# Une civilisation de masse
par André Charlier
QUAND JE PENSE aux grandes civilisations de l’histoire humaine – civilisations chinoise, égyptienne, hébraïque, civilisation grecque, civilisation médiévale et toutes les autres –, je pense à des sociétés dont le trait essentiel, est une fécondité prodigieuse dans toutes les œuvres de la pensée et de l’art, en sorte que la valeur de l’homme s’y trouve haussée parce que ces œuvres sont d’une qualité exceptionnelle. Chacune de ces civilisations se distingue par une unité remarquable de style, qui témoigne d’une même attitude intellectuelle et spirituelle en face des grands problèmes de la destinée humaine, ce qui ne l’empêche pas de laisser une souveraine liberté d’expression au génie quel qu’il soit : cette unité de style se situe à une hauteur suffisante pour respecter l’originalité profonde des dons et des talents. S’il y a une œuvre collective qui exige un grand nombre d’ouvriers, comme c’est le cas pour les cathédrales, il y a quelques maîtres d’œuvre qui assurent l’unité de la conception, et au sein de cette conception on distingue nettement l’accent personnel propre à tel sculpteur ou tel verrier ou tel céramiste. Il n’y a pas d’œuvre d’art qui vaille si elle ne porte le sceau *de ce qu’il y a de plus personnel* dans le génie de l’artiste.
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Mais quand on parle d’unité de style, il ne s’agit pas simplement de donner au mot style un sens qui soit purement d’art : une civilisation se distingue par le style de vie qui lui est propre, c’est-à-dire qu’elle donne aux hommes telles ou telles mœurs. Si je cherche dans son dictionnaire quel sens Littré donne au mot « civilisation », je trouve ceci : « *Civilisation*. Action de civiliser ; état de ce qui est civilisé, c’est-à-dire ensemble des opinions et des mœurs qui résulte de l’action réciproque des arts industriels, de la religion, des beaux-arts et des sciences. » Et au mot « civiliser », je lis : « Polir les mœurs. » Littré met donc en avant le caractère *moral* de la civilisation. Une civilisation oriente les hommes vers ce qu’elle considère comme leur perfection. Une civilisation digne de ce nom doit répondre aux besoins les plus profonds de l’âme humaine. Je me bornerai à énumérer, quelques-uns de ces besoins. Il y a des besoins métaphysiques comme celui de la vérité. L’âme humaine est faite pour le vrai essentiellement, et c’est l’honneur d’une civilisation païenne comme la civilisation grecque d’avoir cherché la vérité par toutes les forces du génie humain : aussi peut-on dire que, du jour où elle honora les sophistes, qui enseignaient qu’il n’y a de vérité que relative et que tout peut se démontrer, c’était une civilisation frappée de mort. Il y a des besoins à la fois moraux et sociaux comme la liberté : l’âme a ce pouvoir, qui est sa suprême dignité, de pouvoir se déterminer librement et de choisir sa voie intellectuelle ou morale. C’est son honneur aussi d’être responsable de ses actes, ce qui veut dire qu’il en faut répondre, non seulement devant sa conscience, mais devant l’autorité humaine et devant Dieu. Il y a des besoins à la fois moraux, sociaux et politiques, comme celui de l’ordre. Rien ne contrarie l’harmonieux développement de la personne humaine comme le désordre et l’anarchie.
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Il y a dans l’ordre au contraire quelque chose qui éveille en nous la pensée de Dieu parce que l’ordre dans l’action humaine est un analogue de l’ordre qui règne dans la pensée divine. Ainsi la civilisation constitue un capital de trésors qui s’accumulent d’âge en âge. Voilà pourquoi Maurras avait raison de dire : « Un individu qui vient au monde dans une civilisation trouve incomparablement plus qu’il n’apporte. » Simone Weil, dans son beau livre *l’Enracinement*, montre excellemment que le bienfait de la civilisation concerne l’avenir aussi bien que le passé :
« Le degré de respect qui est dû aux collectivités humaines est très élevé par plusieurs considérations.
« D’abord chacune est unique et, si elle est détruite, n’est pas remplacée. Un sac de blé peut toujours être substitué à un autre sac de blé. La nourriture qu’une collectivité fournit à l’âme de ceux qui en sont membres n’a pas d’équivalent dans l’univers entier.
« Puis, de par sa durée, la collectivité pénètre déjà dans l’avenir. Elle contient de la nourriture, non seulement pour les âmes des vivants, mais aussi pour celles d’êtres non encore nés, qui viendront au monde au cours des siècles prochains.
« Enfin, de par la même durée, la collectivité a ses racines dans le passé. Elle constitue l’unique organe de conservation pour les trésors spirituels amassés par les morts, l’unique organe de transmission par l’intermédiaire duquel les morts puissent parler aux vivants. Et l’unique chose terrestre qui ait un lien direct avec la destinée éternelle de l’homme, c’est le rayonnement de ceux qui ont su prendre une conscience complète de cette destinée, transmis de génération en génération. » (**[^1]**)
[^1]: – (1). Simone WEIL, *L’enracinement*, p. 13.
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Puisque je suis dans Simone Weil, je ne la laisserai pas ainsi, car elle a diagnostiqué avec clairvoyance les maux dont souffre notre société moderne, et notamment ceux qui découlent d’une rupture avec le passé qu’on s’acharne à consommer, même dans l’Église. « L’opposition entre l’avenir et le passé est absurde, écrit-elle. L’avenir ne nous apporte rien, ne nous donne rien ; c’est nous qui pour le construire devons tout lui donner, lui donner notre vie elle-même. Mais pour donner il faut posséder, et nous ne possédons d’autre vie, d’autre sève, que les trésors hérités du passé, et digérés, assimiles, recréés par nous. De tous les besoins de l’âme humaine, il n’y en a pas de plus vital que le passé. » (**[^2]**)
[^2]: – (1). Ibid., p. 51.
