# Commentaire par Laversin de la Ia-IIae 090-97 La Loi
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AVANT-PROPOS.
*Le plan d’ensemble de la Somme Théologique a été exposé dans les précédents volumes de cette collection. Le lecteur sait qu’après avoir étudié, tout d’abord, la création issue de l’Être absolu, Dieu, S. Thomas aborde, dans la IIe Partie de son ouvrage, le retour libre de la créature raisonnable à son Créateur, en ce sens que l’homme peut et doit ordonner son activité volontaire vers sa destinée propre qui est sa fin ultime. Or la fin qui s’impose à l’humanité, c’est son union à Dieu dans la vision béatifique. Le démontrer, puis étudier le mécanisme de l’acte délibéré qui est appelé l’acte proprement humain, occupe le début de ce traité de morale. – La Ia-IIæ, toute entière, est consacrée à l’exposé général des principes de l’acte humain, de ce qui peut aider ou gêner l’homme dans l’obtention de sa fin ultime. Les vertus se situent en la volonté même qu’elles disposent au bien à titre d’habitudes ; les vices, au contraire, exercent une influence semblable, mais en fonction du mal. L’analyse détaillée de chacune de ces vertus et de chacun de ces vices est réservée à la IIa-IIæ. Par contre, le Docteur angélique examine auparavant les principes externes de l’acte humain, c’est-à-dire ceux-là qui exercent sur lui une influence non attribuable à l’homme lui-même. C’est Dieu, d’une part, qui meut la volonté au bien : c’est le démon, au contraire, qui la pousse au mal. Et Dieu mène les âmes justes à leur fin dernière en leur donnant une direction objective par sa loi et en leur fournissant une aide personnelle par sa grâce.*
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*Avant d’aborder l’examen détaillé des lois divines, S. Thomas nous donne, ici-même : Q. 90 à 97, un traité général de la Loi. – Ce traité se situe, par conséquent, dans l’étude des principes de l’acte humain, c’est-à-dire de l’acte délibéré et voulu comme fruit de cette délibération. La volonté est une puissance d’action au service d’un jugement de raison : pour aboutir à ce jugement de valeur qui apprécie tel but particulier, et dénonce les moyens d’y aboutir, la raison a besoin d’être guidée par quelques principes généraux et universels. N’en va-t-il pas de la sorte, quand la raison demeure sur le terrain de la science spéculative, c’est-à-dire de celle qui limite ses recherches aux faits existants indépendamment de notre action ? Pour interpréter la réalité, l’intelligence humaine utilise des axiomes qui lui apparaissent comme les lois essentielles de l’être et de tout être – ce sont les principes d’identité, de contradiction, etc. Dans ses démarches en vue de l’acte à poser, cette raison prend le nom de* « *pratique* »*, et elle procède d’une manière semblable. Elle utilise des principes universels qui éclairent ses travaux en vue de découvrir le vrai bien, puis les vrais moyens qui y sont adaptés. Ce sont ces principes que l’on appelle les lois* (*Ia-IIæ, qu. 90, a.* 1, sol. 2*). Nous verrons plus tard que ces lois présentent, dans leur constitution intime, des caractères très divers. Les unes ont une nécessité absolue, étant exigées par notre nature d’homme raisonnable et social. D’autres ne s’imposent que comme établies en fait par l’autorité et la coutume. Toutes, à des titres variés, sont les normes de l’agir humain qui fixent à chacun son devoir. C’est à leur lumière que l’on juge la moralité d’un acte à poser.*
*Pour S. Thomas, le jugement de conscience demeure théorique et, sur ce point, se distingue du jugement de libre arbitre* (*De Verit., qu. 17, a.* 1, sol. 4*). Ce dernier, en effet, comporte un choix de la volonté ; il ne détermine plus ce qu’il faudrait faire, mais bien ce que l’on décide de faire.*
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*C’est donc un jugement qui commande l’action. C’est justement en ce choix que la volonté peut se dérégler. Tout cas particulier, en effet, présente une complexité très grande de points de vue : selon l’attention que l’on porte de préférence sur l’un ou l’autre, on donne à son choix une orientation. Si le bien absolu détermine nécessairement l’attrait volontaire, un bien particulier présente toujours des avantages et des inconvénients. La liberté de choix vient précisément qu’en portant son attention de préférence sur les uns ou les autres, on détermine la décision finale. Pour être droite, la volonté doit porter la raison à considérer la valeur morale de l’acte, c’est-à-dire sa conformité aux lois, par-dessus tout autre motif d’agir. – Par suite d’un état passionnel ou même par perversité foncière, c’est-à-dire par une orientation habituelle vers le désordre, la volonté peut provoquer un choix pervers, elle est alors déréglée. La grâce divine s’exerce donc sur l’élément subjectif et personnel de l’acte humain. S. Thomas peut ainsi déclarer que le principe externe de l’acte humain bon, c’est Dieu agissant sur nous par la loi qui fournit les directives objectives ; tandis que sa grâce étend son action sur le libre arbitre lui-même, en son exercice. C’est une influence subjective.*
*En cette thèse, Dieu est posé comme auteur suprême de la Loi et S. Thomas nous dit, au cours de son exposé, que toute législation n’a d’autorité sur la conscience humaine que si elle dérive de quelque manière de la loi divine. Pour comprendre de telles affirmations, il faut considérer la loi non plus du seul point de vue de la volonté de l’homme sur qui elle exerce son pouvoir régulateur, mais bien du point de vue de sa constitution première. N’est-elle pas, en effet, une règle d’action s’imposant à tous les êtres de même espèce ou de même nature ?*
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*Elle doit donc nécessairement trouver son origine première en Celui qui est la cause suprême de l’Univers et de l’ordre qui règne entre toutes les parties de celui-ci. L’humanité est l’une de ces parties, qu’on le veuille ou non, elle est soumise au Législateur divin avant de connaître toute autre contrainte, par exemple celle qui résulte de la vie en société. Le Créateur apparaît être le premier législateur, à supposer évidemment que l’ordre universel lui soit attribué.*
*Nous avons tenu, en ce travail, à demeurer principalement, avec S. Thomas, sur le terrain philosophique et théologique. Le T. R. Père Lehu, en son traité de Philosophie morale* [^1] *nous a fourni les directives les plus précieuses pour l’interprétation des thèses thomistes : nous lui disons notre respectueuse gratitude. Quant au point de vue juridique, nécessairement réduit à l’indispensable, il sera utilement complété par la lecture du Traité de la Justice avec les commentaires des Pères Delos et Spicq. – Nous sommes heureux de remercier spécialement ce dernier de sa fraternelle collaboration.*
[^1]: – *Lehu, Philosophia Moralis et Socialis (Paris, Gabalda, 1914).*
Amiens, 9 mars 1935
M.-J. LAVERSIN.
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## NOTES EXPLICATIVES.
**[1] q. 90 pr.** [§ 37425](\RDJ\Ia-IIae.doc#37425) **–** Ainsi qu’il a été dit en notre avant-propos, la Loi est étudiée, à la présente question, comme une règle de vie destinée à diriger l’action libre de l’homme vers sa fin ultime. Elle se situe d’abord dans l’ordre moral. Pour S. Thomas, cet ordre n’est pas autre que l’ordre universel, il s’y insère et s’y conforme. L’intelligence humaine est non seulement capable de s’assimiler l’idéalité immanente des choses, en participant leurs formes ; elle est aussi capable, en jugeant et en combinant ses jugements, de créer de l’idéalité nouvelle, c’est-à-dire de créer de l’ordre, en vue de l’incorporer ultérieurement à une matière extérieure, ou même à l’activité du sujet. S’il s’agit d’un ordre à réaliser dans le domaine extérieur à la volonté, nous avons affaire à ce qu’on appelait jadis « les arts » : art rationnel ou logique, si la raison ordonne ses propres démarches en vue du vrai à atteindre ; arts libéraux, si elle préside à des dispositions qu’elle domine ; arts mécaniques, s’il s’agit d’organiser une matière existant hors de l’homme. Si, au contraire, l’ordre établi par la raison a pour objet les actes volontaires eux-mêmes, ceux-là qui sont appelés actes humains, nous avons affaire à la Morale. C’est là précisément le domaine de la loi, considérée comme règle et mesure de conduite. Son rôle est d’obliger à agir. Aussi S. Thomas prend-il acte de ce fait pour établir sa démonstration. « La règle et la mesure des actes humains, c’est la raison ; elle seule ordonne en vue d’une fin, et la fin est premier principe de l’acte volontaire ».
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On peut également considérer la Loi dans ses rapports avec le Droit. C’est le point de vue du contenu objectif de la Loi car celle-ci ne règle l’activité volontaire de l’homme que parce qu’elle exprime les exigences de l’ordre et de l’être (voir Appendice II, § 1).
**[2] q. 90 a. 1 arg. 1** [§ 37426](\RDJ\Ia-IIae.doc#37426) **–** La première question qui se pose au sujet de la loi, c’est de connaître *ce qu’elle est,* ce que les anciens appelaient l’essence de la chose. Qu’est-ce que la loi ? A qui l’attribuer ? Quels sont ses éléments constitutifs ? Les quatre articles de la présente question donnent solution à chacun de ces problèmes.
La Loi, définit d’abord S. Thomas, est *quelque chose* de la raison ; la sol. 2 du premier article précisera : c’est une œuvre de la pensée réfléchie, une proposition de la raison pratique, c’est-à-dire de l’intellect qui travaille au compte de la volonté, dans la recherche des moyens d’action à employer en fonction de quelque but.
La démonstration est simple. L’argument « Cependant » renvoie à la question du commandement (2a-2æ, qu. 17*,* a. 1) ; celui-ci relève de la raison, parce qu’il y a ordonnance de moyens, puis dispositif d’exécution en vue d’une fin. Or, seule la raison peut percevoir un tel rapport (voir Appendice II, au § 2, la discussion détaillée de ce point).
La conclusion générale s’appuie sur une observation immédiate : la loi est une règle de conduite, une mesure idéale de l’agir humain selon laquelle on est invité à poser certains actes ou détourné d’en accomplir d’autres. Nous sommes, en effet, avertis que la présente étude se situe dans un Traité de théologie morale. C’est donc tout d’abord dans la psychologie de l’homme libre qui est dirigé vers sa fin ultime, que la réalité de la loi est envisagée. Si l’on veut, c’est d’abord dans le sujet soumis aux institutions légales que celles-ci sont tout d’abord observées, avant que l’on ne songe à détailler leur genèse en celui qui les crée. Or l’étymologie même du mot « loi » qui vient de *ligare,* lier, dénonce la contrainte qu’elle exerce dans l’activité libre de l’homme. Elle est une règle idéale de vie à laquelle il faut ajuster sa façon d’agir.
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Mais la règle première de l’activité libre est la raison ; aussi S. Thomas renvoie-t-il ici aux thèses générales de la philosophie aristotélicienne (1a-2æ, qu. 1, a. 1 ; qu. 18, a. 1).
En effet, selon une doctrine essentielle de la psychologie thomiste, la volonté est considérée comme une puissance d’agir, en liaison étroite avec un jugement de la raison. On distingue, en l’homme, une partie proprement animale et sensitive, comprenant la connaissance immédiate des choses concrètes, les *données des sens,* à la suite de quoi la passion s’éveille, entraînant le désir ou la répulsion. Enfin un jugement instinctif provoque l’acte ; chez l’animal sans raison, c’est l’instinct proprement dit ; chez l’homme, c’est l’estimative. Tout ce processus demeure sur le terrain des aperceptions concrètes, non discutées rationnellement. Telle est, par exemple, la peur naturelle et la fuite éperdue en face d’un danger imminent. En regard de cette activité animale, on trouve en l’homme, être raisonnable, le domaine intellectuel, celui de la raison. Ici c’est tout d’abord la connaissance par les idées abstraites, universelles : l’humanité, le bien et le mal, la destinée, etc. Ce sont ensuite des sentiments supérieurs, l’amour de Dieu, de la Patrie, le sens de l’honneur. Enfin, c’est la volonté qui s’attache aux fins perçues par l’intellect pratique, puis aux moyens reconnus indispensables en fonction de ces fins voulues, quels que soient, par ailleurs, les attraits et les répulsions éveillés en la partie sensitive. Ainsi le soldat, au combat, maîtrise sa frayeur pour tenir son poste, inspiré qu’il est par l’amour de la Patrie ou par le souci de sa propre dignité.
Le premier point de la démonstration de S. Thomas apparaît ainsi : dans la psychologie du sujet agissant, *la raison est règle suprême* du gouvernement de sa vie, au moins quant à son activité proprement volontaire, c’est-à-dire libre. Elle seule, en effet, est capable d’ordonner à une *fin,* qui est le principe premier dans l’ordre de l’agir (2 Physic., ch. 9, n° 3, lect. 15 – 7 Ethic., lect. 8).
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De fait, saisir les rapports qui unissent l’emploi de certains moyens et le but que l’on se propose, c’est là œuvre de raison, et c’est pourtant en cela même que consiste « l’ordonnance » de certains actes en fonction d’une fin, ce qui équivaut à régler la conduite humaine. S. Thomas peut donc conclure immédiatement : si la loi entre dans le genre *règle et mesure d’action* en regard de la volonté de l’homme, elle doit relever de la raison, être quelque chose de la raison. Car c’est un axiome qu’en tout genre, ce qui est principe règle et mesure tout ce qui entre dans ce genre ; ainsi en va-t-il de l’unité dans le genre « nombre », et du mouvement premier dans le genre « motion universelle ». Ceci s’étend nécessairement à l’auteur de la loi. Si cette dernière relève de la raison dans sa constitution essentielle, c’est à la raison du législateur qu’il faut faire appel pour expliquer sa genèse. Concevoir une ordonnance rationnelle de moyens en fonction d’une fin, c’est évidemment le propre d’une intelligence : cela ne peut pas être attribué à un vouloir. Ainsi rejoint-on l’argument *sed contra* du présent article. Comme les auteurs de la loi sont divers, et leurs rôles variés, S. Thomas étudiera, en chacun d’eux, le mode particulier dont les législations ont pris naissance : loi éternelle, loi naturelle, loi humaine.
**[3] q. 90 a. 1 ad 1** [§ 37431](\RDJ\Ia-IIae.doc#37431) **–** Il faut remarquer que ce qui est calcul rationnel en l’esprit de l’ingénieur ou de l’architecte ne se retrouve plus sous cette forme de pensée en son œuvre, surtout si celle-ci est matérielle. Ainsi la science mathématique d’Eiffel ne se retrouve dans la tour, ou dans un viaduc construit par lui, que sous forme participée inconsciemment. Il ne faut donc pas s’étonner de rencontrer dans les êtres de la nature des inclinations propres, des poussées spécifiques à l’activité qui leur est proportionnée. C’est le résultat des directives intelligentes de Celui qui les gouverne. Toutefois, ces directives ne peuvent être saisies intellectuellement que par les êtres doués de raison ; les autres subissent leur loi sans la comprendre. Ce qui n’empêche pas cette loi d’être d’abord un règlement d’activité élaborée par la raison. Parler d’axiomes éternels, c’est supposer une Intelligence pour les concevoir.
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**[4] q. 90 a. 1 ad 2** [§ 37432](\RDJ\Ia-IIae.doc#37432) **–** Les lois sont dans la raison humaine, non à titre d’actes actuels, mais à titre d’objets connus. Ce sont les propositions générales de la raison pratique ordonnées à l’action, qui ont valeur de lois.
**[5] q. 90 a. 1 ad 3** [§ 37433](\RDJ\Ia-IIae.doc#37433) **–** Saint Thomas précise le rôle de la volonté dans le législateur, de la manière dont nous l’avons expliqué précédemment. Il n’y aurait pas de loi portée, si le chef ne le voulait pas ; mais de ce qu’il veut un but précis, sa raison, mise en mouvement par cette résolution, détermine et commande les moyens naturellement adaptés. Si l’on abstrait de la raison, la volonté n’est plus qu’une force aveugle. Elle doit, de toute nécessité, être réglée par l’intelligence, parce que celle-ci lui donne orientation par le fait qu’elle ordonne les moyens en vue de la fin.
**[6] q. 90 a. 2 co.** [§ 37438](\RDJ\Ia-IIae.doc#37438) – Nous trouvons en cet article l’enchaînement d’idées qui permettra dans la suite de prouver que la loi des hommes oblige la conscience du sujet. L’obligation morale est en fonction de la fin ultime de la perfection humaine. C’est le principe premier de la raison pratique dont toute l’activité régulatrice est réglée elle-même par cette valeur suprême. Or cette perfection humaine ne se réalise que par la *vie en commun.* C’est dans le cadre du tout social que l’homme est vraiment lui-même, doté des conditions indispensables à sa vie parfaite : *per se sufficientia vitæ humanæ* (1 Politic., lect. 1 ; 3 contra Gentil., cap. 129). C’est donc la perfection de l’homme, en tant qu’il fait partie d’un tout social, qui est la fin régulatrice de son activité propre. C’est pourquoi la loi qui exerce cette fonction de règle, doit être établie en vue du bien commun.
**[7] q. 90 a. 2 ad 1, 2 et 3** [§ 37439](\RDJ\Ia-IIae.doc#37439) **–** Ces solutions précisent que la raison d’être de toute législation est : un bien commun. Les actes ainsi réglés peuvent, toutefois, être du domaine de la vie privée ou individuelle, parce qu’ils ont leur répercussion sur l’intérêt général.
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De bon ou de mauvais gré, nous faisons partie d’un tout, fût-ce du tout mondial. Au 12e Livre des Métaphysiques, ch. 12 (n° 2634), S. Thomas explique que les exigences de chaque nature spéciale d’êtres sont fonctions de l’harmonie de l’Univers. Dans le chapitre de la loi éternelle, le Docteur angélique nous dira que, même en Dieu, la loi primitive est établie en fonction de la diversité des espèces d’êtres, et ces espèces sont ainsi organisées que l’ordre en résulte dans la création totale. C’est là une unité de but ou de cause finale ne changeant pas la nature des actes eux-mêmes qui restent particuliers. Enfin, cette fin ultime domine tous les principes de la raison pratique, puisque celle-ci n’exerce son activité propre qu’en fonction de quelque but voulu et tout but se réfère en dernière analyse à la fin suprême.
**[8] q. 90 a. 3 co.** [§ 37446](\RDJ\Ia-IIae.doc#37446) **–** Le commentaire de Cajetan précise que le bien commun, but de toute législation, appartient en propre à la multitude ou à celui-là qui remplit ses fonctions. Pourrait-on conclure que notre auteur ait enseigné la théorie qui proclame la démocratie de droit naturel, et ne voit dans le chef unique que le mandataire du peuple ? N’est-ce pas là énerver la notion d’autorité, puisque celle-ci serait limitée par le mandat reçu du peuple, et que ce mandat pourrait être retiré à tout instant ? Il est certain que S. Thomas admet le régime monarchique et le régime aristocratique, comme des formes saines de gouvernement. Sous peine de l’accuser de contradiction, il faut chercher une autre signification aux phrases exprimées. Ce qu’il veut démontrer, dans le présent article, c’est que les personnes privées n’ont aucun pouvoir législatif. C’est au groupe social constitué comme tel qu’appartient le bien commun ; c’est donc à lui ou à celui qui gère ses intérêts que revient la charge d’établir les règlements destinés à assurer ce bien commun.
S. Thomas, avec l’Église, estime que la société humaine n’est pas un simple agrégat d’individualités : elle forme un être nouveau, puisqu’en elle il y a une unité spéciale, l’unité de collaboration ou d’ordre.
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De plus, le bien humain, tel qu’il se réalise dans et par la vie sociale, est plus parfait, plus complet que celui qui serait possible aux hommes vivant isolément. L’homme n’est donc vraiment lui-même qu’en s’incorporant à certains groupes indispensables : tels sont par exemple la famille et la cité. Le bien commun est de nature supérieure, il n’est pas la somme des biens particuliers ressortissant aux personnes privées, vivant séparément. Le bien commun apparaît comme propre au groupe social constitué. Il se répartit ensuite sur les membres unis à ce tout. L’autorité instituée par Dieu, en vue d’assurer ce bien supérieur, n’est pas une résultante provenant de la collection des mandats individuels ou privés, c’est un pouvoir nouveau, doté de virtualités qui surpassent tout ce qui ressortit aux volontés personnelles. Par exemple le droit de vie et de mort lui est attribué, alors qu’aucun homme ne dispose librement de sa propre existence.
Selon S. Thomas, l’État est fonction de la nation *entière.* C’est là le véritable sens de la conclusion ainsi exprimée : ordonner au bien commun (ce qui équivaut à établir la loi) est le propre du groupe social entier, « *totius multitudinis* », ou du chef chargé de l’intérêt général. Cajetan note que l’on rencontre, ici, indifféremment les mots *vices gerentis et curam habentis.* C’est donc que S. Thomas n’entend pas faire des rois ou des princes de purs mandataires de leurs propres sujets. Il répond simplement à la question posée : la loi est-elle l’œuvre de la raison pratique d’un homme quelconque ? Il répond : Non. Seule la raison pratique d’une personne publique, c’est-à-dire de celle qui a charge du bien commun, a le privilège d’exercer la fonction législative.
**[9] q. 90 a. 3 ad 1** [§ 37447](\RDJ\Ia-IIae.doc#37447) **–** Tout sujet peut trouver la loi, en lui-même, en tant que celle-ci devient source d’obligation en sa conscience morale. A défaut de législation positive, la loi naturelle est le principe régulateur élémentaire de la conduite. Toute autre est cependant la fonction d’établir la loi pour l’imposer, ce qui est l’objet de la question.
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**[10] q. 90 a. 3 ad 3** [§ 37449](\RDJ\Ia-IIae.doc#37449) **–** On notera la divergence qui sépare le groupe privé, élémentaire, du groupe proprement politique, lequel est parfait en son ordre, tel que la cité ou la nation. Le chef de famille porte des préceptes ; le chef d’État seul porte des lois. Il y a une hiérarchie de valeurs sociales, parce que les formes simples d’association entrent, elles-mêmes, en composition avec les formes supérieures. Par ailleurs, un groupe privé ne fournit à ses membres qu’un ensemble incomplet des conditions de la vie. La société politique, seule, comprend en son sein tous les groupements imparfaits tels que familles, ateliers, écoles, casernes, et, en assurant leur collaboration harmonieuse, elle synthétise le bien humain intégral, au moins dans l’ordre temporel (et sans préjuger de l’existence possible d’une société spirituelle comme l’Église). Elle seule possède par conséquent le pouvoir législatif proprement dit : les groupes privés ne peuvent qu’émettre des règlements ou statuts.
S. Thomas évite l’erreur de Jean-Jacques Rousseau qui ne tient pas compte des groupes privés naturels dans la constitution de la société politique. Par contre, il comprend que l’État puisse dominer, par sa législation suprême, l’activité des associations particulières. Enfin, la perfection de la société politique est une perfection *interne,* en ce sens que tous les éléments d’une vie humaine parfaite s’y trouvent réalisés. Il ne s’agit pas d’une perfection externe, en ce sens que toute société supérieure à la nation serait, par le fait, condamnée ou impossible.
