(GDB261115B)
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**DOCTOR COMMUNIS**
ACTA ET COMMENTATIONES PONTIFICIAE ACADEMIAE ROMANAE S. THOMAE AQUINATIS
Vol. XXV Anno 1972 IV
GUY DE BROGLIE, S.J., *« Justice sociale » et « Bien commun »* : p 257
CHARLES BOYER, S.J., *Existentialisme et Réforme selon Paul Tillich* : p 293
CANDIDO Pozo, S.J., *La razón de ser de la Mariologia* : p 303
*Res Academiae*: Cenni biografici di Accademici defunti: Mons. Roberto Masi, P. Pietro Lumbreras, O.P., Prof. Ludovico de Simone : p 317
Voir un Avis important à la page 317
ROMA 1972
[256]
IMPRIMATUR
E Vicariatu Urbis die 16 Decembris 1972
j- Hugo POLETTI Archiepiscopus Civitatis Novae, Pro-Vic. Gen.
[257] **« JUSTICE SOCIALE » ET « BIEN COMMUN »**
**I. Objet et présupposés de cette étude.**
Le terme de « justice », surtout quand on lui associe le qualificatif de « sociale », est un de ceux qui prêtent le plus à confusion dans la pensée chrétienne d'aujourd'hui. La présente étude, simple chapitre d'un ouvrage que nous voudrions consacrer à cet important sujet, ne prétend évidemment pas dissiper à elle seule toutes les équivoques courantes en ce domaine. Le but de ces pages est seulement de montrer que, si on veut être en mesure de se prononcer de manière ferme et sûre en matière de « justice sociale », la première et la plus indispensable condition pour cela est de s'être d'abord formé une notion exacte *de la fin caractéristique* au service de laquelle cette « justice » doit s'exercer, fin qui ne saurait se définir autrement que comme le « bien commun », c'est-à-dire le bonheur collectif de la société même à laquelle on fait allusion chaque fois qu'on qualifie de « sociale » la justice sur laquelle on s'interroge.
Mais précisons tout de suite que, pour être bien comprises, ces pages supposeront admises trois vérités fondamentales qui, dans l'ouvrage projeté, auront été rappelées ou développées dans les chapitres antérieurs.
La première, c'est que le terme de « justice » est susceptible, comme tant d'autres, d'avoir plusieurs significations nettement différentes, significations qu'il importe de savoir distinguer entre elles, sans méconnaître pour autant les multiples analogies qui peuvent les unir.
Et la seconde, c'est qu'en son acception la plus haute, --- celle qu'on peut à bon droit qualifier de spécifiquement « chrétienne », en raison surtout d'habitudes de langage presque constantes chez Saint Paul et Saint Matthieu, --- le mot de « justice » désigne *la pleine fidélité de l'homme à observer la loi de Dieu,* loi dont les préceptes essentiels se résument dans l'amour de Dieu et du prochain[^2]. Pour qui s'inspire de ce langage divinement autorisé, la [258] « justice » d'une activité ou d'une vie humaine consiste donc dans sa pleine et volontaire conformité à la loi divine; et la « justice » (habituelle) d'un sujet humain est la disposition d'âme stable et intime qui l'habilite et l'incline à donner ce caractère de perfection à toutes ses actions. De ce point de vue, c'est donc tout un pour chacun de nous de posséder la « justice », ou de se trouver (par un don gratuit de Dieu) dans cet « état de grâce » qui comporte en tout sujet qui en bénéficie un certain règne stable de la vertu de charité.
Mais nous présupposerons aussi une troisième vérité, plus délicate à mettre pleinement en lumière. Et c'est que **la simple présence en nous de la « justice chrétienne », ou (ce qui revient pratiquement au même) de la vertu de charité, ne nous fournit pas *par elle seule* toutes les lumières distinctes dont nous avons besoin pour bien diriger toutes nos activités**. Car le rôle fondamental de la charité, tel du moins qu'il se présente d'emblée à notre pensée naturellement conceptuelle et morcelante, est de nous affectionner *à toutes les personnes* (divines et humaines) que nous avons à aimer.
En d'autres termes, le rôle primordial de cette divine vertu est de nous pousser, d'une part, à nous complaire dans le Bien infini du Créateur, et, d'autre part, à souhaiter leur plein bonheur à toutes ces vivantes images de Dieu que sont nos frères en humanité. **Mais quelqu'élevé et compréhensif que soit ce programme, il ne précise encore que *les fins* auxquelles nos cœurs doivent s'attacher. Il laisse donc ouverte la question extrêmement complexe des *moyens à* prendre pour travailler concrètement au bien, et plus précisément encore au bien *terrestre,* de chacun de nos semblables.** Et c'est en ce domaine que, pour régler correctement nos activités, nous avons besoin de lumières complémentaires assez diverses.
Nous avons besoin d'abord, et ce point ne fera difficulté pour personne, de toutes sortes de certitudes que pourra seule nous fournir **notre connaissance des lois générales de la nature**. Quel autre chemin pourrions-nous bien suivre, par exemple, pour savoir déterminément quels aliments sont vraiment appropriés à entretenir la vie humaine, [259] ou quels remèdes conviennent à chaque type de maladie? Mais il importe de comprendre que ce genre-là de renseignements ne saurait suffire à lui seul, et que le sain exercice de notre charité réclame aussi des certitudes d'un autre genre, c'est-à-dire *des règles d'action d'un caractère spécifiquement moral.* Car c'est à cette condition seulement que notre charitable dévouement envers notre prochain pourra tenir un juste compte de *la valeur originale de chacun des genres de biens* qui peuvent et doivent concourir au bonheur terrestre des hommes.
Si en effet la morale chrétienne peut légitimement se résumer en une « morale de la charité », pour autant que tous nos actes peuvent et doivent être inspirés et commandés par notre double amour *de Dieu et du prochain,* il serait inexact, et même tout à fait ruineux, d'en conclure que notre comportement envers les personnes humaines puisse être légitimement réglé en considération de la *seule* bienveillance dont notre cœur déborde pour chacune d'elles, sans égard aux exigences propres *des multiples vertus morales* qui nous prescrivent le respect de tel ou tel genre caractéristique de valeur et de finalité. La preuve en est que certains souhaits peuvent quelquefois s'éveiller en nous sous la pression d'un altruisme sincère et désintéressé, et se heurter néanmoins aux prohibitions fermes et absolues que notre conscience oppose à telle ou telle forme de service, malgré son indéniable aspect d'utilité.
Un mensonge, par exemple, nous permettrait parfois de tirer notre prochain d'un embarras cruel, ou de lui procurer à peu de frais une joie profonde et durable; et il n'en reste pas moins interdit *par la vertu de véracité,* c'est-à-dire par l'inviolable respect dû par chacun de nous à la finalité propre du langage.
De même la charité nous pressera souvent de prodiguer à une malheureuse femme abandonnée par son mari toutes les marques possibles de sympathie ... à la réserve pourtant de la plus complète et de la plus expressive de toutes: celle qui consisterait à nouer entre elle et nous un nouveau lien conjugal, sans égard aux lois *de la chasteté.*
Et de même encore un juge qui aurait à trancher un litige entre un riche égoïste et une famille pauvre digne de toute sympathie pourra se voir obligé de donner gain de cause au riche, au nom d'une « *justice* » dont l'objet propre se limite au respect impartial de tout droit objectivement établi.
Ces exemples peuvent aider à comprendre ce qu'a tout à la fois de complexe et de compréhensif la notion de la « justice chrétienne », [260] ou (ce qui revient pratiquement au même), le règne dans une âme humaine d'une charité clairvoyante et équilibrée. Car si on peut affirmer en un sens très juste que la pratique de cette divine vertu se résume tout entière *dans l'amour de Dieu et du prochain,* cette formule sommaire sous-entend qu'il s'agira toujours d'un amour *pleinement ordonné* de ce double objet. Et l'« ordre » auquel on fait ainsi allusion n'implique pas seulement que nous devons aimer Dieu incomparablement plus que toutes les personnes créées, et que, parmi celles-ci, nous sommes tenus d'accorder une juste préférence à celles qui nous sont les plus proches. **Car l'ordre de la charité implique aussi, et non moins essentiellement, que notre attachement primordial à Dieu entraîne en nous une volonté inviolable d'observer par amour pour Lui *toutes les lois qu'Il nous impose,* c'est-à-dire toutes les règles d'action fermes et universelles que notre sens moral reconnaît comme tellement inscrites en notre nature raisonnable qu'elles conditionnent toute orientation consciente et pleine de notre vouloir vers le Bien suprême et absolu.**
En d'autres termes, l'amour que nous devons à Dieu comporte essentiellement et de plein droit (comme l'Évangile lui-même en témoigne) une intention résolue d'« observer tous les commandements », c'est-à-dire de respecter fidèlement les exigences propres de toutes les vertus morales qui doivent régler ici-bas notre conduite. Il y a donc assurément un lien étroit entre toutes ces vertus et la divine charité, laquelle abdiquerait sa propre nature si elle pouvait négliger de nous en commander l'exercice fidèle et constant. Mais cela n'empêche nullement que chacune de ces vertus reste distincte de la charité elle-même par sa notion propre et caractéristique. **Et la meilleure preuve en est que ceux de nos frères humains qui restent dépourvus des lumières et des forces que la charité leur apporterait n'en ont pas moins le pouvoir et le devoir de conformer leurs actions aux requêtes de ces différentes vertus, et cela par un juste respect de la finalité caractéristique de chacune.**
De même donc que la « justice chrétienne » (au sens fondamental et compréhensif de ce terme) nous impose une fidélité constante à la *véracité* ou à la *chasteté,* mais sans qu'on puisse pourtant dire que ces vertus *se confondent* avec la charité elle-même, on conçoit aussi sans peine que la charité puisse et doive nous dicter aussi l'exercice d'une certaine vertu, --- ou même de *plusieurs* vertus, à laquelle ou auxquelles le langage profane et courant réserve le nom de « justice ». Mais ni cette similitude de noms, ni le lien très réel qui [261] rattache à la « justice chrétienne » cet autre genre de « justice », ne sauraient empêcher qu'il doive être nettement distingué de la charité elle-même, en raison du caractère incomparablement plus humble et plus limité de son objet. Car **le propre de toute « justice » (au sens profane de ce terme) n'est jamais que de nous inspirer le respect *de certains droits bien définis*, à reconnaître ici-bas à des personnes ou à des groupes de personnes, respect qui peut indéniablement se rencontrer même chez ceux dont l'âme reste fermée à la divine charité, que ce soit en raison de leur incroyance ou de quelque habitude coupable.**
Ces remarques préliminaires étaient indispensables, croyons-nous, pour faire clairement saisir le but de la présente étude. Il doit donc être entendu que la « justice » sur laquelle nous allons nous interroger n'est pas la « justice chrétienne », ni donc le souci général que tout chrétien doit avoir d'être fidèle, par amour pour Dieu, aux exigences de *toutes* les vertus. Nous ne viserons ici qu'à éclaircir quelques problèmes relatifs *à une certaine vertu morale bien définie,* fort importante sans doute, mais beaucoup moins haut et moins ample par son objet que la divine vertu de charité.
