# Résister à la servitude volontaire par Bernard Dumont
Intervention de [[Dumont Bernard (1944-)|Bernard Dumont]] au [[Tyrannie#Colloque de 2016 à Paris sur les figures contemporaines de la tyrannie|colloque sur les Figures contemporaines de la tyrannie]] le samedi 30 avril 2016.
## Enregistrement audio de l'intervention
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# Texte de la conférence
*par Bernard Dumont*
La volonté de destruction de la société traditionnelle est originelle dans la modernité, au sens philosophique du terme, laquelle se définit en rupture précisément avec l’ordre traditionnel. Ce n’est pas une pensée spéculative, mais une pensée-action qui vise effectivement la modification radicale de la vie humaine en société. Marx a eu le mérite de le dire clairement mais le principe est général :
> [!cite] 11ème thèse sur Feuerbach
> « Jusqu’ici les philosophes ont interprété le monde, désormais il faut le transformer »
La *Weltanschauung* moderne a toujours été ainsi, une conception philosophique visant à transformer la totalité de la vie : elle est donc « totalitaire » par essence. Seulement elle se développe comme un flux historique, avec sa succession d’époques. A chaque fois, celles-ci ont leur configuration propre, avec ses modes d’expression, ses structures économiques, ses modalités d’exercice du pouvoir, ses styles de vie et ses agents. Cependant s’il y a diversité, celle-ci n’est qu’accidentelle, car il y a unité fondamentale et continuité du processus.
Aujourd’hui nous sommes arrivés au basculement d’une époque de la modernité à une autre, d’une phase « moderne classique » à la modernité tardive. Mais tout le terrain actuel a été préparé par ce qui précédait (pour ne citer qu’un exemple, le projet antifamilial est originaire, mais il trouve dans les circonstances actuelles une conjoncture qui lui permet de se réaliser bien plus facilement que par le passé).
La logique moderne précédente a préparé le terrain, même si le système incluait encore beaucoup d'éléments traditionnels, tels que la discipline, le service de la "patrie", un lien avec la terre, une morale certes d'utilité sociale, mais une morale quand même. Le capitalisme conservait une base nationale et la mondialisation se traduisait par l'affrontement entre puissances et empires économiques indépendants dûment identifiables.
Désormais tout cela est caduc : matérialisme aggravé, logique générale de marché, réduction individualiste et massification des rapports sociaux, coupure culturelle et perte du lien avec le sol… C’est une aliénation générale, une déshumanisation qui se produit sous nos yeux et dans laquelle il nous faut vivre.
Le totalitarisme a changé de visage, tout en gardant ses caractères essentiels : comme ses prédécesseurs, il mêle contrainte, séduction et récupération, mais pas tout à fait de la même manière. Le nazisme, c’était la Gestapo mais aussi les piscines pour les ouvriers et les autoroutes, le communisme, c’était de Guépéou et le goulag, mais aussi la promesse du pain pour tous (sauf pour les ennemis de classe), et dans les deux cas, l’exploitation de la fierté nationale et de l’idéal du sacrifice pour une cause supérieure.
La société démocratique actuelle n’est pas radicalement différente, elle aussi mêle répression et séduction, elle aussi se fabrique ses ennemis, elle aussi a sa religion civile à laquelle personne ne croit mais que tous sont tenus d’honorer (la laïcité, religion du vide).
Mais cette même société démocratique, dans cette phase historique qu’on qualifie de moderne tardive, a subi des modifications très significatives, sur lesquelles nous pouvons nous arrêter dans un premier temps, avant de tâcher de répondre à la question soulevée par le titre de cette séance.
## I. Les caractères dominants la société moderne tardive
La société actuelle a connu des transformations qu’il faut avoir présentes à l’esprit pour comprendre le problème qui nous retient.
On peut retenir cinq facteurs — la complexité, le climat, la séduction, la récupération et la programmation — enfin le consentement qui résulte de leur concours.
