# Les trois formes de l'activité intellectuelle à partir de la pensée politique de Marcel De Corte > [!reference] > Cet article est extrait de la conférence de Marcel De Corte intitulée *La connaissance poétique et la philosophie*. Cette conférence a été prononcée à la Section de Philosophie de la Faculté de Lettres de l'Université de Liège, le 13 février 1979 Une désastreuse conséquence de la prédominance actuelle du *FAIRE* ## I.- Les trois formes de l'activité intellectuelle[^1] Les trois formes de l'activité intellectuelle auxquelles Aristote[^2] ramène la diversité apparemment infinie du savoir humain. **Le connaître** La première de ces formes est l'activité théorique, spéculative ou contemplative qui connaît uniquement *pour connaître*. Connaître quoi ? Connaître *ce que sont* les choses, leur *essence*, leurs notes intelligibles, leur nature telle qu'elle existe indépendamment de la pensée. **L'agir humain** (ie l'Éthique) (au sens de *J'agis* sur moi-même ou sur les autres) La seconde est l'activité pratique[^3] qui connaît *pour agir*, pour atteindre une fin qui est un bien. Toute action humaine est finalisée par un bien : personne ne fait le mal pour le mal, mais pour jouir de ce mal comme d'un bien. Or de même que l'objet de l'intelligence spéculative est *l'essence universelle* des choses qui existent individuellement en dehors de nous et qui est saisie par abstraction des notes matérielles qui l'individualisent : l'essence de l'homme défini comme *animal raisonnable* par exemple, élimination faite des caractères concrets qui font qu'il est Pierre ou Paul, de même l'objet suprême de l'activité pratique auquel tous les autres se rapportent est *le bien commun de l'union* que poursuit tout être humain pratiquement défini comme *animal politique*, animal vivant dans une cité, dans une société. L'homme ne peut se passer de ce bien commun de l'union avec ses semblables dans l'espace et dans le temps, dans la suite des générations familiales qui lui transmettent la vie biologique, dans la suite des générations historiques qui lui communiquent les inappréciables bienfaits de la civilisation. L'homme seul est une bête ou un dieu, disait fortement Aristote. **Le faire** (au sens de *Je fabrique*) (en grec ancien : *poïêsis* : la fabrication, l'activité opératoire, la poésie[^4]) La troisième est l'activité qu'Aristote encore appelle *l'activité poétique* par laquelle l'homme transforme le monde extérieur en objets faits par lui, en des *œuvres* qui sont indispensables, soit à son plus bas degré, puisque l'homme est en partie matière, à son existence physique --- et c'est l'activité économique ---, soit à son plus haut niveau, puisqu'il est en partie esprit, à son existence spirituelle --- et c'est l'activité poétique ou artistique ou esthétique. Que les deux types d'activités poétiques soient liés, **le rapprochement du mot *artisan* et du mot *artiste* le marque à suffisance.** Ce sont ces trois types d'activités qui ont sollicité mon attention de philosophe: le *contempler*, l'*agir*, le *faire*... ## II.- Le Faire peut corrompre l'intelligence et la volonté avec une puissance de destruction illimitée[^5] Il nous reste à déterminer la place que la Poésie, phénomène anthropologique universel, comme la raison et comme la politique, occupe dans l'ensemble des activités intellectuelles que nous avons distinguées à la suite d'Aristote au début de cette causerie ou, si vous le voulez, à rechercher quels sont les rapports entre le Beau, le Vrai et le Bien comme on dit dans la métaphysique classique : **le Beau objet de l'activité poétique, le Vrai objet de l'activité spéculative, le Bien objet de l'activité politique**, qui sont tous trois des aspects de l'Être métaphysique. Si nos analyses