# Réflexions sur la nature de la politique par Marcel De Corte
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> De Corte Marcel, « Réflexions sur la nature de la politique », *L'Ordre Français*, 1974. Les numéros de page de l'article sont indiqués entre crochet. [[DE CORTE_RÉFLEXIONS SUR LA NATURE DE LA POLITIQUE.pdf|Voir la version originale de l'article en pdf scanné]].
Qui s'interroge encore aujourd'hui sur la nature de la Politique ? Depuis Bruno Latini qui, à l'encontre de Machiavel et à l'instar des Anciens, la qualifiait encore de *scientia divina* jusqu'à Voltaire qui n'hésitait pas à la définir comme « *l'art de tromper les hommes* » et jusqu'à ce jour où, absorbant toutes les activités de l'homme de la conception à la mort, pénétrant jusqu'aux moindres recoins de sa chair et de son âme, elle usurpe, en la caricaturant avec effronterie, la place de Dieu, la Politique n'a cessé de se dégrader. Son essence n'est plus définie, elle n'est plus entourée de ces digues hautes et solides que l'intelligence dresse autour d'elle en fonction des fins qu'elle assume, elle s'étale partout, elle tourne au marécage pestilentiel où prolifèrent à l'envie une foule de parasites, porteurs de la maladie la plus mortelle qui soit pour l'homme : l'inadaptation au réel, le déracinement total et, consécutivement, l'impossible naissance d'un « homme nouveau », marionnette bariolée de toutes les séductions d'un avenir toujours reculé, manoeuvrée par les idéologues, ou automate construit par les technocrates dont les mécanismes sont entre les mains des princes qui le gouvernent dans les coulisses du théâtre de ce monde.
Jamais la Politique n'a envahi à ce point les conduites humaines, de la vie végétative et animale à la vie intellectuelle et spirituelle, jamais on n'a moins *su ce qu'elle est,* son *essence.* Pareille à Dieu, elle est partout et partout insaisissable. L'être humain y baigne de la naissance à la mort, sinon même au-delà sous les crocs du fisc acharné à lui dévorer ses restes. Sa transcendance inaccessible pénètre jusqu'au coeur de l'immanence la plus impénétrable de l'homme à lui-même, tant dans les sociétés prénommées « libérales » que dans les Etats totalitaires. [4] Tous les moyens lui sont bons pour y atteindre, dont « le lavage de cerveau » n'est que le plus spectaculaire et non le moindre. Semblable à Dieu encore, sa nécessité imprègne à la racine la liberté de l'homme, sans l'abolir, VERBALEMENT bien entendu. Plus l'esclave se soumet à cette immense machine, plus il se reconnaît publiquement et intimement autonome.
Ce n'est pas un paradoxe, moins encore une outrance de langage. La Politique s'est substituée à Dieu. L'homme attend tout d'elle, son avoir et son être, et corrélativement il lui réfère tout ce qu'il est, tout ce qu'il a. Ce que l'homme implorait naguère de Dieu : son salut dans l'autre monde, il le quémande aujourd'hui de toutes les façons en ce monde-ci. Depuis deux siècles, il ne laisse pas d'exiger de la nouvelle divinité, non point seulement le Paradis sur terre, mais d'être dieu en un Eden déployé aux confins de l'espace et du temps. La liberté qu'il requiert à cor et à cri, individuellement, collectivement, c'est l'appartenance radicale à soi-même. Celui qui ne dépend de personne n'est-il pas dieu ?
A cette extravagance s'opposent le bon sens et la parole de l'Apôtre : « *Vous n'êtes pas à vous-même* ».
Comment l'homme a-t-il pu en arriver à cette inversion de toutes les valeurs que l'impitoyable génie de Nietzsche le pitoyable avait prédite ? « *Si Dieu n'est pas, comment supporterai-je de n'être pas dieu ?* »
Avant de répondre à cette question, la seule, l'unique Question que pose notre temps (avec le problème économique qui s'y relie), il convient de se demander ce qu'est la Politique, j'entends ce qu'elle est réellement, dans les limites de sa définition. On ne peut diagnostiquer une maladie sans se référer d'abord à la santé. A cet égard, la *Préface à la Politique* de saint Thomas d'Aquin que vient de publier Hugues Kéraly[^1] va nous être d'un précieux secours.
On n'avait jamais traduit en français, en un bon et excellent français, les quelque sept ou huit pages qui servent d'introduction [5] au *Commentaire sur la Politique d'Aristote* que saint Thomas avait entrepris. On n'en avait jamais, du moins avec cette acribie, avec cette simplicité profonde dont fait preuve ce jeune philosophe, entrepris l'exégèse, Il est inutile de dire que ni les politiciens, ni les « politiques », ni les Princes qui nous gouvernent ne liront jamais ce livre : ils ne savent rigoureusement pas ce qu'ils font et ils n'ont pas la moindre velléité de le savoir.
