# L’économie à l’envers par Marcel De Corte > [!summary] Référence de l'article > De Corte Marcel, « L'économie à l'envers », *Itinéraires*, mars 1970, n°141 pp. 106-152. >> [!pdf] [[De Corte (1970) L'économie à l'envers.pdf|Télécharger l'article en pdf]] >> >> et [[De Corte (1970) L'économie à l'envers scan original.pdf|Télécharger l'article original scanné en pdf]] COMME L’INDIQUENT LES DICTIONNAIRES, le mot socialisme comporte de nombreux sens qui pivotent, en théorie et en pratique, autour de deux foyers : l’élimination de l’économie concurrentielle au profit de l’économie concertée, et l’attribution à l’État de cet office de concertation de l’économie. A ce dernier titre, l’idéologie socialiste s’est imposée, d’une manière ou d’une autre, à toutes les nations du globe. Elle a provoqué dans les pays communistes la totale et réciproque confusion du politique et de l’économique. Elle a tissé, dans les pays prénommés « libres », tant d’interférences entre ces deux aspects de l’activité humaine qu’il est impossible de les compter. Partout, l’État, « ce monstre froid entre les monstres froids » dont Nietzsche a dénoncé l’apparition à l’époque moderne, s’immisce dans la sphère de l’économie jusqu’à mouvoir ses ressorts les plus intimes. Il suffit de constater ce qu’est devenue l’économie de profit sous l’influence des subsides de l’État dans les nations réputées « libres ». Des secteurs entiers de cette économie apparemment imperméable à la collectivisation, tels les mines de charbon et l’agriculture, sont passés, grâce au poumon d’acier des subventions, de la catégorie du service privé à celle du service public, tout en maintenant une indépendance de plus en plus formelle. Comment expliquer ce phénomène, pour le moins singulier, puisque les pays où l’État possède les instruments de production et les leviers de commande de l’économie se révèlent les plus économiquement arriérés, les plus lents à suivre la courbe ascendante de la productivité, les plus incapables de satisfaire aux besoins des consommateurs, en dépit de l’énorme pouvoir mis en jeu ? *Pourquoi l’économie s’étatise et se socialise-t-elle de plus en plus alors que l’État se montre de plus en plus impuissant à résoudre les problèmes économiques ?* Tout le monde s’accorde à constater la faillite de l’État dans les différents domaines de l’économie dont il s’est rendu maître (chemins de fer et assurances sociales par exemple) et, cependant, tout le monde peut observer que l’État a, sur toutes les activités économiques, une emprise qui croît d’année en année sans qu’apparaisse le moindre obstacle ou la moindre résistance effective à sa domination. Les victimes de l’étatisation consentent à leur sacrifice avec une stupeur résignée, parfois même avec enthousiasme. Avant de répondre à cette question, il convient de souligner un aspect important des relations entre l’État et l’économie. ## I. – *L’ « économique » et le « politique »* Il est manifeste que l’État, par son rôle, ses pouvoirs et son éminence, appartient à la sphère du public. Il est non moins manifeste que l’économie, du moins jusqu’à ces deux derniers siècles, a relevé (sans autre discontinuité en Occident que la longue période de décadence qui coïncide avec la fin de l’Empire romain) de la sphère du privé. Comme le montre un livre récent de Peter Laslett : *Un monde que nous* *avons perdu*, consacré à l’étude des structures sociales préindustrielles de l’Angleterre, toute l’économie anglaise antérieure au XVIIIe siècle est restée essentiellement familiale ou patriarcale. On peut en dire autant – sauf quelques exceptions dues en France au colbertisme – de l’économie européenne antérieure au XIXe siècle. – Toutes les activités économiques étaient centrées sur la famille et sur le chef de famille groupant autour de lui sa femme, ses enfants et un nombre plus ou moins grand d’ouvriers et d’auxiliaires. La communauté familiale n’a donc pas seulement alors un sens plus large que la famille moderne : elle est, par sa nature même, une entité économique où tel ou tel métier se pratique. C’est somme toute, perpétuée pendant plus de deux millénaires, malgré les interruptions dues aux crises, la situation décrite par Hésiode et par le fondateur de la science économique Aristote. Pour les Grecs, l’économie (de *oikos*, maison) est la science de la famille ou de la « maisonnée », cellule sociale fondamentale où s’accomplissent les activités laborieuses qui permettent aux hommes de vivre et de transmettre la vie. De même que la transmission de la vie par le mariage, l’acquisition économique qui a pour but de fournir à la famille les ressources et les moyens de subsistance indispensables, ressortit au domaine du privé. L’État se réserve le domaine du public. On se tromperait lourdement toutefois en imaginant que l’État et l’économie furent pendant des siècles des réalités étanches et sans rapports réciproques. Il est impossible en effet de délimiter la sphère du privé sans définir celle du public, et inversement : est privé ce qui n’est pas public ; est public ce qui n’est pas privé. Par essence, le public et le privé sont corrélatifs l’un de l’autre, et l’exemple le plus net est celui du mariage, acte éminemment public, qui n’en est pas moins constitutivement privé. La séparation que trace entre eux Ulpien demande donc d’être correctement interprétée : *Publicum jus est quod ad statum rei Romanae spectat, privatum quod ad singulorum utilitatem* ; le droit public englobe les normes qui règlent l’institution étatique, le droit privé celles qui régissent ce qui est utile aux particuliers. Si soucieux que fussent les Anciens de distinguer les activités politiques des activités économiques, ils ne les séparaient pas : si celles-ci avaient pour fin le vivre, celles-là avaient pour fin le bien-vivre. Les activités économiques nous sont, partiellement au moins, communes avec les animaux, les activités politiques sont proprement humaines. Le politique est supérieur à l’économique comme la forme l’est à la matière et l’âme au corps. La Cité est une œuvre d’intelligence et de volonté qui s’incarne dans des familles qu’elle groupe, pour leur donner, au delà de l’économie domestique de subsistance, un ensemble de biens excellents que la seule communauté familiale est incapable d’accorder aux hommes : l’ordre, la paix, le développement de l’esprit, les arts, etc. Elle exerce ainsi sur les familles et sur les activités économiques la même priorité que le tout à l’égard des parties et que l’intérêt général à l’égard des intérêts particuliers. Le politique se subordonné toujours l’économique. La façon dont les rois de France se sont servis des corporations pour abattre la féodalité en est un exemple entre mille. Pareillement, à notre époque, le consentement que certaines puissances économiques et financières donnèrent à la décolonisation, dans l’espoir de maintenir leur prépotence, illustre par ses résultats la portée universelle de ce principe. Les forces économiques durent traiter avec l’État nouveau, si branlant et si fantomatique qu’il fût, et prendre le masque du politique pour restaurer leur empire. Il ne faut nullement être historien pour constater que le manchestérianisme n’a jamais été qu’une théorie abstraite – élaborée pour une borine part après coup ; dont l’application a été chaque fois déterminée par une décision politique résolue à favoriser l’économie industrielle au détriment de l’économie agricole. Faut-il rappeler que l’*Anti-Corn-Law-League,* créée à Manchester en 1838, aboutit en 1846, par la pression qu’elle exerça sur le pouvoir, à l’abolition de la loi qui frappait l’entrée en Grande-Bretagne des blés étrangers d’une taxe d’autant plus lourde que le prix du froment indigène était plus bas ? Faut-il ajouter que la réduction des droits de douane est de toute évidence un acte d’intervention de l’État dans le domaine de l’économie ? Toute l’histoire économique du XIXe siècle, loin de témoigner en faveur de l’indépendance de l’économique par rapport au politique, montre, au contraire, que les divers États européens sont intervenus avec constance et persévérance dans l’économie afin de favoriser l’expansion industrielle commençante et sous la poussée des groupements financiers qui alimentaient celle-ci. La politique économique de ces États a été de soutenir les entrepreneurs, comme on disait alors, qui les y incitaient. L’exemple de la Russie en témoigne : c’est sous l’impulsion des tsars, avec toute la protection et les faveurs qu’elle impliquait, que la première industrialisation de ce pays s’est effectuée, et aucun des entrepreneurs étrangers qui se sont établis à l’époque en Russie n’a refusé ce soutien. En Belgique, les premiers rois ont aidé fortement à l’implantation de l’industrie sidérurgique. Chacun sait, d’autre part, que la politique coloniale des États européens au XIXe siècle a été soumise constamment aux pressions des producteurs de ces différents États désireux de découvrir des matières premières à bon compte et d’étendre leurs marchés à des dimensions extracontinentales. Le contraire eût été surprenant. Une économie de type moderne ne se développe que dans le cadre d’une politique qui inclut, comme telle, l’intervention directe ou indirecte de l’État. Il en est ainsi parce que *l’économique est naturellement subordonné au politique* comme le particulier au général. L’État, par définition et par fonction, est le détenteur du pouvoir suprême. Il se subordonne les individus, appelés du reste ses sujets. La politique économique la plus soucieuse de « laisser faire » les détenteurs de la puissance économique dérive encore d’une décision politique, prise par l’organe qualifié de cette décision l’État. L’U.R.S.S. révèle admirablement à son tour cette influence du politique sur l’économique. Le communisme a beau proclamer que les infrastructures économiques déterminent universellement les superstructures politiques. Il a beau prédire qu’à mesure de la collectivisation l’État entrera dans une phase de dégénérescence : à la limite, lorsque le communisme sera parfaitement instauré, il n’y aurait même plus d’État, partant plus de politique. Rien n’est plus faux et toute l’histoire de l’U.R.S.S. dément cette assertion. De fait, il n’existe pas de pays au monde où l’économie, jusqu’en ses plus infimes détails, soit davantage soumise aux décisions politiques de l’État et de ceux qui en tiennent en mains les leviers de commande. La « patrie des travailleurs » est devenue une immense usine dont la fonction n’est nullement de fournir aux consommateurs les biens économiques qu’ils réclament, mais de renforcer la puissance des hommes au pouvoir. « Un seul cerveau suffit pour mille bras », disait Gœthe. En rivant les travailleurs à « l’édification du socialisme » et de l’économie collectiviste, les dirigeants de la Russie soviétique se réservent pour eux seuls la direction politique du pays. L’économie collectiviste sert à maintenir et à consolider leur autorité politique. Toute sa structure est bâtie en vue d’attribuer à jamais – du moins théoriquement – le pouvoir politique à un seul ou à quelques-uns. Aussi bien la moindre « libéralisation » économique du régime en signifierait la fin. Pour être différente, l’évolution des rapports entre l’État et l’économie, dans les pays qui ne sont pas d’allégeance marxiste, ne manifeste pas moins l’absorption de l’économique dans le politique et du domaine privé dans le domaine public, malgré toutes les apparences contraires. ## II. – *Le processus d’étatisation* Il semble en effet que la politique des États modernes, après avoir été de seconder, d’encourager et de protéger certains groupements financiers et industriels dynamiques, fut de subir – par voie de conséquence inévitable – leurs pressions ultérieures dès que leur puissance eut pris suffisamment d’extension. Cette première intrusion de l’État dans l’économie déclencha une réaction en chaîne : tous les groupements économiques exigèrent l’appui de l’État. Les syndicats ouvriers, qui parvinrent à se constituer en dépit de toutes les interdictions légales, firent adopter par l’État, qui les imposa ensuite à toute l’économie, une série de revendications qui est loin d’être épuisée. Les groupements d’agriculteurs et de classes moyennes leur emboîtèrent le pas. Il n’est guère de travailleur actif ou pensionné qui ne fasse au moins psychologiquement partie d’un groupe de pression qui incite l’État à s’introduire d’une manière ou d’une autre dans les divers secteurs de l’économie. Il n’est nullement exagéré de dire que les groupes de pression économiques sont installés dans les États d’une manière semi-institutionnelle et que l’ingérence de l’État dans toute l’économie est aujourd’hui en cours d’achèvement. A l’appel des intéressés eux-mêmes, l’État s’immisce dans la totalité du processus économique. Il semblerait donc que les détenteurs du pouvoir économique aient complètement subjugué les possesseurs du pouvoir politique et qu’ils se soient même, en bien des cas et pendant des périodes plus ou moins longues, substitués à eux, directement ou par personnes interposées. Rien n’est plus inexact. Le propre de l’État est d’être une entité politique et il ne peut rigoureusement pas se transformer en autre chose sans disparaître, autrement dit sans entraîner dans sa ruine la société dont il est la nécessaire clef de voûte. Il en est ainsi parce que la fonction inaliénable et immuable de l’État est d’être le gardien de l’intérêt général et qu’*il ne peut assumer la tâche de satisfaire les intérêts,* toujours particuliers, comme nous le verrons, de l’économie, *sans vider ceux-ci de leur substance et les convertir en intérêt général.