# L'ESPRIT DU PROTESTANTISME en Suisse[^1]
[^1]: Journet Charles abbé, L’esprit du protestantisme en Suisse, édition DDB 1924
**Abbé Charles JOURNET**, vicaire à l’église du Sacré-coeur à Gevève
Extraits
Dédicace de l’ouvrage
A JEANNE DE JUSSIE ET A SES COMPAGNES, LES PAUVRES RELIGIEUSES DE MADAME SAINTE CLAIRE, QUI, LE 29 D'AOÛT 1535, A CINQ HEURES DU MATIN, DEUX A DEUX, PAR LA MAIN, BIEN RELIGIEUSEMENT ORDONNÉES ET COMPOSÉES EN SILENCE, ESCORTÉES DE TROIS CENTS ARCHERS BIEN EMBÂTONNÉS, SORTIRENT POUR JAMAIS DE LA CITÉ DE GENÈVE OÙ ELLES NE POUVAIENT PLUS OBSERVER LEUR ÉTAT NI FAIRE LE DIVIN SERVICE.
[137] LA « CHRISTIAN SCIENCE »
Il ne manquait plus à l'angélisme que d'être illustré par quelques égarés qui prétendraient que, Dieu étant Esprit, tout ce qui vient de lui ne peut être qu'Esprit; que la matière est « illusion » (p. 591)[^2] ; que « ces deux théories contradictoires que la matière est quelque chose, ou que tout est entendement, se disputeront le terrain, jusqu'à ce que l'une des deux soit reconnue victorieuse » (p. 492) ; que « les sens corporels sont des illusions mortelles et erronées » (p. 477) ; que « l'être est sainteté, harmonie, immortalité », qu'« il est déjà prouvé que la connaissance de ce fait, si faible soit-elle, élèvera la norme physique et morale des mortels, augmentera la longévité, purifiera et ennoblira le caractère », et qu'« ainsi le progrès détruira finalement toute erreur et mettra l'immortalité en lumière » (p. 492) ; mieux encore, que « l'homme est incapable de pécher, d'être malade et de mourir » (p. 4.75) ; que « toute évidence matérielle de la mort est fausse, car elle contredit les faits spirituels de l'être » (p. 584) ; que le Christ enfin est « la manifestation divine de Dieu, qui vient à la chair pour détruire l'erreur incarnée » (p. 583). Telles sont les doctrines originelles de la *Christian Science.* Les adeptes de cette religion mangent encore, et meurent apparemment comme tout le monde ; mais déjà ils ne prennent plus de remèdes, ils guérissent toutes les [138] maladies « fonctionnelles » et « organiques », restaurent « ce qu'on appelle la substance consumée des poumons » (p. 162), et les meilleurs d'entre eux, en réalité, ne meurent plus : « Si vous ou moi paraissions mourir, nous ne serions cependant pas morts ; ce décès apparent résulterait au vrai de l'opinion accréditée qu'il faut mourir, ou d'un assassinat mental; il n'improuverait en rien la vérité de la *Christian Science* » (p. 164).
[^2]: Les citations renvoient à *Science et Santé avec la Clef des Écritures,* par MARY BAKER EDDY.
Ces divagations du sens des réalités temporelles n'auraient certes pu germer dans des esprits romands. William James nous dit glorieusement que la philosophie de la *mind-cure* est « la seule vraiment originale qui soit née en Amérique ». C'est bien, en effet, le châtiment de l'Amérique d'avoir inventé un tel spiritualisme. Les protestants équilibrés jugeront toujours, chez nous, que « le Scientisme n'a aucun droit à porter le nom de *science,* car ses bases expérimentales sont sans valeur probante, et ses méthodes à l'opposé de la méthode scientifique », qu' « en tant que système philosophique capable d'expliquer l'énigme du monde et en particulier le problème de l'existence du mal, il est d'une naïveté enfantine »[^3]. Cependant, même après avoir reconnu, comme le fait M le pasteur Durand-Pallot, la nature panthéiste de la *Christian Science*, ils se réjouiront de ses progrès, « dans la mesure où elle amènera des âmes du terre à terre des préoccupations vulgaires à la soif de la religion en esprit et en vérité ». Ils se borneront à lui rappeler que tout ce qu'elle contient de bon, « l'Évangile antique le possède en puissance » (!), et à lui conseiller de prêcher un spiritualisme un peu moins accéléré.
[^3]: *Qu'y a-t-il de bon dans la « Science Chrétienne »*, par M. CH. DURAND-PALLOT, Genève, s. d., p. 21 et 22.
[139] CHAPITRE III
**LA LIBERTÉ « ÉVANGÉLIQUE »**
On oppose fréquemment la religion d'autorité que serait le catholicisme à la religion de liberté que serait le protestantisme. Autorité ou liberté, catholicisme ou protestantisme, il faudrait choisir. Cette formule est pourtant bien inexacte. Le catholicisme pense retenir la seule notion véritable de la liberté, et le protestantisme pense bien posséder la seule notion suffisamment souple, vivante, opportune, de l'autorité. Il faudra donc, ici encore, opposer beaucoup plus radicalement catholicisme et protestantisme. Ils ne rivalisent point comme deux adversaires qui insisteraient sur les deux aspects extrêmes d'une indivisible réalité et qui se partageraient équitablement, avec les moitiés de « ce qui est », le vrai et le faux, les raisons et les torts. Ils s'opposent comme tout le vrai s'oppose à chacune des formes de tout le faux. D'un côté, la pure notion de la liberté, de l'autorité, de leurs mutuels rapports; de l'autre, une forme corrompue de cette notion.
On perçoit mieux et quasi sensiblement que la liberté et l'autorité sont deux notions corrélatives, qui seront faussées parallèlement et simultanément, lorsqu'on examine comment s'est effectué en Suisse le passage, le glissement, de la notion catholique de la liberté, de l'autorité et de leur conciliation, à la notion protestante de la liberté, de l'autorité et de ce qu'on essaie d'appeler leur conciliation.
RELIGION (catholique) D'AUTORITÉ PUISQUE RELIGION DE L'ESPRIT
Aux heures de sa vie mortelle, le Christ-Dieu, en rassemblant autour de lui les premiers membres de son Église, les [140] vivifiait par une double prévenance de sa miséricorde : d'une part, *il proposait* à leurs yeux et les vérités où s'exprimaient en langue humaine les mystères de la Déité et les préceptes de la vie sainte : « Et Jésus, ouvrant sa bouche, les enseignait... » (Matth., V, 2) ; c'était un enseignement, l'appel adressé du dehors, la forme extérieure et visible que prenait la grâce.
D'autre part, il leur *infusait* secrètement au coeur une lumière de foi pour élever leur intelligence au niveau des vérités qu'il leur annonçait, une ferveur surnaturelle de l'espérance et de l'amour pour animer leur volonté du désir de la sainteté : « Notre coeur n'était-il pas tout brûlant en nous tandis qu'il nous parlait ? » (Luc, XXIV, 32) ; c'était une impulsion, le souffle de Dieu sur l'âme, la forme intime et secrète de la grâce.
Jamais l'Autorité ne parut autant que dans les formules de Jésus : « Qui croira sera sauvé, qui ne croira pas sera condamné » (Marc, XVI, 16) ; « Qui ne prend pas sa croix pour me suivre n'est pas digne de moi » (Matth., X, 38) ; et encore: « Il les enseignait comme ayant autorité et non comme les scribes » (Marc, 1, 22) ... Jamais non plus la nécessité de l'Autorité dans la religion de l'Esprit ne fut plus claire.
Déjà, dans l'ordre naturel, il est exact de dire que plus un jugement, une formule *s'imposent* irrésistiblement par leur évidence, plus ils font vivre notre intelligence en donnant issue à son besoin de savoir et en la *libérant* de la potentialité et de l'erreur. Mais seuls des jugements et des formules surnaturellement autorisés sont capables, pour faire vivre les âmes, de donner issue aux vertus infuses de foi, d'espérance, de charité dont les orne la divine largesse. La grâce surnaturelle serait éternellement sommeillante et captive si l'indication de formules et de préceptes surnaturellement garantis ne venait la tirer de la potentialité et la garder des erreurs. A la hauteur où nous sommes, opposer la religion d'Autorité et la religion de l'Esprit n'a donc plus aucun sens.
Il n'y en aurait aucun non plus à opposer la liberté chrétienne et la société chrétienne.
[141] LA LIBERTÉ CHRÉTIENNE PAR LA SOCIÉTÉ CHRÉTIENNE
Mieux encore que Jean-Baptiste, Jésus fut une *Voix,* la voix humaine, sensible, par laquelle le Verbe consubstantiel au Père se révélait et se proposait ouvertement à tous. Il était encore autre chose : sa nature humaine tout entière était la *cause instrumentale* par laquelle, de façon toujours sensible, la grâce et les pardons divins s'écoulèrent mystérieusement dans les coeurs.
Depuis l'Ascension, Jésus s'est rendu invisible. Mais l'économie surnaturelle par laquelle Dieu s'est manifesté concrètement au monde ne devait point alors être bouleversée. La sagesse et les exhortations divines, les grâces et les pardons intérieurs eux-mêmes, devaient continuer à venir sensiblement aux hommes qui ont besoin de voir et de toucher pour pouvoir aimer et comprendre. Et comme la forme sociale est, parmi les formes vivantes visibles et sensibles, la seule qui puisse ici-bas jouir de la pérennité, Dieu devait confier la proposition extérieure de la vérité divine au cours des siècles, et même la communication des grâces intérieures[^4], à une société, surnaturelle et visible, l'Église. « Comme le Père m'a envoyé, je vous envoie... les péchés seront remis à qui vous les remettrez... » (Jean, XX, 21 à 23). « Allez, enseignez toutes les nations, leur apprenant à observer ce que je vous ai confié » (Matth., XXVIII, 19 à 20).
[^4]: Les grâces du Christ passent normalement mais non *exclusivement*, disent les théologiens, par le pouvoir sacramentel de l'Église.
Mais ici, que l'on comprenne le rapport de l'Église au Christ.
Jésus, devenu invisible, continue d'infuser comme « cause principale » (puisqu'il est Dieu) et comme « cause instrumentale conjointe à la Divinité » (puisque sa nature humaine est personnellement unie au Verbe), la grâce dans les âmes. L'Église ne le supplée pas dans cette oeuvre ; le pouvoir sacramentel [142] dont Jésus l'a investie n'a que le rôle d'une « cause instrumentale séparée », que le Christ se subordonne - un peu comme il se subordonnait l'emploi de la boue pour guérir l'aveugle, ou mieux encore l'emploi d'une parole pour remettre les péchés - et dont il se sert *normalement,* bien que non *exclusivement* : la grâce de Dieu, dit la théologie catholique, et la vertu rédemptrice pouvant déborder les sacrements. Dans l'ordre donc de la communication aux âmes d'une vie intérieure surnaturelle, ce n'est pas le pape; mais le Christ, qui est chef de l'Église ».[^5]
[^5]: Cf. IIIa, q. 8, a. 6 : « *Utrum esse caput Ecclesiae sit proprium Christo*. » Il est si vrai que le pape et les prêtres ne font que transmettre une grâce qui vient de plus haut, du Christ même, que leur état de sainteté ou de péché n'est pas ici en question. Sans doute, ils sont soumis, et pour de plus nombreuses raisons que les laïques, au commandement de la sainteté, mais leur médiocrité, leurs défaillances mêmes, ne font point échec, dans cette ligne du moins de la causalité sacramentelle, aux miséricordieuses initiatives du Christ. Cette distinction entre *l'ordre des pouvoirs* et *l'ordre de la grâce*, entre les *grandeurs de hiérarchie* et les *grandeurs de sainteté*, la Réforme ne l'a pas un instant comprise.
Mais, outre le pouvoir sacramentel qu'il se soumet, Jésus a confié à l'Église la mission de le remplacer, non point dans la charge de révéler la vérité divine, mais dans celle plus humble de proposer et d'expliquer au monde, d'une façon publique, infaillible, vivante, soit les vérités que lui-même révéla, soit les règles d'une vie qui doit organiser directement les choses spirituelles, et indirectement[^6], c'est-à-dire pour autant qu'elles sont en connexion nécessaire avec la fin surnaturelle des hommes, les choses terrestres. « Je suis avec vous tous les jours jusqu'à la fin des temps. Enseignez toutes les nations, leur apprenant à pratiquer ce que je vous ai commandé » (Matth., XXVIII, 19 à 20).
[^6]: On appelle pouvoir indirect de l’Eglise, la répercussion temporelle d’une action purement spirituelle. (NDLE)
Pas plus donc qu'entre la religion de l'Esprit et la religion d'Autorité, il n'y a possibilité de dénoncer un conflit entre la vie surnaturelle des âmes et la société surnaturelle que le Christ a rendue participante de son Autorité. Dès *qu'on commence à opposer la vie intérieure à l'Église, c'est que la vie intérieure commence à ne plus être ce qu'elle fut* [143] *chez un saint François d'Assise et un saint Thomas d'Aquin, chez une sainte Catherine de Sienne et une sainte Thérèse*. La liberté d'esprit qui n'est plus servie ni secourue, mais gênée et offusquée par l'autorité de la société surnaturelle, doit avoir varié. Elle est en train de devenir ce qu'on a appelé la liberté « évangélique » en désignant par cette expression toute volonté d'indépendance, si variées qu'en soient les formes, vis-à-vis de l'Église catholique.
LIBERTÉ « ÉVANGÉLIQUE » ET ÉGLISE CATHOLIQUE
Le conflit entre la liberté « évangélique » et l'Église (catholique) aboutit tout de suite en Suisse, peu après en Allemagne, à la substitution officielle de l'ordre d'une Église d'État à l'ordre de l'Église romaine. Il y eut bien des « fanatiques » : anabaptistes, serfs, paysans soumis aux corvées, qui, au nom de la Bible et d'une notion un peu différente de la liberté évangélique, protestèrent contre l'instauration d'une religion nationale. Mais ils furent écrasés. L'idée qui triomphait était celle d'une liberté évangélique qui, loin d'être à l'étroit dans les cadres de l'État, s'y trouvait à son aise. Ce qu'on appelait la liberté évangélique et qu'on défendait avec violence contre l'Église romaine, c'était donc, à Zurich, avant tout - il s'y mêlait sans doute bien d'autres éléments - les revendications d'un nationalisme rebelle au pouvoir indirect (sur les choses civiles) et direct (sur les choses religieuses), de l'Église (catholique). L'Église de Zwingli nous offre l'exemple le plus pur d'une liberté « évangélique » conçue comme une émancipation de la vie nationale vis-à-vis de toute la juridiction catholique.
Le cas de Calvin est un peu plus complexe. Le nationalisme genevois lui importait moins que le règne de *l'Institution* *chrétienne*. Il le fit voir en recevant à la bourgeoisie quantité de réfugiés et en sévissant contre le parti des *Libertins* qui, encouragés par Berne, prétendaient incliner l'Église devant l'autorité civile. Il réussit par son énergie à imposer un [144] régime qui résorbait pratiquement l'État dans l'Église, mais qui devait peu à peu tourner, après sa mort, à résorber l'Église dans l'État. Dans un autre domaine, semblablement, le pseudo-surnaturalisme de Luther et de Calvin, qui tentait de dissoudre la nature dans la grâce, devait aboutir assez vite au pélagianisme rousseauiste, où la grâce se dissout complètement dans la nature. L'État évangélique de Calvin et l'Évangile étatiste de Zwingli sont deux formes opposées d'une même erreur initiale : la confusion de l'Église et de l'État. Cette erreur, simplement pratique chez Calvin, théorique en plus chez Zwingli, manifeste l'impuissance où l'on est, en dehors du catholicisme, de maintenir l'indépendance de l'Église vis-à-vis des États ou, plus généralement, des formules sociales et politiques en faveur. Incontestablement, elle exprime une idée anticatholique : l'abolition de la distinction, dont s'indigne l'auteur du *Contrat social,* entre les choses de Dieu et les choses de César[^7], et elle marque un retour au régime païen de la religion d'État. La primitive liberté « évangélique » ne pouvait s'acclimater à cette confusion qu'en s'altérant profondément. Aussi connut-elle des soubresauts.
[^7]: Le droit indirect de l'Église sur les choses temporelles, quand il s'agit du salut des âmes, présuppose bien loin de la détruire, une *distinction de nature,* très nette, entre la puissance ecclésiastique, préposée aux choses divines, et la puissance civile, préposée aux choses temporelles. Cf. Léon XIII, Encyclique *Immortale Dei*, sur la constitution chrétienne des États, 1er novembre 1885.
LA LIBERTÉ « ÉVANGÉLIQUE » ET LES ÉGLISES D'ÉTAT
Les anabaptistes ayant été réprimés de bonne heure, la liberté « évangélique » n'avait pas eu le temps, à Zurich, de montrer toutes ses virtualités. Elle avait pris aussitôt, dans le nationalisme, un corps qui, en vieillissant, commença à lui peser et qu'elle voulut alors essayer de consumer. Au bout d'un ou deux siècles, elle eut en effet, de nouveau, l'impression d'être entravée ; et comme elle avait primitivement épuré l'Évangile de l'organisation catholique, elle se mit en devoir de l'épurer, [145] cette fois-ci, de l'organisation de l'État. Elle déclara que l'étatisme était du catholicisme. Elle s'avisa, en tout cas, que c'était du paganisme. « Dans l'enceinte même du protestantisme, écrit Vinet, qui n'est autre chose qu'un rempart élevé pour la défense de l'individualité religieuse, un nouveau catholicisme prit naissance comme si une puissance ennemie avait conjuré l'éternel avortement de la liberté. Ce catholicisme louche et boiteux, c'est l'église d'État ou le nationalisme religieux »[^8]. Ainsi donc, après avoir proclamé bien haut la nature évangélique de l'État qui favorisait une certaine liberté intérieure, on entreprit de publier non moins fort sa nature foncièrement païenne depuis qu'il contrariait une nouvelle notion de la liberté intérieure. Les théologiens de la Suisse voulurent sans retard se mettre à l'oeuvre.
[^8]: *Du Socialisme considéré dans son principe*, 1846, dans l'*Éducation, la Famille et la Société*, p. 455.
Nous avons rappelé, dans la mesure où ils éclairaient les faits, les principes de la théologie catholique sur les rapports de l'Église et de l'État[^9]. Quant à une doctrine de l'État, elle présupposerait, outre la distinction entre le bien commun *immanent* : par exemple l'ordre intérieur de l'armée, et le bien commun *séparé*[^10] : par exemple la victoire désirée par le chef, la distinction capitale entre l'*individualité,* par laquelle nous participons à la matière, à l'espace, au temps, et la *personnalité,* par laquelle nous sommes des substances spirituelles, intelligentes et libres. « Selon l'enseignement de saint Thomas, l'*individu* comme tel est bien *ut pars* dans la cité, et il est ordonné au bien de la cité comme la partie est ordonnée au bien du tout, au bien commun qui est *plus divin.*
[^9]: Voir plus haut, p. 26 et suiv.
[^10]: La notion des deux biens communs temporels ( !) fait partie de la rhétorique personnaliste (présente même chez p. Schwalm op) : Cf la critique de ce concept chez Lachance Louis, L’humanisme politique de saint Thomas d’Aquin, éd Le lévrier 1965 (NDLE).
Mais, s'il s'agit de la *personne* comme telle, le rapport est inverse, et c'est la cité humaine qui est ordonnée au bien de la personne[^11], lequel est, en fin de compte, le « Bien commun séparé » de l'univers tout entier, je veux dire Dieu lui-même ; car toute personne humaine est ordonnée directement [146] à Dieu comme à sa Fin ultime. Ainsi, en chacun de nous, l'individu est pour la cité, et doit au besoin se sacrifier pour elle, comme il arrive dans une juste guerre[^12]. Mais la personne est pour Dieu ; et la cité est pour la personne, et elle a le devoir, tout en lui assurant des conditions de vie terrestre proprement *humaines,* de lui faciliter indirectement l'obtention de sa fin éternelle. Ainsi le christianisme maintient et renforce l'armature sociale et les hiérarchies de la cité ».[^13]
[^11]: On reconnaît ici la thèse personnaliste disqualifiée par Louis Lachance, op cit. Pour Thomas d’Aquin il n’y a **aucune différence** entre individu humain et personne. La personne est ordonnée d’une part au bien commun politique et d’autre part au bien commun de l’Église. A aucun moment et sous aucun angle de vue, la cité n’est ordonnée à la personne. La cité est une **condition** du salut du plus grand nombre et non pas un moyen de salut individuel. (NDLE)
[^12]: On explique de façon analogue, en théologie, que toutes les souffrances du Christ soient pour l'humanité, et que toute l'humanité soit pour la gloire du Christ.
[^13]: M. Jacques MARITAIN, *Revue universelle*, 1923, p. 39. La formule *thomiste* domine à la fois la formule *individualiste* et la formule *collectiviste,* comme la vérité domine à la fois les deux formes opposées de l'erreur. Au début de *l'Émile*, J.-J. Rousseau a écrit, au contraire : « Il faut opter entre faire un *homme* ou un *citoyen,* car on ne peut faire à la fois l'un et l'autre. »
A l'aide de ces notions essentielles, on pourrait étudier d'un point de vue purement philosophique la société religieuse. On pourrait établir qu'elle est nécessaire pour permettre à l'espèce humaine d'atteindre sa fin. Car, si chaque homme, considéré dans son essence, porte en lui-même toute l'activité intellectuelle suffisante pour reconnaître l'excellence divine, en fait, la difficulté du sujet, les besoins pressants de la vie empêcheraient un grand nombre d'hommes de parvenir à connaître et à servir Dieu avec la mesure d'exactitude qui serait normale[^14]. On conclurait sans peine, qu'en droit, la vie religieuse personnelle et la vie religieuse sociale, la conscience et l'Église, au lieu de s'opposer comme deux termes antinomiques, sont assemblées par un lien essentiel. Il serait déjà plus délicat, pensons-nous, de démontrer, et surtout beaucoup moins aisé d'introduire dans les faits, la distinction d'ordre qui doit exister entre la société civile, ordonnée au bien temporel, et la société religieuse, ordonnée au bien spirituel.