**[11] q. 90 a. 4 co.** [§ 37454](\RDJ\Ia-IIae.doc#37454) **–** La loi, étant une règle de conduite, ne peut atteindre l’être libre que par l’intermédiaire de la raison pratique en laquelle elle devient comme une norme générale d’action. Il est donc nécessaire que cette loi soit formulée en termes intelligibles, c’est-à-dire promulguée.
Cajetan explique le principe bien connu des Romains : « Nul n’est censé ignorer la loi ». Il remarque que la promulgation, pour être valable, doit atteindre les sujets de telle manière que tous puissent en prendre connaissance.
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Et en disant qu’ils *puissent* la connaître, il s’agit d’un pouvoir politique, non d’un simple pouvoir logique. Ce qui veut dire que les sujets ne doivent pas seulement être capables, d’une manière *quelconque,* d’apprendre ce qu’édicte le chef ; mais que pratiquement, selon le cours normal de la vie civile, ils puissent s’instruire facilement soit par eux-mêmes, soit par la conversation courante de ceux qui vivent autour d’eux. En ce cas, en effet, leur ignorance est coupable, soit par suite de leur mauvaise foi, soit par l’effet d’une négligence impardonnable. Les lois les plus abstraites des sciences mathématiques peuvent être connues logiquement ; mais leur étude suppose des aptitudes particulières de la part des sujets, comme elle exige une initiation longue et coûteuse. Une telle possibilité logique de connaître la loi serait tout à fait insuffisante pour engager la responsabilité des citoyens ; aussi la promulgation a-t-elle pour effet de causer la possibilité politique. Elle ne s’ajoute pas à la loi ; elle en est un élément constitutif.
Il faut noter, en cet article, la définition synthétique de la loi, donnée par S. Thomas : « C’est une ordonnance de raison, établie en fonction du bien commun par celui qui a charge de la communauté, et promulguée ».
**[12] q. 90 a. 4 ad 1** [§ 37455](\RDJ\Ia-IIae.doc#37455) **–** La promulgation n’a d’autre raison d’être que de rendre *connaissables* les mesures législatives prises. On peut donc concevoir plusieurs modes possibles de promulgation. C’est ainsi que la loi naturelle est en quelque sorte inscrite dans l’intelligence de tous du fait que ses principes sont connus spontanément au contact des exigences de la vie individuelle et sociale.
**[13] q. 91 pr.** [§ 37458](\RDJ\Ia-IIae.doc#37458) **–** Cette question suppose les thèses essentielles de la philosophie de S. Thomas, à savoir la valeur de la connaissance intellectuelle et l’existence du Dieu Créateur, Être Infini. Sur le terrain juridique, elle rattache l’ordre social à l’ordre universel, fournissant ainsi au Droit humain une base solide de réalité objective (voir Appendice II, § 1).
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Trop souvent, on considère séparément ces problèmes qui exigent pourtant une synthèse. C’est ainsi que l’on peut comprendre la loi, dans l’ordre de la vie humaine, comme une contrainte imposée à la liberté individuelle : c’est le point de vue des juristes de 1789 Au contraire, les physiciens comprennent les lois, dites scientifiques, comme des formules élaborées par l’esprit, en fonction des expériences qu’il tente de résumer. La réalité présente des forces naturelles adaptées et organisées, ou plutôt des phénomènes qui se déroulent selon des rapports réguliers. Si l’on parle d’axiomes éternels, on évite de donner à ces termes une signification précise, à savoir s’ils sont conçus, ou non, en dehors de notre pensée, sous la forme même de ces principes abstraits que nous tentons de formuler. Admettre une réponse affirmative, c’est supposer une Persée supérieure à la nôtre et créatrice du monde : elle serait consciente de l’ordre universel et des rapports qui la constituent. Elle serait la toute première expression de la Loi. Telle est précisément la doctrine exposée au corps du présent article et complétée par la solution des difficultés.
L’ordre du monde existe. Il se constate : les êtres sont déterminés à agir de telle sorte qu’il en résulte une régularité d’ensemble en leurs actions propres et en leurs réactions mutuelles. Immédiatement, c’est la conséquence d’une adaptation dans les puissances d’agir, les inclinations et les instincts. Le mécaniciste s’arrête, de parti pris, à cette explication première, comme un observateur superficiel ne veut comprendre le mouvement d’une machine *déjà construite* qu’en détaillant les pièces de son mécanisme. Toutefois cette organisation même invite l’esprit à en rendre compte n’est-elle pas faite, en effet, de rapports ? Chacun des organes est adapté à son mouvement particulier et tous ensemble, ils produisent un mouvement harmonisé. En ces conditions, la cause efficiente ne peut plus se comprendre qu’unie à la causalité finale, au moins immanente. C’est-à-dire que ce qui agit est ordonné à son activité propre et celle-ci à un but qui rentre en un plan général. La preuve en est dans la régularité même des effets obtenus.
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Dans l’univers, la constatation des faits appelle les mêmes conclusions. Réduirait-on les phénomènes scientifiques à des évolutions d’atomes ou d’ions ? Il faudrait encore les expliquer par des rapports déterminés entre ces éléments primordiaux, aussi bien dans leur agir spécifique que dans leurs relations réciproques.
Concevoir et formuler des rapports, ordonner des actes en fonction de buts, c’est faire des lois. La science humaine tente de reconstituer, dans l’ordre physique, les lois qu’elle élabore, à la manière dont on retrace le plan d’un édifice déjà construit. De même que ce plan avait été tout d’abord conçu par un architecte, ainsi la conception idéale de l’ordre universel doit exister en la Pensée Créatrice. S. Thomas peut donc écrire : « Étant établi que le monde est gouverné par la Providence de Dieu, c’est en la Raison Infinie qu’on doit chercher la constitution primitive des lois de la nature ».
Le mécanicisme invoque le hasard : l’ordre constaté est conséquent à des adaptations de fait ; ce sont des réussites parmi d’innombrables insuccès. Ceux-ci sont éliminés, les états d’ordre, au contraire, acquièrent la fixité. Une telle explication recule le problème sans le résoudre. Comment, en effet, les forces élémentaires ont-elles pu s’exercer efficacement selon une orientation déterminée ? Et puis pourquoi un état d’ordre deviendrait-il définitif ? « Le hasard, est-il dit au 3e Livre du *Contra Gentes, c.* 3, ne se rencontre pas dans les choses qui se reproduisent de manière identique, toujours on le plus souvent ».
En une manufacture, on attribue au hasard quelque bizarrerie produite inopinément. En présence de la production multipliée d’un type déterminé d’objet, par le travail coordonné des ouvriers et des outils, la pensée de l’ingénieur s’impose pour diriger la fabrication selon une technique. Ainsi en va-t-il de l’Univers, selon S. Thomas, et la technique mondiale, c’est la Loi Éternelle.
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**[14] q. 91 a. 1 ad 2** [§ 37465](\RDJ\Ia-IIae.doc#37465) **–** On peut considérer la Loi Éternelle tout d’abord en Dieu Lui-même, et elle s’exprime dans le Verbe, « car toutes les richesses de la science du Père, soit essentielles, soit personnelles, soit même des œuvres extérieures, sont exprimées dans le Verbe ». On peut ensuite considérer les applications dans le temps de cette même Loi, c’est-à-dire sa communication aux êtres dont elle règle l’activité. Là, elle ne peut être reçue passivement qu’au fur et à mesure de l’existence de ces êtres : il n’est donc plus question d’éternité. Il n’en reste pas moins vrai que la Loi préexiste en Dieu, et y reçoit sa promulgation essentielle dans son Verbe. Elle est donc à juste titre une Loi Éternelle.
**[15] q. 91 a. 2 co.** [§ 37471](\RDJ\Ia-IIae.doc#37471) **–** S. Thomas replace l’homme dans l’Univers pour saisir ce que peut être pour lui la loi naturelle. Les théoriciens du Droit Naturel au XVIIIe siècle, avaient le tort d’isoler, pour leur observation, la conscience individuelle. Avant même d’exercer son libre arbitre, tout être humain n’existe-t-il pas avec sa nature propre qui le situe dans l’ordre universel et social ?
S’imaginer que l’on peut saisir, en une formule algébrique, la « nature humaine » pour en tirer, par une série de raisonnements ininterrompus, l’ensemble des préceptes que partout et toujours les hommes doivent suivre, c’est une idée chimérique.
Nous ne sommes pas créateurs, et l’essence des êtres ne nous est connue que par leurs activités, donc par leurs apparences. Quant à résumer son observation, comme le voulait V. Cousin, à une introspection de sa propre conscience, c’est se condamner à une étude incomplète et pleine de préjugés, n’envisageant que le seul individu, et négligeant les faits sociaux de l’histoire. De fait, les manifestations spontanées des activités offrent le plus sûr moyen de connaître les êtres naturels. Et puis il y a une vie sociale comme il y a une vie individuelle : il y a un droit naturel social comme il y a un droit de l’homme et du citoyen.
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Saint Thomas replace donc le droit naturel et la loi naturelle qui l’exprime dans leur véritable cadre, c’est-à-dire en fonction de l’ordre universel et de la Loi Éternelle. Il pourra alors (cf. qu. 94), détailler comment cette loi naturelle envahit le champ de notre conscience ou de notre raison pratique et il notera les éléments très divers de cette science instinctive.
Le Docteur angélique refuse le point de vue trop subjectif auquel on se place très souvent pour étudier le Droit naturel ; lui aussi envisage un droit objectif. Léon Duguit avait admirablement saisi cet aspect primordial de la question, et il avait tenté une Renaissance du droit naturel sur des bases toutes différentes de celles jadis utilisées par Jean-Jacques Rousseau. Malheureusement, son positivisme sociologique l’a conduit à restreindre ce droit de nature aux exigences du milieu social en lequel on peut se trouver incorporé. De cette manière, la loi naturelle devient relative, changeante, diversifiée, selon les conditions de race, la situation géographique, l’histoire particulière de tel ou tel peuple. Son interprétation, abandonnée sans contrôle au représentant du pouvoir public, autorise toutes les tyrannies.
Le thomisme, au contraire, donne au droit naturel une base inébranlable et une précision bien déterminée. C’est la Loi Éternelle elle-même qui se communique aux êtres divers de la création selon le mode propre dont chacun d’eux est susceptible de la recevoir. Chez l’homme qui, par sa raison, participe de quelque façon à la sagesse divine, l’orientation vers sa destinée n’est pas inconsciente comme dans la pierre qui rejoint son centre d’attraction, ni même inintelligente, comme dans l’animal qui suit, sans les discuter, son instinct et sa passion ; elle est raisonnable, à l’image de la Loi Éternelle. Telle est la loi naturelle humaine qui est une inclination spontanée, mais intelligente, au bien de notre nature. C’est une sorte de communication à nous faite de la Loi éternelle, puisque c’est une connaissance, au moins pour ce qui concerne l’espèce humaine, de l’ordre de justice institué par Dieu Lui-même. Aussi S. Thomas lui donne-t-il le nom *d’* « *impression de la lumière divine* » en nous, selon laquelle nous savons ce qui est bien ou mal, c’est-à-dire conforme ou contraire à la finalité et au mode d’action que requiert notre perfection.
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Dieu nous traite en quelque sorte à la manière d’un monarque qui explique à son ministre intelligent les directives de son gouvernement, tout au moins pour la part d’exécution qui est confiée à celui-ci.
Kant expliquait la conscience morale par un « *impératif catégorique* » qu’il ne rattachait point aux conditions réelles de l’existence. Du moins, le philosophe de Kœnigsberg évitait-il de résoudre le problème. S. Thomas est plus réel et plus vrai en rattachant la loi naturelle humaine aux exigences de l’ordre universel dont l’homme fait partie, en prenant conscience du rôle qu’il doit y jouer. La créature raisonnable, déclare-t-il au présent article, est soumise à la Divine Providence d’une manière supérieure, parce qu’elle élabore des dispositifs d’action pour elle-même et pour les autres (cf. 3 *Contra Gentes,* cap. 78).
**[16] q. 91 a. 2 ad 2** [§ 37473](\RDJ\Ia-IIae.doc#37473) **–** S. Thomas rappelle ici que le libre arbitre, en l’homme, ne s’exerce que sur les actes particuliers entre lesquels il peut porter un choix délibéré. Ce choix même suppose une détermination première de la volonté à une fin nécessairement et absolument voulue. Les autres buts ne prennent leur valeur que dans la mesure où ils apparaissent moyens de réaliser cette fin-là. Si nous n’étions pas déterminés à vouloir le bien et *notre* bien, nous ne nous attacherions à la recherche d’aucun résultat déterminé. Précisément cet attrait primitif est en nous conscient, *connu* sous forme intelligible, et c’est en notre raison pratique l’origine des premiers principes de l’agir. Psychologiquement, en effet, nous raisonnons dans l’ordre de l’action comme dans l’ordre de la spéculation, et tout raisonnement procède d’axiomes indémontrables. Notre intelligence les saisit dès les premières expériences que nous faisons des réalités et de la vie. Il faudra détailler plus tard ce que nous livrent ces principes, c’est-à-dire leur contenu objectif.
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Dès à présent, nous savons leur existence : ils constituent la loi naturelle humaine, et le libre arbitre ne peut exister que dans les déductions faites à partir de ces axiomes.
**[17] q. 91 a. 3 arg. 1** [§ 37475](\RDJ\Ia-IIae.doc#37475) **–** La loi dite humaine est celle qui est portée par l’autorité des hommes. S. Thomas n’étudie pas encore la valeur de cette autorité, son origine et ses limites. Il le fera d’une façon détaillée à la qu. 95 Ce qu’il traite immédiatement en cet article, c’est ce point spécial : la loi humaine doit-elle exister, alors que la loi éternelle et la loi naturelle sembleraient suffire pour diriger la vie des hommes ?… Remarquons, une fois de plus, le point de vue très précis de cette étude qui se situe en un traité de morale. Dans un exposé juridique, on débuterait plutôt par une théorie de l’État, et l’on se demanderait pourquoi la conscience individuelle ne suffit pas à donner à la règle de conduite ses dernières déterminations. Et l’on dirait que la vie sociale est indispensable au bien humain, que cette vie sociale doit être assurée par une autorité. Donc cette autorité a pour rôle de donner aux directives générales de la loi naturelle une première adaptation en regard des exigences du groupe dont elle a la charge. Au présent article, le Docteur angélique se fixe comme but de montrer que les principes universels de la loi naturelle sont insuffisants pour atteindre le cas concret, l’acte déterminé, qui doit être posé par tel ou tel individu, vivant et agissant. Une adaptation aux circonstances de fait, en conformité avec les mœurs et les conditions morales d’un peuple donné, est indispensable, si l’on veut que la loi soit en l’agent libre qu’est un homme, une règle *immédiatement applicable* aux actions qu’il va poser. Ici, il s’agit de lois et nous savons qu’une loi, pour être telle, doit être nantie d’une force obligatoire elle est œuvre réservée à l’autorité sociale. Le but de l’article, c’est de prouver l’insuffisance des seuls principes de la loi naturelle, en sorte que la raison humaine peut et doit établir quelque législation dite positive.
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La réponse, esquissée dans la conclusion, est admirablement précisée et complétée dans les réponses aux difficultés.
La raison est mesure des actes humains ; mais la raison de l’homme ne peut remplir ce rôle que parce qu’elle est, elle-même, une reproduction de la Sagesse Divine. Pour trouver sa loi en soi, il faudrait n’être pas ordonné à autre chose que soi, ou si l’on préfère, il faudrait ne pas faire, soi-même, partie d’un ordre plus universel dont le plan, la « *ratio ordinis* », est conçu par une Intelligence Infinie. De plus, la communication de ce plan général n’est qu’une directive il faut en adapter l’exécution aux circonstances de détail. Ainsi le menuisier, qui travaille à la construction d’un édifice, doit d’abord recevoir les instructions de l’architecte pour placer ici ou là les fenêtres et les portes ; mais ensuite il doit commander à ses ouvriers l’exécution détaillée de son ouvrage, en faisant application des règles techniques de son art spécial et en tenant compte des difficultés d’exécution. Telle est la situation de l’homme par rapport à Dieu, l’Architecte suprême de l’édifice universel. Il reçoit, comme nous l’avons dit, communication de la Loi Éternelle par les principes de la loi naturelle. A ce point de vue, sa raison ne fait que reconnaître l’ordre établi ; mais elle a ensuite son activité propre. C’est une recherche d’adaptation définitive des dits principes aux circonstances qui sont comme cristallisées dans les mœurs et coutumes. Cette recherche procède par raisonnements et déductions, comme dans tout processus scientifique, avec cette nuance toutefois que la matière morale étant changeante et contingente, les conclusions ne sont pas infaillibles. Elles sont, au contraire, relatives et modifiables avec l’évolution des mœurs et des exigences de la vie sociale.
De cette constatation, nous pouvons noter deux conséquences : la première est que Dieu, conformant toujours son action à la nature des choses, a sagement disposé, et sa loi naturelle qu’Il a réduite à quelques principes universels toujours et *partout* applicables à l’humanité, et la loi humaine qui est confiée à l’autorité qui a charge de tel peuple, vivant à telle époque et en telles conditions spéciales.
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La seconde conséquence c’est qu’il faut interpréter avec discrétion ce fait évident que les « *institutions* » juridiques et morales des peuples présentent une grande diversité, selon les temps, les races et les situations géographiques. Il n’est pas nécessaire d’en conclure, avec les Positivistes, que le droit et la morale ne sont qu’une abstraction, qu’ils ne comportent rien d’immuable ; et qu’il sont en perpétuel devenir. S. Thomas résout simplement la difficulté : la nature humaine, n’étant pas immuable et indéfectible, ce qui lui est « *naturel* » n’est pas nécessairement identique partout et toujours. Pourtant, il y a en elle quelque chose d’invariable, autrement elle n’existerait plus comme nature. C’est pourquoi on retrouve, dans la loi naturelle, des principes immuables. (2a-2æ, qu. 57, a. 2, sol. 1, 5 Ethic., lect. 12). – (Voir appendice II, § 5).
**[18] q. 91 a. 3 ad 1** [§ 37480](\RDJ\Ia-IIae.doc#37480) **–** Remarquons qu’il s’agit de législation sanctionnée. S. Thomas écarte par là, dans la question actuelle, le rôle de la prudence individuelle qui, elle aussi, a pour mission d’adapter les principes de l’agir humain aux circonstances de fait, mais dans le rayon de la vie privée. Il a été dit précédemment que toute législation était réservée à celui qui avait charge du bien commun. La loi positive est donc une adaptation légale, officielle, exécutive des directives de la loi naturelle aux conditions *sociales,* c’est-à-dire aux mœurs et aux exigences d’un peuple. Et c’est cela qui est déclaré nécessaire. Le texte de Cicéron noté à la conclusion ne permet aucun doute.
**[19] q. 91 a. 4 co.** [§ 37487](\RDJ\Ia-IIae.doc#37487) **–** La doctrine ici exposée est une condamnation du laïcisme contemporain. Celui-ci se fonde sur ce dogme intangible que la raison humaine se suffit à elle-même pour découvrir la science des mœurs, la morale laïque. A l’instar d’Adam, au paradis terrestre, l’humanité doit cueillir, par ses seules forces, la science du bien et du mal, c’est-à-dire sa Morale. Elle récuse toute disposition divine qui prétendrait lui imposer une législation toute faite, révélée et infaillible.
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On admet les croyances religieuses comme une concession faite à la liberté individuelle ; mais celles-ci doivent demeurer murées dans le sanctuaire de la conscience personnelle. Dieu existe-t-Il ? Il a l’ordre du monde. C’est une affaire entendue, mais l’homme est nanti de sa propre raison pour se conduire, c’est-à-dire pour établir, par lui-même, sa règle de vie. Le croyant, comme l’incroyant, doit s’y soumettre, comme il accepte les découvertes des sciences.
L’erreur d’une telle façon de voir vient de son point de départ. La Bible nous rappelle, en effet, que Dieu avait créé les premiers humains dans un état surnaturel, condition supérieure qui n’était pas due à l’homme. La finalité ultime qui commande toutes les règles de sa conduite, est transposée ; c’est la béatitude éternelle, telle que Dieu a daigné l’établir, c’est-à-dire avec la participation à sa propre vie, à son propre bonheur. Dès lors, les moyens d’atteindre un tel but sont transposés, eux aussi, dans un ordre supérieur ; et ces moyens ne sont pas autre chose que les conditions de la moralité. Une nouvelle législation s’impose, et celle-ci excède les facultés naturelles de la raison humaine : une révélation est indispensable. On sait, par ailleurs, que pour se conformer activement à cette loi divine, l’homme a besoin d’un secours extraordinaire de Dieu, la grâce, comme il aura besoin de la vision béatifique pour participer pleinement, dans l’éternité, à la félicité même de Dieu.
Il y a plus : même en admettant qu’une législation rationnelle et humaine suffise objectivement à la conduite des hommes, *en fait* ceux-ci se trouvent être incapables d’établir ladite législation d’une manière adéquate aux nécessités de leur existence. C’est d’abord l’incertitude et l’erreur qui se glissent dans le raisonnement et la recherche des dispositions légales plus particulières ; et pourtant, pour agir, il faut être certain de sa règle de conduite. Ceci nous découvre l’erreur de ceux qui croient trop aisément à la formation autonome de la conscience. La conscience doit être droite ; elle a besoin d’une éducation pour échapper au doute et à l’erreur, déclare S. Thomas.
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Pour être juste, il suffit de conformer sa conduite à sa conscience, croient les partisans de l’autonomie. Ils oublient que la règle de vie humaine est l’expression de nécessités réelles. A la transgresser, même de bonne foi, on cause le mal. Les protestants, partisans du libre examen, pensent faire œuvre d’humanité en envoyant des missionnaires pour transformer la conscience des sauvages. Et pourtant ceux-ci agissaient sans doute en pleine conformité avec leurs convictions morales ; ils étaient de bonne foi ! C’est que le bon sens exige un impératif catégorique qui rejoigne la vie réelle. C’est pourquoi Dieu a donné sa loi pour assurer à toute conscience humaine un fondement *stable* et *indiscuté.*
C’est ensuite un motif trop souvent méconnu : à savoir que la vie morale totale déborde de beaucoup la simple honnêteté légale. Elle comprend, en effet, des actes intimes, en lesquels l’ordre doit régner pour la perfection du sujet agissant. Or, la loi humaine ne peut atteindre que l’acte extérieur, parce qu’on ne juge que sur les faits. Il fallait par conséquent que la loi divine complétât la loi humaine pour donner aux hommes une règle intégrale de droiture morale.
Enfin, il faut se souvenir que le législateur humain ne peut avoir comme but que l’intérêt général du groupe dont il a la charge. Il doit se contenter de réglementer ce qui est indispensable à ce but très spécial. Il ne lui est ni possible, ni opportun de prétendre supprimer les abus de toute nature, ou les vices personnels, qui n’auraient aucune répercussion immédiate sur le bien commun. Une telle entreprise serait vouée à un échec et puis elle serait plutôt néfaste à l’ordre social qui exige, par exemple, le respect des libertés individuelles. Dieu, au contraire, demande compte de tout ce qui a rapport avec la conduite des hommes ; Il porte des lois punissant tout ce qui est mal. En résumé, la loi divine complète la loi humaine en ce, que celle-ci ; peut avoir d’insuffisance et d’imperfection.
