquerait mal le succès de pareilles conceptions si l'on ne faisait encore entrer ici en jeu un autre facteur, négatif celui-là : nous voulons dire l'absence même, chez ceux qui raisonnent ainsi, de toute doctrine politique positive et ferme. En effet, plus on y songe et plus on est frappé de la ressemblance qui existe entre la mentalité dont nous parlons et cette erreur philosophique d'ordre spéculatif que l'Eglise a condamné sous le nom de fidéisme -- erreur qui consistait, comme on sait, à chercher dans la foi chrétienne la garantie unique de toutes nos certitudes rationnelles. Ce n'était guère, en effet, pour des raisons positives que les fidéistes requéraient la foi comme l'indispensable appui de toute leur vie intellectuelle, mais plutôt par manque d'une noétique[^4] rationnelle, capable de leur montrer la solidité interne de leur pensée ; et seul ce désarroi préalable expliquait vraiment que, rencontrant sur leur chemin l'inestimable secours d'une autorité divine, ils voulussent aussitôt y suspendre tout.
Or de même, il nous paraît clair que la conception qui voit dans le christianisme l'universelle panacée politico-sociale n'a pas son appui principal dans des raisons positives ; mais elle se propage et se perpétue parmi des esprits qui ne portant en eux aucune doctrine ferme sur la nature et la fin de la société civile, sur les règles de sa bonne organisation, sur les principes rationnels d'une sage formation civique, constatent par ailleurs dans le christianisme certains éléments très précieux d'ordre, de paix et de prospérité collective. Car dans ces conditions il est trop naturel qu'ils se jettent sur le christianisme avec une sorte de désespoir pour y accrocher toute leur pensée politique, comme si le christianisme suffisait à lui seul pour assurer le bonheur des peuples, et comme si en dehors de lui on ne pouvait ni concevoir, ni justifier, ni appliquer aucune règle sage de vie sociale.
Constatons maintenant combien la mentalité dont nous venons d'analyser les causes est fréquente parmi nos catholiques français. Qui n'a pas lu, qui n'a pas entendu maintes fois des phrases comme celles-ci : « Pour résoudre les problèmes sociaux il n'y a qu'un vrai remède, c'est de rendre plus chrétiens patrons et ouvriers. » ou encore « Convertissez les hommes et alors toutes les institutions politiques donneront de bons résultats. » ; ou encore « Un vrai catholique n'a besoin pour réorganiser l'Etat que d'un seul code qui est l'Evangile. » : ou encore « C'est par la croix et la prédication que Notre Seigneur a sauvé le monde. Pourquoi rêver d'autres moyens de sauver la France ? ». Ces idées se propagent sous mille formes différentes dans des journaux, dans des revues, dans des tracts, dans des conférences, dans des sermons, dans des conversations privées, si bien que beaucoup d'âmes pieuses en sont venues à juger peu chrétien quiconque n'y applaudit point d'emblée.
On dirait vraiment que, pour beaucoup de nos compatriotes, l'esprit de foi consiste à confondre le plus constamment possible le travail de conversion et de sanctification des âmes avec le service du bien public et à proclamer finalement stérile pour la cité toute action qui n'impliquerait pas dans les citoyens un accroissement de vertu (surnaturelle). N'avons-nous pas lu récemment sous la signature d'un groupe de catholiques distingués, que la stabilité financière ne pouvait être assurée en France que par le retour à la religion, celle-ci pouvant seule rendre aux gens de finance l'honnêteté, laquelle pourra seule garantir la valeur du franc ? Ne désespérons donc pas d'entendre bientôt démontrer que les rues ne sauraient être convenablement pavées si les terrassiers n'agissent pas en vue de foi ! Car en vérité il n'y a pas de raison pour s'arrêter dans la voie de ces surenchères.
Mais il y aurait des raisons fort graves de ne pas s'y engager. Il est donc certainement opportun de réagir contre ces tendances inconsidérées et de ramener les esprits à une intelligence plus saine des moyens originaux dont la science politique prescrit l'usage en vue de ses fins propres. Certes nous nous garderons avec soin de prôner, avec le laïcisme moderne, une conception du bien public à laquelle resterait étranger le bien moral et religieux du pays. Nous aurons à dire, au contraire, que le règne du Christ et de son Eglise sur tous les citoyens est l'élément principal de cette bonne santé collective que la société entière doit poursuivre constamment ; que l'Etat souffre donc d'une lacune lamentable tant que toute sa vie n'y est pas positivement ordonnée ; que d'ailleurs, des vices et des désordres graves déparent inévitablement les coutumes et les institutions d'un Etat privé des lumières de la vraie foi. Mais on peut admettre tout cela et comprendre cependant par ailleurs que les moyens essentiels de poursuivre le bien public sont des moyens sociaux, essentiellement distincts de tout exercice soit d'ascétisme soit d'apostolat et qu'il n'est pas plus chrétien, mais seulement moins raisonnable, d'en méconnaître l'originalité irréductible et l'importance capitale. C'est ce qui nous reste à expliquer.