[^14]: Cf. le P. Schwalm, *Leçons de Philosophie sociale*, t. I, p. 115.
L'aversion du protestantisme pour la spéculation intellectuelle, son erreur initiale sur les rapports de la nature et de [147] la grâce et sur l'effet du péché originel, ont empêché les penseurs romands de présenter une doctrine approfondie de la société politique ou religieuse. Celui d'entre eux qui s'y est appliqué davantage est Alexandre Vinet dans son essai sur le *Socialisme considéré dans son principe* (1846)[^15]. Dieu, dit-il, en créant l'homme, a créé la société. L'homme social est en germe dans l'homme individuel. L'idée de société est impliquée dans celle d'humanité. Dans l'état d'innocence et de félicité primitives, la société eût donc existé. Mais, si elle eût comporté des inégalités, exigé des subordinations[^16], elle eût exclu la tyrannie, les dérèglements de l'égoïsme et des passions. Alexandre Vinet est, là-dessus, d'accord avec saint Thomas, si toutefois il n'entend pas exclure de la *société* antérieure à la chute, en proposant de l'appeler *communion,* les notions d'inégalité et de subordination qui y eussent trouvé place. « La *société,* dit Vinet, est, à quelques égards, une ligue défensive ; cette idée est étrangère à la *communion ;* car la communion appartient à une période de sécurité, où, tous les dangers étant écartés, tous les besoins prévenus, toutes les passions ensevelies dans l'amour divin, la seule sympathie, une sympathie toute sainte, pouvait pousser l'homme vers l'homme, et former entre eux des relations suivies »[^17]. Où commence un profond dissentiment, c'est lorsque Vinet oublie, après Luther et Calvin et à la suite du Pascal janséniste, que l'état d'innocence était miraculeux et non pas normal, surnaturel et préternaturel, et non pas naturel, purement gratuit et non pas dû. Un oubli si grave l'oblige immédiatement à estimer contraire à la nature et anormale la société telle qu'elle peut exister après la chute originelle. « La société a suivi la chute[^18], la communion l'a précédée ». Cette société qu'il appelle *l'État,* pour mieux [148] l'opposer à la communion primitive, peut-elle être autre chose, en effet, qu'un fruit fatal de perversité, un produit inévitable, mais radicalement vicié, de notre corruption naturelle ? « La société, ou la communion, antérieurement à la chute, accueillait, embrassait d'elle-même tous les intérêts, tous les devoirs, toute la vocation de l'homme. Chaque homme, en y entrant, s'y retrouvait tout entier ; augmenté probablement, non diminué. Sur aucun point, le conflit n'était possible. *Il l'est maintenant sur tous*. Les volontés sont infiniment diverses, et pareilles seulement en ceci que chacune porte en soi non l'amour, mais la haine de la règle. Tandis que, dans l'ordre de choses normal, chacune emploie tout ce qu'elle a de force à se subordonner, chacune, dans l'état actuel, manifeste sa présence par un effort contraire.
[^15]: Dans l'*Éducation, la Famille et la Société*, p. 140 et suiv.
[^16]: « Homo naturaliter est animal sociale ; unde hommes in statu innocentiae socialiter vixissent... etc. », dit saint Thomas, Ia, q. 96, a. 4.
[^17]: *Op. cit*., p. 416.
[^18]: La nécessité de la poursuite du bien commun entraîne la nécessité de l'Autorité. Cette domination de l'homme sur l'homme aurait existé (même) dans l'état d'innocence : Thomas d’Aquin, ST q 96 : « Aussi bien, même dans l'état d'innocence, les hommes eussent vécu en société. Or la vie, en société, de plusieurs, ne saurait être, s'il n'était quelqu'un qui préside, à l'effet de veiller au bien général ». in Pègues Thomas tome V p 152 (NDLE)
*C'est pour cela, surtout, que la société est devenue État. L'État est la force de tous tenant en échec la force de chacun.* L'État est la barrière opposée par la raison et l'intérêt général aux instincts sauvages qui grondent sourdement au fond de tous les coeurs. L'État, dans une même société, c'est la loi, et sa sanction pénale; d'une société à l'autre, l'État, c'est la guerre.
*L'État, primitivement, est donc une menace permanente et une contrainte organisée.* On s'y soumet parce qu'il le faut ; on s'y soumet parce qu'à ne pas se soumettre il y aurait plus à perdre qu'à gagner; on s'y soumet enfin parce qu'on finit par y trouver quelque douceur; mais il a fallu se soumettre ; il faut se soumettre tous les jours ; la contrainte, quelque modérée qu'elle soit, ne cesse jamais d'être sensible ».[^19] Mais, pendant que l'organisation d'État est vouée à l'irrémédiable corruption originelle, voici, dit Vinet, que la conscience individuelle est restaurée et vivifiée par le Christ. « Il y a pour tous une naissance selon la chair, et pour un certain nombre une naissance selon l'esprit. Or, la société civile, qui embrasse sans distinction tous les individus humains nés sur le même sol, est-elle née de l'esprit ou de la [149] chair ? Il faut ou répondre qu'elle est née de la chair, ou effacer de l'Evangile la distinction des deux naissances. Donc l'homme individuel capable d'une seconde naissance est revêtu d'une capacité que n'a point la société. Une différence aussi considérable atteste suffisamment que l'homme et la société sont deux. Il y a donc, en vertu de la chute première, ou à prendre la nature humaine telle qu'elle est; il y a dualité entre l'homme et la société, et, sur certains points, cette dualité, pour parler le langage de l'école, est irréductible ».[^20]
[^19]: *Op, cit*., p. 419.
[^20]: *Op, cit*., p. 435 et 437
Irréductibilité qui donne naissance *en droit* à un conflit entre d'une part la société et d'autre part l'individu dont elle doit « respecter les scrupules, même mal fondés, autant qu'elle le peut »[^21]. Irréductibilité cruelle, qui met à la torture, mais qu'il faut entretenir et cultiver, puisqu'elle ne pourrait cesser que par l'absorption de la conscience individuelle et baptisée dans la conscience collective et païenne, c'est-à-dire, en d'autres termes, que par l'avènement du socialisme ou, c'est tout un, du catholicisme : « La nouvelle Rome inaugura, insensiblement, un socialisme nouveau. Le catholicisme, en effet, n'est point autre chose. Il n'a pas ouvertement nié le principe de l'individualité en matière religieuse; il ne l'eût pas osé ; il se contenta de proclamer des prétentions avec lesquelles ce principe est incompatible »[^22].
[^21]: *Op. Cit.*, p. 428
[^22]: *Op. cit.*, p. 455. La thèse de Vinet a été exploitée par Gaston Frommel qui ne se lassait pas de prédire - avec quelle fortune, on en peut juger aujourd'hui où le mouvement socialiste s'est introduit dans le corps pastoral de la Suisse alémanique et même romande - la prochaine coalition, contre le protestantisme et les droits de la conscience, du double collectivisme socialiste et catholique.
« Le catholicisme et le collectivisme social sont deux frères. Ils sont de même origine et de même nature ; s'ils doivent grandir, ils grandiront ensemble et se prêteront un mutuel appui. Ils se le prêtent déjà, et, par-dessus des barrières qui semblaient infranchissables, on les voit se tendre une main fraternelle. S'uniront-ils plus étroitement encore ? Leurs efforts combinés par une indissoluble alliance triompheront-ils un jour de ce qui reste au monde de liberté, de foi morale, de conviction spirituelle, c'est-à-dire de substance humaine ? » (1885, dans *Études religieuses et sociales*, p. 135). Frommel ajoute : « Le collectivisme religieux et le collectivisme social sont le refuge naturel des âmes qui s'abandonnent. Or ces âmes sont légion ; leur nombre augmente tous les jours et rien ne semble indiquer qu'elles soient près de se ressaisir ». C'est, comme on voit, à des doctrines sur les rapports de la conscience et de la société dont l'indigence théologique et philosophique éclate aux esprits, que s'origine le procédé - il est devenu un lieu commun de l'apologétique protestante - qui représente toutes les conversions du protestantisme au catholicisme comme le résultat d'une lassitude, d'une décadence, d'une abdication de la conscience individuelle.
[150] Ayant, d'une part, perdu complètement le sens d'une société surnaturelle par le ministère de qui nous sont conférées sacramentellement les grâces et proposées extérieurement la vérité et les préceptes révélés ; nourri, d'autre part, de doctrines si pauvres et si foncièrement erronées sur les rapports de l'individu avec l'organisation sociale en général, le protestantisme, on le comprend, ne peut que se méprendre extraordinairement sur la nature de l'Église catholique. Il se trouvera toujours des égarés qui se plairont à opposer le pape chef de l'Église catholique à Jésus-Christ, chef de l'Église protestante. Mais les esprits mêmes dont l'examen veut être plus éclairé et l'attention plus sympathique, ne savent dépeindre l'Église catholique autrement que comme une admirable « école d'autorité », une prodigieuse « institution d'ordre », qui, sous la pression d'une logique interne et pour conjurer davantage tout péril d'anarchie, entreprend la divinisation progressive du pape - le dogme de l'infaillibilité n'en est-il pas l'irrécusable preuve ? - absolument à la manière dont l'impérialisme romain, au troisième siècle de notre ère, avec la réforme de Dioclétien, aboutissait à la scandaleuse divinisation des Empereurs. « L'évêque de Rome, dit Frommel, devint peu à peu dans l'Église ce qu'avait été le César dans l'Empire. La papauté naquit de la copie du césarisme »[^23], et M Neeser nous parle très sérieusement « de l'éblouissante magie d'un Dieu matériellement saisi dans le cerveau papal ».[^24]
[^23]: *Études religieuses et sociales*, p. 296.
[^24]: *Revue de Théol. et de Philos*, 1923, p. 110
Toutefois, ce sont beaucoup moins ces aberrations relatives à l'Église romaine qu'il importe ici de souligner, que la [151] thèse où Vinet proclame un essentiel, primitif et irréductible antagonisme entre, d'une part, la formule authentique de la liberté évangélique, et, d'autre part, la formule d'une Église d'État et même d'une organisation politique. Thèse remarquable, où s'avère une notion plus épurée et plus explicite, par conséquent plus virulente et plus anarchique, de la liberté « évangélique », que la notion implicite, grossière, chargée encore de scories, pour le succès de laquelle avait péri Zwingli. A la suite de Vinet, les deux tiers des pasteurs du canton de Vaud se séparèrent de l'Église d'État pour fonder une Église libre.
LA LIBERTÉ « ÉVANGÉLIQUE » DANS LES ÉGLISES LIBRES ET LES SECTES
Voilà donc la liberté évangélique en quête de formes sociales qui ne lui soient pas intolérables. Heureux les anges ! ils ne sont point assujettis à être éduqués par une société, ils n'ont pas à être enseignés, ni à parcourir péniblement les lentes routes du progrès, puisqu'ils furent comblés, dès la création, de toutes les « espèces intelligibles » dont ils étaient capables.
Mais pour l'homme, il n'est qu'un animal raisonnable, c'est-à-dire un être qui naît ignorant, avec la seule capacité de savoir, un être dont la nature est d'être enseigné, d'être admis au bénéfice d'une tradition, c'est-à-dire d'une société.
L'état de société est nécessaire trop foncièrement à l'homme pour que les partisans de la liberté « évangélique » puissent songer tout de suite à le répudier. Ils s'y résigneront d'abord, comme l'âme du platonicien à son corps.
Ils chercheront, dans les Églises libres, un corps plus apte à incarner l'esprit « évangélique », mais sans même avoir, dorénavant, l'illusion d'échapper jamais à la contradiction : « Nous sommes tous sectaires, écrivait Vinet un peu avant de mourir; et ce qui importe le plus, ce n'est pas de ne point l'être, mais de dominer spirituellement la secte dont nous faisons [152] partie, de faire primer le fond sur la forme. *Nous n'y parvenons guère qu'au moyen de quelque inconséquence, ou, pour trancher le mot, de quelque grosse contradiction* **;** car toute secte renferme un élément d'erreur, et nous ne dominons l'erreur que par la vérité. - Je n'ai nulle envie de faire l'éloge des sectes; mais enfin, dans notre infirmité actuelle, la forme ou la secte est à la vérité ce que notre chair, pesante et corruptible, est à l'esprit qui habite avec elle, une poudre qui doit retourner dans la poudre d'où elle a été tirée, tandis que l'esprit retournera au Dieu qui l'a donné, et qui, dans une économie nouvelle et meilleure, lui prépare un corps nouveau et meilleur ».[^25]
[^25]: De la Théologie du livre des Pensées, 1846, dans Études sur Blaise Pascal, p. 220.
Le protestantisme, dit avec beaucoup d'assurance Auguste Sabatier dans son *Esquisse d'une philosophie de la religion*, « *résout* le conflit de la liberté et de l'autorité, comme le, résolvent les gouvernements libres et ordonnés; il ne *supprime pas* l'un des termes, mais il les *concilie* en réduisant l'autorité à son rôle pédagogique et en donnant l'esprit chrétien pour âme et pour règle intérieure à la liberté ».[^26] C'est pourtant le même Sabatier qui écrivit, dans le *Journal de Genève* du 5 mai 1896, ces autres paroles : « On n'est pas chrétien ni religieux parce qu'on réclame le droit de croire, mais par le fait qu'on a une foi. Pour constituer une association religieuse, ne faut-il pas, entre les membres associés, des convictions communes qu'ils puissent professer ensemble ? En d'autres termes, sans définition de la foi et sans confession de foi, peut-il y avoir une Église ? On aperçoit d'ici les deux termes de *l'antinomie inhérente au protestantisme*. Si vous n'avez pas de confession de foi, qui êtes-vous? Quelle société formez-vous ? Pourquoi existez-vous ? Et si vous promulguez une profession de foi, si vous voulez me l'imposer d'autorité et malgré la résistance de ma [153] conscience, comment êtes-vous encore protestant ? Que faites-vous d'autre que ce que fait le catholicisme, et contre quoi vous dites que Luther et Calvin ont bien fait de se révolter ?... Cette antinomie est réelle, mais c'est une antinomie vivante, qui, si elle *est insoluble théoriquement,* s'atténue et s'efface dans des solutions provisoires et progressives comme la vie elle-même ».[^27]
[^26]: p. 252.
[^27]: Cité par M. GOYAU, *l'Allemagne religieuse, le Protestantisme*, p XII.
L'antinomie signalée comme insoluble par Vinet et A. Sabatier, un livre sur *le Christianisme de l'avenir,* écrit par un pasteur zurichois sous le pseudonyme de *Hans Faber* et traduit à Genève, propose de la résoudre définitivement par la suppression radicale des églises et par l'instauration d'un royaume sans organisation quelconque, ni pasteurs, ni Bible, ni enseignement catéchétique, où Dieu écrira librement, enfin, sa loi dans chaque conscience. « Il s'agit donc de reconnaître que l'Église est une institution humaine, un phénomène historique transitoire, qui a eu son temps et doit passer comme tant d'autres. Elle n'a pas d'avenir et l'avenir n'aura rien qui lui ressemble... Cet effondrement de l'Église nous paraît nécessaire, inévitable, une libération. Toutes les églises sont des organisations passagères, trop petites et trop étroites pour retenir l'esprit de Celui qui apporta la Bonne Nouvelle au monde. Il faut que le vase soit brisé pour que l'odeur du précieux parfum remplisse la maison »[^28]. Voici donc venir le jour que plusieurs attendent, où la liberté évangélique achèvera de renverser ce qui reste encore d'églises, où le tolstoïsme intégral habitera la terre, où le paradis qu'on croyait perdu sera découvert.[^29]
[^28]: *Le Christianisme de l'avenir*, traduction autorisée de John Jaques, s. d., p. 188.
[^29]: « Je ne pense pas, disait Flournoy, que l'Évangile ait fait son temps ou soit au-dessus de la portée des foules, puisque c’est à elles que son auteur le destinait ; je crois, au contraire, que la foi chrétienne, la foi du Christ ou la foi au Christ, est dans son essence intime une réalité psychologique, une expérience personnelle accessible aux plus humbles, un fait de conscience qui survivra à l'oubli de tous les systèmes théologiques et à l'effondrement de tous les clergés, et dont la puissance vitale et régénératrice sauvera nos civilisations (si quelque chose doit les sauver) par le moyen des individus qu'elle aura renouvelés ». Cité par M Pierre BOVET, *Semaine littéraire*, Genève, 13 novembre 1920.
[154] Ainsi, plus s'épure la notion de liberté « évangélique », plus elle se révèle incompatible avec les notions, postulées déjà par l'essence même de notre être, supérieurement et surnaturellement consacrées ensuite par une volonté divine expresse, de société religieuse, donc de tradition religieuse, donc d'enseignement et de discipline religieux. La liberté « évangélique » fait sortir des conditions même humaines, et pousse doucement au gouffre ses plus courageux défenseurs.
Plusieurs protestants qui l'ont vu ont jeté le cri d'alarme.
N'est-ce pas Frommel - car son zèle connut encore cette mésaventure - qui défendit un jour contre Hans Faber et la doctrine de l'inspiration purement individuelle, les droits d'une inspiration sociale ? « Serait-il démontré que l'unique organe de l'Esprit soit l'individu ? Quoi ! les progrès de la vie intellectuelle, scientifique, esthétique, réclameraient des groupements semblables - aux églises - et la vie religieuse, ses intérêts, son développement, sa culture n'en éprouveraient nul besoin ! On nous en convaincra difficilement ».[^30] Plus récemment, M le pasteur Charles Chenevière rappelait aux jeunes trop dédaigneux, que « l'Église, à qui la parole de vie a été confiée, possède un trésor éternel qui est sa raison d'être et dont elle est responsable envers l'humanité ».[^31]
[^30]: *Études religieuses et sociales*, p. 217
[^31]: *L'Église et les Jeunes*, Genève, 1919, p. 4.
Telle est la contradiction dont s'accommode le protestantisme.
LES SOLUTIONS DITES « PROVISOIRES ET PROGRESSIVES » AU CONFLIT DE LA LIBERTÉ « ÉVANGÉLIQUE » AVEC LES ÉGLISES.
D'une part, la société religieuse est naturelle à l'homme. D'autre part, la liberté « évangélique » en est gênée. Que [155] fera cette dernière, sinon tendre vers l'individualisme pur comme une courbe tend vers son asymptote - sans jamais réussir, une fois pour toutes, à dissoudre des sociétés qui ne font que changer de formes ?
Deux voies lui sont ouvertes :
La première conduit à multiplier les sectes. On découpe l'Église en fragments qui seront de plus en plus à la mesure des besoins particuliers de chaque groupe d'hommes.