* L’expérience confirme du reste ce principe qui ne souffre pas d’exception : c’est toujours au nom de l’intérêt général que l’État est intervenu, intervient ou interviendra dans tel ou tel secteur industriel : le soutien accordé par l’État à l’industrie charbonnière s’est justifié à ce titre et c’est la communauté tout entière dont l’État a la charge qui en a supporté tout le poids. Même si l’on accorde que l’ingérence de l’État est causée par la pression des puissances financières et des puissances syndicales, coalisées à cette fin précise de maintenir leurs pouvoirs respectifs, l’une sur un capital matériel, l’autre sur un capital humain, qui, sans subsides, seraient voués à la disparition, même si l’on en déduit que les puissances économiques ont triomphé en l’occurrence du pouvoir de l’État et ont mis leur autorité à la place de la sienne, il reste que l’État *socialise* plus ou moins profondément un secteur de l’économie et qu’*il absorbe ainsi des intérêts particuliers dans l’intérêt* *général*. C’est l’État et uniquement l’État qui décide de faire passer telle portion de l’économie de la rubrique privée » à la rubrique a publique ». Sans l’État qui n’émet jamais que des décisions *politiques*, les manœuvres des groupes de pression économique seraient vaines. A moins de réduire à leur discrétion tout le reste de la société, il est trop clair qu’ils ne pourraient parvenir à leurs fins. L’économie débouche nécessairement dans la politique, se socialise et se collectivise dès qu’elle fait appel à l’État pour suppléer aux défaillances des producteurs dans son propre domaine. Somme toute, les détenteurs de la puissance économique qui veulent accroître leur empire en contraignant l’État à soutenir leurs entreprises ou à les maintenir artificiellement et à prendre en charge leurs dettes, sont dupes de leur victoire. Ils font infailliblement basculer l’économie du niveau privé au niveau public en recourant à l’État. Au lieu d’assumer les risques, les revers et les échecs que toute entreprise humaine comporte, ils deviennent les parasites du pouvoir politique. Ils croient diriger l’État, mais en fait, c’est l’État qui les soumet à ses propres contraintes, qui prend hypothèque sur eux et qui finit, sous les pressions universelles et conjuguées de toutes les forces – plus exactement : de toutes les faiblesses – économiques, par devenir l’unique moteur de l’économie, et le seul propriétaire des moyens de production. Nous n’en sommes sans doute pas encore là, mais nous nous en rapprochons de plus en plus. Ne méconnaissons pas en effet cette évidence majeure, presque toujours mise sous le boisseau par tous les tenants d’un système économique hybride (et stérile, comme la plupart d’entre eux) qui individualise les profits, mais socialise les pertes : l’intervention de l’État en faveur de tel groupement particulier de producteurs se fait nécessairement au détriment des autres et entraîne de ce chef une réaction circulaire qui boucle et aggrave continuellement le processus, si bien qu’elle s’effectue au préjudice de tous. La frontière du domaine public et du domaine privé, naguère encore mouvante entre des limites sévèrement étroites dont des circonstances exceptionnelles seules autorisaient le dépassement temporaire, se déplace continuellement au profit de l’autorité de l’État. D’une part, l’État incite par tous les moyens l’économie à augmenter sa productivité afin de grossir la masse imposable où il puise pour complaire à ses favoris du moment. D’autre part, il exténue la même productivité en la taxant de plus en plus et la contraint corrélativement à se faire soutenir par la puissance publique. ## III. – *Un régime d’une prodigieuse nouveauté* L’économie contemporaine se trouve ainsi engagée dans une pompe aspirante et foulante dont le moteur est l’État et non plus la relation privée du producteur au consommateur. De revendication en revendication et de satisfaction donnée en satisfaction donnée, elle entre dans un cycle dont l’achèvement est son maintien nominal dans la catégorie du privé et son passage effectif dans celle du public. Plus exactement, puisque le public et le privé n’ont de signification que réciproque et que la disparition de l’un entraîne le non-sens de l’autre, la catégorie du public s’évanouit à son tour. Il n’y a plus d’intérêt général parce qu’il n’y a plus d’intérêts particuliers. S’il n’y a plus d’intérêt général, il n’y a plus d’État et, si nous en conservons le vocable, c’est par habitude et faute d’un autre mot. S’il n’y plus d’intérêts particuliers qui s’accordent entre eux dans des relations privées, il n’y a plus que des individus anonymes dont un Pouvoir anonyme, omnipotent et ubiquitaire, ordonne mécaniquement les rapports. C’est la société d’insectes « la parfaite et définitive fourmilière » vers laquelle nous allons à grands pas. Et comme un Pouvoir anonyme est une fiction, c’est le règne des volontés de puissance dissimulée derrière le rideau de fumée de vieux mots qui ont perdu leur signification, qui ne renvoient plus à rien et qui, en paraissant renvoyer à quelque chose, nous interdisent de voir la prodigieuse nouveauté du régime dans lequel nous nous enlisons progressivement et qui n’a pas encore reçu de nom. Ce que nous appelons aujourd’hui « totalitarisme » n’en est que l’ébauche dérisoire. Il suppose encore une opposition larvée. Le nouveau régime s’instaure avec le consentement unanime de ses victimes. L’instinct de conservation vitale qui anime l’être humain et dont l’économie, réalisatrice du « vivre », est l’épanouissement, nous cache cette évolution accélérée L’économie semble progresser indéfiniment. Elle paraît résister sans grand dommage aux ingérences multiples, croissantes et incohérentes de l’État qui donne satisfaction à toutes les pressions qu’il endure, selon le poids physique en quelque sorte, des intérêts particuliers, individuels ou collectifs, en jeu, et non selon l’intérêt général dont il n’est plus le gardien depuis belle lurette. L’homme réagit spontanément aux événements qui l’affectent. Sa capacité de résistance et d’adaptation aux changements des milieux où il se trouve plongé apparaît illimitée. Sans cesse, il invente de nouveaux moyens pour établir entre eux et lui un équilibre externe qui prolonge l’équilibre interne constitutif de sa vie et sans lequel il serait voué à disparaître comme tant d’autres espèces animales. On peut se demander toutefois si cette répartition eurythmique des facteurs vitaux indispensables à son existence n’est pas en train de subir de redoutables perturbations. Il n’est pas exagéré de prétendre qu’à mesure que l’homme se rend maître des nécessités de la nature pour les tourner à son profit, il devient de plus en plus esclave d’une « société », si l’on peut encore employer ce mot, dont les impératifs impitoyables l’asservissent, l’utilisent comme un pur moyen en vue de ce que la logomachie actuelle nomme effrontément « la libération de l’humanité de toute aliénation ». Le « monde nouveau » que nous promettent les marxistes et leurs concurrents chrétiens débouche dialectiquement sur cette contradiction suprême, mais l’humanité fascinée et aveuglée par les volontés de puissance qui la mènent s’aperçoit de moins en moins que l’enfer consiste, selon le mot de Simone Weil, à se croire au paradis par erreur. L’ultime adaptation de l’homme au milieu dont il veut se rendre maître est sa rétrogression au niveau des choses sur lesquelles il exerce son pouvoir souverain. C’est la phase du suicide. Il y a une limite au delà de laquelle l’ajustement de l’homme au monde extérieur se transforme en absorption du premier par le second. L’accroissement prodigieux de la productivité à l’époque contemporaine contribue également à nous abuser. En dépit d’une fiscalité délirante et d’une réglementation cancéreuse, l’économie a pu jusqu’à présent maintenir un taux assez régulier de croissance. Aux interventions étatiques dont les coûts quantitatifs et qualitatifs provoquent la réapparition de la rareté au sein de l’abondance, elle a toujours réagi par une créativité renforcée. Mais qui peut imaginer un seul instant que cette progression n’aura pas de fin ? Les peupliers ne montent pas jusqu’au ciel, disait Bainville. Il arrive toujours un moment où l’invention technique s’essouffle, où l’écart entre le prix de vente et le prix de revient qu’elle défend contre la boulimie de l’État s’amenuise au point de disparaître, où l’impôt dévore la matière imposable, où l’auto-investissement nécessaire à la croissance devient impossible. Mais comme ce moment n’est pas immédiat, on se persuade qu’il ne viendra jamais. On s’en convainc même d’autant plus qu’au moindre ralentissement de la productivité on fait appel à l’État – qui ne demande pas mieux puisqu’il la parasite – pour en raviver l’impulsion, sans s’apercevoir que cette stimulation en appelle une autre, celle-ci une troisième, et qu’en fin de compte l’économie fourbue fait place à un mécanisme bureaucratique et sa vitalité exténuée à une accumulation d’appareils de prothèse. Reste alors l’*inflation* dont on sait qu’elle est le stupéfiant par excellence que les États utilisent pour camoufler la faillite de leurs ingérences dans l’économie. Il est remarquable que l’inflation se soit manifestée, depuis la fin de la seconde guerre mondiale, dans tous les États dont l’économie est en expansion. La cause en est simple : elle réside beaucoup moins dans l’excès de la demande sur l’offre (puisque l’économie est de plus en plus productrice) que dans l’augmentation extraordinaire des coûts de production provoquée par le heurt en chaîne des interventions de l’État dans l’économie. Il n’est pas une seule activité de l’État, directe ou indirecte, dans le domaine de l’économie qui ne soit déficitaire et ne doive être comblée par l’impôt ou par l’emprunt, forme camouflée de l’impôt. Ces prélèvements s’opèrent évidemment sur la production. Ils en augmentent les coûts si bien que plus la production s’élève, plus les coûts se gonflent et provoquent une hausse générale des prix. Celle-ci à son tour incite à des demandes anticipées d’achat qui amènent un sursaut de la productivité suivi d’une inflation supplémentaire en boule de neige. Et comme inflation incite encore l’État à des interventions plus massives, plus profondes et par conséquent plus dispendieuses, elle s’accentue sans répit. On peut montrer autrement que l’État est le seul ou quasiment le seul responsable de l’inflation qui le tue. Nous avons vu que les groupes se rejettent les uns sur les autres la charge des interventions qu’ils ont obtenues de l’État et que ce processus tend à faire cercle. Or la situation relative de chaque groupe dans l’ensemble de l’économie est déterminée par la structure des prix et par la répartition des revenus telles que le marché les établit. Aussi longtemps que les groupes s’adaptent à ces liaisons monétaires qui, par l’intermédiaire du marché, fixent leur position relative, ces rapports ne subissent aucune pression de caractère inflationniste. Mais si tous, dans un mouvement giratoire, veulent élargir leur part du revenu national en agissant sur l’État, il est clair que chacun d’eux a désormais la faculté de dépenser au delà de ses ressources normales sans risquer la prison : c’est l’État dont on est convaincu qu’il ne fait jamais faillite qui les y autorise en les secourant. Quand la boucle est fermée et qu’il ne reste plus un seul groupe à déplumer au bénéfice des autres, l’État est entraîné dans une rotation inflationniste qu’il ne peut plus arrêter et qui donne l’illusion que l’économie tourne rond alors qu’elle tourne folle. Il est peut-être vrai que les États ne font jamais faillite. Ils font pire : pareils à des baudruches enflées à l’excès, ils éclatent. C’est la révolution et le surgissement inéluctable d’une nouvelle société reconstituée à l’entour d’un groupe de pression plus dynamique, mieux dirigé, qui s’asservit tous les autres, occupe à lui seul les postes de commande de l’État et réalise la parfaite confusion de l’économique et du politique propre aux sociétés d’insectes. Un tel État ne peut être que totalitaire. Que cette révolution puisse être ralentie par toutes sortes d’artifices, que son développement soit dosé, « planifié », « structuré », par là moins visible, il n’importe nous y sommes. L’insensible compénétration de l’État et de l’économie, du public et du privé, se continue sous nos yeux chaque jour, avec des variantes nonchalantes qui mettent généralement si longtemps à s’accomplir (pareilles à ces eaux d’infiltration qui coulent de deux pentes opposées et qui créent entre elles un marécage en les nivelant peu à peu par la base), que nous sommes étonnés à vingt ou trente ans de distance d’en constater l’ampleur. Depuis la Libération, un changement radical s’est opéré dans l’État et dans l’économie dont la nature paradoxale est telle que les générations futures, s’il leur reste quelque raison, finiront bien par en constater l’extravagance. Les existentialistes n’ont pas tort de qualifier le monde actuel d’absurde : il l’est davantage et leur diagnostic ne porte pas sur le point névralgique du système. En effet, l’État renforce sans cesse sa puissance en même temps qu’il l’affaiblit. Il en est exactement de même de l’économie : elle s’active et accélère son rythme en même temps qu’elle se fixe dans une situation fébrile dont les surchauffes et