# Signification de l'économique par Marcel De Corte
![[1956 Signification de l'économique.doc]]
Lorsqu’on interroge les volumineux traités d’économie et les non moins massives histoires des systèmes, on est frappé de la diversité de sens que les spécialistes attribuent à ce mot « **économique** ».
Notre intention n'est pas d'en effectuer ici le recensement. Depuis les Grecs qui, les premiers, appelèrent « économique » la gestion des biens familiaux, jusqu'aux théoriciens du **welfarestate** et au « gros animal » marxiste gorgé de volonté de puissance, le terme a subi des fluctuations constantes. Il ne serait pas difficile d’en dessiner le diagramme historique. On s'apercevrait aisément qu'il est parallèle aux différentes conceptions que l'homme s'est forgé de lui-même et de son destin. La relation économique est inséparable de la nature et de l'aventure humaine. À chaque époque de son histoire, l'homme s'assigne comme but de « se faire » et son activité économique s'insère dans une finalité qui la colore et la spécifie. Comme ces finalités ne paraissent pas coïncider historiquement, la tentation est grande alors de **relativiser** l'activité économique et de déclarer inutile toute recherche qui porterait sur sa fin essentielle. Les faits parlent : les fins sont au pluriel et il n'y a aucune raison valable pour que l'une soit « meilleure » que l'autre. L'histoire en ouvre l'éventail, sans plus. Il est impossible de définir l'activité économique **en elle-même** puisque ses fins varient selon les climats historiques.
Les architectes de l'économie pure ont vivement réagi contre cette tendance historiciste qui dissout l'économie dans les vagues successives de l'histoire et lui enlève son contenu propre. Tournant le dos à l'histoire, décevante maîtresse de scepticisme et d'erreur, ils ont prétendu isoler le phénomène économique de son contexte humain et, pour en ravir la substance, ils l'ont dépouillé de toute finalité « perturbatrice ». Vaine tentative au demeurant ! Un Léon Walras a beau affirmer que l'utilité est un concept neutre, ne désignant que la simple aptitude qu’ont les choses à s'adapter à un besoin quelconque ; les néo-marginalistes ont beau estimer que la théorie économique ne peut aborder l'étude des buts et des besoins trop disparates, mais seulement celle des moyens « par lesquels l'homme parvient au maximum de satisfaction malgré la rareté des produits » ; les positivistes ont beau se borner à l'examen des faits bruts et des statistiques qui les expriment, les précautions qu'ils prennent pour amputer sans douleur l'économie de la finalité qui la soulève, ne révèlent pas moins, à l'arrière-plan de leur pensée, l'existence d'une conception de l'homme et de la fin qu'il poursuit. Il est évident que le support de toutes ces constructions scientifiques est l'homme encore, mais réduit à un pur mécanisme ! Et ce mécanisme n'est dressé qu'**en vue** d'interpréter, aussi rigoureusement que possible, les actes économiques que l'homme pose !
Car enfin l'économie pure n'est pas un jeu de l'esprit. Elle poursuit une fin : nous dire la nature du phénomène économique. Ses analyses sont tout de même objectives. Elles se moulent sur la réalité économique dont elles épousent le mouvement. Elles supposent que l'activité économique **se conforme** à des lois, qu'elle tend vers une formulation mathématique dépourvue de finalité et que l'homme qui en est le siège incline à la mécanisation. L'économie pure est contrainte de réintégrer en son système la finalité qu'elle expulse. Que cette finalité soit la suppression de toute finalité ou la mécanisation absolue, elle n'en existe pas moins ! La tendance à l'automatisme est encore une fin ! Du reste, la mise entre parenthèses de la finalité en matière économique dispose l'économie à l'emprise d'une autre finalité qui intervient cette fois **de l'extérieur** : le dirigisme étatique et les desseins des diverses volontés de puissance qui s'affrontent dans le monde. Chassée du dedans la finalité se réintroduit du dehors dans la masse « neutre » de l'économie où elle imprime désormais sa forme. La théorie « pure » sert de tremplin à une pratique dont l'expérience démontre qu'elle ne l'est guère.