Raison de plus, pour nous qui considérons la maladie dont souffre la Politique comme la plus mortelle qui puisse atteindre la nature de l'homme, de réfléchir avec Hugues Kéraly, même si nous ne sommes pas toujours d'accord avec lui : à chaque page, à chaque ligne, presqu'à chaque mot, son texte fait lever un essaim de pensées dont les antiennes et les répons ne finissent pas de chanter en nous. Hugues Kéraly nous aide à voir clair dans la Politique, « *science qui traite de l'objet le plus noble et le plus parfait* » que puisse atteindre l'homme en cette vie, « *science principale et architectonique à l'égard de toutes les autres sciences pratiques* », et qui nous permet d'accéder « *au bien ultime et parfait dans les choses humaines* », comme l'écrit saint Thomas à la suite d'Aristote, comme n'a cessé de le répéter Charles Maurras : « *Politique d'abord* » *:* la Cité, la Société, est « *l'oeuvre maîtresse de la raison pratique* » parce que le bien commun dont elle est le cadre est le bien le plus élevé au niveau duquel l'homme puisse parvenir ici-bas. L'union à Dieu elle-même ne s'accomplit jamais en perfection qu'au-delà de la mort. Dans la vie temporelle, elle ne peut que s'ébaucher à travers l'obscurité de foi. Elle est d'ailleurs d'un autre ordre.
Le commentaire d'Hugues Kéraly se garde de suivre pas à pas le texte qu'il interprète. Ce procédé classique ne serait guère supportable aux lecteurs modernes. Au lieu de l'analyser en détail, il en dégage d'abord les traits essentiels, puis, dans une seconde partie de l'ouvrage, il nous en propose la synthèse.
La première partie met donc en relief les trois principes sur [7] lesquels s'appuie explicitement saint Thomas dans son explication de la politique. Il n'en faut pas douter un seul instant saint Thomas, non plus qu'Aristote, ne considère la politique comme une construction de l'esprit, élaborée par un penseur ou par un faiseur de constitutions qui commencerait au préalable « *par écarter tous les faits* », à la manière de Rousseau ou de Sieyès. Pour saint Thomas, la politique est un fait, un *donné* plus exactement, mais qui n'est pas octroyé à l'homme d'un seul coup, sans la médiation de son intelligence et de sa volonté, comme les sociétés d'insectes immuablement fixées dès leur origine. Pour que la politique n'avorte pas, il lui faut l'effort lucide et persévérant des hommes ou de quelques-uns d'entre eux sur les autres. La politique est *donnée* dès que l'homme existe, mais elle ne l'est qu'au titre de principe d'une activité qui lui est propre et qu'il doit mener à son terme.
La raison en est simple : c'est que la nature de l'homme est politique, mais que cette nature qui lui est donnée et qui est le fait originel par excellence au même titre que la raison et la volonté, il est appelé à la perfectionner, à la conduire à son terme, à sa fin, comme du reste tous les autres êtres de l'univers, animés et inanimés : le gland n'a point pour fin le hêtre ou l'orme, mais le chêne, et sa nature l'incline à devenir chêne, si aucun obstacle ne l'empêche. Ainsi l'homme voué à devenir animal politique par sa nature qui aspire à se parfaire.
Il en résulte que si la politique est un art, elle ne l'est que dans la nature où cet art imite la nature, en reçoit et en épouse l'élan, le conduit vers sa fin, le renforce et le fait durer à travers les générations successives. Il pourra varier selon les temps, les lieux, les circonstances. Il ne remplacera jamais la nature où il s'enracine. Rien ne sera en lui livré à l'arbitraire. L'art politique visera toujours le perfectionnement de la nature sociale de l'homme. Sera du ressort de la politique tout ce qui favorise l'association des hommes entre eux qui est inscrite en leur nature et que l'art politique parachève en lois et en institutions roboratives. Autrement dit, la politique sera naturelle ou ne sera que la caricature de la politique.
Il est précieux d'entendre le rappel de ce principe à une [8] époque où les technocrates de tout acabit, fardés de « démocratie », occupent la chambre des machines du pouvoir et s'efforcent, en dépit des orages qui montent à l'horizon de leurs tentatives sans cesse avortées, de transformer l'homme en un rouage de leur usine prétendument « sociale ».
Il en est de même du second principe de la politique selon lequel la politique est un savoir pratique et non une science théorique, non plus qu'une science théorique appliquée. Rien n'est plus étranger à l'esprit moderne que la notion de science pratique. Depuis Descartes et surtout depuis *l'Encyclopédie,* les connaissances pratiques concernent uniquement la transformation de la réalité extérieure par la volonté humaine. Un passage célèbre du *Discours de la Méthode* (VI, 2) en fait foi
« *Au lieu de cette philosophie spéculative qu'on enseigne dans les écoles, on en peut trouver* UNE PRATIQUE, *par laquelle, connaissant la force et les actions du feu, de l'eau, de l'air, des astres, des lieux et des autres corps qui nous environnent,* AUSSI DISTINCTEMENT QUE NOUS CONNAISSONS LES DIVERS MÉTIERS DE NOS ARTISANS, *nous les pourrions* EMPLOYER EN MÊME FAÇON *à tous les usages auxquels ils sont propres, et ainsi* NOUS RENDRE COMME MAITRES ET POSSESSEURS DE LA NATURE ». D'Alembert, dans sa préface à *l'Encyclopédie,* a le même dessein : « *changer la manière commune de penser* », c'est-à-dire transformer le monde, la société, et, par là, l'homme lui-même et toutes ses activités psychiques en les plaçant sous le signe d'une volonté délibérée de transformation de tout l'être. Marx en sera le point d'aboutissement dans l'une de ses fameuses *Thèses sur* *Feuerbach* : « *Il ne suffit pas de connaître le monde, il faut le* TRANSFORMER ». D'où chez lui l'absolue primauté de l'économique dont les autres activités humaines considérées comme les plus hautes ne sont que les illusoires projections. Le seul savoir aujourd'hui prisé est le savoir-faire. Les Facultés, de temples de la science qu'elles étaient, sont devenues des écoles professionnelles supérieures, et, comme le propre d'une technique, ou d'un instrument, est de pouvoir être remplacée par une autre plus apte à la transformation proposée des choses, elles se transforment elles-mêmes en centres de recyclage perpétuel.