les basses températures alternantes révélées par le thermomètre monétaire dévoile la gravité chronique. En déplaçant continuellement les bornes qui séparent le public du privé, l’État étend et accroît sa puissance, mais comme il n’agit en l’occurrence que sous la pression des groupements économiques, il la contracte et l’énerve. Sa puissance se dilate dans la mesure où il est moins État, pouvoir suprême au service du bien public. S’il dirige de plus en plus, c’est dans la mesure où il est lui-même de plus en plus dirigé. En effectuant des tâches pour lesquelles il n’est point fait, il s’use et s’exténue. Un logicien dirait qu’il perd en compréhension ce qu’il gagne en extension. En ne s’acquittant plus de sa mission naturelle qui le voue à la défense et au perfectionnement du bien commun, il se vide de sa substance et sa vacuité est aussitôt remplie par des intérêts particuliers qui le détruisent davantage encore. Malgré leurs disputes et leurs luttes, ceux-ci sont coalisés contre lui. Tout en étendant le champ de son action, ils le paralysent. A la limite, un État qui aurait envahi toute l’étendue du privé ne serait plus un État, mais un énorme pouvoir despotique s’exerçant sur une immense machine industrielle et uniquement destiné à perpétuer le monopole de ceux-là qui, d’une manière quelconque et sous le camouflage d’une idéologie quelconque, s’en seraient emparé. Toute notion de bien particulier et de bien commun s’en étant évanouie, il n’y aurait en vue aucun bien sauf celui, exclusif de tout autre, de ses détenteurs. Ce serait le pouvoir discrétionnaire et illimité d’une association de malfaiteurs. Ce ne serait plus un État que par usurpation de nom. L’étatisme est la mort de l’État. Le même raisonnement, fondé sur des observations identiques, vaut pour l’économie. Celle-ci devient assurément de plus en plus productiviste en réponse soit à l’emprise fiscale du pouvoir, soit aux injections d’énergie artificielle dues à ce même pouvoir, soit à la combinaison des deux réactions. Mais comme ce flux de productivité est de plus en plus capté par l’État ou placé sous sa dépendance, l’économie n’en augmente le débit que pour multiplier l’emprise des pouvoirs publics sur son fonctionnement. Elle dévie ainsi de sa finalité propre : le consommateur en chair et en os, seul être au monde qui donne un sens à la production, lui confère l’existence et la justifie, marquant l’économie d’un caractère privé indélébile. L’économie perd de plus en plus sa raison d’être. S’il est vrai que l’essence d’un être est sa fin, elle s’ampute de son essence. Elle n’est plus qu’une économie de producteurs qui parasite l’État moderne et que l’État moderne parasite. Elle n’a plus de l’économie que le nom. Elle est l’instrument dont les producteurs à tous les échelons, du plus bas au plus haut, se servent pour détourner vers soi les richesses qu’elle charrie. Mais pour faire couler l’économie à contre-pente, il faut disposer d’un pouvoir énorme qui puisse infléchir les conduites humaines dans le sens opposé à leur spontanéité. Le recours à l’État, pouvoir des pouvoirs, est inévitable. Mais, comme l’économie est une activité dont le caractère privé rejaillit, en fonction de sa fin, sur son origine même, il est infaillible qu’une économie de producteurs doive abandonner cette marque spécifique qu’elle prétend par ailleurs garder et qu’elle devienne collective, avec tout le mépris, avéré cette fois, pour le consommateur, que cette socialisation comporte. Il est rigoureusement impossible de socialiser la consommation : elle sera toujours privée. Mais une fois le cycle des interventions de l’État bouclé, rien n’est plus simple que de réunir sous un même chef les différents secteurs de la production et de les collectiviser. L’opération se fait d’elle-même. Mais, ainsi que nous l’avons vu, c’est une opération de dupes : l’appel des producteurs à l’État ou, plus exactement, à ce qui en porte le nom aujourd’hui, aboutit à mettre l’État entre les mains d’une maffia parasitaire qui nourrit sa volonté de puissance de cette « économie » (puisqu’il faut encore ainsi l’appeler faute d’un nom adéquat) dont elle a fait sa proie. L’exemple de la Russie est probant : l’édification du socialisme, c’est-à-dire d’une économie de producteurs – de « vrais » producteurs : les ouvriers et les paysans ; consiste à dépouiller les producteurs de tout pouvoir économique et politique, et à transférer le produit de ce rapt à une nouvelle classe dirigeante, laquelle, ne visant qu’à sa propre conservation et au renforcement de sa puissance, ne peut être qu’impitoyable. Toute désobéissance au principe d’identité se paie : on ne peut confondre le public et le privé, sans ruiner l’État et l’économie et les remplacer par leurs ersatz. Une conséquence immense et d’une importance extrême pour le destin de la civilisation s’ensuit : les entités ambiguës que nous nommons État et économie se mécanisent et se fonctionnarisent de plus en plus, tandis que leur symbiose engendre un type de société, inédit dans l’histoire, qu’on a proposé d’appeler « société industrielle ». ## IV. – *Ce que l’on appelle la « société industrielle »* La dégénérescence du vital en mécanique dont parle Bergson à propos des sociétés proches de leur déclin est sans doute le symptôme le plus grave de la maladie qui ronge notre civilisation apparemment florissante. Elle est inévitable cependant dès que les relations entre l’État et l’économie ne sont plus réglées par leurs finalités naturelles respectives telles que les codifient la coutume et le droit. En s’amalgamant, l’État et l’économie se défont de leur être propre défini par les fins qu’ils poursuivent : le vivre et le bien vivre, l’intérêt privé et le bien public. La capacité d’adaptation au changement qui caractérise essentiellement tout organisme vivant leur fait de plus en plus défaut. Ils se dévitalisent et suppléent à leurs carences en secrétant d’innombrables mécanismes de remplacement. Ni la mentalité des détenteurs du pouvoir politique ni celle des divers détenteurs du pouvoir économique n’ont pu s’ajuster organiquement à l’immense formation qui fait passer la totalité des biens matériels d’un mode de production statique à un mode de production dynamique. Pour la première fois dans son histoire, l’humanité affronte le problème de l’abondance et elle le fait dans des dispositions psychologiques, morales et sociales tout imprégnées encore de rémanences dues à l’obsession de la rareté ou de la pénurie. L’État et les producteurs recréent immédiatement par leurs agissements une économie rarescente qu’ils doivent alors compenser, sous la pression même du système nouveau dans lequel ils sont impliqués, par une sorte d’idolâtrie du rendement pour le rendement, une religion du travail et un fétichisme de ce qu’on pourrait appeler « la productivité improductive » ou de « la machine à faire et à boucher des trous ». A supposer que la productivité soit en hausse, il reste à se demander si, pour l’ensemble d’une société donnée, par le jeu de pompe aspirante et foulante dont nous avons parlé, elle n’aura pas finalement coûté trop cher faute d’être axée sur la seule finalité qui puisse la régler : le consommateur. De fait, dès que l’État s’écarte de sa fin naturelle : la recherche et le maintien du bien commun, et qu’il voue toutes ses forces à l’impossible satisfaction des intérêts particuliers de tous les groupes de producteurs insoucieux de la finalité naturelle de l’économie, c’est le tonneau des Danaïdes. Tout ce qui fonctionne à l’encontre de la nature des choses exige des artifices de plus en plus nombreux. Aussi pouvons-nous contempler cette aberration d’une économie en plein développement et qui s’alourdit d’appareils de prothèse multiples. Leur liste est sans fin : il n’est, paraît-il, pas un seul État occidental qui connaisse le nombre et le coût exacts des instituts parastataux qu’il a créés pour introduire un ordre factice et mécanique dans une économie qui ne sait plus où elle va ! Ils prolifèrent, disait Churchill, comme les lapins en Australie, sans que nous disposions du virus de la myxomatose qui pourrait les détruire. Ces dispositifs prétendument correcteurs sont de toute évidence tributaires d’une mentalité statique. Il en résulte un freinage continuel du seul secteur de l’activité humaine où notre temps manifeste encore de la créativité, oscillant de la sorte entre la rareté et l’abondance, l’économie est continuellement en déséquilibre : la crise pointe sous l’apparente prospérité. Et pour pallier cette instabilité dont le moindre incident peut accroître démesurément l’ampleur latente et déclencher une sorte de séisme social, ainsi que le fit bien voir la contestation estudiantine de mai 1968 en France, les États n’ont rien trouvé d’autre qu’un système de poids et de contrepoids dont la lourdeur et la mise en mouvement provoquent une énorme déperdition d’énergie et la régression de l’économie à une étape qui semblait révolue de son histoire. L’économie s’artificialise à son tour, à une cadence rapide. Entre les phénomènes économiques vécus et leur interprétation, l’écart s’accroît immensément. La simplicité de l’acte qui consiste à produire des biens matériels en vue du consommateur est enterrée sous un fatras d’abstractions évanescentes ou broyée sous la meule de calculs non figuratifs qui en expulsent toute finalité. Le sens de l’économie ne provient plus des activités économiques réelles ni de la fin que la nature leur impose. Il est imposé aux phénomènes économiques par le savant lui-même qui construit de toutes pièces des moules ou des gaufriers dans lesquels il déverse leur matière préalablement rendue aussi malléable, aussi informe et aussi dépourvue de signification propre que possible. Ce n’est plus la réalité physique demandée par le consommateur et qui entre comme telle dans le circuit de l’économie vivante. C’est une entité sans volume ni surface ni contour ni couleur ni odeur, rigoureusement imperceptible aux sens, et qui n’a plus rien d’un bien matériel. Autrement dit, c’est un objet imaginaire, analogue à une substance plastique ou à un matériau quelconque auquel l’économiste donne une forme, exactement comme l’ouvrier à la chose qu’il travaille, à ceci près que la substance plastique, le matériau, la chose ouvrée sont des réalités tangibles, tandis que le fil, qui relie l’objet imaginaire au réel devient lui-même de plus en plus imaginaire. Comme le propre de l’objet imaginaire est de se prêter à toutes les combinaisons, tous les arrangements, toutes les structurations, l’économiste se trouve devant lui à peu près comme le technicien devant le montage d’une machine dont les parties sont séparées, éparpillées. Il est appelé à mettre de l’ordre, à introduire une structure en ce qui est, par hypothèse, privé d’ordre et de structure. Il est le technicien de l’organisation de la désorganisation économique. Comme cet ordre et cette structure ne viennent plus de la réalité économique définie par sa finalité ni de la nature des choses, il reste alors, avec l’appui du pouvoir politique, à l’imposer du dehors comme le plan d’une machine à ses divers rouages. Le technicien de l’économie devient ainsi, avec la plus grande facilité, ne fût-ce que pour vérifier son système, un technocrate. L’État sans tête appelle à son secours le technicien sans bras, pour constituer ce monstre aux mille têtes et aux mille bras qu’est l’État technocratique moderne. Aux groupes de pression énumérés plus haut s’ajoute ainsi la tribu des technocrates. Détenant les manettes qui commandent la chambre des machines destinées à mettre en branle l’activité humaine, juste au point d’intersection – ou de fusion – de l’État et de l’économie, leur pouvoir est d’autant plus redoutable qu’il redouble à mesure que l’État et l’économie exhibent les faiblesses de leurs gigantismes respectifs. Ils tendent à faire corps avec les machinistes et les tireurs de ficelles du système politico-économique ainsi construit. Ils acquièrent leur volonté de puissance tandis qu’eux, à leur tour, adoptent leurs techniques. Il est à peine besoin d’insister là-dessus : l’élimination de la finalité naturelle de l’économie et son remplacement par des structures artificielles signifient l’emprisonnement de l’activité politique et de l’activité économique des êtres humains dans un système mécanique dont quelques initiés connaissent le maniement et les rouages de plus en plus complexes. C’est à ces technocrates que la folie de nos contemporains attribue le nom de « Sages », avec la majuscule inflatoire de rigueur ! On peut comparer cette situation à celle d’un organisme dont la vitalité déréglée, soustraite à la loi de finalité qui la commande, se muerait en machine productrice de cellules de plus en plus nombreuses et de plus en plus anarchiques. Une fécondité cellulaire qui n’obéit plus à la loi de la vie dégénère en cancer mortel. C’est le mal dont les sociétés modernes sont atteintes. Un secteur « tertiaire » composé de centaines de milliers de métastases et formé du personnel de la politique, de l’administration, du fisc, de la santé, du sport, de la recherche universitaire, de la science, de l’art, de la planification, j’en passe, envahit le tissu social, naguère encore souple et réactif, l’épouse et l’automatise. Cancérigéné, ce secteur devient paralysant. Il mobilise à son service tout le dynamisme économique de la nation et en invertit le sens : la finalité de l’économie est captée dès sa source et introduite dans des canalisations qui en véhiculent la