Ce qui est **économique** est donc toujours lié à la poursuite d'une **fin** et, pour déterminer le **sens** du mot **économique**, il s'avère indispensable de rechercher **cette fin**. Ce n'est point du tout par hasard que le mot **sens** évoque le mot **fin** : tout sens à une fin parce que toute direction a une fin. Et c'est précisément parce que les économistes méconnaissent la finalité ou qu'ils n'en ont que peu approfondi la nature, que l'**économique** a revêtu au cours des âges tant de significations différentes. D'une part, les sens ont varié parce que les hommes ont en quelque sorte adapté la finalité de l'acte économique à des facteurs étrangers à sa nature ou qu'ils l'ont arbitrairement limitée. D'autre part, la déconsidération qui enveloppe la notion de finalité n'empêchant pas celle-ci de se réintroduire dans les considérations des économistes, des discussions infinies et byzantines ont surgi à propos de tout ce qui est affecté de l'indice « économique ». La finalité malmenée ou refoulée accepte d'avoir honte, mais elle règne en secret, corrompue et corrompant le sens des mots. Or, le sens des mots est d'une importance essentielle. Les annales de la Chine nous rapportent qu'un empereur nouvellement couronné convoqua Confucius pour lui demander son avis sur les problèmes politiques à résoudre. Le Sage lui répondit que son programme ne comportait qu'un seul article : **rendre aux choses leurs véritables noms**. Tacite découvre la cause de la décadence où sombre la République romaine, dans la perte des noms véritables des choses : **nos vera rerum amisimus vocabula**. Appeler les choses par leur nom est le seul moyen de sortir de l'anarchie et de la confusion où l'économie contemporaine se débat.
Restituer à l'économie sa finalité est ainsi le premier travail d'approche si l'on veut préciser le sens de **l'économique**. Ce n'est pas chose aisée. Il ne s'agit pas seulement de remonter un courant, il s'agit en plus de clarifier un chaos où se dissimulent des larves. D'une manière plus positive, et pour le dire tout net, il s'agit très simplement de renouer le lien qui rattache l'activité économique de l'homme à son activité morale, et qui a été rongé ou rompu depuis plusieurs siècles. En effet, si la morale est bien la connaissance intellectuelle qui établit **l'ordre** dans les **actions humaines** en fonction **de leur finalité**, la signification de l'activité économique ne la révélera qu'à la lumière de la morale elle-même. Autrement dit, si le sujet de la morale est bien, selon la rigoureuse et ferme définition thomiste « l'action humaine ordonnée à une fin ou encore l'homme lui-même en tant qu'il se meut volontairement vers une fin » le sujet de l'économie rentre tout entier dans la sphère de la morale ainsi comprise.
Que l’économie soit articulée à la morale, tout le crie. Nous défions n’importe qui de citer une seule activité économique qui ne soit pas « une action humaine ordonnée à une fin », ou qui n'émane pas de l’ « homme selon qu'il se meut volontairement vers une fin ». Les plus hautes en témoignent comme les plus rudimentaires. L'expérience vécue en est la preuve tellement contraignante qu’on se demande par quelle mystérieuse cécité les économistes ne s'en sont point aperçus : les deux grands systèmes économiques qui se partagent la planète, le marxisme et le capitalisme, sont imprégnés de morale jusqu'aux os. Sans doute, la morale marxiste est-elle celle de la parfaite et définitive fourmilière et la morale capitaliste celle du renard libre dans le poulailler libre. Elles n'en ont pas moins des morales, pour fausses qu'elles soient. Elles n'en indiquent pas moins à l'économie une fin, et chaque action économique qu'elles déclenchent, est entraînée par la finalité qu'elles lui communiquent. Quant à la vie économique quotidienne, elle se signale par une constante finalité. C'est trop clair. Elle est engagée dans la poursuite de fins particulières qui relèvent toutes, en dernière analyse, de l'attraction exercée sur l'activité humaine par cette fin générale et unique dont le nom est le **Bien** ou le **Bonheur**.
Nul ne produit ou consomme, ne vend ou n'achète, sans tendre, selon l'énergie et la lucidité qui lui sont départies, vers ce qu'il estime être son bien ou son bonheur. Même lorsque ces opérations s'accomplissent avec peine, à contrecoeur, malgré nous, c'est encore cette fin qui les détermine et nous y consentons par un imperceptible acquiescement qui triomphe de la violence subie. L'esclave lui-même se place dans l'orbite de cette fin : s’il pose un acte économique sous la contrainte, il lui donne néanmoins son adhésion, ne fut-ce que **pour** vivre ! Il le faut **bien** ! En quatre mots, l'expression populaire dit tout : le bien est nécessaire et il est impossible de se soustraire à son attraction. L'homme n'aspire en définitive qu'à son bonheur : tout le monde veut être heureux, dit Pascal, même ceux qui vont se prendre. Un dynamisme incoercible oriente l'homme vers cette fin ultime et y draine toutes ses actions. L'activité économique ne jouit d'aucun privilège d'autonomie. Elle n'échappe pas à l'influence de la finalité qui anime toute la vie humaine.