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**[20] q. 91 a. 5 co.** [§ 37495](\RDJ\Ia-IIae.doc#37495) **–** S. Thomas établit une comparaison entre la loi mosaïque et la loi évangélique. Toutes deux sont des formes authentiques de la loi divine ; mais adaptées différemment au peuple, suivant le degré de civilisation de celui-ci. Le but de la loi divine est unique, et les préceptes universels qui sont en relation nécessaire avec ce but sont imprescriptibles ; telle est, par exemple, l’obligation de respecter et d’aimer Dieu. Quant aux règlements plus détaillés, plus adaptés aux mœurs particulières du peuple, ils varient avec le degré de civilisation et de culture morale de celui-ci. Dieu, en ses œuvres, ne bouleverse pas les lois de l’évolution ; Il en est plutôt l’auteur. De même que l’homme passe normalement de l’enfance à l’âge mûr, ainsi un groupe social acquiert progressivement sa perfection. Dieu a donc procédé, selon cette loi commune, en conduisant l’humanité au but qu’Il s’était fixé : le salut éternel des âmes par le Christ. Le but est unique, les lignes maîtresses de l’économie de ce salut sont uniques ; mais la loi divine, descendant aux prescriptions de détail tant pour le culte que pour la conduite morale, s’est diversifiée, sur ces points particuliers, en loi mosaïque et en loi évangélique. La réponse à la troisième difficulté du présent article est caractéristique.
**[21] q. 91 a. 6 co.** [§ 37503](\RDJ\Ia-IIae.doc#37503) **–** Tout comme à l’article quatrième, nous trouvons ici la solution d’un malentendu entre moralistes laïcistes et moralistes chrétiens. Le fait qui s’impose à tout observateur impartial, c’est la domination que la concupiscence exerce sur l’humanité. Refusant d’y voir une déchéance, certains moralistes prétendent modifier les institutions sociales les plus vénérables et préconisent une nouvelle législation sur le divorce, l’union libre et les pratiques du néo-malthusianisme. L’Église, au contraire, maintient fermement l’idéal moral, tant dans la vie familiale que dans la vie individuelle. Elle considère comme une déchéance cette loi subie par l’humanité actuelle qu’elle s’efforce de restaurer dans une condition plus noble et plus divine, avec le secours surnaturel de la grâce.
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Notre Seigneur n’a-t-il pas dit lui-même que les indulgences accordées par la loi mosaïque en ce domaine étaient des concessions faites à la misère morale des hommes ?… *Ad duritiam cordis* (Matth. 19, 8). Et il ajoutait que dans l’état primitif de l’humanité, le Créateur avait disposé la loi d’une autre manière plus conforme à la dignité et à la sainteté du mariage. Restaurer l’état de grâce avec cette législation supérieure, c’est la raison d’être de l’Église. Tenir compte de la déchéance de fait, c’est une nécessité pour l’État qui doit s’adapter à la moralité moyenne des citoyens ; mais faire de cette déchéance même un idéal, c’est là une corruption légale très pernicieuse pour la société : autant vaudrait proclamer officiellement le droit à l’ivrognerie pour les alcooliques invétérés.
**[22] q. 92 a. 1 co.** [§ 37513](\RDJ\Ia-IIae.doc#37513) **–** Cette question est intéressante parce qu’elle pose le problème du point de vue objectif en face du point de vue subjectif qui est trop exclusivement envisagé par les moralistes contemporains. – Ceux-ci ne voient trop souvent dans la conscience individuelle qu’une règle de conduite personnelle et incommunicable. Ils conçoivent alors la vertu comme une conformité de l’action avec cette conscience, sans se préoccuper des relations de celle-ci avec la réalité. On distingue très nettement l’influence de Kant qui a fait de l’impératif catégorique quelque chose de subjectif, sans rapports avec les conditions de la vie réelle. En face de la conscience ainsi emmurée, on place le pouvoir politique qui impose les volontés de ses représentants sur le terrain de la conduite effective. Le Docteur angélique se préoccupe toujours de faire le trait d’union entre la moralité humaine que dénonce la conscience et la législation officielle. Cette dernière a un contenu objectif qui ne doit être qu’un ensemble de dispositions exigées par la vie sociale et par l’intérêt général, et il doit ensuite s’incorporer, sous forme de principes pratiques, à l’impératif de la conscience morale. A ce point précis, il devient pour l’homme qui conforme son action à ces règles de vie, une source de vertu.
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Être vertueux et être bon, c’est identique. Toute loi a-t-elle donc pour résultat de rendre les humains vertueux et bons ? Ce qui revient à se demander : suffit-il aux citoyens de se conformer aux prescriptions légales pour être honnêtes ?
La réponse comporte une distinction très nuancée. Il y a une vertu relative qui ressortit à tout sujet obéissant aux lois, c’est l’obéissance. La soumission à l’autorité légitime est une vertu particulière, spéciale ; elle est l’effet propre de tout règlement imposé par le chef. Toutefois, si l’on parle de vertu au sens plein de ce mot, il faut considérer le contenu objectif de la législation. Celle-ci est-elle établie selon la droite raison du législateur, c’est-à-dire en conformité avec la justice naturelle et avec la justice divine ? Alors la soumission à une telle loi conduit directement les sujets au bien humain, c’est-à-dire à la vertu totale. Le législateur, au contraire, n’a-t-il eu comme intention qu’un but tyrannique ou même immoral ? Alors les sujets, en obéissant, peuvent être de bons sujets ; ils ne sont pas nécessairement des hommes de vertu. Un voleur habile peut être appelé un bon voleur parce qu’il procède avec art dans ses rapines : il n’est pas vertueux, pour autant. Un cannibale ou un esclavagiste, en agissant conformément aux coutumes de son pays, fait pourtant le mal. Il peut être excusable, si l’on considère sa responsabilité personnelle ; mais ce sera œuvre humanitaire que d’améliorer de telles mœurs légales dans un sens plus moral, c’est-à-dire plus conforme au véritable bien humain, individuel et social. La légalité n’est donc pas toujours identique à la moralité, parce que la volonté peut légaliser une iniquité, fût-elle la volonté souveraine du peuple, résultant d’une majorité. A y regarder de près, cette volonté utilise une raison qui ordonne les lois en fonction de quelque but inavouable. Le plus souvent, c’est le succès ou l’enrichissement d’un parti au détriment de la nation. C’est un brigandage politique. La loi mauvaise est œuvre de raison perverse, soit par parti pris, soit par ignorance : elle reste œuvre de raison.
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**[23] q. 92 a. 1 ad 1** [§ 37514](\RDJ\Ia-IIae.doc#37514) **–** La difficulté procède du point de vue subjectif, celui-là même qui est toujours envisagé par les partisans du libre examen. La vertu personnelle, considérée en un individu donné, est la conformité habituelle de son vouloir pratique avec, sa conscience. C’est exact. On peut dire alors qu’elle est le résultat possible d’une habitude acquise ou de l’action divine de la grâce la question doit être étudiée ailleurs. Mais la loi se pose, comme une règle de conduite, qui doit s’incorporer à la conscience pour lui donner son contenu. Peut-on user d’une comparaison ? Le moteur d’un véhicule peut varier selon la marque ; la route qu’il doit suivre, avec son tracé, ses méandres, ses rampes plus ou moins accusées, est œuvre d’ingénieurs qui ne considèrent que les conditions, du terrain et la direction à donner à la voie. De même, les lois ne sont pas exclusivement faites pour tel individu ; bien au contraire, elles expriment les exigences du bien humain tel qu’il ressort du droit naturel et des nécessités sociales comprises en fonction de ce droit.
**[24] q. 92 a. 1 ad 3** [§ 37516](\RDJ\Ia-IIae.doc#37516) **–** La difficulté pourrait ainsi se résumer : on peut être bon citoyen sans avoir une vie privée impeccable. Par ailleurs, la loi est faite en vue du bien social. La loi ne produit donc pas la vertu chez ceux-là qui lui obéissent.
Il y a lieu de distinguer la vertu intégrale qui comporte une soumission habituelle à l’ordre moral total et la vertu particulière qui rend l’homme bon en tel ou tel domaine spécial. Toute législation n’aboutit pas au bien moral intégral, ce qui n’empêche nullement qu’elle puisse inculquer à ses sujets quelque exercice d’une vertu définie. Par ailleurs, si l’on envisage *la Loi* dans toute son extension, il faut dire que le Bien Commun visé par la loi naturelle et la loi divine, c’est celui-là même qui est propre à la création universelle, ce qui se résout, à l’analyse, au Bien Divin communiqué aux créatures (12 Métaph., leç. 12). L’obéissance intégrale à toute la Loi équivaut, par conséquent à la vertu dans toute sa plénitude.
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Quant à la loi humaine, il est entendu qu’ordonnée immédiatement à l’intérêt général d’un groupe social défini, elle ne peut imposer qu’une vertu moyenne, incomplète, celle-là qui est indispensable à l’ordre public (voir ci-dessus qu. 91, a. 4). Toutefois, il reste évident tout d’abord qu’un homme ne peut être bon moralement que s’il est bon citoyen, ou tout au moins capable de l’être. La soumission à l’autorité légitime est, en effet, partie intégrante de l’honnêteté complète. Réciproquement, le bien véritable de la société est un bien humain : il suppose un minimum de vertu chez les citoyens. Cette bonté morale est surtout indispensable chez ceux qui gouvernent, parce qu’ils doivent vouloir le bien commun, et avoir de celui-ci une conception droite, c’est-à-dire conforme à la justice naturelle et divine. En se soumettant à une législation établie suivant de telles directives, les sujets seront bons en proportion même de la rectitude de l’idéal poursuivi par le législateur. C’est donc dans sa fonction même de faiseur de lois et de chef que le législateur doit être bon et honnête. C’est pourquoi saint Thomas dit que la vertu qui lui est propre est la prudence politique : elle lui est essentielle. Pourrait-on, à la rigueur, conduire droitement ses sujets au bien, tout en ayant soi-même une conduite privée déficiente ? Oui, à prendre les choses abstraitement, ainsi un père de famille criminel peut donner une parfaite éducation à ses enfants. Cajetan fait pourtant remarquer que l’exemple donné d’en haut est très pernicieux. De plus, la vie privée du représentant de l’autorité influence très aisément son attitude politique. De fait, le jugement pratique subit vite le contrecoup des mauvaises passions : or le jugement pratique est la faculté maîtresse dans l’art de gouverner. Celui qui, dans sa conduite personnelle, estime la richesse ou le plaisir ou l’ambition au-dessus de toute autre valeur, est porté à interpréter dans le même sens l’intérêt public. Il le réduira bien vite au progrès matériel, ou à l’hégémonie militaire. En fonction d’un tel régime, les citoyens pourront être bien disciplinés, donc acquérir une vertu relative. Ils ne seront plus bons, dans la pleine acception du mot.
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L’obéissance, pour S. Thomas, n’est donc pas le bien suprême : elle n’est qu’un moyen d’y aboutir. Il faut considérer à qui et en quoi l’on obéit.
**[25] q. 93 a. 1 co.** [§ 37533](\RDJ\Ia-IIae.doc#37533) **–** En un traité de théologie morale, la loi est envisagée en fonction de l’homme qu’elle dirige vers sa fin. Toutefois, l’humanité ne constitue pas un système clos ; elle est comprise dans le tout universel. C’est ainsi que l’on parle des lois qui régissent tous les êtres, même ceux-là qui ne sont pas doués de raison : lois mathématiques, astronomiques, chimiques ou biologiques. En tous ces cas, la loi répond à la formule déjà indiquée, à savoir qu’elle est une règle ou une mesure d’activité selon laquelle un agent procède à l’acte ou s’en trouve détourné.
Nos savants contemporains comprennent la loi dite scientifique comme une simple constatation, le résumé d’un ensemble de phénomènes observés, auquel la pensée confère une certaine unité en formulant une hypothèse. Ils se refusent à préjuger la valeur de notre connaissance, en comprenant la dite formule dans le sens d’un programme d’action auquel les êtres « *doivent* » se conformer en leurs évolutions. Sans ignorer le relativisme de notre science d’observation, S. Thomas estime pourtant que la réalité, en dehors de nous, est douée d’une certaine fixité. Si tout était modifié à tout moment, il serait impossible de formuler le moindre principe, ni la moindre technique. Fût-elle exclusivement utilitaire, notre connaissance doit « de quelque manière » correspondre aux forces de nature qu’il s’agit de dominer. Et puis, que signifierait la confirmation, par l’expérience, des résultats acquis ?
Pour le bon sens (qu’il faut légitimer ailleurs) [^2], il y a dans la nature des programmes d’évolutions selon lesquels les phénomènes se déroulent de façon toujours uniforme ;
[^2]: – voir Appendice II. Renseignements techniques, § 3.
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et pour rendre ce fait intelligible, on doit admettre une certaine distinction des êtres, d’après des types déterminés qu’ils reproduisent d’une manière assez invariable pour qu’on puisse les désigner ; le carbone, le triangle, l’aconit ou le cheval, par exemple. Si l’on considère la détermination toute première, « élémentaire », des choses, c’est dans leur être même que celles-ci sont douées de « natures » spéciales qui délimitent leurs propriétés ou capacités d’agir et donc leur courbe caractéristique d’activité. Enfin, l’observation fait voir qu’en exerçant leurs puissances par le mouvement, les êtres tendent à des buts fixés. C’est d’abord la réalisation de la propre perfection de chacun d’eux et puis de toutes les actions et réactions réciproques résulte une harmonie universelle. Ainsi, apparaît le fondement de la loi, au sens thomiste du mot. Quelles que soient les hésitations de nos recherches en vue de saisir sa formule abstraite, la loi de nature est normative ; elle est un programme d’activité résultant de la constitution des êtres. Elle exprime l’*ordre* constitué par les rapports des êtres qui composent l’Univers créé.
La loi de l’homme ne se distingue pas essentiellement des lois de la nature, encore qu’elle soit présentée sous forme intelligible. L’homme n’est-il pas un être de nature, avant d’être membre d’un groupe social ? Bien plus, il n’est être social que parce que sa destinée naturelle l’exige. Il a sa fin propre et sa ligne spécifique de conduite. Ce qui le distingue des créatures sans raison, c’est que celles-ci obéissent, sans pouvoir les juger, à des inclinations nécessitantes déposées en elles ; lui, au contraire, délibère et se conduit selon son propre jugement, au moins dans l’ordre de sa vie morale. Sa loi lui est donc imposée sous forme de connaissance instinctive, bientôt renforcée par l’éducation et le précepte positif. Par son contenu, cette loi est un élément de l’ordre de la création, et puisque S. Thomas attribue ce grand’œuvre à Dieu, l’Être absolu, c’est en Lui seul que se doit chercher la conception initiale de toute organisation et de toute législation. C’est la Loi Éternelle.
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Dieu est encore premier moteur de tout ce qui se meut, puisqu’il est cause suprême de tout être. Or la mise en exercice d’une activité est aussi un genre d’être ; et puis le mouvement, nous l’avons vu, concourt de la manière la plus immédiate à l’harmonie du tout universel. « Les actions et réactions de toutes les parties du monde créé manifestent un ordre d’en, semble : ce qui prouve évidemment un gouvernement général et unique [^3] ».
[^3]: – 3 Contra Gentiles, cap. 64, 67, 76 ; Ia P. qu. 103, a. 1.
L’exécution du plan mondial est sans doute le fait des causes secondes auxquelles il a été donné de participer à la Causalité Première : mais le plan d’ensemble, lui-même, relève du seul créateur [^4]. On ne comprendrait pas, en effet, que Dieu puisse mener infailliblement l’ensemble des créatures selon ses vues propres, s’Il se contentait de communiquer à ses ministres subalternes les principes généraux de son gouvernement. Ces principes, en effet, ne s’appliquent pas toujours de façon identique, parce que ce qui est sujet au changement ne réussit pas toujours à élaborer son acte parfait. Les causes créées jouiraient d’un véritable pouvoir d’organisation qui échapperait au créateur, si elles étaient maîtresses absolues d’appliquer ou de suspendre les règlements divins, en leurs évolutions particulières. Il faut donc que Dieu dirige, Lui-même, tous les actes et tous les mouvements des créatures ; et cela n’est pas impossible à sa sagesse et à son vouloir infinis [^5]. Cette ordonnance rationnelle des évolutions de tous et de chacun des êtres vers la fin voulue, c’est ce qu’on appelle la Providence ; l’exécution dans le temps constitue le gouvernement divin [^6].
[^4]: – Ia, qu. 22, a. 3.
[^5]: – 3 Contra Gentiles. cap. 76, cap. 93.
[^6]: – Ia P., qu. 22, a. 1, sol. 2.
Considérant alors, dans la providence et le gouvernement divin, cette *règle d’action,* cette mesure de justice que Dieu respecte quand Il donne à chaque être sa motion actuelle, nous l’appelons la *Loi Éternelle.* Dieu conduit, en effet, chacune de ses créatures selon le mode qui convient à la nature de celle-ci, et selon la place qu’elle occupe dans la hiérarchie mondiale.
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Aussi n’est-il pas étonnant que ce qui est nécessaire produise toujours son effet et que ce qui est contingent s’en voie frustré de temps à autre. Ces accidents particuliers concourent, du reste, à l’ordre général, étant voulus ou permis par l’Ingénieur suprême selon un plan plus vaste. « En Dieu », lisons-nous au *de Veritate* (qu. 5, a. 1, sol. 6), la Providence ne désigne « pas la Loi Éternelle, mais quelque chose qui est conséquent à la Loi Éternelle. Il faut, en effet considérer en Dieu la Loi Éternelle, comme en nous les principes généraux d’opération d’où nous procédons par le conseil et l’élection, ce qui est le rôle de la prudence appelée également providence. D’où il suit que la loi, dans notre raison, est dans le même rapport avec la prudence que le principe avec la démonstration qui en procède. De même aussi, en Dieu, *la Loi Éternelle* n’est pas la Providence, mais elle est comme le principe *de la Providence* » (voir Appendice II. Renseignements techniques : § 3 La Loi Éternelle).
**[26] q. 93 a. 1 ad 3** [§ 37536](\RDJ\Ia-IIae.doc#37536) **–** La Sagesse Divine se distingue de la raison humaine en ce que celle-ci constate l’ordre essentiel existant, tandis que Dieu trouve en Lui-même le modèle et l’exemplaire de tout ce qui est créé. Le droit objectif s’impose comme un fait à la raison de l’homme ; tandis qu’il préexiste en Dieu, avant d’être réalisé dans le monde. C’est la Pensée même de Dieu qui est la Loi primitive comme elle est la Vérité primordiale.
**[27] q. 93 a. 2 co.** [§ 37541](\RDJ\Ia-IIae.doc#37541) **–** La Loi Éternelle doit être promulguée. Elle l’est tout d’abord en Dieu lui-même, dans son Verbe, puisqu’Il connaît à l’état d’éternelle présence, toutes les créatures avec toutes leurs actions, telles que la Divine Providence les ordonne. Il appelle ce qui n’est pas encore comme « s’il était déjà » (Ep. aux Rom., c. 4, v. 17). La Loi est réellement éternelle en Dieu, parce qu’elle est principe d’organisation de tout ce que Dieu décrète de créer.
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Cette loi est ensuite communiquée aux créatures, au fur et à mesure de leur existence dans le temps. Étant une règle d’activité, elle doit être appliquée à ce qu’elle a mission de régler, c’est-à-dire aux êtres dont elle ordonne l’agir à la fin qui leur est propre. Elle est donc reçue passivement par eux, mais de façon diverse, selon le mode particulier qui leur convient. Chez les êtres dépourvus de toute faculté de connaître, c’est une inclination aveugle et nécessitante, une poussée interne vers l’acte qui convient à leur nature. Telle est la force qui précipite les molécules du corps chimique mis en solution saturée, vers le centre de cristallisation. Chez les animaux, c’est un attrait instinctif qui suit l’aperception de l’objet. Ces inclinations aux actes naturels sont des conséquences du déterminisme des principes d’action.
L’homme est un être raisonnable : il n’est pas conduit de la même manière à la fin qui lui est proportionnée. Il s’y conduit librement. Son activité, au moins pour la part qui est proprement humaine, se règle immédiatement sur sa raison. Aussi est-il nécessaire qu’il reçoive communication intelligible de la Loi Éternelle, au moins en ce qui le concerne. En même temps, il ressent en lui-même un attrait naturel à s’y conformer. C’est la loi naturelle humaine. S. Thomas l’appelle une participation à la lumière divine, à la Sagesse même de Dieu. La soumission de l’homme à Dieu n’est pas purement passive, automatique, comme celle d’un animal qui ne cherche pas à comprendre ; elle est au contraire celle d’un ministre intelligent auquel le Prince fait l’honneur de communiquer le *plan* même de son gouvernement (au moins en ce qui le concerne) « La créature raisonnable est soumise de façon supérieure au gouvernement divin en ce qu’elle participe à ce gouvernement pour son propre compte et pour le compte des autres. C’est pourquoi elle reçoit communication du plan éternel de Dieu ». (1a-2æ, qu. 91, a. 2).
Connaître la loi éternelle dans le Verbe même de Dieu, c’est la vision béatifique. La connaître dans les créatures par l’examen de leurs propriétés et de leurs activités, c’est le propre des sciences.
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C’est retrouver le plan de l’architecte dans l’étude des édifices par lui construits. Ainsi Kepler, ayant découvert une loi astronomique, disait avec vérité : « Je repense la pensée de Dieu ! » Connaître enfin la loi éternelle dans les principes de la conscience morale des hommes, c’est prendre communication de cette loi, telle qu’elle est promulguée à l’usage de l’humanité. C’est la loi naturelle de l’homme.
**[28] q. 93 a. 3 co.** [§ 37549](\RDJ\Ia-IIae.doc#37549) **–** Cet article nous expose la raison fondamentale de la doctrine thomiste sur la législation politique. L’humanité est partie du monde ; quelle que soit la part d’autonomie dont il puisse jouir dans la direction de sa vie individuelle ou de l’ordre social, l’homme est d’abord soumis au gouvernement universel. Il peut être comparé à l’artisan qui travaille sous la direction suprême de l’architecte. Le plan total de l’édifice est la conception propre de ce dernier l’artisan, tout spécialisé qu’il soit en ses techniques, tout en organisant l’exécution des travaux ressortissant à son art particulier, n’est pourtant qu’un exécutant du plan tracé par l’architecte. Il doit par conséquent se reporter à celui-ci et s’y conformer. Ainsi en va-t-il des législateurs et de leurs législations par rapport au législateur suprême qui seul possède la technique du gouvernement universel et, de la législation fondamentale qui est la loi éternelle. Cette comparaison vaut, du reste, proportionnellement pour, toute autorité subalterne vis-à-vis d’une autorité supérieure. Le chef de famille ou le directeur d’industrie peuvent, eux aussi, considérer l’État dépositaire de l’autorité politique, comme un architecte. N’est-il pas chargé d’élaborer puis d’imposer le plan de la cité aux citoyens et aux groupes qui constituent la nation ? Elaborer un règlement pour d’autres comme pour soi-même, c’est user de sa raison pratique, en restant dans la logique des principes de celle-ci. Or ces principes sont ceux de la loi naturelle, c’est-à-dire de la loi éternelle : la loi humaine doit donc procéder de la raison droite, ce qui équivaut, pour S. Thomas, à dériver de la loi éternelle.