puissance pour nourrir, consolider, étendre la technocratie. Les statistiques ne mentent pas qui nous révèlent la prodigieuse croissance du fonctionnarisme, codifiée par Parkinson dans une loi célèbre : 1 + 1 = 3. Tous les pays la manifestent. Je ne sais quel économiste russe a calculé récemment que la seule préparation du plan quinquennal de 1980 enrégimentera pour sa seule mise sur papier toute la population actuelle de l’U.R.S.S. ! L’économie moderne, si prospère qu’elle paraisse, est une économie qui tourne à l’envers, et l’encontre même de sa finalité naturelle. Ouvrons les yeux et regardons. L’économie moderne est une économie de producteurs et elle accentue sans cesse cette caractéristique. Tous les producteurs, à quelque niveau qu’ils appartiennent, prétendent détourner vers eux seuls, tantôt divisés, tantôt coalisés, le flux de la productivité dont ils se proclament la cause exclusive. Comme il s’agit là d’une opération contre nature, ils recourent dans ce but à la puissance de l’État qu’ils chargent de la sorte d’une fonction incompatible avec sa finalité naturelle : la recherche et le renforcement du bien commun. Ils vont même, sans le savoir ou en le sachant, jusqu’à substituer à la société traditionnelle, ou plutôt à ce qui en reste, un type de communauté qui n’a aucun répondant historique et dont la viabilité est sujette à caution. Qu’il s’agisse d’une « société » composée uniquement de « travailleurs » manuels et intellectuels à la manière marxiste, ou d’une « société » dite « industrielle » à la manière américaine, seule la qualité de producteurs intervient pour en déterminer l’essence et l’existence. Le consommateur n’y exerce que la fonction inférieure et instrumentale d’intermédiaire à laquelle le producteur est bien contraint de faire appel pour que la machine tourne et que le circuit qui va du producteur au producteur soit bouclé. La fin de l’économie est ainsi le producteur à tous les échelons. Et comme, derechef, on prend par là le contre-pied de l’ordre naturel, on s’efforce de transformer tous les hommes en producteurs si bien que la productivité gonfle dangereusement et dissimule la fièvre dont souffre l’économie sous le nom moins malsain de « surchauffe ». L’augmentation de la productivité dont on se glorifie est ainsi destinée non seulement à payer les interventions onéreuses de l’État dans les divers secteurs défaillants de la production, mais encore à satisfaire les multiples revendications des producteurs et, à la limite à garantir l’universel partage des profits auquel tend, sous diverses dénominations tranquillisantes, l’État colonisé par les producteurs ou par les mandataires de ceux-ci. L’État devient uniquement l’organe de redistribution aux producteurs de la richesse produite et de l’accroissement de la productivité. L’opération s’accomplit par de multiples canaux, souvent invisibles obtention de marchés nouveaux, subsides, avantages sociaux, etc. On en arrive en fin de compte à produire pour produire et à ériger la productivité en critère unique de la santé d’une société moderne et de la solidité de son économie. ## V. – *La finalité de l’économie* N’est-il pas flagrant, au contraire, que l’on produit pour consommer, et non l’inverse ? Comme tous les principes qui régissent le réel, la pensée et l’action, ce principe est immédiatement évident à la seule inspection de ses termes. Il est indémontrable et, à ce titre, supérieur à toutes les observations ou démonstrations qu’il commande. Il s’impose directement à l’esprit et nul ne pourrait le contester sans nier du même coup le principe universel de finalité : « Tout être agit pour une fin. » Nous n’avons malheureusement pour ces évidences solaires qui jaillissent de la réalité que des yeux de hibou, comme déjà le remarquait Aristote. Cette obnubilation de la pensée devant les évidences majeures explique les crises et les impasses où s’engage l’humanité. Il est des périodes de l’histoire où les hommes ne voient plus le réel avec les yeux de l’esprit asservis à leurs yeux de chair, ils ne saisissent plus que l’énorme expansion de l’économie qui frappe partout leurs regards, et le pourcentage de la productivité en hausse leur tient lieu de pensée. Le consommateur, dont on ne peut tout de même pas se passer, se noie dans une abstraction géante : la consommation. La loi des grands nombres le happe, le malaxe, le digère et le fond dans une entité collective sans corps et sans visage : « La France » a consommé tant d’hectolitres de vin ou de lait, elle a acheté tant d’autos, cette année. A la société de producteurs correspond ainsi une société anonyme et globale de consommation dans laquelle les consommateurs baignent comme les cellules dans le plasma sanguin, rutilantes si la productivité nourricière de ce liquide vital est forte, anémiées et chlorotiques si elle est faible. La société de consommation que l’on daube tant aujourd’hui dans certains milieux, est requise par la société de producteurs pour subsister. Elle est la roue qui lui permet d’avancer. Mais comme les dimensions de cette roue croissent à mesure de la productivité, elle grandit tellement qu’elle risque de s’immobiliser. Sa force d’inertie augmente à la cadence du traitement qu’elle subit. Les abstractions avalent tout jusqu’au moment où l’on s’aperçoit que plus rien ne va. N’est-il pas évident à nouveau que la fin de l’économie est, non la consommation, mais le consommateur ? Nous disons : le consommateur, l’individu en chair et en os, pourvu d’un corps, qui, comme tel, est seul capable de consommer des biens matériels – une personne morale, « la France », ne le peut ; l’être humain doué de raison et de volonté, de liberté et de responsabilité, duquel l’âme est incarnée en ce corps dont elle est inséparable. Il n’y a rigoureusement aucun autre être au monde qui puisse consommer des biens matériels que l’être animé et, singulièrement, dans le cas de l’économie, l’homme concret. Le processus économique débouche sur un être humain dont la nature, les facultés, la destinée dépassent infiniment la qualité de producteur dont il peut être revêtu et qui, l’engageant dans la fabrication de choses matérielles extérieures à lui-même, le viderait de son être s’il n’était que producteur. Si prestigieuses que soient les créations du génie humain dans le domaine de la production ou même dans celui de l’art, elles ne sont rien au prix de l’être humain lui-même : pour sauver une vie d’homme, personne n’hésiterait à sacrifier un chef-d’œuvre. L’homme est toujours supérieur à ses productions et à son art : ce qu’il est transcende ce qu’il fait. Ainsi le consommateur n’est pas seulement la condition de la production : il est ce pour quoi la production existe, il en est la seule fin possible. Son rôle n’est pas d’absorber le flux de la production comme un vase dont le volume serait indéfiniment dilatable. Le consommateur ne consomme jamais pour consommer. Il suffit d’observer son comportement. Il consomme à tout le moins pour subsister dans son être, pour vivre. Il utilise les biens matériels produits à son intention, en vue de l’accomplissement de son être et de la seule fin possible que poursuive l’être humain : son bonheur, la satisfaction plénière de toutes ses aspirations individuelles, sociales, scientifiques, esthétiques, religieuses, la conquête d’un état où rien ne lui manque. La première étape vers cet état est de toute évidence la satisfaction de ses besoins matériels, la possession des biens matériels qui lui permettent de vivre et qui sont comme le socle ou le tremplin du mieux vivre, de l’accession à un état spécifiquement humain. L’économie dont la fin est le consommateur est ainsi un des moyens par lequel le consommateur s’accomplit comme être humain. Elle est donc, comme tout moyen, finalisée et ordonnée aux valeurs supérieures impliquées dans la destinée de l’homme et dans son achèvement. Sans la morale, le droit, la religion, l’économie échappe au principe de finalité qui la gouverne et tourne à contre-sens. On ne saurait jamais trop insister sur ce point. Le consommateur n’est nullement cette espèce de réceptacle élastique dont la multiplication engendre un seul et unique réceptacle géant, dénommé « consommation ». La consommation ne consomme pas, non plus que l’existence n’existe. Elle n’est qu’un de ces noms passe-partout dont se sert une pensée qui ne se résigne plus aux évidences du sens commun et qui projette alors hors d’elle-même, pour s’en faire un objet, une de ses constructions mentales. Ce qui existe, en économie et en face des producteurs, ce sont les consommateurs individuels – encore un coup, il n’en est point d’autre – qui sont chacun liés à leur être humain individuel et total comme la fin intermédiaire est liée à la fin ultime de l’activité de l’homme. L’analyse réaliste de l’acte économique montre que l’homme ne consomme jamais à la seule fin de consommer, mais pour atteindre, à travers les biens matériels consommés, la fin supérieure à laquelle le destine sa nature ou ce qu’il croit être sa nature. On consommera pour mille raisons dont aucune n’est la seule consommation. La satisfaction des besoins matériels les plus élémentaires, sans quoi il n’y aurait pas de consommation, déborde au delà de la seule activité consommatrice. Il faut donc voir dans la société de consommation une sorte d’immense estomac mythologique dans lequel l’homme moderne se dilue et devient, à son tour, une entité mythique. Cette société de consommation est la résultante d’une économie à l’envers, qui, se voulant économie de producteurs, ne peut assurer sa continuité contre-nature qu’en isolant dans l’homme sa faculté de consommer, à l’exclusion de tout le reste, et en la bourrant à la cadence de sa productivité. Renversant le rapport du producteur au consommateur, elle sera contrainte, pour survivre, d’adapter la consommation globale à sa production globale, par tous les moyens. Or, répétons-le, car c’est là et là seulement que nous comprendrons pourquoi, l’État et l’économie modernes, le public et le privé se confondent, il n’y a pas de moyen plus puissant et plus efficace, (surtout lorsque les gouvernements qui le détiennent sont débiles) que l’État, pouvoir de tous les pouvoirs. Il y avait bien auparavant l’Église : Mais depuis que l’Église s’est ouverte au monde, elle tend à devenir un État, plus omnipotent que l’État lui-même et plus universel. Aussi une telle « Église » ou caricature d’Église est-elle spontanément socialiste et totalitaire. Quoi qu’il en soit, le phénomène majeur de notre temps en découle : la conquête de l’État par les groupements économiques, que ceux-ci soient plusieurs ou ramassés de gré ou de force en un seul. Tel est l’objectif de toute économie de producteurs. Son effet est la constitution d’une « société de consommation ». La Russie marxiste en est encore loin. C’est pourtant sa seule fin. Si elle avait conquis le monde, elle se l’assignerait inévitablement en vertu de la réduction de l’homme en *homo œconomicus* que son matérialisme présuppose. La promotion des féodalités industrielles s’effectue d’une manière quasi automatique dans une société telle que la nôtre, que le régime démocratique a dépouillée de tout son tissu conjonctif et transformée en une « dissociété » dont les éléments étanches ne tiennent entre eux que par la similitude des lois-et des règlements et par le phénomène de « (information déformante ». L’érosion des communautés naturelles que l’individualisme, le subjectivisme et l’égalitarisme sous-jacents au phénomène démocratique ont provoquée, n’a laissé, entre les citoyens vaporisés et la chaudière étatique à énergie totalitaire diluée ou condensée, que le mince écran de « corps intermédiaires » dégénérés dont les éléments ne peuvent plus se définir que par leur qualité commune de producteurs à des niveaux différents et par leur degré de participation à la productivité : associations patronales, cadres et syndicats d’employés et d’ouvriers. L’entreprise, qui se trouve être la communauté naturelle par excellence de la vie économique, dont tous les éléments se situent hiérarchiquement les uns par rapport aux autres, pareils aux organes d’un même corps, selon leur fonction, leur vocation et les dons qui la commandent, inflige sans doute le plus fustigeant des démentis à la « dissociété » démocratique et atomisée qui la cerne de toutes parts. Elle ne laisse toutefois pas de se désagréger lentement sous l’action des facteurs dissolvants qui la pénètrent. Sa tendance spontanée et irrésistible à la verticalité se compose ainsi vaille que vaille avec les courants horizontaux et niveleurs de la démocratie ambiante. Les facteurs humains divers articulés organiquement en sa structure et qui font d’elle une communauté de solidarité réciproque, se projettent dans la « dissociété » et se stratifient en communauté de ressemblance entre les diverses fonctions productrices au lieu que patrons, ingénieurs, employés, ouvriers se sentent soumis à un même destin dont la réussite ou l’échec de l’entreprise constitue les pôles extrêmes, les patrons se liguent, les ouvriers s’agglutinent, un vaste secteur tertiaire et flottant se cherche un commun dénominateur. La « dissociété » moderne ne considère plus dans les entreprises que les couches superposées dont celles-ci se composent et qu’elle ramène, en fonction de son égalitarisme congénital, à des « classes » aux unités identiques. Elle ne peut aller au delà sans verser dans le communisme qui place dogmatiquement sur le même pied tous « les travailleurs » et qui échoue dans sa