## L'apologue des officiers catholiques
La meilleure méthode pour éclairer cette question délicate sera peut-être de proposer d'abord au lecteur un apologue ; nous n'aurons plus ensuite qu'à en détailler l'application.
Il naquit un jour, dans une certaine armée, un groupe d'officiers catholiques qui crurent avoir enfin découvert les lois de la vraie sagesse. Or divers désordres s'étaient justement introduits depuis peu parmi les troupes ; et les circonstances firent que l'on confia aux membres de ce petit cénacle le soin d'élaborer un plan de réforme. Voici qu'elle fut en substance leur délibération :
« Il est trop vrai, dit l'un, que ces soldats n'ont plus le sens de la discipline. Mais avez-vous songé, messieurs, que l'obéissance est proprement une vertu et que la seule vertu pleine a sa racine dans la foi et la charité ? Le vrai moyen, pour qu'une parfaite obéissance règne dans notre armée, c'est donc que nos soldats deviennent plus chrétiens. Voila où doit porter notre effort. »
« Il sévit aussi parmi ces troupes, continua un autre, de graves discordes ; les soldats détestent leurs officiers : des rixes sanglantes ne cessent d'éclater entre les différents corps. Mais la charité divine, en se répandant dans ces âmes brutales, pourra, et pourra seule, les faire s'aimer comme des frères. Vraiment, toute autre concorde me semblerait bâtie sur le sable. Le bon remède, ici encore, sera que nos soldats deviennent plus chrétiens. »
« Il faut ajouter, reprit un troisième, que les officiers n'ont souvent aucune formation professionnelle sérieuse et ne se mettent point en peine d'en acquérir. Le moyen sûr de remédier à ce mal serait évidemment de développer en eux un sens aigu de leur responsabilité. Stimulés alors par leur propre conscience -- combien plus efficace pour cela que tout juge extérieur -- on les verra s'adonner inlassablement à l'étude de l'art militaire. Mais seule encore, la religion peut nous donner des chefs si consciencieux. »
« Il y a aussi la question de l'armement, reprit un vieux général. Les canons manquent et la moitié des mitrailleuses sont hors de service... » - Mais un lieutenant fit aussitôt remarquer qu'après tout l'essentiel était d'avoir pour soi le Dieu des armées, comme il arriverait indubitablement quand soldats et officiers seraient convertis ; que, par suite, pour qui envisageait la question d'un point de vue « vraiment chrétien », la question des armements perdait presque toute importance.
Le général, qui était d'un génie conciliant, finit par se ranger à cet avis. « Mais, continua-t-il, trouvons maintenant un bon règlement, capable d'assurer la conversion des troupes. ». La dessus, on se récria : « Un règlement, mon général, pour convertir des âmes ? Notre Seigneur et les apôtres procédaient-ils à coup de règlement ? Les cœurs ne se gagnent pas par contrainte ! Nous ne procèderons plus par des règlements, mais par de bons exemples, par de bons conseils, par des témoignages de charité fraternelle, par des conférences, des tracts et autres moyens d'apostolat. Voilà qui convertira les hommes ! Ah ! quels beaux jours pourra connaître encore l'armée de l'avenir quand tous les vieux barbons auront compris qu'**au lieu de se préoccuper de réforme militaire, il n'y aurait, somme toute, qu'à s'occuper de la réforme morale et religieuse des militaires.** »[^5]
On se leva sur cette belle pensée. On se mit à l'œuvre le soir même, avec beaucoup de zèle et des légions d'apôtres bénévoles. Mais les résultats déconcertèrent les espérances, et le désordre atteignait bientôt, dans toute l'armée, des proportions que nous laissons imaginer aux lecteurs...
Quelqu'un de ces lecteurs a-t-il tenu pour sages les officiers que nous venons de lui présenter ? Nous n'osons le croire. Mais alors nous demanderons comment il se fait qu'on ait admiré parfois certains penseurs chrétiens qui, en matière politique et sociale, déraisonnent de manière exactement parallèle. Car, s'il est absurde de rêver la réforme d'une armée par la simple réforme morale et religieuse des soldats, comment serait-il sage de s'imaginer que le bon moyen de réformer une Cité, c'est tout simplement de s'employer à la réforme morale et religieuse des citoyens ?
Mais pour le mieux faire entendre nous allons suivre dans le détail l'application de notre apologue. Nous signalerons donc quatre erreurs principales dans le jugement de ces pauvres cervelles, ou plutôt quatre aspects complémentaires d'une même erreur ; et nous montrerons parallèlement comment tous ceux qui pensent trouver dans l'apostolat moral et religieux le remède fondamental des maux de l'Etat tombent en des méprises semblables.
