## L'Éthique a Nicomaque, introduction à la politique[^1] par [[De Corte Marcel (1905-1994)|Marcel De Corte]] > [!pdf] [[De Corte (1977) L'éthique à Nicomaque Introduction à la politique.pdf|Télécharger l'article en pdf]] > [^1]: Extrait de l’ouvrage *Permanence de la philosophie - Mélanges offerts à Joseph Moreau*, éd La Baconnière-Payot, Neuchâtel 1977, 308 pages. *Avertissement pour l’édition numérique* *Ce commentaire de Marcel De Corte sur l’Ethique à Nicomaque d’Aristote peut être lu sans aucune connaissance préalable du grec ancien.* *Les considérations politiques s’entendent bien évidemment de l’État poursuivant le bien commun. On ne saurait comprendre, sans cette précision, des propositions comme « tous appartiennent à l’État ».* *Les textes grecs que Marcel de Corte avait laissés sans traduction ont été transposés en français par le p. [[Rulleau Bernard (1952-)|Bernard de Menthon]] : ils apparaissent entre parenthèses.* *Pour faciliter une étude méthodique de l’article, le numériseur, [[Midelt Bernard de (1934-2024)|Bernard de Midelt]], a ajouté les intertitres.* *Ce document est susceptible de rendre également de grands services au lecteur de l’Exposition de l’Ethique d’Aristote par Thomas d’Aquin.* [37] **Introduction** **Prise de position contre une thèse politique erronée : le moralisme** Dans le copieux commentaire qu'ils ont consacré à l'*Éthique à Nicomaque*[^2], Gauthier et Jolif s'évertuent, au long d'un millier de pages, à montrer qu'Aristote est le créateur de la science morale, au sens individualiste ou personnaliste que la philosophie moderne accorde à cette discipline philosophique. « Avant Aristote, nous déclarent-ils, la science morale n'avait pas d'existence autonome, et elle ne pouvait avoir d'existence autonome, parce que l'individu n'avait pas de fin autonome ; sa fin était celle de la cité dans laquelle il s'absorbait. » Sans doute, nos exégètes sont-ils bien obligés d'admettre que « sous la pression de l'opinion traditionnelle, Aristote peut encore accepter de donner à la morale le nom de politique » : trop de textes en témoignent ! Mais ils ajoutent aussitôt qu'« il ne saurait être question pour lui de confondre morale et politique ; bien plutôt entend-il par là affirmer la suprématie de la morale sur la politique : la morale, qui fixe à l'individu sa fin, est la vraie politique, la politique supérieure, parce que la fin de l'individu est aussi celle que doit poursuivre la cité et que la politique n'a d'autre rôle que de transformer la loi morale en loi de l'État ». [^2]: *L'Éthique à Nicomaque, Introduction, traduction et commentaire* par R. A. Gauthier et J. Y. Jolif, 2 vol., Louvain-Paris, 1959 (réédition 1970 et 2002, [[Aristote (384-322 av. J.-C.)#^51fa11|version numérique]]), pp. 1-2, 10-12, 498-500, 784, etc., et dans de nombreux passages de l'Éthique dont le commentaire est selon nous vicié par cette interprétation sous-jacente dont le moins qu'on puisse dire est qu'elle n'a jamais été soutenue, de manière aussi systématique, par aucun exégète. Cf. aussi R. A. Gauthier, *La Morale d'Aristote*, Paris, 1958. Subordonner la morale individuelle à la politique « trahit la pensée d'Aristote ». Sous le nom de « politique » architectonique de toutes les sciences pratiques et de toutes les techniques, « il n'est pas douteux » qu'Aristote entend « la morale » dont « l'objet est le bien suprême de l'individu ». Dès lors, « la cité n'a pas d'autre fin que le bien de l'individu, ou plus exactement, mais cela ne fait aucune différence, que la somme des biens individuels ». « En d'autres termes, la vraie politique, c'est la morale. Le pivot de toute cette argumentation, c'est l'affirmation de l'identité entre le bien de l'individu et le bien de la cité. C'est l'affirmation de cette identité, règle d'or de l'individualisme, qui permet à Aristote, [38] non pas, comme on le lui fait dire à contresens, de subordonner l'individu à la société et la morale à la politique, mais bien au contraire de subordonner la société à l'individu dont elle poursuit les fins, et la politique à la morale qui lui fournit sa fin ». Aristote ne se prive sans doute pas d'appeler politique la science morale, mais « ce n'est pas parce qu'il y a identité entre la morale et la politique..., c'est au contraire parce que la morale commande à la politique et qu'elle est ainsi, en un sens, la politique supérieure ». **Première partie** **1° Livre I : Le bien humain suprême** En réalité, lorsqu'on se place objectivement en face des textes, toute l'*Éthique à Nicomaque* et toute la *Politique* apparaissent comme excluant toute morale individualiste ou comme assujettissant étroitement le comportement individuel de l'homme à sa nature sociale[^3]. [^3]: Aristote ne sépare jamais le politique du social, à l'encontre des modernes. Les deux termes sont pour lui identiques : politikos (ie le politique, ce qui est spécifique à la Cité à l’exclusion des autres formes de communauté) a un sens indivisible. Note de l’éditeur pour l’édition numérique : Ce qui est nié ici par Marcel de Corte est l’autonomie du Social par rapport au Politique. Pour autant l’existence de deux activités irréductibles l’une à l’autre est décrite longuement par Aristote dans la *Politique* (I, 1, 1252 a 7 – 1253 a 30) ainsi que par Thomas d’Aquin dans son *Exposition* (I, 1 nn 12-31) de ce même ouvrage, prenant ainsi le contre-pied de la thèse platonicienne. Le bien commun temporel, tel que le décrit Thomas d’Aquin, comporte une double finalité : le Vivre et le Bien vivre. Le Vivre est ce qui est formellement nécessaire à la vie humaine : l'existence, l'éducation, etc. bref les choses nécessaire à la vie, sans lesquelles la vie présente n'est pas possible. C’est la finalité du Social. Mais la famille et les sociétés subsidiaires ne peuvent toutefois produire tout ce dont leurs membres ont besoin pour vivre. Le Bien-vivre est le bien humain intégral, la vie selon la vertu. Qui est la finalité spécifique du politique. Le premier chapitre de l'Éthique, qui lui sert d'introduction, comme son dernier chapitre qui en tire la conclusion générale, en témoignent clairement. Tout l'intervalle des dix livres le confirme. **1-1 La finalité du politique est le bien humain** On connaît l'argumentation qui ouvre l'*Éthique* : dans toutes ses activités, qu'elles soient théoriques, pratiques ou techniques, l'homme agit en vue d'un bien qui est sa fin. L'expérience témoigne que les fins qu'il poursuit sont subordonnées l'une à l'autre et, comme il ne choisit pas indéfiniment une fin en vue d'une fin ultérieure, il doit y avoir une fin ultime qui n'est autre que le Souverain Bien. La science du Souverain Bien ne peut être que « la science suprême et architectonique par excellence et cette science est manifestement la Politique, car c'est elle qui dispose quelles sont parmi les sciences celles qui sont nécessaires dans les cités, et quelles sortes de sciences chaque classe de citoyens doit apprendre, et jusqu'à quel point l'étude en sera poussée »[^4]. Se servant de toutes les sciences pratiques, telles la stratégie, l'économique, la rhétorique, légiférant au surplus dans tout le domaine des activités qu'il faut accomplir et de celles dont il faut s'abstenir (ti dei prattein kai tinôn apekhesthai) (ce qu’il faut faire et ce dont il faut s’abstenir), la Politique englobera toutes les activités pratiques de l'homme sans aucune exception et sa fin condensera en elle-même toutes les autres fins. « Il en résulte que la fin de la Politique sera le bien proprement humain » (hôste tout' an eiè tanthrôpinon agathon) (de sorte que ce soit un bien humain)[^5]. [^4]: *É.N*., I, 1, 1094 a1-b2. Nous utilisons la traduction, parfois légèrement modifiée, de J. Tricot, *Aristote, Éthique à Nicomaque*, Paris, 1959, p. 33 sq. *Manifestement* traduit le grec *phainetai* qui a toujours chez Aristote un sens fort: « l'expérience le prouve, le manifeste ». [^5]: *E.N*., I, 1 1094 b 4-7. **1-2 Ce bien humain est le bien de la communauté (et non celui des personnes)** Si nous voulons trouver le sens précis de cette dernière définition, il nous faut, comme toujours, recourir aux textes. La fin de la Politique nous y apparaît comme un bonheur *humain* : « le bien que nous cherchons [39] est un bien humain, c'est-à-dire un bonheur humain », (kai tagathon anthrôpinon édzêtoumen kai tên eudaimonian anthrôpinên) (et nous cherchons le bien humain et le bonheur humain)[^6], autrement dit un bonheur qui soit accessible à l'homme[^7]. Or, « le bien de l'homme consiste dans une activité de l'âme en accord avec la vertu et, au cas de plusieurs vertus, en accord avec la plus excellente et la plus parfaite d'entre elles »[^8]. Cette vertu ne peut être que la justice sous sa plus haute forme : la justice générale par laquelle l'individu inséré dans la cité sert, selon ses possibilités, selon ses dons et la place qu'il occupe dans l'ensemble, le bien commun de la société dont il est membre (to koinêi sumpheron) (ce qui convient à la communauté)[^9]. Étant parfait, ce bien commun se suffit à lui-même. Il est ce en quoi on accomplit tout le reste (hoû kharin ta loipa prattetai) (ce grâce à quoi on fait le reste)[^10]. Il s'agit donc ici d'un bien qui, relevant de la praxis, ne peut être que l'objet de la vertu souveraine de justice et non de la sagesse qui relève de la *theoria* (la contemplation), activité qu'Aristote distingue spécifiquement, par son objet qui est le nécessaire, de la précédente dont l'objet est le contingent. Or, *par ce qui se suffit à soi-même* nous entendons, poursuit le Stagirite, non pas ce qui suffit à un seul homme menant une vie solitaire - donc à un individu - mais aussi à ses parents, ses enfants, sa femme, ses amis, et ses concitoyens en général puisque l'homme est par nature un être politique »[^11]. Il est trop clair que l'individu, cet être *indivisum et ab omni divisum* (indivisé en lui-même et séparé de tout autre), ne peut se suffire à soi-même. Aristote le répète assez souvent. Seule la cité et le bien commun dont elle est en quelque sorte le siège et le tabernacle se suffit à soi-même[^12]. Du reste, en soulignant que « le bonheur » dont il parle « doit être accessible au plus grand nombre », Aristote entend bien signifier par là qu'il s'agit non point du bonheur de l'individu, mais du bien de la communauté. [^6]: *E.N*., I, 11, 1102 a 14. [^7]: *E.N*., I, 11, 1102 a 20. Cf. 4, 1096 b 34: « le bien que nous recherchons est quelque chose qui soit à notre portée » (prakton kai ktèton anthrôpôi) (ce qui est faisable et désirable à l’homme). [^8]: *E.N*., I, 6, 