précédentes sont exactes, il est évident que l'énergie transcendantale orientée vers le Beau soutient de sa présence le déploiement des autres activités intellectuelles. L'aspiration poétique travaille donc toujours, à des degrés divers qui vont de l'intuition sourde à l'intuition effective, le développement de l'intelligence théorique, faculté de l'Être, et de l'intelligence pratique qui s'unit à la volonté pour atteindre le Bien. N'est-il pas certain que la possession du Vrai et du Bien s'épanche toujours lyriquement, peu ou prou ? S'il en est ainsi, ne devons-nous pas avancer, avec le même degré de certitude, que l'activité théorique et l'activité pratique, distinctes cependant de l'activité poétique *en raison de leurs objets respectifs différents*, peuvent être contaminées par la Poésie qui les soutient ? Que l'intelligence théorique se dirige vers un objet à connaître et l'intelligence unie à la volonté vers un objet à aimer, tandis que l'acte poétique se dirige vers une existence spirituelle à capter et à fixer **dans une œuvre construite par le poète**, tel est le rythme normal de l'esprit humain. Mais si l'acte poétique vient à se distraire de ses conditions d'existence et à se dégager de sa fin naturelle qui est l'œuvre, voici qu'un invisible ressort change cet équilibre, transforme la *santé* de l'esprit en **déviation pathologique** qui rompt la relation essentielle que l'intelligence et la volonté ont avec leurs objets propres et distincts. La Poésie peut ainsi corrompre l'intelligence et la volonté avec une puissance de destruction illimitée. ## III.- Une conséquence politique de la prédominance du Faire[^6] L'assertion de Baudelaire que « l'homme peut vivre sans pain, mais sans Poésie jamais » est d'une profondeur métaphysique inouïe. **Mais en même temps cette activité *peut* se glisser dans les deux autres activités de l'esprit, différentes d'elle par leur objet, et les perturber parfois entièrement.** Aussi constatai-je l'introduction de la poésie dans la philosophie dès le début de celle-ci en Grèce. Anaximandre s'exprime en termes trop poétiques, note Théophraste. Il en est de même des Pythagoriciens et d'Héraclite. Empédocle et Parménide exposent envers leur philosophie et, comme je l'ai montré dans divers articles qui suivirent mon livre sur *L'essence de la Poésie,* Platon et sa dialectique ascendante et puis descendante, ainsi que sa découverte de l'origines des Idées transposent au cœur même des philosophies spéculatives et **pratiques**[^7] tout le système nerveux et mental de la poésie. Il en est de même de Plotin, de Descartes, de Kant et de ses épigones, de Bergson et de beaucoup d'autres encore. Toute l'histoire de la philosophie serait à refaire de ce point de vue qu'on pourrait appeler de la « pathologie de l'esprit humain ». C'est seulement avec Aristote et saint Thomas d'Aquin ainsi qu'avec leurs disciples *fidèles* que commence la philosophie proprement dite en ses deux aspects : le spéculatif et le pratique. La morphologie de l'esprit humain explique cette assertion qui peut paraître audacieuse. La distinction aristotélicienne (reprise par sait Thomas) entre *science spéculative* ou *sagesse* dont la fin est le connaître pour le connaître, *science pratique* où la connaissance est de soi orientée vers la πρᾶξις (praxis) et vers sa fin qui est le Bien dans une causalité finale, et, d'autre part, la *science poétique* (ποίησις) où le connaître est originellement liée à l**a production d'une œuvre extérieure à l'agent**, me paraît d'une importance épistémologique et métaphysique fondamentale. Le brouillage des transcendantaux peut déterminer dans la philosophie des ravages importants. Tous les idéalismes philosophiques et les idéologies politiques, même les plus opposées en apparence, comme le démocratisme et le communisme, en sont imbibés. Il est extrêmement étrange et surprenant de constater que le père de toute la philosophie moderne et contemporaine[^8], infléchi vers l'idéalisme, aperçut dans son fameux songe du 9 novembre 1618 un *corpus poetarum* qui lui symbolisait, selon son propre dire, « l'alliance de la sagesse et de la philosophie ». *Non parvo amore Poeseôs incendebar*[^9]*,* disait-il de lui-même en sa jeunesse ! ## IV.