Une étude de ce genre n'en est pas moins, de nos jours surtout, particulièrement opportune, puisqu'il s'agit d'une vertu à laquelle croyants et incroyants se réfèrent aujourd'hui couramment avec une frappante insistance, ne fût-ce que pour stigmatiser tout ce qui leur semble constituer des « injustices sociales », c'est-à-dire des infractions manifestes à ses plus indiscutables requêtes.
**II. Confusions de pensée aujourd'hui courantes en matière de « justice sociale ».**
Une doctrine ferme sur la « justice sociale » s'impose d'autant plus aujourd'hui que, s'il est devenu courant de dénoncer partout des « injustices sociales », et d'exalter par là-même, au moins implicitement, ce qui en constituerait la radieuse antithèse, nos contemporains se soucient généralement peu de préciser la nature et l'objet de cette vertu même, dans laquelle, ils pensent si manifestement entrevoir le sûr remède à presque toutes les misères humaines. Et pourtant rien ne serait plus nécessaire, soit pour distinguer les véritables « injustices sociales » d'avec ce qu'on affuble parfois de ce nom un peu trop [262] vite, soit pour comprendre les rapports exacts qu'ont avec la « justice chrétienne », c'est-à-dire avec une charité bien comprise, les diverses modalités d'exercice que cet autre genre de « justice » réclame.
Si tant de nos contemporains croient pouvoir faire ainsi un constant appel à la « justice sociale » sans se préoccuper d'en préciser d'abord la nature et l'objet, c'est avant tout, croyons-nous, la conséquence de certaines habitudes intellectuelles foncièrement individualistes, héritées de Rousseau et de la Révolution française. Car **la pensée politique et sociale des hommes d'aujourd'hui, imprégnée du grand principe selon lequel « tous les hommes *naissent et demeurent* libres et égaux en droits »**[^3]**, n'est au fond que fidèle à sa propre logique quand elle se représente toute communauté civique humaine, toute « Cité » digne de ce nom, non plus comme *un ensemble concret de familles,* normalement liées entre elles par toutes sortes de coutumes et de traditions élaborées au cours de l'histoire, mais comme une simple *quantité d'individus,* rattachés les uns aux autres par un imaginaire « contrat social »,** auquel chacun aurait souscrit en toute liberté, et qui ne se maintiendrait en vigueur que moyennant une infinité de libres décisions individuelles, chaque jour renouvelées et perpétuées[^4]. Et à cette erreur initiale les modernes épigones de Rousseau ont coutume d'en associer, au moins tacitement, une autre, héritée du même maître et assez étroitement apparentée à la première. Elle concerne directement *la fin en vue de laquelle* chacun est [263] censé avoir librement abdiqué quelque chose de sa pleine « liberté » native, pour s'engager dans le corps social. N'est-il pas assez normal, en effet, que ces monades humaines, que leur condition primordiale semblait prédestiner à ne s'intéresser chacune qu'à soi, ne puissent être amenées à se grouper en Cités que pour s'assurer chacune au mieux la pleine jouissance de ses propres privilèges essentiels, --- c'est-à-dire, avant tout, de cette « liberté » individuelle et de cette universelle « égalité » qu'on nous a présentées comme les deux valeurs fondamentales dont toute saine philosophie sociale se devait de partir? De là cette conséquence, indiscutablement logique à sa manière: que « le but de toute association politique est *la conservation des droits naturels et imprescriptibles de l'homme* »[^5] - c'est-à-dire *de chacune des personnes* qui ont accepté de s'engager dans cette entreprise de vie en commun.
On pourra donc bien se demander si le premier en dignité de tous nos droits naturels est le droit à « la liberté » (comme paraît l'admettre la déclaration de 1789), ou bien le droit à « l'égalité » (comme semblerait plutôt le supposer celle de 1793). Mais ce qui paraît hors de conteste à tous ceux qui se sont laissé imprégner de cet esprit, c'est que les deux idoles désignées par ces deux noms prestigieux (lesquels ne présentent, par eux-mêmes, à toute pensée vraiment réfléchie que deux notions universelles et abstraites, susceptibles d'applications très divergentes) méritent d'être élevées au rang *de valeurs primordiales, indivisibles et absolues;* et que la plus haute finalité de la vie en société ne saurait être que de garantir à chacun des sujets qui y ont souscrit la pleine et sûre jouissance de ces deux biens fondamentaux.
Il n'est pas difficile de comprendre à quelles impasses on aboutit dès qu'on se laisse dominer, comme c'est aujourd'hui courant, par ce rêve d'une société ainsi fondée sur un ensemble de supposés purement individualistes. Et **c'est bien en vain qu'on se flatterait d'esquiver ce reproche, en prétendant s'être libéré de tout « individualisme » au profit d'un certain « personnalisme » qui, hélas, risque trop de lui ressembler ici comme un frère!** De quelque qualificatif en effet qu'on les honore, de pareilles conceptions sociales ne sauraient échapper à une double tare. D'abord, parce que, de l'égocentrisme radical qu'on leur donne pour point de départ, aucune acrobatie intellectuelle [264] ne réussira jamais à tirer cet « altruisme » généreux et poussé jusqu'au sacrifice de soi qui, au jugement des penseurs païens eux-mêmes, doit être l'âme de toute véritable vertu civique. Et d'autre part, le système souffre d'une incohérence et d'une contradiction internes et irrémédiables, du fait même que cette « liberté » et cette « égalité », dont on voudrait faire l'objet de droits primordiaux et inviolables, se dressent inévitablement l'une contre l'autre comme des sœurs ennemies dès qu'on prétend les poursuivre toutes les deux pour elles-mêmes, à la manière de valeurs absolues et de « fins en soi »[^6].
Mais ce qui nous intéresse plus particulièrement ici, c'est l'inévitable écho de ces vues sur la conception qu'on se forme de la « justice sociale ». Car ce mirage d'une société instituée par voie de libre convention, et constamment maintenue en existence par les innombrables volontés de ses membres individuels, et cela en vue d'assurer à chacun cette pleine « liberté » et cette pleine « égalité » avec tous les autres auxquelles il se figure avoir droit, équivaut pratiquement à proclamer que tout homme possède un droit primordial et imprescriptible *à vivre ici-bas dans des conditions qui le satisfassent pleinement,* et que toute société humaine ne saurait avoir d'autre raison d'être ni d'autre fonction essentielle que *de garantir à chacun de ses membres* cette pleine satisfaction de tous ses vœux. En effet, l'idée même de « liberté », entendue en son sens le plus riche et le plus complet, implique manifestement une « libération » assez totale pour affranchir l'homme de tout ce qui pourrait entraver ou gêner en lui l'exercice autonome et délectable de toute activité qui serait susceptible de lui plaire... En n'est-il pas, d'autre part, plus clair encore que le droit à « l'égalité » deviendrait illusoire s'il n'autorisait [265] pas chaque sujet humain à revendiquer pour soi tous les avantages dont peuvent jouir légitimement d'autres personnes? Dès qu'on part de pareilles conceptions, on semble donc fondé à en conclure que la raison d'être fondamentale de la Société humaine est d'assurer à chacun de ses membres une existence de coq en pâte; puisqu'aucune communauté politique régulièrement constituée n'aurait jamais le droit de rien négliger de ce qu'il serait humainement possible de faire, soit pour épargner *à chacun* tout ce qu'il pourrait estimer gênant, soit pour procurer *à chacun* tous les biens dont il éprouverait le désir...
Dès qu'on se laisse dominer (fût-ce plus ou moins inconsciemment) par un rêve de ce genre, on en vient tout naturellement à dénoncer des « injustices sociales » partout où l'on découvre, dans la marche de l'économie humaine, des aspects plus ou moins pénibles et quelque peu généralisés. Si d'assez nombreux jeunes gens ont peine à trouver un emploi, et un emploi correspondant aux tâches en vue desquelles chacun d'eux avait choisi de se préparer, la vraie responsable n'en pourra être que « la société », ses « institutions », voire son « capitalisme »[^7]. Il en va de même si certaines industries subissent des crises, si des usines ou des mines se ferment, ou bien se voient contraintes de réduire leur personnel. De même encore si le coût de la vie augmente, si les impôts s'accroissent, si le logement pose toutes sortes de problèmes, si les travailleurs sont contraints d'obéir à des autorités et à des directives qui peuvent ne pas leur plaire, si leurs tâches, allégées par le machinisme moderne, sont, en revanche, devenues plus fastidieuses, la cause fondamentale de tous ces maux ne saurait être, pense-t-on, qu'une scandaleuse méconnaissance de la « justice sociale » par la société dans laquelle nous avons [266] été jusqu'ici condamnés à vivre. D'où l'on tend à conclure que le premier devoir de tout homme de sens et de cœur est de s'élever avec véhémence contre ce « désordre établi », fût-ce sans avoir pris la peine de se demander auparavant quelles institutions nouvelles ---décidément « justes », celles-là, et donc nettement différentes, --- pourraient être avantageusement substituées à celles qu'on incrimine. Et on ne remarque même pas que des vues aussi superficielles et aussi sommaires impliquent une inversion complète de toutes les perspectives jadis familières à tous les esprits sensés. Car les penseurs d'autrefois trouvaient normal de se représenter toute Cité humaine comme un grand « corps », au service duquel tous ses « membres » avaient le devoir de se dévouer, ce qui n'allait jamais sans de multiples sacrifices, petits ou grands, auxquels chacun devait savoir se résigner généreusement.
Tandis qu'**aux yeux d'une certaine pensée moderne, le devoir fondamental de toute société bien construite serait, au contraire, de mettre tous ses moyens d'action *au service de chacun de ses membres ...* et de réaliser ainsi l'impossible tâche de leur assurer *simultanément à tous* la pleine satisfaction de tous leurs souhaits individuels!**
Mais autant une pareille conception de la « justice sociale » constitue aux yeux d'un sain réalisme la plus folle des chimères, autant elle se présente comme merveilleusement simple aux yeux d'une idéologie qui, comme c'est souvent le cas, ne vise à se repaître que d'elle-même. On conçoit donc aisément que beaucoup d'esprits peu exigeants puissent aujourd'hui dénoncer partout des « injustices sociales », sans même songer à s'interroger sur la nature et l'objet de la « justice sociale », question sur laquelle ils s'estiment déjà très suffisamment renseignés...
Il se rencontre heureusement des esprits plus réfléchis, qui comprennent mieux la complexité du problème et l'insuffisance de solutions aussi simplistes. Mais ceux-là se réfugient trop volontiers dans un vague sentimentalisme, qui leur permet de célébrer la « justice sociale » avec d'autant plus d'enthousiasme qu'ils se croient dispensés d'en définir la nature et les exigences précises. Cette manière de voir a été développée par le cardinal Maurer, archevêque de Sucre en Bolivie, dans un article du journal « *Ultima hora »,* du 4 février 1972, dont la *Documentation Catholique* nous a donné la traduction.
[267] « À mon avis*,* écrit-il, la justice sociale *est un sujet qui échappe à une définition de manuel ou d'ouvrage de spécialiste.* Il est vrai que son objet porte sur la justice qui détermine les droits et les devoirs des hommes en tant que membres de la société humaine. Mais, lorsqu'on veut arriver au cœur de la justice, il faut vivre profondément ce qu'elle signifie, *il faut sentir dans sa propre chair l'angoisse tragique* du sous-développement, des limites et des pressions que supporte la plus grande partie des habitants de la terre ».