**1) La complexité**
Tout d’abord la société actuelle est d’autant plus complexe que ses centres de pouvoir sont disséminés et déterritorialisés ; ensuite elle constitue un tout où s’entremêlent bien plus que par le passé l’action de trois ensembles :
\- l’*appareil politique*, avec son oligarchie, ses instances judiciaires autonomisées, ses partis faussement différents, et son Etat, instrument à la fois puissant comme force de contrainte mais toujours plus incertain à discerner ;
\- le *système économique* désormais mondialisé de manière institutionnelle mais hyper complexe, dominé par l’abstraction des jeux financiers, dont le maître mot, la « gouvernance », fait immédiatement percevoir le caractère insaisissable ;
\- enfin le *système médiatique*, au sens très large — l’organe permettant aux « intellectuels », au sens gramscien, d’imposer le contenu de l’opinion publique, qui est la norme de pensée s’imposant dans la vie collective.
Ce qui trompe sur la réalité totalitaire (tyrannique) de la société occidentale d’aujourd’hui, c’est donc d’abord le brouillage entourant sa structure même.
**2) Le climat**
On se tromperait en réduisant la pression sociale à la seule activité — réelle et pesante — des polices de la pensée et autres tribunaux privés, réputés « issus de la société civile » (observatoires, ligues, tribunaux médiatiques, comités de surveillance…). Cela d’autant plus que cette contrainte ne fait que marginalement recours à la violence physique, pour privilégier des formes plus subtiles (procédures administratives, dénonciation publique, ostracisme…).
Pression et répression émanent en fait principalement du jeu social lui-même. Il s’agit d’un phénomène structurel, dans lequel ambiance générale et participation de multiples acteurs jouent le rôle principal, le plus souvent à leur insu. Dans une large mesure l’ensemble de la société occidentale « fonctionne » aujourd’hui largement par osmose. Si idéologie dominante il y a, elle relève majoritairement de ce que Jacques Ellul appelait *la propagande sociologique par imprégnation[^1]*, une propagande en douceur que démultiplie le phénomène du mimétisme et d’acceptation qu’accentue la perte des repères traditionnels.
[^1]: Cf. Jacques Ellul, *Propagandes* [1962], nouvelle édition Economica 1990.
Ce sont les effets de l’érosion de longue durée de la culture, conduisant à la rupture de la continuité spatio-temporelle, c’est-à-dire des différences spécifiques inhérentes à l’histoire collective, aux traits propres de civilisation héritée, au métissage global où se noient les identités héritées, à la destruction des liens sociaux organiques (individualisme, isolement, tribus), au processus général de corruption du jugement sur le bien et le mal (ce que l’on qualifie de « valeurs »).
A ces formes de déracinement s’ajoute l’effet entretenu par l’insécurité créée par le sentiment permanent d’état de crise, générateur d’angoisse et donc d’attachement au système établi (ce qu’Éric Werner appelle l’*avant-guerre civile[^2]*).
[^2]: Éric Werner, *L’Avant-guerre civile* [1999], nouvelle édition Xenia, coll. « Le chaînon manquant », Vevey 2015.
Tout cela joue dans le même sens de « faciliter le changement », c’est-à-dire, en fait, de rendre intouchable le cours des choses. C’est bien d’un conservatisme du mouvement perpétuel qu’il s’agit.
Dans ce processus, la répression joue, mais plus encore, la séduction, qui s’exerce principalement par voie économique.
3) **La séduction**
Elle est tout simplement le résultat du développement de la société de consommation, qui s’autocélèbre en permanence (même lorsqu’elle n’est plus ce qu’elle était)**.**
A la différence des régimes exigeant de leurs sujets sacrifice et autolimitation, la société occidentale s’est présentée en société d’abondance, toujours plus diversifiée (cette diversification relevant d’un processus « industriel », méthodique et en perpétuel développement), accompagné toujours plus d’une réduction des freins (des « résistances au changement ») d’ordre moral, comme cela se fait sous nos yeux : le triomphe de la « liberté » sans objet n’est que le terme de l’extension de la séduction des masses par le capitalisme.