Elle va plus loin encore : « Le passé détruit ne revient jamais plus. La destruction du passé est peut-être le plus grand crime. Aujourd’hui la conservation du peu qui reste devrait devenir presque une idée fixe. » Ces paroles retentissent singulièrement aujourd’hui, où la grande majorité des hommes considère que le passé est un livre définitivement clos, dont il n’y a plus rien à tirer. L’humanité vieillie attend un rajeunissement hypothétique d’un avenir dont elle ne sait rien et auquel elle ignore même quelle forme donner.
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Une chose me frappe dans ces civilisations de jadis, c’est combien la culture se trouvait généralement répandue sans aucune distinction de classe sociale. Les gens du peuple se trouvaient soulevés par la civilisation dans laquelle ils étaient plongés jusqu’au plan des œuvres les plus hautes. Il n’y avait pas chez les Grecs d’œuvre plus populaire que l’Iliade et l’Odyssée. Dans l’amphithéâtre le paysan se désaltérait l’âme avec les vers de Sophocle aussi bien que Xénophon, Platon ou Démosthène.
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Dans la cathédrale de Chartres, l’éclat des verrières illuminait le front du plus misérable mendiant qui, y puisait son réconfort intérieur. En ce Moyen Age les chansons populaires, qui étaient comme il se doit des chansons d’amour, avaient une grâce et une noblesse qui nous font rougir quand nous évoquons ce dont le peuple aujourd’hui est réduit à se contenter. Oui, on comprend là comment la civilisation pouvait polir les mœurs : il n’y avait personne qui ne participât à ses bienfaits. La culture n’était pas l’apanage d’une élite intellectuelle, pour cette bonne raison que l’élite était partout. On peut dire qu’en général le rôle des corps sociaux était de faire sortir les élites, ce que nous demandons aujourd’hui à l’examen : or on sait combien ce procédé est aléatoire pour dégager les vraies valeurs. Bref ces civilisations étaient populaires au sens plein du terme et c’est en cela que leur exemple est instructif, en ce temps où nous nous efforçons de faire accéder la masse à une certaine forme de culture.
Qu’un art soit populaire et qu’il soit du très grand art, c’est là sans doute pour une civilisation un critérium indubitable de valeur. C’est même peut-être le seul.
Mais les sociologues m’attendent ici et je les entends dire que je suis un de ceux qu’ils appellent dédaigneusement des « culturéistes », que je suis comme eux tourné, avec obstination vers le passé dans la défense d’une culture révolue, entièrement rejetée par le monde moderne. L’homme, disent les sociologues, subit à l’époque actuelle ce que les biologistes appellent une *mutation*. Nous assistons à une métamorphose de l’homme, à ce que le jargon philosophique appelle un *devenir-autre,* qui fait apparaître un phénomène tout à fait nouveau, la *massification*. La masse n’est plus seulement, comme au XIXe siècle, une partie de la société, par opposition à l’élite, elle tend à devenir la société tout entière.
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Arrêtons-nous un peu à ces conceptions des sociologues : il va sans dire qu’elles sont radicalement opposées à la pensée de Simone Weil. Elles partent d’un principe a priori dont rien ne montre la vérité, c’est que l’avenir de l’homme ne doit pas être conçu à partir du passé ni même du présent. C’est ce qu’on appelle l’attitude *prospectiviste*. « Ce n’est *plus le même homme,* disent ces sociologues, qui a inventé et promu hier les techniques industrielles classiques et qui aujourd’hui crée les techniques nouvelles, tout en étant créé ou recréé par elles. » (**[^3]**) Une telle conception est purement anti-naturelle, parce que, quelque violence qu’on lui fasse, un homme dans son développement dépend toujours de son passé ; cela est dans sa nature, et je pense que, s’il voulait rompre totalement avec son passé, il risquerait simplement d’y perdre la raison. Il ne pourrait imposer cette rupture à son corps même. D’ailleurs l’univers physique lui-même dans son évolution dépend de son passé. Telle révolution géologique survenue il y a un milliard d’années pèse encore sur nous aujourd’hui et nous n’y pouvons rien. Nous sommes ici en présence du caractère le plus frappant de la civilisation moderne, c’est cette volonté de rupture avec le passé. Ce caractère à lui seul suffirait à justifier le désarroi profond et l’angoisse de l’homme qui, sans avoir plus d’attache à rien, se sent projeté vers un avenir dont il ne sait rien. Notre siècle s’efforce de rompre avec les formes du monde extérieur sous prétexte qu’elles sont de pures constructions de l’esprit sans réalité objective. De même il rompt avec la pensée logique et cela non pas simplement par un mouvement de ferveur surréaliste, mais au nom de la science.
[^3]: – (1). Gilbert COHEN-BEAT et Pierre FOUGEYROLLES, *L’action sur l’homme* : Cinéma et Télévision, p. 20.
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Même si les vues des sociologues nous paraissent délirantes, il nous faut pourtant les examiner. Il est curieux de voir combien le prophétisme est à la mode en ce siècle, voué aux sciences exactes. On nous donne avec autorité l’assurance que nous allons voir se construire sous nos yeux quelque chose comme l’univers de Picasso et des surréalistes, qui n’est pas plus vrai qu’un autre parce que rien n’est vrai sinon pour un instant et pour une personne donnée. L’homme est aujourd’hui tout entier occupé à *devenir autre* qu’il n’était, c’est la science qui nous le dit ; c’est la science qui nous affirme que, si l’homme crée des techniques, il est à son tour recréé par les techniques qu’il invente, de sorte que c’est son être même qui se trouve menacé. Comment cela ?