Et un peu plus loin :
« La "justice", telle qu'on l'entend aujourd'hui, *n'entre pas dans une définition générique.* Elle est, au fond, *l'intuition profonde des peuples et des personnes qui se sentent* l'objet des machinations des puissants, *qui souffrent dans leur chair de se sentir le jouet* d'une politique inhumaine... La définition de la justice nous ferait perdre toute la charge humaine que renferme son énoncé »[^8].
Ces considérations ont assurément quelque chose d'étrange, moins pourtant qu'il ne semble à première vue. Elles s'expliquent même assez aisément à la lumière des principes de sociologie dont l'auteur s'inspire. Lisons plutôt les lignes où il les énonce et qui font suite à celles que nous venons de citer.
« La personne humaine, selon l'Évangile, participe à la vie même de Dieu. *L'homme doit être traité comme on traite Dieu lui-même. Sur ce point,* l'Évangile est sans appel (??). Le Christ va jusqu'à dire: "Tout ce que vous aurez fait à l'un deux, c'est à moi que vous l'aurez fait". Dans l'optique chrétienne, l'homme *est un être sacré,* et, en tant que tel, il ne peut ni ne doit renoncer aux droits qui dérivent de son essence: droit à *l'égalité,* droit à *la liberté,* droit à *la libre opinion,* droit *au travail,* droit, en somme, à *l'autodétermination* et à *toutes les conditions* qui la préparent »[^9].
Deux choses sont ici particulièrement frappantes. C'est d'abord cette conclusion, un peu inopinément tirée de l'Évangile, que, dans une société fidèle aux enseignements du christianisme, tout homme doit être traité « comme *on traite Dieu lui-même »,* affirmation qui, comme nous allons le voir, va terriblement loin! Et c'est ensuite le caractère non moins terriblement vague et élastique de chacun des [268] droits naturels et individuels qu'on énumère comme inviolables et sacrés. Car même à nous en tenir aux deux premiers, (qui enveloppent déjà plus ou moins tous ceux qui suivent), il est bien clair que leur énoncé appelle impérieusement des précisions et des bornes, puisque, s'il s'agissait de droits *absolus* et que rien ne viendrait limiter, le règne général de « la pleine liberté » supposerait un régime d'anarchie totale, et celui de « la pleine égalité » la plus rigoureuse et oppressive des tyrannies! Mais ce qui jette à bon droit l'auteur dans un embarras inextricable, c'est que, bien convaincu comme tout homme de bon sens, qu'il faut imposer toutes sortes de restrictions aux droits qu'il a sommairement formulés, il s'est lui-même interdit *de trouver à ces restrictions une justification rationnelle quelconque* et cela du fait même de son affirmation initiale, selon laquelle chaque personne humaine peut et doit être constamment traitée par la Société « comme on traite Dieu lui-même »...
En effet, la solution toute simple qu'on apportait jadis à ce grand problème de la limitation de nos droits individuels se tirait de considérations non seulement différentes, mais nettement opposées à celle-là. On partait du fait que nous sommes *les humbles membres* de communautés humaines, qui englobent et dépassent grandement notre personne à chacun, et dont chacun de nous doit donc se faire *le modeste et dévoué serviteur.* D'où il suivait comme allant de soi que les « droits personnels » que chacun de nous peut avoir aux biens et aux avantages que le monde présent peut lui procurer devaient être conçus *comme subordonnés au droit supérieur* qu'a notre communauté elle-même de poursuivre et d'obtenir sa fin caractéristique, son bonheur collectif, son « bien commun ». Mais proclamer que toute personne doit être traitée par la société entière « comme on traite Dieu lui-même », c'est, pour peu que l'on comprenne ce que l'on dit, --- proclamer qu'on ferait à toute « personne » humaine la plus indigne et la plus intolérable des affronts si on acceptait jamais de la considérer et de la traiter *comme faisant partie de quelque grand ensemble humain* qui l'enveloppe et la dépasse, et dont les « droits » supérieurs primeraient tellement les siens qu'ils dussent leur imposer des restrictions de toute sorte. Qu'on le veuille ou non, cette « quasi déification » de la personne humaine équivaut (si vraiment elle a, en sociologie, un sens quelconque) à proclamer le principe d'un individualisme social intransigeant, selon lequel toute société humaine aurait pour premier devoir *de se reconnaître autant* [269] *de fins irréductiblement distinctes qu'elle compte de membres.* Et on devrait du même coup reconnaître à chacun de ceux-ci un droit *absolument inconditionné, ---* puisque « quasi-divin »! --- de voir la société entière se dévouer sans restriction aucune à son service. On ne peut, certes, qu'approuver le Cardinal Maurer de ne vouloir pas adhérer à des conclusions aussi folles. Mais on comprend aussi fort bien que, s'étant mis lui-même, par le principe peu défendable qu'il a posé, dans l'impossibilité de les réfuter par des voies rationnelles, il ne lui reste d'autre ressource que de fonder sur des appels à de purs « sentiments » la conception de « justice sociale » dont il s'inspire et qu'il vise à recommander.
Mais n'est-il pas inquiétant de déclarer ainsi « indéfinissable », donc étrangère à toute pensée ferme claire et commune, une « justice sociale » qu'on prétend cependant nous obliger tous à poursuivre ensemble et *d'un même cœur*?
Et n'est-il pas plus inquiétant encore d'ajouter que l'idéal de la « justice sociale » ne saurait être pleinement perçu et senti que par ceux-mêmes qui ont subi des « injustices » et se révoltent contre elles? En sorte que les chrétiens et l'Église elle-même ne sauraient en promouvoir sûrement la réalisation qu'en s'associant avec une pleine confiance à toutes les réactions et revendication de ces opprimés? Depuis quand, en effet, suffit-il d'avoir été opprimé pour échapper à toutes les faiblesses de la nature humaine? --- faiblesses dont l'une des plus courantes a toujours été une soif immodérée de revanche, qui pousse les victimes d'une oppression antérieure à répondre dès qu'elles le peuvent aux injustices de leurs oppresseurs par des injustices inverses, et parfois plus impitoyables encore![^10]. Rien n'est donc moins rationnel, ni surtout moins évangélique, que de vouloir trouver la clé de la « justice sociale » dans les sentiments et les aspirations de ceux qui ont eu le plus à souffrir d'injustices caractérisées...
Si donc nous voulons nous former de cette « justice » la notion précise et ferme qui, seule, nous permettra de la promouvoir et de [270] la défendre, nous aurons à nous tenir également en garde et contre la naïveté de ceux qui estiment pouvoir la définir par simple référence à quelques « droits naturels » de la personne humaine considérée en général, et contre le sentimentalisme non moins inquiétant de ceux qui croient pouvoir accorder en ce domaine une aveugle confiance aux sursauts et aux bouillonnements des groupes humains les plus cruellement défavorisés. La vérité, ici comme ailleurs, et plus même qu'ailleurs, ne saurait nous dispenser de faire appel à *une philosophie raisonnée, ---* mais que, par bonheur, nous n'avons pas à inventer nous-mêmes de toutes pièces. Dans le cas présent comme en bien d'autres, la vraie sagesse sera, nous semble-t-il, d'en revenir aux conceptions les plus traditionnelles de la théologie sociale de l'Église, telles notamment que saint Thomas les a précisées dans sa Somme Théologique. Attachons-nous d'abord à bien saisir la manière lucide et profonde dont le saint Docteur a su distinguer d'avec la vertu de « justice particulière » cette autre vertu qu'il appelait: la « justice générale », et à laquelle on préfère donner aujourd'hui le nom de « justice sociale ». Nous comprendrons alors sans peine que la première condition d'une conception satisfaisante de la « justice sociale » est une saine intelligence de la grande et traditionnelle idée du « bien commun », --- c'est-à-dire *de la fin* au bon service de laquelle toutes nos activités politico-sociales ont à s'ordonner.
**III. Justice « particulière » et justice « générale » ou « sociale ».**
La toute première conception que se forment de la « justice » ceux qui accordent à la personne humaine un minimum d'estime et de considération, c'est celle d'une vertu qui commande à chacun de nous de respecter les droits, similaires aux siens, de chacun de ses semblables. Tels sont par exemple le droit naturel de tout être humain à l'intégrité de son corps et à sa liberté individuelle d'action, son droit aux possessions qu'il s'est légitimement acquises, ou les droits de toute sorte qu'on a pu s'accorder mutuellement par des conventions librement souscrites. Ce genre primordial de « justice » est, comme on sait, celui auquel l'ancienne scolastique donnait le nom de « justice *particulière »* (pour autant qu'**elle concernait les relations des « particuliers » entre eux),** ou encore de « justice *commutative »* (pour autant qu'**elle réglait leurs échanges de biens et de services**). Et il est clair que si tous les devoirs humains de « justice » [271] pouvaient se réduire à ce type de rapports strictement *interpersonnels,* la pratique de la justice ne soulèverait qu'assez rarement des problèmes difficiles à résoudre.
Mais dès qu'on associe à la notion de « justice » l'épithète de « sociale », la question devient plus complexe. Car il ne s'agit plus alors de **droits et de devoirs réciproques entre personnes individuelles**. Il s'agit des droits et des devoirs qu'on doit reconnaître à chacun par rapport aux *communautés* dont il est membre, --- et avant tout, par rapport à cette communauté, « naturelle » à sa manière, qu'est sa *Cité.* Une des caractéristiques de la personne humaine c'est en effet de ne pouvoir arriver à un épanouissement pleinement satisfaisant de sa vie terrestre qu'au sein d'un ensemble stable et organisé de familles qui constitue sa « patrie ».
Ces ensembles organisés de familles peuvent sans doute se diversifier immensément entre eux. Ils peuvent ne consister qu'en de minuscules tribus de « primitifs », ou prendre, au contraire, les proportions de vastes empires. Mais sous quelque forme qu'ils se réalisent, on doit reconnaître à ce genre de collectivités humaines un aspect véritablement « naturel », en ce sens qu'elles répondent en nous à un besoin profond et incoercible.
Ce n'est pas, en effet, par un pur hasard que nous les voyons renaître toujours et partout, malgré les innombrables bouleversements de l'histoire. C'est parce que notre nature même nous prédestine à ne pouvoir bien vivre qu'en association permanente et consciente avec une multitude de nos semblables. Et la manière même dont ces groupes humains ne cessent de recruter leurs nouveaux membres est, elle aussi, très digne de considération. Car, bien qu'on puisse en certains cas acquérir telle ou telle nationalité en vertu d'un contrat d'adoption librement souscrit de part et d'autre, la manière de beaucoup la plus normale et la plus parfaite de devenir membre d'une « Cité » humaine est de s'y trouver rattaché, non point par une option libre, mais par un processus vraiment naturel à sa façon: au simple titre de la famille dans laquelle on est né et de l'éducation qu'on en a reçue[^11].
[272] Dès qu'on a bien saisi cet aspect « quasi-naturel » du lien qui nous attache normalement à notre patrie, on n'a aucune peine à comprendre que nous ayons envers elle des obligations immenses, des obligations que saint Thomas d'Aquin assimile résolument à celle de la piété filiale, tant elles ressemblent à la dette, trop grande pour être jamais acquittée, qu'a chacun de nous envers ses parents[^12].