réduction égalitaire puisqu’il est contraint d’ériger l’État en patron solitaire et gigantesque de l’économie, avec les « tireurs de ficelles » que cet énorme théâtre de marionnettes exige pour fonctionner. Du reste, un système qui réduit les communautés naturelles à la portion congrue ou qui les élimine, devient fatalement un système de producteurs, plus ou moins réconciliés ou contraints au silence d’un accord factice par la toute-puissance de l’État propriétaire des moyens de production. La logique l’exige, comme les faits le proclament : le naturel une fois exorcisé de la société, il ne reste plus que l’artifice en elle, son aspect technique, ses procédés de travail et d’expression, bref, tout ce qui concerne les mécanismes nécessaires à la production d’objets. La « société » ou mieux : « la dissociété » tout entière tend ainsi à se composer de producteurs. Or une telle « société » de producteurs ne laisse plus de place au consommateur. L’aspect « consommateur » de l’homme s’efface au profit exclusif de son aspect « producteur ». De fait, chaque fois que l’homme moderne tente de se définir dans cette « société » et d’y trouver sa place, c’est à sa qualification de « producteur » ou de « travailleur » qu’il recourt. Le langage actuel le montre : lorsque nous essayons de nous faire une idée de quelqu’un, nous demandons aussitôt : « Que fait-il ? » Le ciment du monde contemporain, il faut le redire inlassablement, est la production, le travail, l’industrie. Ce n’est point par hasard que les expressions de « civilisation industrielle » ou de « société industrielle » se sont accréditées aujourd’hui c’est tout simplement parce qu’il n’y en a plus d’autre. Une « société » où la fonction de consommateur est subordonnée à la fonction de producteur ne peut plus être qu’une société de consommation, autrement dit, et selon la définition même de la consommation, une « société » qui produit des objets dans l’intention de les détruire ou de les rendre inutilisables afin de soutenir la pérennité de la production et la sécurité automatique des producteurs. ## VI. – *L’ « agir » et le « faire ».* L’analyse le démontre. Alors que le consommateur ne consomme jamais pour consommer, mais pour *vivre,* et, en assurant sa vie, s’accomplir comme être humain, le producteur, pris comme tel et coupé de sa référence au consommateur, vise une fin située en dehors de la ligne du bien humain : la chose à faire, l’objet à fabriquer. Lorsque le consommateur consomme, son acte ne lui est pas dicté par le seul instinct, il est intégré dans l’ensemble des activités que tout homme déploie pour parvenir à ses fins morales et sociales, elles-mêmes subordonnées à Dieu, fin ultime de la vie humaine. Son acte est un *acte humain,* commandé par son intelligence et sa volonté, exigé par l’appétit rationnel qui opère en tout homme et qui, pour être vraiment bon et vraiment humain, doit être droit dans sa ligne d’appétit humain, c’est-à-dire vis-à-vis de son bien propre : le bonheur, le bien de *tout* l’homme. Consommer présuppose que l’appétit est chez l’homme rectifié à l’égard de sa fin. N’hésitons pas à redire ici ce que la sagesse des nations a proclamé depuis des siècles : consommer est un acte moral – et social – régi par la vertu de tempérance et ordonné au bien *total* de l’homme. Le consommateur se situe au plan de l’AGIR. Le producteur se situe au contraire dans la ligne du FAIRE. Dès l’instant qu’il produit un objet et que cet objet – la nourriture par exemple – est conforme à la fin *particulière* à laquelle il est destiné – nourrir, en l’occurrence ; il a fait œuvre de bon producteur. A l’encontre de toutes les balivernes que nous chantent les théologiens idolâtres du Travail au point d’en faire l’activité spécifique de l’homme et même de le substituer à Dieu comme fin ultime de l’existence, produire, pris *comme tel,* a pour fin le bien de la chose produite et nullement le bien de celui qui la produit : le *bonum operis* et non le *bonum operantis,* comme disaient les scolastiques en leur langue brève et précise. Le producteur, considéré en tant que producteur, est tout entier en dehors du domaine de la morale. Il est même, à *ce titre,* entièrement asocial. Il ne s’engage dans le domaine de la morale que par la relation économique qui l’unit, au delà de son activité productrice, au consommateur auquel ses produits se subordonnent. Au niveau de l’échange ou de la relation du producteur au consommateur, la production devient *simultanément* économique, morale et sociale, puisqu’elle débouche sur un être humain capable de consommer et, par cette fin intermédiaire ou par ce moyen, d’atteindre sa fin propre. Si le premier terme de la relation économique est par contre séparé du second, comme il arrive lorsque les producteurs s’érigent en fin du système, il faut en conclure, si dure qu’en soit la leçon, qu’une telle « économie », non seulement ne mérite pas son nom, mais qu’elle est *entièrement amorale et asociale.* Elle n’est plus une économie parce qu’elle ne répond plus à sa finalité naturelle : le consommateur, qui est homme ; et parce qu’elle doit construire de toutes pièces (comme si ce dessein prolongeait ses propres produits et sans quitter la ligne du FAIRE qui est la sienne) une *société de consommation,* entité artificielle et machine à détruire ou à consommer l’inépuisable afflux des biens matériels, *exactement comme un combustible.* Cette « société de consommation », point d’aboutissement inéluctable de la « société » de producteurs où nous glissons, est la négation même du consommateur, qui est homme. L’impact que l’État colonisé par les groupes de pression exerce sur elle en augmente fabuleusement la puissance et l’attrait. Tous les producteurs la célèbrent et la parasitent à l’envi. Tous les consommateurs, libérés des contraintes morales et sociales que cette « société » dissout continuellement, s’y précipitent en aveugles. Le malheur est que cette « société à l’engrais » n’est pas et ne peut être en aucune manière une société, pas plus que son économie n’est une économie, ni l’État qui la couronne un État. Qu’est-ce donc ? C’est un tas d’êtres humains – si l’on peut encore employer ce mot – qui ne tient que grâce au liant que lui injecte sans interruption la technocratie économique et politique qui essaie vainement de l’agglomérer, et qu’elle désintègre sans relâche parce que son fonctionnement – si l’on peut dire encore – *implique une autodésagrégation perpétuelle.* Une « société » de producteurs que le consommateur ne finalise plus est une « dissociété ». La « société » de consommation qui la suit comme son ombre est une « dissociété » compliquée d’un néant moral et social. Le fantastique gaspillage auquel se livrent les États modernes *n’est pas la cause* des fièvres brusques qui les assaillent. Il en est *la conséquence.* Ces États qui vampirisent l’économie et qui sont à leur tour vampirisés par elle ne peuvent pas ne pas dilapider les ressources que la même économie invente sans répit dans un dynamisme sans frein et sans but. Ce n’est pas seulement parce que les groupements patronaux ou syndicaux ont pesé sur lui que l’État contemporain a consommé en pure perte des centaines de milliards pour maintenir artificiellement en vie, en de nombreux pays, des charbonnages épuisés ou incapables de soutenir la concurrence de combustibles plus économiques et plus commodes, c’est en raison d’une fatalité interne. L’État et l’économie, tels qu’ils sont devenus, *fonctionnent ci l’envers,* à contre-pente de leurs finalités naturelles. Ils coûtent de plus en plus cher à mesure qu’ils sont plus artificiels et moins proches de la nature humaine. Il suffit de contempler ici un autre gouffre insondable : celui des assurances sociales, dont le principe, bon en soi, s’est constamment détérioré en se dilatant aux dimensions d’une pseudo-société anonyme et immense, dépourvue de tout mécanisme d’auto-contrôle. Tous les États sont en train de se ruiner avec une cécité allègre et avec l’enthousiaste complicité de leurs ressortissants. « Peut-être notre civilisation mourra-t-elle, écrivait Jacques Bainville, parce qu’elle aura coûté trop cher. » Voilà où mènent l’État et l’économie modernes, amputés de leurs finalités respectives, privés des règles d’action que ces finalités leur prescrivent de suivre afin d’être réalisées. En dépit d’un appareil administratif et d’une réglementation proliférante auprès desquels les subtilités de Byzance ne sont que de simples toiles d’araignée, malgré les plus éblouissantes prouesses techniques et une abondance de biens matériels que l’humanité n’avait jamais encore connue, nous entendons, sous la mince surface sociale que l’État moderne confondu avec l’économie laisse encore subsister sous nos pieds, les grondements d’un séisme permanent qui éclatera tôt ou tard en catastrophe. Un État, dont le pouvoir est constitutivement arbitraire et dont le système économique est le résultat désordonné de poussées disparates ou le carcan d’une seule d’entre elles triomphante, n’est pas viable. Une économie qui tourne à l’envers ne l’est pas davantage. Comment porter remède à cette situation ? ## VII. – *Citoyens imaginaires d’une société imaginaire* Nous ne croyons pas qu’un changement de régime politique puisse guérir l’État moderne. Il est du reste très hautement improbable. L’État moderne est, la projection de l’illusion démocratique dans le vide social qu’il peuplé de sa présence insaisissable et ubiquitaire. Il ne couronne plus une société réelle. Il est le cadre, le coffrage, le carcan ou la prothèse, au choix, qui supplée à l’absence de société que l’introduction du régime démocratique provoque infailliblement. L’État moderne, je l’ai dit et redit mille fois, est *un État sans société.* Ce phénomène monstrueux a pu abuser les hommes pendant deux siècles, aussi longtemps que subsistèrent les débris ces communautés naturelles disloquées par la démocratie individualiste et égalitaire. Il les mystifie encore aujourd’hui. La fascination qu’il exerce sur les esprits est loin d’être tarie : les centaines de millions d’êtres humains, morts ou prêts à mourir pour une chimère, en témoignent. On a beau montrer et démontrer aux hommes d’aujourd’hui que le propre de la démocratie est de *n’exister pas,* ou qu’elle n’existe qu’au sens où le mal et la mort existent. On a beau les inciter à ouvrir les yeux et à voir cette évidence, que la démocratie, là où elle s’installe, détruit toute vie sociale et ne laisse plus subsister qu’un État totalitaire, avec quoi elle se confond, chargé de l’impossible tâche de fabriquer une « société nouvelle » au moyen d’individus séparés les uns des autres qui, par ailleurs, s’y refusent. Rien n’y fait : nos contemporains croient, dur comme fer, malgré les démentis de l’expérience, à l’existence du rond-carré. La *fiction* démocratique pénètre et imprègne à ce point leur mentalité, leur comportement et leur être même, que l’extirper, par la force, la persuasion ou la lumière radioactive de la vérité, équivaudrait à tuer le malade. La démocratie est une drogue hallucinatoire qui déracine l’homme de la société réelle, toujours constitutivement hiérarchisée. Elle le plonge dans une « société » imaginaire, composée d’individus égaux, c’est-à-dire dans le contraire d’une société. Que ce stupéfiant ait fait perdre la tête à une institution aussi solide que l’Église catholique est la preuve de l’attrait incoercible qu’il possède. L’intoxication onirique est universelle. C’est précisément parce que l’illusion est œcuménique, parce que tous les dupeurs sont dupés et les dupés dupeurs, parce que l’homme n’a plus guère de réalité sociale à quoi il puisse s’accrocher – la famille est en hibernation prolongée et l’entreprise est rongée du dehors, nous l’avons vu, par les organisations horizontales opposées à sa structure verticale ; c’est pour ces raisons et d’autres encore – dont la grande presse, marchande d’informations déformantes, n’est pas la moindre – que nos contemporains s’abandonnent à l’État-Moloch. La nature humaine a horreur du vide à un point tel qu’elle préfère la prothèse de l’État sans société au néant social, l’anarchie encadrée à l’anarchie pure. Peut-être faut-il aller plus loin encore dans le diagnostic. Le nihilisme qui travaille l’intelligence politique contemporaine, conséquence fatale du subjectivisme démocratique, laisse le champ libre à l’imagination. S’il n’y a plus rien de réel, restent le songe et le mensonge. Arrachée à la nature des êtres et des choses, la politique devient de plus en plus irréelle, visionnaire, utopique, verbale. L’homme a toujours- jusqu’à présent vécu dans des sociétés politiques. Celles-ci disparaissent de l’histoire les unes après les autres pour n’être plus que des entités spectrales évoluant dans le décor artificiel d’un État nominalement démocratique, mais en fait parasité par d’innombrables coalitions d’intérêts privés, individuels, et collectifs, qui en accroissent la puissance discrétionnaire, à chacune de leurs ponctions. C’est un des spectacles les plus stupéfiants pour l’observateur que cet État contemporain qui se gonfle de toutes ses pertes de substance et qui se transforme, d’accomplissement suprême de la nature politique de l’homme qu’il était dans nos sociétés occidentales, en une hallucinante machine dont les bielles se propagent automatiquement d’elles-mêmes jusqu’au plus intime des comportements humains pour les mouvoir. L’animal politique est en train de mourir. A peine a-t-il été dopé par les propagandes qu’il sombre dans l’inertie. Des saccades, des tressaillements, des sursauts, voire des fureurs l’agitent et le soulèvent encore d’une manière quasi imprévisible, mais qui pourrait voir dans ces poussées aveugles les signes d’un renouveau ? De plus en plus l’*homme moderne,* s’il réfléchit, s’appréhende comme *le citoyen imaginaire d’une société imaginaire.