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Dans son commentaire, Cajetan fait remarquer que la loi éternelle est vraiment une loi, tout comme la loi naturelle et la loi divine qui sont une promulgation de celle-ci. En Dieu, elle est une ordonnance de raison visant le bien commun universel, prise par celui qui a charge de ce bien et promulguée.
En Dieu seul, elle est éternelle puisqu’elle est le Verbe lui-même. Dans les créatures, elle n’est plus éternelle que par sa cause, par son mode et par la fin. N’est-elle pas l’effet d’une action divine, donc éternelle, qui éclaire la conscience humaine et dirige la destinée de l’homme vers une fin éternelle, surnaturelle ? Dans la loi nouvelle, elle connote même la grâce de l’Esprit-Saint – elle aussi, en ce sens, éternelle.
**[29] q. 93 a. 4 co.** [§ 37557](\RDJ\Ia-IIae.doc#37557) **–** Cet article précise et confirme la doctrine déjà exposée. En nous, la volonté est autre chose que la raison, au moins dans l’ordre des facultés, considérées comme accidents ; elle peut être dite soumise-à-la raison. En Dieu, acte pur, c’est l’identité absolue. Par rapport aux effets créés, nous pouvons pourtant considérer cette conformité du vouloir de Dieu, à sa sagesse, de telle sorte que nous affirmions en toute exactitude, que ces effets de l’action libre de Dieu sont réglés par la loi éternelle. Parmi ces effets créés, les uns sont nécessaires, d’autres contingents peu importe ; les uns et les autres sont strictement réglés sur les principes éternels du gouvernement divin. La nécessaire efficacité de certaines causes peut être ainsi considérée comme une contrainte très déterminée résultant de la loi éternelle.
**[30] q. 93 a. 5 co.** [§ 37566](\RDJ\Ia-IIae.doc#37566) **–** La conclusion proprement dite est surtout rédigée en fonction des êtres privés de raison. La contingence elle-même est envisagée à la troisième réponse. Saint Thomas nous donne, dans l’ensemble de la doctrine exposée, sa façon de comprendre la valeur normative des lois naturelles. Celles-ci sont de vraies lois, au moins considérées par rapport à l’Auteur de la Nature : elles se rattachent directement à la Loi Éternelle.
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Que notre science imparfaite, et toujours en voie de progrès, soit réduite à donner de ces lois des formules incomplètes, peut-être inexactes, donc toujours révisables, c’est possible. Nous ne connaissons les êtres que par leur action, et il ne nous est pas toujours facile de dégager les rapports certains, dans l’inextricable interférence des causes. Dans le monde qui nous entoure, beaucoup de ces causes sont contingentes : elles peuvent être frustrées de leurs effets. Il n’en reste pas moins vrai que, dans leur être propre, elles sont déterminées par les principes de leur activité spécifique. C’est là le mode qui leur convient de recevoir promulgation de la loi éternelle l’homme seul, étant capable de penser et de se conduire, reçoit en son intelligence le précepte divin sous forme rationnelle. Tous les êtres, en résume, sont mus par la Divine Providence : les uns reçoivent cette motion selon leurs inclinations, les autres selon le jugement de la raison pratique.
**[31] q. 93 a. 5 ad 3** [§ 37569](\RDJ\Ia-IIae.doc#37569) **–** La contingence, loin d’échapper à la loi éternelle, est un effet de celle-ci. Il est normal, en effet, que les causes contingentes soient privées de leurs effets par suite des interférences de forces ou des actions réciproques des êtres. Par rapport au déterminisme particulier d’une créature, la déficience ou l’accident lui est certainement contraire : elle est due à une influence étrangère. Mais par rapport au Tout universel, dont chaque nature n’est qu’une partie, l’ordre providentiel exige et règle les conflits de choses. Cet ordre providentiel se fonde sur la loi éternelle. Ainsi est-il contraire à la nature du mouton, considéré en particulier, d’être dévoré par le lion : toutefois cela est conforme aux lois du monde animal, et, par là, à l’ordre universel.
**[32] q. 93 a. 6 co.** [§ 37574](\RDJ\Ia-IIae.doc#37574) **–** L’activité délibérée et autonome n’épuise pas toute la vie psychique de l’homme. Avant de vouloir librement, l’homme est, et il est un être déterminé, ayant rang dans la hiérarchie universelle. Il se trouve donc conduit par la loi éternelle, et selon un mode qui lui est spécial, et selon un mode qui lui est commun avec les autres êtres de la nature.
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C’est ainsi qu’à côté de ses jugements libres sur tel ou tel bien particulier à poursuivre, on trouve en sa raison pratique une notion naturelle des principes de la loi éternelle, au moins pour ce qui concerne sa vie propre. On trouve également une inclination naturelle de sa volonté vers le bien ainsi déterminé.
Toutefois, on peut être soumis plus ou moins parfaitement à la loi éternelle. Les hommes honnêtes ont une conscience morale perfectionnée par la foi et la sagesse surnaturelle ; et puis, leur inclination naturelle au bien se trouve renforcée par la grâce divine et l’habitude de la vertu. Chez les hommes pervers, il demeure toujours quelqu’élément de la connaissance du bien et de l’inclination qui les porte à le réaliser. Mais les habitudes mauvaises finissent par fausser le jugement et obscurcir la clarté des principes. S. Thomas le montrera de façon précise dans l’étude de la loi naturelle. De plus, l’inclination à la vertu se trouve contrariée et diminuée par les passions dépravées. La conduite pratique des hommes pervers est souvent contraire à la loi éternelle. Celle-ci reprend alors son efficacité par le châtiment qu’inflige aux coupables la Divine Providence, selon les règles de sagesse qui l’inspirent toujours.
**[33] q. 94 pr.** [§ 37578](\RDJ\Ia-IIae.doc#37578) **–** La question de la loi naturelle est traitée ici en fonction des principes de l’action humaine, c’est-à-dire qu’elle se limite à son mode spécial d’existence dans la conscience de l’homme. La première question posée est donc la suivante : Peut-on dire que la loi naturelle, chez l’homme, soit un habitus ? La réponse se fonde sur la distinction entre le contenu objectif de la loi et la raison pratique qui conçoit et utilise ce contenu. L’acte psychologique, par lequel nous pensons actuellement une idée, peut se distinguer de la réalité représentée et du principe objectif qui permet cette pensée déterminée. De fait, les images et les idées emmagasinées dans la mémoire y demeurent souvent à l’état latent : il faut pour les utiliser activement, une pensée actuelle et consciente.
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Le mathématicien garde sa science acquise, même au moment ou il ne l’exerce pas ; tout autre est celui qui n’a pas fait les mêmes études que lui. On peut donc distinguer le contenu de sa science, c’est-à-dire l’objet ; puis la pensée actuelle de tel problème et enfin les dispositions acquises de l’esprit qui lui permettent de s’exercer, selon le vouloir, sur tel ou tel point déterminé. Ce sont ces dispositions acquises qui constituent l’habitus.
On retrouve un processus identique dans la conscience morale qui est, nous le savons, un aspect de la raison pratique. Les principes fondamentaux de la moralité humaine se présentent comme des axiomes innés en ce sens que devant les premières exigences de la vie, individuelle et sociale, la raison les dégage spontanément. C’est ce qui constitue le contenu objectif de la loi naturelle. L’habitus de ces principes, c’est l’aptitude primitive et développée par l’exercice qui rend l’esprit capable de penser activement ces règles de conduite. La philosophie thomiste lui donne le nom de *syndérèse.* La loi naturelle : ne s’identifie pas avec elle ; mais quand la raison pratique entre en exercice et juge la valeur d’un acte particulier, elle utilise cet habitus. Elle procède par conclusions qu’elle déduit des principes fondamentaux de la loi naturelle. Si l’on considère la dite loi, dans son contenu objectif, on peut l’appeler le droit naturel ; si on la considère, au contraire, comme élément psychologique de la conscience morale, on peut l’appeler un habitus. Elle demeure, en effet, à l’état latent dans l’intellect pratique et celui-ci l’exerce activement à certains moments et, à d’autres, il la laisse au repos. En toute rigueur de termes, la loi naturelle est donc, dans l’âme humaine, ce par quoi elle agit, quand elle pense dans l’ordre pratique plutôt qu’elle n’est la pensée elle-même.
**[34] q. 94 a. 1 s. c.** [§ 37582](\RDJ\Ia-IIae.doc#37582) **–** Il faut noter que même les dispositions innées ne peuvent pas toujours s’exercer activement. Certaines conditions sont, requises ; et par contre des obstacles peuvent constituer des empêchements à cet exercice.
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Un coup sur la tête peut troubler le mathématicien dans ses calculs ; le développement incomplet de l’enfance peut suspendre l’utilisation actuelle de l’habitus de la morale naturelle. De ce qu’une machine ne puisse pas fonctionner en telles ou telles occurrences, il ne faut pas en conclure qu’elle n’est pas apte à fonctionner en tout état de cause.
**[35] q. 94 a. 2.** [§ 37588](\RDJ\Ia-IIae.doc#37588) **–** C’est une première esquisse tracée par S. Thomas du contenu objectif de la loi naturelle. C’est un sujet qui a souvent donné lieu aux controverses les plus opposées. Alors que Jean-Jacques Rousseau prétend établir les droits de l’homme et du citoyen, il se laisse glisser dans l’illusion qui lui fait prendre pour des exigences naturelles les revendications très contestables de la philosophie de son siècle. D’autres, au contraire, prétendent réduire le Droit Naturel au seul principe : « Il faut faire le Bien et éviter le Mal », laissant, par ailleurs, les législations de fait déterminer, sans contrôle, ce que recouvrent ces mots Bien et Mal. Fidèle à sa méthode, le Docteur angélique replace l’humanité dans l’ordre universel : les premières notions de la conscience morale doivent être dictées par les instincts les plus élémentaires de la vie. Logiquement, sans doute, ce seront les idées abstraites de Bien et de Mal qui apparaissent dans l’intelligence ; mais ces concepts recouvrent une réalité c’est tout simplement ce qui concourt ou, au contraire, ce qui s’oppose à l’exercice élémentaire de la vie humaine. Et ce n’est pas seulement la vie instinctive que l’homme partage avec les animaux qui est en question ; c’est aussi son activité spécifique, comme par exemple : user de sa raison pour diriger sa conduite en général. Enfin, ces manifestations primitives du besoin de vivre ne se limitent pas aux nécessités de l’individu ; elles s’étendent à l’ordre social, qui apparaît, lui aussi, comme un fait inévitable dès l’éveil tout premier de la conscience de l’enfant. Il faut noter que ces instincts, primordiaux « de nature » deviennent, dans la psychologie humaine, l’objet de jugements abstraits. Selon notre manière propre de connaître, nous prenons conscience de ce à quoi notre nature tend nécessairement.
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Trop souvent on parle de l’*instinct social* ; cette dénomination ne convient, selon la rigueur des termes, qu’aux manifestations de la vie animale. Les bêtes, privées de raison, sont déterminées à agir selon les exigences de leur espèce par des jugements concrets, immédiats, portant sur tel objet perçu par leurs sens. Bien vite, chez l’homme, l’intellect dégage des idées, puis des axiomes dont il saisit le pourquoi.
Par ailleurs, nous sommes ici dans le domaine de la raison pratique, c’est-à-dire de la pensée au service de l’action, à la recherche de ce qui est *à faire.* L’objet premier reconnu instinctivement bon devient tout aussi spontanément *fin* ; car la volonté ne peut pas le rejeter. Réciproquement, à ce stade élémentaire du vouloir, la raison juge bon ce à quoi nous sommes portés nécessairement. C’est là le point de départ de toute activité libre. « Toute opération de raison et de volonté dérive en nous de ce qui est donné par nature » [^7]. Tout raisonnement dérive d’axiomes naturellement évidents, et tout désir qui concourt à une fin particulière dérive de la fin ultime. Aussi est-il nécessaire que la première orientation de nos actes soit donnée par la loi naturelle.
[^7]: – 1a-2æ, qu. 10, a. 1.
Dans l’éveil de la conscience morale, l’être humain juge les premiers buts inévitables qui s’imposent à lui : vivre, vivre en homme, avec les conditions indispensables de leur réalisation. Plus tard, poursuivant son enquête, la raison pratique cherchera les moyens d’assurer ces résultats le plus parfaitement possible ; ce sera la source d’un droit naturel plus large, mais moins rigoureux. Enfin, elle se rendra compte du droit et du devoir en comparant les cas particuliers aux principes primitivement énoncés. Dès leur première formulation, ceux-ci sont posés en termes d’obligation *il faut* faire le bien et éviter le mal. C’est là l’expression logique, rationnelle, de l’instinct foncier qui pousse l’homme comme tout autre être créé à rechercher la conservation et l’épanouissement de son être propre.
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Tout ce qui concourt à ce but est classé Bien, tout ce qui le contrarie est nommé Mal. Et puisque le Bien a valeur de fin et que le Mal lui est contraire, on peut déclarer que toute la loi naturelle se résout en un principe unique, dont les autres ne sont que des explicitations : *Il faut faire le Bien et éviter le Mal.* C’est ce qui fait son unité, malgré sa complexité. Il en va de même du principe d’identité et de son corrélatif le principe de contradiction. Tous les principes premiers de la raison spéculative ne sont que des dérivés de celui-là (voir article suivant).
**[36] q. 94 a. 3 co.** [§ 37600](\RDJ\Ia-IIae.doc#37600) **–** Les juristes limitaient leur notion du Droit Naturel aux dictées irraisonnées et immédiates de l’instinct animal, lors même que cet instinct fût devenu conscient et intelligent chez l’homme. Aussi déclaraient-ils de droit naturel ce qui était commun aux hommes et aux animaux [^8]. S. Thomas, au contraire, estime que le Droit naturel est non seulement générique, mais spécifique.
[^8]: – 5 Ethic. leç. 12 ; 2a-2æ, qu. 57 art. 3, corp. et ad 3.
« De même que les principes d’action dans les êtres agissant par nécessité de nature, sont leurs formes substantielles, de même en ceux qui sont doués de connaissance, ces principes sont la connaissance et le désir. Il faut donc qu’il y ait dans la puissance connaissante une conception naturelle, et en la puissance appétitive un désir naturel selon lesquels les opérations propres à la nature générique ou spécifique soient adaptées à la fin. l’homme, parmi les autres animaux, connaît la valeur de fin et la valeur des actes comme moyens de réalisation. Aussi y a-t-il en lui une conception naturelle selon laquelle il est orienté à agir d’une façon qui lui convienne, c’est ce qu’on appelle la loi naturelle et le droit naturel. Chez les autres animaux, elle porte le nom d’estimation naturelle (instinct). Les bêtes, en effet, sont plutôt poussées de force à poser les actes convenables qu’elles ne sont simplement orientées, l’exécution étant abandonnée à leur initiative.
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La loi naturelle est ainsi une conception naturelle à l’homme selon laquelle il est orienté vers un mode d’agir qui lui est proportionné, soit dans les opérations qui lui sont communes avec les animaux, comme manger et se reproduire, soit dans les opérations qui lui sont spéciales, comme penser… Aussi tout ce qui détourne une action naturelle du but auquel elle tend naturellement, est dit contraire au droit naturel » (4 *Sent.* d. 33, qu. 1, a. 1 ; cf. Suppl., S. Th., 3 P., qu. 65, a. 1.)
La raison pratique est ici au service d’une volonté qui travaille pour le compte d’un sujet vivant : le bien qui l’intéresse, c’est celui de ce sujet. Et puisque nous avons conscience de réaliser ce bien qui est nôtre, sous le contrôle de la raison, l’un des premiers principes de la morale naturelle, c’est celui-ci : il faut toujours se conduire selon sa raison. « *Naturalis ratio dictat unicuique ut seçundum rationem operetur* » (2a-2æ, qu. 47, a. 7) ». Précisément, « les actes de vertu sont en conformité avec la nature humaine, essentiellement raisonnable, par ce fait qu’ils sont selon la raison ; et les actes vicieux, au contraire, étant opposés à la raison, sont en désaccord avec la nature humaine » (1a-2æ, qu. 54, a. 3). Il s’ensuit que la loi naturelle nous ordonne de pratiquer toutes les vertus, non pas précisément en tant qu’elles comportent telles ou telles dispositions spéciales, mais en tant qu’elles ont pour objet général de soumettre l’activité humaine au commandement de la raison. Cette raison, poursuivant dans la suite ses, recherches et ses raisonnements, découvre des conditions de vie plus parfaite « *ad bene vivendum* ». Elle dépasse alors les données premières de la loi naturelle, tout en demeurant dans son orientation.
**[37] q. 94 a. 3 ad 3** [§ 37603](\RDJ\Ia-IIae.doc#37603) **–** Cette réponse se rattache à la doctrine que S. Thomas expose au traité de la Prudence. La vertu, prise abstraitement, c’est la conduite conforme à la raison, la soumission à la loi naturelle. Dans le détail, si l’on prend un acte d’une vertu spéciale, la tempérance par exemple, il faut tenir compte des circonstances particulières de temps, de personne, de lieu pour déterminer la mesure exacte qui convient.
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La loi naturelle donne l’orientation générale de la conduite ; il faut ensuite préciser son application en des déterminations très spéciales. Nous quittons le domaine du droit de nature strict pour aborder celui des réalisations.
**[38] q. 94 a. 5 co.** [§ 37616](\RDJ\Ia-IIae.doc#37616) **–** Les prescriptions de la Loi naturelle demeurent abstraites et générales, comme la nature humaine dont elles expriment les exigences. C’est plutôt une sorte d’orientation générale qu’un ensemble de devoirs précis qui est donnée à la conscience. Une adaptation s’impose, afin que les actes réels soient réglementés dans leur spécification ultime. Elle est réalisée, tout d’abord, *en fonction de la société par* l’autorité, et ce sera l’origine des lois positives. Elle est réalisée, en dernier lieu, par la raison individuelle qui édicte le jugement de conscience, règle immédiate de l’acte humain à l’instant où il est posé. Or nous savons que les « formes de moralité sont immuables ; mais les institutions dont le but est d’assurer leur application sont variables » (*De Malo.,* qu. 2, a. 4, sol. 13). « La Justice doit être toujours respectée ; mais la détermination des choses justes doit varier avec la condition diverse des hommes ». (1a-2æ, qu. 104, a. 3, sol. 1). [^9]
[^9]: – 4 *Sent.*, dist. 33, q. 1, a. 2.
On peut donc dire, avec le présent article, que la Loi naturelle se trouve être « modifiée » de quelque manière par les additions qu’elle reçoit de la loi positive, tant divine qu’humaine. Cette modification ne vise directement que les applications de la Loi naturelle. Quant à la teneur du droit fondamental que ladite Loi exprime, elle est intangible, tout au moins dans sa formulation générale. Ses principes tout premiers sont absolus et immuables, en tout état de cause. Quant aux préceptes secondaires, qui sont des conclusions toutes proches de ces principes, leur application reste nécessaire dans la plupart des cas ; toutefois, les exceptions sont possibles, à raison de certaines circonstances qui rendent leur observation inopportune ici ou la. La réponse à la seconde difficulté nous précise la manière dont il faut entendre ces exceptions.
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**[39] q. 94 a. 5 ad 2** [§ 37618](\RDJ\Ia-IIae.doc#37618) **–** Les préceptes du Décalogue sont immuables quant au Droit même qu’ils énoncent ; mais la détermination qui peut en être faite par application aux actes particuliers, par exemple que ceci ou cela soit déclaré être un vol, un adultère ou un homicide, cela peut être modifié soit par l’autorité divine, si cette détermination est l’œuvre d’une institution divine ; soit par l’autorité humaine, s’il s’agit d’une matière soumise à la juridiction des hommes. (1a-2æ, qu. 100, a. 8 corp., et sol. 3). Ce sera le genre de solution adoptée en dernière analyse pour expliquer que Dieu ait pu commander ou permettre les actes d’apparence criminelle, dont on trouve le récit dans la Bible. Ayant d’abord admis, dans les débuts de son enseignement, qu’il pourrait être donné une dispense proprement dite des préceptes de la Loi Naturelle, de la même manière qu’il peut être introduit, par le miracle, une dérogation aux lois physiques, S. Thomas modifie ensuite ses idées et affirme dans la Somme : Dieu se nierait Lui-même, s’Il bouleversait l’ordre de la Justice. Il ne peut donc pas dispenser l’homme de rendre ses devoirs à la Divinité, ni même de se soumettre aux exigences de la Justice dans ses rapports avec le prochain (4 *Sent.*, dist. 33, qu. 2, a. 2, qla 4, sol. ; *De Malo,* qu. 3, a. 1, sol. 17 ; 1a-2æ, qu. 100, a. 8).
**[40] q. 94 a. 5 ad 3** [§ 37619](\RDJ\Ia-IIae.doc#37619) **–** A s’en tenir à la seule lecture de ces lignes, on pourrait croire que S. Thomas n’attribue pas au droit naturel l’origine du droit de propriété. C’est pourtant une illusion. Pour s’en convaincre, il faut d’abord remarquer que la difficulté surgit à propos d’un texte d’Isidore de Séville. Or, celui-ci était un juriste, et n’entendait le droit naturel que dans son sens restreint, c’est-à-dire limité à ce qui est *commun aux hommes et aux animaux.* Nous trouvons à la qu. 57, a. 3 de la 2a-2æ, l’explication détaillée de cette divergence de doctrine. Le droit naturel élémentaire ne donne pas évidemment de prescription bien détermines au sujet du partage des biens. Il n’est pourtant pas contraire à celui-ci.
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A la qu. 66, a. 1, 2 et 7, le Docteur angélique précise sa pensée. L’indication qui s’impose à nos premiers contacts avec la vie, c’est celle-ci : « Les hommes doivent s’approprier, pour leur usage, les créatures inférieures et les produits de leur travail ». Aucun régime particulier d’appropriation, aucun monopole n’est affirmé. C’est par le raisonnement que l’humanité est arrivée à établir le droit de propriété individuelle en vue d’assurer une meilleure utilisation des richesses, dans le maximum de paix et de sécurité. C’est ce que nous explique l’article 2 de la même question. Il s’agit donc du *jus gentium* qui se retrouve sous tous les climats et chez tous les peuples. C’est pourtant du droit naturel [^10], mais de celui-là qui est propre à l’homme et dont le but est d’assurer les conditions du *bien vivre.* Le texte que nous expliquons ici, ne dit-il pas, que la « division des biens » a été établie non immédiatement par la nature, mais par la raison, en vue de l’utilité générale ? Or le droit positif, au sens strict de ce nom, comporte un choix, une institution de la part du législateur. Il n’en est pas fait mention ici. Bien plus, à la leçon 12 du Livre 5 des Ethiques, à la qu. 100, a. 1, 3 et 11 de la 1a-2æ (Somme Théologique), il est dit expressément que « certaines dispositions sont telles que la raison découvre immédiatement leur utilité… comme par exemple : il faut respecter le bien d’autrui ; et toutes ces dispositions sont strictement du droit naturel ». Comment le vol serait-il interdit par la loi naturelle si la propriété ne relevait pas, elle-même, de cette loi ?… Le Décalogue n’est-il pas, lui-même, une promulgation du droit naturel ? (sauf toutefois, dit S. Thomas, en ce qui concerne la détermination du sabbat comme jour spécial dédié au culte). Or le Décalogue comprend le 7e commandement relatif à la propriété. Enfin, au traité du mariage, S. Thomas rattache l’indissolubilité du lien conjugal au droit de propriété patrimoniale, et ces deux institutions sont déclarées de droit naturel (*4 Sent.*, dist. 33, q. 2, a. 7) [^11]. S. Thomas ne se contredit jamais au cours d’un exposé d’ensemble.