En effet, **quand on dit de notre patrie qu'elle est notre « mère », il ne s'agit nullement d'une simple métaphore**. On veut dire par là que si nous sommes incontestablement redevables à nos parents de notre vie et de tous les biens que notre éducation nous a transmis, le couple qui nous a engendrés ne saurait cependant être considéré comme la source *unique ou primordiale* de tous les bienfaits qu'il nous a communiqués. Car si nos parents ont bénéficié eux-mêmes de cette vie temporelle dont ils nous ont fait part, et s'ils ont pu ensuite nous faire participer à des trésors collectifs de toutes sortes, à commencer par ce langage qui a ouvert notre intelligence au domaine de la pensée et de la civilisation, c'est en vertu de tout ce qu'eux-mêmes et leurs innombrables ancêtres avaient reçu sous mille formes *de la communauté* au sein et à l'ombre de laquelle s'étaient déroulées leurs existences. Ce n'est donc pas seulement à nos père et mère, c'est aussi à notre patrie que nous devons une gratitude vraiment filiale à sa façon. Et si l'on ajoute à cela que le citoyen est normalement membre de la Cité *pour sa vie entière* (tandis que les enfants n'ont ordinairement à vivre que pour un temps limité au sein de la société familiale qui les a vus naître), on conçoit sans peine que nos devoirs de « piété » envers notre patrie puissent n'être pas moins exigeants que nos devoirs de famille les plus sacrés, --- et quelquefois même plus impérieux encore.
Ce lien d'appartenance qui fait de nous les membres permanents d'un corps social, et d'un corps social envers lequel chacun de nous [273] a de très grandes obligations, nous fournit une première idée de la vertu de « justice sociale ». Car proclamer le caractère rigoureux de ces obligations, revient à dire que notre patrie a *un droit strict et absolu à* notre dévouement, et que notre morale serait donc incomplète et mutilée si nous refusions de nous reconnaître comme tenus de respecter dans toute notre conduite, non point seulement les droits strictement individuels de chacun de nos semblables (comme nous y oblige la justice « particulière » ou « commutative »), mais aussi les droits qu'a sur chacun de nous la Cité à laquelle il appartient. En d'autres termes, le rôle essentiel de la vertu qu'on appelait jadis la « justice générale », et qu'on appelle plus communément aujourd'hui la « justice sociale », est d'incliner et d'obliger toute personne humaine au service généreux de la communauté humaine dont il est membre, en contribuant pour sa part au bien propre de tout ce grand corps...
Mais cette considération, toute importante qu'elle est, soulève un autre problème: celui de savoir en quoi consiste exactement ce bien collectif dont chacun des membres de la Cité a le devoir de se faire le dévoué serviteur. Et il importe d'autant plus de résoudre cette question que divers courants de pensée moderne, et notamment un certain « personnalisme » mal compris, ont contribué de nos jours à l'obscurcir. C'est seulement après avoir précisé quelque peu cette notion que nous pourrons revenir au problème de la vertu de « justice sociale » pour en distinguer les modalités d'exercice fondamentales.
**IV. Le « bien commun », fin propre de la « société civile ».**
Si l'on veut comprendre le genre de services que les membres de toute communauté humaine ont à lui rendre, la première question à résoudre est, avons-nous dit, celle *du bien en vue duquel* toute communauté civile existe, puisque c'est évidemment la réalisation aussi complète que possible de ce bien-là que les citoyens auront à poursuivre par les « services » dont il s'agit.
Nous estimons superflu de nous attarder à réfuter en détail la théorie, vraiment indéfendable, de Rousseau, selon laquelle le but de toute société civile, sa raison d'être fondamentale, serait la sauvegarde des « droits » natifs de chacune des personnes qui la constituent. Une idée aussi saugrenue ne mérite pas d'être prise au sérieux. Il suffit pour l'exclure de faire observer que, dans ce cas, le but [274 ] fondamental de la vie en commun serait atteint bien mieux et bien plus sûrement encore si, au lieu de se réunir pour défendre leurs « droits » respectifs les uns contre les autres, les humains se retiraient au contraire chacun sur quelque île déserte, pour y vivre à la manière de Robinson: aucun de leurs « droits naturels » ne risquant plus, du seul fait de cet inestimable isolement, d'être jamais lésé ou menacé par qui que ce soit au monde...[^13].
La seule conception raisonnable que nous puissions nous former de cette vie en commun vers laquelle nous orientent les instincts les plus profonds de notre nature, c'est donc de reconnaître en elle un indispensable moyen d'assurer à ceux qu'elle unit, non pas le simple respect de leurs « droits » individuels, *mais **un ensemble positif de biens*** auquel une multiplicité d'existences solitaires leur interdirait d'accéder. Bien plus, l'objectif fondamental à viser dans cette vie collective par chacun de ceux qui y participent n'est même pas (n'en déplaise à Rousseau et à ses conceptions bassement individualistes) *de profiter chacun le plus possible* de tout ce que les autres pourraient lui fournir. Car s'il en était ainsi, la vie sociale, fondée tout entière sur une coordination de purs égoïsmes, n'aurait d'autre loi vraiment essentielle que *l'exploitation systématique de tous par chacun;* ce qui la condamnerait d'avance à des rivalités perpétuelles et à des conflits inexpiables.
Aussi les penseurs sérieux ont-ils compris de tout temps que ces sociétés, naturelles à leur manière, que constituent les Cités humaines [275] sont à concevoir comme autant de « corps » dont **l'unité est normalement antérieure aux libres choix des sujets qui les composent**, autrement dit, comme des groupes humains qui, loin de résulter des conventions arbitrairement conclues entre d'innombrables individualités en vue d'avantages tout personnels, exigent de plein droit de chacun de leurs « membres » qu'il reconnaisse devoir se comporter en dévoué serviteur de leur grande cause; et cela en coopérant à leur bien d'ensemble, en vertu du généreux « patriotisme » dont il a l'obligation stricte de faire preuve. Et c'est **ce bien d'ensemble (ou, si l'on préfère, cet ensemble caractéristique de biens)** que les penseurs scolastiques désignent, à la suite d'Aristote[^14], par le nom de « bien commun », pour autant qu'il est le bien de la communauté politique concrète à laquelle chacun appartient. Ils enseignent, en d'autres termes, que la raison d'être fondamentale de toute Cité est la poursuite en commun et la réalisation aussi complète que possible de ce grand bien collectif; et que le citoyen ne mérite donc d'être tenu pour un « bon » citoyen, que dans la mesure même où il est prêt à se dévouer au service de cette cause, et cela, s'il le faut, jusqu'au sacrifice de sa vie terrestre elle-même.
Voilà qui nous permet de préciser déjà notablement notre conception de la « justice sociale ». C'est, avions-nous dit plus haut, la vertu qui incline chaque membre de la Cité à rendre à la communauté dont il fait partie *les services qu'il lui doit.* C'est, pouvons-nous maintenant ajouter, la vertu qui pousse les citoyens *à poursuivre le bien commun* de leur patrie dans un esprit de généreux désintéressement, et cela très particulièrement (comme nous aurons à le préciser plus loin) en s'astreignant à observer fidèlement les lois et les préceptes qu'il appartient aux autorités civiles d'imposer à leurs ressortissants pour le service de cette grande cause.
Mais avant de pouvoir aborder cet aspect *légal, ---* et assurément très important! --- de la « justice sociale », il nous faut préciser davantage le contenu de cette notion fondamentale de « bien commun ». Car elle prête à de multiples malentendus, en raison surtout de préjugés individualistes dont peu d'esprits sont tout à fait exempts aujourd'hui.
Récusons donc d'abord une signification purement secondaire et très diminuée que plusieurs donnent depuis quelques années à ce [276] terme de « bien commun », signification dont le dernier Concile lui-même a cru devoir s'inspirer en tel ou tel de ses textes[^15].
**Au lieu de désigner le bonheur terrestre aussi complet et aussi parfait que possible de toute une multitude humaine, --- comme l'entendaient un Aristote et un saint Thomas, un Léon XIII, un Pie XI, un Pie XII ---, ce que l'on continue de dénommer « le bien commun » se réduit alors *à un ensemble de conditions d'existence générales et objectivement constatables,* propre à favoriser l'heureuse et saine vie terrestre *de tous les individus qui voudront et sauront en profiter, chacun pour son compte.*** En d'autres termes, l'idée de « bien commun » en vient ainsi à se confondre avec celle d'un certain « ordre public », qu'il appartient à tout gouvernement digne de ce nom de faire régner dans l'État, en édictant de bonnes lois, en exigeant leur fidèle observation, et en veillant à la sage organisation et au fonctionnement parfait de tous les services d'intérêt général.
--- Nous ne songeons évidemment pas à contester que, pour toute communauté humaine, le règne objectif d'un « ordre public » ainsi entendu soit *un bien,* et même un bien qu'on peut qualifier de « commun », en ce sens que tout le monde en est le bénéficiaire. Mais, tout réel et « commun » qu'il est, ce bien apparaît comme d'ordre nécessairement *secondaire et subordonné,* dès qu'on le met en parallèle avec cet autre « bien commun » dont nous parlent les maîtres de la [277] pensée scolastique, et qui, nous disent-ils, constitue de plein droit *la fin caractéristique* de toute société politique.
Car **le propre de toute « fin », c'est d'être à vouloir et à viser *pour elle-même,* donc comme une perfection qu'on souhaite voir réalisée sans restriction ni mesure**. Le « bien commun » de la Cité, tel que le concevait la philosophie traditionnelle, ne pouvait donc être que la synthèse de tout ce que les bons citoyens peuvent et doivent désirer de meilleur à leur patrie; et il définissait, aussi et du même coup, l'objectif suprême en vue duquel les autorités civiles avaient à organiser et à maintenir cet « ordre public » avec lequel plusieurs de nos contemporains sont aujourd'hui tentés de le confondre. Il ne peut donc que s'en distinguer nettement, **tout « ordre » digne de ce nom ne tirant jamais sa valeur que de quelque fin *distincte de lui et très supérieure à lui,* dont il favorise et conditionne l'obtention**. N'est-ce pas d'ailleurs ce que reconnaissent, tacitement et sans le vouloir, les défenseurs de la conception que nous critiquons, lorsqu'ils nous déclarent eux-mêmes que *leur* « bien commun » n'est rien de plus qu'un *ensemble de conditions* permettant l'épanouissement éventuel de mille bonheurs individuels? **Comment, en effet, ce pur « ensemble de conditions » pourrait-il être voulu et visé (soit par les bons citoyens, soit par leurs gouvernants) autrement que *par amour pour le bien incomparablement supérieur,* qu'elles tendent à favoriser, c'est-à-dire par un désir portant *directement et premièrement,* non point sur l'« ordre public » lui-même, mais *sur le bonheur,* aussi complet et général que possible, qu'on souhaite de tout son cœur à l'ensemble des citoyens?** Il doit donc être bien entendu que, lorsque nous parlerons du « bien commun » dans les pages qui vont suivre, il ne s'agira jamais de l'« ordre public » en tant que tel, mais de ce bonheur général qui, selon Aristote et saint Thomas, peut seul constituer la fin caractéristique de la vie en société.