Dès lors, si la morale est bien, selon la sagesse des nations, la discipline qui établit l'ordre dans les actions humaines, en tant qu'elles visent au bonheur de l'homme, tout ce qui est **économique** relèvera de sa régulation. L'économie est par sa nature même, **une morale économique**. Même sous ses aspects plus techniques, l'économie dépendra essentiellement d'un système moral relatif à cette fin dernière de l'homme qui est le bonheur. Le commandement du bien la régit tout entière. Le **devoir** d'être heureux n'est pas imposé du dehors. Il surgit du dedans, de la nature même de l'homme qui aspire à se parfaire. Il répond à une vocation.
Sans doute, les amateurs de précision rétorqueront-ils que la notion du bien est grevée de disparités nombreuses et rappelleront que les sceptiques vont jusqu'à dénombrer quelque 280 représentations différentes du bonheur.
L’objection est trop facile. Y aurait-il des milliers de bonheurs divers qu'ils ne s'opposeraient au **bien** que dans la mesure où leur multiplicité serait incohérente et sans lien. Il est clair que l'homme poursuit des biens différents, mais ces différents biens sont eux-mêmes entraînés dans un courant de convergence qui les rassemble dans l'unité d'un seul bien : celui de l'homme tout entier. Le bien de l'homme n'est pas une somme disparate de biens juxtaposés, mais une synthèse organique dont les éléments sont reliés les uns aux autres. C'est l'harmonie de ces biens qui constitue le bien. L'un d'eux vient-il à s'isoler ou à empiéter sur un autre, c'est la maladie, le mal ou le malheur : l'estomac ne prend pas impunément la place du cerveau, ou réciproquement. La même convergence s'observe au plan social : le bien commun n'est pas une somme, mais un point de rencontre, d'articulation.
On rougit d’avoir à rappeler ces vérités premières. Il le faut cependant. Nous vivons à une époque où la révolte de la partie contre le tout et le totalitarisme qui en découle, exercent leurs ravages. Aussi longtemps que nous n'en aurons pas fini avec cette anarchie, il est vain de comprendre quoi que ce soit des diverses activités humaines. Il est surtout vain d'y déceler un **sens**. Nous n'assistons pas seulement, selon la formule d’A. Comte, à l'insurrection de l'individu contre l'espèce, mais à celle de ces individus géants que sont les collectivités fanatisées par une idéologie du bonheur, contre les tendances les plus profondes de la nature humaine.
Mais si le risque est immense de voir l'humanité sombrer dans le chaos, il n'en est pas moins vrai que « la nature médicale réagit puissamment contre cette perspective. Ce n'est pas par hasard que le plus spectaculaire des progrès économiques que l'humanité ait connu coïncide chronologiquement avec la période la plus confuse et la plus fiévreuse qu'elle ait peut-être jamais traversée. La planète a perdu son unité, mais du désordre même surgit en réplique la possibilité matérielle de son redressement spirituel. Il n'y a plus nulle part la même conception de la vie et du bonheur humains, mais au moment où l'esprit éclate en fragments antagonistes, l'économie - pourtant elle-même affectée par ce processus dissociateur - refuse de mourir et fait reculer l'échéance : son dynamisme accru répare incessamment les pertes de substance causées par les perturbations morales, sociales et politiques. Il n'est pas douteux que la civilisation dite moderne, se serait déjà effondrée sans ce sursaut des énergies matérielles et sans ce bond en avant qui a projeté l'économie du plan statique au plan dynamique. Par sa prodigieuse capacité de production des biens matériels, l'économie est désormais capable d'atténuer, sinon de faire disparaître, les divergences qui se manifestent au sein de l'humanité. Il semble que la matière soit plus sage que l'esprit et le corps soit moins déséquilibré que l'âme. Si paradoxale qu'en soit l'affirmation, l'activité économique peut constituer, sur la base étroite mais effective des biens matériels qu'elle met au jour, un terrain d'entente pour les hommes. Les jongleurs d'idées et les spiritualistes à tous crins pousseront des hauts cris : **cela vaut mieux que rien**. Si bas que soit son niveau, l’être est supérieur au néant.