**Analyse critique de la réforme morale et religieuse des militaires : quatre erreurs principales**
1 Le premier tort de nos officiers, celui dont tous les autres dérivent, c'est de **méconnaître qu'en tout ordre de choses, les moyens doivent se proportionner à la fin** ; que par suite toute fin particulière et spéciale demande, pour être servie, un système particulier et spécial de moyens dont la connaissance et l'emploi sont précisément l'affaire du spécialiste compétent. Ils ne se trompent pas, notons-le bien, lorsqu'ils prononcent que l'amendement moral et religieux des soldats sera fort utile aux fins militaires elles-mêmes : Pietas ad omnia utilis est[^6]
Mais ce qui leur échappe, c'est que la piété, par là même qu'elle est indistinctement utile à toutes les activités particulières, à celle du commerçant, du marin et du médecin comme à celle du soldat, ne peut suffire par elle seule à en régler aucune, sinon il faudrait dire qu'un bon chrétien est par là même pleinement formé à toutes les professions concevables. La formation d'un bon soldat et, à plus forte raison, la formation d'une bonne armée, exigent donc la mise en œuvre d'autres règles que celles qui servent à former le chrétien comme tel. Et ce qu'on demande au réformateur militaire c'est avant tout d'avoir la science de ces règles particulières et spéciales -- la conversion morale et religieuse des soldats n'étant pas plus, après tout, son affaire qu'elle n'est celle de tout autre chrétien zélé, mis en rapport avec les troupes. D'où l'on voit que nos officiers en déclarant ne plus vouloir s'occuper que de réforme morale et religieuse, renonçaient à exercer leur tache spécifique de chefs et de réformateurs militaires, au grand détriment de la fin spécifiquement militaire qui pour être bien servie, avait un besoin rigoureux de cette activité.
Or comprenons que les bons citoyens tombent dans une aberration toute semblable quand, la cause de la paix et de la prospérité publique se trouvant compromise dans l'Etat, ils refusent de prendre à coeur d'autres réformes que la réforme morale et religieuse des citoyens. Certes ils ne se trompent pas eux non plus, en estimant cette réforme morale et religieuse utile au bien général ; mais ils se trompent en ne voyant pas que ce bien général, précisément parce qu'il est une fin spécifiquement définie, exige pour être obtenu l'application de règles particulières et spéciales, règles dont la connaissance et la mise en vigueur sont justement la tâche propre de quiconque doit coopérer directement à ce bien-là.
La nécessité de ces règles d'action particulières et spéciales apparaîtra plus clairement si l'on veut bien considérer ici que, comme il est accidentel au chrétien d'être ou n'être pas soldat ou médecin, il lui est aussi accidentel, en un sens, d'être citoyen et d'avoir à servir le bien public d'une société nationale ; car il peut se faire absolument parlant, qu'un chrétien vive, se sanctifie et sauve son âme dans une île déserte ou simplement dans un pays étranger au sien.
Donc comme la tendance de l'homme à sa fin dernière n'implique pas essentiellement qu'il exerce l'activité de soldat ou de médecin, cette tendance n'implique pas non plus par elle-même que l'homme ordonne sa vie selon ce qu'exige le service d'une collectivité humaine. Mais alors n'est-il pas clair que pour adapter son action non seulement au service de sa fin dernière mais encore au service d'une telle collectivité, la vie de l'individu devra de toutes nécessités se plier à des règles nouvelles, spéciales, surajoutées, donc distinctes de celles qui se laissent immédiatement déduire du devoir qu'a tout membre du genre humain de tendre à sa fin dernière. Ce sont précisément ces règles-là, directement relatives au service du bien public, qui sont l'objet de la science politique, comme les règles spéciales et directement relatives aux fins militaires étaient l'objet de la science propre de l'officier.
Ce que seront ces règles nouvelles et spéciales, nous pouvons d'ailleurs déjà le pressentir, vu la corrélation nécessaire entre les moyens à prendre et la fin à servir. Car la fin à servir étant essentiellement collective, il est aisé de comprendre que les règles capables d'en assurer la conquête ne sauraient être laissées aux interprétations de l'initiative d'autrui mais devront être elles-mêmes collectives et donc régir simultanément les membres du corps social afin qu'ils conspirent harmonieusement au bien dont ils doivent jouir en commun. Les moyens que la science politique étudie comme son objet propre, ce seront donc **les règles d'action que la collectivité même doit avouer pour sienne et prendre à cœur de faire observer par ses membres pour se mouvoir ainsi collectivement vers son propre bien.**
S'imaginer donc que le bien collectif peut être vraiment servi dans l'Etat sans la mise en vigueur de bonnes règles collectives et donc sans un constant appel à la science qui a pour rôle de nous les faire connaître, est tout juste aussi absurde que de rêver la réforme d'une armée sans l'intervention de mesures intelligemment calculées en vue de fins spécifiquement militaires. D'où l'on voit déjà qu'il ne faut pas louer comme très *catholiques*, mais plutôt blâmer comme très inintelligents ceux qui déclarent que, pour réformer la Cité, la seule tâche vraiment capitale est de s'employer à la conversion religieuse et morale de leurs compatriotes : comme si, là où il s'agit de servir le bien public l'apostolat pouvait jamais nous dispenser d'approfondir et d'appliquer les principes de la science qui a pour objets les moyens collectifs, c'est-à-dire les seuls moyens propre et direct de les procurer !