Mais cette idée du « bonheur commun » de nos compatriotes, indispensable fondement de toute spéculation raisonnée sur la politique ou sur la justice sociale, est si riche et si complexe que nous nous exposerions encore à d'autres graves malentendus si nous négligions d'en préciser ici certains aspects fondamentaux.
Il est clair d'abord, que le terme dont il s'agit vise à désigner un bonheur auquel auront à participer *tous* les membres de la Cité. Car si les citoyens ont le droit, ou même le devoir, d'accorder une certaine préférence à ceux qui, au sein de leur communauté nationale, leur [278] sont les plus proches sous quelque rapport, il va de soi que, --- même abstraction faite des obligations plus hautes et plus universelles que la charité chrétienne nous impose ---, notre devoir de citoyens est de n'exclure de notre bienveillance *aucun* des membres du grand corps social qu'est notre patrie.
Mais il importe plus encore de souligner un autre point, souvent moins bien compris. C'est que cet amour universel de nos compatriotes n'est lui-même ce qu'il doit être que s'il leur souhaite à tous un bonheur humain *complet.* Car ce qui rend authentiquement « heureuse » une vie humaine, d'ici-bas, ce n'est pas la seule possession de certains biens visibles et périssables, comme sont la santé, les ressources pécuniaires et les charmes de la vie familiale. Ce sont aussi, et plus encore, les biens d'ordre spirituel et moral, comme sont la possession de la vérité religieuse et l'habitude de la vertu. Aimer vraiment quelqu'un de nos semblables, c'est lui souhaiter tous ces facteurs de son bonheur, à commencer par les plus excellents. Si donc « aimer notre patrie » consiste proprement à vouloir universellement le bonheur terrestre de tous nos compatriotes, cet amour aspire nécessairement à ce bien *complet* de tous. **C'est là ce qu'affirmait déjà saint Thomas, quand il soulignait, à la suite d'Aristote, une foncière identité de nature entre le « bien individuel » de chaque sujet humain et le « bien commun » de la multitude groupée en Cité**[^16].
Cet aspect capital de la question est celui que les papes du XXe siècle ont cru nécessaire de proclamer le plus fermement, en opposition à certaines conceptions laïcistes et matérialistes du patriotisme, qui se sont trop souvent affirmées de nos jours. Ce « bien commun », répètent-ils après Léon XIII, inclut en sa notion même « la plus grande abondance possible en cette vie *de biens spirituels et temporels, à* obtenir par l'effort et l'accord de tous »[^17]. Il s'agit à leurs yeux d'un bien qui « *concerne l'homme tout entier,* c'est-à-dire *les besoins de son âme* comme ceux de son corps[^18].
[279] À tout cela, il convient encore d'ajouter une précision extrêmement importante. Ce bonheur, aussi général et aussi complet que possible, que nous devons vouloir à l'ensemble de nos concitoyens ne concerne pas seulement toutes les personnes qui font *actuellement* partie de notre communauté politique. Car **une des caractéristiques fondamentales de la Cité humaine est de se perpétuer à travers des générations successives**, --- tout comme peut et doit se perpétuer ici-bas la communauté universelle du genre humain, dont les nations particulières ne constituent jamais que des sections partielles. Aimer notre patrie, lui souhaiter son bien propre et complet, ce n'est donc pas seulement **vouloir le bonheur intégral de tous nos *actuels* compatriotes; mais c'est vouloir et viser du même coup, et aussi efficacement qu'on le peut, que leur vie et leur bonheur se perpétuent et s'accroissent dans leur descendance au cours des siècles à venir.**
**V. Le « bien commun » est tout autre chose qu'une simple somme de « biens individuels ».**
Telle que nous venons de la préciser, la notion de « bien commun » apparaît déjà comme riche et complexe; et plus d'un parmi nos contemporains pourrait être tenté de s'en contenter. Ce serait pourtant une grande erreur. Car une pareille solution, loin de s'opposer foncièrement à l'individualisme excessif dont la pensée moderne est trop souvent imprégnée, risquerait au contraire de trop bien s'en accommoder.
Rien de plus simple, en effet, que de se représenter cet idéal de « bonheur commun », au service duquel tous les bons citoyens ont le devoir de s'employer, sous les traits d'une immense multitude de petits bonheurs tout individuels, simplement juxtaposés les uns aux autres. Et on peut même se demander si la tendance récente de certains penseurs chrétiens à ne plus désigner par le nom de « bien commun » qu'un certain « ordre public », censé également favorable à l'épanouissement intégral et au plein contentement *de chacune* des innombrables monades humaines réunies dans un même groupe, ne relève pas plus ou moins inconsciemment de ce mirage. Car **à force** [280] **d'exalter « la personne », beaucoup de nos contemporains en sont venus à ne plus considérer comme propre à jouer un rôle de « fin »,** --- c'est-à-dire de valeur digne d'être voulue *pour elle-même ---,* **que le bien visé par les désirs personnels et égocentriques de chacun.** D'où l'on devrait conclure que la seule manière vraiment philosophique de concevoir la finalité d'une communauté humaine quelconque est de se représenter cette communauté comme visant la réalisation *d'une immense multitude de petites fins particulières à poursuivre parallèlement.* En ce cas, le « bien commun », même pour ceux qui tiendraient encore à le distinguer de l'« ordre public », ne pourrait jamais consister que dans la simple somme quantitative de ces innombrables bonheurs individuels[^19].
Il importe de bien voir ce qu'a de déficient, de superficiel et d'illusoire cette conception tout « arithmétique », et par là même mesquine et pauvre, du bien ou bonheur « commun ». Mais ici encore [281] saint Thomas d'Aquin sera notre guide. Car s'il a fermement souligné, comme nous l'avons dit plus haut, l'indiscutable *connaturalité* du bien de toute communauté humaine avec le bien individuel des personnes qui la constituent, il n'hésite pas à affirmer ailleurs comme une évidence incontestable: « *bien commun* de la Cité et *le bien particulier* d'une personne unique ne diffèrent pas entre eux à titre seulement quantitatif, mais par leur idée même. **Autre est en effet la nature du « bien commun » et celle du bien d'un particulier, comme est autre la nature d'un *tout* et celle de sa *partie* »**[^20].
Cette position équilibrée est la sagesse même. Car il est assurément clair que le bien d'un ensemble de personnes humaines ne saurait aucunement se concevoir et se définir qu'en présupposant déjà connu tout ce qui constitue essentiellement le bien propre de *la* personne humaine, considérée en général. Mais, puisque les rapports caractéristiques qu'ont entre elles les « personnes » ne peuvent évidemment pas se réduire à des rapports de simple juxtaposition matérielle, il devient assez facile aussi de comprendre que le « bien » d'un ensemble de personnes liées entre elles par toutes sortes de liens intimes et profonds ne saurait être ramené à l'idée simpliste et grossière d'une pure multitude de biens individuels, juxtaposés les uns aux autres. En fait, il s'en différencie même à un double titre. Car il est, à certains égards, *notablement moins* que cela, tandis qu'à d'autres il est *beaucoup plus.*
Il est d'abord, disons-nous, *moins* que cela sous certains rapports. Il est sûr, en effet, qu'à ne considérer chaque personne humaine qu'isolément, son plein bonheur terrestre ne pourrait consister que dans la possession de *tout* ce qui peut être le légitime objet de ses souhaits individuels. Or on conçoit sans peine que la poursuite du bien général d'une Cité suppose, au contraire, de la part de ses membres d'innombrables renoncements à des satisfactions qu'ils seraient légitimement portés à poursuivre, s'ils n'avaient point à tenir grand compte des intérêts de leurs innombrables concitoyens.
Certains cas extrêmes sont, à ce point de vue, particulièrement typiques, comme celui du soldat qui s'expose à la mort pour le salut [282] de sa patrie, ou celui des familles auxquelles des réglementa sanitaires interdisent de fuir une région contaminée pour éviter la diffusion d'une maladie contagieuse. Mais, même en dehors de ces cas plus ou moins exceptionnels, c'est quotidiennement que des libertés dont chaque citoyen trouverait agréable de jouir sont limitées et contrariées par des exigences du « bien commun », telles en particulier que les précisent les décisions de l'autorité publique. Il est, par exemple, pénible de devoir consacrer une part notable de ses biens à payer des impôts. Il l'est plus encore de se voir parfois exproprié pour cause d'utilité commune. Il est gênant d'avoir besoin de « permis » pour toutes sortes d'exercices (comme la chasse ou la conduite d'une voiture), ou de diplômes laborieusement conquis pour exercer certaines professions. Comment d'ailleurs voudrait-on que chacun pût adopter en toute liberté le métier qui lui plaît dans une société où la prospérité générale exige que chaque genre utile d'activités n'ait ni trop ni trop peu de titulaires? Il est même inévitable que ces multiples restrictions aux libertés individuelles se multiplient d'autant plus que la société se différencie et se développe davantage. Car les contraintes d'ordre social peuvent se réduire à peu de chose dans une communauté de primitifs, où chaque famille n'a qu'à vivre sur les produits de sa chasse et de sa cueillette. Mais elles n'ont pu que se multiplier immensément dans une société de plus en plus vaste et complexe, où l'autorité publique peut et doit aviser aux conséquences même les plus lointaines et les plus indirectes d'activités de plus en plus complémentaires et diversifiées.
Autant donc il est sûr que le pouvoir politique doit respecter assez la liberté de tous pour ne lui imposer jamais plus de restrictions que ne l'exige le service effectif de la félicité commune, et qu'il doit aussi veiller à répartir ces restrictions le plus équitablement possible, autant il serait insensé de se représenter cette « félicité commune » comme l'épanouissement d'une multitude de petits égocentrismes juxtaposés, à chacun desquels il s'agirait d'assurer une satisfaction intégrale.
Mais si, à certains égards, l'idéal du « bonheur commun » de la Cité auquel tous les citoyens doivent aspirer reste ainsi très nettement *en deça* de ce rêve illusoire, il en dépasse par ailleurs immensément le contenu, et sous un triple rapport.
Il le dépasse d'abord, et ce point est le plus facile à entendre, pour autant que les renoncements multiples et très conscients imposés à [283] chacun par la vie sociale sont surabondamment compensés, --- au moins dans l'immense majorité des cas, --- par les avantages personnels que chacun retire de la coopération que les autres sont tenus de fournir au bien de tous. Car si des circonstances peuvent se présenter, --- par exemple pour le soldat qui tombe au champ d'honneur, --- où le sacrifice accepté en faveur des autres ne comporte de leur part aucune contre-partie proportionnée, les cas de ce genre restent malgré tout des exceptions à la règle générale. Fût-il donc vrai que la vie civique n'est inspirée aux hommes (comme l'imaginait un Rousseau) que par leurs instincts égocentriques, on pourrait déjà reconnaître que leur calcul intéressé n'est point déraisonnable, leur coopération collective au bonheur commun apportant généralement à chacun d'eux bien plus qu'il n'a perdu en renonçant aux agréments d'une vie solitaire.