L'avenir, disait Frommel, appartient à des Églises beaucoup plus restreintes et plus différenciées qu'elles ne le sont actuellement, dépourvues de sanction politique, et fédérativement unies ».[^32] A la limite, on aurait autant d'églises que d'individus. C'est-à-dire qu'il n'y aurait plus du tout d'églises. Mais cette limite est inaccessible et contre nature[^33]. Certains individus s'imposeront toujours aux autres qu'ils rassembleront autour d'eux pour leur faire partager leur foi. De petites églises se formeront au gré des jours. Les unes éphémères, les autres plus durables. Cette pullulation de sectes qui s'agitent dans le corps de l'ancienne église paraît à plusieurs un signe indéniable de vie, l'occasion d'une émulation salutaire. « Ces diversités, écrivait en 1852 le professeur Jean Monod, il ne faut pas seulement les supporter, il faut en profiter. Ce qui fait l'énergie vitale des différentes sectes, c'est précisément la portion de vérité que chacune d'elles a remise en lumière... Recueillons avec soin [156] ces rayons épars de la vérité, afin d'en enrichir notre foi ».[^34]
[^32]: *Études religieuses et sociales*, p 217
[^33]: Vis-à-vis des formes sociales, comme vis-à-vis des formes intellectuelles (voir plus haut p. 82), c'est la même tendance au nihilisme, la même nostalgie de la potentialité pure. « L'humanité ira vers l'autre comme tel, vers le nouveau, et non pas vers le meilleur. Regardez-les donc, il leur suffit de posséder un bien pour vouloir *autre chose,* la vérité les lasse ; quand par chance elle leur est donnée, ils préfèrent la quitter pour trouver du nouveau. C'est alors l'appétit de la matière qui leur remonte au coeur, le goût de leur poussière originelle qui leur monte aux lèvres. » (*Théonas*, p. 113). M. Jacques Maritain explique un peu plus loin comment le *renouvellement* et *l'innovation* sont la loi fondamentale des Beaux-Arts et de l'intelligence *opérative,* tandis que *l'accroissement* et le *progrès* sont la loi fondamentale de la science et de l'intelligence *spéculative.*
[^34]: Cité par M. Charles RIEBEN, *Les Petites Églises,* Lausanne, 1923, p. 209
Mais d'autres, comme Hans Faber, sont d'avis différent :
« Tous les six mois, un fondateur de secte surgit quelque part dans les pays protestants ; il déterre de la Bible, qu'il ne comprend pas, une idée bizarre, la proclame *urbi et orbi* comme la vérité nouvelle, fonde un journal d'édification, et fait une réclame qui ne manque jamais de lui amener des adeptes. Les erreurs les plus énormes sont aisément digérées ; des commentaires bibliques, qui font douter du bon sens de leur auteur, sont répandus et acceptés comme la grande sagesse chrétienne. Tout fondateur de secte déclare sa doctrine la seule vraie, sa réunion ou son église la seule qui donne le salut ; il rejette toutes les autres et exerce sur ses adhérents un affreux terrorisme... Il y a de bonnes gens qui applaudissent à cette variété de couleurs et à cette agitation vaine, comme à un signe de vie. Mais il n'est pas douteux que ce morcellement à l'infini, ce défaut de jugement, permettant de croire et de proclamer nouvelle révélation, toute prédication insensée d'un pieux bavard, est un signe de dissolution bien plus que de vie ».[^35] Disons, quant à nous, que la liberté « évangélique » qui se réfugie et finit par se plaire dans ces sectes innombrables : adventistes, salutistes, irvingiens, théosophes, scientistes, mormons, etc.., etc.., peut être parfois, sans doute, accompagnée de bonnes volontés admirables, mais qu'elle a dû singulièrement déchoir pour condescendre à des formules intellectuellement si misérables ».[^36]
[^35]: *Le Christianisme de l'avenir*, p 187
[^36]: Frommel eut l'optimisme d'espérer que les *sectes* disparaîtraient comme les *Églises d'État,* lorsque la liberté « évangélique » aurait rejeté plus résolument l'idéal politique de Rome : « La portion de la chrétienté qui fut ainsi libérée (par Luther) du joug de Rome continua de vivre dans un monde qui restait dominé par son idéal politique. De là, pour le dire en passant, l'excessif individualisme et cette espèce d'instabilité que l'on a reprochés et que l'on reproche légitimement aux Églises de la Réforme jusqu'à ce jour. Ballottées entre l'idéal intérieur qui les portait et l'idéal extérieur contradictoire qu'elles rencontraient autour d'elles, elles ne trouvaient pas leur équilibre et allaient se morcelant à l'infini lorsqu'elles restaient fidèles au premier ; s'abandonnant au bras de l’État, lorsqu'elles se laissaient reprendre par le second. Elles devenaient ou des *Églises d'État,* ou des *communautés* sectaires ». (*Études religieuses et sociales*, p. 299)
[157] La seconde voie vers l'individualisme pur aboutit à ce qu'on a appelé les églises *multitudinistes.* On atténue les exigences des églises nationales jusqu'à ce qu'elles ne soient plus un fardeau pour personne. On dilate leurs cadres jusqu'à les faire coïncider avec les cadres mêmes de la vie civile. « Je suis convaincu, dit M J. Savary, que les séparations ecclésiastiques prendront fin dans la mesure ou les chrétiens de toutes dénominations feront porter l'accent, *moins sur les dogmes* et les formes qui divisent, que sur les besoins communs des coeurs et les *exigences, sérieuses pour tous,* *de la vie quotidienne. Quand on demeure sur ce terrain pratique,* on se sent frères, en dépit de certaines divergences dans les conceptions ».[^37] Que le régime officiel soit, ou non, celui de la séparation de l'Église et de l'État, l'Église multitudiniste continuera, en fait sinon en droit, de s'appuyer sur les cadres sociaux de la nation. « Le christianisme moderne, déclare M Aimé Chavan, ne saurait être catholique... Dès qu'il se constitue en société ou s'organise en Église, il groupe les chrétiens d'un territoire délimité, laissant se réunir librement et comme ils l'entendent les chrétiens des pays voisins. Quel que soit d'ailleurs son rapport avec l'État, l'Église moderne est nationale ; la chrétienté moderne, comme l'humanité moderne, se fractionne en organismes distincts et indépendants, non pas une Église universelle, mais des Églises soeurs, dont aucune ne prétend régenter ou s'incorporer les autres »[^38]. Jamais, néanmoins, l'idéal multitudiniste, le souci d'affadir l'Église pour qu'elle fût « toute à tous » et se confondît dans la vie nationale, ne parurent d'une façon plus pitoyable que lorsque, la séparation [158] des Églises et de l'État ayant été inopinément votée à Genève le 30 juin 1907, il fallut qu'on songeât à réorganiser une nouvelle Église nationale protestante genevoise. Le 14 mai 1908, au cours du sermon d'installation de l'assemblée qui devait élaborer un projet de constitution définitif, le pasteur Ferrier faisait entendre ces solennelles paroles : « Ceux d'entre vous qui par leurs exigences ou leurs intransigeances acculeraient une des fractions du protestantisme genevois, quelle qu'elle soit, au schisme, ceux-là porteraient devant l'histoire et devant Dieu une effroyable responsabilité. Ce n'est pas au moment où le monde religieux a de toutes parts les yeux fixés sur Genève, où l'on se demande partout avec anxiété si l'individualisme protestant est capable de constituer une grande Église à la fois large et croyante, large et une, que nous allons compromettre cette expérience, dont la répercussion sera universelle, par une aveugle intransigeance ».[^39] Tous les membres de la Constituante convinrent que l'Église protestante devait demeurer, comme par le passé, l'Église de la nation genevoise, l'Église de la citadelle du protestantisme. Mais l'unité en pouvait être empêchée par les divergences dogmatiques. On mit donc en tête de la constitution « une déclaration large et de caractère aucunement éliminatoire..., déclaration générale qui n'est imposée à personne..., qui ne saurait exprimer adéquatement les convictions personnelles d'aucun membre de l'Église » et qui « respecte leur liberté de conscience, de croyance et d'examen »[^40]. Voici les premiers articles de cette constitution du 7 juillet 1908 : « L'Église nationale protestante de Genève reconnaît pour son seul chef Jésus-Christ, Sauveur des hommes (Jésus-Christ, qui, disait le rapport de la Commission préparatoire, *de quelque manière qu'on le comprenne,* [159] demeure le grand inspirateur des âmes). Elle place à la base de son enseignement la Bible librement étudiée à la lumière de la conscience chrétienne et de la science. Elle fait un devoir à chacun de ses membres de se former des convictions personnelles et réfléchies. Elle ouvre ses portes à tous les protestants du canton de Genève, sans leur imposer aucune confession de foi. Son but est de les grouper et de les unir dans un esprit de justice et de fraternité, en vue de leur développement religieux et moral. Elle travaille à l'avancement du règne de Dieu par l'Évangile, source de vie éternelle et de progrès individuel et social ». - L'unité de l'Église pouvait être menacée encore par les obligations qu'on imposerait à la masse. Aussi les réduisit-on au minimum. On avait songé à regarder comme membres tous ceux qui en *manifesteraient* la volonté. Mais on craignit que cette exigence pût éloigner une part considérable de l'ancien bloc protestant. On résolut donc d'admettre comme membres « tous les habitants protestants du canton *qui se considèrent comme* faisant partie de cette Église », et comme électeurs ceux qui, « spontanément ou sur invitation à eux adressée par l'Église, *expriment la volonté* d'être inscrits sur les tableaux électoraux ecclésiastiques ». « Rien de plus, continue M. Neeser[^41]. Aucune obligation ni juridique, ni dogmatique, ni sociale d'ailleurs. Et aucune obligation financière précise. La commission a écarté l'idée de l'impôt ecclésiastique, pour ne point faire tort au multitudinisme de l'Église. Elle s'était bornée à proposer une contribution annuelle, que le membre de l'Église fixerait lui-même, et qu'il serait moralement tenu de verser à la caisse centrale. Ce caractère annuel de la contribution paraît dangereux à la majorité de la Constituante. C'est à peine si elle admet finalement l'obligation morale, craignant, encore, qu'elle n'effraie le peuple. Et l'on s'en tient à l'article 50 : Chaque membre de l'Église est moralement tenu de la soutenir par une contribution [160] volontaire ». Et M. Neeser ajoute : « Telle que la voilà en ses traits essentiels (qui seuls nous intéressent ici), la Constitution de l'Église nationale de Genève apparaît comme un compromis assurément. Compromis entre les désirs de ceux qui regardent surtout à l'Église idéale (elle suppose la libre adhésion et le libre engagement aux responsabilités), et ceux qui regardent surtout à l'Église de la réalité, à l'Église genevoise telle que le passé l'a édifiée, qui englobe *aussi* la masse, la multitude, à laquelle elle ne croit pas pouvoir demander de libres décisions parce qu'elle ne veut pas risquer de la voir s'éloigner. - Qui hésiterait à reconnaître là une oeuvre de sagesse et d'amour, de prudente pédagogie chrétienne ? »
[^37]: Préface au livre de M. Charles Rieben, *Les Petites Églises,* p. V.
[^38]: *Le Protestantisme et* son *histoire,* Lausanne, 1923, p. 14.
[^39]: Cité par M NEESER, La Séparation à Genève, Neuchâtel, 1919, p. 12.
[^40]: *Op. cit*., p. 13 et I4.
[^41]: Op. cit., p, 19
\- Oui, mais nous tenons qu'il est folie de chercher la Sagesse entre la vérité de l'Évangile et l'erreur du Monde ; nous savons que l'amour des âmes qui consent à atténuer les droits souverains de la Révélation, n'étant plus fondé sur l'amour de Dieu, n'est plus, dès lors, qu'un amour dévié ; et nous n'oublions pas que la pédagogie de Jésus consista un jour - c'était pourtant à propos du plus obscur mystère, celui de l'eucharistie - à laisser s'éloigner, un à un, tous ceux qui ne purent croire à sa parole : « Dès ce moment, beaucoup de ses disciples se retirèrent, et ils n'allaient plus avec lui. Jésus donc dit aux Douze :
Et vous, ne voulez vous pas aussi vous en aller ? » (Jean, VI, 66.)
La préoccupation de calquer l'Église sur les formes de société en faveur au cours des temps, apparaît très nettement encore dans les solutions proposées au problème de ce qu'on appelle la *catholicité protestante,* c'est-à-dire du groupement des diverses églises protestantes de la terre. On n'a même plus l'idée d'enquêter sur le régime religieux que Jésus en personne imposa à ses disciples. On ne garde que le seul souci de rencontrer la forme d'organisation qui soit adaptée au goût du nombre. Frommel dit sans voile[^42] :
[^42]: Où allons-nous ? 1891, dans *Études religieuses et sociales,* p. 298 et suiv.
[161] « L'idéal politique qui domine une période donnée, décide de la forme selon laquelle se réalise l'unité religieuse. De ce principe général, nous déduirons que les *Églises de l'avenir accompliront la catholicité chrétienne conformément à l'idéal politique de leur temps*. Il ne nous reste plus qu'à nous demander quel est l'idéal politique qui gouverne le monde à l'heure présente ». Ce n'est plus, en tout cas, le modèle de l'« impérialisme césarien » sur lequel fut calquée l'Église romaine. « L'idéal romain est virtuellement, mais absolument détruit par l'inversion du siège de l'autorité. L'unité primaire était le César, elle devient le citoyen électeur ; elle était au faîte de l'édifice social, elle est maintenant à sa base. De degré en degré, l'autorité descendait jusqu'au peuple, elle monte maintenant par degrés, depuis le peuple consacré souverain ».[^43] Si donc il est vrai « que l'idéal politique est aujourd'hui celui de la démocratie et que **la démocratie est la forme inéluctable, réalisable et définitive des gouvernements futurs**, nous concluons que la constitution ecclésiastique qui est appelée à réaliser la catholicité chrétienne des Églises réformées et évangéliques de l'avenir, doit être cherchée dans l'idéal démocratique. Et, pour le dire tout de suite, l'équivalent ecclésiastique de la démocratie politique peut être défini : un congrégationalisme fédéré... Par le premier de ces mots - congrégationalisme - nous désignons ce qui répond au principe matériel de la démocratie : l'autonomie ecclésiastique et religieuse des unités primaires et des unités fédératives. Par le second - fédération - nous désignons ce qui répond au principe formel, constructif, des démocraties : la subordination volontaire de chaque unité autonome (primaire ou fédérative) à l'unité supérieure en vue de l'unité finale, ou, si l'on préfère : la solidarité [162] religieuse consentie par la liberté morale ».[^44] Mais ce mot de subordination ne porterait-il pas ombrage à M le pasteur A. Chavan qui, nous l'avons vu, souhaite « *non pas une* *Église universelle, mais des Églises soeurs, dont aucune ne prétend régenter ou s'incorporer les autres*, et qui, chacune dans son champ d'activité, travaillent à l'établissement ici-bas du règne de Dieu, par la foi en Jésus-Christ, leur *unique* chef et leur *seule* autorité ».[^45]
[^43]: Il est piquant de remarquer comment *rousseausisme* et *calvinisme, bonté de la nature* et *corruption de la nature*, *collectivisme* et *individualisme,* se mêlent dans l'esprit de Frommel. Voici donc que le suffrage universel va devenir apte à décider de la théopneustie, du ciel et de l'enfer, de l'Incarnation et de la Trinité... O Frommel, qui ne vites dans le catholicisme que collectivisme !
[^44]: *Op cit*., p. 309.
[^45]: *Le Protestantisme et son histoire*, p. 14.
Ainsi le protestantisme, incapable de conserver la forme de société religieuse instituée par Jésus et dans laquelle Jésus, qui est Dieu, ne peut être que Roi - où donc l'autorité ne peut « venir d'en bas » - abandonne au déterminisme historique le soin de faire et de défaire ses églises. Les sociétés religieuses qui se détachent de l'Église catholique peuvent échapper parfois au vasselage de l'État, elles n'échappent pas à celui des modes politiques.
Qu'est devenue la liberté « évangélique » dans l'église multitudiniste ?
En beaucoup d'âmes, elle s'est inconsciemment ravalée au niveau des « affirmations communes à tous », des « exigences, sérieuses pour tous, de la vie quotidienne », et d'une « morale du bon sens » : la religion évangélique s'est transsubstantiée en religion de l'esprit bourgeois.
En les âmes plus idéalistes, la liberté « évangélique » s'est identifiée aux inspirations les plus généreuses, mais aussi les plus imprécises, et souvent panthéistiques, du spiritualisme angélisant dont nous avons parlé, lequel, las de poursuivre les formes adéquates, hélas insaisissables, d'une société « évangélique » authentique, abandonne la partie, et finit par s'enfermer dans un certain quiétisme, attachant peu d'importance aux organisations ecclésiastiques, et se rassurant à penser qu'il suffirait que les individus voulussent être meilleurs pour que tout allât parfaitement par le monde. C'est donc [163] d'un sens tout quiétiste et tout individualiste que ce protestantisme chargera, en matière d'ecclésiologie comme en matière de politique, la formule si souvent répétée : « la question sociale est une question morale »[^46]
[^46]: Dans la préface de *L'Avenir de l'Intelligence*, M. Charles MAURRAs a souligné, *du point de vue politique qui est le sien*, le vice de ce quiétisme social. « Rien n'est possible sans la réforme intellectuelle de *quelques-uns*. Mais ce petit nombre d'élus doit bien se dire que, **si la peste se communique par la simple contagion, la santé publique ne se recouvre pas de même manière**. Leurs progrès personnels ne suffiront pas à déterminer un progrès des moeurs. Et d'ailleurs ces favorisés, fussent-ils les plus sages et les plus puissants, ne sont que des vivants destinés à mourir un jour ; eux, leurs actes et leurs exemples ne feront jamais qu'un moment dans la vie de leur race, leur éclair bienfaisant n'entr'ouvrira la nuit que pour la refermer, s'ils n'essaient d'y concentrer en des institutions un peu moins éphémères qu'eux le battement furtif de la minute heureuse qu'ils auront appelée sagesse, mérite ou vertu. Seule, l'institution, durable à l'infini, fait durer le meilleur de nous. Par elle, *l'homme s'éternise* : son acte bon se continue, se consolide en habitudes qui se renouvellent sans cesse dans les êtres nouveaux qui ouvrent les yeux à la vie. Un beau mouvement se répète, se propage et renaît ainsi indéfiniment. Si l'on veut éviter un individualisme qui ne convient qu'aux protestants, *la question morale redevient question sociale :* point de moeurs sans institutions. »
LA LIBERTÉ « ÉVANGÉLIQUE » ET L'ORDRE SOCIAL DE LA CITÉ
La notion protestante de la liberté évangélique se révèle ainsi en perpétuel et irrémédiable conflit avec la notion - nécessaire pourtant même du seul point de vue naturel puisqu'elle résulte de notre essence raisonnable - de société religieuse. Comment s'accorde-t-elle avec la notion de société civile ?
Vis-à-vis de l'ordre politique, la liberté « évangélique » peut prendre, aujourd'hui comme aux origines de la Réforme, des attitudes nettement contradictoires.
Lorsqu'elle garde sa vertu, elle doit demeurer, selon l'enseignement de Vinet, en irréductible conflit avec les organisations foncièrement païennes que sont les États. Le conflit qui avait opposé si brutalement à Zurich l'évangile anabaptiste [164] et l'évangile zwinglien n'est point aujourd'hui disparu ; il continue de mettre aux prises d'une part la société politique et d'autre part bon nombre de sectes qui ont à coeur de ne pas amoindrir l'esprit biblique. « Jésus-Christ, expliquait récemment à M Rieben un membre de la secte des *Frères dissidents* ou *darbystes larges*, en ordonnant aux siens d'aimer leurs ennemis, nous a interdit par là d'attenter à leur vie. Nous n'adressons pas de reproches à ceux d'entre nous qui accomplissent leur service militaire, mais nous ne saurions condamner ceux qui refuseraient de marcher. C'est, pour le chrétien, affaire entre lui et sa conscience. La plupart de nos frères, du reste, sont soldats ; nous les engageons simplement à solliciter leur incorporation dans les troupes sanitaires. Quant au « service civil », nous en saluerions l'institution avec joie »[^47]. Les *Adventistes du septième jour*, qui observent le repos sabbatique et qui, on le sait, ont travaillé en Amérique à faire échouer des projets de loi relatifs au repos dominical, ont, dans le canton de Vaud, sollicité du Grand Conseil l'exemption d'envoyer leurs enfants aux classes du samedi. Elle leur a été refusée[^48]. Ailleurs, l'autorité scolaire ferme bénignement les yeux. Une petite secte vaudoise, *l'Assemblée du Corps de Christ,* profite largement de la liberté laissée à tous les cultes par l'État, pour annoncer que « le patriotisme est un sentiment sectaire, fanatique et dangereux », une manifestation de la « puissance diabolique »[^49]. La *Christian Science* nie que les maladies soient autre chose que de fausses croyances des patients, et elle considère comme un manque de foi le recours au médecin et l'usage des médicaments. Aussi plusieurs enfants scientistes ont-ils refusé l'an dernier, à Genève, de s'inscrire à l'assurance scolaire contre les maladies, que l'État venait de rendre obligatoire.
[^47]: *Les Petites Églises*, Lausanne, 1923, p. 56.
[^48]: *Op. cit*., p. 102
[^49]: *Op, cit*., p. 118
[165] Partout la lutte ! Faut-il citer ici le texte étonnant où Vinet consacre tout à la fois l'ordre de l'État et les droits des consciences anarchiques ? « Nous ne demandons pas que la loi ou le peuple s'arrête ou recule devant chaque répugnance de chaque individu. Elle aurait bien à faire, encore même qu'elle ne voulût tenir compte que de celles de ces répugnances qui allégueraient un motif de conscience. Cent fois contre une elle devra passer sur le corps des récalcitrants. Ce que l'on peut, ce que l'on doit lui demander, c'est de respecter les scrupules, même mal fondés, autant qu'elle le peut ; soit pour ne pas multiplier les chocs et les collisions, soit pour témoigner de son respect pour le principe moral, qui, après tout, est la vraie beauté et la vraie force du corps social. Si ce témoignage ne vient pas d'elle, il sera rendu, contre son gré, par les consciences individuelles ; et leur résistance, qu'elle regardera comme une atteinte à ses droits et à ses intérêts, sera, tout au contraire, sous une forme qu'elle repousse, la plus grand service qui puisse lui être rendu. Ceux qu'en de telles occurrences elle envisage comme ses ennemis, sont, au contraire, ses véritables, ses seuls amis, et le ressentiment qu'elle a de leur opposition se changera tôt ou tard en reconnaissance. Elle les remerciera, un jour, de lui avoir tenu tête ». Mais est-il sûr que quelques-uns ne s'aviseront pas de voir dans cette déclaration contradictoire des *droits de la conscience* et des *droits de l'État* la formule d'une « solution provisoire et progressive » ?[^50]
[^50]: *L'Éducation, la Famille et la Société*, p. 428. Même contradiction, mais plus lourdement exprimée, chez Frommel. Le pasteur H. Appia avait publié, en 1900, un petit livre sur *le Christianisme social* où il prétendait ajouter à l'action individuelle l'action collective, agir sur les foules par la contrainte légale en agissant sur les individus par la persuasion : « Si vous n'avez ni entrailles ni conscience, il faudra que la loi vous en tienne lieu ! » Frommel, incapable de concilier les notions d'*obligation* et de *liberté,* de *loi* et de *conscience,* offrit alors de choisir : « Cette substitution progressive, dit-il, de la loi à la conscience, qui se produit nécessairement dès qu'on touche à l'appareil législatif en matière de réformes, se trouve désastreuse pour la moralité individuelle. Je conviens qu'on moralise de la sorte la société ; mais convenez à votre tour qu'en moralisant la société, on démoralise la personne humaine. La pire démoralisation pour une personne ne consiste-t-elle pas précisément dans la perte de sa conscience ? Et comme désormais la loi lui tient lieu de conscience, comme elle tendra de plus en plus à le faire, l'individu aura de moins en moins les motifs et même la possibilité d'en acquérir ou d'en conserver une qui lui soit personnelle ». *Études religieuses et sociales*, p. 195*.* La Conscience incompatible avec la Loi, la Liberté incompatible avec l'Organisation, était-il possible de formuler moins subtilement le dilemme ? *Individualisme* ou *collectivisme,* deux erreurs contraires entre lesquelles on nous propose d'opter ! Rousseau déjà opposait, dans le *Contrat social,* la *religion de l'homme,* sans temples, sans autels, sans rites, « n'ayant nulle relation particulière avec le corps politique » et laissant « aux lois la seule force qu'elles tirent d'elles-mêmes sans leur en ajouter aucune » ; c'est « la pure et simple religion de l'Évangile » ; et la *religion du citoyen,* inscrite dans un seul pays, dont les dogmes, les rites, le culte extérieur, sont prescrits par les lois ; c'est la « religion civile ».