Et il y a continuité entre cette rupture générale des amarres et ce que prônait Voltaire dans son célèbre poème *Le Mondain*.
> [!cite] Le Mondain
> Moi je rends grâce à la nature sage
> Qui, pour mon bien, m'a fait naître en cet âge
> Tant décrié par nos tristes frondeurs :
> Ce temps profane est tout fait pour mes mœurs.
> J'aime le luxe, et même la mollesse,
> Tous les plaisirs, les arts de toute espèce […]
Comme l’a analysé le philosophe italien Del Noce, la société de l’abondance a corrompu le sens traditionnel de la vie, et créé les conditions de l’avènement d’un athéisme devenu comme une évidence *naturelle*. Après 1968, il définissait ainsi cette société :
« C’est une société qui accepte toutes les négations du marxisme en ce qui concerne la pensée contemplative, la religion et la métaphysique ; qui accepte donc la réduction marxiste des idées à des instruments de production ; mais qui d’autre part réfute dans le marxisme les aspects révolutionnaires-messianiques, donc ce qui reste de religieux dans l’idée révolutionnaire. Sous cet angle, elle représente l’esprit bourgeois à l’état pur ; l’esprit bourgeois qui a triomphé de ses deux adversaires traditionnels, la religion transcendante et la pensée révolutionnaire. »[^3]
[^3]: A. Del Noce, *L’époque de la sécularisation*, Éditions des Syrtes, 2001, p. 36. Original italien : L’Epoca della secolarizzazione, Giuffrè, Milan, 1970, p. 14.
4) **la récupération**
La récupération joue encore quoique sous des formes nouvelles. A la différence du jacobinisme, du nazisme ou du communisme, il ne s’agit plus de l’utilisation détournée du patriotisme, de l’esprit de sacrifice, du sens de la discipline face à un ennemi majoré ou inventé ; il s’agit plutôt du passage à une grande échelle de certaines tentatives effectuées par ces régimes du passé en direction de l’Église, changement rendu possible en raison de la nouvelle attitude de la hiérarchie ecclésiastique, qui loin de rejeter la tentative de récupération, en est devenue directement le complice prévenant.
Des auteurs comme P.-A. Taguieff ont insisté sur le sentimentalisme, la mauvaise conscience « postcoloniale » qui conduit à l’inversion de l’ordre de la charité, tout cela constituant des ressources exploitables par le système global, comme le montre par exemple en ce moment même le traitement de la question des « migrants », voyant en tout cela une trace de la charité chrétienne.
Mais le fait nouveau, auquel Taguieff ne s’est pas intéressé, c’est que ces « bons » sentiments sont d’autant plus récupérables qu’ils ont été encouragés par la hiérarchie postconciliaire, qui a contribué à transformer la charité — et maintenant la « miséricorde » — en idéologie (souvent sirupeuse) ; d’autre part, ce réinvestissement de concepts chrétiens falsifiés atteint une société postchrétienne dont la chute est récente et donc dans laquelle subsiste un substrat aisé à détourner, encore une fois d’autant plus aisément que les cadres religieux eux-mêmes s’en chargent.
5) **La programmation**
Le problème de l’éducation comme moyen de transformation des esprits a toujours tenu une place fondamentale dans la perspective révolutionnaire moderne. Il est inutile d’y insister tant le fait est évident. L’*Emile* de Rousseau est bien connu (Robert Spaemann montre que, désespéré de voir jamais se réaliser le contrat social, Rousseau s’est ainsi reconverti dans la formation du futur citoyen[^4]), de même que l’*Esquisse d’un tableau historique des progrès de l’esprit humain* de Condorcet.