2 Mais on le comprendra mieux encore si l'on veut bien passer à la considération d'une seconde illusion en laquelle tombaient les officiers de notre apologue. Ces pauvres gens se trompaient encore, et bien grossièrement, **en majorant outre mesure l'influence qu'ils attribuaient à la religion et à la vertu** et en se figurant que cette influence pourrait en fin de compte suppléer à tout, même à l'armement des troupes. Il est clair au contraire pour tout homme de sens que certaines conditions essentielles au bon service des fins militaires, notamment celles que nous venons de mentionner, ne bénéficient des influences morales et religieuses qu'en une petite mesure. De ce chef encore, il apparaît donc absurde de vouloir réduire un plan de réforme militaire à n'être qu'un plan de réforme morale et religieuse des soldats.
Or, ceux qui croient la réforme morale et religieuse des citoyens suffisante à garantir le service du bien public tombent dans une illusion pareille. Comme en effet il y a des armes bonnes ou mauvaises en elles-mêmes, indépendamment de la moralité des soldats, il y des institutions publiques plus ou moins bonnes en elles-mêmes, c'est-à-dire qui indépendamment de toute considération de moralité, se trouvent être plus ou moins aptes à servir ou à desservir l'Etat. Empruntons un exemple au passé, pour éviter ainsi toute discussion. Diverses républiques grecques avaient adopté jadis l'étrange coutume de faire désigner par le sort leurs plus hauts magistrats. Des multitudes entières, hypnotisées par l'idéal égalitaire, trouvaient alors sage et beau ce système -- preuve qu'il faut se défier en ces matières de la mode et de l'engouement. Car aujourd'hui on s'accorde et avec raison, à juger assez imparfait ce procédé de désignation qui devait aboutir presque constamment à mettre les charges les plus importantes entre des mains inhabiles. La « moralisation », la « christianisation » du peuple aurait-elle pu conjurer les méfaits trop faciles à prévoir de ce règne de l'incompétence ? Evidemment non. Tout ce que la religion aurait pu faire, à l'extrême rigueur, c'eût été de faire de tous les citoyens ainsi éligibles à de hautes fonctions des gens de bien. Mais elle ne saurait conférer au premier venu les aptitudes d'un chef d'Etat, pas plus qu'elle ne peut corriger aux mains d'un soldat chrétien les défauts d'une mitrailleuse...Rien n'empêche donc de concevoir une multitude d'excellents chrétiens que des institutions politiques peu sages jetteraient cependant en de graves et continuels périls. Il est donc clair, de ce chef encore, que le service du bien public demande autre chose que la vertu de tous et que la bonne marche de l'Etat ne sera pas immanquablement garantie par cela seul que chacun remplira de son mieux sa tâche propre, comme le voulait un sophisme que nous avons rencontré tout à l'heure. Car il faut de plus, il faut en outre qu'au sein de tout le corps social les tâches elles-mêmes soient fixées et distribuées selon des règles sages, c'est-à-dire selon des règles vraiment conformes aux exigences complexes du bien public. Et c'est pourquoi nous sommes ramenés une seconde fois à la même conclusion : rien d'autre, non pas même la religion et la vertu, ne peut suppléer la science de ces règles et l'action qui vise directement à les faire régner dans l'Etat -- c'est-à-dire la science et l'activité politiques.
3 Continuons l'analyse des erreurs de nos officiers. Ils commettaient encore une troisième faute, moins grossière à certains égards, mais peut-être plus profonde ; et **c'était de majorer indûment les fruits collectifs à attendre de l'apostolat moral et religieux**. Car toutes les fois qu'ils se trouvaient en face d'un désordre militaire touchant par un coté quelconque au domaine moral -- indiscipline, discorde, négligence, etc. -- nous les avons entendu amener cette considération spécieuse : que la vertu chrétienne était le meilleur remède qui pût le guérir et que par suite l'apostolat chrétien était un spécifique suffisant, et de beaucoup le plus indiqué. Mais quoi ! Ces pieux personnages n'avaient-ils donc jamais réfléchi à ce qu'on veut dire exactement quand on énonce cette vérité d'ailleurs indiscutable : que la vertu chrétienne est le meilleur remède contre tous les maux de cette espèce ? On veut dire par là que, lorsque l'amour de Dieu devient chez l'homme la règle suprême de tous ses actes ou, en d'autres termes, lorsque l'âme arrive à la sainteté chrétienne, elle évite avec soin tout acte entaché de ces désordres et cela en vertu des motifs les plus excellents, les plus profonds, les plus stables qui se puissent concevoir. Ce qu'il y a de vrai dans le principe invoqué par nos officiers, c'est donc ceci : qu'une armée composée de saints serait par là même admirablement immunisée contre tous les désordres militaires qui sont en même temps des désordres moraux.