[166] Hâtons-nous d'ajouter que les irréductibilités de la liberté « évangélique » s'effacent partout et dans la mesure où l'Église est nationale, où les vertus évangéliques se sont résorbées dans les vertus civiques. « On sait, écrit M Charles Rieben, que maintes sectes sont hostiles au service militaire actif et obligatoire. Nous jugeons tout à fait superflu d'ajouter que ces tendances sont inconnues dans l'Église nationale vaudoise. Le comité de la Fédération des Églises protestantes suisses s'est prononcé catégoriquement contre la pétition en faveur du service civil[^51]. Le fait que la Suisse n'envisage qu'un programme militaire strictement défensif devrait tranquilliser les esprits les plus ombrageux ».[^52] A Genève, « le Consistoire ne manque aucune occasion d'associer l'Église à la vie de la nation, et les cultes annuels en l'honneur de l'Escalade, de la Restauration, rencontrent une faveur croissante. L'État, prié de se faire représenter aux grandes solennités, répond à l'invitation en général par une délégation, et de son côté invite l'Église à l'occasion, en la personne des chapelains et des aumôniers militaires. En sorte qu'aux yeux [167] du peuple, et ce n'est pas une apparence, l'Église est demeurée nationale ».[^53]
[^51]: Dont on voudrait faire l'équivalent du service militaire. - A Genève cependant, où plus qu'ailleurs les rêves d'angélisme, d'internationalisme, de pacifisme, sont cultivés, l'Église eût, croyons-nous, volontiers sympathisé avec le projet d'un service civil, si elle n'eût redouté qu'il recouvrît quelque piège politique.
[^52]: *Les Petites Églises*, p. 208
[^53]: M NEESER, la Séparation à Genève, p. 29.
Il est instructif de remarquer que la même erreur qui oppose irréductiblement la notion de liberté évangélique et celle de société est capable de précipiter brusquement le protestantisme de l'extrême individualiste à l'extrême socialiste.
Croire qu'il suffit de rénover dans le secret les consciences individuelles sans qu'il soit nécessaire de se préoccuper directement des formes de la vie sociale, est d'une sagesse si peu prévoyante qu'elle a toujours été contredite dans les faits. Des oeuvres innombrables ont de tout temps surgi dans le protestantisme, et, sous le déguisement de titres neufs : entr'aide, réunions, cercles, conférences, groupements paroissiaux, etc.., elles ont conservé, pour les exploiter au profit même de l'individualisme, les vieilles notions indestructibles de discipline, d'enseignement, de tradition, d'église. C'est une première correction infligée à la doctrine de l'individualisme, par la réalité vivante.[^54]
[^54]: Le temps n'a pas été nécessaire pour manifester la contradiction où se mettait la Réforme par sa théorie de la foi et sa pratique des *oeuvres.* C'est en annonçant l'Évangile quiétiste du « salut sans les œuvres » que Zwingli lançait sur la Suisse ses agents puis ses armées, que Calvin sacrifiait, à organiser Genève, vingt-sept années de sa vie. Aujourd’hui une contradiction si vive a cessé. Quelques pasteurs attardés, quelques diaconesses, quelques sectes, parlent encore du salut sans les oeuvres. La masse du protestantisme a passé à l'ère du salut sans la foi, nous voulons dire sans la foi calviniste en un Jésus, qui eût « tout fait » sans nous admettre à une coopération valide. Un vent d'américanisme, de pélagianisme, souffle au contraire sur notre pays. La quantité des « oeuvres philanthropiques et religieuses » y est devenue incroyable. Citons les belles et fortes paroles de Frommel qui voulait « prévenir un danger dans lequel le christianisme protestant moderne risque de s'aller perdre : le salut par les oeuvres. Il y a aujourd'hui, continuait Frommel, dans tous les milieux religieux une agitation de travail et d'effort vraiment inquiétante. On agit, on agit, on agit; on prêche et on encourage l'action, n'importe où, n'importe comment, et tout cela conduit insensiblement à je ne sais quel « humanitisme » religieux aussi socialement utile que spirituellement stérile. Les oeuvres se multiplient et sont usées en quelques années. On dépense du temps, de l'argent, de la peine, de la vie humaine presque sans compter, et le résultat net est nul ou à peu près. C'est que 1'homme veut faire lui-même l'oeuvre de Dieu. Quand la fièvre sera passée, les Églises seront mortes, ou si mondanisées qu'elles n'en vaudront guère mieux ». Lettre du 7 février 1905.
[168] Mais tandis que plusieurs ne désirent point franchir la limite des oeuvres « philanthropiques et religieuses » et recommandent qu'on « s'abstienne de politique », d'autres qui ne croient plus à la « monstrueuse distinction entre l'Église et l'État » et qui cependant ne tolèrent pas que « les chrétiens soient gouvernés par les sans-Dieu », s'avisent que l'État est « **l'institution morale la plus efficace pour l'amélioration des hommes** ». Ils réclament « sur la terre... la patrie céleste, la politique sainte », ils entendent que « le christianisme se traduise en doctrines et en institutions politiques », qu'il « transforme la société en transformant l'État. Et comme on ne transforme l'État que par le bulletin de vote, il s'ensuit que pour travailler au réveil et pour avancer le Royaume de Dieu il faut faire des élections ». Car « le Royaume de Dieu, vient par l'État ». En rapportant (1903) ces déclarations de M Causse, disciple de M Wilfred Monod, G. Frommel s'étonnait qu'on pensât « restaurer la déplorable confusion de la société temporelle et de la société spirituelle ». Il ajoutait : « C'est le programme extrême du cléricalisme papal, mâtiné de laïcisme collectiviste. Serait-ce aussi celui du nouveau messianisme et son aboutissement fatal ? C'est, en tout cas, l'une de ses plus intimes tentations ».[^55] Est-ce bien une tentation ? N'est-ce pas un appel ? L'anxieuse interrogation d'Amiel ne pourrait-elle ici reparaître sous de nouvelles formes ? L'an dernier, M le professeur Aimé Chavan ne nous proposait-il pas ce qui semble à Frommel une « déplorable confusion de la société temporelle et de la société spirituelle », comme l'idéal même du protestantisme ? « **Quand les âmes seront gagnées, la vie sociale à son tour deviendra chrétienne dans toutes ses manifestations, même économiques et politiques[^56]**. Alors la [169] société humaine, c'est-à-dire l'État, n'agissant plus que sous l'impulsion de l'esprit du Christ, l'État pourra suffire ; il accomplira lui-même le labeur réservé jusqu'alors à l'Église[^57] ; l'Église ira se fondre, s'absorber, dans l'État devenu chrétien. L'État chrétien, ce sera le Royaume de Dieu ».[^58] O Frommel, ô Vinet, ô Calvin, vos répugnances pour l'Évangile venu de Berne et de Zurich n'embarrassent point également vos petits-enfants, et plusieurs d'entre eux opineraient que c'est Zwingli, le grand Suisse, et son étatisme brutal, qui ont ici raison contre les révoltes de votre délicatesse !
[^55]: *Études religieuses et sociales*, p. 205
[^56]: Il s’agit ici de la formulation classique de l’erreur politique nommée « moralisme politique. Erreur que beaucoup de catholiques partagent donc avec les protestants (NDLE)
[^57]: Nationale (voir plus haut, p 157)
[^58]: *Le Protestantisme et son histoire*, p. 37.
La société familiale sera-t-elle tout à fait protégée contre les atteintes de la liberté « évangélique » ? On en peut douter lorsqu'on voit la mollesse avec laquelle le protestantisme s'oppose au divorce. Selon la nouvelle *Liturgie du Mariage* de M Paul Vallotton, membre de la Commission liturgique de l'Église nationale du canton de Vaud (Lausanne, 1911), les époux promettent de demeurer attachés « jusqu'à ce que la mort les sépare ». Cette dernière précision ne se trouve pas dans la *Liturgie du Mariage* revisée par M Henry Berguer, modérateur de la Compagnie des Pasteurs (Genève, 1919). Les devoirs les plus essentiels et les plus sacrés du mariage sont en train de tourner simplement au pieux conseil. « Le mariage indissoluble est celui qui garantit le mieux la dignité des époux, leur bonheur et celui de leurs enfants », dit simplement le *Catéchisme* de M Paul Vallotton. D'autres catéchismes ne mentionnent même plus le divorce ou l'indissolubilité. Après avoir vu, pendant quatre siècles, dans les voeux de religion, une violation des droits du libre arbitre humain, est-il acceptable, en effet, qu'on continue aujourd'hui d'imposer, à des hommes libres, la promesse d'une fidélité qui va jusqu'à la mort, et qu'on refuse de remarier ceux à qui une première union et le célibat seraient devenus [170] également intolérables ? Beaucoup de pasteurs céderont sans doute à contrecoeur; mais d'autres ont, dans la liberté, une confiance plus optimiste : en faisant sauter la contrainte de l'indissolubilité, ils penseront débarrasser une fois de plus les peuples du poids mort d'une autorité vieillie pour les préparer à de nouvelles expériences.
Ce bref aperçu sur la transformation parallèle dans le protestantisme des notions de liberté d'une part, de société et d'autorité d'autre part, nous permettra maintenant de définir avec plus de précision l'esprit des doctrines irréductibles du catholicisme et du protestantisme, sur l'autorité *qui vient d'en haut* et l'autorité *qui vient d'en bas,* sur l'usage de la liberté *envisagé comme moyen* et l'usage de la liberté *envisagé comme fin en soi*.
L'AUTORITÉ QUI « VIENT D'EN HAUT » ET L'AUTORITÉ QUI « VIENT D'EN BAS »
Rappelons d'abord avec saint Thomas d'Aquin que la domination est illégitime lorsqu'elle s'exerce en vue du bien *particulier* de celui qui gouverne : c'est le régime de la tyrannie *et* de la servitude. Elle est légitime lorsqu'elle s'exerce en vue du bien *commun* des dirigés[^59] : c'est le régime de l'autorité *et* de la liberté ![^60]
[^59]: « Le bien commun des dirigés » : voici une formulation typiquement personnaliste ! Le bien commun est le but de la société. La santé des feuilles n’est pas la finalité de l’arbre. Cf. Bernard de Midelt, nature de la société politique, éd Rep 2004, p 29 (NDLE)
[^60]: Cf. par exemple : Ia, q. 96, a. 4
Cette notion bien simple permettra d'écarter d'emblée quantité de façons erronées d'opposer catholicisme et protestantisme.
Il est inexact par exemple, nous l'avons dit, de les représenter l'un comme une religion de l'autorité, l'autre comme une religion de la liberté. Les termes qu'il convient en effet [171] d'opposer ne seraient pas ceux d'autorité et de liberté, mais ceux de tyrannie et d'autorité d'une part, de servitude et de liberté, d'autre part.
Il n'est pas plus heureux de prétendre, avec A. Vinet, que « dans le premier système, l'Église est une autorité ; dans le second, c'est un secours »[^61] ; l'autorité étant, étymologiquement et philosophiquement, ce qui favorise en nous l'éclosion d'un bien.
[^61]: *Études sur Blaise Pascal*, p. 214
Et l'on trouvera Aug. Sabatier un peu présomptueux d'avoir cru qu'il était besoin de bouleverser la conception catholique pour s'aviser que l'autorité a un « rôle pédagogique »[^62], si l'on veut se souvenir que le catholicisme définit l'autorité sociale comme un pouvoir de diriger, de conduire, de mener les inférieurs vers le bien commun.
[^62]: *Esquisse d'une Philosophie de la religion*, p. 252.
Il serait déjà plus vrai d'affirmer qu'entre catholicisme et protestantisme la question est de savoir si l'autorité peut commander, obliger, exiger, ou si elle ne peut que conseiller, engager, concéder. Mais l'antagonisme ne serait point encore irréprochablement marqué ; car la même autorité qui prétend n'être que doucement conseillère dans *l'Émile,* a su se faire durement impérieuse dans le *Contrat social*. Pour éclairer la difficulté par le centre, disons que l'essentiel dissentiment doit être placé entre la conception catholique de l'autorité « qui vient d'en haut » et la conception protestante de l'autorité « qui vient d'en bas ».
L'analyse métaphysique du devenir contraint l'intelligence à formuler le principe de finalité : *tout agent agit pour une fin.* L'agent ne produit *ceci* plutôt que *cela,* par exemple un acte intellectuel, ou végétatif, ou physico-chimique, que parce qu'il est proportionné à *ceci* plutôt qu'à [172] *cela*. La puissance opérative de l'agent précontient donc, en quelque sorte, son opération ; non sans doute actuellement, mais virtuellement, c'est-à-dire pour autant que, comme puissance opérative, elle est préordonnée, prédéterminée, préharmonisée à telle opération ; l'intelligence à penser, la volonté à vouloir, l'oeil à voir, l'oreille à entendre. Tous les êtres créés sont donc ordonnés à leur opération comme à leur achèvement, leur bien, leur perfection. En passant à l'acte d'agir, ils tendent dès lors à participer, chacun dans les limites de sa nature, à la perfection du souverain Bien, Fin ultime, But suprême, qui, comme le montre Aristote au dernier livre des *Métaphysiques,* meut toute la création par le désir
L'amor che muove il sole e l'altre stelle.
C'est ainsi que le monde, sorti de Dieu qui le *crée* et le conserve, retourne vers Dieu qui l'attire, *l'appelle.* C'est l'Acte pur, la Fin suprême, en effet, que recherchent obscurément les créatures en tendant à leur actuation, à leur fin propre. Elles y tendent par un appétit aveugle chez les natures brutes, éclairé par la connaissance sensible chez les animaux et par la connaissance intellectuelle chez l'homme.
Nell'ordine ch'io dico sono accline
Tutte nature, per diverse sorti,
Più al principio loro, e men vicine ;
Onde si muovono a diversi porti
Per lo gran mar dell'essere, e ciascuna
Con istinto a lei dato che la porti.[^63]
[^63]: DANTE, Paradiso, canto primo,
Grâce à son intelligence, l'homme peut connaître, sous les biens particuliers, *la raison même de bien,* et sa volonté n'est, dès lors, déterminée que par l'amplitude du bien total. Aussi, sous la pression du naturel et irrésistible désir qui le porte vers le bien *total,* demeure-t-il dans une indifférence [173] dominatrice vis-à-vis des biens créés qui ne sont jamais que *particuliers*. Il peut se déterminer lui-même à les choisir (ce sont des biens) ou à les rejeter (ces biens sont déficients). Il est libre. La raison de bien qui met en branle son activité, il la concrétisera, l'incarnera, la réalisera librement donc, dans des biens particuliers[^64] qui pourront intégrer s'ils sont légitimes, ou subvertir au contraire s'ils sont illicites, l'ordre des fins véritablement humaines. Car, à l'instar de toutes les créatures, l'homme est tenu de tendre vers *sa fin propre*, c'est-à-dire vers cette participation à la divine Perfection qui est accessible et assignée à sa nature. Sans doute, à la différence des êtres sans intelligence, il y tend librement ; il peut même se dérober à l'appel précis de Dieu, substituer à sa fin véritable des fins de son caprice. C'est justement du rapprochement des notions de *nécessité* de tendre à une fin, et de *liberté* dans la manière d'y tendre, que résulte la notion morale d'*obligation. Toute la force de l'obligation s'origine à la connaissance,* distincte ou confuse, philosophique ou vulgaire, *que l'homme a de sa fin* ; ce n'est pas en la subconscience qu'il faut aller chercher la source du devoir.
[^64]: Dieu lui-même, le Bien infini, doit être ici-bas choisi librement par nous, à la façon dont nous choisissons un bien particulier. Mais c'est pour des raisons toutes contraires. Nous sommes libres à l'égard des biens particuliers, c'est la marque de notre grandeur, parce que notre volonté, ordonnée à la raison même de bien, *les* domine invinciblement. Nous sommes libres à l'égard de Dieu, c'est la marque de notre misère, la marque indélébile de notre misère native, parce que le Bien infini nous domine si infiniment que notre intelligence ne le peut atteindre qu'indirectement, dans le reflet diminué des choses créées. Dieu se cache ici-bas à l'amour du philosophe sous les espèces d'un bien particulier, un peu comme le Christ se cache à l'amour du fidèle sous les apparences du pain et du vin.
Si, maintenant, plusieurs hommes s'efforcent vers une même fin (c'est le cas d'une société), il est indispensable que leurs efforts soient unifiés, dirigés, ordonnés, par une intelligence assez haute pour discerner, par delà les biens particuliers à chaque individu, la véritable nature du bien [174] commun, et munie de tout pouvoir pour prendre les décisions nécessaires à l'acquisition ou à la conservation de ce bien commun. Telle est la signification de l'autorité dans la société. *La notion d'autorité est essentiellement relative à la notion de fin* dont elle reçoit toutes ses propriétés. Si la fin ne s'impose pas[^65], ne commande pas, n'oblige pas, l'autorité ne pourra ni s'imposer, ni commander, ni obliger. Si la fin s'impose, commande et oblige en vertu d'une nécessité divine, c'est-à-dire à la façon d'un but assigné à notre nature par la volonté créatrice, l'autorité s'imposera, commandera, obligera en vertu d'un pouvoir de même ordre, elle sera divine et viendra d'en haut ; absolument à la manière dont la fin qu'elle sert, à laquelle elle se réfère, pour laquelle elle existe, est divine et vient d'en haut.
[^65]: Dans les associations commerciales, industrielles, corporatives, etc., la fin s'impose comme une *simple détermination* du droit naturel ; dans la société civile, au contraire, la fin s'impose comme une *véritable conclusion* du droit naturel (cf. la question 95 du beau *Traité des lois* de saint Thomas). Dans le premier cas « le libre accord des volontés ou le *contrat* donne naissance à ces associations et devient la source des droits et des devoirs qui lient leurs membres » : le contrat présuppose cependant des droits plus fonciers que les contractants doivent respecter en s'unissant. Quant à la société civile, elle a sa source dans une nécessité de *nature* ; les hommes pourront sans doute lui donner telle forme qui leur paraîtra meilleure ; ils n'auront pas plus le droit de l'abolir « qu'ils n'ont le droit de changer la nature humaine et l'ordre établi par Dieu » (R. P. MONTAGNE, *Théorie de l'être social*, p. 54 à 57).
Telle est la clef de ces textes du Nouveau Testament que nos contemporains, comme le remarque Léon XIII dans son encyclique *Diuturnum* (29 juin 1881), supportent si difficilement, sur l'origine divine même du pouvoir civil. A Pilate qui menace de le crucifier, Jésus répond : « Tu n'aurais aucun pouvoir sur moi, s'il ne t'avait été *donné d'en haut* » (Jean, XIX, II). « Rappelle aux fidèles, dit saint Paul à Tite, le devoir d'être soumis aux magistrats et aux autorités » (Tite, III, I). Et il écrit aux Romains (XIII, 1 à 7): « Que toute personne soit soumise aux autorités supérieures, car il n'y a [175] point d'autorité qui ne soit de Dieu[^66] et celles qui existent sont établies par Dieu. De sorte que celui qui résiste à l'autorité résiste à l'ordre voulu de Dieu... Elle est pour toi le ministre de Dieu en vue du bien... Il est donc nécessaire de se soumettre, non seulement à cause du châtiment, mais aussi par un motif de conscience. C'est même pour cela que vous payez les impôts ». Car toute loi juste, c'est-à-dire, comme l'explique saint Thomas, toute loi ordonnée au bien commun, n'excédant pas le pouvoir de celui qui la promulgue et répartissant proportionnellement les charges, oblige en conscience[^67].
[^66]: Dans son Commentaire sur ce texte de saint Paul, saint Thomas observe que c'est *en lui-même* et dans son essence que le pouvoir vient de Dieu. Le *mode d'accéder* au pouvoir peut être légitime ou illégitime ; dans un cas il vient de Dieu, dans l'autre de l'ambition perverse des hommes. Enfin l'usage du pouvoir peut être conforme ou contraire à la loi divine.
[^67]: Quant aux lois injustes, celles qui sont contraires au bien *commun* ne sont que des violences, qu'on pourra parfois provisoirement supporter pour éviter quelque plus grand désastre ; celles qui sont directement contraires à un bien *divin* et qui contraindraient par exemple à l'idolâtrie, ne pourront jamais être suivies (Ia IIae, q. 96, a. 4).