[^4]: Robert Spaemann, *Rousseau. Mensch oder Bürger. Das Dilemma der Moderne*, Klett-Cotta, Stuttgart, 1980. Traduction italienne : *Rousseau cittadino senza patria. Dalla « polis » alla natura*, Ares, Milan, 2009.
Mais avec le temps, non seulement les courants de pédagogie proprement dite se sont placés en interrelation avec d’autres courants issus de la psychologie, de la psychanalyse, autant que du marxisme. De cet entrecroisement a émergé, au-delà des différences, une culture commune du *changement* *scientifique de la société*. Pour le XXe siècle et depuis, nous voyons ainsi concourir, dans une singulière harmonie, des courants de pensée et d’emprise sociale relevant du capitalisme libéral et d’autres d’orientation marxiste avérée.
Il en est ainsi depuis le début de la période, en gros, depuis les lendemains de la Première Guerre mondiale. Par exemple, Tchakhotine[^5], collaborateur de Pavlov, grand spécialiste de la propagande communiste, a inspiré Edward Bernays[^6], neveu de Freud, grand expert en propagande de masse aux États-Unis. Il y a une grande proximité entre les techniques commerciales, la propagande politique et nombre de doctrines pédagogiques, toutes puisant dans un corpus commun. Ainsi, la psychologie sociale des psychologues germano-autrichiens fuyant l’antisémitisme nazi et réfugiés aux États-Unis ou au Canada, tels Jacob Moreno ou Kurt Lewin, et les intellectuels révolutionnaires marxistes ont pour point commun de s’ingénier à favoriser le changement structurel des mentalités, des mœurs et des structures sociales traditionnelles.
[^5]: Cf. de cet auteur *Le viol des foules par la propagande politique*, dernière édition Tel Gallimard, 1992.
[^6]: Edward Bernays, *Propaganda. Comment manipuler l’opinion en démocratie*, La Découverte 2007. A noter que loin d’être une dénonciation, ce livre apparaît plutôt comme un manuel à l’usage de l’oligarchie.
C’est le marxisme non orthodoxe (non soviétique) qui a élargi la question éducative à cette transformation globale. Ainsi Gramsci – qui a inversé la théorie selon laquelle les « superstructures » culturelles sont déterminées par l’infrastructure matérielle de la production, et placé au premier plan l’objectif de la conquête de l’hégémonie culturelle. De même, de manière plus concrète et méthodique, l’École de Francfort (Lukacs, Adorno, Fromm, Marcuse en particulier), et plus ou moins dans son orbite, le freudo-marxisme de Wilhelm Reich, ou un peu plus tard la pédagogie institutionnelle (anti-autoritaire) de Michel Lobrot ont développé les éléments d’une stratégie d’ensemble du changement.
Un ouvrage collectif a eu un rôle très important à signaler ici. Paru en français seulement en 2007, dans une version réduite, sous le titre *Études sur la personnalité autoritaire* (éd. Allia), il avait été édité aux États-Unis en 1950, mais composé sous la direction de Theodor Adorno à partir de 1943, avec le soutien du Congrès juif mondial. Or ce livre est fondamental en tant qu’expression de la stratégie rééducative de l’Ecole de Francfort, bien au-delà de son objet propre, la dénazification (*Entnazifizierung*) de l’Allemagne. La présentation de l’éditeur parisien est assez éloquente :
« L’auteur [en réalité, les auteurs…] part de l’hypothèse que les convictions politiques, économiques et sociales d’un individu forment un modèle cohérent, tant elles apparaissent comme reliées par une “mentalité” ou un “esprit”, l’expression profonde de sa personnalité. Sans s’attarder sur les activités ouvertes des fascistes déclarés, Adorno cherche à comprendre comment certaines structures mentales conduisent à la formation d’une “personnalité autoritaire”, terreau potentiel pour l’émergence du fascisme. C’est une véritable “psychologie du fascisme et de l’antisémitisme” qu’il dessine, décrivant les configurations mentales et sociologiques favorisant le développement des idées antidémocratiques.