Il y a d’abord ce fait que l’information visuelle a pris dans notre vie une place considérable par le cinéma et la télévision aux dépens de l’information verbale. Or l’information verbale suppose une pensée qui procède par concepts, ces concepts étant des signes vrais, et non arbitraires, correspondant à des réalités indubitables. (Même si on admet avec les physiciens modernes que la matière est de l’énergie, la désintégration atomique n’empêche pas que les objets matériels ne soient réels.) La pensée conceptuelle procède par jugement et raisonnement, elle accepte ou elle n’accepte pas ce qui lui est proposé, vis-à-vis de quoi cette pensée demeure libre, étant juge de ce qui est vrai et de ce qui ne l’est pas. L’information visuelle est tout autre chose. Elle ne propose pas, elle *impose*. Elle est une *imposition de formes*, « elle dispose de l’homme, façonnant ensemble sa représentation et son être dans le temps où elle agit sur lui » (**[^4]**). Elle lui impose une nouvelle vision du monde dans laquelle on ne sait plus ce qui est réel et ce qui est imaginaire, elle le fait passer sur le plan de ce qu’il faut bien appeler un *surréel*, un surréel qui, cela va sans dire, n’a plus aucun lien avec le monde réel ;
[^4]: – (1). Ibid., p. 43.
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et ce qui est grave, c’est que le flux des images filmiques atteint le spectateur, sans qu’il s’en doute, à une pro fondeur insoupçonnée et crée une véritable fascination, un envoûtement qui tendra insupportable la vision du monde réel. L’homme se voit donc arraché aux réalités qui l’environnent, celles qui sont le point de départ de sa connaissance du monde. Le voilà projeté dans l’infini du cosmos par l’effet d’une volonté à laquelle il est contraint d’obéir. Il y a un rapport si étroit entre l’intelligence humaine et le monde qu’elle connaît que cet arrachement ne peut se faire sans angoisse.
Or cette généralisation de l’information visuelle survient dans une société qui, par l’effet de la concentration industrielle et de la création des grands ensembles urbains, est en voie de massification. Les deux phénomènes se renforcent l’un par l’autre pour créer cette réalité de masse qui donne un caractère absolument nouveau au monde contemporain, *Masse et Massification* sont d’ailleurs, des mots horribles que je ne prononce qu’avec répugnance. L’abbé Huvelin disait avec raison que « masse » n’est pas un mot chrétien. Il suppose que l’homme perd sa personnalité propre pour se noyer dans la collectivité. Et tandis que les communautés traditionnelles – celles de la vie familiale, de la vie communale et paroissiale, celle du métier – étaient visibles et proches, la nouvelle communauté de masse est invisible, et chose remarquable, les individus qui en font partie n’en ont pas conscience. Le résultat de cette massification est naturellement une uniformisation générale des individus : ceux-ci ne sont plus libres de repousser leur nouvelle forme d’existence, ils n’ont même pas l’idée qu’ils le pourraient. Cette uniformisation, quand elle sera totale, en admettant qu’elle puisse le devenir – mais les sociologues savent-ils toutes les ressources de la nature humaine ? – exclut la possibilité pour une élite de se dégager de la masse.
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« Sous l’influence de l’information visuelle, écrivent nos sociologues, les individus cessent d’être des vivants conscients d’eux-mêmes qui s’efforcent d’ajuster délibérément des moyens à des fins choisies par eux en tout état de cause. Ils deviennent des vivants en proie à un dynamisme issu des profondeurs dont ils n’ont pas le contrôle. » (**[^5]**) Chez eux la vie intellectuelle s’éteint graduellement pour faire place à ce qu’on appelle d’un nouveau vocable la vie *instinctuelle*. J’aime beaucoup le « dynamisme issu des profondeurs ». Si au moins ce dynamisme avait pour résultat d’enrichir l’âme humaine et d’en agrandir pour ainsi dire les dimensions ! Mais au contraire il rend l’âme de moins en moins consciente et libre.
[^5]: – (1). Ibid., p. 87.
Il y a un troisième phénomène qui contribue à la transformation profonde de la vie, c’est le développement singulier des techniques. Depuis le XVIe siècle l’humanisme s’est proposé de conquérir la maîtrise de l’univers et la science a conçu dans ce but des techniques appropriées. Or il se passe aujourd’hui que les techniques les plus modernes, par exemple celles de l’atomistique ou de la balistique sidérale, non seulement ne sont pas à la mesure de l’homme, mais tendent à échapper au contrôle de son intelligence. C’est ainsi que les techniques de l’information visuelle aboutissent à un tout autre résultat que celui pour lequel elles ont été conçues, puisqu’en fait elle produisent une mutation de la nature de l’homme, disent les sociologues, et un mode nouveau d’existence qui cause dans l’homme un sentiment d’angoisse jamais encore ressenti. Elles s’étaient proposé simplement de donner aux hommes une image du monde plus diverse et aussi de créer une nouvelle forme d’art or voici que par un miracle l’homme devient un autre être.
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« L’angoisse nouvelle, nous dit-on, n’est pas vécue seulement par des minorités cultivées, elle est éprouvée par les masses et partagée par l’homme massifié de notre temps. Les peurs que nous avons évoquées l’accompagnent ; mais elle ne se réduit pas à ces peurs et elle affecte l’homme d’aujourd’hui à un niveau beaucoup plus profond. Pour une part elle émane d’une expérience existentielle, le plus souvent obscure et confuse, que cet homme fait de son impuissance vis-à-vis des forces qui l’emportent au-delà de la prévision et des limites dans lesquelles il se croyait enfermé. Mais elle participe aussi de l’inquiétude fondamentale – et fondamentalement distincte de l’insécurité – qui caractérise la pensée en tant que telle. » (**[^6]**)
[^6]: – (1). Ibid., p. 123.
Vous me direz : mais dans une société ainsi massifiée que deviendra l’élite ? Comment se formera-t-elle ? Quel sera son rôle ? Voici la réponse des sociologues :
« Ainsi la civilisation de masse n’est pas seulement un contexte dans lequel se trouvent placés les individus de notre temps. Elle sera aussi le cadre ou la gangue correspondant à la nature de l’homme massifié. Du point de vue de l’information et de sa portée, il paraît assez vain, dans ce cadre, d’opposer aux masses d’aujourd’hui, comme elle s’y opposait hier, une élite qui aurait elle-même échappé à la Massification. *Sociologiquement* on peut distinguer des minorités qui par leurs fonctions, leurs fortunes, leur pouvoirs, etc. ne se confondent pas avec la masse. *Anthropologiquement* l’académicien, l’ingénieur, le salarié de l’industrie, le cultivateur se prêtent également aux effets de l’information visuelle et la subissent d’une manière fort semblable. Par là ils participent d’un même phénomène de massification. Différenciés entre eux sur le plan de l’outillage verbal et mental, ils ne le sont déjà plus sur le plan du monde perceptif et des structures imposées de sa représentation. » (**[^7]**)
[^7]: – (2). Ibid., p. 62.