Cela tout le monde doit l'accorder. Mais ce qui est vraiment enfantin, c'est d'en conclure : « Pour arriver, comme c'est notre devoir, à constituer une armée exempte de ces désordres, nous n'avons donc qu'à nous appliquer à faire une armée de saints. » Car ne voit-on pas qu'une autre question intervient ici, qui commande tout le problème : « Y a-t-il la moindre vraisemblance qu'on réalise jamais ici-bas une telle armée ? » Pour répondre oui à cette question il faudrait oublier non seulement tout ce que nous apprend l'expérience séculaire des hommes mais aussi tout ce que nous pouvons conjecturer des desseins de la Providence. Mais alors il est clair que si l'on a pour tâche de servir des fins militaires et donc de constituer une armée saine, d'où soient bannies (généralement parlant) l'indiscipline, la discorde et la négligence on agit follement en se fiant pour cela à des plans de sanctification générale, sublimes sur le papier, mais dont on peut prédire avec certitude qu'ils ne produiront jamais le résultat général qu'on attend. Ce que les officiers sensés devaient faire, c'était tout au contraire de chercher des plans capables de réaliser une armée vraiment unie, disciplinée et appliquée à ses devoirs professionnels, avec des hommes qui, pour la plupart, ne seraient jamais des saints. Des officiers sensés, si chrétiens qu'ils soient, ne considèrent donc jamais les motifs spécifiquement moraux et religieux comme suffisant à tenir en ordre l'armée ; ils comprennent qu'il y faut d'autres moyens, capables de doubler ou de suppléer ceux-là ; et la connaissance de ces moyens -- règlements, récompenses, punitions, etc. -- ne relève pas de la morale et de la religion mais de la science de la bonne organisation des troupes. Même dans les matières qui appartiennent par un coté au domaine moral, c'est donc une funeste illusion de penser qu'un travail de réforme morale exercé sur les soldats puisse jamais remplacer une réforme de l'organisation militaire elle-même.
Or cette même illusion apparaît au vif chez ceux qui, toujours prompts à décrier les contraintes externes, voudraient qu'il suffît de travailler à la conversion des âmes pour guérir à tout le moins ceux de nos maux publics où la morale est directement en jeu. « Le vrai remède, ne cessent-ils de dire, à toutes ces duretés des riches pour les pauvres, à toutes ces haines des pauvres pour les riches, à ces multiples fléaux qui dissolvent ou stérilisent la famille, c'est la vertu chrétienne. Tout cela disparaîtra quand nous aurons établi le règne général de la divine charité... ». Chose vraiment surprenante, ils ne semblent pas voir que la conversion des citoyens n'aurait l'heureux effets d'éliminer communément de tels maux que dans la mesure où elle serait complète et générale, autrement dit le jour où la population ne comprendrait guère plus que des saints -- réalisation aussi chimérique pour le moins que celle d'une armée de saints ! La vérité c'est donc que tant que l'on s'obstinera à employer contre ces désordres les seules méthodes de conversion morale, on laissera indéfiniment sévir dans la société une quantité d'épidémies particulièrement funestes à son bien propre alors que des règles sociales sages auraient pu en libérer l'Etat bien avant la fuyante échéance de cette conversion complète et générale.
Prenons un exemple. Nul ne contestera, certes, qu'il n'eût été fort beau de faire disparaître l'usage corse des vendettas privées par la seule diffusion de la charité chrétienne ; mais en vérité pouvait-on raisonnablement espérer en venir à ce que nul citoyen de cette grande île ne connût plus la rancune ? L'apostolat religieux parmi les corses, bien qu'il pût et dût fournir à cette réforme un secours très appréciable, était donc à lui seul un moyen pratiquement insuffisant de l'opérer ; tandis que, par contre, rien n'oblige à nier qu'une législation sage, une formation civique raisonnable et une bonne police n'aient pu à la rigueur éliminer cet usage très dommageable au bien public, même sans le secours de la religion. On voit par là qu'en face d'un désordre moral particulier et défini dont souffre la société, il ne faut pas prononcer à la légère que l'apostolat moral et religieux suffira pratiquement à le guérir, ni même qu'il est strictement indispensable à sa guérison. Même lorsqu'il s'agit de soigner dans la société des blessures ressortissant par un coté au domaine moral, il faut donc reconnaître en bien des cas l'importance absolument primordiale de la science politique, c'est-à-dire de la science qui (sans méconnaître en aucune façon les facteurs moraux) étudie directement les règles collectives par lesquelles la société, en grande partie défaillante et pécheresse, pourra néanmoins être conduite à servir, autant que le permet la misère de ses membres, la grande cause du bien public.