1098 a 16. [^9]: *E.N*., V, 3, 1129 b 15. [^10]: *E.N*., I, 5, 1097 a 18; cf a 21 : *toutou gar héneka ta loipa prattousi pantes* (à cause de cela tous font le reste) (contexte : Et, en chaque action et décision, c’est la fin, puisque c’est en vue de celle-ci que nous exécutons le reste, tous sans exception.) [^11]: *E.N*., I, 5, 1097 b 8. [^12]: Cf. *Pol*., II, 3, 1161 b 11 sq.: « Une cité n'est pas loin d'être réalisée quand la communauté devient assez nombreuse pour se suffire à elle-même. » **1-3 La fin de la (vraie) politique est le bien suprême (dans l’ordre naturel des choses)** Le Stagirite en tire donc la conclusion : « La fin de la Politique est la fin suprême et cette science met son principal soin à faire que les citoyens (*tous politas*) soient des êtres d'une certaine qualité, autrement dit des citoyens honnêtes (agathous) (les hommes de bien) et capables d'accomplir de nobles actions (praktikous tôn kalôn) (ceux qui font le bien)[^13] - des actions qui ont autrui pour objet : [40] « Les activités conformes à la vertu éthique - domaine de la politique ! - sont purement humaines (anthrôpikai) (humaines) : les actes justes, en effet, ou courageux, et tous les autres actes de vertu, nous les pratiquons dans nos relations les uns avec les autres, quand, dans les contrats, les services rendus et les actions les plus variées ainsi que dans nos passions, nous observons fidèlement ce qui doit revenir à chacun - la justice, vertu sociale par excellence ! - et toutes ces activités sont manifestement choses simplement humaines (tauta d'einai phainetai panta anthrôpika) (il est manifeste que toutes ces choses sont humaines). Certaines même d'entre elles sont regardées comme résultant de la constitution physique, et la vertu éthique comme ayant, à beaucoup d'égards, des rapports étroits avec les passions. De plus, la prudence elle-même - vertu intellectuelle en sa source: l'intellect pratique - est intimement liée à la vertu morale, et cette dernière à la prudence, puisque les principes de la prudence dépendent des vertus morales, et la rectitude des vertus morales de la prudence. Mais les vertus morales, étant aussi rattachées aux passions, auront rapport au composé ; or les vertus du composé sont des vertus simplement humaines, et par suite le sont aussi, à la fois la vie selon ces vertus et le bonheur qui en résulte[^14]. » Opposant, dans ce texte, les vertus éthiques liées au composé humain - et qui relèvent toutes, encore un coup, de la Politique - à la contemplation qui dépend de « l'intellect séparé »[^15], Aristote nous montre la différence considérable qui les sépare de celle-ci quant à leurs activités propres (pros de tas energeias polu dioisei) (quant à leurs activités sera très différent)[^16]. « Parce qu'il est homme et qu'il vit en société » (héi d'anthrôpos esti kai pleiosi sudzêi) (s’il est homme, il vit avec les autres)[^17], l'exercice des vertus éthiques requiert le secours de multiples facteurs - dont les biens extérieurs ne sont pas les moindres - tandis que les vertus intellectuelles n'ont guère ou point besoin d'aucun concours de cette sorte[^18]. [^13]: *E.N*., I, 10, 1099 b 29 sq. « Les belles choses dans l'ordre des choses humaines, *ta kala* (ce qui est bien/beau), ce sont les choses justes, tempérantes, courageuses, *ta dikaia, ta sôphrona, ta andreia* » (les choses justes, tempérantes, fortes) bref les objets des vertus sociales, note L. Ollé-Laprune, *Essai sur la Morale d'Aristote*, Paris, 1881, p. 78. (Pour autant L. Ollé-Laprune n’est pas un auteur de référence – ndle) [^14]: *E.N*., X, 8, 1178 a 9-21. [^15]: *Ibid*., a 23. [^16]: *Ibid*., a 28. [^17]: *E.N*., II, 78 b 5. [^18]: Voir le texte de *E.N*., X, 8, 1178 a 23 à 1178 b 7. A noter qu'en 1178 a 26, Aristote remarque que « l'homme vivant en société » (ho politikos) (l’homme politique) se donne plus de tracas pour « les nécessités corporelles (peri to sôma) (quant au corps) et autres de même nature », ce qui implique de toute évidence l'équation entre homme politique et homme composé d'une âme et d'un corps, ou encore entre homme politique et homme proprement homme poursuivant des biens proprement humains. **1-4 Toutes les autres communautés existent en vue du Bien-Vivre, spécifique à la Cité** On chercherait en vain en ces textes du premier livre de l'Éthique la moindre trace de morale individualiste. Quand Aristote veut définir le bonheur, il s'appuie non point sur une morale nouvelle dont il serait l'inventeur et qui ferait de la personne humaine la fin des actes proprement humains qui en émanent, mais sur le bon sens de la majorité des hommes (hoi polloi) (la plupart) et sur le bon goût des gens cultivés (hoi kharientes) [41] capables de saisir l'essence des choses[^19] : « La fin de la Politique est, d'après eux, le bonheur, et le bonheur, c'est le bien-vivre (to d'eu dzên) et l'agir conforme au bien suprême (to eu prattein) (le bien agir)[^20]. » Une telle fin ne se rencontre que dans la vie politique et sociale supérieure de la cité. « Celle-ci n'est pas une simple communauté de lieu... mais une communauté de bien-vivre (all'hê tou eu dzên koinônia) pour les familles et les groupements de familles chargées de la procréation, de la transmission et de l'entretien de la vie au sens simplement biologique du mot (to dzên) (vivre), en vue d'une vie parfaite et qui se suffise à elle-même » (dzôês teleias kharin kai autarkous) (en vue de la fin et autarcique)[^21]. Nous savons par ailleurs que seule la cité réalise la vie parfaite et autosuffisante. « Toutes les associations » dont l'homme fait partie en vertu de la naissance, « les familles et leurs associations » (oikiai kai genê) (les familles et les parentés) existent « en vue de cette fin (ton telous kharin) », « l'État (polis) (la Cité) étant la communauté des familles et des villages dans une vie parfaite et indépendante » (koinônia dzôês teleias kai autarkous)[^22]. « Vivre conformément au bonheur et à la vertu » (to dzên eudaimonôs kai kalôs) (vivre heureusement et bellement) c'est donc vivre en société en pratiquant les vertus éthiques. Celles-ci n'ont pas pour but de perfectionner la vie d'individus qui seraient réunis en un même lieu (to sudzên) (convivre). « Les actions accomplies en vue du bien ont pour fin la communauté politique » (tên politikên koinônian) (la communauté politique)[^23], origine et fin du bien-vivre (to eu dzên) (le bien-vivre) et du bonheur qui consiste dans la pratique des vertus morales sous la guidance de la justice et du bien commun[^24]. [^19]: *E.N*., I, 2, 1095 a 19. [^20]: *Ibid*. [^21]: *Pol*., III, 9, 1280 b 29 sq. [^22]: *Pol*., III, 9, 1281 a 1. [^23]: *Pol*., III, 9, 1281 a 2-4. [^24]: *Pol*., VII, 1-3. **1-5 Énoncé de l’aporie : le souverain bien relève-t-il de la morale personnelle ou de la politique ?** On comprend alors pourquoi Aristote, après avoir établi que « la fin de la Politique est le bien proprement humain » qui se confond avec celui de la cité tout entière, tient à résoudre immédiatement une aporie, sur laquelle il reviendra fréquemment[^25], relative à « l'identité » qui existe « entre le bien de l'individu et celui de la cité ». **Le bien que poursuit l'individu est le même que celui que la cité a pour fin**. On pourrait donc croire, à vue superficielle, que le Souverain Bien relève de la morale personnelle et non de la Politique. [^25]: Voir plus loin p. 43 sq., p. 52 sq., p. 58. **1-6 Le bien de la Cité est plus divin** C'est une erreur. En effet, « encore que le bien soit le même pour l'individu et pour la cité (ei gar kai tauton estin heni kai polei), **appréhender et sauvegarder le bien pour la cité est une tâche manifestement plus importante et plus parfaite** ; si le bien est assurément aimable même [42] pour un individu isolé, il est plus beau et plus divin pour une nation ou pour des cités. Notre recherche portera sur ces biens-là (toutôn) - sur le bien de l'individu et sur celui de la cité - et, à ce titre, elle est une forme de la Politique »[^26]. [^26]: *E.N*., I, 1, 1094 b 8: meidzon ge kai teleioteron to tês poleôs phainetai kai labein kai sôidzein; agapêton men gar kai heni monôi; kallion de kai theioteron ethnei kai polesin. Hê men oun methodos toutôn ephietai, politikê tis ousa. **1-7 Quoique le bien de la personne et du citoyen fussent identiques, la vertu de la partie doit être considérée par rapport à celle du tout** Pour dissiper l'équivoque dont ce passage semble souffrir à première vue, il convient d'abord d'expliquer l'assertion relative à l'identité du bien de l'individu et du bien de la communauté. Aristote est revenu maintes fois là-dessus dans son oeuvre. Un principe fondamental sur lequel le Stagirite n'a jamais varié l'éclaire constamment : dans le livre III de la Politique, là où il traite ce problème dans toute son ampleur en l'encadrant d'une série d'apories qui en montrent la difficulté, Aristote conclut que « la vertu d'un homme et celle du citoyen de la cité la meilleure sont nécessairement identiques » et que « l'éducation et les habitudes qui rendent un homme vertueux sont sensiblement les mêmes que celles qui le rendent apte au rôle de roi ou de citoyen »[^27], mais quelques lignes plus haut, il insiste sur l'évidence que « la partie par nature ne dépasse pas le tout » (ou gar pephuke to meros huperekhein tou pantos) (la partie n’est pas de nature à dominer le tout)[^28], rappelant ainsi l'axiome sur lequel repose toute son oeuvre politique, du premier chapitre de l'*Éthique* au dernier de la *Politique* elle-même : « la vertu de la partie doit être considérée par rapport à celle du tout » (tên de tou merous pros tên tou holou dei blepein aretên) (il faut regarder la vertu de la partie en vue de celle du tout)[^29]. [^27]: *Pol*., III, 18, 1188 a 38 sq. [^28]: a 26. [^29]: *Pol*., I, 13, 1260 b 14. **1-8 Le bien de l’individu se confond avec le bien primordial du citoyen** Loin de penser que la politique se ramène à la morale individuelle, comme l'estiment Gauthier et Jolif, Aristote affirme avec netteté le contraire. Plus exactement, ce n'est pas le bien du citoyen qui est selon lui identique au bien de l'individu, c'est le bien de l'individu qui se confond avec celui, primordial, du citoyen. « Il n'est pas exact, écrit-il, de penser qu'un citoyen » - et donc la personne privée dont la vertu est la même que celle du citoyen - s'appartient à lui-même (hama de oude khrê nomidzein auton hautou tina einai tôn politôn) (en même temps il ne faut pas considérer que c’est la même chose pour les citoyens), en réalité tous appartiennent à l'État, car chaque citoyen est une partie de l'État et le soin de chaque partie est naturellement orienté vers le soin du tout » (alla pantas tês poleôs; hé d'epimeleia pephuken hekastou moriou blepein pros tên tou holou epimeleian)[^30]. C'est en étant bon citoyen qu'on est un être humain individuel doué de bonnes mœurs. « La fin de la Politique est en effet la fin suprême de l'homme et la science de la Politique met son principal soin à faire que les citoyens soient des êtres d'une certaine qualité, [43] autrement dit des gens honnêtes et capables de nobles actions[^31] ». Ce texte que nous avons déjà cité prend ici tout son sens : si l'on veut à toute force appeler « morale » la norme du comportement individuel de l'homme, cette « morale » est de toute évidence subordonnée à la politique qui règle le comportement des citoyens et l'oriente vers sa fin suprême, le bonheur, l'*eu dzên* (le bien-vivre), la vie selon la justice. [^30]: *Pol*., VIII, 1, 1337 a 27. [^31]: *É N*, I, 10, 1099 b 29. **1-9 Le bonheur personnel (subjectif) est participation au bonheur commun (objectif), le Bien-Vivre dans la Cité** Mais en fait, ce n'est pas en ces termes qu'Aristote pose le problème de l'identité entre la vertu de l'individu et la vertu du citoyen. **Aristote n'oppose pas même la morale à la politique, il n'assimile pas celle-ci à celle-là ni celle-là à celle-ci. Pour lui, la morale n'existe pas. N'existe que la Politique.