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Il va sans dire que ces sociologues sont marxistes. Pour eux la massification est non seulement un phénomène social mais une loi nécessaire du développement de la société : c’est donc une interprétation matérialiste de ce développement. Nous voyous là à l’œuvre la dialectique marxiste. Quand on lit cette affirmation que l’homme moderne est en proie à un *devenir autre,* la première réflexion qui vienne à l’esprit est : devenir quoi ? Il n’y a pas de réponse à cette, question, qui est inspirée par une croyance persistante à l’être des créatures. Pour un marxiste *rien n’est,* mais *tout devient,* et peu importe ce qu’on devient, parce qu’il y a nécessairement progrès dès lors que quelque chose se détruit : le progrès, qui est l’effet du mode de production des biens matériels, est donc le triomphe du non-être. On peut s’étonner de l’importance attachée par les marxistes aux procédés de l’information visuelle, cinéma et télévision, mais il n’est que de réfléchir pour en comprendre la raison : l’information visuelle accélère la massification, donc le progrès de l’inconscience dans la masse. Car les marxistes ont fait une remarque très profonde. On lit dans l’Histoire du Parti communiste de l’U.R.S.S. : « En perfectionnant tel ou tel instrument de production, tel ou tel élément des forces productives, les hommes n’ont pas conscience des résultats sociaux auxquels ces perfectionnements doivent aboutir ; ils ne les comprennent pas et ils n’y songent pas, ils ne songent qu’à leurs intérêts quotidiens, ils ne pensent qu’à rendre leur travail plus facile et à obtenir un avantage immédiat et tangible. » (**[^8]**) Nous sommes tous concernés par cette observation : songeons seulement à la satisfaction dont nous accueillons tout ce qui est progrès matériel, sans nous apercevoir que ce qui est gagné sous le rapport de la commodité et du confort l’est très souvent aux dépens de l’esprit et aux dépens de la liberté.
[^8]: – (1). Cité par Jean MADIRAN**,** La vieillesse du Monde, p. 152.
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Ainsi nous travaillons nous-mêmes à cette massification qui nous fait horreur et qui est l’arme la plus redoutable entre les mains d’un pouvoir totalitaire. Qui ne voit d’ailleurs que par une force invincible tout pouvoir devient à peu près totalitaire aujourd’hui, avec des nuances s’entend. Toutes les libertés qui sont reconnues à l’homme et au citoyen par le droit naturel nous sont retirées sans que nous nous en apercevions. C’est bien notre faute : nous demandons tellement à l’État, nous attendons de lui tant de bienfaits qu’en d’autres temps nous attendions de la Providence, que l’État prend sa revanche sur nous, une revanche que nous lui laissons prendre avec béatitude. « La liberté, pourquoi faire ? » disait Bernanos. L’homme moderne n’a plus besoin d’être libre.
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Quand on a vécu déjà un long bail, on sait de façon certaine que les biens les plus rares, ceux qui sont les plus précieux au regard de Dieu, sont les plus menacés du monde. Tel est le grand risque de la vie humaine. Il n’est pas question de rejeter les conquêtes du progrès. Mais il faut savoir qu’à côté d’elles les richesses de la vie intérieure sont discrètes et délicates, si discrètes et si délicates qu’on ne les aperçoit pas. On passe à côté sans les voir. On les perd et on ne sait même pas qu’on les a perdues. Quand le monde était pauvre il n’y avait pas de problème, les choix à faire étaient très limités. Aujourd’hui où il y a une profusion de biens matériels qui s’offrent à nous, comment ne serions-nous pas tentés de les choisir ? Ils parlent plus fort que les autres, ils frappent davantage l’imagination et les sens. Jamais au cours des siècles les trésors qui sont un aliment pour l’âme n’ont été aussi menacés que nous les voyons.
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Il y a certainement une angoisse particulière à l’homme moderne. Il semble qu’elle provienne des dangers qui menacent la vie de l’homme et sa demeure terrestre. Mais je crois plutôt qu’elle est due à ce que l’homme s’est séparé de Dieu d’une manière radicale au point que le fossé entre Dieu et l’homme s’élargit de jour en jour.
Il s’est séparé de Dieu, mais il s’est séparé aussi de l’être des choses, tellement que pour lui le mot ÊTRE n’a pour ainsi dire plus de sens. Alors il se pose une question grave : la civilisation moderne, dans laquelle nous vivons et dont nous voyons les traits se préciser sous nos yeux est-elle une vraie civilisation ? La question peut scandaliser, car les progrès des sciences sont tels, et la connaissance de l’univers s’est approfondie d’une telle manière qu’il est difficile de ne pas reconnaître que l’homme a remporté d’extraordinaires victoires qui lui donnent une domination de plus en plus complète de la nature. Mais je suis frappé en même temps du désarroi des esprits et des âmes dans notre siècle : on parle beaucoup de l’angoisse moderne, mais c’est un fait qu’elle existe et qu’elle est un signe qu’il y a certains besoins profonds des âmes qui ne sont pas satisfaits. Il n’est que de lire les œuvres littéraires d’aujourd’hui pour s’apercevoir que l’homme ne sait plus qui il est, qu’il ne trouve pas de réponse à ses inquiétudes et que la société moderne ne lui apporte pas l’épanouissement spirituel auquel il aspire confusément. Comment ne pas reconnaître que nous assistons à des prodiges étonnants de la technique ? Mais la technique, si admirable soit-elle, n’apporte rien à l’âme, elle n’a rien à répondre aux questions de l’âme : elle nous laisse sur notre faim.