Nous voilà donc ramenés une troisième fois à constater le rôle irréductiblement original de cette science politique qui, parce qu'elle est la seule à s'occuper immédiatement du bien propre de cet ensemble humain qu'est la cité, est aussi la seule à pouvoir nous dicter les sûrs moyens de plier aux exigences du bien public l'action de tout ce corps aux membres inégalement vertueux.[^7]
4 Mais de toutes les erreurs où tombaient les officiers de notre apologue, voici la dernière et du point de vue chrétien, la plus lamentable : **ils méconnaissent l'inévitable répercussion du désordre militaire sur la vie morale et religieuse des troupes.** Il est clair en effet que ces officiers s'imaginaient servir plus puissamment la cause des âmes en se désintéressant de toute réforme spécifiquement militaire pour se préoccuper exclusivement d'apostolat ; et cependant tout homme vraiment sensé comprendra que cette méthode ne pouvait que jeter finalement en grand péril les âmes mêmes à la culture desquelles elle voulait se vouer exclusivement. En effet une armée désorganisée, une armée donc où s'épanouissent à leur aise l'indiscipline, l'oisiveté, l'ivrognerie, la débauche et la discorde, bref une armée où chaque caserne devient un foyer permanent de tous les vices, est un milieu profondément démoralisant, donc un champ d'apostolat fort ingrat ; tandis qu'une armée formée à des règles sévères d'obéissance, d'endurance et de bonne tenue prend par là des habitudes fortes et saines qui prédisposent les hommes à accepter mieux les leçons du christianisme lui-même. En prétendant s'intéresser plus que leur devanciers au bien spirituel et moral des troupes, nos officiers le desservaient donc grandement.
**Et si l'Etat ne poursuit plus le bien commun temporel ?**
Or l'erreur de ceux qui se représentent l'apostolat moral et religieux comme une panacée politico-sociale est, ici encore, strictement parallèle à celle de ces officiers. Ils oublient en effet constamment cette vérité, pourtant évidente : qu'une organisation vicieuse de la Cité peut être épouvantablement puissante pour démoraliser les citoyens et constituer ainsi des champs d'apostolats, non pas certes absolument stériles, mais exceptionnellement ingrats ; si bien que le souci même de l'apostolat moral et religieux, loin de nous dispenser d'envisager et de poursuivre des réformes politiques, peut en certains cas nous y stimuler positivement.
Ces obstacles qu'une organisation politique vicieuse peut apporter aux conquêtes de l'Eglise sont de diverses sortes. Il peut se faire que l'Etat se borne à remplir négligemment sa tâche, omettant de réprimer quantité de désordres là où le bien public le demanderait et laissant ainsi s'accumuler dans son sein mille foyers de pestilence. Ce malheur est déjà grave assurément et mérite qu'on y cherche des remèdes. Mais ce sera bien pis encore si l'Etat, s'inspirant de principes directeurs faux (comme sont ceux de la Révolution française ou de la révolution russe) ne se borne pas à gouverner mal mais cesse, à proprement parler, d'orienter son gouvernement à sa fin véritable, c'est-à-dire au bien public, pour se constituer le serviteur d'une fin perverse, caricature décevante de ce bien. Car alors c'est l'Etat lui-même qui se fait un foyer permanent de corruption intellectuelle et morale pour tous ses citoyens et qui, par une pression d'autant plus dangereuse que, l'habitude aidant, elle passe inaperçue, travaille constamment à rendre les âmes foncièrement antipathiques à l'idéal du christianisme. N'est-il pas clair, par exemple, qu'un peuple à qui ses maximes, ses institutions et ses lois tendent constamment à inculquer l'idolâtrie de toutes les formes de la licence, l'horreur de toute autorité véritable, l'indifférence aux doctrines religieuses, le mépris de la famille et l'idéal exécrable d'une « émancipation » individuelle toujours croissante à l'égard de tout lien, de tout frein et de tout joug, subit par là même une déformation intellectuelle et morale profonde qui le dispose très mal à accueillir le divin message d'humilité, de renoncement et de dépendance qui constitue l'Evangile ? Ce qui est donc tristement normal c'est qu'un peuple dont l'intelligence et le cœur sont ainsi persévéramment déformés, se détourne aussi de plus en plus du christianisme lui-même et que l'apostolat le plus zélé n'y porte communément que des fruits restreints et peu durables. Prévoir comme inévitables ces tristes conséquences n'est pas, quoi qu'on prétende parfois, méconnaître la toute puissance de la grâce divine ; c'est simplement tenir compte de cette loi providentielle : que les fruits généraux de l'apostolat ont communément quelque proportion avec les dispositions du milieu où cet apostolat s'exerce. Un aumônier de régiment ou de lycée manque-t-il d'esprit de foi s'il prononce : tant que tels et tels désordres graves séviront sans répression aucune parmi ceux dont j'ai à m'occuper, mon apostolat a tout chance de ne garder fidèles à leurs devoirs qu'une petite élite de soldats ou d'écoliers ? Il peut donc y avoir pareillement des cas où, à la vue de la corruption des institutions publiques, le chrétien sage devra prononcer : tant que séviront en l'Etat ces maximes erronées et ces règles malfaisantes, la religion chrétienne a toute chance de demeurer en ce pays la religion d'une élite restreinte, la religion d'une minorité. Et dans ce cas le souci même du bien religieux stimulera chez le chrétien, bien loin de l'éteindre, le désir de réformes politiques foncières.