Mais toute légitime qu'elle est, cette première considération reste encore très incomplète et assez basse. Car elle néglige deux aspects complémentaires et particulièrement importants de la question, deux aspects qui, l'un et l'autre, touchent directement à l'ordre moral.
Il importe en effet de comprendre que le « bonheur » de l'homme ne consiste pas seulement en la possession de certains biens plus ou moins matériels et périssables, comme sont la santé, la richesse ou l'exercice d'activités qu'on aime. **L'élément le plus noble et le plus fondamental d'un bonheur pleinement « humain », c'est la conscience que chacun peut et doit avoir de se conduire *selon les exigences de la vertu. ***Or il est bien clair qu'une vie uniquement égocentrique par toutes ses préoccupations effectives (n'eut-elle même rien de répréhensible, comme celle d'un Robinson dans son île) reste au moins cruellement dépourvue de toute la noblesse morale que confère à la vie d'un bon citoyen son perpétuel souci de régler ses actes en vue d'objectifs terrestres plus larges et plus hauts que son seul épanouissement personnel. Par ce côté, tous les renoncements que la vie sociale nous impose sont loin de constituer de simples brèches faites à l'idéal de notre bonheur individuel. Pourvu qu'ils soient acceptés dans l'esprit qui convient, ils constituent des facteurs positifs et inestimables de ce bonheur même. Et ce n'est pas là une considération nouvelle. Car elle s'exprimait déjà clairement dans la page, --- vraiment admirable, malgré les paradoxes qui s'y mêlent, --- dans laquelle Aristote entend établir que lorsque l'homme de bien sacrifie jusqu'à sa vie pour le salut de sa patrie ou de ses amis, il se montre en cela plus « ami de [284] Soi » que personne; puisqu'il préfère résolument l'incomparable joie d'une seule action sublime à toutes les médiocres satisfactions d'une longue existence[^21].
Mais à ce facteur de félicité particulièrement excellent qu'est pour chacun le témoignage de généreux dévouement que lui rend sa propre conscience, il s'en ajoute normalement un autre: la joie, elle aussi très noble et très profonde, que nous apporte le bonheur effectivement constaté de ceux que nous aimons; surtout quand nous avons contribué nous-mêmes à le leur assurer.
Une comparaison très simple peut aider à comprendre ce point. Quand une mère s'applique de tout son cœur à soigner son enfant malade, cet acte de vertu lui apporte de plein droit une première joie, solide et excellente: celle même d'avoir, en ce domaine, accompli tout son devoir. Mais si le malade guérit par ses soins, cette première joie se double d'une autre, elle-même très vive et très saine: celle que cette mère trouve à constater le retour à la santé d'un enfant qu'elle chérit. Et le fait que cet heureux résultat ait été le fruit du dévouement dont elle a fait preuve a normalement pour conséquence qu'elle s'en réjouit plus encore que si elle n'y avait été pour rien. Il en va proportionnellement de même chez ceux qui aiment leur patrie et se dévouent à son service. **De tous les facteurs de bonheur qu'ils peuvent et doivent trouver dans leur vie civique, le plus haut et le plus indéfectible est sans doute leur conscience d'en avoir fidèlement rempli tous les devoirs; et ce point resterait acquis même s'ils devaient constater l'échec le plus complet de leurs efforts et l'anéantissement pur et simple de leur Cité**. Mais il sera tout de même rare qu'une pareille [285] épreuve leur soit infligée. S'il est inévitable que la situation de notre patrie comporte des misères de tout ordre, et dont nous souffrons en raison même de notre amour peur elle, il est normal aussi que, par ses bons côtés, cette situation nous apporte toutes sortes de joies et de fiertés, pour autant que nous y reconnaissons une réalisation, --- toujours incomplète et imparfaite, mais nullement négligeable --- de ce « bonheur commun » d'une multitude humaine que nous aimons tout entière et de tout notre cœur. Et ce noble genre de satisfaction sera lui-même d'autant plus vivement ressenti par chaque citoyen qu'il aura conscience d'avoir efficacement contribué par ses propres renoncements aux heureux résultats qu'il a la joie de constater.
On le voit, rien ne serait plus dégradant et plus faux que de se représenter l'idéal du « bonheur commun » de la Cité sous les traits d'une pure multitude de petits bonheurs individuels, à obtenir par le rassasiement simultané d'innombrables appétits égocentriques. C'est là une illusion, dont on comprendra mieux encore la nature par un bref examen des causes qui y ont conduit tant de penseurs contemporains, même chrétiens.
La première de ces causes est sans doute une analyse philosophique insuffisante de l'idée même de « bonheur collectif ». Car il est parfaitement vrai qu'un pareil bonheur ne saurait se réaliser effectivement que sous la forme *d'une multitude de satisfactions distinctes,* éprouvée par des personnes elles-mêmes absolument distinctes les unes des autres. Car **il serait trop évidemment absurde d'imaginer quelque « sujet collectif » doué d'une « conscience collective », et susceptible à ce titre de savourer pour son compte on ne sait quel indivisible « bonheur collectif »!** Mais si l'idée d'un *sujet* collectif d'activité consciente est un non-sens, il est, par contre, tout à fait normal que toute personne individuelle soit capable d'aimer autrui, et donc de se porter par son vouloir *sur des objets d'amour* qui dépassent immensément sa propre individualité, et de se dévouer à leur service même au prix de grands renoncements, et de se réjouir grandement de leur bonheur à eux lorsqu'il le voit réalisé...
Or, dès qu'on part de cette idée, il devient très simple de comprendre qu'un sujet humain puisse vouloir, non pas seulement *sa propre* félicité temporelle, ou celle de telle ou telle *autre personne individuelle,* mais celle de *tout un ensemble* déterminé de personnes, - par exemple celle de tel peuple, façonné au cours des siècles par [286] l'histoire et destiné à prolonger son existence dans l'avenir. Et il est normal aussi que, lorsque nous prenons conscience *de faire partie* nous-mêmes de tel ou tel de ces peuples, nous puissions être tenus de préférer à notre bonheur terrestre tout individuel, la réalisation dans l'ensemble de ce peuple d'un certain bonheur généralisé, à assurer moyennant mille renoncements particuliers, loyalement et généreusement acceptés. Or il n'en faut pas plus pour qu'on puisse et doive dire que tous les bons citoyens peuvent et doivent se trouver d'accord pour viser *chacun,* non pas simplement son propre bonheur terrestre, ou même une quantité innombrable de petits bonheurs terrestres particuliers, à poursuivre et à réaliser comme autant de fins absolues et indépendantes les unes des autres, mais *un seul et même bien ou bonheur d'ensemble,* et cela sous la pression d'inclinations qui, pour être strictement *individuelles* quant au sujet qui les exerce, n'en sont pas moins conscientes de converger généreusement **vers une seule et même grande fin**, ardemment désirée *par chacun* pour l'amour *de tous.* Ce qui n'empêche pas, bien entendu, que chacun des citoyens puisse et doive souhaiter le bien individuel *de chacun* des autres, mais à la manière d'un bien dont il subordonne la poursuite à celle de ce grand bien d'ordre général[^22].
Si donc nos contemporains éprouvent une véritable difficulté à bien saisir l'unité intelligible et vraiment originale de cette fin d'ensemble que tous les bons citoyens ont à viser d'un même cœur, l'une [287] des causes en est sans doute un certain manque d'analyse philosophique, qui les empêche de bien distinguer *l'aspect subjectif* de ce « bonheur commun », (nécessairement multiple et morcelé en sa réalisation concrète, comme le sont nos existences personnelles elles-mêmes) d'avec son *aspect objectif,* lequel se présente normalement à notre pensée et à notre cœur *comme unifié et synthétisé;* et cela en raison même de la nature de nos facultés spirituelles. N'est-il pas normal, en effet, que notre intelligence et notre volonté, essentiellement faites pour s'intéresser principalement à l'Être et au Bien absolus, se portent *sur les ensembles d'êtres et de biens créés* plus encore que sur les éléments partiels de ces ensembles?
Mais il faut tout de même ajouter que cet aveuglement trop général de la pensée politico-sociale moderne a été grandement favorisé et encouragé par deux autres causes tristement caractéristiques de notre époque, et qui sont, d'une part l'individualisme systématique des théories que Rousseau et la Révolution française nous ont léguées en ce domaine, et, d'autre part, certains postulats laïcistes et matérialistes, selon lesquels le « patriotisme » et la « politique » n'auraient essentiellement à viser que des valeurs entièrement étrangères à l'ordre spirituel et moral. Dès qu'on part, en effet, de vues aussi courtes, aussi pauvres, aussi basses, l'idée même d'un « bonheur général » ne peut que perdre toute consistance ferme et claire; puisque au lieu d'évoquer l'admirable idéal d'un accord stable de tous, obtenu et maintenu moyennant tout un indispensable tissu de sacrifices complémentaires les uns des autres, le terme de « bonheur général » n'évoque plus que le rêve chimérique et contradictoire d'un foisonnement d'égocentrismes qui, tout en restant inévitablement rivaux, n'en atteindraient pas moins simultanément leur satisfaction intégrale! Aussi conçoit-on sans peine que, faute d'avoir su se libérer d'un mirage aussi incohérent, beaucoup préfèrent aujourd'hui ne plus parler du tout d'un « bien commun » qui constituerait *la fin proprement caractéristique et vraiment une* de toute vie civique; et qu'**ils ne conservent ce terme traditionnel que pour désigner un certain « ordre public », dont le seul vrai mérite serait à leurs yeux de permettre un « épanouissement » individuel complet à *chacune* des personnes qui voudraient et sauraient en tirer parti.**
Ces longues considérations sur la nature du « bonheur commun » auquel est essentiellement ordonnée toute vie civique nous permettent [288] de mieux comprendre les difficultés auxquelles se heurtent ceux qui les méconnaissent, et qui leur rendent pratiquement impossible de préciser quelque peu leur conception de la « justice sociale ». Car dès qu'on abandonne l'idée d'une authentique félicité collective, à laquelle tous aspirent *à coopérer* chacun pour sa part et à *participer* dans une joie commune, pour lui substituer la fiction d'une société ordonnée comme de plein droit à autant de petits bonheurs individuels qu'elle compte de membres, on ne peut plus qu'osciller entre un idéal de « justice sociale » effroyablement pauvre et un autre, tellement exigeant qu'il en devient insensé. Certains peuvent, en effet, partir de là pour en tirer cette conclusion foncièrement « individualiste » (et par là-même plus logique peut-être que tout autre): que la société ne saurait avoir d'autres devoirs de « justice » envers chacun de ses membres que ceux même qu'ont entre elles toutes les personnes individuelles qui le constituent, et que les obligations de « justice sociale » ne sauraient donc nous imposer rien de plus que d'épargner à chaque citoyen la violation des quelques « droits naturels » élémentaires et fondamentaux que tout homme a le devoir de respecter chez chacun de ses semblables; ce qui nous ramènerait aux conclusions les moins défendables du plus pur « libéralisme ».