[^10]: – 1a-2æ, qu. 95 art. 4, sol. 1.
[^11]: – Suppl. Sum. Theol., q. 67, a. 1.
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Or, à la qu. 95, a. 4, c’est-à-dire à la question qui suit celle que nous expliquons, il dit que les achats, ventes et autres institutions de même genre, relèvent du *jus gentium.* Tout cela fait partie de ce droit naturel émis par mode de conclusions immédiates des principes fondamentaux de la moralité. Le maître nous fait toucher du doigt la source du malentendu possible, à savoir la double acception de ce mot *droit naturel* chez les juristes et Isidore de Séville d’une part, chez les philosophes aristotéliciens d’autre part.
**[41] q. 94 a. 6 co.** [§ 37624](\RDJ\Ia-IIae.doc#37624) **–** Le droit naturel fournit à toute conscience humaine une orientation de moralité, une esquisse de la vertu et du vice. Mais ce n’est qu’une orientation et une esquisse. L’éducation de la conscience est une nécessité ; et cette éducation subira toujours l’influence des principes admis par les maîtres. Tout d’abord, s’il est vrai que les principes fondamentaux de la moralité naturelle ne peuvent échapper totalement à personne, les passions peuvent au moment d’agir emporter la volonté, ce qui suppose que le jugement pratique a d’abord été perverti. [^12]
[^12]: – Suppl. Somme Théol., qu. 41 et 65 [manque l’appel de note dans l’original.]
On peut s’habituer à ne pas tenir compte du bien et du mal dans les décisions que l’on prend à chaque instant. Aussi l’éducateur doit-il aider le disciple imprudent ou irréfléchi à réagir contre les habitudes vicieuses. De plus, le droit naturel élémentaire demeure très insuffisant pour la conduite d’une vie réelle. Nous le savons, dès que l’on arrive au niveau des préceptes seconds de cette loi de nature, l’erreur peut se glisser non seulement chez l’individu, mais chez un peuple entier. Dès que la raison s’exerce, elle peut errer. C’est vrai dans l’ordre spéculatif où les erreurs généralisées ont pu dominer certaines époques de l’histoire humaine. C’est plus vrai encore dans l’ordre pratique où les coutumes barbares et les vices publics peuvent corrompre des civilisations dégénérées. C’est le cas du cannibalisme et d’autres pratiques anti-humaines pourtant admises par les institutions de quelques peuples.
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Quoi qu’on en dise, il est indispensable de maintenir la conscience humaine, « *secundum rationem rectam* », c’est-à-dire dans la ligne logique des principes fondamentaux de la moralité. N’est-ce pas œuvre de philanthropie que de rectifier la médecine des sauvages selon les normes d’une anatomie exacte ? Quel positiviste oserait dire que toute médecine est bonne, parce qu’elle est pratiquée ici ou là ? Il en va de même des civilisations et des morales. Durkheim doit reconnaître des conditions de *santé sociale,* pourquoi ne pas dire de bien humain ? S’il y a des morales, il y a une rectitude morale qui s’impose à toutes.
**[42] q. 95 pr.** [§ 37628](\RDJ\Ia-IIae.doc#37628) **–** A la qu. 91, a. 3, la question des lois humaines a déjà été esquissée, spécialement du point de vue du droit qu’elle exprimait, c’est-à-dire de son contenu objectif. Il s’agissait alors de montrer le rôle exact attribué à la législation humaine comme complément de la loi naturelle qu’elle détermine et adapte aux circonstances de la vie réelle. A la question présente, la même législation est étudiée plutôt du point de vue subjectif, c’est-à-dire par rapport aux hommes qui la créent, et à ceux qui lui sont soumis. C’est donc en ce chapitre que nous devons comprendre le pouvoir et les limites de l’autorité humaine.
**[43] q. 95 a. 1 co.** [§ 37633](\RDJ\Ia-IIae.doc#37633) **–** Fidèle au point de vue spécial qui domine ce traité S. Thomas envisage tout d’abord l’utilité des lois humaines par rapport à la conduite morale qu’elle doit réglementer. Nous étudions les principes de l’acte bon dans la psychologie de celui qui agit en vue de la fin ultime. A quel titre la loi humaine peut-elle intervenir ?… La réponse est très simple : comme un moyen de discipliner les humains et de les conduire à la vertu. C’est ce qu’on peut appeler une réponse formelle, c’est-à-dire spécifique. Que l’homme soit un animal social, qu’il ne puisse trouver ses conditions de vie matérielle, intellectuelle et morale que dans la société, que cette société doive être gouvernée par une autorité, tout cela est supposé.
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Voici le fait actuellement noté : dans le mécanisme de l’acte libre, la loi humaine apparaît comme une forme de discipline morale qui concourt au développement de la vertu. Nous avons vu précédemment (qu. 92, a. 1) pourquoi la loi était ordonnée au bien moral des hommes. Ici, ce qui est mis en lumière, c’est l’efficacité propre de la législation humaine. La loi naturelle ne fournit qu’une orientation générale, une incitation à la vertu. La loi humaine précise cette orientation et surtout la sanctionne. Pour l’ensemble des humains, cette sorte de discipline est indispensable pour que les directives de la loi naturelle soient efficaces. C’est là l’effet propre de la législation humaine. L’autorité chargée de l’intérêt public impose aux subordonnés la vertu indispensable à l’ordre général, au bien commun. Ce n’est pas la vertu intégrale et parfaite ; aussi la législation divine doit-elle compléter les insuffisances des lois humaines. Toutefois la vertu élémentaire que ces dernières peuvent promouvoir est une vraie vertu. Et surtout l’éducation morale qui résulte de leur observation vaut pour toute espèce de conduite rationnelle. N’a-t-elle pas, en effet, comme résultat d’accoutumer les hommes à dominer leurs passions, c’est-à-dire leurs convoitises exagérées des jouissances désordonnées ? Il s’ensuit que peu à peu les citoyens obéissants en arrivent à réaliser par raison ce que tout d’abord ils n’accomplissaient que par crainte du châtiment. Par ailleurs, toute discipline subie suppose quelqu’autre personne pour l’exercer et l’imposer ; c’est précisément l’un des rôles de la vie en société que de fournir le secours moral qui donne cette discipline. L’autorité publique en a la charge, au moins dans la mesure indispensable à l’ordre général.
**[44] q. 95 a. 1 ad 2** [§ 37635](\RDJ\Ia-IIae.doc#37635) **–** Cette réponse précise le mode qui semble le meilleur à l’autorité sociale pour exercer cette fonction spéciale de maître de la discipline des mœurs.
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C’est la loi, portée en termes généraux et universels, établie en regard des expériences nombreuses faites sur l’ensemble des cas souvent constatés, et enfin plus impartiale, plus impersonnelle que pourrait l’être l’arbitrage des juges, s’il était incontrôlé. – La loi ne supprime pas cet arbitrage ; elle en est plutôt la norme et la règle, assurant à celui-ci une rectitude plus certaine, exempte de toute acception de personnes.
**[45] q. 95 a. 2 co.** [§ 37642](\RDJ\Ia-IIae.doc#37642) **–** Si le rôle immédiat de l’autorité sociale est de veiller au bien commun du groupe dont elle a charge, la société n’est pas à elle-même sa propre raison d’être. Elle n’est qu’une unité d’ordre, parce que ses membres concourent, par leur activité centralisée, au but commun. Mais l’acte délibéré de tout individu humain reste ordonné d’une manière ou d’une autre à la réalisation de sa destinée propre. Une législation ne peut comporter une valeur d’obligation que si elle rentre dans ces cadres généraux de la moralité naturelle.
On peut envisager la même vérité d’une autre manière. Un architecte, dans ses constructions, doit tenir compte des matériaux qu’il emploie, parce qu’il n’est pas créateur. Ce sera précisément son art d’utiliser, en vue des fins qu’il poursuit, les lois physiques de la pesanteur, de l’équilibre, de la résistance des corps. Ainsi en va-t-il de l’ordre social humain. L’État ne crée pas les citoyens, il prend des hommes tels que la nature les lui fournit et c’est avec de tels éléments qu’il doit construire la société civile. « *Homines non facit politicus, sed eos accipit a natura et sic utitur illis* » (1 Polit. lect. 8).
L’individu étant partie du groupe, il lui est inférieur à un certain point de vue, puisqu’un tout parfait domine les éléments qui le composent, mais l’autorité ne peut s’exercer que pour le bien de ce tout, c’est là sa raison d’être : son but, c’est le bien commun. Par ailleurs, ce bien ne doit pas être interprété selon l’arbitraire de celui qui en a la charge : il est donné par la nature elle-même et par son auteur. C’est la perfection de la vie humaine intégrale, rendue possible à ceux qui se sont groupés dans ce but même.
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Ils y ont été poussés par une sorte de nécessité naturelle. C’est une exagération de sociologues que d’imaginer les personnes humaines fondues dans l’unité sociale comme les atomes dans une molécule chimique. Les personnes humaines restent entières dans la fusion sociale, et le groupement n’est dit plus parfait que parce qu’il leur fournit des conditions de vie humaine supérieure. Aussi peut-on proclamer que la fin de la société coïncide avec celle des hommes considérés individuellement. Elle la dépasse seulement en qualité et en perfection : « *Idem oportet esse judicium de fine multitudinis et de fine unius* » (de Reg. Principum, cap. 14).
Ces principes fondamentaux sont supposés, quand le Docteur angélique affirme sous forme d’axiome qu’une loi quelconque n’a de valeur que si elle est juste. Cette justice, c’est celle-là même que nous avons vu dépendre de la constitution intime des choses, des exigences de l’Être en Dieu d’abord, et dans les créatures par participation. La raison droite prend une connaissance exacte de cet ordre de justice ; la loi qu’elle élabore, a valeur de régulation parce qu’elle demeure dans la logique des principes de droit naturel. Le chef doit avoir la volonté de promouvoir le bien social ; il impose à ses subordonnés les règles de conduite susceptibles d’aboutir à un tel résultat. Précisément, dans cette intention il procède avec prudence, à la façon d’un particulier qui recherche les vrais moyens d’obtenir le but qu’il se propose. Chez le particulier, la conséquence pratique c’est la décision ; chez l’homme public, c’est le commandement exprimé sous forme de loi. Pour être bonne, la règle de conduite ainsi imposée aux citoyens doit exprimer le vrai moyen de réaliser la vraie fin sociale. Cette vérité, c’est la conformité de la raison avec les principes moraux. Chez S. Thomas, les trois formules suivantes sont équivalentes : ne commander que des actes vertueux, procéder selon la droite raison ; et n’établir de dispositions légales que si elles dérivent de quelque manière, du droit naturel. C’est la loi positive.
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Il s’agira donc d’étudier les diverses formes que peut revêtir cette dérivation (voir Appendice II. – Renseignements techniques : § 4, La loi positive.
**[46] q. 95 a. 4 s. c.** [§ 37658](\RDJ\Ia-IIae.doc#37658) **–** Noter ici la préoccupation constante du Docteur angélique qui entend concilier, dans sa classification des Lois, le point de vue de la philosophie et celui des Juristes. A la rigueur, on peut restreindre le terme de loi naturelle aux seules dictées primitives de la syndérèse. Il faut, en conséquence classer sous la rubrique *loi positive* tout ce qui a trait au *jus gentium.* Ceci explique qu’Isidore de Séville comprenne, en ses explications sur la loi humaine ce qui, rigoureusement, se réfère aux prescriptions secondaires du droit de nature. S. Thomas affirme ici expressément que les ventes, achats, et autres opérations relevant du Droit de Propriété sont de droit naturel, mais en prenant ce mot dans son acception de droit naturel spécifique de l’homme. Il faut également remarquer l’erreur si fréquente depuis 1789 d’opposer, sur le terrain du droit naturel, l’individu à la société, comme si cette dernière était une création purement contractuelle tandis que l’homme garderait seul, ses droits imprescriptibles, « les droits de l’homme et du citoyen ». L’homme est naturellement social ; et au 3e livre du *Contra Gentes*, ch. 129, le Docteur angélique nous montre, dans le droit public, des principes naturels à sauvegarder tout comme dans le droit individuel.
Les autres divisions des lois humaines, indiquées par S. Isidore, sont établies sur des considérations de moindre importance. Toutefois, en ce qui concerne les régimes politiques possibles, il n’y a aucune préférence absolue chez S. Thomas. Dans ce domaine, c’est affaire d’opinion ; c’est-à-dire que la réalité est complexe, relative à tel peuple et à telles conditions de vie publique. Quand le Docteur angélique considère un aspect particulier du problème, de ce point de vue limité, il attribue une supériorité à tel ou tel mode de gouvernement. C’est ainsi qu’il affirme, en plusieurs de ses ouvrages, que la monarchie assure à la communauté une plus parfaite unité de vues et de direction.
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Ce principe est absolu quand il s’agit de Dieu qui n’a besoin du conseil d’aucun autre ministre et qui est, par ailleurs, incapable de défaillance ou d’iniquité (1a, qu. 101, a. 3). Il en va tout autrement de l’autorité qui repose sur un sujet humain : du point de vue de l’unité, il reste que l’*un* est principe plus efficace qu’une pluralité, mais d’autres considérations doivent intervenir ; et dans la Somme Théol., 1a-2æ, qu. 105, a. 1, spécialement à la sol. 2, on trouve quelque correctif aux textes qui, pris isolément, préconiseraient la monarchie absolue en tout état de cause. Le gouvernement mixte, comportant le pouvoir unique, tempéré et garanti par une représentation populaire, paraît excellent.
Comme en toute institution humaine, si les déterminations spéciales du régime politique sont relatives, il y a quelques principes fondamentaux qui permettent d’en juger la rectitude ou le dérèglement. Tout pouvoir est bon, s’il s’exerce en fonction du bien commun et selon les directives du droit naturel, selon la droite raison, *secundum virtutem.* Tout régime est une corruption du pouvoir, s’il s’exerce dans l’intérêt égoïste du monarque, ou au profit exclusif d’une faction, d’un parti. Il en va de même si le bien public est mal compris, c’est-à-dire réduit à tort au progrès matériel, à l’hégémonie militaire ou à la richesse financière. Et comme la hiérarchie suit nécessairement le principe adopté pour le bien commun, la ploutocratie, la dictature militaire ou la démagogie sont des régimes politiques mauvais. Le bien humain social, raison d’être de toute autorité publique, n’est plus assuré. C’est une fraction du peuple qui domine les autres et dans son intérêt exclusif. C’est la tyrannie des soviets, la dictature avouée d’une partie de la nation.
**[47] q. 96 pr.** [§ 37662](\RDJ\Ia-IIae.doc#37662) **–** La plupart des doctrines ici exposées ont déjà été amorcées précédemment. Toute synthèse suppose, en effet, la vue synoptique de tous les éléments qui l’intègrent. Pour saisir la place exacte occupée par la loi naturelle dans la conscience de l’agent humain et le rôle qu’elle y joue dans l’orientation de sa vie, il fallait nécessairement distinguer et cette place et ce rôle de ceux remplis par la loi positive.
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A la présente question, c’est l’étude nuancée et détaillée de cette dernière législation qui est entreprise, à la manière d’un enseignement d’école.
**[48] q. 96 a. 1 co.** [§ 37667](\RDJ\Ia-IIae.doc#37667) **–** Après Aristote, S. Thomas considère la loi comme une institution créée par la raison pratique de celui qui a charge sociale, et ordonnée au Bien commun. C’est parce qu’elle est tout entière en vue de l’intérêt général qu’elle doit être universelle. Sa généralité est une conséquence de sa juste adaptation à son but. Si quelque catégorie particulière de citoyens se trouve être l’objet de quelques dispositions juridiques, il faut toujours que celles-ci aient le Bien général comme raison d’être, et puis il faut qu’elles soient dans les lignes du droit naturel. Leur universalité portera, en ce cas, sur les actes ou offices à réglementer, soit encore sur les temps présents et à venir.
La loi est une institution universelle ; elle porte sur tous les sujets d’une catégorie définie : ce qui la distingue de l’ordre particulier donné par un chef, dans le domaine de l’exécutif. C’est vraiment en ce cas qu’il serait exact de parler de la volonté souveraine du prince ; car le choix qu’il fait de tel personnage pour remplir telle fonction ou occuper tel poste est œuvre de volonté. Jésus peut parler, en toute exactitude, d’accomplir la volonté du Père, quand il s’agit de mourir sur la croix pour racheter l’humanité pécheresse. On peut également parler de volonté de Dieu quand il s’agit de la destinée spéciale d’un homme selon les décrets de la Providence à son égard. La mission personnelle de Jeanne d’Arc est directement attribuable à la volonté divine. Tout autre, au contraire, est le précepte légal, par exemple l’un des commandements du Décalogue. Ici il s’agit d’une règle d’action commune à tous ceux qui font partie d’une *catégorie* donnée, comme le mouvement d’une série de machines est réglé d’après le mécanisme-type qu’elles réalisent.
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Leur construction suppose la volonté de l’ingénieur ; mais leur mouvement dépend de leur constitution intime, donc de l’intelligence de celui qui a tracé leur modèle. Ainsi en va-t-il de toute loi portant universellement sur tous les individus d’une même espèce, elle suppose leur existence ; mais dépend de leurs rapports essentiels. Reconnaître de tels rapports est œuvre de sagesse en Dieu, et de raison en l’homme.
Les disciples de Rousseau avaient séparé soigneusement l’exécutif du législatif, précisément pour garantir l’universalité et l’impersonnalité de la loi. Il y avait, en leur préoccupation, un souci louable d’équité. Le pouvoir exécutif, par sa conformité à la législation universelle ne faisait qu’appliquer à tous et à chacun les décrets de la volonté nationale. Or les décrets de la volonté souveraine du peuple sont censés être équitables puisque chacun est, lui-même, soumis à ce qu’il a contribué, pour sa part, à établir. Il y a illusion en un tel raisonnement. Un parti constitué en majorité peut imposer des institutions dont la minorité seule porte tout le poids : telle est la laïcité de l’instruction pour les croyants. Il eût mieux valu une forme de gouvernement créant les lois, non d’après la volonté sans limites ni contrôle d’une majorité ; mais d’après un mécanisme qui donnerait à la droite raison des législateurs le maximum de garanties contre l’esprit de parti ou les factions.
Nous retrouvons en face des partisans de la volonté souveraine, Léon Duguit opposant son droit objectif au droit subjectif. Malheureusement ses préjugés positivistes et sociologiques l’obligent à ne reconnaître d’autres droits que ceux-là qui sont fonction de la vie en commun, prise en un peuple donné. Il veut toutefois que les dispositions légales soient impartiales et universelles, portant sur tous et chacun des membres du groupe. C’est pour lui la véritable notion d’équité. V. Hauriou a un sens plus exact du respect des droits individuels qui doivent être conciliés avec les besoins de l’ordre public, sans s’effacer totalement. Le motif est simple : la personne humaine demeure ce qu’elle est, même dans la synthèse sociale.
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Il faut en tenir compte, tout comme l’architecte tient compte des propriétés des matériaux utilisés, parce qu’ils demeurent entiers dans l’édifice. Certes, l’activité des humains unis en groupes subit du fait social des influences évidentes ; il n’en reste pas moins vrai qu’il y a en chacun des citoyens, une part d’autonomie et de vie propre. Les lois *de but* ont pour rôle de décider les volontés des citoyens à collaborer au bien général de la nation. Précisément, c’est alors qu’il faut expliquer comment de telles lois peuvent porter obligation au for de la conscience. S. Thomas l’a fait aisément, grâce à sa conception d’un droit objectif, et celui-là édifié sur la solide charpente du Droit Naturel. Celui de Léon Duguit, au contraire, est sans base, inconsistant par conséquent, à la merci de toute tyrannie qui s’établira en son nom.
**[49] q. 96 a. 1 ad 2** [§ 37669](\RDJ\Ia-IIae.doc#37669) **–** La loi est, par rapport aux préceptes particuliers ou encore par rapport aux décisions judiciaires, comme le principe général par rapport aux applications. Or, en matière de moralité humaine, les principes n’ont qu’une vérité relative, *pour la plupart des cas.* L’autorité administrative et l’autorité judiciaire s’imposent pour appliquer les directives générales aux cas très particuliers.
**[50] q. 96 a. 2.** [§ 37671](\RDJ\Ia-IIae.doc#37671) **–** On pourrait se demander pourquoi cette question est à nouveau posée. Il a déjà été dit (qu. 91, a. 4 ; qu. 94, a. 3) que tous les actes vertueux, pris en particulier, n’étaient pas imposés par les lois, même par la loi naturelle. Les actes vicieux ne sont-ils pas contraires à des actes vertueux ? Une réponse entraîne par conséquent l’autre.
C’est là une illusion. Si l’on ne doit pas, en une vie unique quelconque accomplir tous les actes bons possibles, parce que dans leur spécialisation ultime ils sont adaptés à des états divers ; les vices sont tous contraires à l’ordre de la raison droite, c’est-à-dire au Droit Naturel. Celui-ci ne prescrit pas les actes de toutes les vertus ; mais il interdit tous les actes mauvais, parce que tous déraisonnables et contradictoires avec la finalité humaine.
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Il semblerait donc que la loi positive, dont l’un des rôles est de sanctionner le droit naturel, doive prohiber et châtier tous les actes vicieux.
Il n’en est rien pourtant. La société n’absorbe pas toute la vie de la personne humaine, et le but de l’autorité sociale est le bien commun du groupe dont elle a la charge. C’est là sa raison d’être, son objectif immédiat. A un plan plus reculé, on peut envisager la destinée essentielle de l’homme assurée à tout membre de la société (c’est la fin ultime de toute institution), mais la vie politique n’y apporte que sa collaboration *limitée à* son propre objectif. La loi humaine, écrit le Docteur angélique à la réponse 3e du présent article, n’est qu’une participation *incomplète* à la loi éternelle « *lex autem humana deficit a lege æterna* ». Elle ne doit par conséquent émettre ses ordonnances qu’en fonction de l’ensemble de la multitude qu’elle a mission de régir. Puisque cette masse populaire n’est douée que d’une vertu médiocre, il serait inopportun d’exiger d’elle une perfection morale supérieure à sa capacité. Toutefois, il y a certains vices qui s’opposent directement à l’ordre public : leur prohibition rigoureuse est indispensable à la vie sociale elle-même. C’est donc à ces crimes-là que l’autorité doit s’attaquer tout d’abord. Quant au reste, elle doit se contenter de réclamer des citoyens une honnêteté normale qui est, à tout prendre, la condition même de la prospérité commune.