Le passage de l'économie du statisme au dynamisme est un événement sur lequel la réflexion du moraliste ne s'est guère exercée. – Il est lourd de signification : la plupart des biens matériels élémentaires sont désormais de plus en plus accessibles à la plupart des hommes et des dissensions qui ébranlent l'humanité ne peuvent plus guère s'enraciner dans une pénurie et dans une misère **tangibles** d'où elles tireraient la preuve expérimentale de leur tyrannique fatalité, sinon de leur excuse nécessaire. Sur de larges zones de la terre habitée, il est possible que les hommes ne se battent plus pour un croûton de pain : les famines et les guenilles ont presque disparu. Les biens matériels, pris comme tels, ne sont plus un danger dont l'issue est la vie ou la mort. C'est de l'extérieur qu’ils sont atteints par un véritable parasitisme idéologique et par un parasitisme tout court que les Etats tolèrent ou favorisent, quel que soit leur drapeau. À l'inverse des époques antérieures, ce n'est plus la rareté des biens matériels qui provoque les troubles moraux, sociaux et politiques dont l'histoire est jalonnée, ce sont ces troubles eux-mêmes qui fomentent les restrictions dont ils profitent par ailleurs pour croître et pour se développer en cercle vicieux.
**Natura malorum remedia demonstrant[^1]**, dit le vieil adage. Si les biens matériels sont aujourd'hui chargés d'hypothèques qui pèsent sur eux du dehors, ils sont néanmoins capables, par eux-mêmes et en dépit de leur caractère divisible, de constituer un tout vers lesquels les besoins des hommes convergent sans se heurter. C'est encore à leur propos que s'établit d'emblée le maximum de concorde et de collaboration, avec cette note supplémentaire et capitale que la connexité et la coopération des parties en cause sont visibles, vécues, éprouvées quotidiennement. L'harmonie est aussi bien individuelle que sociale. Elle est sociale parce qu'aucune entreprise ne pourrait subsister un seul instant sans la présence, au moins obscure, d'un sentiment de convergence en chacun de ses membres. Elle est individuelle parce que la psychologie du travail révèle de plus en plus que le rendement est fonction de l'équilibre entre toutes les facultés de l'homme qui oeuvre. Dans l'actuelle décadence des moeurs, l'activité économique est celle où se discerne, moins effacée qu'ailleurs, l'empreinte du bien. Il suffit à cet égard de la comparer à la politique ! Le producteur ne peut indéfiniment duper son client : le consommateur ne peut indéfiniment refuser de payer son fournisseur, mais la tricherie réciproque est de règle dans l'élection ! En d'autres termes, le bien matériel refuse être présenté comme un mal et le mal matériel refuse d'être présenté comme un bien : l'apparence est trop rapidement dénoncée par sa visibilité même. La matière est une **présence** : on ne peut la remplacer par des mots ! Pas de place ici pour une représentation théâtrale ! La possibilité du divorce entre l'être et le paraître est réduite à l'extrême. Un patron qui traite ses ouvriers comme des esclaves, cela se voit ; des ouvriers qui sabotent leur travail et qui ne collaborent pas avec leur patron, cela se voit encore. La conclusion suit : les biens matériels que l'activité économique produit **sont des biens réels** auxquels on ne peut dénier la qualité de biens. Ils résistent avec toute la dureté de la matière, au mensonge. **Ils sont gros d'une morale effective, en dépit de leur niveau et de leur minceur**. Les 280 représentations du bonheur ne peuvent se loger dans leur substance. Ils n'en accueillent qu’une seule qui leur soit conforme : celle de la convergence de toutes les facultés physiques, intellectuelles, affectives, spirituelles et sociales, de l'être humain. Le bien matériel qui est le fruit de l'activité économique, est aussi celui de l'homme tout entier. Il est seulement situé à un degré inférieur. Il est seulement un bien étroit qui ne peut combler à lui seul la capacité de l'âme. L'homme ne vit pas seulement de pain, mais il en vit tout de même. L'activité économique est le socle de la morale : elle convient à la statue tout entière, bien qu'elle ne se confonde nullement avec elle.
[^1]: De Corte cite toujours l’adage sous cette forme mais il est évident qu’il y a une erreur. Lire : *Natura malorum remedium demonstrat,* i.e. La nature des maux indique le remède à employer. Cf. *L’Homme contre lui-même*, N.E.L., 1962, pp.9-10.
Entre le bien matériel et le bien de l'homme, il n'y a donc pas de distance ni de disjonction, mais une articulation organique. Il est impossible de les séparer totalement l'un de l'autre. Aussi longtemps qu'il est un homme vivant en ce monde, le saint le plus perdu en Dieu doit boire, manger, se nourrir, etc... Si frêle que soit la trame économique de son existence, elle est nécessaire à son ascension. C'est un véritable attentat contre l'homme que de mépriser le bien matériel : parce qu'il est matériel, il ne cesse pas d'être un bien, il est même l'assise du bien le plus haut.
