# Capitalisme ou socialisme marxiste par Marcel De Corte > [!pdf] [[De Corte (1945) Capitalisme ou socialisme.pdf|Télécharger l'article en pdf]] On l'a souvent remarqué : ce sont frères jumeaux ennemis. Certes, on peut répliquer que le capitalisme a précédé de beaucoup le marxisme et que ce dernier ne cache pas qu'il veut détruire la société capitaliste. C'est oublier que les accouchements de l'histoire sont lents et que les désordres qui naissent d'une même erreur fondamentale n'apparaissent en leur terrible maturité qu'au terme catastrophique d'un développement imperceptible. Le capitalisme et le marxisme ne sont pas des phénomènes économiques, sociaux et politiques, détachés de l'être humain et indépendants de sa structure, que l'on puisse juger lorsqu'ils sont établis, c'est-à-dire lorsqu'ils exercent leur maximum de pression collective sur les hommes attirés dans leur orbite le plus souvent d'une manière inconsciente : ce sont des phénomènes **moraux**, d'ordre intime, cachés dans la substance même de l'homme, et dont les « superstructures » économiques, sociales et politiques, très différentes et même opposées, s'avèrent radicalement issues de la même source lorsqu'on les rapporte à cette origine. Capitalisme et marxisme sont tous deux les produits d'une même attitude humaine, fondamentale, aberrante et pathologique : le **rationalisme**, non pas le rationalisme vulgaire, simple « libération » de la pensée, mais à rationalisme profond, que j'ai défini dans mes travaux comme une **dissociation entre l'esprit et la vie**, en d'autres termes comme une dévitalisation de l'esprit qui devient de plus en plus impersonnel et abstrait, corrélative à une déspiritualisation de la vie abandonnée aux remous des instincts élémentaires et des passions. Depuis le péché originel, cette possibilité de scission est latente en l'homme qu'elle désincarne et animalise à la fois. Le rejet, implicite ou explicite, de l'Incarnation a élargi lentement mais inéluctablement depuis la fin du Moyen Âge, la lézarde en faille. La religion et la morale puissamment incarnées dans les moeurs de l'homme médiéval – avec de nombreux écarts, c'est humain – se sont progressivement dés- incorporées, à travers une série d'avatars, jusqu'à n'être plus qu'un déisme et un légalisme couvrant le déchaînement des appétits. La vie déspiritualisée est foncièrement égoïste : elle est aveugle et sourde, elle juxtapose les hommes sans les unir, sans les faire communiquer entre eux autrement que par leurs instincts tendus vers des fins matérielles. L'esprit dévitalisé vise à l'universel, mais à un universel desséché, privé de chaleur et d'amour, aveugle et sourd à son tour, qui juxtapose les hommes sans les unir, dans l'anonymat d'une entité abstraite. Toutes les valeurs morales traditionnelles se sont ainsi engagées dans le processus de clivage opéré par le rationalisme, **et en particulier la valeur du travail**. Le capitalisme n'est rien d'autre que l'activité professionnelle de l'homme, dûment rationalisée d'une part, uniquement soumise au chiffre, à la mesure, au rendement comptable, à la production, et en dernière analyse à cette abstraction suprême l'argent, mais dûment aiguillée d'autre part vers la satisfaction des instincts de jouissance, de domination, de lutte, de parade, etc... **Le capitalisme est la désincarnation du travailleur et son animalisation parallèle**. En ce sens, il faut bien le dire, le capitalisme n'atteint pas seulement les patrons et les « bourgeois », il a déjà corrompu une partie des masses ouvrières elles-mêmes. Le marxisme apparaît nettement, sous cet angle, non point comme l'adversaire le capitalisme, mais comme son dépassement. Le marxisme élimine le capitalisme**, mais en le surclassant** et en intensifiant, au point de le pousser jusqu'à l'absolu et jusqu'à la divinisation, le processus de désincarnation du travailleur dont l'esprit est expulsé du corps pour s'identifier à un Etat suprêmement rationalisé et bureaucratique – « l'État, le plus froid entre les monstres froids » – et dont la vie s'écoule dans une amoralité complète (ce qui ne veut pas dire immoralité, encore que l'une puisse conduire à l'autre). C'est Karl Marx qui a écrit que « les communistes ne proposent aux hommes aucune exigence morale ; aimez-vous les uns les autres, ne soyez pas égoïstes, etc... ». Pour lui, seule compte la rationalisation intégrale de l'homme. La dialectique marxiste met d'ailleurs ouvertement en relief ce