Notre saint docteur, toujours fidèle aux dictées du sens commun, réfute par cette doctrine une objection très répandue dans le peuple. On s’imagine à tort que l’Église catholique imposerait aux gouvernants, si ceux-ci lui étaient fidèles, l’obligation de réglementer la vie privée des citoyens. Le zèle pour le bien spirituel de leurs sujets dégénérerait chez les chefs en une intolérable domination sur la conscience individuelle. Le zèle intempestif peut être le fait de quelques individus, même et surtout très bien intentionnés. Les théologiens reconnus officiellement par l’Église ne l’ont jamais imposé comme un devoir.
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Nous constatons, tout au contraire, dans les textes ici étudiés, un souci très grand de recommander le tact, la prudence, le respect de l’autonomie individuelle. Seul l’ordre public, s’il est mis directement en jeu, est un motif péremptoire et urgent pour l’État d’imposer une contrainte légale aux citoyens.
**[51] q. 96 a. 2 ad 2** [§ 37677](\RDJ\Ia-IIae.doc#37677) **–** Si le droit est fonction de l’ordre essentiel des êtres, fondé en dernière analyse sur la Sagesse incréée, les lois sont des règles de conduite nécessaires dans la mesure même où elles sont justes, c’est-à-dire adaptées à cet ordre. Elles sont comme ces modèles qui, à l’école, sont mis devant les élèves et présentent à leur efforts un idéal d’écriture ou de calcul. Les enfants ne peuvent réussir, du jour au lendemain, à imiter parfaitement ces modèles, mais ils ont besoin de longues années de progrès méthodique pour parvenir à ce résultat ; ainsi les sujets humains doivent être conduits avec patience et persévérance par leurs chefs à la civilisation parfaite qui constitue leur idéal. Les conducteurs d’hommes doivent tenir compte de la moyenne de moralité dont sont capables ceux-là qu’ils gouvernent. Jamais on ne doit transiger sur les principes, concédant comme bien ce qui est mal, et réciproquement ; mais il faut faire de larges concessions à la misère de l’humanité déchue. Il faut tolérer des faiblesses individuelles qu’il n’est pas possible d’empêcher totalement, pourvu que l’ordre public n’en soit pas directement et immédiatement troublé.
Cette insuffisance évidente de la législation humaine est l’une des raisons alléguées par S. Thomas pour démontrer l’urgence d’une loi positive émanée de Dieu. Celle-là impose à l’âme individuelle le programme intégral de conduite exigé par la fin éternelle.
**[52] q. 96 a. 3 co.** [§ 37683](\RDJ\Ia-IIae.doc#37683) **–** Comme les actes de vertu sont en conformité avec « la nature humaine, essentiellement raisonnable, par ce fait qu’ils sont selon la raison et que les actes de vice, au contraire, étant opposés à la raison, sont en désaccord avec la nature humaine » (1a-2æ, qu. 54, a. 3).
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S. Thomas nous a dit que la loi naturelle nous ordonne de pratiquer toutes les vertus, non pas précisément en tant qu’elles comportent telles ou telles pratiques spéciales ; mais en tant qu’elles ont pour objet général de soumettre la conduite humaine au commandement de la raison (a 21, qu. 94, a. 3). Si bien que tout désordre, contraire à la domination de la droite raison, est prohibé par la loi naturelle. Au contraire, tous les actes qui y sont conformes, ne sont pas pour autant obligatoires, si on les prend dans leur singularité. Ceux-là seuls s’imposent qui sont indispensables au maintien de cette maîtrise rationnelle. « *Præceptis legis naturalis prohibentur ea quæ sunt secundum se mala ; præceptum vero legis naturæ non est nisi de eo quod est necessarium ad salutem* » (2 *Sent.*, dist. 15, qu. 3, qla 4, sol., et qla 5, ad 2).
Le législateur humain exerce son choix sur ces actes vertueux parce que tous sont naturellement aptes à concourir au bien humain. Or nous avons vu que le bien social était un bien humain. De plus le rapport qui unit tels moyens définis avec la fin de la société n’est pas créé par le souverain ; il est donné par l’ordre naturel. Seule la raison droite reconnaît ce rapport ; aussi la loi est-elle essentiellement son œuvre. Toutefois les actes moraux, pris dans leurs spécialités, pourraient être exercés simplement par quelque personne privée, en fonction de sa condition propre. Tous les actes bons ne s’imposent pas à chaque individu, en tout état de cause ; le jugement prudentiel établit pour chacun ce qui lui convient, selon sa situation spéciale. C’est donc un privilège des pouvoirs publics que de déterminer telle manière d’agir pour l’imposer à la collaboration sociale. Il y a alors obligation de fait pour les citoyens de conformer leur conduite aux statuts légaux. Ainsi, en temps de guerre, la vertu de force doit être exercée par ceux-là qui sont désignés pour défendre la Patrie, selon une disposition juste et impartiale. Le souverain ne peut, pourtant, imposer à ses sujets que ce qui est vraiment utile à l’intérêt public, soit directement, soit tout au moins indirectement.
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Par exemple, l’éducation des enfants peut faire l’objet d’une réglementation légale, parce que les progrès de la civilisation en dépendent dans le pays entier. Réglementation ne dit pas, du reste, monopole ni main-mise de l’État sur les droits de la famille. L’architecte règle le travail des artisans de toutes catégories qui construisent l’édifice dont il a tracé le plan. Il ne prend pas, pour autant, la truelle du maçon ni le rabot du charpentier. Ainsi, selon Aristote, doit-il en être de l’État qui joue, par rapport aux activités privées, le rôle d’architecte pour assurer la solidité de l’édifice national. Il ne doit pas supplanter les citoyens ni les groupes privés, mais ordonner leurs activités en fonction de l’ordre public et de la justice sociale.
En ces quelques mots, le Docteur angélique nous fournit les principes de solution pour la plupart des problèmes si débattus de nos jours sur l’intervention de l’État dans les domaines de l’économie politique ou de l’instruction publique. Trop souvent, on oppose en bloc aux droits du gouvernement le droit naturel des individus, des familles ou des organismes industriels et commerciaux. On dit, par exemple : le droit de propriété est un droit naturel (ce qui est vrai) ; on en conclut : donc il est absolument intangible et échappe à l’intervention des pouvoirs publics. S. Thomas nous affirme que l’exercice des droits naturels peut et doit être réglementé par la loi civile dans la mesure où le bien national l’exige. Cette réglementation ne doit jamais détruire le but primordial de la loi de nature ; mais elle a plutôt pour rôle de la mieux assurer et de l’assurer pour tous et chacun des citoyens. Tous doivent trouver, dans la vie sociale, les conditions essentielles de leur vie [^13]. Sous le règne d’une liberté trop grande, les uns accaparent à leur profit, au détriment des moins armés pour la lutte, et pour ces derniers le droit naturel est évincé. A moins que les opprimés ne se révoltent et n’organisent la défense de leur existence par la force. Alors, c’est la fin de la paix publique que toute législation a pour rôle de maintenir.
[^13]: – *Per se sufficientia vitæ humanæ* (I Polit., lect. a).
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C’est à la science juridique et politique qu’il appartient de déterminer l’équilibre entre les libertés privées et les exigences du bien commun. S. Thomas, en théologien et en philosophe, nous donne simplement le principe qui doit dominer cette matière. Léon XIII et Pie XI ont confirmé dans leurs encycliques cet enseignement, en particulier pour ce qui touche l’économie politique. L’exercice détaillé des droits naturels, comme les applications pratiques de la loi de nature, sont soumis à la réglementation de nos codes ; mais seulement dans la mesure où le réclame l’intérêt général. Bien plus, c’est dans les institutions civiles que le droit naturel se trouve concrétisé, déterminé ; tout comme *l’homme* ne se trouve exister que dans les individus vivant ici et là. Il n’y a pas opposition, mais bien plutôt fusion, à la condition que la législation humaine demeure dans les directives générales de l’ordre de nature.
**[53] q. 96 a. 4 co.** [§ 37691](\RDJ\Ia-IIae.doc#37691) **–** Les positivistes ne voient dans la contrainte légale qu’une force sociale s’exerçant à la manière d’une réaction physique ou biologique ; le Docteur angélique situe à l’intérieur même de la conscience du citoyen la nécessité d’obéir à la loi. Les chefs législateurs sont comme des agents subalternes dans le gouvernement divin, des exécuteurs en sous-ordre de la loi naturelle. Le texte emprunté au livre des Proverbes est formel. Leur pouvoir est strictement limité et par le droit naturel, et par la répartition impartiale des charges. Pour être valable, une législation doit entrer dans ce cadre général, c’est-à-dire être juste.
S. Thomas nous détaille tous les éléments que comporte cette « justice ». Une loi inique perd toute valeur obligatoire, du moins en rigueur de principe. Indirectement, toutefois, quand le défaut d’équité ne lèse que des intérêts individuels, on peut renoncer à son droit ; on devrait même le faire si l’insoumission aux pouvoirs publics entraînait scandale ou perturbation de l’ordre. Par contre, la résistance devient un devoir quand l’injustice légale lèse les lois divines.
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Il vaut mieux, en ce cas, obéir à Dieu qu’aux hommes. C’est donc avec quelque restriction qu’il faut admettre la formule si souvent répétée : « On doit obéir aux lois, même injustes ».
Ceux-là qui attribuent à la volonté du législateur la force obligatoire des lois admettent aussi que la législation humaine perd toute valeur si elle s’oppose à la volonté divine. La raison en est que la volonté des gouvernants tient son pouvoir d’une délégation directe de Dieu. Celui-ci n’entend imposer aux sujets le devoir de soumission que si les supérieurs, eux-mêmes, restent obéissants à la volonté suprême. C’est la hiérarchie de volontés, si critiquée par Léon Duguit, qui montre, avec raison, qu’en dehors de la croyance religieuse tout l’édifice du droit subjectif manque de base. C’est par le contenu objectif de la loi que S. Thomas prouve sa dépendance du droit naturel, donc de la loi éternelle qui en est le prototype. Même en faisant abstraction du Créateur, on peut établir une justice et une équité naturelles élémentaires, auxquelles toute législation doit se conformer sous peine de perdre sa valeur.
**[54] q. 96 a. 5 co.** [§ 37699](\RDJ\Ia-IIae.doc#37699) **–** Nous retrouvons, en cet article, la distinction si importante entre le contenu objectif de la loi, sa fonction régulatrice de la conduite humaine et le point de vue subjectif, c’est-à-dire son rapport avec la volonté libre du sujet. Même dégagé de la contrainte publique, on demeure soumis aux institutions légales, parce qu’elles expriment les nécessités de l’ordre. Il faut également noter que dans l’ordre moral, comme dans l’ordre universel, il y a hiérarchie. Un être physique est privé de son activité propre parce qu’il subit une influence supérieure qui est, elle-même, dominée par une loi plus générale (voir plus haut : qu. 93, a. 5, sol. 3). Ainsi en est-il des institutions légales. On peut être exempté sur certains points, d’une juridiction subalterne, parce qu’on se trouve en dépendance directe d’une autorité plus haute.
Enfin, quand il s’agit de lois humaines, celles-ci ne sont immédiatement portées qu’en fonction d’un groupe social déterminé.
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C’est pourquoi on ne peut être obligé à l’obéissance que dans la mesure même où l’on fait partie de ce groupe. Toutefois, on admet généralement que les lois concernant l’ordre public ont une extension territoriale. Même si l’on n’appartient pas à une nation, par le fait même que l’on se trouve sur son territoire, on doit respecter sa législation. C’est là un devoir de justice, puisqu’on n’est admis à vivre en un pays qu’à cette condition implicite. C’est, du reste, un point de droit strict que celui de savoir si une juridiction est territoriale ou personnelle. Ce qui est certain, c’est qu’en tout état de cause, on n’est soumis aux lois que dans la mesure où l’on dépend de l’autorité particulière dont elles émanent. Le titre de cette dépendance est une question de fait légal.
**[55] q. 96 a. 5 ad 3** [§ 37702](\RDJ\Ia-IIae.doc#37702) **–** Cajetan consacre un long commentaire à l’obligation qui incombe au législateur de se soumettre, lui-même, à la loi qu’il a portée. Ayant distingué la valeur de régulation et la force de contrainte dans la loi, il se demande à quel titre les dispositions légales qu’un chef a établies peuvent l’obliger à régler sa propre conduite. Dans la loi positive stricte, n’est-ce pas le choix du législateur qui détermine telle manière d’agir plutôt que telle autre ? Et puis le gouvernement ne peut-il pas accorder à ses sujets quelque dispense ? Donc il est maître de ses propres décrets. Pourquoi leur serait-il soumis, lui-même ?
La réponse est lumineuse. C’est en vertu de la loi naturelle et, en dernière analyse, de la Loi éternelle qu’un chef doit se soumettre aux règlements d’action qu’il a établis pour le bien commun. Son pouvoir, en effet, est lié à sa fonction publique, non à sa personne privée. Or, comme homme public, il ne peut que déterminer la force obligatoire du Droit naturel à certaines institutions légales. Tant que celles-ci existent, elles gardent cette valeur exécutive et elles ne le tiennent plus simplement d’un vouloir prolongé de leur auteur. Celui-ci pourra, par une nouvelle intervention d’ordre public, modifier ou changer les lois déjà faites ; mais il est obligé à respecter, en sa propre façon d’agir, celles qui sont encore appliquées.
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Il n’échappe pas, en effet, à l’obligation de collaborer pour sa part au bien général ; pour lui, comme pour tous, la loi positive est une application précisée de la Loi éternelle.
Quant à son privilège d’accorder des dispenses ou exemptions, il le doit également à sa fonction de gardien du bien commun. Il ne peut donc pas l’exercer, selon son caprice ; mais bien selon la raison droite, c’est-à-dire en considération de l’intérêt général bien entendu et eu égard aux circonstances spéciales qui rendent inopportune l’observation littérale des lois. Ce n’est que dans cette mesure-là qu’il peut et doit se donner personnellement des dispenses ou des exemptions. Certes, échappant à la coercition que lui-même exerce, il échappera aux sanctions légales, s’il abuse de son pouvoir. Mais il demeure responsable devant Dieu. Et puis, il peut arriver que son attitude inique provoque, à la longue, une réaction sociale. Ici encore, la philosophie du droit, chez S. Thomas, est la condamnation permanente de l’autocratisme tyrannique. Cette théorie de la dispense est complétée par l’article suivant.
**[56] q. 96 a. 6 co.** [§ 37707](\RDJ\Ia-IIae.doc#37707) **–** Les lois humaines sont une adaptation des directives de la loi naturelle aux circonstances complexes de la vie réelle. Toutefois elles ne peuvent viser que les nécessités ordinaires de l’ordre public ; elles sont portées en fonction de ce qui arrive le plus souvent ; elles répondent aux coutumes normales. Elles laissent fatalement échapper des cas imprévus, donnant lieu à des exceptions. En de telles occurrences, la lettre de la loi doit être interprétée selon son esprit, c’est-à-dire selon le but poursuivi par le législateur et selon l’ordonnance par lui établie des moyens à ce but. Si l’application littérale des textes aboutissait à une contradiction évidente avec ces intentions certaines, il faudrait agir contrairement aux formules édictées. En règle générale, c’est à l’autorité elle-même que revient le soin de juger les exceptions et d’accorder des dispenses, puisqu’il s’agit du bien commun à sauvegarder.
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Toutefois, quand l’imprévu est si subit et la décision si urgente que tout recours légal est impossible, on peut transgresser les prescriptions des lois positives : « Nécessité n’a pas de loi ».
Il faut se souvenir, en effet, que les fins primordiales du droit naturel forment la base imprescriptible de toute équité légale. C’est en vue de mieux assurer leur réalisation que la loi humaine est portée : elle ne peut donc, en aucun cas, leur faire obstacle. S’il ne s’agit que d’un fait extraordinaire, à raison de circonstances exceptionnelles, il y a lieu de faire acte de la vertu qu’on appelait, au temps d’Aristote, έπικεία, c’est-à-dire d’un sens de l’équité sacrifiant la légalité. C’est ainsi que l’on admet que celui-là peut prendre le bien d’autrui, qui se trouve actuellement dans le péril extrême de mourir d’indigence. Le droit de propriété, en effet, avec les réglementations légales de son exercice, a pour raison d’être de mieux assurer à tous et à chacun des citoyens le but fondamental indiqué par la nature, à savoir que l’homme doit entretenir son existence en utilisant les produits de la terre et les fruits de son labeur (2a-2æ, qu. 66, a. 1 et 7). Pour celui qui ne peut plus, à un moment donné, échapper à un trépas imminent et immérité sans déroger aux lois en vigueur, ces lois perdent pour lui leur valeur d’obligation : elles ne sont plus adaptées à son cas particulier. Quand semblable situation se reproduit pour un grand nombre de citoyens, c’est un devoir strict pour le législateur de réformer le code en un sens plus équitable. Ce n’est pas là un principe d’anarchie ; car il n’est pas question d’accorder aux personnes privées le droit de dénier aux lois leur opportunité générale, mais bien de constater leur impossible application en quelque cas bien défini, à raison de circonstances extraordinaires. Mis lui-même en présence de la dite éventualité, le gouvernant ne pourrait guère juger d’une autre manière.
**[57] q. 97 a. 1 co.** [§ 37716](\RDJ\Ia-IIae.doc#37716) **–** Le principe de la réforme nécessaire des législations humaines est simple : la loi positive doit être adaptée aux conditions changeantes de la vie des peuples.
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Par ailleurs les législateurs sont des hommes, soumis eux-mêmes à un certain progrès dans leur connaissance des nécessités sociales. Déjà dans l’ordre physique, les formules par lesquelles les savants tentent de résumer les enchaînements des phénomènes observés, sont des hypothèses provisoires sans cesse revisées par les générations suivantes. Et pourtant le déterminisme réel de l’univers semble avoir quelque fixité, au moins dans ses lignes maîtresses. Dans l’ordre humain, non seulement il y a place pour une évolution dans la pensée des chefs d’État, mais plus encore dans les mœurs et coutumes des peuples, qu’ils ont mission de régir. De tous les points de vue, une adaptation nouvelle des institutions aux exigences de l’ordre social s’impose comme une nécessité.
**[58] q. 97 a. 2 co.** [§ 37724](\RDJ\Ia-IIae.doc#37724) **–** Cet article vise l’opportunité des réformes législatives. Les institutions existantes doivent être réformées dans la mesure exacte où l’intérêt général le réclame. Voilà le principe. Précisément le peuple s’accoutume à respecter un ordre établi, et c’est pour lui un facteur très important de bonne conduite. Nous pourrions dire, en utilisant la terminologie des sociologues positivistes, que les lois de but, passées dans les mœurs, deviennent éléments de la psychologie collective. C’est pourquoi S. Thomas conseille la plus haute prudence dans l’exécution des réformes législatives : il faut procéder avec tact et méthode. Les partisans du contrat social, au contraire, ne voyaient dans les bouleversements politiques que des nouvelles conventions librement consenties, comme il s’en rencontre chaque jour dans les affaires privées. Aussi les multipliaient-ils à plaisir, selon le caprice des majorités au pouvoir. L’histoire du siècle qui a suivi la Révolution de 1789 est une illustration vivante des perturbations profondes qui en ont été les conséquences pour la vie nationale.
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**[59] q. 97 a. 3 co.** [§ 37732](\RDJ\Ia-IIae.doc#37732) **–** Cet article doit être interprété en fonction de la doctrine d’ensemble déjà exposée, et spécialement de ce qu’est l’imperium dans la genèse de l’acte volontaire (1a-2æ, qu. 17, a. 1). Voir ci-dessus la qu. 90, a. 1 et la qu. 92*,* a. 1. A s’en tenir aux termes de la conclusion présente, on pourrait discuter sur la pensée de S. Thomas qui semble affirmer que la loi est essentiellement œuvre de volonté, encore que celle-ci soit réglée par la raison. Précisément, cette régulation est œuvre propre de la raison ; or la loi se réfère, quant à son essence, à l’ordonnance des moyens vis-à-vis d’un but, ce qui est l’élément caractéristique de la régulation. Donc elle est essentiellement œuvre de raison. Sans doute, étant du domaine de la raison pratique, elle est le fruit d’une cause complexe, à savoir : l’interaction de la volonté et de la raison du législateur. La question délicate est d’attribuer spécifiquement à chacune des deux facultés leur effet propre, à tel ou tel stade de l’acte délibéré. C’est ce qui est déterminé à la qu. 17 de la 1a-2æ. Dans toute causalité instrumentale, l’effet peut être rapporté tant à la puissance motrice qu’à l’instrument. Toutefois, celui-ci donne la spécification du travail : aussi peut-on dire que le produit total lui est dû essentiellement, puisque essence et spécification sont convertibles. Dans l’ordre d’existence, au contraire, c’est la puissance motrice qui joue le rôle premier. Ainsi en va-t-il de l’imperium ou du commandement, dont la loi est l’expression formulée en termes intelligibles. – La volonté du législateur est motrice : elle se porte sur le bien social que l’intelligence lui a présenté comme un but à réaliser. Mue par ce vouloir, la raison pratique cherche les moyens susceptibles d’aboutir au résultat escompté. En cette investigation, elle doit procéder selon les principes directeurs du droit naturel, en les adaptant aux coutumes du peuple qu’il s’agit de régir. C’est là, nous le savons, la condition indispensable de droiture et d’équité. La valeur des moyens est donc relative tant à leur connexion avec le but voulu qu’avec leur degré d’opportunité ou d’adaptation aux exigences de la vie réelle. Le résultat de ce labeur est un choix, une élection : telle institution est préférée à d’autres.
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Vient alors l’*imperium* par lequel, sous l’influx de l’élection faite, la raison ordonne l’exécution pratique selon le moyen désigné. C’est, au dire de S. Thomas, une déclaration impérative, s’exprimant par la formule « *il faut* agir de telle manière ». Le premier élément est donc un commandement d’exécuter ; mais il en est un second, inséparable du premier, et c’est un règlement d’action adapté aux circonstances concrètes de l’exécution. L’efficacité de l’ordre vient certes de la motion volontaire ; la spécification et aussi le dispositif d’exécution élaboré en fonction des réalités sont œuvre de raison. Seule, celle-ci peut ordonner des moyens en vue d’une fin. « *Post electionem, ratio imperat ei per quod agendum est quod eligitur* » (1a-2æ, qu. 17, a. 3 ; sol. 1). Cette décision exécutive demeure dans la psychologie personnelle de l’agent, s’il s’agit de la conduite privée. Elle est exprimée dans la loi, quand il s’agit de l’ordre public. En ce cas, elle doit être exécutée par des sujets qui sont autres que celui-là en qui s’est déroulé le processus décrit : la promulgation est indispensable. L’acte constitutif du commandement n’a pas changé de nature à raison de cette suite nécessaire : il demeure rationnel dans son essence, volontaire quant à son existence et sa valeur de motion.
