# Note de théologie morale sur le tyrannicide par Louis Jugnet
1) *La sédition est incontestablement légitime dans certains cas*[^1]
« Le gouvernement tyrannique n’est pas juste, parce qu’il ne tend pas au bien général, mais au bien particulier de celui qui gouverne, comme Aristote le démontre Pol. III, 5., Ethique VIII, 10. Et voilà pourquoi le trouble que l’on excite contre un tel gouvernement n’a pas le caractère d’une sédition (au sens condamnable), à moins qu’en suscitant ce trouble, on ne donne occasion à des désordres si graves que le peuple ait plus à souffrir de la révolution survenue que de l’empire du tyran. C’est plutôt le tyran qui est séditieux... ».
2) *Mais il ne faut pas confondre la rébellion à main armée* qui peut être légitime, et la mise à mort du tyran par attentat personnel.
Saint Thomas envisage un certain nombre de cas : celui d’un envahisseur s’imposant à un pays par la force (correspond assez à Hitler et Staline dans les pays occupés), d’un usurpateur s’emparant gratuitement du pouvoir par la violence et gouvernant au mépris des lois divines et humaines. Il ajoute : « S’il n ’y a pas de recours possible à une autorité supérieure qui puisse faire justice de cet envahisseur, alors celui qui pour délivrer la patrie, tue le tyran est loué et mérite récompense ».
Mais dans le traité du *Gouvernement royal*[^2], il enseigne catégoriquement le contraire ultérieurement : « Si la tyrannie, dans son excès, devenait intolérable, quelques uns ont cru qu’il reviendrait au courage des hommes qui s’en sentent la force de tuer le tyran et de s’exposer à des périls mortels pour la libération du peuple (ici référence à l’Ancien Testament)... Mais cela n’est pas conforme à la doctrine des apôtres[^3]... Ce serait en effet dangereux pour le peuple et ses chefs si des hommes, de leur propre initiative, entreprenaient de tuer les gouvernants, fussent-ils des tyrans... ».
Saint Thomas demande que ce soit une « autorité publique » qui proclame la déchéance, voire même la mise à mort, du tyran. Autrement, recours à Dieu qui peut convertir les plus endurcis des tyrans, ou les anéantir lui-même. (« Quant aux tyrans qu’il juge indigne de se convertir, il peut les supprimer ou les réduire à un état misérable »).
Pour cela, il faut surtout que le peuple devienne meilleur et fasse pénitence car la tyrannie est le châtiment de ses fautes : « Il faut donc ôter le péché, si l’on veut que cesse la plaie de la tyrannie ».
— Le concile de Constance (mais la valeur de Constance reste à examiner de près), troublé par les assassinats de grands personnages lors de la guerre de Cent ans, condamne la proposition suivante, le 6 juillet 1415 :
« Tout tyran peut et doit être tué en toute justice et en tout honneur (*licite et meritorie*) par n’importe lequel de ses vassaux et sujets, même par des embûches secrètes et à la suite d’artifices et de flatteries, nonobstant tout serment à lui prêté, et sans attendre une sentence ou mandat judiciaire décrété contre lui ». Jugement porté par le Concile : « Erronée dans la foi et par rapport aux moeurs, hérétique, scandaleuse, et ouvrant la voie aux frondes, tromperies, mensonges, trahisons, et parjures ». Donc le concile « la réprouve et la condamne, et déclare et définit en outre que ceux qui soutiennent avec obstination cette très pernicieuse doctrine sont hérétiques »[^4].
Au XVIe siècle, avec les guerres de religion, la thèse du tyrannicide refleurit de façon luxuriante, chez les Humanistes païens, chez les Protestants, et chez les Catholiques, tous remplis, les premiers de l’histoire antique, les autres, de l’Ancien Testament : les panégyriques de Jacques Clément par les Ligueurs, qui en font un saint martyr. Il y a parmi eux des curés de Paris, notables et influents, comme le célèbre Jacques Boucher, et des docteurs de la Sorbonne d’un poids considérable comme Roze, Quincestre, Senardent, etc...
Suarez, le grand docteur jésuite, homme prudent et pondéré, distingue le cas de celui qui occupe légitimement le pouvoir et qui en abuse, et, de celui qui est un usurpateur, simple gouvernant de fait. Pour le premier, il bannit tout attentat individuel, mais pour le second, il en va autrement. Cependant, pour pouvoir légitimement porter la main sur lui, il faut :
1) qu’il n ’y ait aucun recours possible à une autorité supérieure ;
2) que la tyrannie soit publique et manifeste ;
3) que le tyran ne se maintienne qu’en versant le sang ;
4) qu’il n’y ait pas d’autre moyen d’assurer la liberté de la patrie ;
5) qu’il ne risque pas d’en découler de plus grands maux ;
6) que la patrie elle-même y consente.
Ce qui permet à l’historien Jean Guiraud de dire que : « les conditions requises sont si nombreuses et si difficiles à réunir que, théoriquement possible, le tyrannicide devient impossible dans la pratique et reste à l’état de thèse d’Ecole ».
Le théologien jésuite Mariana, grand érudit, expose en 1590, dans son « *De Rege et institutione regis* » la conception suivante :
1) Un gouvernant qui règne après avoir capté injustement le pouvoir peut être mis à mort par n’importe quel particulier.
2) Il en est de même pour un prince légitime mais qui ruine la religion
3) Le moyen le plus sûr est d’assembler les Etats pour le déposer ;
4) On peut le tuer individuellement.
5) Si l’on veut réunir les Etats, mais que le peuple semble manifestement vouloir se débarrasser du tyran, on peut abattre celui-ci.
6) Un jugement individuel ne suffit pas en une telle matière, il faut un consentement populaire, et l’avis d’hommes « graves et doctes ».
7) La ruse, le guet-apens, l’enlèvement sont licites en pareil cas.
La Compagnie elle-même censura le livre en 1610 pour des raisons morales mais aussi, il est permis de le penser, par prudence, car on l’accusait de tout côté de favoriser le tyrannicide... L’Eglise n’intervint pas à nouveau, la thèse ayant été condamnée au Concile de Constance.
N.B. : Il faudrait pour avoir une vue adéquate du panorama actuel, y ajouter le problème de la trahison, en ses sources scolastiques, etc... et le problème de la légitime défense.
[^1]: Somme théologique, lIa, Ilae, q. 42a.
[^2]: *De regno, ad regem Cypri*, 1. I, ch. VI.
[^3]: *Petri* II, 18.
[^4]: Denzinger, n°650.