- Une autre conséquence de la prédominance du Faire[^10] À cause de l'inversion de la hiérarchie des activités humaines que nous avons décrite et de la prédominance exclusive de l'activité technique et du Faire *(poïeïn)* dans tous les domaines, l'individu est devenu la fin même de tout. Surgit alors le Culte de la Personne humaine car l'activité technique ne peut viser à autre chose qu'à la transformation de toutes choses *au bénéfice de l'individu* qui est seul capable d'opérer ce changement. La société se mue par conséquent en un agrégat d'individus juxtaposés qui ne visent qu'à leur bien-être matériel. Pour dissimuler ce désastre, on a inventé *le Culte de l'Homme majusculaire,* l'abstraction voilant une fois de plus la nocivité des résultats concrets auxquels on aboutit. L'intelligence humaine s'est donc presque complètement *invertie* et ne fonctionne plus qu'au rebours de sa constitution propre. La seule activité de l'homme qui prédomine et qui subsiste même est la plus infime de nos connaissance. *Procedere per similitudines varias et repraesentationes est proprium poeticae quae est infima inter omnes doctrinas*[^11]*,* note fermement saint Thomas d'Aquin. Simulacre de la réalité et non la réalité elle-même. Telle est la rançon du triomphe de l'intelligence poétique et fabricatrice d'objets artificiels qui ne laissent plus la moindre place au mystère ontologique et religieux et qui renvoient perpétuellement l'homme *à son Moi* dont elle est le prolongement et l'aboutissement. Il n'y a plus guère de société vivante, mais des *dissociétés* qu'on appelle fallacieusement démocraties libérales ou démocraties totalitaires, qui sont toutes, pour ne pas sombrer dans le néant, surplombées par la tyrannie de l'État technocratique substituée à la loi de cohérence réciproque des communautés naturelles dans lesquelles l'être humain se trouve incarné par naissance ou par vocation, le tout, encore une fois, toujours caché sous la primauté de l'Homme pris en général mis à la place de Dieu. [^1]: NdlE : Tous les intertitres ainsi que les notes sont du numériseur. [^2]: Aristote et les autres docteurs réalistes, tout particulièrement Thomas d'Aquin. [^3]: "Pratique", adjectif : "qui concerne l'action". Contraire : spéculatif (Jolivet Régis, *Vocabulaire de philosophie*, éd Vitte 1942, p 136). [^4]: Cf. Gobry Ivan, *Le vocabulaire grec de la philosophie*, collection Ellipses 2010, p 164. [^5]: Extrait de MARCEL DE CORTE : *AUTOBIOGRAPHIE PHILOSOPHIQUE*, *FILOSOFIA OGGI*, 1985, n° 4 [^6]: Extrait de MARCEL DE CORTE : *AUTOBIOGRAPHIE PHILOSOPHIQUE*, *FILOSOFIA OGGI*, 1985, n° 4 [^7]: Pratique, c'est-à-dire ici : politique. [^8]: René Descartes. [^9]: « J'étais amoureux de la Poésie », nous dit Descartes ; le texte latin dit plus fortement, du moins pour nous qui avons perdu le sens puissant qu'avait encore au XVIIe siècle ce mot « amoureux » : « *Non parvo amore Poeseôs incendebar* », « j'étais enflammé d'un amour immense pour la Poésie ». [^10]: Extrait de MARCEL DE CORTE : *AUTOBIOGRAPHIE PHILOSOPHIQUE*, *FILOSOFIA OGGI*, 1985, n° 4 [^11]: Thomas d'Aquin, *Somme théologique*, q 1, a. 9, arg. 1. L'emploi de similitudes diverses et de représentations sensibles est le fait de la poétique, qui occupe le dernier rang parmi toutes les sciences.