On voit, dès lors, en quel sens il sera vrai de dire que l'autorité doit *s'adapter.* Elle doit s'adapter, *tout d'abord et par-dessus tout,* au but qu'elle a mission de procurer et qui, dans le cas de la société civile, ne dépend point d'elle mais de la volonté créatrice. Elle doit s'adapter, *ensuite et secondairement, et dans la mesure seulement où le lui permettent* *les exigences de la fin,* aux sujets qu'elle a charge de diriger vers cette fin. C'est ainsi, par exemple, qu'elle aura à favoriser la conservation ou même l'avènement de celle des trois formes classiques de gouvernement : monarchie, aristocratie ou politia[^68], qui dans tel concours de circonstances sera reconnue la plus capable de promouvoir efficacement le bien d'un peuple[^69]. Il reste que toutes les concessions de l'autorité ne peuvent être faites qu'au profit d'une meilleure [176] approximation de la fin ; sur cette dernière, il lui est impossible de transiger sans se détruire elle-même, sans trahir ses sujets, et sans entraîner avec soi dans la ruine tout l'édifice social. L'autorité est un moyen entre le *terminus ad quem,* c'est-à-dire le bien commun, et le *terminus a quo,* c'est-à-dire l'imperfection de ses sujets. *Elle est totalement* *et radicalement subvertie, lorsqu'elle consent à sacrifier l'ordre des fins à la volonté du nombre, le droit au fait, l'obligation au caprice, le parfait à l'imparfait, l'acte à la puissance*.
[^68]: Thomas d’Aquin écrit : politia (intraduisible). A la place Charles Journet écrit ici : démocratie. (NDLE)
[^69]: « Réserve faite de la justice, il n'est point interdit aux peuples de se donner tel régime politique qui s'adaptera le mieux à leur génie propre, à leur tradition, à leurs mœurs ». Encyclique Diuturnum.
Les mêmes principes qui éclairent la signification de l'autorité dans la société civile serviraient à manifester le sens de l'autorité dans l'Église. Il suffirait seulement d'opérer les transpositions requises par la qualité surnaturelle de la fin qui nous est promise. La fin surnaturelle de l'homme est la similitude, la conformation, la configuration au Christ dans la vision bienheureuse de la Trinité. Le Christ qui nous a révélé cette fin cachée est seul capable - l'ordre des agents répond à l'ordre des fins - de nous y conduire. Il est l'alpha et l'oméga, le principe et la fin de toute notre vie surnaturelle. Ce sont les décrets de son bon plaisir toujours sage et non point les souhaits de notre « nature », ou comme croyait Frommel, « l'idéal politique qui domine une période donnée », qu'il convient ici de consulter. Or Jésus, visible d'abord, puis invisible depuis l'Ascension, a voulu grouper autour de lui un Corps apostolique auquel il a conféré les pouvoirs de magistère, de ministère, de juridiction; et, par ce Corps apostolique, il se communique à l'ensemble des fidèles. Les pouvoirs et l'organisation du Corps apostolique proviennent du Christ-ROI, leur fin est de nous élever jusqu'à la ressemblance du Christ, premier-né parmi beaucoup de frères. L'autorité, dans l'Église, est donc surnaturelle sous un double aspect, elle « vient d'en haut » à un double titre par sa fin, qui est dans la ressemblance au Christ, par son origine, qui est dans la libre décision du Christ.
L'Église aura donc le souci sacré de s'adapter *d'abord et* [177] *par-dessus tout* aux fins surnaturelles qui lui ont été révélées. Jamais, fût-ce sous la pression du plus délicat amour et de la plus tendre pédagogie, elle ne consentira à sacrifier la moindre parcelle des trésors qui lui sont confiés. L'Église s'adapte *ensuite et secondairement, dans la mesure où le lui permettent* les exigences de ses *fins* et de ses *origines* surnaturelles, à la faiblesse et à l'ignorance de ses enfants. Elle traduit, mais sans l'atténuer, le mystère des choses divines dans la langue que nous parlons. Elle s'adapte, non point en s'avilissant, en se « vulgarisant », mais en se baissant pour nous soulever à la hauteur de ses yeux et nous attirer sur son coeur. Sa douceur est mêlée de fermeté, sa condescendance d'inflexibilité. Elle sait qu'elle peut, elle sait qu'elle doit commander, exiger, obliger surnaturellement en conscience - les réformateurs se sont si fort scandalisés des commandements de l'Église ! - et que même il lui faudra parfois, à l'exemple de saint Paul, châtier « pour la mort de la chair, afin que l'esprit soit sauvé au jour du Seigneur Jésus » (I Cor., V, 5).
Telle est, dépeinte à traits rapides, la doctrine catholique de « l'autorité qui vient d'en haut ».
A la doctrine chrétienne de la puissance qui vient d'en haut, le protestantisme romand oppose, de plus en plus nettement, la doctrine rousseauiste de la puissance qui vient d'en bas. « L'avènement du tiers état, écrivait Frommel en 1891, amène celui du suffrage universel, la démocratie coule à pleins bords. C'est une ère nouvelle qui s'ouvre pour le monde entier. C'est la négation même de l'autocratisme impérial. L'idéal romain est virtuellement, mais absolument détruit par *l'inversion du siège de l'autorité.* L'unité primaire était le César, elle devient le citoyen électeur ; elle était au faîte de l'édifice social, elle est maintenant à sa base. De degré en degré, l'autorité *descendait jusqu'au peuple, elle monte maintenant par degrés, depuis le peuple consacré souverain ».*[^70]
[^70]: *Études religieuses et sociales*, p. 299.
[178] Flournoy remarquait que « le pragmatisme déplace pour ainsi dire le siège de l'autorité dans le même sens que l'a fait la réformation religieuse »[^71] ; et M le pasteur A. Chavan relevait, l'an dernier, que « *quand dans tous les domaines l'autorité vient d'en bas, et réside dans le peuple, l'Église (catholique) maintient pour ce qui la concerne l'autorité venant d'en haut, c'est-à-dire de Dieu,* qui par ses agents ecclésiastiques la fait peser sur le peuple incompétent ».[^72]
[^71]: *La Philosophie de William James*, p. 68.
[^72]: *Le Protestantisme et son histoire*, p. 28.
D'où vient donc la formule du nouvel évangile ? Que signifie-t-elle très exactement ? Quelle en est la pensée génératrice ?
La notion de bien, de but, de fin est une notion transcendantale. Elle ne peut être l'objet que d'une connaissance intellectuelle. Seul le regard de l'intelligence peut traverser le voile sensible des accidents pour se fixer sur la notion même de bien, de but, de fin. L'antiintellectualisme protestant devait aboutir rapidement à la méconnaissance totale de cette notion. Dès lors la source de l'obligation morale ne pouvait plus être cherchée dans une connaissance intellectuelle, confuse ou distincte, spontanée ou réfléchie, du but. On dut se résoudre à la placer dans des impératifs sans raison d'être assignable, dans d'inexplicables poussées intérieures, dans des impulsions infra-rationnelles. Tout le monde convint qu'il fallait situer l'origine du devoir non pas dans l'intelligence - que l'homme possède en propre, mais dans la subconscience - qu'il possède en commun avec les animaux. Des pasteurs romands, comme César Malan, Gaston Frommel, etc., firent des cours et des traités pour expliquer que l'obligation morale, comme toutes les bonnes inspirations, ne pouvait surgir que de la subconscience, que la grâce de Dieu montait obscurément d'en bas pour nous investir[^73]. Ce fut l'avènement progressif du Royaume subliminal, [179] la glorification - qui ne fait que commencer - des facultés sous-humaines, le culte attendri des puissances de ténèbres : subconscience, préconscience, inconscience. On estime donc aujourd'hui que l'origine de l'obligation morale n'est plus dans l'appel d'une cause finale, mais dans la structure brute d'une cause efficiente. L'obligation morale ne provient plus de l'attirance d'un *terminus ad quem,* mais de la constitution, de la configuration, d'un *terminus a quo.* Elle ne représente plus l'exigence d'un droit, mais l'empire d'un fait. Elle ne reconnaît plus le primat de l'acte, du plus, du parfait, mais celui de la puissance opérative, du moins, de l'imparfait.
[^73]: Nous voyons dans cette affirmation le plus bas point de la doctrine qui penserait concilier la liberté humaine et l'action de la grâce, en réduisant les inspirations de la grâce prévenante au rôle de simples « mouvements indélibérés ».
Appliquée à la société, cette doctrine de l'obligation s'épanouira en une doctrine analogue de l'autorité. L'autorité ne devra plus s'adapter premièrement et par-dessus tout à une fin objective ; elle devra s'adapter premièrement et par-dessus tout à la structure, à la conformation, à la configuration de ses sujets. Son *premier* souci ne sera plus d'imposer un but, mais de consulter la multitude; d'exiger le droit, mais d'enregistrer le fait ; d'assujettir le Nombre à la Fin, mais d'assujettir la Fin au Nombre. L'autorité ne descendra plus d'en haut, elle partira d'en bas.
Voilà, dans son essence, la doctrine protestante sur l'autorité. Elle permet de faire crouler toute l'Église catholique, et bien d'autres choses en même temps. Sans doute, les ravages du principe protestant seront pratiquement atténués par ce qu'il y a de raison naturelle ou de lumière surnaturelle dans les *protestants.* Il reste qu'il faut juger l'arbre à ses fruits, le *protestantisme* par la contradiction dans laquelle il précipite.
La formule : l'autorité vient d'en bas, ne représente, en effet, qu'une pure contradiction. Il faudra choisir l'un des [180] deux termes de la proposition. Ou bien l'on maintiendra l'autorité, et il faudra dire qu'elle vient d'en haut. Ou bien l'on recevra ce qui vient d'en bas, et il faudra détruire l'autorité. On détruit l'autorité lorsqu'on lui demande de renoncer à l'obligation venant de la fin pour ratifier les caprices venant des sujets, c'est-à-dire lorsqu'on lui demande de *méconnaître le droit* pour *consacrer le fait.* Ce sont là les deux aspects complémentaires d'une même démarche, les points de départ et d'arrivée d'un unique processus, dont le résultat est l'abolition de l'autorité. Cependant, l'autorité pourra s'appliquer plutôt à renoncer au droit, ou plutôt à consacrer le fait. D'où les deux façons dont il lui est loisible de se détruire elle-même : par abdication ou par oppression.
D'abord, par *abdication,* lorsqu'elle commence à s'amollir, à douter elle-même de sa mission et de son droit de commander, à regretter d'être plus que confidente ou conseillère. Cette première façon prévaut plutôt, peut-être, en matière de pédagogie.
Suivant une doctrine exacte, le premier devoir de l'autorité pédagogique est de s'inquiéter de la fin (fin proprement humaine que nous désigne la raison, fin surnaturelle que nous révèle le Christ) vers laquelle il faudra conduire l'enfant. Ce sera son second devoir, essentiel encore, de chercher les moyens de rendre cette fin accessible à l'enfant, ou plus exactement, puisque la cause finale meut par simple attirance et sans être mue, *de faire accéder l'enfant à cette fin.* Il n'y a certes pas deux enfants, ni deux hommes qui aient la même individualité[^74], mais tous nous sommes appelés dès l'enfance [181] à participer, en des mesures diverses, au bien commun de la société, et à nous rapprocher ensemble, par des voies convergentes, du Bien total séparé, le seul vrai Dieu. Tel est l'ordre des fins, pour lequel l'autorité pédagogique doit préparer les enfants, en les aidant à dominer une individualité qui les asservit misérablement à la matière, et à posséder une personnalité qui les soumettra librement à Dieu.
[^74]: Citons sur la distinction capitale de *l'individualité* et de la *personnalité,* que nous n'avons fait qu'indiquer plus haut (p. 145), une page essentielle du R. P. Garrigou-Lagrange : « L'homme ne sera pleinement une *personne, un per se subsistens* et un *per se operans,* que dans la mesure où la vie de la raison et de la liberté dominera en lui celle des sens et des passions ; sans cela, il demeurera, comme l'animal, un simple *individu,* esclave des événements, des circonstances, toujours à la remorque de quelque autre chose, incapable de se diriger lui-même il ne sera qu'une partie, sans pouvoir prétendre être un tout. *L'individualité* qui nous distingue des êtres de même espèce vient du corps, de la matière qui occupe telle portion d'espace distincte de celle occupée par un autre homme. Par notre individualité nous sommes essentiellement dépendants de tel milieu, de tel climat, de telle hérédité, grecs, latins ou saxons. Le Christ était juif. La *personnalité,* au contraire, vient de l'âme, c'est même la subsistance de l'âme indépendamment du corps. Développer son individualité, c'est vivre de la vie égoïste des passions, se faire le centre de tout et aboutir finalement à être esclave des mille biens passagers qui nous apportent une misérable joie d'un moment. La personnalité, au contraire, grandit dans la mesure où l'âme, s'élevant au-dessus du monde sensible, s'attache plus étroitement par l'intelligence et la volonté à ce qui fait la vie de l'esprit. Les philosophes out entrevu, mais les saints surtout ont compris que le plein développement de notre pauvre personnalité consiste à la perdre en quelque sorte en celle de Dieu, qui seul possède la personnalité au sens parfait de ce mot, car seul il est absolument indépendant dans son être et dans son action. Celui-là seul qui est *l'Etre même* a une existence non seulement indépendante de la matière, mais indépendante de tout ce qui n'est pas elle ; son intelligence des choses est omnisciente, sa liberté, c'est l'indifférence dominatrice la plus absolue à l'égard de tout le créé. Les éléments qui constituent la personnalité (subsistance, intelligence, liberté), désignent autant de perfections dont la raison formelle n'implique aucune imperfection ; il faut donc affirmer qu'ils se réalisent éminemment dans Celui qui est la perfection suprême, que Dieu est par conséquent l'exemplaire et la source de toute personnalité digne de ce nom ». (Le Sens commun, 3e édit., p. 332.)
Le protestantisme, au contraire, qui, on le dit, met « l'accent sur les réalités concrètes, les choses particulières, le détail, l'individuel »[^75], posera que le premier devoir de l'autorité pédagogique est de s'adapter à l'individualité de l'enfant. Plût aux dieux qu'elle pût même se dissoudre dans cette individualité, afin d'être sûre de ne point la contrarier ! Rousseau désirerait que le gouverneur d'un enfant « fût lui-même enfant, s'il était possible », ou qu'il « eût été élevé pour son élève ». Et, de fait, le maître d'Émile ne sera qu'un écho. Il [182] lui sera interdit d'avoir plus de forme propre que l'eau qui emplit un vase, d'avoir plus de personnalité que le choeur dans la tragédie grecque. Il ne sera qu'une allégorie, une personnification des désirs de son élève, qui *s'élève tout seul* et sans contrainte. Un si rare précepteur est introuvable. Du moins le gouverneur devra-t-il s'absorber dans l'éducation d'un seul élève : « On voudrait que le gouverneur eût déjà fait une éducation. C'est trop ; un même homme n'en peut faire qu'une. » Tout son effort sera de discerner dans le détail l'individualité de son élève, qui doit être cultivée *pour elle-même.* Lorsqu'il a décrit les dispositions sensibles qui résultent de notre individualité et composent notre premier tempérament, Jean-Jacques conclut : « C'est donc à ces dispositions primitives qu'il faudrait tout rapporter. » Il n'écrit *l'Émile* que pour renverser l'opinion des « plus sages » qui « s'attachent à ce qu'il importe aux hommes de savoir, sans considérer ce que les enfants sont en état d'apprendre », qui « cherchent toujours l'homme dans l'enfant sans penser à ce qu'il est avant que d'être homme ». Voilà, ajoute-t-il au début de *l'Émile*, » l'étude à laquelle je me suis le plus appliqué ». Le principe selon lequel Rousseau organise son livre sur l'éducation est, on le voit, juste l'inverse du principe catholique Rousseau décrète secondaire l'ordre des fins que nous estimons primordial; il déclare primordiales les dispositions potentielles et individuelles du sujet, que nous tenons pour secondaires. « Le maître est en visite chez l'enfant », dit-on, paraît-il, à *l'Institut Jean-Jacques Rousseau* fondé à Genève pour exploiter les principes de *l'Émile* ; « il ne lui siérait point de parler avant que l'enfant l'y invitât ». A la limite, la pédagogie deviendra l'art de suivre ceux qu'il fallait conduire, l'art de s'instruire de ceux qu'il fallait enseigner. Armé d'un optimisme qui atteint aux confins de la folie, l'éducateur ne devra pas hésiter à précipiter son élève dans l'inconnu de nouvelles expériences[^76]. On connaît [183] les applications religieuses d'une pareille méthode : « Je prévois, dit le maître d'Émile, combien de lecteurs seront surpris de me voir suivre tout le premier âge de mon élève sans lui parler de religion. A quinze ans, il ne savait s'il avait une âme, et peut-être à dix-huit n'est-il pas encore temps qu'il l'apprenne ». - La manière de faire connaître Dieu aux enfants n'est pas moins édifiante ; qu'on se rappelle l'histoire de cette « bonne et pieuse mère de famille » que Jean-Jacques vit en Suisse ; « elle ne voulut point instruire son fils de la religion dans le premier âge, de peur que, content de cette instruction grossière, il n'en négligeât une meilleure à l'âge de raison... Moins on lui parlait de Dieu, moins on souffrait qu'il en parlât lui-même, et plus il s'en occupait cet enfant voyait Dieu partout ». Pour Émile, « quand il commence à s'inquiéter de ces grandes questions, ce n'est pas pour les avoir entendu proposer, mais c'est quand le progrès naturel de ses lumières porte ses recherches de ce côté-là ». Il serait surprenant qu'à dix-huit ans Émile pensât de la Révélation chrétienne autrement que le Vicaire savoyard ou que M. Auguste Sabatier !
[^75]: FLOURNOY, *la Philosophie de Wiliam James*, p. 68.
[^76]: Qu'il y a de lucide protestantisme, de protestantisme *à l'état pur,* chez M. André Gide : « Nathanaël, à présent, jette mon livre. Emancipe-t-en. Quitte-moi. Quitte-moi…Je suis las de feindre d'éduquer quelqu'un. Quand ai-je dit que je te voulais pareil à moi? - C'est parce que tu diffères de moi que je t'aime ; je n'aime en toi que ce qui diffère de moi. Éduquer ! - Qui donc éduquerais-je, que moi-même ?... Nathanaël, jette mon livre ; ne t'y satisfais point. Ne crois pas que la vérité puisse être trouvée par quelque autre ; plus que tout, aie honte de cela. Si je cherchais tes aliments, tu n'aurais pas de faim pour les manger ; si je te préparais ton lit, tu n'aurais pas sommeil pour y dormir... Et quand tu m'auras lu, jette ce livre - et sors. Je voudrais qu'il t'eût donné le désir de sortir - sortir de n'importe où, de ta ville, de ta famille, de ta chambre, de ta pensée ».
L'autorité peut encore se détruire elle-même par *oppression*. Cette seconde façon prévaudra surtout en matière de politique. Chaque fois que le pouvoir prétendra consacrer le fait *parce qu'il* est l'expression brute du nombre ; chaque fois qu'il tentera d'imposer quelque décision (sur la légitimité [184] du divorce, par exemple) *parce qu'elle* est la volonté d'une majorité, l'oppression et la violence auront usurpé la place de l'autorité. Ce qui seul *oblige,* c'est l'ordre des fins, non pas les poussées de la multitude ; c'est ce qui descend d'en haut, jamais ce qui monte d'en bas. Qu'on se souvienne de la doctrine contraire du *Contrat social.* Rousseau nous avertit, sans doute, qu' « il y a souvent bien de la différence entre la volonté de tous et la volonté générale ; celle-ci, dit-il, ne regarde qu'à l'intérêt commun, l'autre regarde à l'intérêt privé, et ce n'est qu'une somme de volontés particulières » Mais, ajoute-t-il aussitôt : « Ôtez de ces mêmes volontés les plus et les moins qui s'entre-détruisent, reste pour somme des différences la volonté générale ». Il en tirera cette fameuse conséquence, que la Révolution française devait appliquer exactement : « Il importe donc, pour avoir bien l'énoncé de la volonté générale, qu'il n'y ait pas de société partielle dans l'État ».[^77] Était-il possible de définir plus mathématiquement, c'est-à-dire, dans le cas présent, plus matériellement, plus mécaniquement, la force d'où dépend le salut des peuples ? Rousseau nous prévient encore que la volonté générale doit diriger l'État « selon la fin de son institution, qui est le bien commun, » que « ce qui généralise la volonté est moins le nombre des voix que l'intérêt commun qui les unit ». Mais, qu'on y prenne garde, le bien commun n'est point dans le *Contrat social* ce qu'il est dans la *Politique* d'Aristote. Pour le philosophe athénien, le bien commun est la *fin,* c'est-à-dire la première des causes, à laquelle tout est suspendu, en vue de laquelle tout doit s'organiser. Pour l'idéologue genevois, le bien commun ne sera qu'un pur *résultat* de la volonté générale. Tout ce qui émane, d'ailleurs, de la volonté générale, ne peut être que saint et irréprochable. Semblable à cette conscience qui, dans l'individu, est le « juge infaillible [185] du bien et du mal » et « rend l'homme semblable à Dieu », la volonté générale est, dans la société, le dépositaire divin de l'inerrance et de l'infaillibilité . « La volonté générale est toujours droite et tend toujours à l'utilité publique » ; le souverain, c'est-à-dire le corps politique en tant qu'actif, « par cela seul qu'il est, est toujours tout ce qu'il doit être. » A la volonté générale ainsi définie, Rousseau veut tout asservir : « Quiconque refusera d'obéir à la volonté générale y sera contraint par tout le corps. »
[^77]: Rousseau pense, en effet, que l'équilibre des volontés particulières est faussé par les associations partielles ; « on peut dire alors qu'il n'y a plus autant de votants que d'hommes, mais seulement autant que d'associations. » Ainsi abuserait-on le peuple.
Maximes de violence et d'oppression, condamnées, au nom du droit et de l'autorité qui vient d'en haut, dans les erreurs 59, 60, 61, du *Syllabus*
« Le droit consiste dans le fait brut, tous les devoirs humains ne sont que mots, tous les faits humains ont force de loi.