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Une civilisation vraie est-elle compatible avec la vitesse ? Je vois que nous vivons de plus en plus vite, sans nous donner le temps simplement de regarder le monde et surtout de répondre aux questions graves qu’un homme doit se poser : comme elles ne sont pas d’ordre pratique, l’homme les laisse généralement sans réponse jusqu’au déclin de ses jours. Nous ne savons plus la valeur du temps. Or c’est le temps qui fait les civilisations. Une société vivante, capable de donner naissance à une civilisation vivante, a besoin du temps pour s’élaborer, pour se créer des traditions, exactement comme l’arbre pousse ses racines dans le sol. Je sais bien que les savants nous disent que l’évolution de l’univers matériel ne cesse de s’accélérer. Mais le temps humain n’a pas varié. Le développement d’un être vivant, homme ou plante, reste soumis aux mêmes lois de croissance et de durée. Une race a besoin de siècles pour s’exprimer et produire ce qu’elle doit produire. Dans le domaine humain il n’y a pas de culture forcée ; il faut que les œuvres viennent à maturité en leur temps, qui est toujours assez mystérieux, comme toute la création est mystérieuse. Pourquoi voyons-nous à un moment donné dans la vie d’un peuple une floraison prodigieuse, d’œuvres, parfois dans tous les ordres de la pensée ? C’est qu’il y a eu une longue élaboration secrète, une préparation invisible qui a duré parfois des siècles ; et un jour vient où tout éclate en fleurs, comme on voit sur les arbres au printemps. Si on considère le siècle de Périclès qui ne dure même pas un siècle – on voit qu’il a brillé d’une splendeur inégalée dans tous les domaines, poésie, arts, philosophie ; mais il y a au moins cinq siècles entre Homère et Sophocle, et Homère, dans sa pureté et sa grandeur, révèle déjà un raffinement de civilisation qui ne peut être que le fruit de plusieurs siècles. Au Moyen-Age, on voit l’architecture se chercher pendant plusieurs siècles jusqu’au moment où elle aboutit à la splendeur des abbayes romanes et des cathédrales gothiques.
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Quant à l’admirable civilisation chinoise, si mal connue des Occidentaux, il ne lui a pas fallu moins de quatre ou cinq millénaires pour s’exprimer. On ne va pas contre la nature des choses. La lenteur est nécessaire à l’homme pour produire ce qu’il a à produire : or la lenteur nous est on ne peut plus étrangère. C’est une loi de l’industrie moderne qu’il faut produire vite et c’est dans cet esprit que nous conduisons nos vies personnelles. Tout ce qui dure nous fatigue et nous n’aimons rien tant que le changement.
Et le silence nous est aussi ennemi que la lenteur. L’homme moderne a besoin de l’excitation sensorielle et notamment du bruit. Il n’est pas de dissonances auxquelles il ne trouve des charmes. Le bruit des machines, le fracas de la rue ont pour lui des voluptés secrètes ; et la paix de la campagne est devenue pour lui si insolite, peut-être si redoutable, que les touristes la troublent par les éructations de leurs transistors. Paul Valéry, il y a plus de trente ans, avait admirablement analysé cette destruction de la sensibilité à laquelle se livre avec frénésie, le monde moderne. « Tout se passe, écrivait-il, dans notre état de civilisation industrielle, comme si, ayant inventé quelque substance, on inventait d’après ses propriétés une maladie qu’elle guérisse, une soif qu’elle puisse apaiser, une douleur qu’elle abolisse. On nous inocule donc, pour des fins d’enrichissement, des goûts et des désirs qui n’ont pas de racine dans notre vie physiologique profonde, mais qui résultent d’excitations psychiques ou sensorielles délibérément infligées. L’homme moderne s’enivre de dissipation. Abus de vitesse, abus de lumière, abus de toniques, de stupéfiants, d’excitants… Abus de fréquence dans les impressions, abus de diversité, abus de résonance, abus de facilités, abus de merveilles, abus de ces prodigieux moyens de déclenchement par l’artifice desquels d’immenses effets sont mis sous le doigt d’un enfant.
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Toute vie actuelle est inséparable de ces abus. Notre système organique, soumis de plus en plus à des expériences mécaniques, physiques et chimiques toujours nouvelles, se comporte à l’égard de ces puissances et de ces rythmes qu’on lui inflige à peu près comme il le fait à l’égard d’une *intoxication insidieuse*. Il s’accommode à son poison, il l’exige bientôt. » (**[^9]**) L’absence de silence, pour ne parler que de cette maladie, est absolument inhumaine. Le silence est l’asile de la méditation et de la contemplation : non seulement c’est dans cet asile que s’élaborent les œuvres de l’esprit, mais l’homme ordinaire a besoin du silence simplement pour exister et pour savoir qui il est. Car il y a toute une part de nous-mêmes, la plus secrète, celle où nous pourrions rencontrer Dieu, où nous ne descendons jamais parce que les conditions de la vie moderne ne favorisent pas cette exploration intérieure, toutes choses nous attirant vers l’extérieur. La vie moderne, avec tout le déferlement des voix qui parlent ou qui chantent à la radio, avec les images, il faut le dire pleines de séduction, que présente le cinéma, s’adresse d’abord aux sens. L’homme moderne, pour échapper à la grisaille de la vie, réclame ce qui peut secouer ses sens. Or ce n’est pas le cinéma, quelle que soit sa perfection technique, qui peut nous donner l’équivalent de l’Iliade, ne serait-ce que parce que l’homme d’aujourd’hui, dominé par ses sens, ignore l’admiration prolongée. Les sens une fois impressionnés sont impatients d’autre chose. Leur plaisir ne peut s’arrêter longtemps sur une œuvre, ils ont besoin du nouveau. De plus, parmi les conditions qui président à l’éclosion d’une œuvre d’art, il en est une qui est une invention moderne et qui règne aujourd’hui en maîtresse, c’est que l’art s’est commercialisé : il est devenu une affaire comme les autres.