Partant de cette genèse de la loi, S. Thomas expose, dans sa conclusion, qu’une coutume manifeste par les faits ce que les textes légaux expriment par des formules. De cette manière s’établit le rapport de nécessité de moyen entre telle manière publique d’agir et le bien social à réaliser. L’obligation morale, essentielle à la loi, en résulte évidemment. La coutume suffisamment généralisée peut s’imposer aux consciences individuelles, elle acquiert force de loi. On peut même dire que pour celui qui voit avec évidence qu’une institution devient indispensable à l’intérêt général, le devoir s’impose de se rallier aussitôt à l’action commune de ceux qui travaillent à l’introduire dans les mœurs. De fait, les conditions certaines du bien humain sont telles qu’elles sont, par elles-mêmes, forcées *lors même qu’elles ne seraient prescrites par aucune législation* (1a-2æ, qu. 100, a. 11).
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Ceci est clair pour le droit naturel ; mais il faut reconnaître qu’en matière d’institutions sociales déterminées, leur nécessité est si discutable qu’elle n’apparaît vraiment aux citoyens qu’une fois fixée dans un acte officiel. La question s’est posée au sujet du contrat collectif de travail et de sursalaire familial. Pouvait-on l’imposer aux patrons au nom des coutumes locales, tendant à se généraliser ?… D’aucuns s’y refusaient, pour le motif qu’ils préféraient d’autres solutions à ces difficiles problèmes.
**[60] q. 97 a. 3 ad 2** [§ 37734](\RDJ\Ia-IIae.doc#37734) **–** Remarquable est la conception thomiste de l’obéissance qui, loin d’annihiler la personnalité de l’inférieur, se fonde au contraire sur sa raison et sur son amour du bien. Le sujet humain n’est pas assimilé à une machine ni à un cadavre ; mais il est plutôt un ministre intelligent qui reçoit communication du plan à réaliser et dirige lui-même son action, en vue de cette réalisation et pour la partie qui le concerne. Nous avons déjà vu cette vérité lorsque Dieu communiquait à l’homme sa Loi Éternelle sous forme de loi naturelle proprement humaine. Nous retrouvons, en la question présente, les mêmes points de vue relativement à la soumission aux autorités sociales.
Le sujet doit exercer activement sa raison dans l’exécution des ordres qu’il reçoit, et S. Thomas exige une prudence particulière de la part des inférieurs pour obéir intelligemment (2a-2æ, qu. 47, a. 10, conclusion, et sol. 1 ; art. 12). Il oppose cette prudence à celle du chef. Toutes deux ont ceci de commun qu’elles orientent les activités individuelles en vue du bien public. La différence qui les sépare consiste en ce que la prudence du chef est celle d’un architecte qui conçoit le plan d’ensemble et détermine la tâche des ouvriers : maçons, menuisiers, peintres, etc. L’autre est semblable à l’initiative laissée aux artisans dans l’accomplissement de l’œuvre qui leur est propre. Il y a en effet, tout un ensemble de circonstances de fait dont ils doivent tenir compte au moment de la mise en chantier. De même, la précision des institutions légales ne peut aller jusqu’à prévoir toutes les situations possibles qui sont infinies.
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C’est donc le rôle des subordonnés d’appliquer prudemment les lois aux cas concrets [^14]*.* Ils seront aidés, en cette besogne, par les avis des hommes de loi que l’on résume aujourd’hui sous le nom de jurisprudence [^15]*.* Cette initiative, laissée aux inférieurs, a une telle importance qu’elle peut suspendre l’effet obligatoire de la loi, quand il est évident que son exécution cesserait, en fait, de concourir au bien commun. Le cas isolé se résout, nous l’avons vu, par l’exercice de cette vertu individuelle qu’on appelle l’ « épichie » (cf. qu. 96, a. 6). Les cas se multipliant donnent naissance très légitime aux coutumes qui réforment les lois devenues inopportunes [^16].
[^14]: – 6 Ethic., cap. 8 ; 2a-2æ, qu. 48 art. uniq.
[^15]: – Ethic, lect. 12 ; 1a-2æ, qu. 96, a. 1, sol. 1.
[^16]: – 5 Ethic. lect. 16 ; 6 Ethic. lect. 9.
Une page écrite en 1915 par Henri Lavedan, sous le titre : « *Les grandes heures* » [^17]*,* illustrerait bien l’idée thomiste de l’obéissance « Un de nos meilleurs maîtres dans l’art de la guerre, admirable éducateur et tacticien d’énergie morale, le général Foch, a établi que la discipline dans son sens le plus étendu, *le plus parfait,* ne consiste pas à exécuter à la lettre, avec une rigueur passive et une stricte ponctualité l’ordre donné, mais bien à avancer, par le déploiement et la tension de toutes les forces actives, pour entrer dans la voie et le dessein du chef, s’assimiler sa pensée, se pénétrer de son vouloir, tendre avec intelligence et promptitude, à sa suite et à ses côtés, vers le but qu’à travers tous les obstacles étudiés et renversés d’avance, il atteint déjà ».
[^17]: – L’Illustration, n° 3754 15 Février 1915, p. 145.
**[61] q. 97 a. 3 ad 3** [§ 37735](\RDJ\Ia-IIae.doc#37735) **–** La conclusion du présent article semble illogique. D’une part, elle nous dit que la loi est œuvre de raison et de volonté chez le législateur ; d’autre part, elle nous montre la coutume exprimant par des faits la raison et la volonté de la foule. Comment donc ces deux propositions se rejoignent-elles ? C’est ce qui est expliqué ici. S. Thomas distingue deux espèces de sociétés civiles :
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l’une qui est libre, c’est-à-dire qui jouit du privilège de se donner à elle-même sa législation soit directement par assemblées populaires et plébiscites, soit indirectement en choisissant ses représentants qui constituent le corps législatif. En ce cas, tout naturellement la coutume équivaut à l’institution légale. L’autre espèce de groupement politique se rencontre quand l’intérêt général est confié au soin d’un monarque ou d’une aristocratie non élective. En ce cas, il y a présomption de consentement chez celui à qui incombe le pouvoir de porter les lois, quand il tolère les coutumes qu’il voit être plus opportunes et mieux adaptées au bien commun que les règlements encore en vigueur. La coutume alors doit être officiellement admise, ce qui exclut évidemment les actes de répression et de réaction certaine de la part des pouvoirs publics. On peut assimiler, en quelque manière, cette légalisation de la coutume à celle de la prescription dans le domaine de la propriété particulière.
**[62] q. 97 a. 4 co.** [§ 37740](\RDJ\Ia-IIae.doc#37740) **–** Cet article, avec ses réponses aux difficultés, est un parfait résumé de toute la doctrine thomiste sur le pouvoir législatif. C’est la condamnation rationnelle de tout despotisme et même de tout gouvernement qui s’exercerait dans l’intérêt d’un parti. La loi n’est pas uniquement l’expression de la volonté générale, ni même celle du vouloir d’un chef. Elle est un règlement d’action élaboré en vue du bien général. La volonté du législateur est au service des intérêts sociaux. C’est sur ce terrain seul qu’elle exerce son pouvoir : le règlement d’action commune vaut pour tous, même pour celui qui l’a établi.
La volonté du législateur ne s’exerce que dans la genèse même de la loi, en promouvant l’activité de la raison pratique, en vue du bien commun. Le résultat, c’est la constitution d’un ordre objectif, d’un droit qui s’impose en fait avec la rigueur du droit naturel, laquelle lui a été transmise par l’institution positive. Tant qu’il demeure en exercice, il garde sa vigueur légale pour tous et chacun : celui qui l’a causé n’en est plus le maître, mais le serviteur.
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Le pouvoir, étant d’ordre public, *demeure d’ordre public,* c’est-à-dire qu’il ne peut s’exercer que pour changer ou réformer les règlements généraux, nullement pour en énerver l’efficacité selon le bon plaisir ou dans l’intérêt des particuliers. N’en va-t-il pas de même de toute situation juridique ? Celui qui, librement, à consenti un contrat n’est plus admis à en bouleverser les conséquences ; ou alors il lui faut changer totalement l’état de droit qu’il avait créé, si les clauses portées le lui permettent. Là encore, la volonté du contractant ne vaut que dans la genèse de l’état de droit : celui-ci est une réalité objective qui a sa puissance en elle-même, une fois qu’elle existe. C’est désormais celle-ci seule qui fournira le fondement de toutes les discussions judiciaires. Trop souvent, le souci de demeurer fidèles aux principes de 1789 inspire aux doctrinaires des aperçus volontaristes qui se heurtent sans cesse à la jurisprudence. Plus vrai est Emmanuel Gounod [^18], quand il démontre que la prétendue autonomie de la volonté se réduit en fait à la nécessité de se conformer aux institutions de droit prévues et déterminées par le code, voire même par la procédure. Que d’incompréhensions et de contradictions seraient épargnées aux esprits logiques, si l’on remplaçait le principe de l’autonomie de la volonté par celui de l’institution juridique !
[^18]: – EMMANUEL GOUNOD. *Le principe de l’autonomie de la volonté en droit privé* (Paris, Arthur Rousseau. 1912).
**[63] q. 97 a. 4 ad 2** [§ 37742](\RDJ\Ia-IIae.doc#37742) **–** La justice est une proportion plutôt qu’elle n’est une égalité mathématique. C’est encore une erreur de Jean-Jacques Rousseau que d’avoir imaginé une égalité absolue de tous les citoyens. La *nature* humaine ne se réalise dans les individus que selon une diversité extrême de qualités et de valeurs personnelles. Que tous et chacun des hommes soient respectés dans leur dignité humaine, c’est très bien. Mais l’identité de valeur foncière, dans l’ordre moral, ne s’oppose pas à l’inégalité des fonctions, dans l’ordre social. Il n’est pas injuste de traiter inégalement des êtres inégaux ; c’est plutôt le contraire qui est vrai.
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Par conséquent, il n’y a aucune acception de personnes quand l’autorité publique traite diversement des citoyens qui se trouvent être en des situations diverses. Ce qui est possible ou opportun pour les uns ne l’est plus pour d’autres. Ce serait bien plutôt une iniquité que d’imposer un traitement identique à des personnes de conditions absolument dissemblables. La loi militaire serait une cruauté, nocive à l’armée et aux individus, si elle n’exemptait pas les malades et les impotents. Précisément ce qui règle l’équité, c’est que la distinction est faite d’après des catégories officielles, en fonction même de la loi. Tout autre serait la faveur personnelle, avec le passe-droit non justifie.
**[64] q. 97 a. 4 ad 3** [§ 37743](\RDJ\Ia-IIae.doc#37743) **–** Le pouvoir de dispenser et d’exempter se confond avec le pouvoir de veiller au bien public par l’établissement des lois. Là où la loi est fonction d’un ordre supérieur, le chef subalterne se trouve impuissant. C’est le cas du droit naturel, dans ses principes universels. Les autorités humaines n’ont de juridiction qu’en matière d’applications particulières dont elles jugent l’opportunité. Quant aux institutions de Droit Divin, directement promulguées par révélation surnaturelle, elles échappent au pouvoir des hommes. Seul Dieu peut en dispenser, à moins qu’Il n’ait délégué son pouvoir à des représentants de son autorité sur terre. C’est le cas des successeurs de S. Pierre dans la loi Evangélique. Cette doctrine est capitale pour la question du sacrement de mariage et de son indissolubilité. « *Quod Deus conjunxit homo non separet* » (Matth. c. 19, v. 6).
Cajetan remarque que toute autorité, suprême en son ordre, peut commettre à des fonctionnaires subalternes le soin de juger des cas d’exemptions, minimes, fréquents et personnels. Cela n’ôte rien à la valeur du principe exposé ci-dessus. Ces subalternes participent au pouvoir suprême par leur commission, et il demeure vrai que chaque autorité est limitée dans sa puissance de dispenser par l’ordre même dont elle a charge.
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## RENSEIGNEMENTS TECHNIQUES.
NOTES DOCTRINALES THOMISTES.
### I. La loi et le droit.
La question de la Loi est liée à des problèmes multiples que S. Thomas aborde en divers traités. Comprise en fonction de la liberté humaine, la loi se présente comme une règle de conduite, comportant obligation pour l’agent volontaire d’y conformer ses actes délibérés. C’est le point de vue de la présente étude. Le Docteur angélique l’avait précédemment touché dans ses commentaires sur l’Ethique à Nicomaque et les Sentences de Pierre Lombard.
Sous cet aspect particulier, la loi apparaît sans cesse portée par une autorité, et semble être d’abord une limitation à la liberté individuelle. Celle-ci étant un bien, on en conclut trop aisément avec M. le Doyen Beudant [^19], que *toute loi est en soi un mal.* L’erreur primitive est celle-là même de Jean-Jacques Rousseau qui confond, sous le mot de liberté, le libre arbitre avec la faculté illimitée d’agir selon son bon plaisir. L’autonomie de la volonté individuelle ne peut se comprendre que par une abstraction, c’est-à-dire en considérant notre pouvoir d’agir indépendamment de notre être et de nos conditions réelles d’existence. En rêve, évidemment, nous pouvons nous émanciper de toutes les contraintes, même de l’emprise des forces cosmiques. La réalité est tout autre : avant de vouloir, nous sommes constitués selon une nature spécifique, nous faisons partie d’un monde et d’une société.
[^19]: – BEUDANT. *le droit individuel et l’État, p.* 148.
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Il y a un ordre préexistant en nous et en dehors de nous : force nous est de nous y conformer si nous voulons réaliser notre vie normale. Nous sommes dominés par la nécessité même des rapports qui unissent tels moyens à telle fin que nous pouvons désirer. Notre liberté se limite en conséquence au libre arbitre, c’est-à-dire à la faculté de juger, par nous-mêmes, les exigences de notre destinée. Et cela nous est particulier parce que, doués de raison, nous sommes capables de nous en rendre compte. Il n’est pas besoin d’imaginer le contrat social pour expliquer comment tout homme, né libre, se trouve être partout *dans les fers* [^20]*.* Son existence est conditionnée par les lois qui règlent l’ordre dont il est, lui-même, partie. Se voir imposer ces lois, n’est donc plus un odieux fardeau pour celui qui entend se conduire selon la raison ; c’est bien plutôt un bienfait, puisque c’est là simplifier pour chacun la recherche comme la mise en œuvre des conditions du bien humain qu’il désire.
[^20]: – JEAN-JACQUES ROUSSEAU, *Contrat social,* ch. 1
Réciproquement, la loi ne peut plus être comprise comme l’expression d’une volonté souveraine qui s’impose parce que souveraine, quel que soit le titre par lequel on légitime cette souveraineté. Elle est essentiellement la *conception idéale de l’ordre : ratio ordinis.* Les lois du monde physique nous apparaissent, sans doute, dans leurs réalisations concrètes, à savoir dans les forces cosmiques organisées. Elles ne méritent pourtant leur nom qu’une fois conçues par une intelligence et formulées à tout le moins mentalement. Autre chose, en effet, est de voir tomber des corps lourds et d’assister en spectateur aux évolutions des astres ; autre chose est de formuler les lois de la pesanteur et de la gravitation universelle.
L’ordre est un ensemble de rapports. Il faut bien que les termes en soient saisis pour être adaptés et harmonisés : ce qui proclame de toute évidence la nécessité d’un acte intellectuel.
281
Les plus matérialistes des professeurs de préhistoire en sont si convaincus que devant quelques silex taillés, ils proclament immédiatement la présence des hommes qui ont pu les « ordonner » à leur utilité. Ainsi en va-t-il de tout ordre établi : une machine fonctionne parce que ses pièces sont adaptées pour produire tel mouvement ; mais le plan d’ensemble, la conception idéale des adaptations réciproques et de l’ordonnance totale se réfère à une intelligence *créatrice en quelque manière.*
Cette création est restreinte chez les êtres humains, parce qu’ils se servent de matériaux déjà existants, donc déjà soumis à des lois : résistance, équilibre, etc. L’architecte et le constructeur ne peuvent qu’appliquer ces lois reconnues par leur raison pour leur donner une orientation « artificielle ». Le génie propre de l’homme est limité à créer un ordre qu’il conçoit sans doute, mais en conformité avec l’ordre fondamental des choses. Le Créateur domine ses œuvres dans leur être même, en sorte que l’ordre émané de Lui est primordial.
S. Thomas, après Aristote, prend acte de cette constatation évidente et l’appliquant à l’ordre social, il déclare que le législateur « ne crée pas de toutes pièces les citoyens, mais il prend les hommes tels qu’ils sont donnés par la nature, et c’est ainsi qu’il doit les utiliser » [^21]. Son rôle est limité, parce que l’ordre social qu’il crée, doit demeurer dans le cadre de l’ordre humain. La loi qu’il établit, est la conception idéale de cet ordre nouveau ; et S. Thomas en rattache l’élaboration à l’imperium par lequel la raison pratique conclut l’acte prudentiel [^22]. Dans la décision individuelle, on décrète d’utiliser tels moyens dont on perçoit le rapport avec le but voulu ; dans la constitution d’une loi, le législateur impose à ses sujets telle manière d’agir dont il a perçu le rapport avec l’intérêt général.
[^21]: – « *Homines non facit politica, sed accipit eos a natura et sic utitur illis* » I Polit., lec. 8.
[^22]: – 1a-2æ, qu. 18, a. 1 et passim.
On peut considérer la loi sous un autre aspect, celui de son contenu objectif : elle est alors l’expression du Droit. C’est, en effet, dans une législation que l’on connaît l’ensemble des droits et des devoirs.
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Le traité de la justice se trouve être, par le fait même, intimement uni à celui de la Loi, tout au moins quand il s’agit de la loi humaine. Droit naturel et loi naturelle sont le plus souvent pris l’un pour l’autre. L’étudiant en droit est celui qui étudie les lois. Il paraît donc indispensable de compléter l’exposé des questions ici traitées par celui de la 2a-2æ, qu. 57 et sv. [^23]. Il y a toutefois une distinction entre le Droit et la Loi : celle-ci est une technique idéale ; celui-là désigne l’ensemble des rapports qui sont fonctions de l’ordre établi ou à établir.
[^23]: – Voir Vol. I de la Justice. Somm. Théol., 2a-2æ, qu. 57-62 Commentaires du R. P. Delos, O. P.
Si l’on considère, en effet, la Loi non plus isolément dans la conscience individuelle de l’agent libre qu’est l’homme, mais simultanément dans toutes les activités qu’elle régit, on constate un résultat d’ensemble, une harmonie. Les êtres naturels agissant de concert, chacun selon le mode propre à son espèce, réalisent l’ordre de l’univers ; les citoyens, respectueux des institutions qui fixent leurs relations mutuelles, assurent l’ordre politique. Si la loi est créatrice d’ordre suivant le plan conçu par le législateur, l’ordre lui-même est fait de rapports entre les éléments qui le composent. Dans un chaos, le hasard expliquerait les résultats toujours imprévus. Au contraire, là où il y a une organisation, il y a ordonnance d’agents divers aux fonctions qui leur sont propres, et les agents eux-mêmes sont coordonnés en un ensemble. C’est le cas de tout mécanisme industriel ; c’est celui du monde physique, et aussi de la société civile.
Précisément, la loi règle les activités diverses en dictant comment chaque agent doit se comporter suivant des rapports définis. Le droit désigne tout d’abord *ce qui est dû,* ce qui revient à chacun des sujets. Il y a donc en ce mot deux éléments : celui de dû, ce qui suppose une nécessité, une exigence [^24] ; puis celui de proportion ou d’équation entre telle réalité et celui-là à qui elle est attribuée. L’égalité est une espèce de proportion, celle qui existe entre choses de même quantité.
[^24]: – *Porro debitum quamdam subjectionem et obligationem iniportat*. (de Pot., qu. 10, a. 4, sol. 8). *In nomine debiti importatur ordo exigentia ; vel necessitatis alicujus ad quod ordinatur* (Ia P., qu. 21, a. 1, sol. 3).
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La justice dont l’objet propre est le droit à respecter, vise à rendre exactement ce qui est dû, selon une proportion d’égalité. Ainsi donc, pris objectivement, le droit, c’est la chose juste, proportionnée ; pris abstraitement, il désigne la notion même de proportion, le rapport entre ce qui est dû (chose ou acte) et celui à qui cela revient.
En tout ordre résultant d’une loi, il y a des rapports définis ; toutefois, les êtres irrationnels exercent leurs opérations dans le sens de leurs adaptations constitutives, même sans en prendre conscience. Le mode d’agir est, sans doute, proportionné à chaque agent ; mais il s’impose comme un fait. L’animal lui-même suit son jugement instinctif, sans qu’il puisse dégager le principe du cas particulier qu’il régit. Le langage des animaux se limite aux aperceptions et aux affections immédiates : joie, désir, haine, jalousie etc. ; jamais nous ne le constatons procédant par phrases qui supposent l’idée universelle, abstraite des cas particuliers. La créature raisonnable, au contraire, comprend la notion idéale de droit, dominant les nécessités de fait : elle se rend compte de ce qui lui est dû, de ce qu’elle doit à autrui. Aussi l’homme possède-t-il vraiment l’usage de son droit et le revendique-t-il contre toute violation injuste Cette faculté morale, c’est le droit subjectif qui ne peut être attribué qu’à la personne responsable. Par ailleurs, celle-ci est libre : elle est capable de conformer sa conduite à l’ordre imposé ou de ne pas le faire : elle saisit par conséquent la notion de devoir qui est corrélative de celle de droit. Ce dernier, en effet, serait inexistant s’il n’entraînait l’obligation pour tous de le respecter. Les actes sont justes dans la mesure même où ils sont conformes au Droit, donc aux directives légales qui le fondent.
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« La loi n’est pas le droit, écrit S. Thomas, elle est plutôt le modèle du droit. De même que dans les arts, il existe dans l’esprit de l’artisan des plans de fabrication des objets à faire, ce qui constitue ses règles techniques, de même il existe dans l’esprit du législateur, un modèle de l’acte juste qu’il détermine et qui est comme une règle de prudence. Exprimé par écrit, cela devient proprement la loi » (2a-2æ, qu. 57, a. 1, sol. 2).
Dans le domaine moral, la loi ne peut imposer son pouvoir de régulation que par l’intermédiaire de la raison du sujet : c’est donc en celle-ci qu’elle exerce sa fonction propre. La raison n’est-elle pas régulatrice de la volonté ?
L’intelligence, pourrait-on objecter, a pour objet le vrai, non le bien à réaliser. Le vrai est ce qui existe déjà, ce qui est, comment peut-il être question de science de ce qui *doit* être ? S. Thomas distingue deux pouvoirs de l’intelligence qu’il appelle l’intellect spéculatif et l’intellect pratique. Le vrai et le bien, en effet, ne sont pas murés, chacun en soi, étant deux aspects de l’être : « Ils s’incluent l’un l’autre, car le vrai est un certain bien, autrement il ne serait pas désirable et le bien un certain vrai, autrement il ne serait pas intelligible. Comme donc l’objet du désir peut être le vrai, en tant qu’il représente un bien, ainsi l’objet de l’intellect pratique est le bien opérable, considéré sous la raison de vrai. L’un et l’autre intellect connaît la vérité ; mais, ici, c’est la vérité orientée vers l’action. » [^25]
[^25]: – 2a-2æ, qu. 79, art 11.