Extraordinaire document, l’ouvrage constitue encore l’analyse la plus profonde et la plus précise des conditions, qui, en chacun de nous, en toute époque et en tout lieu, sont susceptibles de mener au fascisme, au sens le plus large du terme. »
La dénazification a pris des formes diverses, mais elle s’est appuyée sur une idée première : la famille traditionnelle est le creuset du « fascisme » et de l’antisémitisme. Il faut donc l’éliminer si l’on veut atteindre le mal à la racine, et pour cela déceler les « tendances antidémocratiques implicites » et autres causes institutionnelles de celles-ci.
L’École de Francfort a été le creuset, en même temps que le carrefour, des penseurs révolutionnaires les plus déterminants depuis les années 1930 et ensuite pour transformer la société en s’attaquant aux mœurs et aux mentalités. Dans une large mesure le basculement culturel de 1968 peut être considéré comme son œuvre. Néanmoins on ne doit pas lui accorder l’exclusivité de l’opération, car encore une fois, nous sommes en présence d’un faisceau convergent de courants intellectuellement et souvent humainement, apparentés et cependant distincts. Ce pluralisme, loin d’annuler les effets, semble au contraire les renforcer. Par exemple, la « correction politique » a puisé sa source initiale dans la culture « liberal » américaine du pluralisme, de la culpabilité et de sa compensation (*affirmative action*). Mais chacun sait que l’usage s’en est généralisé, rejoignant d’autres courants de la nébuleuse idéologique postmoderne (par exemple l’existentialisme, forme dérivée de l’idéal libertin des origines), ou d’officines ayant persévéré dans l’œuvre de destruction des formes traditionnelles de vie en société (la Maçonnerie en particulier).
**6)** **Le consentement**
Dans ces changements structurels, l’acceptation sociale est un but. Et ici nous touchons à l’idée de servitude, dans laquelle intervient la volonté, sous la forme de l’acquiescement, plus ou moins conscient, plus ou moins entier.
Cette acceptation sociale est en effet, en même temps l’effet, le multiplicateur, et l’accélérateur de la servitude :
— l’*effet*, parce que la loi et les autres formes d’intervention visant à transformer la société produisent réellement une rupture avec le passé et ses marques (le « grand remplacement » en est la figure la plus récente et grossière, mais ce grand remplacement a commencé culturellement depuis bien plus longtemps ; de même, la transformation de la famille, etc.) ;
— le *multiplicateur*, dans la mesure où l’acceptation passive des « nouvelles valeurs » et des modes de vie correspondants transforme les individus même à leur insu et font d’eux des répétiteurs de consignes et des modèles les uns pour les autres (déformation du jugement, répétition de ce qu’on a entendu ou vu faire, avant-gardisme dans l’application des « consignes » — ne serait-ce que dans le langage). Les enquêtes sociales périodiques permettent d’observer comment s’opèrent les changements des échelles de valeurs, à propos des « questions de société » en particulier.
— l’*accélérateur*, enfin, parce que des couches entières de la société, attirées comme les alouettes par le miroir, se transforment en foyers de zélotes (des pans entiers de la jeunesse, du corps enseignant, du corps médical, et ainsi de suite). Le processus du *politiquement correct* illustre très bien tout cela, comme aussi d’autres phénomènes comme la banalisation du langage grossier ou la quasi légitimation de la pornographie, sans parler du système de la mode qui atteint des pans entiers de la vie.
## II. Les conditions de la résistance
De tout ce qui précède, il résulte que la résistance opposable n’est pas simple. Deux dangers principaux nous guettent : la réduction du problème par inconscience de la réalité dans sa complexité, et la peur paralysante. Or il est bien connu que le pire est de ne pas pouvoir identifier l’ennemi et d’être paralysé par la peur ou le sentiment que rien ne peut être tenté contre la menace. C’est le principe de Sun-tsé vu du côté du vaincu : la reddition sans combat après sidération de l’ennemi.