dépassement du capitalisme : elle est une progression où les contraires s’engendrent l'un l'autre, et s'absorbent dans une unité supérieure : l'antithèse capital - prolétariat se dissout, par sa tension progressive même, dans l'unité transcendante de la nouvelle société communiste. Pour un chrétien dont la croyance et les oeuvres reposent sur le fait de l'Incarnation, la réponse est donc nette : ni capitalisme, ni socialisme marxiste. **En fait**, il n'en est malheureusement pas toujours ainsi. Nous en comprenons maintenant la raison : c'est que le christianisme s'est désincarné dans le comportement de la plupart des chrétiens d'aujourd'hui. Il est devenu un code, un tégument « mondain » séparé de la vie - c'est ce qui explique l'alliance entre ce christianisme bourgeois et le capitalisme - ou bien un bouillonnement dit « mystique » hyperspirituel, intellectualisé à l'extrême, mais sans racine dans la vie, - c'est ce qui explique les accointances de ce christianisme pseudo révolutionnaire et dégénéré avec les formes les plus troubles de la révolution sociale. Du christianisme des « privilégiés » au christianisme des partisans à tout prix de l'alliance « à gauche », la continuité est ininterrompue : c'est une loi qui régit le moral comme le biologique, que la rigidité cadavérique précède la déliquescence et l'amène.. **Capacité sociale du christianisme ?** En réalité, c'est d'un christianisme robuste, **incarné**, prolongement de l'Incarnation du Christ, c'est d'un christianisme charnel qui bat jusque dans notre sang, que nous avons besoin. C'est là le seul point de vue où le christianisme puisse rayonner socialement et pulvériser à la fois le capitalisme et le marxisme, parce qu'il brisera toute relation avec le rationalisme qui sépare l'esprit et la vie. Mais cette incarnation de l'esprit chrétien dans la vie ne peut s'obtenir et se parfaire **que dans l'action et par les oeuvres**. L'incarnation n'est pas le fruit des ardeurs spéculatives et « contemplatrices » de la pensée qui disserte doctrinalement sur le meilleur régime social, elle est un **acte** quotidien, réitéré, prolongé, têtu, tendu vers sa fin qui est l’imitation de Jésus-Christ. C'est ce style spirituel de vie qui crée, non seulement la doctrine sociale, ce qui serait assez vain, mais **la réalité sociale elle-même**. Que l'homme commence à **vivre** en chrétien non point dans sa pensée, mais dans tout son être, et un embryon de société réelle apparaît à l’existence. Il est presque ridicule de rappeler cette vérité élémentaire, **et cependant tout est là**, car cette société n'existera pas seulement en esprit, **mais sur terre**, sur la terre des hommes et sous le regard de Dieu. Le christianisme de nos ancêtres médiévaux a triomphé de l'esclavage antique et du servage par un long et patient effort d'incarnation. Nous avons là un modèle qu'il suffit de transposer. La capacité sociale du christianisme ne dépend donc pas de la doctrine sociale que nous avons, elle dépend **uniquement** des **hommes** qui incarneront cette doctrine dans leur vie et la feront passer dans leur chair. Seul compte ici le **témoignage**. C'est simple, terriblement simple : il suffit d'agir ; « il ne faut pas dormir pendant ce temps-là ». Mais quelques conditions sont prérequises. D'abord, il est néfaste de tout espérer de la Grâce. La **nature** de l'homme est malade ; son comportement journalier s'infléchit de plus en plus dans le sens du rationalisme ; l'atmosphère collective où il baigne en est saturée. Le rationalisme a pénétré jusqu'aux racines de l'homme, jusqu'à la fine pointe de sa nature concrète. C'est là qu'il faut en premier lieu agir afin de restituer un homme une **santé** morale et biologique, condition indispensable à l'incarnation de l'esprit chrétien. Il importe que l'homme exerce les vertus naturelles élémentaires et possède le pouvoir matériel de le faire. Ensuite, il convient de purifier le climat politique. La politique est devenue une fin en soi. Il faut la restituer à sa dignité, déjà éminente, **d'instrument** du social. Une démocratie politique qui n’est pas soutenue par une démocratie sociale s’achemine infailliblement vers la mort totalitaire et l’étranglement du christianisme. **Mythe du rassemblement des masses ?** Ce n'est pas un mythe. Les masses ont besoin d'élites directrices. Celles-ci existent. Il n'est que de les rassembler. **Marcel DE CORTE** Les dossiers de l’Action Sociale Catholique, n°4, juillet-août 1945