* Il n’est pas requis d’être prophète pour constater que nous entrons – à reculons ! – dans une ère nouvelle, caractérisée par l’apparition d’un type encore informe de société que les sociologues se sont empressés, très hâtivement, trop hâtivement de nommer « société industrielle » sinon même, avec l’éclat de trompette du mage qui sonde l’avenir, « société post-industrielle ». La vérité est simple. Si l’animal politique peut mourir ou se muer en pantin que manœuvrent les plus grossières volontés de puissance, l’animal social, lui, ne meurt pas. La sociabilité fait partie de l’essence de l’homme. Elle peut s’altérer, voire disparaître au regard de l’observateur superficiel. Elle ne peut être anéantie sans suicide général de l’humanité. La « dissociété » n’est donc jamais totale. On peut dès lors avancer, au moins à titre d’hypothèse explicative, que l’éviction de toutes les communautés naturelles opérées par le régime démocratique dissociateur a *laissé l’instinct social à nu,* dépouillé de toute structure institutionnelle qui correspondît à ses vœux natifs, et l’a, pour ainsi dire, contraint d’irriguer, vaille que vaille, les seules sociétés encore disponibles où des rapports d’homme à homme puissent encore se nouer : les groupements industriels et commerciaux nécessaires à l’existence, au sens le plus matériel du terme. Ce sont ces *noyaux économiques* qui exercent aujourd’hui l’influence dont les communautés naturelles ont été dépossédées et qui constituent par anastomose « la société » dite industrielle. A l’appui de cette conjecture, on citera le cas de la première « société » industrielle proprement dite, qui sert en quelque sorte de modèle à toutes les autres « sociétés » de la planète, y compris celles qui se placent sous le signe de la faucille et du marteau : les États-Unis, peuplés en leur immense majorité de déracinés, terre élue de l’esprit démocratique et propagatrice du système aux quatre coins de l’univers. L’économie et ses foyers de rencontres ou d’échanges étaient et restent encore la seule issue offerte aux tendances sociales de l’homme américain extirpées de leurs milieux sociaux originels. Il en est de même de l’homme russe qui s’est engagé après l’effondrement, intentionnellement provoqué par les révolutionnaires communistes, dans la seule voie qui s’ouvrait devant lui : la reconstruction matérialiste de son pays, dont l’idéologie du système s’est emparée pour consolider son néant. De fait, l’homme contemporain, dans la mesure où il s’américanise, devient de plus en plus un être solitaire, atone ou extravagant. Son milieu familial se disloque sans cesse sous la pression de son nomadisme et de son individualisme quasi viscéral. Ses rapports sociaux réels se concentrent dans la vie qu’il mène avec autrui au sein de l’entreprise où il travaille. Et ce ne sont pas les tonitruants offices religieux, dits communautaires, dans lesquels il baigne d’aventure, qui l’arrachent à sa solitude, non plus que ses divertissements de reclus devant la Télé, ni ses vacances au sein de foules anonymes ou dans des lieux qu’il parcourt à la hâte, d’un pôle à l’autre ou de la terre à la lune. Les contours de cette « société » industrielle sont indécis et fluents : ne résulte-t-elle pas historiquement de l’hybridation insolite de la « dissociété » démocratique aux éléments égaux et de communautés organisées en vue de la production, dont l’armature technique est irréductiblement hiérarchisée ? Son caractère bâtard saute aux yeux. D’une part, la « société » industrielle se veut démocratique. On s’accorde pour constater le déclin et l’amenuisement de la fonction politique des partis dans ce type de « société » en gestation. Mais ce qu’on remarque beaucoup moins, c’est leur persistance, pourtant insolite. Lorsqu’un organe s’atrophie, il ne tarde pas à disparaître. Les partis politiques font exception à cette loi. Comme le régime démocratique n’a encore été remplacé par rien (et cette situation paradoxale risque fort de durer puisqu’une « société » industrielle ne peut se transformer en « société » politique sans changer de nature), il sert de doublure ou de couverture aux groupements économiques qui constituent des associations parallèles aux partis et sont composés comme eux d’égaux au plan professionnel. Cette gémination explique le déplacement du Législatif vers l’Exécutif dans toutes les sociétés industrielles : les Ministères n’émanent plus désormais des Parlements, ils procèdent, directement ou par personnes interposées, des groupes d’intérêts économiques. Ainsi les apparences restent sauves : le régime repose encore sur le pouvoir législatif et sur le pouvoir exécutif traditionnels, mais ces deux pouvoirs n’ont plus qu’une substance fictive. Le métissage de la démocratie politique et des groupements économiques comporte des conséquences que ses promoteurs ignorent généralement. La forme de l’institution démocratique, si vidée qu’elle soit de son contenu, ne laisse pas, en effet, d’exercer son influence sur la nouvelle réalité sociale qu’elle contient. La doublure détermine ici l’étoffe et le masque modèle le visage. Le propre de la démocratie est d’être axée sur la loi de la majorité. Quels que soient les ruses et les efforts déployés par les détenteurs du pouvoir économique pour coloniser l’État, ils sont donc perdants : le capitalisme d’argent sera vaincu par « le capitalisme d’hommes » que les syndicats ouvriers représentent de plus en plus. Il est essentiel à la démocratie de centraliser et d’étatiser. Toutes les activités des différents secteurs économiques engagés dans la conquête de l’État aboutiront donc à leur défaite : elles seront fatalement soumises à un projet collectif, à une forme socialisante de la planification. L’égalitarisme théorique de la démocratie se traduit infailliblement en un égalitarisme pratique. Par mille et un moyens dont la fiscalité n’est pas le moindre, l’introduction du « facteur économique » dans le monde de la démocratie aboutit à la constitution d’un « État de travailleurs » où les représentants des divers niveaux des entreprises sont sur un pied d’égalité. Cette « démocratie économique » évolue fatalement vers « la démocratisation » de toutes les entreprises et de toutes les activités économiques. La cogestion n’en est qu’une étape. ## VIII. – *Au niveau de l’entreprise* En d’autres termes, la fusion de la démocratie et de l’économie mène inexorablement à une « société industrielle » dont les membres identiques seront néanmoins profondément séparés les uns des autres dans les activités mêmes qui les unissent et les hiérarchisent. La « société industrielle » qui correspond à l’État démocratique ne peut être que le contraire de ce que la technique et l’économie exigent pour fonctionner : la solidarité et la subordination de leurs éléments. Or, une « société industrielle » se compose essentiellement d’entreprises. Les membres d’une entreprise le patron, le personnel des cadres supérieurs et moyens, les ouvriers sont unis entre eux par des relations d’interdépendance, de subordination réciproque (le chef et le subordonné ne pouvant agir l’un sans l’autre) et de hiérarchie qui les font étroitement ressembler aux membres d’une famille. Même si l’entreprise n’est plus familiale, elle conserve ce caractère indélébile propre à toute « communauté de destin » : si l’usine prospère, tous les membres s’en réjouissent ; si elle fait de mauvaises affaires, ils en sont tous affectés. Au surplus, c’est dans l’entreprise que s’observent et se développent toutes les valeurs caractéristiques des communautés naturelles et surtout de la famille : le dévouement, la fidélité, la responsabilité, le service, l’entr’aide et, en outre, le goût du travail bien fait. *Au niveau de l’entreprise,* l’économie contemporaine garde *les mêmes traits* que l’économie antique et médiévale, dite justement *domestique* à l’époque où la maison familiale et l’entreprise coïncidaient encore. Les lois de la nature sont immuables, en dépit de tous les changements. Or, la « société industrielle » ne peut subsister sans les entreprises si elle en détourne la finalité vers les associations dites « démocratiques » de membres producteurs, antagonistes ou coalisées. Le nivellement des entreprises signifierait leur mort et, du coup, la mort de tous les éléments qui les parasitent, depuis les groupements économiques jusqu’à l’État lui-même qui serait leur complice, leur serviteur ou leur maître. L’heure du choix a donc sonné. L’espèce de compromis entre la tendance égalitaire de la « société » démocratico-industrielle et la structure de l’entreprise inséparable de ses niveaux hiérarchisés et de son autorité responsable en est arrivée au point où la première risque de faire basculer la seconde sous son poids. Si elle ne le fait pas aujourd’hui, elle le fera demain, inévitablement, parce qu’elle ne rencontre devant elle aucune résistance coordonnée et efficace. Nous allons assister, ou nous assisterons tôt ou tard, à la partie décisive qui se joue entre les ultimes réserves de vie sociale et les forces de mort de la dissociation égalitaire : *Mors et vita duello* *Conflixere mirando.* Qu’on le veuille ou non, les dernières ressources de vie sociale *réelle* se trouvent presque entièrement *dans les entreprises.* On peut disserter indéfiniment sur leur degré de solidité. Celui-ci varie à l’infini selon les lieux, les temps, les dimensions des usines, leur direction, etc. Les relations qui se nouent dans les entreprises, pour fragiles et ténues qu’elles soient, ne sont cependant jamais nulles. Elles sont les seules en tout cas sur quoi un pronostic qui ne se paie pas de mots puisse s’appuyer : ou bien l’étatisme égalitaire et centralisateur videra les entreprises de leurs dernières ressources sociales pour les remplacer par des mécanismes bureaucratiques qui paralyseront la « société » industrielle et la réduiront à la termitière, ou bien « les grands sursauts de la nature médicatrice » agiront en elles, comme disait l’illustre Trousseau des ressorts secrets, mis à nu dans l’organisme humain, atteint de maladie grave, par les puissances de la vie qui se refuse à la mort, tel est le dilemme dont la seule communauté naturelle encore subsistante, à savoir l’entreprise, est le siège. C’est sur ce qui reste de forces salvatrices dans l’entreprise qu’il importe de s’appuyer. C’est peu. A première vue, c’est même dérisoire. Car enfin l’entreprise, comme telle, source concrète de toute la productivité et de l’orientation de celle-ci vers le consommateur, a de moins en moins la place qui lui revient dans l’économie « moderne » des grands nombres et des ensembles industriels abstraits dont les structures artificielles et socialisantes pèsent sur sa destinée. En outre, pour les raisons qui ressortent de notre analyse, la politique économique des États modernes est devenue une jungle où l’imprévu est la règle, malgré tous les accords et tous les traités. L’entreprise ne se sent évidemment pas en sécurité en une atmosphère aussi toxique. Elle est amenée à faire groupe avec d’autres entreprises similaires, à présenter ainsi un front commun devant les situations inopinées qui prolifèrent, à constituer une force unie et multipliée par le nombre. Mais cette nécessité où elle cède a une contre-partie : les caractéristiques propres qui font sa force et son originalité en tant qu’entreprise s’effacent alors au profit de l’attitude identique à prendre vis-à-vis des pouvoirs publics, laquelle aggrave corrélativement la situation où elle se trouve en déclenchant une réaction en chaîne qui atteint les autres branches industrielles menacées et l’agriculture elle-même, traditionnellement formée d’exploitations distinctes. Il suit de là que l’organisation hiérarchique de l’entreprise ne peut guère à elle seule exercer une influence bénéfique sur la « société » industrielle qui tente de naître dans l’histoire et en faire une véritable société. Les pays communistes conservent et même durcissent la hiérarchie dans leurs entreprises collectivisées. Celle-ci est mise au service de « la construction du socialisme », c’est-à-dire d’une « société » radicalement *artificielle* dont l’homme n’est plus qu’un rouage. Il faut donc que les membres de l’entreprise prennent conscience du caractère *naturel* de l’entreprise et de sa finalité. Ce n’est point un paradoxe : si le travail est chose naturelle à l’homme qui doit s’y livrer pour vivre et survivre, la division du travail ne l’est pas moins, ainsi que la relation du producteur au consommateur. Dès qu’il y a société, si rudimentaire qu’elle soit, il y a embryon d’entreprise, ébauche d’une organisation de production de biens et de services, et orientation spontanée de cette activité vers un consommateur. La société étant un phénomène naturel, l’entreprise l’est à son tour. C’est ce que les Anciens avaient compris en liant l’économie à la première et la plus élémentaire des sociétés humaines : la famille, sous le nom d’*économie domestique.