À une condition toutefois : c’est qu’il ne soit pas amputé, par une opération chirurgicale, de cette convergence qu'il détient depuis que le dynamisme de la technique a multiplié les possibilités de production et de satisfaction des besoins humains. Or, il n'est que trop évident que ces tentatives de vivisection sont fréquentes aujourd'hui. De nombreux facteurs s'interposent qui dressent devant la production des obstacles infranchissables, ou qui l'épuisent en la parasitant dehors. Il n'est pas inutile d'en énumérer les principaux : l'État qui n'est plus arbitre, mais juge et partie, quand il n'est pas lui-même arbitré par des groupements d'intérêts ; les mauvais patrons qui craignent la concurrence productrice de biens matériels dont la qualité surclasserait le pénible effort de leur paresse, les syndicats ouvriers, dans la mesure où ils subordonnent les intérêts économiques de leurs membres aux ambitions politiques de leurs chefs ; les technocrates qui utilisent la science économique qu'ils détiennent comme tremplin de leur volonté de puissance. Ces gros mangeurs, ces dévorants, comme les appelait Hésiode, ne cessent de faire rétrograder l'économie au niveau statique qui était jadis le sien, où la divergence se donnait libre cours. L'économie, entravée et diminuée, ne peut plus alors **s'ajuster** à la morale, la **justice** lui vient du dehors, par piqûre ou par injection, comme si elle était étrangère à sa nature. L'économie est sans cesse malade : il lui faut des médecins à son chevet. La convergence doit lui être imposée de force par des appareils de prothèse. Autrement dit, il n'y a plus de possibilités pour l'activité économique d'être morale puisqu'elle n'est plus **libre**. Les intérêts, avilis, mortifiés, acceptent leur mécanisation, mais sous le masque de l'automatisme, une vie basse, rampante, et d'autant plus puissante qu'elle est endiguée s'infiltre partout : dans la politique, dans la morale, dans la religion elle-même qu'elle profane.
Par où l'on voit - si l'on a des yeux ! - qu'il est essentiel à l'activité économique d'être libre pour être morale et pour que les biens matériels qu'elle produit soient affectés d'un coefficient de moralité. Le bien utile ne peut rejoindre le bien tout court qui le couronne, que dans la mesure où la convergence qu'il suscite n'est pas brimée. Seule la liberté confère un **sens** à ce qui est **économique** et le surélève au-delà de la matière pure et simple. L'écueil du matérialisme économique ne sera évité que dans un climat de liberté.
La signification du mot économique apparaît ainsi en pleine lumière. Rien n'est purement et simplement économique parce que l'activité économique est toujours dirigée par sa nature même, vers un terme qui la dépasse et qui est le bien de l'homme tout entier. Il ne peut y avoir d'économie pure : statistiques, graphiques, équations, économie mathématique et lois économiques sont entraînés dans un courant qui les porte au-delà de leur signification prétendument objective.
Dès lors, l'économique et l’extra-économique sont inséparables aussi bien dans le domaine de la production que dans celui de la consommation.
On prétendra sans doute que fabriquer des chaussures ou en acheter sont des actes qui ne comportent pas d'intention morale dans leur sujet pris individuellement et que leur finalité est de la nature égoïste ou intéressée : je vends des chaussures pour moi, j'en fais l'acquisition pour moi. Bien plus, on dira que ces deux activités économiques sont l'une et l'autre murées dans l'enceinte sans ouverture de la satisfaction purement matérielle : ici, les pieds au chaud ; là, le bénéfice en espèces sonnantes. La seule vision que nous pourrions avoir de la réalité économique serait celle que nous livrent les dénombrements, les inventaires, les prospections du marché, les prévisions tirées des calculs, etc... Bref, l'optique du chiffre et son impersonnelle universalité. La seule morale que nous puissions lui appliquer serait celle de la distinction entre **l’homo oeconomicus** – les affaires sont les affaires ! – et l'homme extérieur qui le couvre d'un revêtement galvanoplastique : cordialité, respectabilité superficielles, voire même religion ritualiste ou encore culte ostentatoire de la collectivité. L'homme est double : c'est un **Janus Bifrons** dont une face est tournée vers le moi, et l'autre vers autrui, sans qu'il y ait la moindre connexion vitale entre ces deux visages. Tel producteur ou tel consommateur essayera bien de les rapprocher, mais ce ne sera jamais là qu’une réussite exceptionnelle n’infirmant en rien le dualisme foncier de l'être humain. Le déracinement de l'intérêt personnel et son remplacement par l'amour de l'humanité sont de vieux rêves socialistes : l’expérience historique démontre que l'incarnation de ces rêves ne fait que changer l'égoïsme de niveau et le transforme, d'individuel qu'il était, en un monstre collectif qui en multiplie les ravages. Un solide scepticisme est de règle en cette matière : la moralisation de l'économie ne conduit-elle pas un remède pire que le mal ? Tenons-nous donc aux faits : l'économique est l’économique, et rien d'autre. Du reste, n'est-ce pas en n’étant qu’elle-même que l'économie s’est prodigieusement développée ?