Par définition, résister est un acte moral, y compris dans le cas de la résistance intellectuelle. Mais cet acte de volonté a besoin de connaître et comprendre les données de la situation pour pouvoir choisir la voie la plus adaptée (celle de la vraie prudence). Outre les données indiquées très rapidement dans la partie précédente, qui sont un ensemble de conditions objectives, il semble opportun d’en rappeler quelques autres d’ordre subjectif avant d’aborder l’aspect moral proprement dit.
**1) Conditions subjectives de la résistance**
On peut essayer de les classer en deux catégories : la nécessité d’être conscient de la réalité pour ne pas s’en laisser conter, et celle de surmonter la peur du vide.
— la conscience de la réalité concerne non seulement les pressions, le discours général qui incite à la soumission, les arguties sous apparence de charité chrétienne mal comprise, etc., mais aussi une autre dimension de la réalité moins évidente au premier abord, celle des règles non apparentes, des postulats, des procédures et procédés semblant aller de soi et ayant en eux-mêmes une orientation prédéterminée. Ici joue pleinement l’affirmation de McLuhan, selon lequel « le medium est le message »[^7]. Les linguistes se sont plu à affirmer que la langue n’était pas un instrument neutre, et qu’elle conditionnait déjà la pensée. C’est une affirmation excessive fondée sur une part de vérité, par exemple lorsqu’on constate que certaines langues ne connaissent pas l’emploi du futur, ou ont une vaste panoplie de termes concrets plutôt qu’une multiplicité d’acceptions pour un même mot. Mais dans le cas des médias (au sens restreint : presse, télévision, publicité), il existe des règles de fonctionnement toujours plus évidentes, qui font, par exemple, qu’une information n’est jamais que la mise en scène d’informations sélectionnées dans une masse d’informations brutes et elles-mêmes incomplètes. Il en résulte que finalement le moyen devient l’objet lui-même. Il est donc très souhaitable de pratiquer le doute méthodique dans ce domaine, de multiplier les sources, de comparer, etc., en résumé d’être circonspect et de garder présent à l’esprit que la réalité ne s’identifie pas avec sa représentation médiatique.
[^7]: Cf. Marshall McLuhan, *Pour comprendre les médias*, Points Seuil 1968.
L’une des conséquences très importantes de cette situation est la nécessité de comprendre que certains moyens ne sont adéquats qu’à une idéologie particulière. C’est le problème de la contre-culture : il ne suffit pas, par exemple, de mettre des paroles évangéliques sur le *metal[^8]* ou le *rap* pour transformer le vecteur en moyen évangélique, puisque deux discours contradictoires sont alors en acte, l’un de type discursif, l’autre s’adressant aux pulsions expressément contradictoires du précédent. Mais pour le comprendre et le sentir, il faut d’abord percevoir qu’il y a là un problème, et avoir en arrière-plan une éducation qui permette de comprendre l’inconvenance de telles tentatives de greffe.
[^8]: Une notice de Wikipédia donne cette définition : « Le metal chrétien, ou white metal, est une forme de [heavy metal](https://fr.wikipedia.org/wiki/Heavy_metal) caractérisé par des paroles orientées vers le [christianisme](https://fr.wikipedia.org/wiki/Christianisme). »
Il en va de même de la règle du jeu en général. Cela vaut de bien des situations, considérées comme naturelles bien qu’elles soient le résultat d’une logique institutionnelle d’ensemble. Et il peut en résulter de graves déconvenues : le fait en a été mis en évidence lorsqu’on a voulu faire jouer la clause de conscience pour permettre à un maire de refuser de se prêter au jeu du « mariage pour tous », alors qu’en tant qu’officier d’état civil (agent de l’État) cela lui est interdit. Et ainsi de suite. La non coopération est parfois très difficile, voire impossible, à moins de sortir du statut qui l’impose.