[9] C'est ainsi que la philosophie et les sciences pures qui visent simplement à connaître pour connaître, sans poursuivre aucune application pratique, disparaissent de l'esprit humain ou ne sont plus que les outils de l'universelle « mutation ».
Mais c'est ainsi également que la seule science que les Anciens nommaient vraiment pratique : la politique, n'a plus de sens aujourd'hui ou n'est plus à son tour que la Machine par excellence à transformer la nature et l'homme sous la direction des techniciens de la matière et des ingénieurs de l'âme.
L'homme moderne, par un tour de passe-passe, a évacué la seule connaissance pratique qui soit : la connaissance des actes humains, raisonnables, volontaires et libres, la connaissance des conduites authentiquement humaines ou de l'action (en grec *praxis),* et, SOUS LE MEME NOM, y a placé l'ensemble des procédés par lesquels l'homme transforme la matière et *fabrique* des biens qui lui sont utiles (en grec *poiésis),* seuls capables de définir désormais l'être humain. Ce que les modernes appellent science pratique n'est en réalité que *science poétique*, ouvrière, manufacturière, faiseuse d'objets extérieurs à l'agent qui les produit afin de satisfaire ses besoins matériels. La connaissance *pratique* proprement dite qui consiste à savoir comment il convient d'agir afin d'atteindre *le bien propre à l'homme* en tant qu'être raisonnable, volontaire et libre, autrement dit *le bien conforme à sa nature,* de manière à ce que ses actes, ainsi déployés vers cette fin, aient pour conséquence de rester en lui et de le perfectionner, est en train de disparaître. Les modernes ont substitué l'action transitive à l'action immanente, le FAIRE à l'AGIR. La disparition presque complète du mot *vertu* dans le vocabulaire courant actuel en témoigne.
Hugues Kéraly souligne bien les différences énormes qui séparent le savoir spéculatif, le savoir pratique au sens propre, les connaissances techniques ou le savoir-faire, mais je ne suis pas sûr qu'il ait suffisamment compris leur distinction *spécifique.* Je ne crois pas en effet que le savoir pratique au sens propre ait besoin du savoir spéculatif pour être, sinon l'homme qui agit en vue du bien commun de la Cité et qui pratique [10] de la sorte la vertu de justice devrait connaître ce qu'est la vertu de justice pour agir et, inversement, celui qui connaîtrait la définition de la justice serait juste pour la cause. Selon nous, le savoir pratique est rigoureusement distinct du savoir théorique par son objet. Le premier porte sur des actes, c'est-à-dire sur des réalités dont il dépend de nous qu'elles soient conformes ou non au bien commun visé, et donc sur des réalités contingentes (qui peuvent être autrement qu'elles ne sont), le second porte sur des réalités nécessaires (qui ne peuvent être autrement qu'elles ne sont) et qui fondent une connaissance scientifique ou philosophique inébranlable.
Entre la politique et la métaphysique, la distinction est rigoureuse. Dans *l'Ethique à Nicomaque,* Aristote, suivi par saint Thomas, affirme que la première a pour point de départ le fait, tandis que la seconde s'adosse au pourquoi. Celle-ci connaît les choses d'une manière *absolue.* Celle-là connaît d'une manière empirique, relativement à nous. En politique, « *il importe de partir des choses qui sont connues, non pas en soi, mais par rapport à nous. C'est la raison pour laquelle il faut avoir été élevé dans des moeurs honnêtes quand on se dispose à écouter avec profit un enseignement portant sur l'honnête, le juste, et d'une façon générale sur tout ce qui a trait à la politique* (livre I, ch. 1, 109.5 a 31 - 1095 b 14) ». Autrement dit la politique part du fait politique : la tendance naturelle de l'homme de vivre avec autrui, et elle le conduit à son terme l'édification de la Cité par des moyens appropriés qui relèvent d'un choix délibéré. C'est tout simple : il suffit de savoir que l'homme n'est ni un loup solitaire ni un Dieu. Quels sont maintenant les actes qui favorisent la naissance, l'équilibre, la permanence de la société? L'expérience nous en instruit, non sans doute à elle seule, car « *la véritable tradition est critique* », mais en s'incorporant à cette *disposition inventive* des moyens adéquats à la fin poursuivie, toujours divers selon les temps, les lieux, les circonstances, et toujours les mêmes parce qu'ils visent sans cesse à unir les citoyens entre eux dans le respect du bien commun, et que l'on appelait naguère, d'un terme bien oublié encore aujourd'hui, la prudence politique.