[^9]: – (1). Paul VALÉRY, *Variété III*, p. 282. Le Bilan de l’intelligence.
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Un film n’est accepté par un producteur que si on peut être sûr qu’il garantira des recettes importantes. Voilà le créateur obligé de flatter les goûts de la partie la plus nombreuse, et donc la plus médiocre de son public. Servitude de l’argent, servitude de la publicité, servitude du succès, servitude de l’actualité, toutes les puissances les plus matérielles concourent à troubler la pureté de l’œuvre d’art. Les œuvres du génie humain prennent leur matière dans leur époque, c’est-à-dire dans le fugitif, le passager : elles ne sont rien tant qu’elles n’ont pas arraché au temps cette matière qui n’est que d’un moment pour l’élever au rang des choses éternelles. Notre esprit n’est vraiment comblé, notre âme n’est satisfaite que s’ils touchent quelque chose d’absolu.
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On nous dit que la civilisation nouvelle, grâce à l’automation, va être une civilisation de loisirs. Désormais le progrès technique va libérer l’homme de la contrainte du travail, et la masse va trouver par le moyen des loisirs un accès à la culture. On peut ainsi rêver d’un temps où le travail industriel, se mécanisant de plus en plus, laissera une place de plus en plus grande aux loisirs, et où finalement l’homme n’aura plus que des loisirs. Mais c’est une profonde erreur psychologique de croire, en admettant que les choses se passent ainsi, que l’homme en sera plus heureux. Ce n’est pas le travail qui rebute l’homme, mais les conditions dans lesquelles il s’effectue. Ce que l’homme demande, sans en avoir une claire conscience, c’est de pouvoir par son travail exprimer tout le meilleur de lui-même, c’est de donner une forme à ce que le travail seul lui permet de découvrir en lui.
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Il suffit d’ailleurs de lire dans la Genèse le récit de la Création pour voir que le travail n’est pas une servitude, mais qu’il est une loi de Dieu antérieure au péché originel. Il n’est donc pas une punition, il est vraiment la vocation de l’homme : « Le Seigneur Dieu prit l’homme, dit le Livre sacré, et le plaça dans un paradis de délices, pour qu’il le travaillât et le gardât. » Et quand on parle du travail, on pense immédiatement à tant de beaux textes de Péguy. « Nous croira-t-on, écrit-il dans *l’Argent,* nous avons connu des ouvriers qui avaient envie de travailler. Ils se levaient le matin, et à quelle heure, et ils chantaient à l’idée qu’ils partaient travailler. Travailler était leur joie même et *la racine profonde de leur être.* » C’est par leur travail qu’ils étaient informés et non par les « mass media ». Il a fallu beaucoup moins d’un siècle pour que le progrès technique anéantisse en grande partie cet amour du travail. Il n’est pas étonnant que l’homme de la masse soit désemparé, car si le travail l’ennuie, le loisir produit bientôt sur lui le même effet. Aussi a-t-on inventé une nouvelle profession, celle des « animateurs de loisirs », afin d’occuper pendant leurs loisirs les malheureux condamnés à ne pas travailler Je vous laisse imaginer ce que pourra être une humanité qu’on aura privée de tout travail. Il est tout à fait vain d’espérer que par ce moyen l’homme trouvera l’épanouissement de sa personnalité : rien ne peut remplacer pour lui la joie de créer. La culture qu’on espère donner à la masse par les loisirs n’est qu’une culture factice qui consiste à enregistrer des notions d’histoire par exemple, ou d’histoire de l’art. C’est qu’on a une fausse notion de la culture. Il y a une culture passive, formée par toutes les connaissances qui ont été acquises et qui ne sont jamais qu’une vulgarisation. Et il y a une culture *active* qui est tout autre chose, et qui n’a rien à voir avec les connaissances accumulées par la mémoire : elle est une disposition de l’âme et de l’esprit à traduire dans un langage quelconque,
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celui des métiers comme celui des arts, les pensées qui doivent naître quand on cherche à comprendre la création et qu’on s’efforce humblement, en sculptant une porte d’armoire ou en forgeant une clé, à continuer l’œuvre de Dieu. On ne concevait pas alors que l’utile ne fût pas beau : aujourd’hui le beau paraît un ornement superflu, on se suffit du « fonctionnel ». L’artisan qui fabriquait une chaise pouvait être tout à fait illettré, son œuvre pouvait nous parler de la beauté du monde aussi bien et peut-être mieux que le cinéma, et cet artisan par le travail de ses mains donnait une expression à ce qu’il y avait en lui de plus personnel et par conséquent de plus rare. Celle-là est la seule vraie culture. C’est elle qui s’exprime aussi bien dans le Scribe accroupi, dans l’Aurige de Delphes ou dans les Rois et les Reines de Juda de la Cathédrale de Chartres, que dans les peintures des grottes préhistoriques. Ces œuvres si différentes répondent au même besoin chez l’homme, et ce besoin demeure le même à travers les siècles, celui de continuer l’œuvre divine et de modeler ses pensées sur les pensées de Dieu, celui de chanter les splendeurs de l’Être. Ce besoin trouvait son expression dans les civilisations du passé aussi bien pour le grand artiste que pour le plus humble artisan : c’était la noblesse eu métier. C’est parce qu’aujourd’hui il n’est plus satisfait qu’on sent dans les cœurs humains un ennui si profond, une inquiétude si amère. Dieu sait qu’on dépense beaucoup d’argent pour faire accéder la masse à la culture ; mais ces efforts ne sont jamais qu’une vulgarisation et non une formation de l’esprit. Ici je rouvrirai encore Simone Weil, qui a admirablement analysé les difficultés de répandre la culture dans les milieux populaires et la vanité des tentatives pour y parvenir :
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« Ce qui rend notre culture si difficile à communiquer au peuple, ce n’est pas quelle soit trop haute, c’est qu’elle est trop basse. On prend un singulier remède en l’abaissant encore davantage avant de la lui débiter par morceaux.