« L'autorité réside dans un total numérique et dans la somme des forces qui montent d'en bas.
« Une opportune injustice de fait ne nuit en rien à la sainteté du droit. »
Pour ce qui touche à la société religieuse, on sait où Rousseau nous veut conduire : « Il y a donc, dit-il dans le *Contrat social,* une profession de foi purement civile dont il appartient au souverain de fixer les articles, non pas précisément comme dogmes de religion, mais comme sentiments de sociabilité, sans lesquels il est impossible d'être bon citoyen ni sujet fidèle. Sans pouvoir obliger personne à les croire, il peut bannir de l'État quiconque ne les croit pas... Que si quelqu'un, après avoir reconnu publiquement ces mêmes dogmes, se conduit comme ne les croyant pas, qu'il soit puni de mort ; il a commis le plus grand des crimes : il a menti devant les lois. Les dogmes de la religion civile doivent être simples, en petit nombre, énoncés avec précision, sans explications ni commentaires. L'existence de la divinité puissante, intelligente, bienfaisante, prévoyante et pourvoyante, la vie à venir, le bonheur des justes, le châtiment des méchants, la sainteté du contrat social [186] et des lois, voilà les dogmes positifs. Quant aux dogmes négatifs, je les borne à un seul, c'est l'intolérance... On doit tolérer toutes les religions qui tolèrent les autres, autant que leurs dogmes n'ont rien de contraire aux devoirs du citoyen. Mais quiconque ose dire : *hors de l'Église, point de salut,* doit être chassé de l'État. »
L'autorité qui vient d'en bas, celle qui renonce à l'ordre des fins pour consacrer l'ordre des faits, est donc *celle qui rejette la tâche essentielle de l'autorité.* Une telle formule recouvre une vigoureuse contradiction, qu'on ne parvient à masquer que dans la proportion exacte où l'on consent à substituer à l'autorité soit l'amorphie, soit le despotisme. Ou bien l'on estimera que le maître idéal doit s'évanouir dans l'individualité de son élève pour « réduire l'autorité à son rôle pédagogique ». Ou bien l'on jugera que le gouvernement parfait doit recevoir, du *fait* sur lequel il se moule, assez de consistance pour écraser ceux qui croiront au *droit,* et pour entreprendre, au nom d'un contrat social soi-disant partout tacitement admis et reconnu, de les « forcer d'être libres ».
Mais le protestantisme, on a pu déjà s'en apercevoir, en renversant la notion authentique de l'autorité, détruisait en outre, du même coup, la notion authentique de la liberté.
L'EXERCICE DE LA LIBERTÉ CONSIDÉRÉ COMME MOYEN ET L'EXERCICE DE LA LIBERTÉ CONSIDÉRÉ COMME « FIN EN SOI »
L'être peut être connu et, comme tel, revêtir la raison de *vrai ;* il peut être encore désiré et, comme tel, revêtir la raison de *bien*. Il y a donc dans l'âme de l'homme, vis-à-vis de l'être, une double puissance : une puissance de connaître, qui fait face à tout le vrai, c'est *l'intelligence ;* une puissance d'aimer, qui fait face à tout le bien, c'est la *volonté,* au grand sens, malheureusement inusité en français, *d'appétit intellectuel,* que le latin donnait à ce mot.
[187] Il importe extrêmement de remarquer que la volonté, l'appétit intellectuel, développe, vis-à-vis du bien, deux sortes d'actes que les anciens distinguaient soigneusement, mais que les modernes s'appliquent à confondre : elle peut vouloir la fin, elle peut vouloir les moyens. Elle est d'abord la faculté de l'amour des fins ; elle est ensuite la faculté du choix des moyens. Pour la fin, elle la veut absolument, intégralement, sans mesure ; pour les moyens, elle les veut relativement, partiellement, dans la mesure où ils réfèrent à la fin. Considérée dans son acte principal, par lequel elle se porte vers la fin, la volonté est *tendance* et *amour* ; saint Jean Damascène l'appelait θέλησις, les scolastiques, *voluntas ut natura,* volonté naturelle, volonté dans l'absoluité de son élan foncier. Considérée dans son acte secondaire, par lequel elle se porte vers les moyens, la volonté est *choix* et *liberté ;* saint Jean Damascène l'appelait βούλησις, les scolastiques *voluntas ut ratio,* volonté délibérative, volonté dans le soupèsement de ses préférences. Ainsi donc, la volonté est *tendance* avant d'être *liberté*.
Chez tous les hommes, sans exception, la volonté, d'un mouvement incoercible, se porte vers la raison commune de bien. Sous cette impulsion première, qui donne le branle à toute leur activité, ils auront à choisir librement les biens en lesquels ils incarneront, concrétiseront, réaliseront la raison commune de bien. Le résultat de cette démarche sera l'adoption, par chacun, d'un bien qu'il mettra en tête de sa vie, sur la valeur duquel il ne recommencera pas chaque fois à délibérer, et par lequel ses préoccupations, désirs, soucis, initiatives, seront, tacitement ou expressément, régis et finalisés. C'est ce bien - vrai ou faux - qui représente pour chaque homme sa fin dernière ; il ne peut être déplacé que par un renversement des pôles de la vie : conversion ou apostasie. Tous ne mettent pas leur fin dernière dans les mêmes biens. Les uns la placent en Dieu qui, nous l'avons dit, veut être librement choisi par les hommes ; les autres la placent dans la richesse, la volupté, la domination, l'art [188] ou la science, etc.[^78] Mais chacun est responsable du bien qui le finalise et dont il ne songe même plus à remettre en question les titres. Ainsi s'explique le sens rigoureusement thomiste du mot de Pascal, qui n'a du paradoxe que l'apparence : « C'est une chose déplorable de voir tous les hommes ne délibérer que des moyens et point de la fin. »
[^78]: Cf. *Ia IIae*, q I, a. 7: Utrum sit unus utlimus finis omnium hominem :
« quantum ad rationem ultimi finis, omnes conveniunt in appetitu finis ultimi ; sed quantum ad id in quo ista ratio invenitur, non omnes homines conveniunt in ultimo fine, nam quidam appetunt divitias tanquam consummatum bonum, quidam vero voluptatem, quidam vero quodcumque aliud. »
Retenons que la volonté est *tendance* avant d'être *liberté, amour* avant d'être *choix, nature* avant d'être *délibération*. C'est parce qu'elle est d'abord *déterminée* par la fin, qu'elle *se détermine* ensuite librement par rapport aux moyens ; c'est parce qu'elle est d'abord subjuguée par la raison même de bien, qu'elle demeure dominatrice à l'égard des réalisations particulières de la raison de bien. Oublier que la volonté est relative tout d'abord et proprement, *per prias et proprie*, à l'ordre des fins, secondairement et par réduction à l'ordre des moyens, c'est bouleverser complètement les notions de volonté, d'amour, de liberté. C'est tomber dans l'erreur libertiste qui a de lointaines et subtiles racines dans le passé, et qui, portée aujourd'hui à son état de plein épanouissement, est devenue l'une des doctrines spécifiques de l'hérésie protestante.
Selon cette erreur, la liberté n'est plus comprise comme étant au service d'un amour : le choix des moyens n'est plus conçu comme étant subordonné à l'appétition d'une fin. La notion de subordination, de soumission vis-à-vis de la fin (soit qu'on désigne par fin la raison abstraite de bien, dont l'amplitude déterminerait seule l'amplitude indéfinie de notre volonté, soit qu'on désigne par fin le bien humain concret vers lequel chacun a l'obligation de tendre), loin d'apparaître comme le fondement de la notion authentique [189] d'indépendance et de liberté vis-à-vis des moyens, n'est plus considérée, au contraire, que comme une notion tyrannique, despotique, oppressive. Aussi l'autorité qui vient d'en haut, et qui, nous l'avons montré, tire toute sa vertu de sa référence à l'ordre des fins, est-elle à son tour regardée comme un joug insupportable.
Délivrée de toute entrave, la liberté pourra enfin, pense-t-on, éclater dans tous les sens. Son essentielle manifestation sera *l'acte gratuit,* c'est-à-dire « l'acte dont la motivation n'est point extérieure » et qui jaillit irraisonnablement des immanences obscures et capricieuses du sujet. La gratuité, critère de vie et de courage, de moralité, d'héroïsme, de sainteté, voilà le dernier fond de l'Évangile libertiste. « La volonté divine seule, avait écrit saint Thomas, est la règle même de son acte, parce qu'elle n'est point ordonnée à une fin supérieure. Mais il serait contradictoire qu'une volonté créée fût la règle même de son acte ; elle ne peut tenir sa rectitude que de sa conformité à la volonté divine ».[^79] Le libertisme absolu estime, au contraire, que l'exercice de la liberté, quel qu'il soit, porte en lui-même sa propre motivation, sa propre justification, sa propre règle. Dès lors, il ne peut être que bon, juste, légitime, d'agir, comme le firent les ouailles de Zwingli au carême de 1522, pour « montrer sa liberté ». L'exercice de la liberté n'est plus considéré comme un moyen, mais comme une « fin en soi ». Les libertés humaines sont tout simplement confondues avec la liberté divine, règle de ses propres actes.
[^79]: *Ia*, q. 63, a. 1.
Le libertisme n'a jamais su distinguer entre l'ordre des fins, du *terminus ad quem,* d'où naissent l'obligation morale et les nécessités d'en haut, et l'ordre de la « puissance », du *terminus a quo,* d'où naissent les limitations, les contraintes matérielles, les nécessités d'en bas. Cela explique qu'en faisant l'apologie de la révolution, en démolissant l'ordre des fins dont les décombres s'amoncellent autour de [190] lui, il puisse avoir la naïveté d'imaginer qu'il jette à bas les conventions d'une société surannée, qu'il fait la croisade contre les routines, qu'il brise les chaînes d'une humanité captive. « Non, s'écrie M le pasteur G. Berguer, la Genève protestante n'est pas près de mourir. Tant qu'elle tiendra dans ses mains jointes le glaive à deux tranchants du *libre examen* et le flambeau d'amour qu'allume pour elle *le Dieu de la conscience,* elle vivra ! Car l'authentique héritage de la Réforme est bien là, dans la souveraineté du Dieu de la conscience révélé en Jésus-Christ, et dans la liberté, souveraine aussi, que ce Dieu donne, vis-à-vis de toutes les autorités. Quand la Réforme continue dans ce sens-là, c'est la vie qui progresse et continue ; et chacune des crises de Genève a été une crise de croissance où l'Église se débarrassait du poids mort d'une autorité vieillie... Du cercueil des idées reçues où perpétuellement les hommes travaillent à enfermer le Christ, et des bandelettes traditionnelles dont ils l'enserrent, le protestantisme genevois ne cesse de le libérer. C'est là sa tâche, son ambition, son honneur. Il n'y faillira pas ».[^80] Genève est ainsi dépeinte comme aspirant à imiter le Siegfried du *Cas Wagner ;* l'esprit de progrès l'aurait suscitée pour prêcher au monde, avec un « optimisme sans vergogne », le « crépuscule des dieux de la vieille morale », 1'« abolition du mal », le « commencement de l'âge d'or », la lumière, enfin, après les ténèbres.
[^80]: *Semaine littéraire,* Genève, 30 novembre 1918.
Quelles que soient les atténuations qui lui viennent du bon sens, de la droiture, de la vertu ou de la piété de ses défenseurs, la doctrine protestante de la liberté est, en son fond, une doctrine d'anarchie et de dissolution. Il n'est besoin que d'ouvrir les yeux pour s'en rendre compte. Et les « mentalités papistes » ne sont point seules à posséder cette clairvoyance.
On se rappelle comment, selon Vinet, les rapports entre [191] la liberté « évangélique » et la société religieuse se résolvent, en dernière analyse, à quelque inconséquence, ou, pour trancher le mot, à « quelque grosse contradiction » ; comment encore les rapports entre la conscience individuelle et la société civile aboutissent, en droit, à une « dualité irréductible ». On se rappelle comment Auguste Sabatier formulait « l'antinomie inhérente au protestantisme » : d'une part, les hommes ne peuvent être rassemblés que par l'unité, d'autre part, le libertisme autorise, bien plus, oblige chacun à ne cultiver que ses différences. On se rappelle comment Frommel mettait en conflit protestantisme et christianisme, la méthode individualiste et l'unité de l'Évangile.[^81]. Chez les uns comme chez les autres, nous retrouvons la même incapacité d'unir entre eux des termes pourtant essentiels : personnalité et société, liberté et autorité, vie intérieure et organisation ecclésiastique, etc., - car il y aurait là toute une suite *à l'antithétique de la raison pure.* Les uns et les autres nous offrent, en revanche, le spectacle de gens qui tentent l'impossible aventure d'enchaîner ensemble, [192] sous les noms de liberté, de foi, de vie, d'évangile..., les forces qui construisent et celles qui détruisent, ce qui agrège et ce qui dissout, ce qui unifie et ce qui disperse, ce qui organise et ce qui décompose. Partout, en outre, je constate je ne sais quelle maladive appréhension de ce qui serait une *détermination,* une peur irraisonnée de *l'être,* un instinctif refus de *l'acte ;* partout le voeu secret, anarchique, insensé, d'un retour vers l'illimité de l'indétermination pure et de la potentialité pure. Tout le désordre de la notion protestante de la liberté, je le trouve résumé dans la doctrine de Ch. Secrétan sur Dieu. On croirait que Secrétan craint que ce soit pour Dieu une contrainte intolérable de devoir être l'Absolu, et de n'avoir point la « liberté » d'être fini. Aussi déclare-t-il que Dieu « est infini s'il le veut, et fini s'il le veut », qu'il possède « la puissance égale du fini et de l'infini ». Dieu donc est à la fois l'Infini et le fini, l'Être par soi et l'être qui n'est pas par soi, l'Acte pur et l'acte mélangé de puissance, l'Absolu et le non-absolu. Voilà le Dieu suprême qu'adore le libertisme : un Dieu qui se détruit lui-même, une pure contradiction, un pur non-être.
[^81]: Du moins, Vinet, Sabatier, Frommel, restent-ils dans les règles du jeu, tandis que M BREITENSTEIN, dans se brochure sur *La Valeur du Protestantisme*, (Lausanne, 1924) essaie de les quitter ; assez maladroitement d'ailleurs, puisqu'il excuse l'insociabilité du protestantisme actuel en disant, à la page 23, que, parce que le protestant a déjà trouvé Dieu, il « n'a plus besoin des hommes. Qui a le plus n'a que faire du moins », et en ajoutant, à la page 24, que « lorsque le protestantisme sera vraiment ce qu'il doit être : chrétien, et rien que chrétien, il sera lui aussi social, et plus saintement social que le catholicisme ». Quoi qu'il en soit, voici notre question - le protestantisme idéal, et tel qu'il doit être, est-il une société de purs esprits, d'anges, abandonnés à leurs ressources naturelles ? Est-il, au contraire, une société d'hommes, c'est-à-dire de vivants raisonnables, par conséquent sociables et politiques auxquels, en outre, un évangile surnaturel a été proposé ? Dans la première hypothèse, ni la société politique, ni l'Église n'existent plus ; le problème est simplement *supprimé.* Dans la seconde hypothèse, *toutes les antinomies signalées par Vinet, Sabatier, Frommel, renaissent, car elles sont des antinomies de droit et non pas seulement des antinomies de fait*. A propos de l'Église, nous demanderons, par exemple, avec Sabatier : sans confession de foi, peut-il y avoir une Église, et si vous m'imposez une confession de foi, pouvez-vous être protestant ? Et à propos de la société politique, nous dirons, en nous servant de Vinet : si l'on recule devant chaque conscience de chaque individu, peut-on sauvegarder la Loi ? et si l'on ne respecte les scrupules, même mal fondés, de l'individu, peut-on sauvegarder la conscience ?
Peut-être verra-t-on mieux, maintenant, les étroites et indissolubles connexions qui attachent la doctrine sur l'usage de la liberté considéré comme fin en soi, à la doctrine sur l'autorité qui vient d'en bas. Si l'acte gratuit est norme de légitimité, d'héroïsme, de sainteté, c'est à l'autorité de prendre mesure et de se calquer sur lui. La règle ne vient plus d'en haut, du *terminus ad quem,* des fins ; elle monte d'en bas, du *terminus a quo,* des sujets.
On comprendra aussi combien - nous le disions en commençant - il serait erroné d'opposer le protestantisme et le catholicisme comme les défenseurs, l'un de la liberté, l'autre de l'autorité. La vérité sur l'autorité et la liberté est tout entière dans le catholicisme. L'erreur sur ces notions fondamentales corrélatives est tout entière hors du catholicisme, d'une part dans l'individualisme et le libertisme, d'autre part dans le collectivisme et le déterminisme.
ÉPILOGUE
Les protestants de Suisse romande qui tiennent le protestantisme pour la plus sublime et la plus évoluée des religions, ont l'amabilité de nous dire que les catholiques seront toujours incapables de le comprendre, et ils se flattent, en revanche, de fort bien connaître la tendance à matérialiser les choses spirituelles qui serait, à les en croire, génératrice du catholicisme. Pour leur intelligence du catholicisme, nous avons expliqué suffisamment à quel degré elle est illusoire.[^82] Qu'ils veuillent donc nous permettre, maintenant, d'intervertir les rôles et de leur répliquer que s'ils nous méconnaissent radicalement, nous réussissons au contraire très bien à les comprendre. La tendance qui a créé le protestantisme est une tendance qui se trouve en [194] chacun de nous à l'état latent mais actif ; c'est même une des raisons pour lesquelles le protestantisme nous intéresse autant. Car le protestantisme est la protestation de la raison humaine contre la révélation divine, de l'autonomie de l'Homme contre l'intervention de Dieu, des droits de la nature contre les exigences de la surnature. Et quel est le catholique qui ne sent pas dans son coeur des poussées de désordre, des souffles d'anarchie qui, s'il ne veillait et ne priait, l'entraîneraient fatalement vers le protestantisme et l'hérésie ? Et l'hérésie est le contraire du christianisme.
[^82]: Et cependant nous avons soigneusement écarté, comme dépourvues d'intérêt, les citations de la basse polémique. Elles ne manquent pas. M le pasteur Charles Chenevière publie aujourd'hui, par exemple, sous le titre *Églises et principales communautés religieuses de Genève,* une brochure de propagande où on lit « Le catholicisme est une autocratie, une puissante organisation politique, monarchique, dont fait partie le Saint-Office de l'Inquisition, et il repose sur un ensemble de dogmes dont l'acceptation assure le salut, tandis que Jésus affirme que son royaume n'est pas de ce monde et que le christianisme est une vie et non un *credo*. Le catholicisme insiste sur la pensée de l'enfer et le prêtre en profite pour persuader aux vivants d'aider les morts à sortir du purgatoire par leurs dons et pénitences. Jésus, lui, conduit l'âme à Dieu en parlant du pardon et de l'amour du Père.... L'Église catholique, en s'interposant entre le fidèle et Dieu par ses prêtres, fait de l'être humain un éternel mineur et lui évite la recherche personnelle de la vérité, les décisions et les responsabilités qui seules font de lui un être majeur, un homme en un mot ». (p. 23 et 24).
Le christianisme, Dieu nous le donna dans son amour - lorsqu'il vint lui-même parmi nous pour nous délivrer de la prison de notre nature finie et nous ouvrir toutes grandes les portes du surnaturel.
La fin dernière *proportionnée à notre nature* eût bien été, sans doute, de connaître Dieu et de l'aimer par-dessus tout. « Notre intelligence est faite pour connaître la vérité et par-dessus tout la Vérité suprême qui est Dieu. Notre volonté est faite pour aimer et vouloir le bien et par-dessus tout le souverain Bien qui est Dieu ; si donc nous avions été créés dans un état purement naturel, avec notre âme immortelle mais sans la grâce, nous aurions eu pour fin de connaître Dieu et de l'aimer. Mais nous ne l'aurions connu que par le reflet de ses perfections dans ses créatures, comme les grands philosophes païens l'ont connu ; il eût été seulement pour nous la Cause première de tout, et l'Intelligence suprême. Nous l'aurions aimé comme l'auteur de notre nature, d'un amour d'inférieur à supérieur, qui n'eût pas été une amitié, mais plutôt un sentiment fait d'admiration, de respect, de reconnaissance, sans cette douce et sainte familiarité qui est au coeur des enfants de Dieu; nous aurions été les serviteurs de Dieu, mais non pas ses enfants. Mais cette fin dernière naturelle, quoique très haute et [195] très supérieure à tout ce que nous propose l'esprit du monde, laisserait subsister bien des mystères sur la conciliation des perfections divines. Comment se concilient, par exemple, la Justice inflexible et la Miséricorde la plus tendre, la toute-puissante Bonté et la permission de l'impénitence finale ? L'intelligence humaine ne pourrait s'empêcher de dire : si pourtant je pouvais le voir ce Dieu, source de toute vérité et de toute bonté, foyer d'où s'échappe la vie de la création, la vie de l'intelligence et des volontés ».[^83] Il y aurait en nous quelque chose d'insatisfait. Le Vrai et le Bien infinis pour lesquels nous sommes faits ne nous seraient accessibles qu'à travers le voile épais que tendent sur notre âme les limites et les déficiences de sa nature créée. - Voilà les conclusions définitives de la plus sûre métaphysique. En nous faisant connaître avec une netteté parfaite quelles sont les suprêmes possibilités de notre nature, elles nous permettent seules de mesurer la hauteur prodigieuse des destinées auxquelles l'Évangile est venu nous préparer, et de définir ainsi l'ordre surnaturel.
[^83]: Résumé emprunté à des notes inédites du R. P. Garrigou-Lagrange.