** Le comportement individuel de l'homme est un comportement politique parce que l'homme est par nature un animal politique et que le Souverain Bien, dans l'ordre purement humain, tel qu'il est accessible à la majorité des hommes, est à son tour politique. Le bien-vivre, l'eudaimonie (ie le bonheur temporel) consiste dans l'adaptation, aussi exacte que possible, des parties au tout, l'individu étant incapable de se suffire à lui-même[^32]. Dès lors, pour être, **pour exister en tant qu'homme**, l'individu doit être en même temps citoyen, sinon, selon la parole fameuse d'Aristote, il sera une bête ou un dieu, ou bien, ajouterions-nous aujourd'hui, les deux à la fois. Son comportement vertueux vis-à-vis de la cité est évidemment un comportement individuel *subjectif* qui le fait *participer* à sa fin suprême et *objective* qu'est la vie, dans la Cité elle-même. En participant ainsi au Souverain Bien *humain[^33]*, il éprouve personnellement la présence en lui d'un bonheur subjectif qui rend heureux tout homme vertueux, mais ce *bonheur subjectif* est essentiellement participation au *bonheur objectif* de la cité dont il est membre. [^32]: *Pol*., I, 2, in extenso. [^33]: Qu'il ne faut pas confondre avec le Souverain Bien de « la partie divine » de l'âme, tel qu'Aristote le décrit dans le livre X de l'*E.N*. Cf. notre conclusion. L'identification du bien de l’individu et du bien de la communauté répond chez Aristote à l'identification, par participation, de la béatitude subjective éprouvée par l'individu à la béatitude objective qui est Dieu, selon les scolastiques. L'ensemble des actes vertueux accomplis par l'individu le font posséder la béatitude subjective. Ils constituent formellement l'acte de jouissance de la béatitude par l'être humain individuel qui en est le siège. Mais cette béatitude subjective est elle-même subordonnée à la réalité de la vie politique, à l'objet politique, au bien commun politique qui doit rendre heureux l'homme individuel. Elle est donc subordonnée à la béatitude objective, comme une fin sous une autre fin, *sicut finis sub fine* (comme une fin en dépendance d’une autre fin)[^34]. La Cité est donc, *humainement parlant*, la fin absolument dernière de l'homme, le bien parfait qui se suffit à soi-même, et « ce en vue de quoi [44] on accomplit tout le reste »[^35]. Pour atteindre cette fin et en jouir, l'individu doit *agir* en homme juste, courageux, tempérant et prudent. C'est sa « béatitude subjective » qu'Aristote nous décrit alors : « Admettons donc, comme une chose sur laquelle nous sommes pleinement d'accord que la *part de bonheur* (tosouton hoson) (cela même qui) qui échoit à chaque homme (hekastôî) répond exactement à la mesure de vertu et de prudence qu'il possède et des actions qu'il accomplit en conformité à ces dispositions[^36] ». Et « il ne faut pas croire que vivre conformément à la loi de la cité » - c'est-à-dire identifier le bien de l'individu au bien de la communauté - soit pour l'homme un esclavage, **c'est en réalité son salut** (ou gar...douleian alla sôtêrian) (car ce n’est pas esclavage mais salut)[^37]. [^34]: Saint Thomas d'Aquin, In *Sent*. Lib. II, dist. 38, qu. 1, art. 2 : « [6750] Super Sent., lib. 2 d. 38 q. 1 a. 2 co. : Or la perfection même de l’action, c’est la béatitude, et Dieu en est l’objet le plus haut, la charité en est l’habitus le plus parfait et la jouissance spirituelle, la jouissance la plus pure. Ce que prouve l’Ethique, 10. Et c’est pourquoi, à la lettre il est dit que Dieu est la fin des volontés droites, tout comme la charité, l’honnête jouissance et la béatitude. De telle manière cependant que Dieu soit l’ultime fin, et la béatitude qui embrasse la charité et la jouissance, en la manière d’une fin en dépendance de la fin, qui unit à l’ultime fin, puisque l’action tend à son objet : il n’y a de relation droite de la volonté à Dieu que moyennant ces trois choses. [^35]: *E.N*., I, 5, 1097 a 18. Cf. 1097 b 5: « Ce qui, pris à part de tout le reste, rend la vie désirable et n'ayant besoin de rien d'autre. » [^36]: *Pol*., VII, 1, 1323 b 21, l'*aretê* (la vertu), la *phronèsis* (la prudence) et la *prattein* (l’agir humain) étant finalisés par le bien commun de la cité qui constitue la béatitude objective. [^37]: *Pol*., V, 9, 1310 a 34. **1-10 Bonheur personnel (subjectif) et bonheur commun (objectif) sont identiques et indivisibles mais le bien de la Cité est moteur** Si Aristote, malgré son génie classificateur, n'a pas inventé cette terminologie qui aurait immédiatement dissipé toute ambiguïté, c'est que, contrairement au Souverain Bien objectif de la morale surnaturelle chrétienne, qui est Dieu, fin transcendante, inaccessible à l'homme sans le secours de la grâce et par là **absolument objective au sens plein du mot**, le bien objectif de la cité n'est pas quelque chose de totalement indépendant de l'homme individuel puisqu'il est perpétuellement à conserver, à restaurer, à prolonger, à faire par des actes humains de justice, de courage, de tempérance et de prudence. La cité n'est pas du « *tout fait* ». Elle ne se maintient pas sans la collaboration personnelle de chacun. Le bonheur objectif qu'elle constitue est inséparable des activités vertueuses qui la réengendrent continuellement: « Le bonheur est l'actualisation et l'usage parfait de la vertu » (aretês energeia kai khrêsis tis kai teleios)[^38]. Il en résulte que « la vertu de la cité n'est point affaire de fortune, mais de science et de volonté réfléchie ». La cité n'est vertueuse que lorsque les citoyens qui participent à son gouvernement le sont. Il importe donc au législateur de savoir « comment un homme devient vertueux, et vertueux individuellement (kath'hekaston) puisque la vertu du corps social tout entier suit (akolouthei) la vertu de chaque citoyen »[^39] : Si donc : « la Cité et le législateur rendent bons les citoyens en leur faisant contracter de bonnes habitudes »[^40] et s'ils ont « le devoir d'implanter dans l'âme des citoyens les plus hautes valeurs morales »[^41] la réciproque est vraie également. La conséquence suit : il y a identité [45] entre la fin que poursuit l'individu et celle de la cité : en soumettant ses activités au bien commun de la cité, l'individu rend la cité vertueuse et, en imposant à l'individu des règles de conduite qui l'orientent vers le bien commun, la cité rend l'individu vertueux. Béatitude subjective et béatitude objective sont identiques et indivisibles. Il va de soi cependant que, dans ce circuit qui assimile la fin de l'individu à celle de la cité, et inversement, c'est le bien de la cité qui garde le rôle moteur puisque, dans leur relation bipolaire, la partie, ou l'individu, doit toujours être considérée par rapport au tout, ou à la communauté[^42]. [^38]: *Pol*., VII, 8, 1328 a 38. [^39]: *Pol*., VII, 13, 1332 a 31, 35, 37-38. [^40]: *É.N*., II, 1, 1103 b 3. [^41]: *Pol*., VII, 14, 1333 b 38. [^42]: *Pol*., I, 2, 1252 a 27. **1-11 Par voie de conséquence l’État se préoccupe des vertus et des vices** Nous sommes maintenant à même de comprendre pourquoi « le politique doit posséder une certaine connaissance de ce qui a rapport à l'âme » (dei ton politikon eidenai pôs ta peri psychêi) : c'est que « le bonheur », qui est sa fin objective, est « pour nous - et donc subjectivement - une activité de l'âme » (tên eudaimonian de tês psuchês energeian legomen)[^43]. Aristote le répète dans la Politique: « Tous les États qui se préoccupent d'une bonne législation portent une attention sérieuse (diaskopousin) à ce qui touche la vertu et le vice. La vertu doit être l'objet du soin vigilant de l'État digne de ce nom et qui ne soit pas un État purement nominal, sans quoi la communauté (koinônia) devient une simple alliance - entre individus indépendants et dépourvus de ces liens que noue entre eux l'exercice des vertus éthiques - qui ne diffère pas des autres alliances conclues entre États vivant à part les uns des autres que par la position géographique - rassemblée qu'elle est sur un même territoire. La loi n'est plus alors qu'une convention (sunthêkê), elle est, suivant l'expression du sophiste Lycophron, un simple *topez-là*, un *serrons-nous la main* pour sceller ce marché (egguêtês), mais elle est impuissante à rendre les hommes bons et juste »[^44]. Toutefois, si le politique doit se préoccuper des choses de l'âme, c'est « sans se soucier de les connaître avec la précision » qu'exige un exposé philosophique du type du *Traité de l'Ame*. « Il lui suffit d'admettre, avec le bon sens élémentaire, qu'« il y a dans l'âme une partie rationnelle et une partie irrationnelle » liée au corps, et que l'être humain dont il a toujours affaire en matière de politique est un composé, comme l'établit sa définition de dzôon politikon (d’animal politique)[^45]. C'est en faisant obéir la partie irrationnelle à la raison[^46] que les individus et les cités parviendront au bonheur. Point n'est besoin « d'autre chose pour la présente discussion »[^47]. [^43]: *E.N*, I, 13, 1102 a 12 et 13. [^44]: *Pol*., III, 9, 1280 b 5-12. [^45]: *É.N*., I, 13, 1102 a 18-32. [^46]: *E.N*., I, 13, 1102 b 31 sq. [^47]: *E.N*., I, 13, 1102 a 32. [46] Il suffit