[11] La politique ne s'oppose pas en l'occurrence à la métaphysique, elle en est même complémentaire, mais elle s'en distingue en ce sens que la métaphysique découvre l'ordre de l'univers et le ramène à sa cause efficiente, tandis que la politique engendre, accomplit, instaure l'ordre social et l'organise en fonction de sa fin: le bien commun. La politique est par essence un *empirisme organisateur,* selon l'admirable définition de Maurras.
Comment pourrait-il d'ailleurs en être autrement ? La métaphysique est l'apanage d'un petit nombre d'hommes, alors que tous les hommes vraiment hommes sont voués à des titres divers, infimes chez les uns, éminents chez d'autres, à vivre politiquement, à contribuer effectivement par les seuls moyens dont ils disposent : leurs actes humains, intelligents, volontaires et libres, à l'édification de la société ? La nature ne donne que l'impulsion originelle, la politique fait le reste. La science pratique au sens propre porte sur ces actes-là, elle les imprègne, elle fait corps avec eux. En un mot, la science pratique au sens aristotélicien et thomiste du terme n'est pas la science de l'action, elle est l'action elle-même, mais gouvernée, ordonnée, dans la double signification de mise en ordre et de commandement, par la volonté rationnelle (ou si l'on veut par l'appétit intelligent), vers la fin parfaite de l'existence humaine ici-bas la vie dans la Cité, accomplissement temporel de la nature sociale de l'homme.
Telle est, selon nous, la véritable définition de la science pratique que saint Thomas distingue de la science théorique et plus encore des connaissances techniques. Pour la comprendre, il faut remonter pour ainsi dire toutes les pentes qu'a dégringolées l'intelligence moderne pour qui elle n'est que l'application des connaissances théoriques que nous avons des choses et des hommes à leur transformation selon un plan préconçu. Pour la comprendre, il faut déjà pratiquer soi-même la vertu politique de justice fondée sur le troisième principe que saint Thomas, dans sa préface, met à bon droit en dernier lieu, selon l'ordre d'importance croissante qu'il adopte : *la subordination des parties au tout.* Ce principe capital heurte à angle droit les mentalités contemporaines qui ne s'insurgent inlassablement [12] contre l'ordre naturel et la primauté du politique que pour s'enfermer dans l'ergastule de la pseudo-société collectiviste et totalitaire dont leur millénarisme impénitent espère encore le salut. N'importe ! Il importe de l'affirmer sans défaillance en face d'un individualisme, fardé de personnalisme, qui ravage l'ordre social et qui conduit droit à l'édification monstrueuse d'un *Etat sans société,* et donc sans limites sous-jacentes, dont les griffes d'acier - ou la patte molle selon ses degrés de « libéralisme » - enserrent ses ressortissants bénévoles et ahuris.
« *C'est là,* écrit excellemment Hugues Kéraly, *une proposition* per se nota », comme à la simple inspection de ses termes, et dont l'application découle de la nature même des choses. Il importe donc au premier chef que les lois fondamentales qui gouvernent une société soient fondées sur ce principe ***inébranlable*** : « ***Toute partie agit pour le bien du tout par inclination naturelle, même au prix d'un danger ou d'un désavantage propre, écrit saint Thomas, il est donc naturel qu'une partie*** QUELLE QU^'^ELLE SOIT *aime le tout plus qu'elle-même, selon le mode d'amour dont elle est capable... C'est selon cette inclination* *naturelle,* EN MÊME TEMPS SELON LA VERTU POLITIQUE, *que le bon* *citoyen s'expose à la mort pour le bien commun* ».
Sentence à graver en lettres de feu au front des aumôniers catholiques qui, dans la plupart des pays du monde, détournent les soldats, dont ils ont la charge spirituelle, de leurs devoirs temporels envers la patrie. Il est vrai qu'en bons couards avisés ils ne le font qu'en face d'un pouvoir avachi. On les entendrait sonner le ralliement s'il s'agissait de l'Armée Rouge et de son knout ! Je ne connais rien de plus répugnant que cette désintégrante « théologie » de l'objection de conscience aujourd'hui accréditée par l'Episcopat, qui incite les jeunes au plus veule des individualismes sous le voile de « *l'amour du prochain* ». Mais laissons l'auge au cochon, comme disent les paysans.
En termes politiques, la subordination des parties au tout signifie l'ordination des citoyens au *bien commun* de la cité, notion tellement oblitérée de nos jours que les spécialistes eux-mêmes en disputent, alors qu'elle est d'une simplicité extrême.