Mais si, pour réagir contre cette erreur, on prétend au contraire faire de chaque personne et de son « épanouissement » individuel intégral et parfait une fin que la société entière a le devoir sacré de poursuivre, on tombe, à l'inverse dans le plus invraisemblable non-sens; puisqu'il s'ensuivrait que le devoir civique fondamental *de chacun* serait de refréner constamment en soi son égocentrisme, pour se dévouer tout entier au service de l'égocentrisme *de chacun* des autres, --- mais tout en maintenant lui-même, et en faisant valoir *contre chacun* de ceux-ci, les droits non moins inviolables et non moins absolus de son propre égocentrisme! Peut-on vraiment s'étonner que la notion de « justice sociale » paraisse soulever des problèmes inextricables à tous ceux qui ne réussissent pas à bien voir en quoi peut consister le « bonheur commun », c'est-à-dire harmonieusement coordonné et unifié, --- *de tout un ensemble déterminé de personnes*?
**VI. Peut-on concevoir un « bien commun » mondial, fondement d'une « justice sociale » mondiale?**
Les pages qui précèdent concernaient directement le « bien commun » *de la Cité,* c'est-à-dire de la patrie à laquelle chacun prend [289] conscience d'appartenir. C'est en effet par rapport à ces communautés bien caractéristiques que les penseurs des siècles antérieurs avaient élaboré leur théorie de la « justice sociale » (ou « générale »), et du devoir fondamental que cette vertu nous impose à tous de nous dévouer au « bien commun » de la société dont nous sommes membres. Mais on peut légitimement se demander aujourd'hui, et beaucoup se demandent en effet, si à une époque où toutes les populations importantes du globe sont désormais assez bien connues, et où mille moyens d'information et d'action sont à leur disposition pour entrer en contact entre elles, il ne conviendrait pas de substituer à notre souci d'un certain « bien commun » *national* celui du bien commun *universel,* autrement dit celui d'une communauté beaucoup plus vaste, celle du genre humain tout entier.
À cette question, il faut d'abord répondre qu'en toute hypothèse l'emploi du terme « substituer » serait ici fort impropre. Car les patriotes les plus intransigeants ont admis et reconnu de tout temps qu'un même sujet humain peut avoir plusieurs « patries » concentriques, au bien desquelles il doit s'intéresser et se dévouer, tout en sachant subordonner raisonnablement l'amour et le dévouement qu'il doit à quelque « petite patrie », --- par exemple à son village natal, à sa ville, à sa province d'origine, au souci principal qu'il doit avoir des intérêts généraux de sa « grande patrie ». La vraie question n'est donc nullement de savoir si nous ne devrions pas *abdiquer* tout patriotisme national pour ne plus aimer et servir aucune autre communauté humaine que celle de l'humanité entière. Le devoir de maintenir un certain « patriotisme », au sens traditionnel du mot, ne saurait être contesté.
Mais ce qui pose un problème plus sérieux, et sur lequel nous aurons à revenir ailleurs plus longuement, c'est que notre temps peut effectivement se demander s'il ne conviendrait pas d'élargir les horizons dont la pensée des générations anciennes était pratiquement forcée de se contenter. Il ne s'agirait, en somme, que d'étendre jusqu'aux dimensions de notre planète entière un processus d'élargissement dont l'histoire nous donne déjà maints exemples. De même en effet que les différents cantons helvétiques, ou les « États » libérés par Washington, ont constitué, par voie de confédération, des unités politiques qui s'appellent aujourd'hui la Suisse, ou les « États-Unis » d'Amérique, on pourrait aisément concevoir que les multiples « patries » entre lesquelles l'humanité se trouve aujourd'hui divisée [290] prennent de plus en plus clairement conscience de n'être chacune qu'une portion de la grande communauté humaine, et qu'elles en viennent ainsi à se reconnaître obligées de prendre désormais pour règle première et fondamentale de leurs activités, non plus la poursuite de *leur propre «* bien commun » à chacune, mais celle du « bien commun » *de la communauté humaine tout entière.* D'où il suivrait qu'elles devraient, pour organiser et garantir leur coopération efficace, instituer et reconnaître *un pouvoir universel de législation et de gouvernement,* qui (sans abolir aucunement toutes les autonomies légitimes et limitées dont pourraient continuer de bénéficier les « États » ainsi confédérés), aurait pour fonction essentielle de trancher en dernier ressort tous les problèmes pratiques majeurs posés par le service du « bien commun » mondial...
--- **À considérer les choses dans l'abstrait**, rien ne semblerait plus rationnel qu'un plan de ce genre à une époque comme la nôtre, où nos connaissances en matière géographique et économique et nos moyens perfectionnés de communication et d'information ont pratiquement éliminé toutes les impossibilités *matérielles* auxquelles un pareil projet se fût heurté dans le passé. Mais, pour qu'on en pût envisager la mise en œuvre effective, il faudrait, aussi et surtout, que toutes les populations appelées à s'unir ainsi en un seul grand corps fussent *psychologiquement et moralement préparées à* accepter, en vue de cette distribution plus générale et plus équitable du bonheur terrestre, la nouvelle autorité qui serait chargée d'y présider, ainsi que les sacrifices multiples et considérables que, sous peine de trahir sa mission, cette autorité se verrait vite conduite à imposer aux intérêts économiques des uns et à l'amour propre des autres ... Or tout semble indiquer que l'ensemble des populations du monde est présentement bien éloigné des dispositions noblement et généreusement désintéressées qui permettraient à ce beau plan de réussir, --- et de ne pas **devenir, tout au contraire, l'occasion de nouvelles discordes et d'antagonismes passionnés!** Ici comme ailleurs des solutions qui se fussent présentées comme simples et normales pour une humanité restée en son état primitif d'innocence posent des problèmes inextricables à une humanité que ronge la lèpre du péché, avec tout ce que le péché implique d'égoïsmes individuels et collectifs. Qu'on songe, par exemple, à la difficulté qu'il y aurait, dans un monde où sévissent tant d'antagonismes idéologiques ou raciaux, à faire accepter par tous comme équitables et impartiales toutes les décisions qu'une autorité suprême (et [291] dont la forme prêterait à mille discussions), croirait devoir prendre pour le plus grand bien général du genre humain!
Mais si cet idéal d'une organisation pleinement rationnelle de l'humanité entière en vue de son « bonheur commun » semble pratiquement irréalisable dans notre monde d'aujourd'hui, et si rien même ne garantit qu'il puisse jamais se réaliser entièrement au sein d'une humanité pécheresse, nous n'en conclurons nullement que l'idée même d'une « justice sociale » universelle soit dénuée de sens en elle-même, ou que nous n'ayons pas à en inspirer notre conduite. Une comparaison des plus simples suffira à le faire entendre.
Nous savons tous que chaque nation peut, à un moment ou à l'autre de son histoire, traverser des périodes d'anarchie, généralement dues aux discordes qui y opposent entre eux des groupes de citoyens; et que cette situation ne manque jamais d'engendrer pour les peuples des maux extrêmes. Mais **personne n'est tenté d'en conclure que les gens de bien soient alors dispensés de rien faire en vue du « bien commun »! Tout au contraire, c'est alors que chacun est plus que jamais obligé de s'ingénier *à faire tout ce qu'il peut* (selon les moyens dont il dispose) pour suppléer à cette lamentable carence de l'autorité publique, --- tout en sachant d'ailleurs parfaitement ce qu'auront inévitablement de maigre et de précaire les résultats auxquels pourront aboutir ses interventions même les plus généreusement dévouées.**
Ainsi en va-t-il d'un monde comme le nôtre, auquel le règne trop général de l'égoïsme et du péché interdit (au moins pour longtemps, et peut-être pour toujours} de s'organiser puissamment et stablement en vue d'un « bonheur commun » de tous les hommes. L'absence même d'une organisation aussi souhaitable en elle-même, loin de nous dispenser de rien faire pour y suppléer, nous oblige au contraire à faire *tout ce qui nous semblera pratiquement possible,* pour suppléer aux tâches qui seraient celles d'un parfait « gouvernement du monde », --- mais sans nous illusionner pour autant sur le caractère cruellement incomplet des réussites limitées auxquelles pourront aboutir nos efforts.
Il resterait, évidemment, à préciser ce qui pourra être fait en ce sens par les uns ou par les autres. Mais ce problème ne pourra être abordé que lorsque nous nous serons formés de la vertu de « justice sociale » une idée plus complète et plus nuancée. Car nous n'avons étudié dans le présent chapitre que la nature propre *de la fin* que cette [292] vertu oblige l'homme à poursuivre, et qui est le « bien commun » des communautés auxquelles il appartient. Il nous reste à examiner les *divers genres d'activités* que cette vertu commande, et notamment les deux modalités d'actions, indispensables et complémentaires, qu'elle appelle et exige: l'exercice de l'autorité publique et l'obéissance qu'on doit à ses décisions.
GUY DE BROGLIE S.J.
* La recension du livre de C.F.D. MOULE, *La Genèse du Nouveau Testament,* publiée sans signature dans *Doctor Communis* XXV (1972) 64-68, a pour auteur le Père Silverio Zedda, S.J., professeur de la Sainte-Écriture (Nouveau Testament) à l'Université Grégorienne. *(Note de la Rédaction)*
[^2]: Il est sûr, par exemple, que lorsque Saint Matthieu énonce la quatrième béatitude: « Heureux ceux qui ont faim et soif *de la justice* » (Mt. 5, 6), il veut dire: « Heureux ceux qui aspirent insatiablement à mener *personnellement* une vie de plus en plus pure et sainte » et non pas: « Heureux ceux qui ne se lassent pas de dénoncer et de combattre toutes les pratiques injustes *qu'ils peuvent constater autour d'eux* dans la société humaine ».
[^3]: Déclaration de 1789, art. 1.
[^4]: La vérité des choses est, évidemment, tout autre! Car, bien loin de naître « libres » *de tout devoir* déterminé envers un groupe humain quelconque, ou « égaux » *quant à tous leurs droits,* les hommes naissent (au moins normalement) *membres* de familles et de Cités préexistantes, et donc astreints, antérieurement à tout engagement de leur part, à d'assez multiples devoirs, en même temps qu'investis des droits variés que cette appartenance peut comporter. Cela n'empêche pas, bien entendu, qu'on doive leur reconnaître certains « droits naturels », égaux, au moins en principe, chez tous. Encore est-il pourtant, que l'exercice de la plupart de ces « droits naturels » eux-mêmes pourra être légitimement restreint par l'autorité publique dans la mesure où cela sera indiscutablement nécessaire au service du « bien commun », comme lorsque l'État limite par des impôts notre droit général d'utiliser nos possessions à notre gré, ou lorsqu'il restreint par certaines obligations de service civique notre droit général de choisir librement l'emploi de nos activités, ou lorsqu'il condamne un malfaiteur à la prison en punition de son crime.
[^5]: ^4^ Déclaration de 1789, art. 2.