« Il y a deux obstacles qui rendent difficile l’accès du peuple à la culture. L’un est le manque de temps et de forces. Le peuple a peu de loisirs à consacrer à un effort intellectuel ; et la fatigue met une limite à l’intensité de l’effort…
« Le second obstacle à la culture ouvrière est qu’à la condition ouvrière, comme à toute autre, correspond une disposition particulière de la sensibilité. Par suite il y a quelque chose d’étranger dans ce qui a été élaboré par d’autres et pour d’autres.
« Le remède à cela, c’est un effort de traduction. Non pas de vulgarisation, ce qui est bien différent.
« Non pas prendre les vérités déjà bien trop pauvres, contenues dans la culture des intellectuels, pour les dégrader, les mutiler, les vider de leur saveur ; mais simplement les exprimer, dans leur plénitude, au moyen d’un langage qui, selon le mot de Pascal, les rende sensibles au cœur, pour des gens dont la sensibilité se trouve modelée par la condition ouvrière.
« L’art de transposer les vérités est un des plus essentiels et des moins connus. Ce qui le rend difficile, c’est que, pour le pratiquer, il faut s’être placé au centre d’une vérité, l’avoir possédée dans sa nudité, derrière la forme particulière sous laquelle elle se trouve par hasard exposée…
« La recherche des modes de transposition convenables pour transmettre la culture au peuple serait bien plus salutaire encore pour la culture que pour le peuple. Ce serait pour elle un stimulant infiniment précieux. Elle sortirait ainsi de l’atmosphère irrespirablement confinée où elle est enfermée. Elle cesserait d’être une chose de spécialistes.
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Car elle est actuellement une chose de spécialistes, du haut en bas, seulement dégradée à mesure qu’on va vers le bas. De même qu’on traite les ouvriers comme s’il s’agissait de lycéens un peu idiots, on traite les lycéens comme s’ils étaient des étudiants considérablement fatigués, et les étudiants comme des professeurs qui auraient souffert d’amnésie et auraient besoin d’être rééduqués. La culture est un instrument manié par des professeurs pour fabriquer des professeurs qui à leur tour fabriqueront des professeurs. » (**[^10]**)
[^10]: – (1). Simone WEIL, *op. cit.*, pages 63 – 64 – 66.
On ne saurait mieux montrer que ce que nous appelons culture aujourd’hui n’est rien de vivant parce qu’elle ne produit rien dont l’âme puisse se faire un aliment. La civilisation de masse que nous voyons en train de s’élaborer et qui est si parfaitement inhumaine, ne peut être à aucun titre une civilisation malgré ses apparences éblouissantes, malgré les victoires remportées par l’homme dans la conquête de l’univers. Qu’on se rappelle ce que disait Bernanos : « Je crois, je crois de toutes mes forces que mon pays n’a pas à lier sa cause, ni à asservir sa tradition et sa pensée à une civilisation qui apparaît plutôt en réalité comme une liquidation de toutes les valeurs de l’esprit. Je crois que la mission de la France est de la dénoncer la première. Je crois qu’en la dénonçant elle reprendra de nouveau la place de maître et de guide spirituel, qu’elle n’a d’ailleurs jamais perdue, car elle n’y a jamais été remplacée. »
Mais qui écoute Bernanos aujourd’hui ? Pourtant si on veut sauver l’esprit, il faut que tous ceux qui ont conscience de la gravité du problème résistent de toutes leurs forces à la massification, qui rabaisse les âmes au niveau le plus médiocre parce qu’elle ignore les besoins les plus profonds de l’âme humaine ; elle réalise ce qui ne s’était jamais vu dans aucun temps : l’uniformisation des individus dans le médiocre.
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Déjà nous voyons s’établir par-dessus les frontières un goût universel. Les mêmes modes, les mêmes manies absurdes se répandent partout. Toutes les radios distillent le même jazz et les mêmes chansons imbéciles, les jupes ou les cheveux s’allongent ou se raccourcissent avec un ensemble impressionnant. Comment une telle uniformité ne serait-elle pas le comble de l’ennui ? La valeur personnelle de l’homme se trouve engloutie dans un océan sans lumière et sans joie. C’est la première fois dans l’histoire du monde que le développement du savoir, qui pourtant garde toujours sa noblesse, aboutit à un appauvrissement spirituel de l’humanité, parce que la science devient de plus en plus une affaire de spécialistes, dont l’horizon se rétrécit à mesure que le champ de la science s’agrandit dans les deux directions, celle du macrocosme et celle du microcosme. Il faudrait à l’homme une sagesse divine pour dominer les forces effrayantes qu’il risque de déchaîner. Mais dans l’ivresse de ses conquêtes, il ne s’aperçoit pas que c’est la technique qui le domine. C’est ce qui faisait dire à Saint-Exupéry ce mot terrible : « Je hais mon époque de toutes mes forces. L’homme y meurt de soif. »
Je ne partage pas la haine de Saint-Exupéry parce que les efforts de l’homme pour retrouver le sens de sa destinée sont quand même émouvants et que son angoisse inspire la pitié. Je lisais dans le dernier livre d’un grand savant incroyant, Jean Rostand, les lignes suivantes : « Peu importe quels seront demain l’aspect des cités, la forme des maisons, la vitesse des véhicules… Mais quel goût aura la vie ? Quelles seront pour l’homme les nouvelles raisons de vouloir et d’agit, ? Où puisera-t-il le courage d’être ? » Oui, c’est bien d’être qu’il s’agit, et nous voyons de moins en moins d’hommes qui sont au sens plein du terme, parce que les hommes sont absorbés par la masse.
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Mais il faut tout de même savoir que la masse ne parvient à l’existence que par la démission des hommes. Ce sont les conditions de la vie humaine qui rassemblent les hommes dans les centres urbains et qui créent ce que nous appelons une masse ; mais cela ne change rien à la nature de chaque homme pris isolément. Il n’y a pas de masse, mais des hommes qui sont des créatures de Dieu et dont chacun répond à une intention, à une pensée particulière de Dieu. Chacun de nous est une créature unique, et ce que Dieu attend que nous lui donnions, personne d’autre ne peut le Lui donner. La vie n’est donc pas absurde ; elle nous donne au contraire un rôle magnifique à jouer avec l’aide de Dieu, qui nous aime et qui nous soutient de Sa grâce. Notre rôle est de rendre aux hommes que nous approchons des raisons d’exister, c’est-à-dire de continuer l’œuvre de la Création.