* Robinson seul dans son île deviendrait rapidement fou. Avec Vendredi, il forme à la fois une société et une entreprise où chacun, comme producteur, se trouve avoir l’autre comme consommateur. Rien n’est plus naturel que cette association et que cette finalité. Or, comme il n’est point de société véritable sans communautés naturelles ou semi-naturelles sous-jacentes, la société » industrielle privée de ces organes nécessaires risque d’évoluer vers la « dissociété » et vers l’appareillage mécanique de l’État que toute « dissociété » secrète automatiquement. L’instinct social amputé de ses prolongements naturels deviendra destructeur, quelle que soit l’abondance des biens matériels prodigués par la mécanisation de la vie humaine. La « société » industrielle conjuguera la satiété et la faim, la satisfaction et le dégoût, les vaches grasses et les vaches maigres, l’anarchie et l’esclavage. Le salut, s’il vient, ne pourra naître, dans la « société » de style industriel où nous sommes embarqués, bon gré mal gré, que des éléments naturels immergés dans l’entreprise comme le noyau dans la cellule, mais dont l’économie contemporaine entrave la présence et le rayonnement. Sans une doctrine ou sans une philosophie de l’entreprise qui pénètre *jusqu’aux principes essentiels* dont *l’être même* de l’entreprise dépend et qui montre à la fois combien celui-ci est menacé par un système économique à circulation inversée, nous n’échapperons pas à la pente où nous roulons. Les sciences économiques, si exactes qu’elles soient, ne nous sont ici d’aucun secours. Elles ne nous disent rien du *pourquoi* de l’entreprise, ni de son *essence,* ni de ses *constituants spécifiques,* ni de sa *finalité*. Elles n’analysent que les causes secondes et les facteurs mesurables qui interviennent dans le phénomène économique. Or, le mal est profond, essentiel. Il atteint les entreprises dans leurs œuvres vives et les incorpore dans un mécanisme gigantesque qui les déshumanise ainsi que leurs membres. *Les chefs d’entreprises* ne peuvent pas ne pas s’apercevoir qu’ils sont impliqués dans un processus qui fera d’eux les fonctionnaires d’un État industriel omnipotent, s’ils continuent dans la voie où ils sont engagés. *Ce sont eux* (dans tous les groupements économiques qui, par leurs pressions, transforment les entreprises en machines, en rouages et en courroies de transmission de l’immense usine étatique dont l’énorme puissance anonyme les subjugue et les précipite dans cette « socialisation de toutes choses » où le génie de Pie XII voyait à bon droit poindre le spectre de Léviathan et dont un évêque contemporain proclame sans vergogne qu’elle est une « grâce »), *ce sont eux,* s’ils prennent conscience des avertissements que la réalité économique bafouée leur lance, qui peuvent sortir la « société industrielle » de l’ornière et amorcer la résurrection des communautés naturelles les plus diverses sans lesquelles aucune vie sociale effective n’est possible. Ils disposent d’une force inestimable qui ne peut leur être enlevée que par leur consentement : leurs entreprises elles-mêmes. C’est à partir de cette force, où ils font corps avec tous leurs collaborateurs et dont ils savent bien par expérience que toute la finalité est de servir le consommateur, unique source de leurs profits légitimes, qu’ils peuvent entreprendre la guérison de la « société industrielle » dont ils sont les responsables : leur intérêt coïncide avec leur devoir. \* Deux conditions nous paraissent requises pour qu’un tel projet réussisse. La première est que les chefs d’entreprises et leur personnel utilisent la force qu’ils représentent, non point pour instaurer une économie de producteurs dont la rançon est la fonctionnarisation de ceux-ci à tous les échelons, accompagnée de la désescalade provoquée par le fisc et par l’inflation des profits, traitements et salaires, mais pour libérer l’État de ses interventions, de ses charges et de ses prétentions exorbitantes dans le domaine économique et privé, qui l’empêchent, au détriment de l’économie elle-même, d’assumer sa charge de garant et de mainteneur de l’intérêt général. La seconde lui est liée : il s’agit de restituer au consommateur le rôle qui lui revient dans l’ensemble du processus économique dont il est la fin régulatrice. Renouer le lien essentiel et direct qui unit l’entreprise au consommateur est fondamental. Nous avons assez insisté là-dessus. Tout bien matériel produit n’a d’autre destination que le consommateur qui en règle, en économie dynamique, la nature, la qualité, la quantité et le prix. La production n’est pas pour le producteur, quel qu’il soit, mais pour lui. Toute violation de cette finalité naturelle est tôt ou tard sanctionnée. \* On rétorquera que cette dernière condition est remplie dans l’économie dite libre. Elle ne l’est guère plus que dans l’économie marxiste où le consommateur est fonctionnellement et intentionnellement sacrifié au producteur, lequel reçoit alors la récompense de sa promotion en entrant au titre de rouage dans l’appareil de l’État. L’exemple de la Suède, tant vanté, est à cet égard éclairant : tout le système producteur, apparemment capitaliste, est devenu le pourvoyeur du système de redistribution des richesses ainsi produites, sur lequel l’État socialiste et niveleur règne en maître : il fournit au socialisme l’énergie qui lui permet de durer ! L’apparente prospérité de ce pays est payée au prix d’un matérialisme dont l’épaisseur va croissant. C’est la conséquence d’une économie qui privilégie les producteurs au détriment du consommateur qui est *homme.* Nous allons droit dans cette direction. Il n’est pas douteux que le collectivisme est en train d’envahir, sous les formes les plus sournoises, les plus prétendument « scientifiques », parfois avec la bénédiction des autorités religieuses, le système économique de l’Occident. L’État n’y rencontre d’autre limite à son expansion que celle des pressions qu’il subit et qui, par hasard, en viennent à s’annuler réciproquement. Les coupures qui jalonnent fortuitement ces pesées incohérentes et les nécessités physiques disparates que le phénomène économique comporte ouvrent encore des espaces propices au caractère humain – et donc libre – de la production et de la consommation des biens matériels, mais ces moments de chance, si nombreux qu’ils soient ainsi que ceux qui en profitent, restent désordonnés et excentriques par rapport à l’allure de plus en plus collectivisante de l’économie contemporaine : ils sont englobés dans des structures qui en éteignent le rayonnement et ils servent même parfois de véhicule à la progression de la socialisation universelle. Les entreprises libres ne sont-elles pas, comme les administrations de l’État, des organes collecteurs d’impôts ou d’assurances à la source ? Il est manifeste que la différence entre l’État collectiviste où le politique et l’économique s’identifient et l’État des Sociétés prénommées libres où ils se conjuguent toujours plus étroitement d’année en année, est toute relative. Quiconque affirme le contraire ferme les yeux sur cette évolution ou rive son regard sur les seules exceptions qu’elle comporte encore. Il est faux de prétendre qu’une telle évolution est inéluctable. L’affecter verbalement de l’adjectif « irrésistible » n’a d’autre but que de désarmer psychologiquement celui qui refuse d’y céder. Il n’existe aucune nécessité implacable dans l’ordre humain, sauf celle de la mort. On a certes toujours les conséquences, mais on ne les a que dans la mesure où l’on en intronise les causes. Une économie aussi encombrée d’artifices que la nôtre n’a du reste rien d’irréversible. Au contraire ! Tournant à coups de procédés factices à l’encontre des injonctions de la nature, elle n’a d’autre ressort que la contrainte sous toutes ses formes, collectives et individuelles. La nature, principe de mouvement, répugne de soi au mouvement inverse qu’on prétend lui imposer. Tout dépend au surplus, dans la vie des hommes, de leurs volontés arc-boutées à la nature des choses. Le « mouvement de l’Histoire » dont on nous assomme est un stupéfiant qui nous arrache à *ce qui est.* Il suffit donc de retrouver l’éclatante et immuable réalité pour que s’amorce, contre toutes les modes de pensée reçues, la remise à l’endroit de l’économie. Et de vouloir. ## IX. – *Des institutions juridiques fondées sur le droit naturel* A qui en sonnait le principe, la solution est déjà plus qu’à demi trouvée. La volonté avertie y adhère de toutes ses forces. Or, ce principe est simple : *si la fin de l’économie est le consommateur, l’économie appartient tout entière au domaine du privé.* Selon la juste et forte parole de Pie XII, « *la mission du droit public est de servir le droit privé, non de l’absorber ; l’économie – pas plus d’ailleurs qu’aucune branche de l’activité humaine – n’est, de sa nature, une institution d’État ; elle est, à l’inverse, le produit vivant de la libre initiative des individus et de leurs groupements librement constitués* ». Au consommateur, toujours individuel, en aval, répond l’entreprise privée en amont, avec toute la cohésion que présuppose en elle l’unité de la fin qu’elle poursuit. Aucune force au monde ne peut *indéfiniment* se dresser contre ce principe. Tout ce qui s’oppose à la nature des choses finit par crouler, surtout dans le domaine de la matière. Le consommateur d’idéologies peut être dupé très longtemps. Le consommateur de biens matériels est beaucoup moins nigaud ! Les membres de l’entreprise, d’autre part, commencent à comprendre que leurs intérêts sont convergents. Et comment ne le seraient-ils pas alors que l’entreprise ne peut subsister sans cette concordance exigée par sa finalité ! La technocratie planificatrice et l’étatisme leur sont devenus unanimement suspects. Il n’est nullement impossible à cet égard que la réaction contre les empiètements et contre les usurpations de pouvoir de l’État dans le domaine de l’économie proviennent de ceux qui naguère encore les réclamaient et qui en sont désormais les victimes, ainsi que du consommateur coincé entre la raréfaction forcée des biens matériels que provoque la voracité fiscale des gouvernements au sein de la société d’abondance et l’inflation vertigineuse à laquelle leur prodigalité les accule. On aperçoit ici l’importance extraordinaire des *garanties juridiques* dont une *activité privée* fondée sur *la nature des choses* doit pouvoir s’entourer pour s’exercer. Le public s’oppose en effet au privé. Leur couple est indissociable. Il est impossible de circonscrire l’un sans circonscrire l’autre. La définition de celui-ci appelle la définition de celui-là. Leurs frontières ne peuvent dès lors être délimitées *que par le droit* qui les établit selon la norme objective de justice, transcendante à leurs tensions respectives, dérivée de leur accord nécessaire et exclusive, de part et d’autre, de tout arbitraire. S’imaginer une économie parfaitement autonome, fonctionnant selon les vœux d’un « libéralisme » impeccable à l’intérieur d’un État doté, par son régime démocratique, d’un pouvoir sans mesure, est une illusion qui conduit fatalement, ainsi que le montre trop bien l’histoire, à la socialisation et à la mécanisation de la vie humaine dont les ombres se profilent, comminatoires, sur nous. Le « libéralisme » économique pur et simple associé au système démocratique évolue inéluctablement vers la conquête de l’État par les intérêts privés, et corrélativement, vers la conversion pathologique du caractère privé de l’économie en étatisme rose ou rouge, au détriment de sa finalité naturelle, autrement dit avec emprise croissante et théoriquement illimitée d’appareils artificiels que l’autorité publique doit alors inventer pour fonctionner à l’encontre de la nature des choses. S’imaginer, d’autre part, que les producteurs à tous les niveaux pourront avoir assez de sens moral personnel pour ne point exercer, à l’avantage de leurs groupements, des pressions adéquates sur un pouvoir dont la force n’a d’autre dimension que celle, infinie, de sa faiblesse, relève d’un idéalisme et d’une confiance en la bonté naturelle de l’homme qui nous paraissent chimériques. Une économie qui, de privée, devient collective, un État qui déserte sa fonction de gardien de l’intérêt général pour devenir le champion des intérêts privés de tel ou tel groupe de travailleurs ou de leur ensemble, *c’est le monde à l’envers,* livré à de purs rapports de force devant lesquels la seule moralité des individus, si intense qu’on la suppose, se trouve impuissante. Croire enfin qu’une société authentique à prédominance industrielle puisse naître sans que des *institutions juridiques* appropriées ne lui fassent prendre forme, la consolident et la maintiennent dans l’existence au delà des caprices de ses membres, serait se fier inconsidérément à l’anarchie et à ses possibilités créatrices. Aucune société ne peut se passer d’armature juridique, non plus que le corps humain de charpente osseuse, et la « société industrielle », si elle veut durer et devenir le noyau d’une société véritable, moins que toute autre : son caractère inédit l’exige impérativement. C’est sans doute ici que gît la plus grande difficulté aux yeux du philosophe soucieux de maintenir l’équilibre entre le domaine public et le domaine privé dont la stabilité est nécessaire à la nouvelle société en gestation. Nous ne disposons d’aucun modèle juridique antérieur qui puisse nous être utile. Cette carence s’ajoute à la situation acéphale de l’État démocratique et en accentue la puissance à un point tel que, dans la situation actuelle, tout retour à un régime monarchique ou aristocratique se révèle aussi dangereux que les maux dont ce nouveau départ prétend nous délivrer. L’histoire récente