La réalité est toute différente. Il est impossible à l'homme d'être radicalement égoïste, parce qu'il est engagé, quoi qu'il fasse, dans le **social** et dans le **réel**. L’être le plus égoïstement fermé sur soi doit s'ouvrir dès qu'il entre dans le processus d'échange de l'économie. Toutes ses activités économiques ont des répercussions en dehors de lui, et qui les jugent. S'il ne poursuit que son propre avantage, s'il n'a aucun souci de l'intérêt de son partenaire de la relation économique, il adopte une attitude intenable. Le mauvais patron, le mauvais ouvrier ou le mauvais client posent des actes qui les font connaître et qui les excluent rapidement du circuit de la vie économique. Quels que soient leurs subterfuges, leurs feintes et leurs masques, ils ne serviront que leurs intérêts particuliers et immédiats, les seuls que l'égoïsme puisse avoir, mais qui s'opposent à la continuité dans l'espace et dans le temps que comporte l'économie. Ainsi, en se servant, ils se desservent et en travaillant pour leur seul intérêt, ils le ruinent. Pour se maintenir économiquement, ils doivent de toute manière, admettre à côté de leur intérêt exclusif, une frange d'intérêt qui déborde au-delà de leur médiocre personne. Si petite et si contrefaite qu'elle soit, elle n'en est pas moins réelle. Ce n'est qu'à ce prix qu'ils pourront agir.
Il suit de là que l'intérêt dit personnel est constamment articulé un intérêt supérieur : l'intention dite égoïste ne peut pas ne pas s'amalgamer à une attention qui ne l'est point. L'honnêteté dans les affaires est le meilleur moyen de réussir. « Croyez-moi, mes filles, disait Madame de Maintenon à des candidates au mariage, la vertu est encore la plus grande habileté ». L'économique se transcende sans cesse vers l'extra- économique et le moral. Si ce mouvement ascensionnel se perd, l’économique en arrive à se nier lui-même et devient anti-économique. Le bien matériel n'est vraiment un bien que dans la mesure où il tend vers le bien humain. C'est à la religion, responsable du salut de l'humanité, et à l'État, gardien du bien commun, qu’incombe la tâche de renforcer ce caractère extra-économique de la relation économique en le situant dans un climat à la fois favorable à son épanouissement et hostile à sa rétrogradation vers l'égoïsme individuel ou collectif. Répétons à cet égard que, si l'économique est réellement inséparable du moral, l'économique doit être libre. Le déterminisme inhérent à la matière et la nécessité logique immanente aux raisonnements **a priori** n'interviennent dans le processus économique que dans la mesure où il est considéré fictivement comme neutre par rapport à la morale. Dans ce cas, il n'est que deux solutions possibles : le « laissez-faire » du libéralisme qui prétend que l'économie a des lois aussi contraignantes que celles qui régissent la course des astres, et que toute interruption de ce mouvement automatique est désastreuse ; la contrainte du socialisme qui impose de l'extérieur à l'économie un ordre systématique artificiellement dessiné à la manière d'une épure et qui traite à son tour le sujet humain comme une entité matérielle. Plus souvent encore, ainsi que le montre l'histoire contemporaine, ces deux solutions se mêlent inextricablement l'une dans l'autre, avec toutes les conséquences amorales, immorales et inhumaines que cet amalgame comporte, au moment même où la croissance des techniques augmente jusqu'à l'excès l'emprise que l'économie exerce sur les hommes. Anarchie sans nom et oppressions anonymes, tel est le marécage où le liquide et le solide se confondent, enlisant la finalité économique, la liberté et la moralité. Le chaos où règne le hasard des rencontres les plus absurdes, les résurgences de l'esclavage, la dégringolade des moeurs sont les témoignages que l'économie de notre temps se rend à elle-même.