d'observer les conduites humaines pour s'en convaincre. « On en a la preuve dans la pratique des admonestations et, d'une façon générale, des reproches et des exhortations. » Elles démontrent que la partie rationnelle doit s'imposer à la partie animale, et cela, encore un coup, ne peut se faire sans l'intervention du législateur, autrement dit sans la politique[^48]. C'est ce que dira, comme nous le verrons, le livre II de l'*Éthique*. [^48]: *Pol*., VII, 2, 1325 a 7 sq. **1-12 Différence entre l’homme de bien et le bon citoyen** Nous pouvons également comprendre désormais le sens de l'assertion du livre V de l'Éthique relative à notre problème : « Ce n'est peut-être pas la même chose d'être un homme de bien et d'être bon citoyen dans n'importe quel État » (kai politêi panti)[^49]. Le livre III de la Politique résout la difficulté[^50] par la distinction des régimes politiques. Il y a des constitutions qui rassemblent en un seul homme ou dans quelques-uns le pouvoir de commander : c'est la royauté et l'aristocratie. Dans ce cas, les gouvernants doivent être individuellement « vertueux » et « prudents ». Des gouvernés, il n'est requis que d'être « vertueux »[^51]. La prudence est gouvernante, impérative et directive : elle juge et commande « ce qu'il est de notre devoir de faire ou de ne pas faire » (hê phronêsis epitaktikê estin ti gar dei prattein ê mê to telos autês estin)[^52]. [^49]: 5, 1130 b 26 sq. [^50]: 4, 1276 b 16. [^51]: *Pol*., III, 4, 1277 a 15. Cf. III, 13, 1284 a 3. [^52]: *E.N*., VI, 11, 1643 a 8. A cet égard, « la politique architectonique et la prudence constituent un seul et même *habitus* (hexis) »[^53]. « La prudence est de la sorte de toutes les vertus la seule qui soit propre à un gouvernant, car les autres vertus doivent, semble-t-il, nécessairement appartenir en commun et aux gouvernants et aux gouvernés[^54]. » La politeia, ou république tempérée (la policie[^55]), dont les citoyens sont tour à tour gouvernants et gouvernés réalise donc aussi adéquatement que possible l'identité de l'homme de bien et du citoyen. On peut déduire ainsi de l'exposé du Stagirite que cette identité est analogique : elle est toujours présente puisque gouvernants et gouvernés doivent pratiquer les vertus éthiques, mais elle varie dans son application prudentielle selon les régimes. Encore faudrait-il nuancer cette dernière affirmation puisque, dans les constitutions de type monarchique ou aristocratique, c'est la prudence du chef ou des gouvernants qui agit au sein des actes vertueux des gouvernés. En ce cas, pour reprendre une image d'Aristote, « **le gouverné ressemble à un fabricant de flûtes et le gouvernant à celui qui en joue et se sert de cet instrument** »[^56]. [^53]: *E.N*., VI, 8, 1141 b 22-24. [^54]: *Pol*., IV, 4, 1277 b 25. [^55]: Cf. en annexe pour cette traduction (ndle) [^56]: *Ibidem*, b 27. [47] Nous ne croyons pas qu'il puisse y avoir parfois, pour Aristote, une vertu du citoyen qui ne soit pas la vertu de l'homme de bien comme le pense Souilhé[^57]. La prudence et les vertus éthiques sont en effet inséparables dans la conception aristotélicienne et les vertus éthiques requises des citoyens gouvernés ne peuvent manquer de prudence : celle-ci est en eux la prudence du chef, conformément au dire constant du Stagirite que la fin de la Politique est de rendre l'homme vertueux[^58], autrement dit capable de vivre en paix avec autrui. [^57]: J. Souilhé et G. Cruchon, *Aristote, l'Éthique nicomachéenne*, livres I et II, trad. et comm., Paris, 1929, p. 57. [^58]: *É.N*., 10, 1099 b 29 sq.: to gar tés politikês talos ariston ethitemen, autê de pleistên epimeleian poieitai tou... agathous tous politas poiêsai kai praktikous tôn kalôn. **Deuxième partie** **2° Livre II : D’où viennent les vertus ?** Il n'est point étonnant dès lors de voir le livre II de l'Éthique commencer par l'affirmation que « la tâche des législateurs est de rendre bons les citoyens en leur faisant contracter certaines habitudes »[^59]. Ces habitudes sont les vertus. Il en est d'elles comme des arts qui sont le fruit d'actes passés à l'état d'habitudes grâce à la direction d'un bon maître : « c'est en accomplissant tels ou tels actes dans notre commerce avec les autres hommes que nous devenons les uns justes et les autres injustes »[^60]. « Cette vérité de première grandeur est attestée par ce qui se passe dans les cités[^61]. » « Contracter dès la plus tendre enfance telle ou telle habitude, c'est au contraire d'une importance majeure, disons mieux totale (pampolu, malon de to pan)[^62]. » Or cette éducation, nous le savons par la Politique, est le fait de la cité et du législateur[^63] qui doit donc être au courant de la définition de la vertu telle que l'effectue le livre II de l'Éthique. [^59]: *E.N*., II, 1, 1103 b 3. [^60]: 1103 b 14. [^61]: 1103 b 2. [^62]: 1103 b 25. [^63]: Livres VII et VIII. Il n'est pas question en l'occurrence d'un savoir théorique : toute l'Éthique et toute la Politique aristotéliciennes sont directement branchées sur le prattein (l’agir humain) et sur l'action[^64]. Du reste, la définition célèbre de la vertu l'indique clairement : « la vertu est une disposition à agir d'une façon délibérée, consistant en une médiété relative à nous et comme la déterminerait l'homme prudent » (kai hôi an ho phronimos horiseien)[^65]. Qu'est-ce en outre que la prudence sinon « une disposition, accompagnée de règle vraie, capable d'agir dans la sphère de ce qui est bon ou mauvais pour un être humain » (hexin... praktikên peri ta anthrôpôi agatha kai [48] kaka)[^66]. C'est la vertu active par excellence (hê de phronêsis praktikê)[^67]. Mais découvrir le juste milieu « est tout un travail » (ergon). « En toute chose, en effet, on a peine à trouver le moyen : par exemple, trouver le centre d'un cercle n'est pas à la portée de tout le monde, mais seulement de celui qui sait »[^68]. Ainsi de l'homme prudent, dans le domaine de l'action. Il connaît la fin qu'il faut atteindre : le bonheur, le bonheur humain s'entend, dont nous savons déjà qu'il est l'eu dzên (le bien-vivre) dans la cité régie par de bonnes lois. L'exercice des vertus éthiques et de la justice qui les coordonne toutes autour de son axe lui donne le sens de la fin. Il lui reste à trouver les moyens et de les appliquer. C'est son office propre de « délibérer sur les choses qui conduisent à la vie heureuse (pro to eu dzên) »[^69] et l'exemple qui vient immédiatement à l'esprit d'Aristote est celui « des hommes prudents qui possèdent la faculté d'apercevoir ce qui est bon pour eux-mêmes et ce qui est bon pour les autres hommes » avec qui ils vivent au sein de la communauté. Tels sont Péricles et « les personnes qui connaissent par la pratique l'économie et la politique »[^70]. Le prudent est donc en tout premier le bon gouvernant, l'homme politique qui respecte la finalité de l'animal politique, le bon législateur. Aristote déclare nettement que « la prudence qu'il possède dépend d'un art architectonique », donc de la politique[^71]. Il ajoute également que l'homme prudent n'est pas « celui qui connaît ses propres intérêts et qui y consacre sa vie » et que « la poursuite par chacun de son bien propre - apanage du prudent - ne va pas sans économie domestique ni politique »[^72]. [^64]: *E.N*., 10, 1179 a 35 sq et 1181 a sq.; *E.N*., II, 3,1105 b 12 sq.; *Pol*., I, 2, 1253 a 33; III, 1, 1274 b 41 et 1275 a 23; VII, 1, 1323 b 21, etc... [^65]: *E.N*., II, b, 1106 b 35-1107 a 2. [^66]: *E.N*., VI, 5,1140 b 4 sq. [^67]: VI, 8, 1141 b 21. Cf. VII, 16, 1152 a 8. [^68]: II, 9, 1109 a 24 sq. [^69]: VI, 5, 1140 a 27. [^70]: C'est le problème de l'identité de l'homme de bien et de l'homme politique dont nous venons de parler qui est évoqué ici brièvement en 1140 b 9. Pour Périclès, les « économistes » et les politiques, cf. b 8 et b 10-11. [^71]: VI, 8, 1141 b 22. [^72]: VI, 9, 1142 a 1; a 6-10. Le phronimos (le prudent) dont il est question dans la définition de la vertu est donc bien le politique dont l'objet est constitué comme le sien, « par les choses justes, belles et bonnes pour l'homme »[^73]. N'est-elle pas, nous l'avons vu, la vertu propre du chef ?[^74] « Le gouvernant vertueux n'est-il pas bon et prudent ? Le politique n'est-il pas nécessairement prudent ?[^75] » N'est-ce pas chez le législateur que la phronêsis (la prudence) atteint son degré [49] suprême de perfection ?[^76] Comme le note Aubonnet[^77], « la fonction de gouvernant requiert la pleine possession de la raison, qui inclut la faculté de délibération et la plénitude de la vertu - de prudence - qui y correspond ». Le *phronimos* (le prudent) par excellence est donc bien le parfait homme politique, et inversement. C'est si vrai qu'il peut y avoir des hommes politiques exceptionnels « pour qui il n'y a pas de loi parce qu'ils sont eux-mêmes la loi »[^78], tant ils ont de prudence pour délibérer sur les moyens légaux dont l'observance rend les hommes vertueux et capables de poursuivre le bien commun de la cité. A un niveau moins élevé, la prudence est la vertu des gens qui ont dépassé la jeunesse et qui sont même des vieillards auxquels doit revenir, dans la constitution idéale, le droit de juger[^79]. [^73]: VI, 13, 1143 b 22. Comparez avec I, 10, 1099 b 29; *Pol*. III, 9, 1281 a 2-4. [^74]: *Pol*., III, 4,1277 b 25. [^75]: *Pol*., III, 4, 1277 a 14-16. Cf. Aristote, Frg 13 (Walzer). [^76]: *Pol*., I, 13, 1260 a 17. [^77]: Aristote, *Politique*, texte établi et traduit par J. Aubonnet, Paris, 1960, t. I, p. 132, n. 7. Cf. *E.N*., VI, 7, 1141 b 9 sq. [^78]: *Pol*., III, 13, 1284 a 3 sq. [^79]: *Pol*., VII, 9, 1329 a 15. **3° Livre III : Le consentement, la décision et la responsabilité** Le début du livre III de l'Éthique où, à la suite logique de l'étude de la vertu, Aristote annonce celle du volontaire et de l'involontaire, nous montre que, pareillement au livre II, cette analyse est subordonnée à la fin suprême de la Politique au titre d'instrument, puisqu'elle est déclarée « utile (khrêsimon) au législateur pour établir les récompenses et les peines » que la cité doit distribuer[^80]. « L'acte volontaire est celui dont le principe (hê arkhê) se trouve dans l'agent lui-même (en autôi) connaissant les circonstances particulières dans lesquelles l'action se produit[^81]. » Sa fin n'est pas l'agent lui-même qui en est simplement la source. Ce n'est que la contrainte qui a son principe en dehors de nous[^82]. Or, la contrainte la plus puissante est celle qu'exerce sur nous les besoins matériels. Aussi « une bonne constitution se doit-elle d'affranchir les citoyens de toute préoccupation