[^6]: ^5^ Il est clair en effet que, dans une société où chacun serait pleinement laissé « libre » de se comporter à sa guise, les sujets bien doués, habiles, énergiques, s'assureraient vite, pour eux-mêmes et pour les leurs, des avantages sans nombre; tandis que d'autres, plus ou moins disgraciés à maints égards, s'enliseraient dans la misère et le discrédit. Il sera donc toujours nécessaire de restreindre durement le jeu des « libertés » dans la mesure même où l'on tiendra à maintenir entre les membres de la société un minimum d'« égalité ». **C'est pour cela que le capitalisme libéral et le communisme égalitaire peuvent bien se réclamer pareillement des « grands principes » de la Révolution française, mais ne peuvent aussi que s'opposer entre eux dans un antagonisme farouche et sans remède.**
[^7]: ^6^ Rien, pour le noter en passant, n'est plus équivoque que cette idée du « droit au travail » que certains mettent si volontiers en avant aujourd'hui. On doit, certes, reconnaître à tout sujet humain un *certain «* droit » naturel et inviolable au « travail ». C'est le droit que nous avons tous *de n'être point empêchés,* par violence ou menace, de nous livrer à toute activité honnête (rémunérée ou non) que nous avons le pouvoir concret et le désir d'exercer. Mais il ne s'ensuit nullement que chacun ait le droit, quand personne ne lui offre un travail rémunéré conforme à ses aptitudes et à ses goûts, *d'exiger que la « société » lui assure un emploi.* Si par exemple, un jeune homme a conquis brillamment sa « licence » en lettres ou en mathématiques, cela ne lui confère aucun « droit » de se voir confier, fût-ce par l'État, une chaire d'enseignement proportionnée à ses aptitudes.
[^8]: ^7^ *Doc. Cath*., 18 juin 1972, p. 589.
[^9]: ^8^ *Ibid.*
[^10]: ^9^ Il y a quelques mois à peine qu'un hebdomadaire catholique résumait la situation actuelle du Bengladesh dans cette simple phrase: « Les victimes sont devenues des bourreaux. ». Les événements plus récents encore du Burundi ne sont pas moins éloquents. Et nous-mêmes, français, n'avons-nous pas connu au lendemain de la Libération bien des exemples douloureux de cette triste loi de l'histoire?
[^11]: ^10^ Il est vrai que certains esprits, fascinés par le mirage du « Contrat social », croient ne pouvoir fonder notre appartenance à notre mère-patrie elle-même que sur *un libre choix* que nous aurions fait d'elle, ainsi que de toutes les obligations que cette appartenance nous impose. Il devrait pourtant suffire d'un moment de réflexion pour comprendre que, sauf rares exceptions, aucun jeune homme de chez nous n'a eu la possibilité pratique et concrète *d'opter* librement entre la qualité de français (que lui conférait sa naissance) et celle d'« apatride », *qui ne lui était aucunement proposée;* et il est relativement rare aussi qu'il lui ait été loisible *de se faire accepter à volonté* comme citoyen belge, ou suisse, ou monégasque... Pourquoi d'ailleurs voudrait-on que nous eussions un droit naturel et imprescriptible de *choisir* notre mère-patrie, alors que de l'aveu de tous, nous n'avons pas le moindre droit de *choisir* nos parents?
[^12]: ^11^ *II^a^ II^ae^*, q. 101, a. I, c.
[^13]: ^12^ Il est intéressant de noter que les Conventionnels de 1793 semblent avoir entrevu cette absurdité du principe posé en 1789, et selon lequel « le but de toute association politique est *la conservation des droits naturels et imprescriptibles de l'homme »;* puisque dès son article I, leur nouvelle « Déclaration » commence par affirmer expressément cette vérité classique et traditionnelle: « Le but de la société est *le bonheur commun ».* Mais la seconde partie de ce même article perd aussitôt de vue cette grande vérité; puisqu'au lieu d'en conclure que le rôle du « gouvernement » doit être d'assurer le règne d'un ordre public aussi favorable qu'il se peut à ce bonheur commun, elle ne sait qu'en revenir à la théorie misérable selon laquelle « le gouvernement est constitué *pour garantir à l'homme la jouissance de ses droits naturels et imprescriptibles ».* Tout au plus peut-on expliquer un si flagrant illogisme par le « préjugé libéral », selon lequel il suffirait, pour assurer au mieux le bonheur de tous, de ne limiter en rien le droit qu'a toute personne de faire tout ce qui ne lèse *directement* les droits d'aucun autre!
[^14]: Aristote n'utilise "bien commun" que dans *Politique*, III, 13, 1284b, p 467, à propos de l'ostracisme :
« Les régimes déviés, en effet, lorsqu'ils se conduisent comme on vient de le dire, ont en vue un bien privé. On n'agit pas moins de la même façon dans les régimes visant au bien commun. » Il n'est pas prouvé que le lexème composé *Bien commun* ait la même acception chez Thomas d'Aquin et chez Aristote. (NDLE)
[^15]: ^13^ Nous avions déjà signalé en 1964, dans notre petit volume: « *Le droit naturel à la liberté religieuse* » (Paris, Beauchesne 1964, pp. 108-122) la réduction typiquement plus humble d' « ordre public »; Mgr Philippe Delhaye enregistre le même phénomène dans le volume collectif « *Mariage et sacrement de mariage* » (Éditions du Centurion, 1970, pp. 81-82). Il y fait très justement observer que, dans le passé, et jusque dans les enseignements pontificaux les plus clairs, « *le bien commun était défini comme* le bien *de tous,* auquel les individus devaient se sacrifier ». Mais, ajoute-t-il: « lorsque Vatican II a défini le "bien commun", dans le schéme XIII ou dans la *Déclaration sur la liberté religieuse*, il l'a présenté comme: *les conditions par lesquelles l'État permet aux personnalités de s'épanouir. **Il s'agit d'un renversement total dans les idées**,* même si, par une curieuse acrobatie, on conserve malgré tout un mot considéré comme tabou ». De quelque manière qu'on l'interprète, ce renversement de la terminologie nous semble à nous aussi indéniable (voir, par exemple, la *Déclaration sur la liberté religieuse*, n. 6, ou la Constitution *Gaudium et Spes* n. 26). Mais est-il besoin de souligner qu'il n'implique, de la part du Concile, aucune réprobation des formules traditionnelles et de la pensée qu'elles visaient à exprimer?
[^16]: ^14^ *In Ethic*. 1. I, l 2.
[^17]: ^15^ Pie XI, Encyclique « *Divini illius Magistri* », A.A.S., 1929, p. 63.
[^18]: ^16^ Jean XXIII, Encyclique « *Pacem in terris* », A.A.S., 1963, p. 278. **Notons que cette place à faire aux valeurs spirituelles dans la notion même que nous nous formons du « bien commun » de la Cité terrestre permet seule de poser et de résoudre correctement le problème assez complexe de la « neutralité religieuse » des États**. C'est ce que nous avons tâché de mettre en lumière dans un petit ouvrage publié lors du récent Concile (« *Le droit naturel à la liberté religieuse* », Paris, Beauchesne, 1964, pp. 97-137).
[^19]: ^17^ Notons que cette exaltation exclusive de « la personne », et l'inévitable dédain qui s'ensuit pour les « communautés de personnes » et pour tout ce que ces communautés peuvent avoir de strictement caractéristique, implique chez les chrétiens une curieuse méconnaissance du dogme de la Trinité. Car notre amour pour Dieu ne consiste certainement pas *en trois amours juxtaposés dans notre cœur,* et par lesquels nous nous attacherions à trois « fins » bien distinctes, investies chacune de sa valeur propre et irréductible. Les Personnes divines n'existent, au contraire, elles ne méritent notre amour, *que par la perfection qui leur est commune.* Et c'est pourquoi tout amour envers Dieu (qu'il s'agisse de celui par lequel Il se complaît en son propre bien ou de celui que nous Lui devons), tire sa valeur et son unité du fait même qu'il n'a d'autre fin que l'indivisible *communauté* trinitaire elle-même...
Aussi n'est-il nullement surprenant que l'amour de Dieu pour les personnes créées, loin de pouvoir se réduire à une multitude innombrable de petites bienveillances parallèles et purement individuelles par leur objet, ne vise et n'atteigne au contraire nos individualités respectives que comme participant, chacune à sa manière et à sa mesure, à l'amabilité d'ensemble des « groupes de personnes » dans lesquels la Providence nous a insérés. **On mutile de même les lois de notre amour du prochain quand, en vertu d'un « personnalisme » aux vues étriquées, on lui donne pour loi de n'avoir à s'intéresser vraiment qu'à *chaque* personne individuelle, et non pas aux groupes humains (d'ordre naturel ou d'ordre surnaturel) au sein desquels la vie de ces personnes peut et doit s'épanouir.** Et on pourrait facilement montrer qu'une juste compréhension de l'éminente valeur et de la finalité originale des « ensembles des personnes » est indispensable à la saine intelligence de plusieurs dogmes fondamentaux de notre foi, --- comme sont ceux de l'Enfer, du Péché originel et de la Rédemption, contre lesquels le « personnalisme » systématiquement morcelant de nos contemporains tend à se révolter aujourd'hui comme d'instinct.
[^20]: ^18^ *II^a^ II^ae^*, q. 58, a. 7, ad 2.
[^21]: ^19^ *Éthique à Nicomaque*, 1. IX, c. 8, 1169. Ce qu'il y a de paradoxal dans cette position du Philosophe, ce n'est pas la valeur absolument transcendante qu'il attribue à l'exercice de la parfaite vertu parmi les facteurs de notre bonheur terrestre. (Ne disons-nous pas nous-mêmes que les saints sont, dès ici-bas, les plus « heureux » des hommes, malgré leurs épreuves? Et le Christ n'a-t-il pas promis « le centuple en ce monde » à ceux qui renonceraient à tout pour le suivre?). Mais Aristote méconnaît, ou plutôt ignore, deux choses. La première, et la principale, c'est que la vertu n'est pleine et parfaite que lorsqu'elle est inspirée (au moins implicitement) par un amour qui nous fait aimer Dieu souverainement et pour lui-même, ce qui donne à nos actes un aspect de suprême désintéressement en même temps qu'une mystérieuse ouverture sur l'au-delà. Et la seconde, c'est que le déséquilibre introduit en nous par le péché originel empêche très couramment les justes eux-mêmes de percevoir et de goûter pleinement la valeur intrinsèque et présente de leurs actes même les plus authentiquement vertueux.
[^22]: ^20^ Ce dernier point est important, car il peut aider à comprendre que la primauté du « bien commun » n'implique jamais un mépris de la valeur éminente à reconnaître *à chaque* «* personne* », quels que soient les sacrifices qu'on peut être conduit à exiger d'elle. La chose est facile à comprendre, dès qu'on accepte l'idée, rappelée plus haut, de la place capitale à faire aux valeurs d'ordre spirituel et moral parmi les facteurs de notre bonheur terrestre lui-même. Car il devient alors assez clair que, si l'autorité publique peut demander à certains citoyens de grands sacrifices, estimés indispensables au bien général de la patrie, on ne saurait pourtant sans une lourde erreur assimiler ces cas à celui du chirurgien qui ampute un membre pour sauver le reste du corps. Car, à la différence du chirurgien, qui se désintéresse *totalement* du bien du membre amputé, l'autorité publique peut et doit toujours faire son possible pour que l'intéressé *accepte courageusement et généreusement* le sacrifice demandé, et donc pour qu'il participe *au moins en cela même* à la « félicité commune ». C'est vrai non pas seulement du soldat auquel on demande d'exposer sa vie sur un champ de bataille, mais même des condamnés à mort, lesquels doivent, dans la mesure du possible, être aidés à reconnaître leurs torts et à accepter leur peine comme une réparation socialement opportune de leurs crimes.