Mais si la liberté est immanente à l'activité économique dans son dépassement vers l'extra économique, elle n'en est pas moins réglée du dedans comme tout autre acte libre par la finalité générale de l'être humain en qui elle a son siège. La liberté n'est nullement l'absence de règle, et la liberté **économique** moins que tout autre, ainsi qu'en témoigne l'étymologie : **nomos** signifie loi. La liberté a un sens, une direction qui fait corps avec elle-même, et dont elle est inséparable, exactement comme un mot est inséparable de la chose qu'il vise et signifie. Elle est organiquement liée à la régulation que lui communique l'attraction du bien à laquelle personne ne peut se soustraire. La convergence active de chacun et de tous vers le bien et vers la saturation de toutes les facultés individuelles et sociales de l'homme est la norme de la liberté véritable. Pour préserver la liberté inhérente à l'activité économique, il importe donc de sauvegarder par un système juridique cette convergence qui lui est consubstantielle. Un code économique est d'autant plus capital que le rapport de l'économique au moral est fragile et toujours menacé de dégradation. Une politique économique à longue échéance dégagée du particulier et de l'immédiat et orientant l'activité économique vers le bien total de l'individu et le bien commun de la société, s'avère à son tour indispensable. Libertés et convergences sont intimement conjointes. Elles ne peuvent exister l'une sans l'autre. Sans convergence, la liberté se mue en arbitraire ; sans liberté, la convergence s'impose par l'extérieur par la contrainte, sinon par la violence. Mais ni l'une ni l'autre ne mûriront sans l'influence de facteurs religieux et politiques eux-mêmes, soucieux de la finalité de l'économie et contrôlant ou arbitrant, selon leur pouvoir respectif, le jeu des forces économiques de manière à l'infléchir dans le sens d'une liberté et d'une convergence accrues.
Nous sommes maintenant à même de définir **l'économique**. Toute activité affectée de l'indice **économique** n'a de sens que dans la mesure où elle est en même temps finalisée par l'extra économique et par le bien de l'homme tout entier, individuel et social. La détermination rationnelle, objective et scientifique du fonctionnement de l'industrie, du commerce, de la finance est en général de tous les facteurs qui interviennent dans l'économie, ne suffit pas pour qu'ils soient dénommés **économiques**. L'économique ne relève pas de la physique mais de l'humain. Si précieuse que soit à son tour l'analyse psychologique de l'activité économique, elle ne décrit que des faits, elle ne propose pas à l'économie un bien, une fin, c'est-à-dire **ce qui doit être**. Elle étudie des modèles de l'action, sans pouvoir indiquer si ces mobiles ou cette action sont bons ou mauvais, économiquement et humainement valables ou non. C'est dire que l'ordre économique est essentiellement **normatif** comme l'ordre moral lui-même. Dans la pratique, tout le monde admet depuis toujours que l'économie est une discipline normative, même les adeptes du positivisme économique le plus inhumainement décharné : de leurs courbes statistiques, ils tireront que tel mouvement de l'économie est satisfaisant, régulier, ou, au contraire, hasardeux et dangereux. Mais la discipline économique ne se tire pas de **ce qui est**, aussi longtemps du moins que **ce qui est** n'est pas orienté vers *ce qu’il doit être*, c'est-à-dire **vers le meilleur**. La régulation économique a son origine dans une conception du bien qui affecte ou qui doit affecter tous les facteurs de l'économie. Cette conception dérive d'une philosophie de l'homme, implicite ou explicite, qui est elle-même fondée sur l'invincible tendance de l'être humain à sa perfection individuelle et sociale. Sans philosophie véritable, il est impossible de dire ce qui est économique ou ce qui ne l'est pas. Sans moeurs et sans politique économique également imprégnées de cette philosophie, il est impossible d'établir le sens d'un acte économique quelconque. S'il est économique, ce sera par hasard. En économie, la norme est nécessaire. Le critère de l'économique est le principe de convergence : là où les activités économiques convergent vers le bien total de l'homme en tant qu'individu et en tant que membre de la société, elles sont vraiment et authentiquement économiques.
Par là sont éliminés, comme antiéconomiques, le travail servile, le salaire de famine, l'entreprise où la dignité personnelle des membres n'est pas respectée, le parasitisme de l'État, les monopoles et leur égoïsme, les ligues patronales et les syndicats ouvriers pour autant qu'ils sont des instruments de lutte des classes, etc... De nombreux éléments de ce qu'on appelle « l'économie » sont antiéconomiques.