de ce genre »[^83] et leur permettre de « se livrer à la politique »[^84]. [^80]: *E.N*., III, 1, 1109 b 34. [^81]: 3, 1111 a 23. [^82]: III, 1, in fine. [^83]: *Pol*., II, 9, 1269 a 35. [^84]: *Pol*., 1, 7, 1255 b 37. L'étude du volontaire et de l'involontaire est donc bien subordonnée à la politique selon Aristote et entreprise, selon lui encore, en vue des fins de la politique. Il en est de même de la délibération. Ce ne sont pas des exemples empruntés à une morale personnaliste qu'Aristote nous présente, mais des exemples politiques : « Ainsi, aucun Lacédémonién ne délibère sur la meilleure forme de gouvernement pour les Scythes[^85]. » On ne délibère pas sur les fins, mais sur les moyens : « Ainsi un politique ne se demande pas s'il établira de bonnes [50] lois »[^86]. C'est son désir, son souhait raisonné ou sa raison désirante, car le bien commun est une fin qui n'est pas donnée d'avance comme le terme d'un voyage ou comme Dieu : c'est un bien à accomplir, à réaliser. Il n'est pas livré pour autant à l'arbitraire subjectif. Ce n'est pas un bien apparent, mais un bien réel. Ce n'est pas davantage un bien abstrait, mais un bien qui se confond avec l'homme de bien lui-même, avec le spoudaios (le zélé, le diligent) « qui juge toutes choses avec rectitude: toutes lui apparaissent comme elles sont véritablement ». C'est pourquoi « on dira en vérité du spoudaios qu'il agit dans l'intérêt de ses amis et de son pays et même, s'il en est besoin, qu'il donne sa vie pour eux »[^87]. « Il a besoin d'amis qui recevront de lui le témoignage de sa bienfaisance[^88]. » Le spoudaios, non plus que le phronimos (l’homme prudent) ne se conçoit pas sans la vie en société. Aussi, de même que le phronimos dans la définition de la vertu, « il perçoit en toutes choses la vérité qu'elles renferment et il est pour elles une sorte de règle et de mesure » (hôsper kanôn kai metron autôn ôn)[^89]. [^85]: *É.N*, III, 5, 1212 a 28. [^86]: *Ibid*., 1212 b 14. [^87]: IX, 9, 1169 b a 18 sq. [^88]: *Ibid*., b 13, cf. b 35, 1170 a 15, b 6, b 25. [^89]: III, 6, 1113 a 32. Dans une philosophie pratique nettement séparée de la philosophie théorique par son objet, le contingent, comme celle d'Aristote, et qui se refuse de se calquer sur les modèles idéaux de type platonicien, il n'y a guère d'autre moyen d'établir une délibération qui ne soit pas purement subjective que de se référer à un exemple concret qui lui offre un critère effectif et solide d'appréciation des moyens à élire pour réaliser le bien commun accessible à l'homme : le phronimos ou le spoudaios[^90]. [^90]: Le législateur (nomothetes) est spoudaios : *Pol*., VII, 1331 b 26 et 1331 a 11. « L'art politique ou la prudence sont la forme la plus élevée du savoir pratique » dans la sphère des anthrôpina (des choses humaines)[^91]. Quoi d'étonnant alors si le phronimos ou le dikaios (le juste) qui les incarnent et les vivent (prattousin) soient considérés par Aristote comme « des dieux parmi les hommes » : pour eux « il n'y a pas de loi parce qu'ils sont eux-mêmes la loi »[^92]. Lorsqu'on met en parallèle la définition aristotélicienne de la vertu, ce texte que nous venons de citer et celui qui fait du spoudaios « la règle et la mesure de la vérité » pratique[^93], on ne peut pas ne pas voir qu'Aristote situe entièrement dans le plan de la Politique ses recherches de la première moitié du livre III de l'Éthique. [^91]: VI, 7, 114 a 21. [^92]: *Pol*. III, 13, 1284 a 3 sq. [^93]: Cf. note 87. Il en est de même de la seconde partie, relative à l'examen de la vertu cardinale du courage dont l'objet principal est le danger le plus [51] redoutable de tous : la mort. Il ne s'agit pas dans la pensée d'Aristote d'affronter la mort personnelle prise comme telle. Il s'agit du « courage civique » (politikê), « car c'est lui qui ressemble le plus au courage proprement dit »[^94] : celui qu'éprouve le citoyen devant les ennemis de la cité : « la plus noble forme de la mort est celle qu'on rencontre à la guerre, au sein du plus grand et du plus beau des dangers ». Cette façon de voir est confirmée par l'exemple des honneurs décernés aux combattants dans les cités et à la cour des monarques. « Au sens propre du terme, on appellera donc courageux celui qui demeure sans crainte en présence d'une noble mort ou de quelque péril imminent pouvant entraîner la mort : tels sont particulièrement les dangers de la guerre[^95]. » Il est indubitable que cette vertu revêt pour Aristote un sens politique. Elle ne relève pas de la morale individuelle. Le Stagirite prend soin de nous le dire: « les hommes confiants en eux-mêmes ne sont pas des hommes courageux »[^96]. « La marque d'un homme courageux est de supporter ce qui est réellement redoutable à l'homme ou ce qui lui paraît tel, avec ce motif qu'il est beau d'agir ainsi et honteux de ne pas le faire... parce qu'il préfère les nobles travaux de la guerre aux grands biens dont il sera privé[^97]. » [^94]: *É.N*., III, 11, 1116 a 17. [^95]: 9, 1114 b 30-35. [^96]: 11, 1117 a 9. [^97]: 11 ,1117 a 16 et 12, 1117 b 14. **4° Livre IV : La libéralité (ou générosité)** Que les vertus décrites au livre IV aient une signification sociale est également évident. « La libéralité ne se comprend que dans le cadre des relations qui se nouent au sein de la communauté ». « Ce qui caractérise l'homme libéral c'est de disposer de son argent en faveur de ceux qu'il convient d'obliger », « sans négliger toutefois son propre patrimoine, mais en l'employant pour secourir autrui », « contrairement au parcimonieux qui n'est utile à personne, pas même à soi »[^98]. [^98]: IV, 1, 1120 a 9; 2, 1120 b 2; 3, 1121 a 29. La magnificence, qui surpasse la libéralité en grandeur, n'est intelligible que dans la perspective des prestations que les citoyens riches doivent fournir à la communauté, dans les liturgies par exemple : équipement de la flotte, d'un corps de cavalerie ou d'un choeur[^99], bref « dans les dépenses qui ont un caractère religieux ou dans celles qu'on ambitionne de faire pour l'intérêt public » (pros to koinon)[^100]. Là encore Aristote insiste: « le magnifique ne dépense pas pour lui-même, mais dans l'intérêt commun » (eis ta koina)[^101]. [^99]: IV, 4. [^100]: IV, 5, 1122 b 19-23. [^101]: 1123 a 5. [52] Quant au magnanisme « qui se juge lui-même (hauton) digne des plus grandes choses »[^102], on pourrait croire de prime abord qu'il pratique strictement une morale dont la seule fin serait sa personne elle-même. Mais Aristote place son analyse dans la réponse à la question : « De quelles grandes choses s'agit-il » ?[^103] Il répond que « cet objet ne peut être qu'une seule et unique chose »[^104]: « la récompense accordée aux actions les plus nobles : à cette description nous reconnaissons l'honneur, qui est effectivement le plus grand des biens extérieurs »[^105] et dont nous savons par Aristote lui-même qu'« il est à tout prendre (shkedon) la fin de la vie politique » (tou gar politikon biou telos)[^106]. C'est pourquoi « l'homme magnanime ne saurait être qu'un homme parfait (aristos) »[^107] : il est vertueux, il est bien né, il appartient aux classes dirigeantes, il est riche, il aime par nature à répandre des bienfaits et sa nature le pousse à posséder les choses belles et inutiles plutôt que les choses belles et avantageuses[^108] et « lorsqu'il affronte le danger pour des motifs importants - et lequel serait-il sinon le plus noble de tous la défense de la cité ? - il n'épargne pas sa propre vie, dans l'idée qu'on ne doit pas vouloir conserver la vie à tout prix » : **ce n'est pas le dzên (le vivre) qui doit être sauvé en tout premier lieu, mais l'eu dzên (le bien-vivre) de la cité à quoi tout doit être sacrifié[^109]**. Suprême fleur du courage civique, la magnanimité est la vertu politique par excellence où la béatitude subjective (autarchous gar mallon)[^110] en se subordonnant à la béatitude objective de la cité, coïncide avec elle dans une autarcheia (autarcie) parfaite. [^102]: IV, 7, 1123 a 35. [^103]: *Ibid*., 1123 a 35. [^104]: 1123 b 17. [^105]: b 20. [^106]: *É.N*., I, 3, 1095 b 22. [^107]: IV, 3, 1123 b 27. [^108]: Cf. tout le chapitre 8 du 1. IV. [^109]: 1124 b 6-9. [^110]: 1125 a 12. Nous pourrions parcourir les autres vertus que le livre IV passe en revue et arriver à la même conclusion: l'affabilité naît et se développe dans la vie en société[^111], la véracité dans les paroles à son tour, puisque l'homme est doué précisément de la parole pour vivre d'une vie politique[^112] et ce sont les relations sociales qui déterminent le bon goût[^113], le tact et la plaisanterie dont use l'homme libre, autrement dit de l'homme politique[^114]. Bref, « toutes les façons d'observer un juste milieu dans [53] notre vie ont rapport avec un commerce réciproque de paroles et d'actions » (pasai peri logôn tinôn kai praxeôn koinônian)[^115]. [^111]: 12, 1126 b 27 - 1127 a 2. [^112]: *Pol*. I, 2, 1253 b 7. [^113]: 14, in initio. [^114]: *Ibid*., 1128 a 18-24. [^115]: IV, 14, 1128 b 5. **5° Livre V : La justice** Le livre V qui traite de la justice mériterait à lui seul une étude approfondie. Il nous suffira ici, pour étayer notre thèse, de souligner, avec Aristote, le rapport essentiel qui unit la justice à la loi[^116] et de rappeler, avec lui, que « la loi a pour objet l'utilité commune » (tou koinêi sumpherontos)[^117]. « Nous appelons donc justes les actions qui tendent à produire ou à conserver le bonheur avec les éléments qui la composent pour la communauté politique (têi politikêi koinôniai)[^118]. [^116]: V, 1, 2, 3. [^117]: 3,1129 b 15. [^118]: b 19. Pour confirmer notre démonstration antérieure relative à la portée politique de toutes les vertus, Aristote ajoute : « La loi nous commande aussi d'accomplir les actes de l'homme courageux, de l'homme tempérant, de l'homme agréable, et ainsi de suite pour toutes les autres formes de vertus et de vices (kata tas allas aretas kai moikhthrias), prescrivant les unes et interdisant les autres. » Dès lors, la justice dont la fin est le bien commun et qu'Aristote appelle la justice légale est une vertu parfaite (teleia), non pas au sens absolu (haplôs) - dans l'immanence du pur sujet de l'acte de justice et de la béatitude subjective qui en résulte - mais dans nos rapports avec autrui (pros heteron) » - dont la trame, en s'étoffant, constitue le bien commun de la cité et la béatitude objective suprême, à laquelle la précédente participe[^119]. C'est en ce dernier sens (dia touto) que « la justice est la plus parfaite des vertus et ni l'étoile du soir ni l'étoile du matin ne sont aussi admirables : dans