On voit par là quelle grande illusion c'est d'ériger en axiome que, pour le salut même des âmes, l'activité apostolique importe seule. Pour n'avoir sur le salut des âmes qu'une influence indirecte et préalable, l'organisation sage et saine du milieu national où cette activité s'exercera n'en importe pas moins grandement. Volontiers nous comparerions ceux qui le méconnaissent à ces paysans bornés qui ne veulent rien entendre quand on leur dit qu'un traitement judicieux pourrait améliorer leurs mauvaises terres, mais qui s'étonnent ensuite que leur récolte ne vaille pas celle des autres et concluent en accusant de paresse leurs ouvriers.
Ainsi nous sommes toujours ramenés à la même conclusion : à coté de la science des méthodes de salut et de conversion des âmes, il faut une science des règles collectives qui seules assurent la bonne santé générale de toute la Cité.
**Le moralisme politique, une erreur commune à de nombreux catholiques français**
Plusieurs de nos lecteurs trouveront sans doute que nous n'avons fait en ce chapitre qu'établir minutieusement ce que tout le monde savait déjà. Peut-être en effet avons-nous employé nos efforts à enfoncer une porte ouverte. Mais il est sûr au moins que c'est une porte par où beaucoup de nos catholiques français ne passent pas volontiers, rien n'étant plus commun parmi eux qu'un certain dédain des préoccupations spécifiquement politiques, inspiré par un faux esprit de foi. Où plutôt -- car il faut tout dire -- on voit quotidiennement nos catholiques, victimes d'un étrange renversement des valeurs, approuver et louer une certaine action politique à petit profits et à courtes vues, qui se borne à exploiter, dans l'espoir souvent déçu de quelques avantages religieux immédiats, les axiomes politiques courants et même les erreurs politiques courantes : principe de liberté, principe d'égalité et autres du même genre. Mais si quelqu'un déclare que ce jeu lui inspire décidément peu de confiance, qu'en tout cas, étant loyal et sensé, il ne consentira jamais ni à inscrire sur son drapeau des principes équivoques, ni à se déclarer pour une institution par cela seul qu'elle est populaire, si elle ne lui paraît pas bienfaisante ; qu'à ses yeux le travail politique fondamental doit viser à extirper de l'Etat les maximes erronées dont il a fait sa règle ; qu'il est donc très important de préciser en eux-mêmes les principes vrais de la bonne organisation des sociétés ; très important aussi d'incarner au plus tôt ces principes en des institutions concrètes, capables de les imprimer peu à peu jusque dans les moelles du peuple ; et que de telles entreprises sont d'autant plus nécessaires qu'elles sont le vrai moyen de faire tomber les obstacles formidables que la société moderne ne cesse de dresser entre les âmes et l'Evangile -- au simple énoncé de pareille conception on entend certains catholiques français déclarer cette mentalité peu chrétienne, sous prétexte qu'elle amoindrit le rôle de la grâce en exagérant celui d'une bonne organisation visible de l'Etat.
De tels reproches supposent toujours, distincte ou non, une théorie politique erronée, pour qui l'apostolat serait le moyen fondamental d'assurer le bien public, le règne des bonnes règles collectives n'étant plus qu'un secours supplémentaire, accessoire, imaginé pour y aider quelque peu...Il n'était donc pas superflu de montrer qu'une telle conception est, en elle-même, fausse. Nous savons désormais que le bien public étant celui d'un ensemble humain, les seuls moyens positivement aptes à l'assurer sont des moyens directement proportionnés à procurer un résultat d'ensemble et consistent donc essentiellement dans les bonnes règles collectives par lesquelles la société entière se meut vers ce résultat ? Ces règles sont donc en toute vérité le premier et fondamental moyen de servir cette fin-là. Cela ne veut pas dire bien entendu qu'elles aient le magique pouvoir de suppléer à toutes les activités individuelles dont la vie de la société a besoin -- car une bonne législation ne dispense pas plus de l'apostolat moral et religieux qu'elle ne fournit du blé sans labour ni semailles -- mais cela veut dire que ces règles ont le merveilleux privilège de garantir dans la société entière, autant qu'il se peut humainement, l'exercice effectif et le bon succès de toutes ces activités nécessaires ; tandis qu'au contraire là où manquent ces bonnes règles, tout, y compris la vie morale et religieuse, se trouve en péril. Quiconque a compris cela a compris la nature des moyens dont traite la science politique et pourquoi l'esprit de foi ne nous interdit nullement d'attribuer à cette science une importance absolument capitale.