Le voile d'obscurités qui couvrait notre âme, Dieu l'a déchiré. Il a voulu nous *élever à l'ordre surnaturel*. Il a voulu que nous puissions contempler un jour à découvert les mystères de son coeur. « Mes bien-aimés, dit saint Jean, nous sommes maintenant enfants de Dieu, et ce que nous serons un jour n'a pas encore été manifesté; mais nous savons que lorsque cela apparaîtra, nous serons semblables à Lui, car nous le verrons tel qu'Il est » (I Jean, III, 2). Nous sommes appelés à voir Dieu « non pas seulement par le *reflet de ses perfections dans les créatures* sensibles, ou par son rayonnement merveilleux dans le monde des esprits purs, mais à le voir *sans intermédiaire* aucun; mieux même que nous ne voyons ici-bas avec nos yeux de chair les personnes avec lesquelles nous parlons, car Dieu, étant tout spirituel, sera intimement présent dans notre intelligence [196] qu'il éclairera en lui donnant la force de supporter son éclatante splendeur. Entre Lui et nous il n'y aura même pas l'intermédiaire d'une idée, car aucune idée créée ne pourrait représenter, tel qu'il est en soi, l'Être même, Acte pur infiniment parfait, Pensée incréée éternellement subsistante, Lumière de vie et source de toute vérité. Et nous ne pourrons exprimer notre contemplation par aucune parole, même par aucun verbe intérieur ; cette contemplation, supérieure à toute idée finie, nous absorbera en quelque sorte en Dieu, et restera ineffable, comme nous perdons, dès ici-bas, le don de la parole, lorsque le sublime nous ravit... Cette vision de Dieu, face à face, l'emporte infiniment par son objet, non seulement sur la plus sublime philosophie, mais sur la plus haute connaissance naturelle des anges ».[^84] Alors nous connaîtrons comment toutes les perfections divines, vérité, bonté, intelligence, amour..., s'identifient dans l'éminente simplicité de l'Être par soi. Nous saurons enfin comment se concilient parfaitement en Lui l'immutabilité absolue et l'acte complètement libre selon lequel par exemple le monde, qui pouvait ne pas être, émergea du néant ; la bonté infinie et la permission du mal ou du péché ; le bon plaisir le plus libre et la plus pure sagesse. Nous découvrirons « comment la miséricorde la plus tendre et la justice la plus inflexible procèdent d'un seul et même amour infiniment généreux et infiniment saint »[^85]. Nous sommes en outre appelés à connaître comment le monde est merveilleusement réconcilié à Dieu dans le mystère du Verbe fait chair, comment le mystère de la mort de Jésus en croix balance à lui seul toutes les iniquités des hommes ; à voir enfin « l'infinie fécondité de la nature divine s'épanouissant en trois personnes, à contempler l'éternelle génération du Verbe, splendeur du Père, et figure de sa substance ; l'ineffable spiration du Saint-Esprit, [197] ce torrent de flamme spirituelle, terme de l'amour commun du Père et du Fils, lien qui les unit éternellement dans la plus absolue diffusion d'eux-mêmes ».[^86]
[^84]: R. P. GARRIGOU-LAGRANGE, *Perfection chrétienne et contemplation*, 1923, t. I, p. 133.
[^85]: *Op. cit*., p. 134.
[^86]: *Op. cit*., p. 135.
Pour nous *proportionner à ces splendeurs incréées et indicibles, Dieu infuse en nous les énergies nouvelles de la grâce* qui, loin de détruire ou de bouleverser la substance et l'ordre essentiel de notre nature, demeurent en notre âme, en notre intelligence, en notre volonté, afin de nous référer immédiatement et tout entiers au soleil de la Déité éternelle, de nous rendre participants à la vie intime de la Trinité, de nous donner le pouvoir d'aimer Dieu avec un rayon même de son amour et de le connaître avec un rayon même de sa clarté[^87] : lumière de gloire et amour d'inexprimable possession, au ciel, dans l'âme des élus ; lumière de foi et amour de charité, tout mêlé d'attente et d'espérance, ici-bas, dans l'âme des fidèles. Tel est *l'ordre surnaturel substantiel créé*, infusé dans les cœurs qui ne résistent pas aux prévenances divines ; ordre surnaturel qui demandera la suppression, la mortification non de ce qui, dans notre nature, est légitime, généreux, saint, venu de Dieu, mais de ce qui est désordonné, égoïste, pervers, venu du péché. En ce sens, il est dit que le grain de blé doit mourir pour donner beaucoup de fruit.
[^87]: La grâce qui est surnaturelle *substantiellement,* c'est-à-dire dans sa cause formelle, dans son étoffe même, et non seulement *modalement*, à la façon des miracles qui ne sont surnaturels que dans leur cause efficiente ou finale, dans leur origine ou leur but, n'est cependant pas *une substance,* mais un *accident* surnaturel créé, qui adhère à la substance de notre être naturel. Étant accident, la grâce pourra se définir comme une relation transcendantale à la Trinité, c'est-à-dire comme une réalité essentiellement relative à la Trinité, et ordonnée à nous faire connaître et aimer la vie intime de la Déité. C'est ce qui explique que la grâce, qui est *créée* et *finie,* puisse être cependant une participation véritable à la vie *incréée* et *infinie* de la Déité. Les thomistes tiennent communément, en revanche, qu'une *substance surnaturelle créée* serait une pure absurdité (Cf. R. P. Garrigou-Lagrange, *De Revelatione*, t. 1, p. 364, et 375.). C'est ce qui explique encore que la grâce puisse s'insérer si exactement dans notre nature, qu'elle a pour rôle, selon l'axiome courant, non de détruire, mais de parfaire.
L'ordre surnaturel substantiel que Dieu propose à notre [198] acceptation, reste inévident en lui-même, ici-bas, à notre intelligence qu'il dépasse incommensurablement : aussi la foi n'est-elle pas une certitude d'ordre *naturel* et *rationnel,* mais une certitude *non discursive* et d'ordre *surnaturel* : « Tu es heureux, Simon, fils de Jean, car ce ne sont pas *la chair et le sang* qui t'ont *révélé* ces choses, mais *mon Père qui* est dans les cieux » (Matt., XVI, 17) ; « En vérité, en vérité, je vous le dis, celui qui *croit* en moi *a la vie éternelle* » (Jean, VI, 47)[^88] ; « Celui qui croit en le Fils de Dieu *porte en soi le témoignage de Dieu* » (I Jean, V, 10). Cependant, l'ordre surnaturel substantiel est garanti indirectement par des signes visibles, immédiatement discernables à la raison humaine. Ces signes : prophéties, miracles proprement dits du Christ et de l'Église, propagation et persistance de L'Église., de sa doctrine, etc., constituent *l'ordre miraculeux qui n'est surnaturel que modalement, et grâce auquel l'ordre surnaturel substantiel s'insère dans la trame du monde* et oblige les âmes à choisir et à se prononcer pour ou contre lui : Alors « Jésus se mit à reprocher aux villes où il avait opéré le plus grand nombre de ses miracles, de n'avoir pas fait pénitence : malheur à toi, Corozaïn ! malheur à toi, Bethsaïde ! car si les miracles qui ont été faits au milieu de vous avaient été faits dans Tyr et dans Sidon, il y a longtemps qu'elles auraient fait pénitence sous le cilice et la cendre » (Matt , XI, 20-21) ; « Les oeuvres que je fais au nom de mon Père rendent témoignage de moi » (Jean, X, 25) ; « Lors même que vous ne voudriez pas me croire, croyez à mes œuvres » (Jean, X, 38) ; etc.
[^88]: Il s'agit ici, évidemment, d'une foi que vivifie l'amour, d'un amour qu'illumine la foi.
En outre, l'ordre surnaturel, en lequel s'est manifesté la plus pure miséricorde que Dieu ait faite au monde, *nous est venu dans le Christ et par le Christ*. Il eût pu, sans doute, venir différemment, mais « Dieu a tant aimé le monde qu'Il a donné son fils unique ». A Jésus, vrai Dieu et vrai homme, [199] que prédirent les prophètes et qui régnera sur les siècles, en qui s'unissent merveilleusement le ciel et la terre, est nouée toute l'économie de l'ordre surnaturel. C'est de lui que rayonnent toute grâce et toute vérité surnaturelles : « De sa plénitude, nous avons tous reçu » (Jean, I, 16) ; c'est vers lui que convergent les conduites de Dieu sur le monde : « Ceux qu'Il a connus d'avance, Il les a aussi prédestinés à être conformes à l'image de son Fils, afin que son Fils soit le premier-né d'un grand nombre de frères » (Rom., VIII, 29). Méconnaître l'ordre surnaturel, c'est donc méconnaître le rôle essentiel du Christ, c'est méconnaître les grâces versées d'abord dans son humanité pour être ensuite répandues sur nous, c'est méconnaître en outre fatalement le mystère même de Jésus, qui ne fut vrai Dieu et vrai homme que pour nous apporter la lumière et la vie surnaturelles.
L'humanité du Christ, « en qui habite corporellement toute la plénitude de la divinité » (Coloss., II, 9), est la demeure, qui fut pour un temps visible parmi les hommes, des mystères invisibles de la grâce. Déjà de son vivant, mais surtout lorsqu'il remonta près de son Père pour se retirer dans la lumière, *le Christ voulut comme prolonger au milieu de nous son humanité, par l'emploi de moyens visibles qu'Il se subordonna* : emploi d'envoyés, divinement assistés, proposant et expliquant au monde la doctrine par Lui révélée (pouvoir de magistère) ; emploi de rites faisant passer, jusqu'à chaque âme particulière, la grâce résidant en Lui (pouvoir sacramentel) ; emploi d'une autorité, imprimant à la société une direction vers les fins par Lui désignées (pouvoir de juridiction). Ce sont les voies par lesquelles le Christ communique *normalement* au monde l'ordre surnaturel. Et si la grâce du Christ va chercher des âmes que n'atteint pas le triple pouvoir de l'Église visible, c'est pour les orienter vers cette Église qu'elles méconnaissent ou ignorent invinciblement, et dont, néanmoins, elles feront dès lors partie, non pas extérieurement (re), mais par le désir [200] (voto). « Ceux qui invinciblement ignorent la vraie religion, dit le pape Pie IX, n'en sont point coupables devant Dieu ; et quel homme, ajoute-t-il, oserait tracer, dans l'embrouillement des peuples, des pays, des esprits, les limites de l'ignorance invincible »[^89] ?
[^89]: *Denz*, n° 1647.
A la ressemblance du Christ, *l'Église* est folie et scandale pour les uns, puissance et sagesse de Dieu pour les autres. A ceux qui ne comprennent plus l'ordre surnaturel, elle ne peut plus être qu'un joug odieux : le magistère infaillible leur semble une atteinte à la liberté de penser ; les sacrements, une matérialisation de la vie spirituelle ; la juridiction, une violation des droits de l'âme les plus sacrés. Elle est, au contraire, toute transparente et toute lumineuse à ceux qui connaissent par la foi les réalités surnaturelles de la révélation, de la grâce, des fins dernières.
Cette Église, dont *l'essence est un mystère* de vie surnaturelle, mystique, contemplative, mystère qui n'est accessible ici-bas qu'à la seule foi, s'entoure d'une *auréole, discernable à la simple raison,* de faits et de contrecoups miraculeux, en un mot de surnaturel modal et visible. Aussi est-elle comme un signe levé sur les nations et, pour les yeux qui se dessillent, un perpétuel motif de crédibilité. Organisation dont on annonce tous les jours la fin, qui eût dû, en effet, mille fois s'écrouler, et cependant toujours subsistante; lieu de conjonction des grandeurs divines et des misères humaines ; semblable à l'âme dont parle saint Paul, elle porte le trésor de Dieu dans un vase fragile dont on n'explique pas qu'il ne se soit point rompu, et qui pourtant est assuré de durer autant que le monde.
Tels sont les principaux aspects de l'ordre surnaturel, tout concentré dans le Christ-Dieu, d'où il se répand, par l'Église, sur les espaces et sur les temps ; tel est l'ordre chrétien, le seul qui soit, car il n'y a pas deux ordres [201] chrétiens ; telle est la plus douce des bienfaisances du Père offrant au monde son Fils unique, celle dont l'oubli ou le mépris doit blesser le plus douloureusement les prévenances de son amour.
Le protestantisme est la méconnaissance radicale de cet ordre surnaturel, de cet ordre chrétien.
La protestation qu'opposèrent les réformés à la seconde diète de Spire, et qui attira sur leur nouvelle religion le nom de protestantisme, n'est qu'un épisode sans importance dans l'histoire du mouvement autrement grave, profond, subversif, par lequel la Réforme entreprenait de protester au nom de la nature contre la surnature, au nom de la liberté de nos choix contre les commandements du bon plaisir divin, au nom de l'immanence de nos activités contre l'ingérence d'une révélation extérieure à nous.
Ses premiers coups de bélier, Luther les donna *dans la doctrine de l'ordre substantiellement surnaturel*. Bouleversé par les violents remous de la concupiscence, il crut découvrir la paix qu'il cherchait éperdument, le jour où il déclara que la concupiscence était invincible et s'identifiait avec le péché originel. Dès lors, la grâce ne pouvait plus être, comme le disent les catholiques, une qualité intérieure, un *habitus* rénovateur et sanctificateur de l'âme. Elle n'était qu'une faveur extérieure de Dieu, une bienveillance qui glisse sur l'âme sans la pénétrer, une simple imputation des mérites de Jésus-Christ; Dieu accepte l'accomplissement par Jésus-Christ des commandements, *comme si* c'était nous-mêmes qui les avions accomplis[^90]. En réalité, cependant, le péché subsiste en nous ; nos bonnes œuvres [202] mêmes sont des péchés mortels, qu'en considération de Jésus-Christ, Dieu consent toutefois à ne regarder que comme des péchés véniels. Cette étrange doctrine de la justice imputative, en laquelle Luther chercha la fin de son angoisse et où il trouva la substance du nouvel Évangile, témoigne d'une profonde déchéance de la pensée. En ne comprenant plus que l'amour de Dieu crée et infuse la bonté dans les choses, qu'il est donc *impossible que Dieu* *aime une âme, d'un amour particulier, sans la rénover intimement,* Luther ravalait l'amour de Dieu pour les justes au rang d'un amour inopérant, d'un amour de créature ; il défigurait et anthropomorphisait la dilection créatrice et souverainement efficace de Dieu pour nos âmes[^91]. Luther et le protestantisme ont beau conserver les mots d'ordre surnaturel, de grâce, de justification, etc. Ces mots sont tout évidés, leur contenu réaliste s'est évaporé, ce sont les étiquettes d'une théologie nominaliste. Le « naturalisme » de Zwingli, puis de Rousseau, peut éclore.
[^90]: « Gratiam hic accipio proprio *pro favore Dei, sicut debet,* non pro qualitate animi, ut nostri recentiores docuerunt. Atque haec gratia tandem vere pacem cordis operatur, ut homo a corruptione sua sanatus, etiam propitium Deum habere se sentiat. » DENIFLE-PAQUIER, t, III, p. 77, 213, 47.
[^91]: Cf. Ia IIae, qu. 110, a : « Utrum gratia ponat aliquid in anima ; « Ex dilectione Dei, qua vult creaturae bonum, profluit aliquod bonum in creatura... ; patet igitur quod quamlibet Dei dilectionem sequitur aliquod bonum in creatura ». Saint Thomas distingue une dilection commune selon laquelle Dieu infuse dans les créatures leur être naturel, et une dilection spéciale selon laquelle il infuse dans les âmes, l'ordre surnaturel.
La protestation initiale et secrète de Luther contre les réalités substantiellement surnaturelles eut pour premier résultat sa *révolte contre l'Église*. L'Église est inintelligible à ceux en qui s'est altéré le sens de la vie surnaturelle. Avec l'acharnement qu'on met à s'acquitter d'une mission divine, Luther entreprendra donc de délivrer l'humanité de la triple tyrannie papiste, que sont l'infaillibilité, les sacrements et la juridiction ecclésiastique.
Mais attaquer l'Église, c'était attaquer le prolongement de l'humanité du Christ, c'était déjà *porter la main sur un côté du mystère de l'Incarnation*. Suivant Luther, en effet, le Christ ne sera plus la cause instrumentale par laquelle s'écoulent [203] dans les âmes les grâces divines. « Au sens de Luther, observe Denifle, l'oeuvre rédemptrice est purement *extérieure, elle n'est pas une réparation, une restauration*. Tout revient à ce principe : Dieu déclare juste celui qui reste dans l'injustice, Dieu regarde comme moral celui qui reste dans l'immoralité ».[^92] La mort du Christ est incapable de nous purifier intimement, et à la manière d'une cause instrumentale, du péché originel, ou, en d'autres mots, le mystère de l'Incarnation commence à devenir superflu. Après Luther, quand les vérités et les réalités de la vie substantiellement surnaturelle ne pourront plus du tout être distinguées des vérités et des réalités de la vie simplement spirituelle, on sera conduit à penser que Jésus, pour accomplir sa mission idéaliste, n'avait pas besoin d'être autre chose qu'un génie religieux. Tout le mystère du Verbe fait chair s'éboulera ainsi, dès que se seront éboulés les mystères de l'ordre surnaturel et de la divine constitution de l'Église. La croyance même aux *réalités surnaturelles* « *quoad modum* », prophéties, miracles, etc., sera emportée dans la même ruine.
[^92]: DENIFLE-PASQUIER, t. III, p. 76.
Ainsi donc le protestantisme, considéré dans son essence et dans son esprit, est une protestation contre le surnaturalisme, contre l'Église, oeuvre authentique du Christ, contre le mystère du Verbe fait chair, contre les miracles mêmes évangéliques. S'il fallait trouver quelque équivalent au mot de protestantisme, ce ne serait pas, comme fait M. A. Chavan, au mot de christianisme que nous songerions, mais aux mots d'antichristianisme, d'antisurnaturalisme ; ou, pour être complet et signifier que le protestantisme n'est cependant ni paganisme, ni naturalisme sans plus, mais qu'il est *une religion à mimétisme,* qui ne cesse de se réclamer du surnaturel, de l'Évangile, du Christ, nous dirions que le protestantisme est *pseudo-surnaturalisme, pseudo-évangélisme, pseudo-christianisme*.
[204] Nous avons voulu dénoncer les tendances fondamentales de ce pseudo-évangélisme : tendance à définir la vérité par ce qui plaît, tendance à mettre la sainteté dans un angélisme, tendance à introduire dans la société l'individualisme et le libertisme. Ce sont là autant de tendances simultanées, coagissantes, parallèles, entre lesquelles il ne serait pas difficile de trouver de nombreuses et intimes connexions.
La « dépréciation évangélique de l'intelligence », qui définit la vérité par ce qui plaît au coeur, a pour immédiat résultat de convertir en gelée flasque tout l'organisme objectif, si ferme et si différencié, des vérités révélées et des vérités philosophiques.
Dès lors, il n'est plus possible de déterminer ce qu'est la nature, par opposition au surnaturel. L'ordre naturel et l'ordre surnaturel sont confondus, les mystères surnaturels s'évanouissent ; les mots de révélation, grâce, justification, vie éternelle, vision et amour béatifiques, toutes les béatitudes du Sermon sur la Montagne, tout saint Jean et tout saint Paul, n'expriment plus qu'un spiritualisme.
Il n'est même plus possible de distinguer la nature humaine de celle des purs esprits ; le spiritualisme qu'on propose à l'effort des hommes, et dont on croit lire les formules dans l'Évangile, s'est exaspéré en angélisme.
Il ne peut y avoir deux anges de même espèce, disait saint Thomas. Chaque ange compose à lui seul son espèce particulière. Il n'y a donc pas de société entre individus de même espèce, ni de tradition, ni d'éducation possibles parmi les anges. Appliquées aux hommes, les conditions de vie qui sont ordre chez les anges, produisent le désordre de l'individualisme.
L'erreur individualiste comporte à son tour les erreurs de l'autorité « qui vient d'en bas », et du libertisme, lequel nous ramène à l'Évangile antiintellectualiste.
[205] Protester contre la prédication de la vraie foi, contre l'ordre surnaturel plénier, contre le christianisme authentique, crée une attitude d'esprit bien différente de celle des peuples qui n'ont jamais reçu l'Évangile, qui n'ont pas eu à le refuser, mais qui l'ont simplement ignoré[^93]. L'ordre surnaturel n'est certes aucunement du à notre nature; il est le pur ordre de la grâce, c'est-à-dire de la gratuité, de la libéralité ; et cependant, pour se défaire de cet ordre qu'elle a une fois reçu, ou simplement pour le refuser lorsqu'il lui a été une fois proposé, notre nature devra se résoudre à des partis pris qui la désorganiseront jusque dans son fond. C'est là une constatation bien étrange, la suprême et très mystérieuse vérification de la parole de Jésus : « Celui qui veut sauver sa vie la perdra » (Marc, VIII, 35).
[^93]: Ces peuples cependant ne sont point dans l'état de *pure nature.* Les grâces *surnaturelles* suffisantes pour parvenir à la fin *surnaturelle* leur sont offertes : nous savons que le Christ « est mort pour tous les hommes », qu'il est « la lumière qui éclaire tout homme entrant dans ce monde ». Mais la grâce n'est alors que la rosée secrète qui s'insinue dans les âmes ; elle n'est point le fleuve d'eau vive qui les désaltère.