[13] A ce propos, je noterai que notre commentateur, si averti cependant, ne l'aborde encore que superficiellement quand il la définit comme « *l'ensemble des* CONDITIONS, **externes ou internes, auxquelles se trouve soumise la vie du groupe pour que celui-ci se conserve conformément à sa finalité naturelle** ». Celle-ci n'est autre, on l'oublie trop souvent, tant les esprits sont divisés, que TOUT CE QUI UNIT les citoyens entre eux, et dont le recensement serait interminable si nous l'entreprenions : il va des simples marques de politesse échangées lors d'une rencontre à tout ce que contient le mot *civilisation*, en passant par tous les échelons qui se superposent à partir des familles où l'union biologique éclate jusqu'à la parfaite et ultime unité de la Cité elle-même.
Le bien commun est fait de myriades de sédimentations, humbles ou nobles, toutes complémentaires les unes des autres et qui ne peuvent subsister que par leurs connexions mutuelles. On peut à cet égard affirmer que le bien commun est *madréporique : d*'un simple geste d'entraide à l'épopée nationale, son tissu est aussi serré et aussi bigarré que possible : il est fait de TOUT CE QUI UNIT. Rien n'est plus concret, plus palpable même que ce bien commun dont tant de philosophes et de sociologues se font une *abstraction.* Rien n'est plus quotidien que lui, à la condition d'agir en vue de le renforcer. Si l'on reste les bras ballants, le coeur fade, l'intelligence morne en face de ses sollicitations, il **meurt, il s'évanouit, on n'aperçoit plus de lui qu'une carapace verbale sans signification, à reléguer aux vieilles lunes, un mot incompréhensible**. Nous en sommes là.
J'ai le sentiment qu'Hugues Kéraly n'a pas suffisamment sondé la nature de ce bien commun qui est toujours le fruit de l'action unifiante des citoyens qui le constituent à chacun de leurs efforts conscients ou inconscients. Lorsqu'il écrit que « *dans l'ordre social la partie n'est alors pour le tout que* DANS LA MESURE **où le tout est pour tous : non pour le bien particulier de chacun, mais pour le bien commun à tous »** et que « *l'homme est pour la Cité, oui, mais parce que la Cité est à son tour* LA CONDITION *de biens multiples et essentiels à l'homme* », il cède à un personnalisme destructeur qui n'ose pas dire [14] son nom. La Cité, c'est le bien commun même et inversement, et ce bien commun n'est pas « LA CONDITION *de biens multiples et essentiels à l'homme »,* mais IL EN EST LA CAUSE et ces *« biens multiples et essentiels »* que sont la culture, la civilisation, les institutions, les lois, ainsi que les mille et un facteurs d'union, en sont les effets. C'est en subordonnant toutes *-* je dis *toutes -* ses conduites à l'union dans la perspective de ce qu'on appelle la justice générale ou légale, que l'homme en reçoit, selon ses apports, les bienfaits dans la perspective de la justice distributive. Se donner tout entier à la nation comme le fait le Roi ou le chef d'Etat digne de ce nom lui vaut l'honneur attaché à sa fonction et à sa personne. Se donner tout entier à la nation, à un niveau inférieur, tel le citoyen dont l'activité rend la nation prospère ou victorieuse dans les sports, engendre au plan distributif d'autres hiérarchies dont le degré varie selon la capacité d'agir de l'agent.
Mais en aucune manière la société n'est soumise à la personne comme à sa fin. La cause finale des actes humains comme tels est la société et, en tant que cause finale, *causa causarum,* cause des causes, la société se subordonne radicalement les personnes auxquelles le bien commun qu'elle constitue et qui est par nature diffusif de soi, distribue ses bienfaits innombrables, parmi lesquels la justice, mère de toutes les vertus, n'est pas le moindre. La vie vertueuse est la redondance et le prolongement d'une vie axée sur la poursuite du bien commun.
C'est du reste parce qu'il est la cause des causes que le bien commun se trouve impliqué à titre d'élément suprême dans tous nos actes de volonté portant sur des biens particuliers, et donc sur le bien particulier de la personne. L'égoïste n'échappe pas à cette loi imprescriptible : il se prend seulement, lui, misérable, pour le centre du bien commun à qui tous les autres hommes doivent se soumettre. Aussi faut-il maintenir contre tous les personnalistes que « *la Cité est, de toutes les collectivités, celle qui possède le plus d'aptitude à discerner le plus haut des biens humains. En effet, elle a pour objet le bien commun, lequel est meilleur et plus divin que le bien individuel* » (In I Pol., lect. 1, n. 11). Même les vertus apparemment [15] les plus personnelles, le courage ou la tempérance, s'y réfèrent, « *car il n'y a pas une seule vertu dont les actes ne soient pas médiatement ou immédiatement ordonnables au bien commun* » (Ia, IIae, qu. 96, a. 3, ad 3).
Il est impossible par conséquent de faire exception en faveur de la personne et de son « épanouissement » : la société et le bien commun dont elle est le réceptacle vivant ne peuvent être subordonnés à la personne quant à sa destinée temporelle. C'est l'inverse qui est vrai : *la personne prise dans la ligne de sa destinée temporelle est radicalement* ordonnée au bien commun de la société temporelle dont elle est membre.
Lorsqu'on lit avec attention les rares textes où saint Thomas semble placer la personne en dehors de l'orbite de la Cité autour de laquelle gravite tout son être temporel, on s'aperçoit immédiatement qu'il ne s'agit plus de la vie humaine prise comme telle, mais de la vie qu'Aristote qualifiait déjà de « surhumaine » à la fin de *1'Ethique à Nicomaque* et que le christianisme a placée dans une finalité surnaturelle.