nous enseigne qu’une tête remise au sommet du grand corps qu’est l’État n’est pas nécessairement clairvoyante et qu’elle a généralement aggravé la situation à laquelle sa volonté voulait porter remède, en accentuant la tendance à la socialisation à laquelle l’économie contemporaine est en proie. Nous retombons sans cesse dans les mêmes ornières et, faute d’empirisme organisateur, nous recourons, devant les crises que tout problème nouveau non résolu entraîne, aux solutions socialisantes que l’économie de rareté antérieure à la nôtre suggère inévitablement. Ainsi le domaine public entame-t-il de plus en plus le domaine privé, parce que l’un et l’autre sont dépourvus de normes. Le pouvoir de l’État qui, par nature, est supérieur à celui des individus, est d’autant plus sûr de triompher que ceux-ci l’appellent à leur aide sans souci des conséquences que le recours à Sire Lion comporte. Le domaine privé est pratiquement dépourvu de droit en face de la puissance publique. Mais ce qui fait sa faiblesse fait aussi sa force. Outre qu’une opposition constante et commune se manifeste contre l’État prédateur et dissipateur chez la plupart des hommes, le degré zéro où se trouve le droit économique oblige les producteurs et les consommateurs qui en ont le plus besoin pour se préserver des usurpations de l’État pléthorique, à faire appel au droit naturel où le droit positif prend sa source. Or, comme nous l’avons vu, l’économie naturelle a pour fin le consommateur. Ce principe fondamental inclut immédiatement comme corollaires l’accord entre les éléments producteurs sans lequel cette finalité essentielle ne serait pas possible, ainsi que le système du marché sans lequel le consommateur ne pourrait exercer l’acte humain, raisonnable, volontaire et libre de consommer, avec toute la responsabilité individuelle et la dignité propre à la personne humaine qu’un tel acte implique. *La chance du droit économique qui se prépare –* si nous ne succombons pas à la tyrannie d’un bonheur collectif imaginaire – *sera de se référer sans cesse à ces éléments fondamentaux.* Un droit fondé sur la nature des choses se substituera de la sorte à l’amas chaotique de réglementations changeantes sous le poids duquel l’économie s’affaire et aux « exigences » subjectives des hommes manipulés par les volontés de puissance politique qui les déracinent du réel. Né de l’expérience et de sa codification, ce droit ne pourra pas ne pas s’apercevoir que la relation économique fondamentale est celle de l’unité de production à l’unité de consommation, c’est-à-dire de l’entreprise à l’acheteur – laquelle est du reste inclue dans la nature privée de toute économie. Il dissipera ainsi peu à peu l’épais brouillard de l’économie macroscopique, sectorielle ou nationale, prédisposée par son caractère abstrait et collectif aux manipulations du planisme oublieux de la nature humaine du phénomène économique. C’est en s’adossant à cette conception *philosophique –* fondée sur des principes *premiers* immédiatement évidents – que l’économie pourra récupérer son domaine propre et inaliénable et donner empiriquement plus de vie au droit privé qui la régit encore sur une partie de la planète, mais que l’expansion croissante du droit public et de l’étatisme réduit de plus en plus à la portion congrue. Antée reprenait ses forces en s’étendant sur la Terre mère et nourricière. Ainsi l’économie rentrera-t-elle en possession de son essence et de sa vigueur, perdues depuis plus de deux siècles, et dont son dynamisme exaspéré voile mal le défaut, en s’appuyant, sans jamais s’y soustraire, sur les principes fondamentaux qui la régissent. En transformant quelque peu une réflexion pertinente de l’économiste allemand Miksch, adepte de l’ordo-libéralisme, nous dirons que « la constitution économique, qui se déduit des principes éthiques fondamentaux, se posera alors comme une combinaison de la loi naturelle et de lois juridiques ». ## X. – *Deux difficultés* Le problème n’en est pas pour autant résolu en son entier, cela va de soi. Le privé étant par nature subordonné au public et l’intérêt particulier à l’intérêt général, il est impossible de disjoindre l’économique du politique et de lui assurer une autonomie totale à l’égard de l’État. Aucun État au monde ne peut abandonner à elle-même une activité aussi vitale que l’économie. Pour peu qu’on y- réfléchisse, il apparaît que la finalité de l’économie, génératrice de l’ordre économique, ne se réalise pas automatiquement. Elle a besoin pour se déployer et atteindre son terme *d’un pouvoir supérieur* qui la soutienne et en assure le bon fonctionnement. La preuve la plus éclatante en est donnée par l’actuelle économie de producteurs qui la renverse à son profit. Il ne suffit donc pas de dire, avec le libéralisme du XIXe siècle : « Laissez faire, laissez passer. » Cette attitude négative à l’égard de l’État contribue du reste à son affaiblissement *politique* et, corrélativement, à sa colonisation par les puissances *économiques,* lesquelles tentent aussitôt de le conquérir et de le renforcer en tant qu’instrument de leurs intérêts. Quel État pourrait du reste se passer d’avoir une *politique économique ?* Qui dit « politique économique » dit du même coup exercice du pouvoir de l’État en matière économique. Ce n’est nullement là une concession à l’économie planifiée, dirigée ou concertée. C’est tout simplement la reconnaissance d’un fait. Le « laissez-faire, laissez-passer », pris en son sens obvie, implique que l’État n’a pas et ne peut avoir de politique économique et, par conséquent, que l’économie est le résultat d’une multitude de conventions individuelles entre le producteur et le consommateur. Il est clair que les consommateurs isolés ne feront jamais le poids en face des producteurs qui disposent de la puissance matérielle en capitaux et en hommes ainsi que d’une organisation que leurs partenaires de la relation économique ne pourront jamais avoir. Pour permettre à l’activité économique d’atteindre sa fin propre, il faut donc que l’État intervienne *conformément à cette même fin de manière à ce que l’intérêt général dont il a la charge soit constamment sauvegardé.* Qu’il s’agisse là d’une tâche difficile, on n’en peut douter. En premier, cette tâche présuppose que l’État n’exerce lui-même, en tant que tel ou par sociétés parastatales interposées, aucune fonction économique de production proprement dite. Les nationalisations ne montrent pas seulement que l’État est le plus coûteux des producteurs et le plus dommageable aux consommateurs par ses monopoles, elles révèlent qu’il est le plus sourd et le plus insensible des patrons. Sauf les parasites professionnels de ce régime, tout le monde est d’accord là-dessus. Désintéressé quant aux intérêts privés, l’État n’en sera que plus libre et plus fort pour remplir sa fonction propre : le service de l’intérêt général. Or, celui-ci ne coïncide pas exactement dans une « société » à prédominance économique avec le bien commun dont l’État était naguère encore le gardien dans les sociétés préindustrielles du passé. Le bien commun n’est ni la somme des intérêts particuliers ni le bien de la société tout entière considérée comme un tout individuel géant à la manière socialiste. Le bien commun consiste essentiellement dans une unité d’ordre entre les parties composantes de cet ordre, autrement dit dans le maintien et la défense des liens sociaux qui unissent les individus les uns aux autres dans une communauté déterminée. Ces liens sociaux sont multiples. Ils sont de valeur et de force inégales : le bien commun des familles dont tout État digne de ce nom a la charge est assurément le plus chargé de potentiel communautaire sensible, mais il est subordonné au bien commun de l’ensemble dont il fait partie, et l’on peut imaginer une situation où les familles seront tenues aux plus grands sacrifices pour sauver la patrie menacée. *Dans les sociétés à prédominance économique,* où les relations sociales appartiennent au domaine du privé, nous nous trouvons *au plus bas degré du bien commun.* Pour que ce type de société soit une véritable société, il est nécessaire, il faut qu’un pouvoir supérieur puisse infléchir les uns vers les autres tous les intérêts particuliers en jeu de manière que leur convergence crée entre eux une sorte de bien commun inférieur, mais réel, que la sagesse des nations, sensible à sa nécessité et à sa réalisation, a toujours appelé : *la prospérité,* l’augmentation des richesses matérielles dans une communauté déterminée. *Les peuples prospères* (pour reprendre l’admirable expression de Le Play), qui réalisent l’unité pour ainsi dire physique de leurs membres, sont de toute évidence plus disposés à poursuivre le bien commun sous ses diverses formes supérieures, que les peuples indigents, misérables ou faméliques. Il en est des sociétés comme des individus qui ne peuvent accéder à la vie vertueuse sans un minimum de biens matériels. L’intérêt général se situe exactement à ce niveau où le matériel rejoint le spirituel. Or, par le fait même que les intérêts en jeu sont tous privés dans la sphère de l’économie, ils risquent sans cesse de se particulariser et de se replier pour ainsi dire sur eux-mêmes. C’est ce qui arrive dans l’économie à l’envers *où* les producteurs se coalisent en groupements d’individus qui recherchent d’abord leurs intérêts propres et qui commettent l’État à leur défense au préjudice de la finalité naturelle de la production. Si l’État est le seul producteur, c’est tout au bénéfice de sa volonté de puissance. L’intérêt général représenté par les consommateurs – lesquels sont toujours des individus – ne peut être assuré que si l’État, libre à l’égard de tous les producteurs quels qu’ils soient, entend faire respecter cette finalité naturelle de l’économie. Il n’a pas d’autre moyen à sa disposition que celui dont il dispose en tant qu’État soucieux du bien commun : favoriser ce qui fait converger les intérêts particuliers les uns vers les autres et mettre obstacle à ce qui pourrait les faire diverger. En régime d’économie dynamique où les biens matériels sont produits avec abondance et constituent une sorte de bien commun auxquels les consommateurs peuvent accéder, la convergence des producteurs entre eux devrait sembler chose facile. Nous avons dit qu’il n’en est rien et que par une sorte de rémanence des mentalités à la période de l’économie statique pourtant dépassée, cette perception *réa*liste de la situation n’a que très rarement lieu. C’est la raison pour laquelle les intérêts particuliers divergents montent à l’assaut de l’État. D’où la seconde et la plus grave des difficultés. Nous retrouvons ici le gros obstacle que nous avons déjà mentionné et que nous tenons pour inutile d’aborder de front l’idéologie démocratique derrière laquelle les intérêts matériels s’abritent et qui sert de justification à leurs antagonismes. S’il est vrai que tous les États modernes se prévalent de ce système, il n’en est pas moins vrai qu’une opposition croissante à l’étatisme en matière économique se révèle partout. C’est par ce biais que peut s’effectuer la dénonciation d’un régime dont le caractère nominal et décoratif sert de déguisement aux pires parasitismes. La vraie démocratie n’a rien à voir avec un système dont il n’est pas exagéré de prétendre qu’il en est, sous le même mot, la négation. Tous ceux qui participent, sans le savoir ou en le sachant, à la construction de la « société industrielle » dont ils sont, bon gré mal gré, les membres, s’aperçoivent de plus en plus que la divergence de leurs intérêts est nuisible à leurs intérêts eux-mêmes : aucune société ne peut s’édifier sur « la base » de la division. Sans un accord minimal entre ceux qui en font partie, la « société industrielle » évoluera vers sa ruine et, du coup, vers l’autodestruction de l’économie qui en est, si on peut dire, l’âme. Un tel concert, pour être inaudible, n’en surgit pas moins çà et là, au hasard des rencontres et au delà des opinions dites « politiques ». Pour le faire entendre, il faut le réactif d’une *doctrine.* On est étonné, lorsqu’on en ramène l’enseignement à ses principes essentiels, d’avoir l’audience des *intelleti sani,* de ceux qui ont gardé leur intelligence indemne de toute sophistication, tant il correspond à la nature des choses et à celle de l’esprit qui la découvre. Il faut compter sur l’apostolat – il n’y a pas d’autre mot – qu’exige aujourd’hui la saisie des évidences les plus simples. Il faut compter sur le temps, sur les occasions favorables. Il ne faut jamais se lasser de dire et de redire la même chose. La perspective de l’ossification étatique de la « société » industrielle et de la disparition de celle-ci comme société humaine n’est pas immédiate. Elle est lente, à peine visible, indolore. Elle dessine même, pour se dissimuler, d’innombrables mirages dans les imaginations. Mais parfois la réalité disperse la séduisante chimère. Il faut saisir chaque fois la balle au bond, en organisant selon une ligne à la fois mobile et inflexible sa direction. Ainsi, peu à peu, referons-nous de l’État sans société un État conforme à sa mission d’arbitre des antagonismes d’intérêt dont toute l’histoire humaine est tissée, et de mainteneur de l’intérêt général, ébauche du bien commun que la nature exige pour qu’il y ait une société vivante. En ce temps où toutes les communautés naturelles se délabrent sans arrêt, il nous reste à remettre l’économie à l’endroit pour sauver ce qui nous reste de société. Marcel De Corte. Professeur à l’Université de Liège.