la justice est en somme toute vertu, dit le proverbe »[^120]. Pour bien marquer cette « plénitude au plus haut point que la justice possède », Aristote nous en donne la raison objective qui se subordonne la raison subjective de cette perfection : « l'homme en possession de cette vertu est capable d'en user aussi pour les autres et non seulement pour lui-même »[^121]. Le juste au sens parfait du terme est « le membre de la communauté » qui accomplit ce qui est avantageux à la communauté[^122]. Aussi Aristote n'hésite pas à conclure que « la justice légale n'est pas une partie de la vertu, mais la vertu tout entière... elle est substantiellement identique à la vertu dont elle ne diffère que logiquement » par sa finalité politique qui draine vers la cité tous les actes des autres vertus dont la signification sans elle serait nulle[^123]. [^119]: 1129 b 25 sq. [^120]: b 27-30. [^121]: b 31-33. [^122]: 1130 a 2-5. Cf. a 7. [^123]: 1130 a 8-13. [54] A la justice légale, « aux facteurs susceptibles de produire la vertu totale, aux actes que la loi a prescrits pour l'éducation de l'homme en société »[^124], à la justice qui est la vertu parfaite parce qu'elle est « la vertu politique » par excellence[^125], bref aux activités justes, courageuses, tempérantes et prudentes qu'elle finalise vers le bien commun, correspond en retour du côté du sujet la justice distributive : celle-ci « intervient dans la distribution des hommes, des richesses et des autres avantages qui se répartissent entre les membres de la communauté politique » selon leur degré de participation à la réalisation effective de cette même justice légale et du bien commun qu'elle assure[^126]. « Le juste en question est ainsi la proportion et l'injuste ce qui est en dehors de la proportion[^127]. » Toute part résultant de la justice distributive « est proportionnée au mérite » de celui qui la reçoit « sous forme d'honneurs ou de salaire »[^128]. [^124]: V, 5, 1130 b 25 sq.: peri paideian ten pros to koinon. [^125]: En *Pol*., III, 10, 1281 a 7, la vertu la plus éminente est appelée politike aretè (vertu politique). [^126]: *E.N*., V, 5, 1130 b 30 sq. [^127]: 7, 1131 b 16 sq. [^128]: V, 10, 1134 b 4 sq. « La justice commutative est ce qui assure la cohésion des hommes entre eux (en tais koinôniais tais allaktikais to toiouton dikaion), réciprocité (antipeponthos) toutefois basée sur une proportion et non sur une stricte égalité. La cité ne subsiste (summenei hê polis) que grâce à ces relations actives mutuelles » (tôi antipoiein). Cette justice qui règle les échanges matériels et qui est fondée sur une communauté d'intérêts particuliers, telle celle qui régit le marché, Aristote ne la néglige pas pour autant : elle est régie par les besoins réciproques et ramenée à une certaine égalité entre les contractants par la monnaie[^129]. Elle aussi fait partie de la cité : « c'est pourquoi un temple des Charites se dresse sur la place publique »[^130]. Elle est fondée sur une communauté d'intérêts économiques réciproques[^131]. [^129]: V, 8 [^130]: V, 8, 1133 a 3. [^131]: V, 8, 1133 a 16 sq. La conclusion d'Aristote est que « les actions justes n'existent qu'entre les êtres qui ont part aux choses bonnes en elles-mêmes » (en toutois hois metesti tôn haplôs agathôn), c'est-à-dire à toutes les innombrables relations entre les hommes dont la gerbe constitue le bien commun de la cité. C'est la raison pour laquelle il n'y a pas de justice distributive ni de justice commutative chez les dieux, non plus que chez les êtres irrémédiablement perdus de vices. « C'est aussi la raison pour laquelle la justice est quelque chose de purement humain » (dia tout' anthrôpinon [55] pinon estin). Si l'on se rappelle que « la fin de la Politique est le bien proprement humain »[^132], il n'est point contestable que la justice, synthèse de toutes les vertus éthiques, soit à la fois le bien politique et le bien humain au sens véritable des mots[^133]. Il n'y a là pas la moindre trace d'une morale dont l'individu serait la fin puisqu'il n'y a ni justice ni injustice proprement dites envers soi-même, selon Aristote[^134]. [^132]: V, 14, 1137 a 26 sq. [^133]: a 30. [^134]: V, 15. **6° Livre VI : Les vertus intellectuelles** Nous passerons rapidement sur le livre VI qui traite des vertus intellectuelles : sagesse, raison intuitive, science, art et prudence. Nous avons en effet déjà parlé de la prudence, vertu éminemment politique. Il en est de même de l'*euboulia*, de la *synesis* et de la *gnomê*, qui en sont les vertus annexes. L'*euboulia*, comme le nom même l'indique, est la bonne délibération, c'est-à-dire la rectitude en ce qui est utile à la réalisation de la fin commune de la vie humaine - et donc de la politique - et elle prolonge la prudence qui en est l'aperception vraie »[^135]. La *synesis* est la perspicacité « quand il s'agit de porter un jugement sur ce qu'une autre personne énonce dans des matières relevant de la prudence »[^136], et donc de la politique. La *gnomê* est « la correcte discrimination de ce qui est équitable »[^137] c'est-à-dire des cas que « la loi (qui ne prend en considération que les cas les plus fréquents) peut avoir omis » ou « des cas d'espèce pour lesquels il est impossible de poser une loi » : sa signification est donc également politique puisqu'elle est une « correction de la loi »[^138]. [^135]: VII, 10, 1142 b 32. [^136]: VI, 11, 1143 a 14. [^137]: VII, 11, 1143 a 20 sq. [^138]: V, 14. **7° Livre VII : Les travers moraux (les vices)** Le livre VII analyse les vices proprement humains, tels que l'intempérance, la bestialité, la mollesse, l'impétuosité, la faiblesse, le dérèglement, l'obstination, l'insensibilité, et leur contraire : la tempérance dont nous avons vu plus haut qu'elle se situe dans l'orbite de la justice. Nous ne nous y attarderons donc pas. Il traite également du plaisir et de la peine dont il sera encore question au livre X, et dont il nous dit, *expressis verbis*, que « l'étude est l'affaire du philosophe politique » (tou tên politikên philosophountos)[^139] La raison qu'Aristote en donne est toujours la même : « l'art architectonique qu'est la politique détermine en effet la fin sur laquelle nous fixons les yeux pour appeler chaque chose bonne ou mauvaise au sens absolu », à savoir le bien commun[^140]. Or « la [56] vertu et le vice ont rapport à des plaisirs et des peines et, au dire de la plupart des hommes, le bonheur ne va pas sans plaisir »[^141]. Le critère qui les juge est donc bien politique. Nous ne nous y attarderons pas davantage. [^139]: VII, 12, 1152 b 1. [^140]: b 5. [^141]: b 6. **8 et 9° Livres VIII et IX : L’amitié politique** Les livres VIII et IX, comme le livre V, demanderaient à leur tour une étude exhaustive. Leur caractère politique est nettement affirmé par le Stagirite dès le début. Le texte vaut la peine d'être cité intégralement : « L'amitié semble constituer le lien des cités (tas poleis sunechein) et les législateurs paraissent y ajouter un plus grand prix qu'à la justice elle-même : en effet, la concorde (homonoia), qui paraît un sentiment voisin de l'amitié, est ce que recherche avant tout les législateurs, alors que l'esprit de faction, qui est son ennemi, est ce qu'ils pourchassent avec le plus d'énergie. Et quand les hommes sont amis il n'y a plus besoin de justice, tandis que, s'ils se contentaient d'être justes, ils ont en outre besoin d'amitié, et la plus haute expression de la justice est, dans l'opinion générale, de la nature de l'amitié (kai tôn dikaiôn to malista philikon einai dokei). Non seulement l'amitié est une chose nécessaire (anagkaion), mais elle est aussi une chose noble : nous louons ceux qui aiment leurs amis, et la possession d'un grand nombre d'amis (polyphilia) est regardée comme un bel avantage ; certains pensent même qu'il n'y a aucune différence entre un homme bon et un véritable ami[^142]. » [^142]: VIII, 1, 1155 a 22-32. Un bref commentaire de ce passage qui répand sur les deux livres consacrés à l'amitié une pénétrante lumière, n'est pas superflu. L'amitié n'a pas du tout ici le sens que les modernes lui prêtent : il ne s'agit pas seulement d'un sentiment réciproque de sympathie entre deux ou quelques hommes, il s'agit surtout d'une amitié politique qui se confond avec le *sûdzên* ( le vivre ensemble ou le convivre) et avec l'eu dzên qui le couronne : « elle prévaut dans les cités, quand les citoyens sont unanimes sur leurs intérêts, choisissent la même ligne de conduite et exécutent les décisions prises en commun ». « La concorde se réfère essentiellement aux fins d'ordre pratique d'importance, susceptibles d'intéresser deux parties à la fois ou même toutes les parties en cause, comme c'est le cas pour les cités. » Son assise est l'homonoia (la concorde), la même conception du bien commun, laquelle est politique, conformément au sens ordinaire du terme : elle a trait aux intérêts communs et aux choses qui se rapportent à la vie commune[^143]. Le bien commun dont la cité est le siège est formé d'innombrables sédimentations d'amitié entre ses membres. Elle est supérieure à la justice elle-même qui n'est, comme toutes les vertus que la justice unifie, qu'un moyen pour atteindre le Souverain Bien de la vie humaine prise en tant qu'humaine. Elle est tout ce qui unit. Elle s'oppose à tout [57] ce qui sépare. Et puisqu'aux moyens contingents que découvre la prudence politique pour l'atteindre, il faut une fin nécessaire, à peine d'aller à l'infini dans la suite des intermédiaires, l'amitié civique, la convivence politique est cette *fin nécessaire* dont la noblesse et la beauté attirent la louange plus que toute autre dans l'ordre humain. L'amitié est tellement à ce titre la fin suprême de la politique que le moyen par excellence d'y parvenir, la justice, ne serait plus d'aucun secours si, d'aventure elle était parfaitement réalisée entre les hommes : c'est là une évidence. Mais comme le cas est rarissime, la justice exige l'amitié, comme le moyen exige la fin et lorsque la justice, moyen pour réaliser la fin, se trouve à son point culminant, elle participe intimement à l'essence de l'amitié au point de ne faire qu'un avec elle, comme un moyen qui, mis en oeuvre, est parvenu à la fin nécessaire qui le détermine et lui fait perdre sa contingence. [^143]: IX, 6, 1167 a 22 - 1167 b 16. Aristote sait bien que « l'amitié fondée sur la seule utilité et pour le bien individuel des partenaires », sans être à dédaigner, doit être assise sur quelque chose de plus solide et de plus stable : une cité de style purement économique ne serait pas une cité véritable puisque