Guy de Broglie sj (1928 -- 1929)
[^2]: Les intertitres sont de la rédaction du bulletin REP
[^3]: Rappelons que pour saint Thomas d'Aquin, l'homme peut être un « bon citoyen », c'est-à-dire remplir tous les devoirs que lui impose le service du bien public, sans être un complet « homme de bien », c'est-à-dire sans remplir tous ses devoirs d'homme (baptisé) (Ia IIae q 92 a 1 ad 3). Or c'est seulement pour être un homme de bien complet que la vie surnaturelle est indispensable ; et par suite rien n'empêche un pécheur, voire un païen, d'être de « bons citoyens » (cf. IIa IIae q 23 a 7). Il est donc permis de penser qu'une formation civique raisonnable peut conduire un peuple de païens à être surtout composé d' « assez bons citoyens », ce qui permettra sans nul doute à ce peuple d'atteindre à une mesure déjà très appréciable d'ordre et de prospérité. On peut se représenter plus ou moins sur ce type les « vertus » des vieux romains (Cf. St Augustin, De civ Dei, 1, 5 c 15 ; PL 41, 160)...
[^4]: La noétique est ce qui concerne la noèse (du grec, la pensée). La noèse est l'acte même de la connaissance, tourné vers l'objet
[^5]: Comme on l'aura compris « réforme morale » signifie ici réforme de la morale naturelle individuelle et « réforme religieuse » signifie réforme au niveau de la morale surnaturelle
[^6]: I Tim, 4,8. La piété est utile à tous
[^7]: Il serait très intéressant d\'appliquer ces considérations générales au traitement de ce mal social si répandu aujourd\'hui, qui s\'appelle *la haine de classe.* Bien des catholiques posent comme un axiome que rien de sérieux ne peut être fait pour sa guérison, si on ne pénètre les âmes de charité chrétienne en les convertissant à l\'évangile. C\'est, nous semble-t-il, confondre deux assertions. Il est bien sûr que partout où la foi et la charité surnaturelles ne règnent pas, il y aura *des haines* fréquentes : car seul l\'état de grâce peut affermir un coeur dans l\'amour universel de son prochain. Mais il ne s\'ensuit pas que, dans un peuple communément privé de ces dons célestes, il doive nécessairement régner *des haines de classe,* c\'est-à-dire des haines collectives, fondées sur l\'opposition même des groupements sociaux au sein d\'une même Cité. Qui donc oserait dire que, dans une armée païenne (disons, pour être concrets, dans l\'armée japonaise), il est *nécessaire* que le corps des soldats haïsse le corps des officiers ou que l\'ensemble des fantassins haïsse les artilleurs ? Tout au contraire, même dans une armée de païens, il serait plutôt normal qu\'il se rencontrât entre soldats et officiers, entre fantassins et artilleurs, un certain fond de sympathie, vu l\'assistance mutuelle qu\'on se rend en vue de fins militaires communes. Et c\'est pourquoi rien n\'empêche que des règlements sages ne suffisent à exclure d\'une armée même païenne, non pas certes tous les motifs de haine, mais tous les motifs de ces haines collectives, consécutives à la simple diversité des fonctions.
Ne raisonnons pas autrement sur la *haine de classe.* Même dans une société païenne, elle n\'est pas un phénomène nécessaire et normal; elle naît de causes qui, pour être fréquentes, n\'en sont pas moins accidentelles. Elle vient d\'abord de ce que les classes s\'oppriment ou se menacent collectivement les unes les autres; et ensuite de ce qu\'elles s\'hypnotisent sur la préoccupation de leurs jalousies ou de leurs antagonismes, jusqu\'à perdre de vue les services qu\'elles se rendent par leur naturelle collaboration au bien public. Or, rien n\'empêcherait *absolument* qu\'un État même païen s\'organisât avec assez de sagesse pour que ses institutions même empêchassent communément toute oppression et toute menace générale d\'une classe par une autre, et pour que l\'éducation civique, les institutions et les lois tendissent à mettre en lumière et en valeur la collaboration naturelle et féconde que les diverses classes fournissent toutes à la cause, si naturellement aimable à tous, du bien de la Cité. Et s\'il en était ainsi, pourquoi ce peuple devrait-il être déchiré par les haines de classe?
> D\'où nous conclurons deux choses : d\'abord que, partout où sévissent des haines de classe, c\'est un signe certain, non seulement que la charité ne règne pas dans les coeurs, mais *que la Cité est mal organisée;* ensuite que, même en dehors de l\'apostolat religieux, *il y e beaucoup à faire pour l\'extinction des haines de classe par une réorganisation vraiment rationnelle de la Cité.*