Le passage du *De Regimine Principum* est très clair à cet égard. Après avoir réaffirmé la primauté du social dans la vie vertueuse des hommes, saint Thomas ajoute que « *l'homme, en vivant selon la vertu, est ordonné à une fin ultérieure qui consiste* DANS LA FRUITION DE DIEU » et que « *la multitude humaine doit* », A CE POINT DE VUE, « *avoir la même fin que l'homme pris personnellement* » (I, XIV). Quoi de plus nettement *surnaturel,* de situé infiniment *au-dessus du bien humain proprement dit,* ou du bien commun de la Cité, que « *la fruition de Dieu* » ?
Seuls quelques rares privilégiés en goûtent seulement les prémices ici-bas, alors que tous les hommes y sont personnellement appelés dans l'au-delà, s'ils gardent intact le don de la grâce qu'ils ont reçue au baptême.
La personne n'échappe pas à sa gravitation sociale naturelle et temporelle lorsqu'elle subit la force d'attraction surnaturelle et spirituelle du Dieu de la Révélation. Elle ne décroche pas pour la cause de son orbite ici-bas. Au contraire, c'est un principe fondamental de la théologie thomiste que la grâce n'abolit pas la nature, mais la surélève, la rend davantage nature, la [16] perfectionne comme telle et la hisse à un niveau qu'elle n'aurait pu atteindre par ses propres forces : *gratia perfectio naturae* ose écrire le Docteur Commun. La grâce rend donc l'homme qui la reçoit meilleur citoyen que les autres, plus attaché encore au bien commun de la Cité temporelle dont il est membre.
Les premiers Pères de l'Eglise, apologètes et défenseurs de la Foi auprès des Empereurs romains qui la persécutaient, ne s'y sont pas trompés : tout leur plaidoyer repose sur la distinction entre leur fidélité indéfectible à l'Empire garant de l'ordre temporel et de leur refus de se soumettre à un Etat où le spirituel et le temporel confondus les contraindraient à l'infidélité à l'égard de leur Foi surnaturelle. Inversement, les Empereurs ont poursuivi, parfois avec acharnement, les premiers chrétiens, alors qu'ils accordaient droit de cité dans l'Empire à toutes les religions, parce qu'ils étaient incapables de distinguer entre le temporel et le spirituel, entre la nature et la grâce, entre l'Etat et l'Eglise, entre deux sociétés *superposées qui, ne se trouvant pas dans un même plan horizontal, ne peuvent s'affronter* ni se concurrencer, sauf *par accident* si l'Eglise empiète sur les droits temporels de l'Etat ou si l'Etat s'arroge les droits spirituels de l'Eglise. Les accidents peuvent être aussi nombreux que l'on voudra : ils n'entament pas la validité de la règle qui fait de l'Eglise et de l'Etat deux sociétés parfaites, chacune DANS LEUR ORDRE. La solution sera précairement trouvée dans la Chrétienté médiévale dont tous les membres, ou l'immense majorité, sont chrétiens et se relient les uns aux autres dans une même Foi qui rassemble leurs diversités temporelles.
Le second texte de saint Thomas s'inscrit dans la foulée du premier. « *L'homme n'est pas ordonné à la communauté politique selon tout son être et selon tout ce qu'il possède* », déclare la *Somme Théologique* (ST, *Ia IIae*, q 21, a 4, ad 3), « *c'est pourquoi chacun de ses actes ne doit pas être* MÉRITOIRE OU DÉMÉRITOIRE *à l'égard de la communauté politique* », mais « *à l'égard de Dieu* ». La notion de mérite ou de démérite à l'égard de Dieu n'a évidemment de sens que dans l'ordre surnaturel, puisque la nature, *à elle seule,* est incapable de mériter de partager la vie intime de Dieu.
[17] L'axiome : « *la partie est ordonnée au tout, la personne au bien commun de la Cité* » ne tolère donc aucune dérogation quoi qu'en pense Hugues Kéraly, on ne peut, en aucun sens HUMAIN, avancer, comme il le fait, que « *le principe de totalité subordonne la société à la personne dans la perspective d'un ensemble plus vaste dont la société n'est elle-même qu'une partie* » (p. 78).
Dans de très belles pages (83-127) consacrées à l'examen de la nature de la société, et dont la satisfaction que donne leur lecture suffirait à elle seule à justifier l'achat de son livre, Hugues Kéraly laisse cependant entendre pourquoi nos conclusions sont davantage dans la ligne aristotélicienne ou thomiste que les siennes, trop soucieuses, à notre gré, de « moraliser » sinon de « christianiser » la politique, comme la plupart des clercs ne cessent de le faire depuis plusieurs siècles avec les résultats que nous avons sous les yeux. Ne cite-t-il pas à ce propos l'admirable et décisive formule du *Commentaire à la Politique* de notre Maître à tous : « *La communauté politique est la plus importante de toutes et le bien qu'elle a en vue,* LE PLUS DÉSIRABLE DE TOUS LES BIENS HUMAINS, *car la société cherche à réaliser* CE BIEN COMMUN *qui, comme l'explique Aristote au début de* l'ÉTHIQUE, EST MEILLEUR ET PLUS DIVIN QUE LE BIEN D'UN SEUL », autrement dit de la personne ?