sa fin est non pas le *dzên* (le vivre), mais l'*eu dzên*, la vie selon le bien commun[^144]. Une cité doit être enracinée dans l'amitié et dans la justice « coextensives l'une à l'autre »[^145]. En effet, **les communautés établies sur l'utilité ou sur les liens du sang ne sont que « des fractions de la communauté politique »,** laquelle vise « un bien plus haut : l'utilité commune » et « ce qui est utile à la vie tout entière » (eis hapenta tou bion)[^146]. Il en résulte que « les espèces particulières d'amitiés correspondent aux espèces particulières de communautés »[^147]. Il y aura même autant de formes d'amitié qu'il y a de communautés politiques[^148]. C'est dans la mesure où « le citoyen se dévoue aux intérêts communs qu'il est honoré », car « l'honneur qui fait partie du patrimoine commun » est distribué proportionnellement à l'activité de chacun de ceux qui l'enrichissent[^149]. [^144]: VIII, 3. [^145]: VIII, 11, initio. [^146]: VIII, 11, 1160 a 8 sq et 1160 a 19 sq. [^147]: 11, in fine. [^148]: 12, in ext. [^149]: 16, 1163 b 5 sq. Nous retrouvons à nouveau ici la distinction entre la béatitude subjective et la béatitude objective qui est secrètement sous-jacente à l'analyse aristotélicienne du bonheur. Le bonheur que procure l'amitié et dont la forme la plus noble est, nous l'avons dit, le bien commun, n'échappe pas à cette discrimination. Aussi Aristote se pose-t-il « la question de savoir si l'on doit faire passer avant tout l'amour de soi-même [58] ou l'amour de quelqu'un d'autre »[^150]. Sa réponse est précise : entre « l'égoïsme » et « l'altruisme », il y a un va-et-vient continu, un roulement qui les relient et qui les identifient l'un à l'autre. « L'homme est assurément à lui-même son meilleur ami[^151]. » « Il met ses complaisances dans la partie de lui-même qui a l'autorité suprême et à laquelle tout le reste obéit »[^152], c'est-à-dire dans le *nous praktikos* (dans l’intellect pratique) naturellement finalisé par le bien commun politique. Il suit donc, d'une part, que « l'homme de bien sera suprêmement égoïste » parce qu'il a le devoir de s'aimer soi-même »[^153]. Mais il est vrai également de dire que « l'homme est un être politique naturellement fait pour vivre en société, incapable de réaliser son bonheur dans la solitude : personne, en effet, ne choisirait tous les biens de ce monde pour en jouir seul »[^154]. « Il accomplit une multitude d'actions dans l'intérêt de ses amis et de son pays, allant, s'il le faut, jusqu'à donner sa vie pour eux »[^155]. En s'éprouvant lui-même, il éprouve la présence de ses amis, et réciproquement. « L'amitié est en effet une communauté » qui prend les formes les plus diverses et « la conscience de ce qui concerne personnellement l'individu s'actualise dans la vie en commun de sorte que c'est avec raison que les amis aspirent à cette vie commune »[^156]. La béatitude subjective est donc bien, comme nous l'avons dit, le fruit et le résultat de la béatitude objective : elle n'en est pas la fin, non plus que le plaisir n'est la fin de nos actes, mais accompagne 1e bonheur dont il est pour ainsi dire l'écho dans la sensibilité individuelle, comme Aristote le dit dans la partie du livre X qui lui est, comme on sait, consacrée[^157]. Le bonheur individuel est, à sa ressemblance, « une sorte de fin survenue par surcroît » se surajoutant au titre de complément à la finalité objective du bien commun. [^150]: IX, 8, 1168 a 27 sq. [^151]: 8,1168 b 9. [^152]: 8, 1168 b 30. [^153]: 8, 1169 a 3 et 12. [^154]: 9, 1169 b 17 sq. [^155]: 8, 1169 a 18 sq. [^156]: 12,1171 b 32-1172 a 8. [^157]: X, 4 (Du plaisir) **10° Livre X : Le Bien-Vivre** La partie du livre X où se trouve exposée la théorie aristotélicienne de la vie contemplative semble à première vue inutile dans la perspective de la vie active et de sa fin absolue : la politique, où nous nous sommes placés à la suite d'Aristote. Il n'en est rien. En effet, si « l'activité des vertus pratiques s'exerce dans la sphère de la politique et de la guerre »[^158], comme le répète le Stagirite dans le parallélisme qu'il trace entre la vie [59] active et la vie contemplative, si elle procure de la sorte un bonheur humain et strictement humain[^159], accessible à l'homme[^160] et à la plupart des hommes[^161], comme nous l'avons vu, il n'en est pas moins vrai que la vie contemplative, que « l'activité théorétique » est en soi plus haute par son objet, plus continue, plus autosuffisante, la seule aimée pour elle-même puisqu'elle ne produit rien en dehors de l'acte même de contempler, la seule aussi qui réponde pleinement à la vie de loisir en quoi consiste le bonheur[^162]. Ne faut-il pas alors conclure que le bonheur que procure la contemplation est supérieur en perfection à celui que procure l'action accomplie en vue du bien commun de la cité ? Aristote ne pouvait pas ne pas se poser cette question, familière à la pensée grecque depuis Pythagore[^163] et y répondre par l'affirmative : son réalisme même l'y astreignait. [^158]: X, 7, 1177 b 6: tôn men sun praktikôn aretôn en tois politikois e en tois polenikois he energeia. [^159]: Cf. I, 1, 1094 b 1: la fin de la Politique est l'anthropinon agathon (le bien humain) [^160]: I, 4, 1096 b 34. [^161]: I, 10, 1099 b 18. [^162]: X, 7 [^163]: Cf. *Diog. Laerce*, VIII, 8 et *Jamblique, Vit. Pythag*., § 58. Rappelons en effet que, pour le Stagirite, l'intellect théorique a pour objet la réalité intelligible des choses qui ne dépendent ni de la raison, ni de la volonté humaines, tandis que l'intellect pratique, exerce sa délibération « sur les choses qui dépendent de nous et que nous pouvons réaliser » (peri tôn eph' hêmin kai praktôn)[^164]. Le premier porte sur les essences immuables et nécessaires, sur « les entités éternelles » (peri tôn aidiôn)[^165] ; il contemple l'ordre du monde préalable à la connaissance ; il n'a de cesse avant d'en ramener l'invariable arrangement à ses causes et, en dernière analyse, à la Cause première, au Moteur immobile de l'univers. Le second a au contraire pour principe le fait (arche gar to hoti)[^166], le fait « *politique* » qu'il y a « des actions justes et belles »[^167] et que l'homme est un dzôon politikon capable, par ces actions justes et belles, de réaliser un ordre social humain qui dépend de son intelligence et de sa volonté, de son « désir intelligent » ou de son « intelligence désirante »[^168]. Parce qu'il doit délibérer sur les moyens de réaliser cet ordre et que ces moyens, à savoir « les choses belles et justes qui sont l'objet de la Politique et qui donnent lieu à des incertitudes et à des divergences au point qu'on a pu croire qu'elles n'existaient que par convention et non par nature »[^169], l'intellect pratique n'est pas sûr [60] d'aboutir à la fin qu'il vise et sur laquelle il ne délibère pas « puisqu'on ne délibère jamais sur la fin à atteindre »[^170] et sur l'obligation naturelle que l'homme a de vivre dans une cité pour réaliser sa nature d'animal politique. L'intellect théorique contemple l'ordre nécessaire du monde, l'intellect pratique connaît l'ordre humain contingent[^171]. La vérité du premier consiste dans l'adéquation de la pensée au réel, celle du second dans sa correspondance à un désir bien dirigé[^172]. [^164]: *E.N*., III, 5, 1112 a 18-34. [^165]: *Ibid*., a 21. [^166]: I, 2, 1095 b 6. Cf. 7, 1098. [^167]: *Ibid*., b 5 [^168]: VI, 2, 1139 b 4 et 5. [^169]: I, 1, 1094 b 14. [^170]: III, 5, 1112 b 8-14. [^171]: VI, 2, 1139 a 6. [^172]: 1139 a 30. Or cette correspondance au désir bien dirigé n'a pas l'invariance de la vérité spéculative toujours la même partout et toujours. « On reconnaîtra chez tous les hommes, remarque avec bon sens Aristote, que ce qui est sage est la même chose, mais que ce qui est prudent est variable »[^173] et qu'il n'y a qu'une seule sagesse possible, celle qui est vraie tandis qu'il y a toujours plusieurs politiques possibles selon les temps, les lieux, les circonstances, comme le manifestent déjà en gros les trois espèces de constitution capables d'établir un ordre humain : la monarchie, l'aristocratie et la république modérée[^174]. La vérité pratique ne se révèle qu'*epi to polu* (que la plupart du temps), dans la plupart des cas, étant donné qu'elle supporte certains écarts dus à son objet même : l'action qui s'accomplit *hic et nunc* (ici et maintenant) et qui est toujours singulière. **La connaissance exhaustive du singulier est impossible. Il n'y a de connaissance au sens plein que du général**. Aussi faut-il toujours, en matière politique, se contenter d'une connaissance plus ou moins précise[^175] et d une vérité approchée[^176]. [^173]: VI, 7, 1141 a 24. [^174]: 1141 a 29 sq. [^175]: I, 7 et 1, 1194 b 13. [^176]: I, 1, 1194 b 20. On saisit maintenant pourquoi Aristote place le bonheur que procure la vie contemplative au-dessus de celui que donne une bonne politique. Le premier est certain, le second n'a qu'une certitude analogiquement inférieure. Le premier est un bonheur transcendant (*hekhôrismenê*)[^177], le second est simplement humain[^178]. Le premier résulte de « la présence de quelque élément divin en nous », capable de saisir la Cause divine de l'ordre universel et, dès lors, de partager en quelque manière sa nature. Le second n'est qu'humain. Et s'il ne faut pas « borner sa pensée aux choses humaines et mortelles », si « l'homme doit, dans la mesure du possible s'immortaliser et tout faire pour vivre selon la partie la plus noble qui est en lui », il n'en reste pas moins vrai que [61] « la vie contemplative », qui irradie ce bonheur, « est trop élevée pour la condition humaine et que ce n'est pas en tant qu'homme qu'on vivra de cette façon ». Inférieur au bonheur divin que donne la *theoria* (la contemplation), le bonheur politique lui devient dès lors en quelque sorte supérieur, en tant qu'il est *plus humain*[^179]. Un changement de point de vue suffit pour replacer tout le problème des rapports entre la contemplation dans son axe véritable. [^177]: X, 8, 1178 a 22. [^178]: a 19 sq. [^179]: X, 7, 1177 b 26-34. **11° Appendice : La politique et l’éducation au bien** Il n'est dès lors pas inattendu qu'après cet éloge de la primauté de la vie contemplative sur la vie active, Aristote en revienne, en guise de conclusion générale de son enquête, à la vie active elle-même dont l'étude a été son dessein originel (*proairesin*) et qu'il se demande si son projet a été bien rempli (*telos echein*)[^180]. Sa réponse, à la fin de l'Éthique, rejoint le début du traité. Pour lui, l'Éthique n'est point une théorie de la pratique : « sa fin », qui est le bien