Pour pouvoir nier les mystères surnaturels, la Trinité, l'Incarnation, l'Église, les sacrements, la grâce, l'enfer, etc., le protestantisme a du se résoudre, tacitement d'abord, de plus en plus ouvertement ensuite, à la doctrine de la vérité qui plaît. « En 1872, un ministre professeur à la faculté de théologie de Genève, M Cougnard, s'écriait dans une assemblée préparatoire à l'élection du Consistoire: *L'enfer, nous l'avons supprimé !* Cette superbe déclaration, qui venait du reste après la négation de la divinité de Jésus-Christ et de tous les miracles de l'Évangile, fut couverte des applaudissements frénétiques des trois mille auditeurs de l'assemblée ».[^94] Passons sur la formule de M Cougnard ; [206] mais, dans une langue moins improvisée, ce sont toujours les mêmes principes qui nous sont présentés. Lorsqu'un dogme nous paraîtra inacceptable, a écrit M A. Reymond, « nous examinerons avec soin si ce dogme est nécessaire à notre vie religieuse ; nous le rejetterons au cas où il ne le serait pas ; dans le cas contraire, nous chercherons à voir si la réalité dont il est l'expression ne peut se traduire d'une façon plus conforme aux besoins de notre intelligence ou de notre conscience ». On essaie de s'arrêter à mi-route. M A. Reymond, par exemple, ne veut point être pragmatiste en science à la façon des disciples de M Bergson. Mais ce sont là questions de plus ou de moins, qui importent ici assez peu. Il reste que toutes les hiérarchies intellectuelles de la foi d'abord, de la métaphysique ensuite, sont minées.
[^94]: *Le Protestantisme vu de Genève en 1886*, p. 241
Pour pouvoir résister à l'ordre surnaturel substantiel de la grâce - et plus tard à l'ordre surnaturel modal des miracles - le protestantisme a dû prêcher la doctrine de l'angélisme. Doctrine qui tend à corrompre la vérité de la nature humaine, à répudier la liturgie et l'art comme des matérialisations pleines de périls et comme des oeuvres de paganisme, à jeter l'homme dans l'obligation de choisir ou l'idéalisme absolu de Berkeley ou l'une des formes du panthéisme évolutionniste.
Pour pouvoir s'opposer à l'Église, à la société religieuse surnaturelle fondée par le Christ, le protestantisme a du pratiquer d'abord et proclamer ensuite les doctrines de l'autorité « qui vient d'en bas », de l'individualisme, de l'exercice de la liberté considérée comme « fin en soi ». Or ces doctrines dissolvent l'ordre social de la cité, laquelle ne cessera d'être ballottée entre les deux extrêmes de l'individualisme et du collectivisme ; elles déchirent l'indissolubilité du mariage ; elles renversent les notions de continuité, de tradition, d'éducation.
L'Évangile, lorsque nous n'aurions fait que l'entrevoir, nous empêche, par conséquent, de retrouver ensuite la stabilité [207] et le repos premiers de notre nature[^95]. Nous ne sommes pas *contraints,* sans doute, de l'accepter. Mais nous ne pouvons pas, du moins, ne pas l'avoir refusé, et ce refus introduit le désordre jusque dans nos activités naturelles. On le montrerait en bien d'autres manières.
[^95]: Le Chinois de M A. Gide « était surtout sensible, en Europe, à l'expression de fatigue, de tristesse et de souci de tous les visages » et « il lui semblait que nous connaissions tous les arts hormis celui, si simple, d'être heureux ». « Tandis qu'il me parlait, continue M A. Gide, j'admirais son tranquille sourire, ses regards étaient empreints d'une sereine bonté et me rappelaient ceux de certains religieux que j'avais fréquentés naguère au Mont-Cassin ». (*L'Avenir de l'Europe*, Revue de Genève, janvier 1923).
L'histoire, par exemple, sera mise en demeure, si elle nie le fait évangélique, de renier ses propres méthodes. De là les contradictions indéfinies des systèmes successifs de l'exégèse contemporaine. Pour mettre sur pied ces systèmes, il faut « ou bien élaguer force témoignages », pour la seule raison qu'ils ne cadrent pas avec eux, « ou bien encore en donner la première explication venue, parfois tout à fait arbitraire sinon puérile. Cette méthode change à tel point le mode ordinaire des raisonnements historiques, que tous les savants pousseraient devant elle de hauts cris s'il s'agissait de tout autre livre que le Nouveau Testament. On a inventé pour lui un procédé unique, une critique de coup d'État, qui constitue une espèce de miracle dans la critique contemporaine. Si vous en dénoncez l'arbitraire, l'absence de preuves, beaucoup répondent qu'il y a des preuves valables pour la « conscience moderne », « l'oeil exercé », « le tact », « le goût », le « *normal Urteilende* », comme dit quelqu'un. Soit ; mais, même dans l'Église, jamais on n'a vu de si beaux spécimens d'« arguments d'autorité ». Au reste, ceux-là mêmes de nos adversaires qui savent ne pas prêter le flanc avec autant de bonhomie, c'est toujours un dogme ou un contre-dogme qui les dirige : le principe métaphysique de *l'impossibilité du surnaturel quoi que puissent dire* *les témoignages.* Là est le fond du débat; c'est la lutte éternelle, [208] ici transportée sur le terrain de l'histoire, entre le déterminisme qui nie Dieu ou le confond plus ou moins avec l'Univers, et la philosophie qui admet son existence transcendante et son indépendance à l'égard des lois dont il est l'auteur ».[^96]
[^96]: R. P. ALLO, *Jésus-Christ et les plus récentes théories* « *historiques* », Fribourg, 1922, p. 26.
Il faudra, en effet, pour nier l'ordre surnaturel substantiel et pour nier l'ordre miraculeux, en venir, plus ou moins rapidement sans doute, mais par une pente fatale, à nier leur possibilité en adoptant une métaphysique panthéiste, c'est-à-dire proprement absurde, une métaphysique acculée à renoncer soit au principe de non-contradiction, qui est le premier principe de la raison, soit à la multiplicité et au devenir, qui sont parmi les premières évidences de fait. Le rationalisme et le naturalisme ne peuvent plus être, en effet, ce qu'ils étaient chez un Aristote. Parce qu'ils incluent, aujourd'hui, si subtilement que ce soit, la négation de la foi et du surnaturel, ils sont secrètement corrompus, ils ne peuvent plus prétendre traduire fidèlement les mouvements de la pure raison et de la pure nature. Ceux qui n'ont pas su recevoir l'ordre surnaturel qui leur était offert, ils ne trouveront désormais que désordre, contradiction, enfer, dans un ordre « naturel » auquel ils ne parviendront pas d'ailleurs à se résigner. Ils seront en proie à l'inquiétude, à l'agitation, à l'esprit de révolution. N'est-ce pas cet esprit qui fait à la fois la grandeur et la misère du protestantisme, partout où le protestantisme veut garder sa virulence et ne se résout pas à n'être plus rien ? Grandeur, de se souvenir d'un ordre meilleur que l'ordre de la pure nature; misère, de l'avoir irrémédiablement perdu. Le protestantisme est comme l'homme de Pascal. « Il est visiblement égaré et tombé de son vrai lieu sans le pouvoir retrouver. Il le cherche partout avec inquiétude et sans succès dans des ténèbres impénétrables ». Il [209] n'est ni paganisme ni pur naturalisme ; il est pseudo-évangélisme et pseudo-surnaturalisme.
Nous sommes placés entre deux mondes.
Au-dessus de nous, les ténèbres prodigieuses des mystères surnaturels : Trinité et Incarnation, Église et sacrements, prédestination et réprobation, grâce et péché, vision béatifique et enfer éternel... C'est l'ordre surnaturel, en lequel sont cachés, si nous le voulons, le salut et la délivrance, et dont pourtant notre nature a peur. « Dans l'ardeur avec laquelle on proclame le principe d'autonomie, le théologien est obligé de voir ce qui s'appelle, de son vrai nom, non pas toujours l'orgueil intellectuel, mais *la peur du surnaturel.* Nous avons peur de ne plus nous appartenir si Dieu, devient tout à fait le maître chez nous. Nous ne parvenons pas à comprendre que nous ne serons délivrés que dans la mesure où Dieu sera en nous et y régnera. Seul le saint qui abdique toute autonomie à l'égard de Dieu est pleinement libre. De même que la grâce intrinsèquement efficace, loin de nous violenter, nous fait libres, au sens où l'entend saint Thomas (Ia, q. 83, a. I, ad 3um), ainsi la Révélation, dans l'intellect spéculatif lui-même, dissipe les obscurités et les doutes, si nous voulons la recevoir non pas à demi, mais toute, avec cette passion ardente de la Vérité qui nous arrache à nous-mêmes pour nous perdre en Dieu. Alors seulement nous saisissons les rapports multiples des choses et nous pouvons, sans leur faire violence, unir entre elles *les vérités* ».[^97]
[^97]: R. P. GARRIGOU-LAGRANGE, *le Sens commun, la philosophie de l'être et les formules dogmatiques*, 3e édit., p. 274
Au-dessous de nous, les ténèbres étranges et démoniaques du désordre, de l'incohérence, de la contradiction. C'est là que les biens de la nature qu'on avait jalousement préférés aux mystères de la Déité, un par un, se décomposent et se [210**]** putréfient[^98]. Le rationalisme, par exemple, lorsqu'il devient la loi suprême d'un siècle, tourne à l'antiintellectualisme au siècle qui suit. L’Église n'est-elle pas celle qui relève aujourd'hui la raison blessée, lave ses plaies, la défend contre le monde ? - L'art, lorsqu'il est adoré comme la souveraine [211] beauté, se ravage et s'annihile. N'est-ce pas Oscar Wilde qui a raconté l'histoire de l'Enfant-Etoile, idolâtre de sa beauté et devenu par là semblable aux crapauds et aux vipères ? - La méthode historique, lorsqu'elle ne veut plus connaître ses attaches à la métaphysique, à la théologie et à la foi, et [212] qu'elle s'érige en science suprême, est prise bientôt de vertige sur sa propre valeur. N'est-ce pas le siècle d'exégèse que nous venons de traverser qui encourage la méthode psychologique à nous livrer sous le nom de *Vie de Jésus* ses nouveaux romans ?
[^98]: A l'Église, qui aura cherché *premièrement* le Royaume de Dieu et sa justice, les biens de la nature viendront, à la vérité, mais *par surcroît* et pour autant que Dieu le jugera salutaire; en ce sens doit s'entendre la phrase souvent citée de Montesquieu : « Chose étrange, cette religion qui n'entend s'occuper que des intérêts de l'autre vie, est encore celle qui réussit davantage à sauvegarder ceux de celle-ci ». Cependant, sous peine d'une perversion radicale, les biens naturels ne devront jamais être cherchés *premièrement* : « J'ai préféré la sagesse aux sceptres et aux couronnes, disent les saints Livres, je l'ai aimée plus que la santé et la beauté : avec elle me sont venus tous les biens, car elle les tire après elle ; pourtant *j'ignorais qu'elle en fût la mère* ». Sagesse, VII, 7 et suiv.
Nous acceptons donc bien volontiers que l'on compare, *même lorsqu'il s'agit de biens naturels,* les effets du catholicisme et ceux du protestantisme. A condition, néanmoins, qu'on apporte à cette tâche, un minimum de discernement. Il faudrait, par exemple, faire leur part à la géographie, à l'ethnologie, à l'histoire. Il faudrait, en outre, tenir compte du niveau philosophique et artistique plus encore que du niveau économique : le roi du sucre ou du pétrole n'est pas nécessairement plus civilisé que Pascal ou Michel-Ange. « Les Rhodiens furent riches, mais les Athéniens eurent de l'esprit... ». Ainsi en fut-il jadis. Et il est trop évident, aujourd'hui, que le progrès matériel et la prédominance des tendances pratiques ont pour rançon, chez certains peuples, la décadence de la métaphysique et l'émoussement de l'intelligence spéculative. C'est « payer bien cher un progrès trop vanté », pense M R. Guénon, et, ici du moins, nous sommes de son avis. Il faudrait surtout, toujours d'un point de vue strictement naturel, comparer les doctrines elles-mêmes du catholicisme et du protestantisme sur la philosophie, sur l'art, sur les problèmes de la vie politique (solutions thomiste, individualiste, étatiste), de la vie sociale (systèmes corporatif, libéral, socialiste), de la vie familiale, etc. La religion, par exemple, (qui abandonne l'indissolubilité du mariage), fait-elle avancer ou régresser la civilisation ? Nous serions donc à l'aise pour disputer de « la supériorité des nations protestantes ».
Mais ce que nous n'accepterons jamais, *c'est qu'on se place premièrement dans le sens du monde pour apprécier la religion du Christ.* Pour juger le protestantisme, écrit M J. Breitenstein, professeur de théologie à l'université de Genève, « ce qu'il faut, c'est l'examiner calmement, objectivement, en lui-même, dans son principe, et se demander si, oui ou non, il répond aux plus pures aspirations humaines, s'il est, oui ou non, *dans le sens du monde.* Si nous pouvons donner à cette question une solution affirmative, soyons tranquilles ». (*La Valeur du protestantisme,* Lausanne, 1924, p. 5.)
M. Breitenstein est professeur d'exégèse du Nouveau Testament ; pourtant, pas plus que M Harnack, il ne sait lire dans le Nouveau Testament l'originalité du fait chrétien : tandis que les autres fondateurs de religions, Mahomet, le Bouddha, Zoroastre, n'ont prêché qu'une doctrine extérieure à leur propre personne, Jésus seul, au contraire, s'est prêché lui-même, s'est donné comme objet de notre foi, comme DIEU.
Pour ceux qui acceptent la divinité de Jésus-Christ, la vie, la lumière, la grâce, la charité..., qu'il a révélées au monde, *ne se présentent plus comme devant être, nécessairement et par elles-mêmes, dans le sens du monde.* Et il se trouve, précisément, qu'elles sont bien au delà de ce que M Breitenstein entend par les « aspirations humaines les plus pures ». Ce sont, déclare saint Paul, « des choses que l'oeil n'a point vues, que l'oreille n'a point entendues, *et qui ne sont pas montées au coeur de l'homme* » que Dieu a préparées pour ceux qui l'aiment. (I Cor., II, 9). La paternité divine, révélée par Jésus dans l'Évangile, n'est pas davantage celle qui est dans le sens du monde. « Il me semble, a écrit Frédéric Godet, que, dans un certain parti, on fait un étrange abus de la notion de paternité divine comme si c'était le point sur lequel tous les coeurs doivent pouvoir se rencontrer. L'Écriture est loin de parler de tous les hommes comme s'ils étaient tous enfants de Dieu. » (*Frédéric Godet*, par Philippe Godet, p. 527.)
Pour ceux, au contraire, qui n'acceptent pas la divinité de Jésus-Christ, ils ne pourront, d'abord, retenir tout le texte du Nouveau Testament. Il faudra qu'ils l'épurent des passages qui ne sont pas selon leur coeur, ni dans le sens du monde et ils ne s'entendent point encore entre eux sur la manière d'y réussir. En même temps, c'est l'ordre surnaturel tout entier qu'il leur faudra méconnaître. Dès lors, *l'intelligence des moyens par lesquels cet ordre surnaturel est communiqué aux hommes,* ne sera plus possible. Le pouvoir sacramentel, le pouvoir dogmatique, le pouvoir disciplinaire de l'Église, privés de leur signification, ne paraîtront plus avoir été inventés que pour maintenir l'humanité dans l'enfance. La tâche du protestantisme sera donc d'émanciper la vie religieuse gênée par les sacrements, la vie intellectuelle gênée par les dogmes, la vie morale gênée par la juridiction ecclésiastique. « Le protestant, déclare M le professeur Breitenstein, agit en homme, tandis que le catholique agit en enfant. Homme, enfant, telle est, en effet, l'opposition principielle entre le protestantisme et le catholicisme. Le protestantisme aspire à forger des hommes, le catholicisme s'applique à maintenir l'humanité à l'âge paisible et bienheureux de l'enfance » (p. 16). Il s'agit, bien entendu, du pur catholicisme « tel que les Jésuites le veulent » (p. 7).
Nous ne savions pas que le catholicisme fût le culte de l'apathie. Le combat spirituel qu'il prêche est, au contraire, « dur comme une bataille d'hommes » si les saints triomphent, beaucoup succombent. Certes, la docilité y est requise. D'abord sous forme de rectification foncière de l'âme vis-à-vis de la révélation surnaturelle, *en quelque manière qu'il ait plu à Dieu de nous la communiquer* : cette docilité est si pure et si divine qu'elle se trouve au fond même des vertus *théologales* de foi, d'espérance et de charité. La docilité est exigée, ensuite, vis-à-vis des hiérarchies humaines et des supérieurs légitimes ; elle n'est plus, cette fois-ci, qu'une vertu *moral*e ; elle s'appelle l'obéissance ou l'humilité. Mais l'obéissance et l'humilité catholiques enseignent la magnanimité : elles ne permettent qu'on s'incline devant une créature ou un supérieur qu'à cause de Dieu, *quantum ad id quod est Dei in ipso,* dit magnifiquement saint Thomas. Saint François Xavier ou le p. Canisius, qui furent jésuites, saint Benoît ou saint Thomas d'Aquin, qui ne le furent point, sainte Catherine ou sainte Thérèse, le curé d'Ars ou Charles de Foucauld, et des milliers d'autres, ne sont point de mauvais catholiques ; sont-ce là des âmes « amorphes », « mineures » et « en enfance » ?
On n'en finirait pas de ces considérations.
Ou les ténèbres des mystères, ou les ténèbres de la contradiction. Il faut que l'homme choisisse, cela « n'est pas volontaire », il est « embarqué ».
Mais le monde a peur de choisir. Comme Voltaire, devant l'existence du mal, qui refuse de se prononcer sur Dieu, comme Rousseau, devant les divergences des récits évangéliques, qui refuse de se prononcer sur la divinité de Jésus, le monde qui, même sous ses violences, est lâcheté d'âme et incohérence d'esprit, veut feindre d'esquiver le dilemme ; il souhaiterait tant ne pas avoir *à se déterminer* ! Il tremble devant les mystères de l'Acte qui forcent le coeur trop étroit à s'élargir et à s'ouvrir sur les ineffabilités de l'Être infini, et il tente de se réfugier dans l'amorphie, la potentialité, l'indétermination du petit enfant qui est encore au sein de sa mère. Le scepticisme « involontaire » et « modéré » du monde est l'expression la plus commune et la plus significative de son asthénie intellectuelle et de sa culpabilité morale. Car, ne pas choisir, c'est faillir. Dieu a voulu que nous choisissions. Il ne nous a mis sur la terre que pour ce choix, acte suprême de notre existence passagère, acte décisif de notre éternité. Il faut « perdre » ou « sauver » sa vie ; il faut s'anéantir ou il faut vaincre, en [213] étant pour ou contre le CHRIST-DIEU, le Verbe fait chair, le Fils unique que Dieu nous a donné dans son amour. « Voici, disait saint Jean, la victoire qui a vaincu le monde, notre foi. Quel est celui, ajoutait-il, qui triomphe du monde, sinon celui qui croit que Jésus est le Fils de Dieu ; *Et haec est victoria quae vincit mundum, fides nostra. Quis est qui vincit mundum, nisi qui credit quoniam* JESUS EST FILIUS DEI ? » (I Jean, V, 4 et 5.)
| [219] | **TABLE DES MATIÈRES** | |
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| | AVANT-PROPOS | 7 |
| | PREMIÈRE PARTIE. - ZWINGLI OU LES COMMENCEMENTS DU PROTESTANTISME EN SUISSE | 15 |
| | Homogénéité politique de la Suisse au début du XVIe siècle Intérêt de la réforme zwinglienne Similitude avec la réforme luthérienne *La vie religieuse de Zwingli* *Le protestantisme de Zwingli* 1. Méconnaissance des rapports de la théologie et de la vérité évangélique 2. Méconnaissance des rapports de la réalité sensible et de la sainteté évangélique 3. Méconnaissance des rapports de la discipline temporelle et de la liberté évangélique | 15 15 16 17 20 21 23 26 |
| | Originalité du mouvement de Zwingli La foi de Zwingli Les oeuvres de Zwingli 1. État religieux de la Suisse vers la fin du XVIe siècle 2. Les événements de Zurich 3. La fin et l'influence de Zwingli Le protestantisme en Suisse romande | 32 33 34 35 39 43 44 |
| | | |
| | DEUXIÈME PARTIE. - LES TENDANCES CONTEMPORAINES DU PROTESTANTISME EN SUISSE ROMANDE | 51 |
| [220] | CHAPITRE I - LA VÉRITÉ « ÉVANGÉLIQUE » L'ordre surnaturel Les dogmes Le sens des miracles Les systèmes d'exégèse La philosophie L'expérience religieuse Deux définitions de la vérité | 54 57 57 64 65 67 74 83 |
| | CHAPITRE II. - LA SAINTETÉ « ÉVANGÉLIQUE » Le culte, la liturgie, l'art L'homme La possibilité des miracles L'« essence du christianisme » La nouvelle apologétique protestante La « Christian Science » | 87 96 106 108 112 123 137 |
| | CHAPITRE III. - LA LIBERTÉ « ÉVANGÉLIQUE » Religion d'autorité puisque religion de l'esprit La liberté chrétienne par la société chrétienne La liberté « évangélique » et l'Église catholique La liberté « évangélique » et les Églises d'État La liberté « évangélique » dans les Églises libres et les sectes Les solutions dites « provisoires et progressives » au conflit de la liberté « évangélique » avec les Églises La liberté « évangélique » et l'ordre social de la cité L'autorité « qui vient d'en haut » et l'autorité « qui vient d'en bas » L'exercice de la liberté considéré comme moyen et l'exercice de la liberté considéré comme « fin en soi » | 139 139 141 143 144 151 154 163 170 186 |
| | ÉPILOGUE INDEX DES NOMS DE PERSONNES | 193 215 |