Au plan *humain* de l'animal raisonnable et volontaire, il n'y a aucune réserve à formuler à l'exhortation fameuse : « *Politique d'abord !* ». Loin de pouvoir exiger de la société qu'elle oriente toutes ses forces vers le perfectionnement de son être individuel, la personne ne s'accomplit qu'en ordonnant tout ce qu'elle est et tout ce qu'elle a humainement parlant. C'est en agissant politiquement en vue du bien commun ou de l'harmonie de la société dont elle est membre que la personne se parfait et s'accomplit humainement. Il n'en peut être autrement à moins de nier que la partie soit en vue du tout. Dans la définition de la partie, il y a nécessairement inclusion du tout (In *I Pol.*, lect. 1, n. 38) et cette nécessité s'impose du seul fait, immédiatement évident, que toute chose se définit par sa fin. La personne ne peut donc se définir pratiquement que par et dans sa relation à la société.
[18] L'inverse est d'une fausseté hurlante. Et pourtant l'exaltation des droits de la personne humaine à l'égard de la société a fait aujourd'hui le tour de la terre, ainsi que de l'Eglise universelle depuis le récent Concile ! Comment comprendre ce renversement inouï de la finalité de l'homme et du principe qui la commande : la partie est faite pour le tout ? Voilà des années que, pour notre part, nous rôdons à l'entour de cette question. Pendant des millénaires et conformément à la nature des choses, l'homme a été considéré comme voué à l'illustration et à la défense de la société dont il est membre. Les Grecs et les Romains l'ont pensé. Leurs plus illustres philosophes l'ont établi. La chrétienté médiévale l'a répété par la voix de son plus glorieux théologien, ainsi que nous venons de le voir. Ce n'est qu'à partir de la dissolution de la chrétienté et de l'abrupte rupture entre le pouvoir spirituel et le pouvoir séculier qui s'ensuivit que l'inversion apparaît, chemine, éclate et se diffuse aux quatre coins de la planète. Les régimes totalitaires le confirment malgré eux: ne promettent-ils pas « *mille ans de bonheur* » à l'homme allemand, comme Hitler, ou la libération de toute aliénation, de toute relation donc à autrui, et l'apothéose de « *la conscience personnelle tenue pour la plus haute divinité »*, après la phase du communisme préludant à l'abolition de l'Etat, comme Marx et ses innombrables acolytes ?
N'y a-t-il pas là un indice, une preuve dont l'histoire est la manifestation même, que le christianisme, religion de la personne surélevée par la grâce à la communion avec Dieu en sa vie intime, et par là même promue à la divinisation, érige en quelque sorte la personne en absolu au plan du surnaturel, et qu'il suffit que la personne dénoue le lien de la grâce qui l'unit à Dieu, au Dieu de la Révélation chrétienne, pour qu'elle rapporte toutes choses, et la société, à cet absolu dont elle garde en creux l'empreinte ineffaçable et qui n'est plus qu'elle-même ? Nous saurions alors pourquoi la subordination de la personne à la société devient subordination de la société à la personne. **La sécularisation du christianisme et sa politisation seraient la clef de l'énigme. « Les droits imprescriptibles de la personne humaine** » ne sont plus alors que la conséquence d'un christianisme qui, en prétendant se socialiser, en pénétrant la société [19] temporelle dont il est distinct, fait voler en éclats toutes les sociétés HUMAINES.
On n'a pas assez remarqué que le christianisme, en se vidant de sa substance religieuse qui suspend la personne humaine au Christ devenu « tout en tous » dans la vision béatifique, se mue, par la laïcisation, par la brisure du cordon ombilical qui le nourrit de surnaturel, en un système dissociateur qui fait de chaque personne un centre d'autonomie et d'action radicales et transforme la société en DISSOCIETE, pudiquement nommée « démocratie libérale ou individualiste » dont le rejeton est la démocratie totalitaire. Le mal est alors sans remède, car l'essence de la démocratie restant religieuse, il faudrait pour la combattre à la fois un sursaut surnaturel dans l'Eglise et la reconstitution d'une société temporelle obéissant à la loi de la nature humaine, soucieuse du bien commun, laissant aux particuliers le soin de poursuivre leur bien propre dans les limites du bien commun lui-même. Nous en sommes loin. Comme l'écrit l'un de ses apologistes, Georges Burdeau, « *la démocratie est aujourd'hui une philosophie, une manière de vivre, une RELIGION, et accessoirement une forme de gouvernement* ». D'autre part, le MASDU dénoncé par l'abbé de Nantes est aujourd'hui l'article unique du Credo postconciliaire. La démocratie est la caricature du Corps Mystique du Christ et, lorsqu'elle s'appelle chrétienne, elle n'est plus que le succédané d'un produit de remplacement, un ersatz à la seconde puissance du christianisme. C'est pourquoi tant de gogos s'y laissent prendre.