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Il n’y a donc pas de civilisation de masse et il ne peut pas y en avoir, mais nous ne savons pas ce que l’avenir nous prépare. On peut penser comme Saint-Exupéry que les temps que nous vivons sont « les plus noirs du monde », des circonstances imprévisibles peuvent ramener des conditions plus favorables à l’éclosion d’une civilisation digne de ce nom. En attendant il nous appartient de sauver les éléments qui permettront de refaire cette civilisation, c’est-à-dire de conserver vivantes et de transmettre vivantes à nos enfants les valeurs indispensables à la vie de l’âme. La première de ces valeurs est le goût de la vérité. C’est un goût qui n’est plus commun de nos jours. Nous ne cherchons pas la vérité pour elle-même, nous ne voulons pas d’une vérité transcendante : nous cherchons des vérités qui soient adaptées à nos besoins et à nos exigences ; nous les voulons commodes et pratiques ;
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nous les fabriquons s’il le faut et nous leur faisons prendre la forme qui nous plaît, parce que, sans le savoir, nous pensons comme Protagoras que l’homme est la mesure de toutes choses. Dans l’ordre de la matière comme dans l’ordre île l’esprit, nous réussissons à fabriquer du faux qui a presque l’apparence du vrai, ce qui suffit à contenter les âmes peu exigeantes. Mais c’est d’une vérité sans ombre, inaccessible au flux du temps, que l’homme a faim, et cette vérité-là, on ne la lui donne jamais. C’est là qu’est la source de toute la mélancolie humaine. Il a faim de cette parole de Dieu dont saint Paul dit « qu’elle est plus tranchante qu’un glaive à deux tranchants et qu’elle pénètre jusqu’au point de division de l’âme et de l’esprit » (**[^11]**). La mesure de l’homme, ce n’est rien de ces vérités fugitives qui brillent un instant pour s’éteindre aussitôt, mais la plénitude de l’amour du Christ, « qui surpasse toute connaissance » (**[^12]**).
[^11]: – (1). Épître aux Hébreux, IV, 12.
[^12]: – (2). Épître aux Éphésiens, III, 19.
La seconde valeur sans laquelle il ne peut pas y avoir de civilisation véritable, c’est le sens de la gratuité. L’argent a pris dans notre siècle une telle importance qu’il est devenu la mesure universelle. C’est d’après l’argent que coûte un objet, d’après celui que gagne un homme qu’on mesure la valeur des hommes et des objets. Or les vraies valeurs sont gratuites : aucun argent ne peut nous les procurer. Le jour qui se lève pour nous chaque matin est gratuit, l’univers qui nous est donné à contempler est gratuit, l’héritage qui nous est transmis avec la civilisation de nos pères est gratuit, et l’amour n’est rien s’il n’est totalement gratuit. Les chrétiens savent qu’ils ont été rachetés gratuitement, c’est-à-dire par une grâce qui est un mystère insondable, et ce mystère doit nous faire entrer dans une action de grâces sans fin.
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Toute la richesse de la vie est dans le don gratuit ainsi que la source de la joie. Pour qui a compris cela, il n’y a plus de place pour l’angoisse ni pour la révolte, mais seulement l’assurance que « Dieu aime celui qui donne avec joie » (**[^13]**).
[^13]: – (1). 2e Épître aux Corinthiens, IX, 7.
La troisième valeur est le goût de la liberté, et il faut reconnaître que défendre sa liberté dans le monde d’aujourd’hui est un combat héroïque, car toutes les puissances du monde sont liguées pour ravir à l’homme sa liberté et pour en faire un esclave docile. Elles exercent sur lui des pressions insidieuses pour le faire penser et agir selon l’intérêt de je ne sais quelles forces occultes. Il faut nous défendre et apprendre à nos enfants à se défendre. Restons souverainement libres. Libres à l’égard des idées à la mode, qui se présentent toujours sous des traits séduisants. Libres à l’égard des mœurs qui se répandent dans la société et qui sont, il faut le reconnaître, une offense aux principes chrétiens. Libres à l’égard des valeurs prônées par le monde et qui sont trop souvent fallacieuses. Libres à l’égard de tout ce qui tente de faire violence à nos âmes et à nos esprits. Avant tout, ne pas céder à la tentation de penser comme tout le monde et de ressembler à tout le monde. La première chose à entreprendre est l’édification d’une société chrétienne. Quand il y aura une société chrétienne, on verra refleurir une vraie civilisation. C’est l’évangile qui nous dit que la vérité nous délivrera. *Veritas liberabit vos*.
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Nos fidélités seront les plus contrariées, les plus méprisées, les plus ridiculisées. C’est dans l’ordre. Notre mission est une mission de solitude. Elle est de constituer, au milieu de cette masse que nous voyous s’épaissir sous nos yeux, des noyaux de fidèles qui auront compris qu’il faut sauver l’homme d’un désastre sans précédent dans l’histoire, et qu’il n’y a qu’un moyen de salut, c’est de résister à tout prix à la massification. Vocation de solitude peut-être, mais c’est une vocation qui a ses grâces particulières : songeons à ce qu’ont été les noyaux de chrétiens dans l’Église primitive. Il ne nous est pas demandé de réussir mais de nous battre. Le prix du salut de l’homme a été payé une fois pour toutes par la croix de Jésus, mais l’accomplissement du salut se déroule tout au long des siècles. Nous y avons notre rôle à jouer, qui exigera peut-être des vertus héroïques. Or Péguy disait avec profondeur que la vie d’héroïsme « est infiniment une opération de joie ». C’est ce qui nous permet d’envisager notre vocation avec tranquillité.
André Charlier.