commun de la cite, ne consiste pas dans l'étude et la connaissance purement théoriques des différentes actions, mais plutôt dans leur exécution (*alla mallon prattein auta*). Dès lors, il n'est pas non plus suffisant (*oude ikanon*) de savoir ce qu'est la vertu, mais on doit s'efforcer de la posséder et de la mettre en pratique (*all echein kai khrêsthai peirateon*) et de devenir d'une manière ou d'une autre des hommes de bien »[^181]. [^180]: X, 10, 1179 a 34-35. [^181]: 10, 1179 b 1 sq. Cf. au début de l'*Éthique*, II, 2, 1103 b 26 sq. Cf. aussi et surtout I, 2, 1095 a 2 : « la Politique a pour fin, non pas la connaissance, mais l'action. » Nous avons quelque peine à nous représenter ce qu'est aux yeux d'Aristote la science pratique : il n'est pas ici question pour lui d'une connaissance qui précéderait l'action et l'informerait du dehors comme un sceau dans la cire, mais d'une connaissance qui fait corps du dedans avec l'acte vertueux accompli *hic et nunc* : ce n'est qu’en agissant vertueusement qu'on devient homme de bien, exactement comme c'est en forgeant qu'on devient forgeron, et non point en raisonnant sur la vertu. Puisque l'Éthique a ainsi pour fin, non de spéculer, répétons-le, mais « de rendre les hommes vertueux », et que les dix livres qui la composent n'ont d'autre but que de donner « au politique une certaine connaissance de ce qui a rapport à l'âme »[^182] indispensable à son action où elle s'intègre, il faut convenir avec Aristote que la tâche qu'il a entreprise ne sera pas menée à bien sans l'intervention du législateur et du politique. En effet, rendre les hommes vertueux, « faire des hommes des hommes de bien » implique que l'entreprise s'adresse, non point à un individu isolé comme la contemplation où « l'homme sage, laissé à lui-même, garde la capacité de contempler, et est même d'autant plus sage qu'il contemple dans cet [62] état davantage »[^183], mais à l'immense majorité des hommes, puisque « le bonheur que procure la vie active doit être accessible au grand nombre »[^184]. Or « les raisonnements sont impuissants à inciter la grande majorité des hommes à une vie noble et honnête »[^185]. La vie politique inclut la domination de la raison sur la passion et, en général, ce n'est pas au raisonnement que cède la passions, mais à la contrainte »[^186]. A cette fin, il faut l'éducation, et nous savons que, pour Aristote, l'éducation est l'affaire de l'État. L'éducation présuppose à son tour de justes lois qui règlent la vie des jeunes gens et dont la discipline cesse d'être pénible en devenant habituelle[^187]. Ce n'est pas assez dire : l'âge d'homme a, lui aussi, besoin de lois, et pour toute la durée de la vie. « La plupart des gens, en effet, obéissent à la nécessité plutôt qu'au raisonnement, et au châtiment plutôt qu’au sens du bien »[^188]. « L'office du législateur est de rendre les citoyens bons en leur faisant contracter de bonnes habitudes[^189]. » « C'est par des lois que nous pouvons devenir bons » (*dia nomôn agathoi genoimeth'an*)[^190]. Or « **les lois ne sont que des produits en quelque sorte de l'art politique** » (hoi de nomoi tês politikês ergois eoikasin)[^191]. [^182]: I, 13,1102 a 13. [^183]: 10,1177 a 33 sq. [^184]: I, 10, 1099 b 18. [^185]: X, 10, 1179 b 9. [^186]: b 28. [^187]: b 31 sq. [^188]: 1180 a 2 sq. [^189]: II, 1, 1103 b3. [^190]: X, 9,1180 b 25. [^191]: 1181 a 23. C'est ainsi qu'Aristote est amené, en terminant l'Éthique, à « l'étude du problème de la constitution en général - et de ce qu'il présuppose - de façon à parachever dans la mesure du possible la philosophie des choses humaines » qu'il a développée longuement dans l'Éthique, de manière « à discerner la meilleure constitution » généralisée (à partir) des lois justes qui rendront les hommes justes et bons [^192].[^193] [^192]: 1181 b 12 sq. jusqu'à la fin de l'*Éthique*. [^193]: Ce paragraphe présente une difficulté. Sur l’original il était ponctué de la manière suivante : « C'est ainsi qu'Aristote est amené, en terminant l'*Éthique*, à « l'étude du problème de la constitution en général - et de ce qu'il présuppose - de façon à parachever dans la mesure du possible la philosophie des choses humaines » qu'il a développée longuement dans l'Éthique de manière « à discerner la meilleure constitution », généralisée des lois justes qui rendront les hommes justes et bons. » De sorte qu’on pouvait hésiter sur la destination de l’adjectif « généralisée ». Le numériseur propose la suppression de la virgule qui permet de qualifier « constitution ». Mais il reste à l’écoute d’autres solutions éventuelles. (ndle) « Commençons donc notre exposé », nous dit-il dans la dernière ligne de l'Éthique: « *legômen oun arxamenoi* ». L'Éthique est donc bien l'introduction requise par la Politique et par la fin que celle-ci se propose : la réalisation effective du bien commun proprement humain qui, dans l'Éthique et dans la Politique, en l'absence du bien commun universel qui est Dieu dans la philosophie aristotélicienne de l'action proprement humaine, joue le rôle de clef de voûte de l'immense édifice des dix-huit livres qui les composent. Marcel DE CORTE Université de Liège ANNEXE de l’édition numérique (ajoutée par l’éditeur) **Traduction de politeia (Aristote) ou politia (Thomas d’Aquin) par politie** **Rappel sur les formes de gouvernements** Le critère fondamental proposé par Thomas d’Aquin pour distinguer les gouvernements justes des injustes est la poursuite habituelle et objective du bien commun temporel. **Tyrannie, oligarchie, démocratie** "Si un régime injuste est le fait d'un seul homme qui recherche dans le gouvernement ses propres avantages et non le bien de la multitude qui lui est soumise, on appelle un tel chef un tyran. » « Si au contraire le régime injuste est le fait non d'un seul mais de plusieurs,...on l'appelle oligarchie, c'est à dire domination du petit nombre. » « Mais si le gouvernement inique est exercé par beaucoup, on l'appelle démocratie (democratia), c'est à dire domination du peuple, quand, forte de sa multitude, la populace opprime les riches. Tout le peuple devient alors un seul tyran. » **Royauté, aristocratie, politie** « Si le bon gouvernement est exercé par une classe nombreuse de citoyens, on lui donne généralement le nom de politie (politia). » « S'il est exercé par quelques hommes, d'ailleurs vertueux, le gouvernement s'appelle aristocratie, c'est à dire pouvoir du meilleur ou des meilleurs. » « Si le gouvernement appartient à un seul homme, cet homme s'appelle proprement roi. »[^194] [^194]: Thomas d’Aquin, *De Regno*, I 1. **Définition de la policie** La Politeia (Aristote), la Politia (Thomas d’Aquin) autrement dit la Politie en français (qui peut s’écrire également policie) est le gouvernement par une classe nombreuse de citoyens. Thomas d’Aquin donne un exemple de ce qu’il entend par Politia : « Si le gouvernement est exercé par une classe nombreuse de citoyens, on lui donne le nom de Politia, **comme quand l’armée exerce le pouvoir dans la cité ou la province**. »[^195] [^195]: Thomas d’Aquin, *De Regno*, I 1. Marcel de La Bigne fait remarquer que pour l’aquinate « ni la juste politie ni la démocratie inique ne sont jamais le gouvernement populaire intégral, le gouvernement de tous par tous. C’est le gouvernement d’une foule nombreuse « aliquam multitudinem. Saint Thomas cite lui-même comme exemple de politie le cas où « l'armée exerce le pouvoir dans la cité » et, comme type de démocratie, l'hypothèse où « forte de sa multitude, la populace opprime les riches », devenant ainsi comme « Un seul tyran »[^196].[^197] [^196]: Thomas d’Aquin, *De Regno*, I 1. [^197]: de La Bigne de Villeneuve Marcel, *Traité général de l’Etat*, ouvrage II, éd Sirey 1931, p 161. Quand les philosophes parlent de politie, « c'est toujours en sous-entendant la désignation par le peuple d'une minorité chargée d'exercer le pouvoir. » Ainsi la comprenait, nous l'avons vu, saint Thomas lui-même, quand il définissait la politie, « non le gouvernement du peuple par le peuple, mais le gouvernement du peuple par beaucoup, *per multos*, par une certaine foule ou une certaine classe de la société, *per aliquam multitudinem*, *per populum plebeiorum*. »[^198] [^198]: Bouillon Victor, *La politique de saint Thomas*, éd Letouzey 1927, page 55. **Définition de la démocratie** La dégénérescence de la Policie – lorsque celle-ci ne poursuit pas le bien commun temporel - est nommée Démocratie (dêmocratia chez Aristote et democratia chez Thomas d’Aquin). « Il y a une sagesse des mots. Il est très remarquable que le mot adopté par le monde moderne pour désigner le gouvernement populaire soit celui qui dans la langue du Philosophe désigne non la forme légitime (politeia), mais la forme corrompue (démocratia) de ce gouvernement.[^199] [^199]: Maritain Jacques, *Une opinion sur Charles Maurras et le devoir des catholiques* 1925, Œuvres vol III éd. st Paul. **Usage du mot en français et de son équivalent anglais** JJ Rousseau, dans *Du contrat social*, écrit Politie et précise à son éditeur: « Faites attention qu’on n’aille pas mettre politique au lieu de politie, partout où j´ai écrit ce dernier mot. » (23 décembre 1761). **Pour POLITIE** \+ **Dictionnaire Littré (1880)** Société et gouvernement. CITATIONS Ces lieux doivent être habités par des peuples barbares : toute politie y serait impossible (J. J. Rousseau, Contrat social, III, 8) XIVe siècle — Plusieurs policies ont esté et peuent estre corrumpues et gastées (Nicole Oresme, Éthiques, Prol.) XVe siècle — La quelle chose est de droit deue en policie droictement bien ordonnée (Christine de Pisan, Charles V, I, 13) ÉTYMOLOGIE : En grec politeia **+ Dictionnaire de l’Office de la langue française du Canada (1989**)° régime n. m. Équivalent(s) : English : polity Définition : Ensemble d'institutions, de procédures et de pratiques caractérisant un mode d'organisation et d'exercice du pouvoir. **Pour POLITY** **Webster's New World Dictionary of the American Language** (1966) 1\. the governmental organization or constitution of a state, church, etc. 2\. a society or institution with an organized government ; state ; body politic. **Oxford Advanced Learner's Dictionary** 1 a society as a political unit 2 the form or process of government Bibliographie Sur le même sujet des rapports entre éthique et politique on se reportera à : - De Corte Marcel, *Réflexions sur la nature de la politique*, L’Ordre français n°191 mai 1975 - Rulleau Jean-Marc, *Morale et politique*, Sel de la terre n° 7 - 1993 - Rulleau Jean-Marc, *Morale et politique*, Civitas n° 10 - 2003