La démocratie individualiste et, de ce fait, socialiste, est le monstre que le christianisme enfante lorsqu'il se désurnaturalise et se sécularise. La tunique sans couture du Christ est lacérée, mise en pièces, partagée en millions de fils séparés dont la charpie sert à retisser une tunique de Nessus qui consume l'humanité contemporaine et la fait délirer. Jamais le mot de Chesterton n'a été autant d'application : « *le monde est en proie à des idées chrétiennes devenues folles* », non seulement à des idées éparses, mais à un christianisme qui a transféré, non plus pour la vie, mais pour la mort, l'absolu de Dieu à la personne humaine.
[20] On a là le motif profond de notre désaccord avec Hugues Kéraly lorsqu'il refuse de distinguer (p. 148) avec Louis Jugnet la morale de la politique. Selon nous, la morale de la conscience individuelle est surnaturelle ou elle n'est pas. La personne ne se découvre que sous le regard de Dieu et dans son allégeance à Dieu. La personne du prochain ne se révèle comme telle qu'à la hauteur du surnaturel. En dehors de lui, elle n'est qu'une abstraction verbale dissimulant son absence.
Plus clairement encore et en allant beaucoup plus loin que Louis Jugnet lui-même, nous professions, au terme d'une carrière de près d'un demi-siècle consacrée à l'étude et à l'enseignement de la philosophie morale, que ce qu'on appelle *morale* au sens courant que le mot revêt dans la pensée contemporaine et dans le langage de tous les jours, c'est-à-dire l'ensemble des règles de conduite que la personne se donne à elle-même pour se perfectionner, est le camouflage d'agissements destructeurs de la seule et unique science pratique qui puisse être : la politique, *s*cience architectonique par excellence qui se subordonne TOUT L'ORDRE HUMAIN, et qui n'a, au-dessus d'elle, que l'ordre *surnaturel*. Il suffit, pour s'en convaincre, de lire le début et la fin de *L'Ethique à Nicomaque* d'Aristote. Ce traité, abondamment commenté par saint Thomas, n'a rien de « moral » : il est politique d'un bout à l'autre et s'articule directement au traité intitulé *Politique* qui le prolonge. Aristote le dit EXPRESSEMENT au commencement et en conclusion de son ouvrage. Saint Thomas le suit SANS LA MOINDRE RESERVE. En dehors des sciences spéculatives et des techniques, il n'y a que LA POLITIQUE, fin dernière de la vie humaine, *si* du moins elle reste fidèle à sa fonction souveraine : unir les citoyens dans la poursuite d'un bien commun qui fait d'eux des hommes et non des barbares, des animaux grégaires ou des dieux apocryphes, et qui transmet ce simple secret de la vie pleinement humaine à travers l'espace de Cité au long des générations successives.
La politique est *en ce sens* LA VRAIE ET SEULE MORALE à laquelle l'homme puisse adhérer en dehors de la morale surnaturelle dont l'Eglise a la charge et qui prescrit à [21] la personne les croyances, les sacrements et les rites qu'elle doit admettre vitalement pour parvenir à son épanouissement dans sa relation à Dieu qui lui révèle son Amour et l'attire vers Lui.
En bref, pour saint Thomas comme pour Aristote l'acte humain, raisonnable, volontaire et libre (au sens du libre choix des moyens, et non du libre choix de la fin) est essentiellement et exclusivement politique : son axe, en son aspect objectif, est la justice qui consiste à rendre à autrui, considéré non pas individuellement, mais *in communi,* en tant qu'articulé en société avec tous les autres, ce qui lui est dû, et, en son aspect affectif, l'amitié. Il n'a pas à être en plus ou autrement « moral ». Politique qui fait régner par la loi une vie vertueuse moyenne dans la Cité, et morale ne font qu'un, humainement parlant, dans l'ordre de la nature.
Il n'y a donc pas, selon nous, « *une même loi morale qui dominerait la moralité des individus et des Etats* », comme le pense Hugues Kéraly (p. 151). Il n'y a qu'une loi naturelle dont la Politique est le moteur, et une loi surnaturelle que le Christ a révélée aux hommes. Aussi la Politique et la Morale n'appartiennent-elles pas au même genre. La Politique est naturelle. La Morale est surnaturelle. C'est ici-bas que l'une commence. C'est ici-bas que l'autre se termine.
En dépit de ces réserves et de ces critiques - *amicus Plato sed magis amica veritas -,* la lecture et la méditation de l'ouvrage d'Hugues Kéraly sont indispensables à quiconque veut réfléchir sur la nature de la Politique. Les amendements, les retouches, les corrections que nous nous sommes permis d'y apporter proviennent de l'allègre jouissance intellectuelle qu'il nous a donnée. Une ardente recherche de la vérité, si difficile à saisir en cette matière pratique et contingente, ne cesse d'animer notre jeune philosophe. Sa *Préface à la Politique* de saint Thomas est un essai qui se transformera bientôt en but.
MARCEL DE CORTE,
*Professeur à l'Université de Liège*
[^1]: Dans la Collection *Docteur Commun,* à Paris, Nouvelles Editions Latines, 1974, 179 pages, collection que dirige Jean Madiran.