— la peur du vide est quant à elle d’autant plus forte qu’elle est directement utilisée par le système moderne pour justifier son existence. Et cela d’une manière beaucoup plus nette que dans le passé, où était cultivée l’ambiguïté (si bien mise en relief par J. de Viguerie dans *Les deux patries*). Le but recherché est la résignation posée en évidence, qui sous-entend une vision progressiste mécanique de l’Histoire, établissant que l’ordre existant ne peut pas ne pas être. D’où des formules comme « la démocratie est le pire des régimes à l’exception de tous les autres », ou, en plus intériorisé, « mais que proposez-vous à la place ? » (comme si un changement fondamental pouvait s’opérer par l’application d’une recette magique). La réponse est bien évidemment qu’il convient *d’abord* de ne pas fermer la porte à la réflexion. Cette peur du vide fait de longue date bon ménage avec le penchant à la transaction autrement appelé le modérantisme, souvent confondu avec la pondération ou la prudence.
**2) Morale et capacité de résistance**
Le psaume 16 a le verset (4) suivant : « Les païens multiplient leurs idoles et courent les adorer, mais je ne participerai pas à leurs sanglantes libations, et mes lèvres oublieront jusqu’aux noms de leurs dieux ». La participation est donc une vieille affaire, soit de l’ordre de la tentation, soit de l’inadvertance. Or, dans le cas qui nous intéresse ici, cette inadvertance coûte cher, puisqu’elle nous détruit, et avec notre consentement.
Comment ne pas tomber dans le piège ? On connaît l’adage : voir le diable partout est une erreur, ne le voir nulle part en est une plus grande encore. Par analogie (mais…) craindre à tout moment la récupération, c’est se paralyser soi-même de peur ; et ne pas craindre, c’est tomber dans l’illusion et la témérité. Il y a donc deux dispositions fondatrices de la résistance intérieure – préalable et support indispensable de toute résistance extérieure : la « connaissance intime des ruses du Diable » (toujours l’analogie…), c’est-à-dire la connaissance toujours plus approfondie du système dominant et de ses voies et moyens, et certaines dispositions habituelles à consolider. Du premier point, on a déjà parlé. Reste le second, les dispositions à cultiver.
Ces dispositions relèvent d’abord de l’hygiène mentale, visant à se réapproprier ce dont on cherche à nous déposséder : l’histoire de nos propres racines, la vérité (non pas le contre-pied des mensonges de propagande, mais la vérité !) sur tout ce sur quoi l’idéologie dominante jette son interdit, l’équilibre du rapport entre vie intérieure et extérieure, bref tout ce qui est à même de former une conscience éclairée de notre situation concrète. C’est un *effort* individuel, fortement spirituel, religieux dans la mesure où le système oppresseur est dans sa nature même un blasphème, et c’est aussi un effort collectif, également dans la mesure où l’on ne saurait arriver à tout cela sans secours extérieur, surnaturel et naturel. Plus un tel effort sera consenti, plus sera ressentie comme une contradiction l’acceptation des us et coutumes du monde environnant. Et tant que l’on ne les ressentira pas comme une blessure, il restera à faire effort. On pourrait dire qu’il faut apprendre à haïr (ce qui est haïssable) et à entretenir cette haine. Cette première disposition est sinon négative, du moins définie par réaction, dans la claire conscience de ce qui vise à détruire notre âme.
Une autre disposition fondamentale, bien plus positive celle-ci, est la capacité de durer, la patience active, qui se heurte à la machine à user et démoraliser que représente le système environnant. Elle n’est que la conséquence, ou l’expression de la vertu théologale d’espérance.
Il reste le positif, c’est-à-dire l’engagement dans des activités allant *effectivement* à l’encontre du système dominant. C’est dans ces activités que se mesureront degré de conscience et dispositions qui viennent d’être rapidement décrits. Mais ceci est un autre chapitre.
Bernard Dumont
\* Texte de la conférence donnée dans le cadre du colloque « Figures de la tyrannie. Analyses et perspectives » (IEPM, Paris, 7 mai 2016)