Mais si l’économique est dans l'axe de l'humain, il doit être également libre au même titre que l'homme. Entendons par là **libre en sa source** : la rencontre ou le colloque entre le producteur et le consommateur. Si le marché où se rejoignent l'offre et la demande n'est pas libre, comment choisir ce qui doit être, comment discerner le meilleur ? Les adversaires du marché libre résonnent toujours comme si les biens économiques n'étaient pas au pluriel et comme si le bien économique au singulier était **le** bien**, le seul bien**, moteur nécessaire du désir. À la racine de leur conception se découvre aisément une philosophie moniste et matérialiste du bien et par suite de l'homme. Ce n'est point par hasard que le marxisme et ses succédanés sont des doctrines de l'économie dirigée négatrices de la liberté du marché. Leur monisme matérialiste l'exige : contre l'évidence même que le mythe philosophique a recouverte de ses fumées ! Sans marché libre, il est même impossible de maintenir le caractère normatif de l'économie. Il n'y a plus de critère objectif et indépendant de la volonté humaine pour établir la hiérarchie et la valeur des utilités économiques offertes ou demandées : la notion de bien disparaît. C'est l'arbitraire à son plus haut exposant. Sous prétexte d'éliminer les biens apparents au profit des biens réels, le bien qui apparaît subjectivement comme tel à une volonté dirigeante, est imposé aux producteurs et aux consommateurs ! Le remède à un mal possible est un mal réel ! En généralisant la maladie et en l’inoculant de force, on obtient la santé ! Ne se rêver rien de plus ruineux **pour l'économie et pour la morale** que la fixation autoritaire des prix sur le marché. Qu'elle soit orientée vers la hausse ou la baisse, elle écrase l'embryon de bien que recèle l'intérêt et fixe irrévocablement le regard du producteur et du consommateur vers le seul gain ou vers la seule perte, sans autre prolongement vers le meilleur. L'économie du marché libre est la seule qui soit économique parce qu'elle est la seule qui permettra le dépassement vers l'extra économique.
Ici se dresser l'objection classique à laquelle il faut répondre : « la concurrence tue la concurrence ». Elle est vraie, en une certaine mesure, dans une économie sans finalité, amputée de la régulation du bien où toute l'activité économique est courbée vers l'intérêt immédiat, où le producteur et la marchandise ne triomphent qu'à condition de se plier aux seules injonctions de l'économique pur et simple, où la connexion de l'économique et de l'extra économique a été rompue **au préalable**. À ce niveau, le vainqueur n'est jamais le meilleur, mais « le plus malin », le plus roué, le plus habile à profiter des lacunes qu’une politique économique à court terme, incapable d'arbitrer la totalité du champ de l'économie, creuse constamment. Il est au surplus évident que la concurrence tuera la concurrence dans tout l’Etat où le pouvoir résulte de la force et non la force du pouvoir. Il importe peu que cette force génératrice de la légalité, sinon de la légitimité, soit celle du nombre, ou celle des passions, ou celle des idéologies, ou celle de l'argent. Dans un tel Etat, il suffit à un concurrent astucieux de se mettre du côté de la force victorieuse, ouvertement ou en secret, pour obtenir tous les avantages du pouvoir et pour être à la fois juge et partie. Cela se voit, cela se voit même très souvent. Un État où le pouvoir est indépendant ne connaît pas ces misérables subterfuges. Il sait que la concurrence ne peut servir le bien commun parce qu'il la domine et qu'il la maintient en les limites du bien commun : la concurrence crée une hiérarchie entre les hommes, elle engendre une aristocratie, elle jette les bases d'une société saine, pourvue d’élites capables de servir. Il sait que la concurrence le débarrasse d'une tâche pour laquelle il n'est pas fait : la régulation des prix, et qu'elle lui permet de gérer le bien commun sans être contraint de descendre dans le détail infini de la vie matérielle des citoyens. Il sait qu'il est armé pour briser toute tentative de la concurrence de dégénérer en monopole. Il peut tirer de la concurrence économique l'élément extra-économique qu'elle contient en germe. Dans un État bien fait, pourvue d'une politique économique cohérente et à long terme, la concurrence est le banc d’épreuve où se vérifient le sens des activités économiques et leur orientation vers l'intérêt général. Le slogan en question n'a donc de portée que dans un contexte politique où la finalité du bien commun ne joue plus, où s'affrontent de pures forces physiques et dont le mécanisme contamine le rapport concurrentiel des unités économiques en les transformant en son image.
**L'économique** ne peut donc se définir en soi, mais par sa destination ascendante. Il en est de lui comme d'un aliment dont la composition chimique peut être analysée scientifiquement jusqu'à la dernière vitamine. Ce n'est pas pour cette raison qu'il est nourricier. Il est « bon » ou « mauvais » selon qu'il est assimilable ou non par le corps dont il entretient et accroît la vigueur. Il n'y a pas, d'une part, des phénomènes économiques et de l'autre, l'homme individuel et social. Tout ce qui est **économique** vient de l'homme et va vers l'homme. **L'économique** est la nourriture de l'être humain. Il se situe au point exact où la matière se transmue en vie et où elle est emportée dans ce grand courant de convergence organique qui caractérise le vivant. Tout ce qui entrave ces échanges ou qui brise cette unité est antiéconomique.
**Marcel DE CORTE**
Bulletin social des industriels, 1956