La raison a son mécanisme dans l’homme. Elle procède de principes et par une série de déductions, en lesquelles l’expérience joue un rôle important, elle rejoint la réalité existante. Les principes gardent, toutefois, la direction suprême de toutes les démarches entreprises. Dans l’ordre de la pure spéculation, les axiomes fondamentaux de la pensée sont à la base de tout raisonnement, parce qu’ils dominent l’être lui-même : identité, contradiction, causalité etc. Dans l’ordre de l’action, la raison est au service de la volonté qui recherche le bien du sujet : ses principes sont ceux-là même qui orientent les jugements d’action, les décisions ; ce sont les lois.
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Quand un sujet se décide à agir, c’est que voulant une fin et délibérant sur les moyens, il juge celui-ci ou celui-là plus pratique : il le *choisit,* il l’adapte aux circonstances concrètes de l’exécution et il se dit : « Voilà ce que tu dois faire, fais-le ». Si le bien particulier ainsi désiré est honnête, c’est-à-dire conforme au véritable bien humain, la raison pratique a procédé logiquement, on est dans la vérité [^26]. Il est aisé de saisir sur le vif le rôle pratique de la loi dans l’orientation de ce vouloir libre. Pour juger, en effet, de la valeur d’un but particulier, considéré lui-même comme moyen par rapport à la fin ultime, la raison pratique se réfère aux principes, c’est-à-dire aux jugements généraux qui sont les lois. Telles celles-ci nous apparaissent dans l’expérience de notre psychologie personnelle : elles sont les normes de l’agir humain, nous indiquant les droits et les devoirs ; nous leur comparons l’acte particulier dont il s’agit de connaître la valeur morale. Le résultat constitue ce que nous appelons « *la voix de la conscience* »*,* par métaphore.
[^26]: – 1a-2æ, qu. 57 art. 5 sol. 3.
Tout déterminé qu’il soit, ce jugement de conscience morale demeure théorique, il pourrait se résumer ainsi « Voici ce qu’il faudrait faire ou éviter. Voici ce qu’il aurait fallu faire ou éviter ». Le moment délicat est de passer à la décision. Le dernier jugement pratique, celui dit de libre arbitre, est affectif : il détermine non plus ce qu’il faudrait faire, mais bien ce que l’on veut en réalité [^27].
[^27]: – De veritate, qu. 17 art. 1, sol. 4. *Judicium conscientiæ et liberi arbitrii quantum ad aliquid differunt et quantum ad aliquid conveniunt. Conveniunt autem quantum ad hoc quod utrumque est de hoc particulari actu… et in hoc differt judicium utriusque a judiciis syndereseos et differunt judiciurn conscientæ et liberi arbitrii quia judicium conscientæ consistit in pura cognitions, judiciurn autem liberi arbitrii in applicatione cognitionis ad affectionem, quod quidem judicium est judicium electionis. Et ideo contingit quod judicium liberi arbitrii pervertitur, non autem conscientiæ* : *sicut cum quis examinat aliquid quod imminet faciendum et judicat quasi adhuc speculando per principia hoc esse malum… ; sed quando incipit applicare ad agendum occurrunt undique malæ circumstantiæ ad ipsum actum, utpote delectatio actus, ex cujus concupiscentia ligatur ratio ne ejus dictamen in rejectionem actus prorumpat. Et sic aliquis errat in eligendo, non in conscientia ; sed contra conscientiam facit.*
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Toute décision volontaire suit évidemment un jugement de valeur ; mais celui-ci n’est déterminé nécessairement que par le Bien Absolu. Dans le cas présent, il s’agit de quelque bien particulier, relatif, offrant, en sa complexité, un ensemble d’avantages et d’inconvénients. On peut toujours porter son attention de préférence sur quelqu’aspect limité du sujet, ce qui a pour effet de le mettre en évidence pour rejeter dans l’ombre toute autre considération. Si la volonté fixe l’intelligence dans le sens du jugement de conscience, elle est dite juste et droite : la décision le sera également. Mais il peut arriver que par suite d’habitudes perverses ou sous l’emprise de quelqu’état passionnel, on se laisse fasciner par la jouissance escomptée ou par une convoitise à satisfaire, on se détourne alors volontairement des points de vue supérieurs. Le vouloir est perverti. Il importe donc beaucoup d’orienter l’activité libre de telle manière que l’on recherche d’abord le véritable bien humain, au lieu de s’abandonner aux impressions du moment. C’est le rôle de la loi : elle est un programme d’action, une formule de conduite selon laquelle un agent procède à l’acte ou s’en retire [^28]. Elle dirige les actes humains vers la fin qui est la raison d’être de toute règle d’agir : « *lex importat rationem quamdam directivam actuum in finem* » [^29].
[^28]: – 1a-2æ. qu. 90, a. 1.
[^29]: – 1a-2æ, qu. 93, a. 3 ; 2 *Sent.*, dist. 41 qu. I, art. 1, sol. 4.
La raison pratique, travaillant au compte d’une volonté qui vise un but effectivement, passe de l’indication simple des moyens à leur imposition par mode de préceptes, si ces moyens sont indispensables. Un acte n’est commandé que s’il *doit* être fait : c’est le vouloir d’un but joint à la nécessité du moyen qui crée le rapport de dû [^30]. C’est pourquoi la fin primitive s’imposant absolument au vouloir humain est requise comme base de toute l’activité délibérée. « *Lex dirigit sicut ostendens qualis debet esse actus proportionnatus fini ultimo* » (2 *Sent.* dist. 41, qu. 1, a. 1, sol. 4).
[^30]: – Quodl. 5, a. 19.
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Les principes d’agir qui ont force de loi, présentent tous des relations avec la fin ultime ; mais les uns ont une nécessité *de droit* ; ce sont ceux-là qui résultent de la nature humaine et de ses exigences essentielles. Ils sont l’expression de l’ordre naturel et du Droit qui en émane. Les autres ont une nécessité *de fait* ; ce sont ceux-là qui résultent des institutions légales en vigueur. Étant donné que la destinée humaine ne peut se réaliser parfaitement que par le moyen de la vie sociale, le concours effectif que chacun doit apporter au bien commun devient une condition indispensable d’aboutir à la fin ultime que nul ne peut récuser sans se nier lui-même. Ce concours effectif est déterminé par l’autorité légitime, et il ne peut l’être autrement. Il s’ensuit que vis-à-vis d’un groupement primordial tel que la cité ou la nation, la soumission aux lois devient le moyen nécessaire de faire sa vie pleinement et normalement [^31]. Le droit qui résulte de l’ordre ainsi établi est tout aussi valable, c’est-à-dire aussi obligatoire que le précédent. En stricte valeur des termes, l’ordre juridique, c’est celui-là même qui est fonction des exigences de la vie sociale. Il est constitué par l’ensemble des rapports avec le prochain et avec la société tout entière. « *Justitia est ad alterum* » (2a-2æ, qu. 58, a. 2). Du point de vue philosophique, l’ordre juridique est partie de l’ordre moral, puisque ce dernier comprend la totalité des droits et des devoirs humains, en fonction de la destinée essentielle, c’est-à-dire de la fin ultime. Bien plus, l’ordre juridique doit s’incorporer à l’ordre moral, s’il porte quelqu’obligation au for de la conscience. C’est une illusion de croire que la solidarité soit une base suffisante à la responsabilité individuelle. La société prise comme un simple fait a ses exigences sans doute, et chacun peut les comprendre ; mais elle n’est qu’une puissance, une force que l’on subit, comme on se soumet aux lois physiques. Précisément, aucun devoir moral n’impose le respect d’une puissance cosmique : si l’on peut échapper à sa contrainte ou même utiliser celle-ci à son profit personnel, on fait œuvre de progrès technique.
[^31]: – Pour les groupes sociaux non indispensables à l’existence, la soumission aux règlements est nécessaire dans la mesure même où l’on veut demeurer membre de l’association. Ce qui reste libre.
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Tout au contraire, *il faut* se sacrifier à l’ordre social, bien souvent sans espérer recueillir, soi-même, le fruit de son sacrifice. Cet *il faut* n’est intelligible à la raison pratique que s’il est mis en relation avec la fin ultime, premier principe de moralité. En d’autres termes, la solidarité ne peut être source de devoirs que si la société elle-même est reconnue comme une autorité dotée de droits. Or elle ne l’est que par ce fait qu’elle est imposée par la Loi Morale.
Par ailleurs, certaines *lois sociales* ne font que formuler les rapports constatés entre phénomènes de la vie en commun, ce que quelques auteurs ont appelé « la psychologie des foules » [^32]. *La règle de droit,* au contraire, est à créer ; si le législateur force la collaboration des citoyens, de peur que ceux qui s’y soustraient, soient trop nombreux, c’est à l’auteur de la loi qu’on demandera quel est son but et quel est son idéal. Comment les déterminera-t-il, sans un recours à la notion supérieure de progrès, c’est-à-dire de destinée normale de l’humanité, ou à quelque jugement de valeur suggéré par la conscience, par conséquent par la morale ? [^33].
[^32]: – DR LEBON.
[^33]: – PAUL CUCHE. *En lisant les Juristes philosophes.* Paris, de Gigord, 1919.
La généralité ou l’universalité est, certes, une précieuse indication ; car il y a présomption d’état normal, là où il y a concordance des manifestations de la vie spontanée en tous temps et en tous lieux. « De fait, écrit S. Thomas, ce sur quoi tous ou beaucoup concordent ne peut pas être entièrement faux. » (7 Ethic. lec. 13). Les erreurs généralisées existent pourtant, surtout s’il s’agit d’un peuple ou d’une race déterminée. Durkheim reconnaît la nécessité d’établir les conditions de *santé sociale* parce que dans une société qui dégénère, les états pathologiques peuvent acquérir une généralité qui ferait croire à leur normalité.
Précisément, on ne peut juger les méthodes de médecine empiriques utilisées communément que par un recours rationnel à l’anatomie et à la biologie.
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De même est-il impossible de juger les institutions juridiques d’un peuple que par un recours rationnel aux normes idéales de la vie et de la destinée humaine. Quoi qu’on dise, toute école de Droit juge les institutions sociales en fonction d’un bien commun, dont elle se forge un idéal, d’après une philosophie de l’humanité et de sa destinée. Ce qui est un retour à la morale.
Il faut, enfin, remarquer que l’on étend souvent les notions de Droit et de justice selon la loi même qui lui est corrélative. C’est ainsi que les moralistes théologiens nous parlent des droits de Dieu ou de la justice envers soi-même. Le juste, c’est celui qui remplit intégralement toutes ses obligations et mérite la récompense éternelle. – En stricte valeur de termes, pourtant, l’ordre juridique se trouve être réservé aux rapports avec autrui.
Laissant à la philosophie le soin de discuter le bien-fondé des postulats utilisés par les uns ou les autres [^34] admirons la profonde sagesse du Docteur angélique. A la suite d’Aristote, il s’efforce d’esquisser tout au moins les lignes maîtresses du Droit et les directives fondamentales de la Loi d’après l’ordre naturel lui-même. Et cet ordre naturel est étudié non pas uniquement d’après quelqu’a priori philosophique mais bien plutôt d’après les manifestations spontanées de la vie individuelle et sociale, telles qu’elles se cristallisent dans les coutumes et les institutions ethniques. C’est une garantie contre les tyrannies d’État, de quelque part qu’elles puissent se produire. Et puis, attribuant à l’ordre naturel la base inébranlable de la sagesse créatrice, il donne *à l’obligation morale* sa pleine efficacité. Cette base, c’est la finalité humaine imposée à la créature humaine avec l’être même qu’elle reçoit par volonté divine. Ce n’est plus simplement un commandement émané d’une autorité souveraine qui impose le devoir de l’obéissance ; ce sont les exigences mêmes de l’Être qui imposent la loi, reconnues qu’elles sont d’abord par l’Intelligence de Dieu, puis par la droite raison des représentants du pouvoir public.
[^34]: – *Voir spécialement* : DEPLOIGE*, Le Conflit de la Morale et de la Sociologie,* Paris, Nouvelle librairie nationale.
G. RENARD, *Le droit, la Justice et la volonté,* Paris, Sirey. (1924).
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Cette synthèse comprend, en l’interprétant, la théorie si connue en jurisprudence, du droit-intérêt. Le droit, dit-on, est un intérêt juridiquement protégé ; là où il n’y a pas d’intérêt spécifique, propre au demandeur, l’action est irrecevable en justice. Mais la difficulté surgit précisément quand il faut déterminer les intérêts susceptibles d’être juridiquement défendus. Les uns, fidèles aux principes de 1789, conçoivent la nation comme une association contractuelle de volontés individuelles autonomes. L’État voit donc son rôle limité à celui d’assurer la coexistence des libertés rivales, de prévenir ou de réprimer leurs empiètements réciproques. « Cela nous représente, dit Ihéring, une série de sphères de liberté délimitées comme les cages d’une ménagerie, entourées de barreaux pour que les bêtes fauves ne puissent s’entredévorer » [^35]. En cette façon de voir, le droit est organe de défense de l’intérêt exclusif du sujet du droit. D’autres, tout au contraire, voient avant tout la défense des intérêts collectifs. La mission du pouvoir social ne saurait être purement négative et se limiter à la prohibition. La règle de droit a pour but d’assurer la coopération et non pas seulement la coexistence des activités rivales. La loi doit stimuler, aider, diriger ces activités et non pas seulement les entraver. Il n’est pas de son essence de défendre ; mais bien plutôt d’ordonner, c’est-à-dire organiser en vue d’une fin. S. Thomas ne l’a-t-il pas dit dans sa définition même de la loi ?
[^35]: – IHERING, L’*évolution du droit,* p. 355.
Toutefois, certains auteurs veulent réduire aux seuls intérêts collectifs ceux-là que le droit sanctionne. C’est la pensée de Léon Duguit. Pour lui, il n’y a pas de droit subjectif, parce qu’il n’y a pas de hiérarchie de volontés ; par contre, il y a des besognes qui incombent à l’individu dans la société, il y a des *fonctions* qu’il doit remplir. Toutes les fois qu’il emploiera son activité à remplir ces fonctions, cette activité sera juridiquement protégée.
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Il sera dans cette situation que nous désignons actuellement par ces mots : l’exercice d’un droit [^36]. C’est là une conséquence des principes de la sociologie positiviste qui exclut toute considération de la personne humaine prise isolément, de sa destinée ou de sa nature. L’individu isolé n’est rien, proclament-ils, il ne peut pas être ; en tous cas, il est objet de psychologie ou de morale individuelle que le sociologue ignore. Seule, l’action proprement sociale intéresse le législateur, et c’est là un ordre à part, supérieur à celui de la conscience personnelle.
[^36]: – DUGUIT, *Transformations du droit privé,* pp. 28-29 ; Id., *Traité de droit public,* p. 32.
Il y a là exagération évidente : il existe un grand nombre de droits dont l’exercice est sans répercussion appréciable sur la collectivité et ne présente d’utilité que pour le sujet du droit. La paix publique réalisée par le respect mutuel des libertés individuelles, sans être le tout de l’État, est toutefois une partie importante de ses attributions. V. Hauriou a tenté d’établir une synthèse entre l’intérêt individuel et la fonction, ou si l’on veut une conciliation entre les revendications personnelles des citoyens fondées sur les conditions de leur vie privée et les privilèges octroyés par l’État en regard des exigences du bien public. Chez S. Thomas, la synthèse se réalise tout naturellement, parce qu’il ne limite pas la fonction, en son sens général, à la fonction strictement sociale. Pour lui, les intérêts individuels se fondent, en dernière analyse, sur l’ordre essentiel des choses, sur la sagesse créatrice, et à ce niveau, le devoir de l’individu est une fonction dans l’harmonie universelle, dans l’ordre de l’Être (12 Metaph., lect. 12). C’est pourquoi on a pu dire que le fondement des droits, c’est toujours le devoir. Ce mot déborde, en effet, la fonction sociale entendue dans le sens d’une utilité immédiate, jugée en regard d’une collectivité humaine. La vie sociale, elle-même, ne prend sa valeur que parce qu’elle est un moyen indispensable, pour l’homme, de réaliser sa destinée naturelle ou divine. Elle n’est qu’une partie de l’ordre moral, mais une partie authentique : ce qui fixe à l’État la valeur et la limite de son rôle.
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M. P. Cuche, que nous avons suivi en cette analyse du droit-intérêt, ajoute en conclusion : « Il n’est pas douteux que l’intérêt soit un élément qui entrera toujours dans la synthèse du droit subjectif. Mais ce qui n’est pas moins certain, c’est que, par suite de l’accroissement de l’interdépendance entre les hommes, l’élément fonction sociale y prend une importance grandissante. Plus la société s’intègre et s’organise, plus les activités individuelles s’enchevêtrent à tel point qu’il nous devient difficile d’agir par nous-même, sans agir en même temps pour ou contre les autres. La division du travail social s’accentuant, nous avons de plus en plus besoin des autres dans la poursuite de nos fins principales et secondaires, et d’autre part, nous avons plus de facilité pour leur nuire par les modifications de notre activité, dans l’intérieur même de notre sphère juridique d’action… Mais le moment arrive, où le législateur doit se préoccuper de réglementer la facilité que nous avons de nous nuire les uns aux autres, par la suite de l’interdépendance, au moins autant que le besoin de coopérer. Le jour où l’élément de fonction sociale, inclus dans un droit privé, atteint des proportions telles que l’ordre public serait compromis si ce droit cessait d’être exercé conformément à sa fonction, le développement de l’intervention légale et de la contrainte juridique doit suppléer à l’accroissement improbable des vertus individuelles [^37] ».
[^37]: – P. CLICHE, *En lisant les juristes philosophes,* Paris, De Gigord, 1919, pp. 121-122.
### II. Nature rationnelle de la loi.
A la qu. 90, a. 1, S. Thomas n’hésite pas à enseigner que la loi est œuvre de la raison. Une telle affirmation va à l’encontre des idées communément reçues chez les juristes du siècle dernier, et même chez nombre de théologiens. « La loi, enseigne-t-on dans les écoles de droit, est l’expression de la volonté générale ». Ce dogme semblait définitivement acquis depuis Jean-Jacques Rousseau.
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Quelques auteurs, toutefois, plus, indépendants de la tradition révolutionnaire de 1793, notent que l’élément premier de la loi, c’est un jugement de raison, une sentence selon laquelle le législateur ordonne des moyens communs d’action à un but, qui doit être l’intérêt général. Ainsi parle le comte de Vareilles dans son ouvrage sur *Les principes fondamentaux du droit* [^38]*.* Puis il ajoute « La volonté, chez le législateur, d’obliger ses sujets à suivre le jugement de sa raison, tel est le second élément essentiel de la règle obligatoire. Sans cette volonté, le jugement de raison signalé par l’autorité aux sujets ne serait qu’un conseil ou qu’une leçon. Cet élément est le seul qui soit exclusivement propre au commandement, c’est donc son élément constitutif par excellence ».
[^38]: – Paris, Pichon, 1889, p. 14, n. 11.
A la suite de Suarez [^39] quelques théologiens proposent un enseignement semblable [^40]. L’un d’eux écrit : « En disant ordonnance efficace, *ordinatio*, S. Thomas veut signifier un ordre de la volonté ; issu primitivement de la raison, comme règle de cette volonté ». Il nous paraît difficile d’attribuer au Docteur angélique dont le souci d’exactitude est si connu, une inconséquence telle qu’en écrivant *ordinatio rationis,* il ait entendu signifier un ordre de la volonté. L’ensemble de sa doctrine n’autorise d’ailleurs en aucune manière cette interprétation. Sans aucun doute, la loi est pour lui l’extériorisation d’un « imperium » c’est-à-dire d’un commandement émané du chef (2a-2æ, qu. 47, a. 10, corp et sol. 1). Or, en étudiant le mécanisme de l’acte volontaire, S. Thomas prouve que commander est essentiellement un acte de la raison, mené par un acte de volonté antécédent auquel il emprunte sa puissance de mouvoir [^41]. Il sait très bien qu’une ordonnance efficace connote une motion volontaire, et il distingue clairement la simple indication du précepte impératif, il enseigne toutefois que la loi, dans sa constitution même, *est quelque chose* de la raison.
[^39]: – *De Legibus,* lib. 1, c. 5.
[^40]: – CASTELEIN, *Morale,* 1934, p.389 ; Id. *Cathrein Philos. moralis,* p. 148.
[^41]: – 1a-2æ, qu. 17 ; 6 *Ethic.,* lect. 7.
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L’illusion vient sans doute de ce fait que la loi porte, en elle-même, une obligation. On dit alors : l’obligation s’ajoute à la simple indication, il faut donc admettre une intervention volontaire pour causer la valeur de contrainte. Que cette volonté soit éclairée par une raison droite, conforme à la justice, fort bien ; mais c’est elle seule qui donne force de loi à ce qui, autrement, demeurerait simple conseil. Elle est donc l’élément constitutif par excellence de la loi. On s’efforce alors de comprendre pourquoi une volonté, fût-elle celle d’un chef légitime, jouit ainsi du privilège de s’imposer aux autres, en leur créant une nécessité d’agir. Les auteurs chrétiens établissent une hiérarchie de volontés à partir du vouloir créateur. Celui-ci s’impose par lui-même, puis impose l’autorité des supérieurs subalternes par un décret positif : *Superiori præcipienti obediendum est.* « Il faut obéir au maître qui commande ». J.-J. Rousseau élude cette origine première du pouvoir social ; mais il demeure fidèle au volontarisme. C’est pourquoi il imagine le *pacte social* pour expliquer que la volonté souveraine du peuple puisse restreindre l’autonomie naturelle des libertés individuelles. Il y a comme une convention à laquelle chacun souscrit de son plein gré, par le fait qu’il accepte de vivre en société.
Léon Duguit appelle le droit issu de la volonté souveraine d’un maître le *droit subjectif.* Ce droit tient sa valeur de la personne qui le crée et porte directement atteinte à l’exercice de la liberté des sujets. Il paraît impossible à légitimer, si l’on fait abstraction de Dieu, déclare l’auteur cité. Il faut donc lui substituer *un droit objectif,* c’est-à-dire celui-là qui résulte en fait de l’ordre social, de la solidarité, non pas selon la compréhension abstraite de ces termes, mais bien selon les exigences immédiates d’un groupe ethnique, du peuple auquel on appartient. L’assujettissement des hommes n’est pas le résultat d’un contrat, mais c’est un fait conséquent à ce que les individus sont fatalement les éléments de synthèses sociales. Ils subissent la loi de la société tout comme les atomes subissent celle de la molécule, et les cellules vivantes celle de l’animal en qui elles se trouvent incorporées. Le rôle du législateur est de découvrir, pour les imposer, les directives forcées de la vie en commun.
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C’est là œuvre de raison évidemment ; mais la contrainte juridique qui force l’exécution, n’est conçue que comme un fait, une nécessité résultant de la solidarité. Nous avons établi précédemment une critique de ce point de vue trop exclusif du Positivisme sociologique.
S. Thomas prend la nécessité d’agir créée par la loi comme une obligation morale et, sur cet élément même, il base son raisonnement pour démontrer que la loi est œuvre de raison. Voici ce qu’il écrit, au *De Veritate,* qu. 17*,* a. 3 : « Obligation dit nécessité. Ce mot vient, en effet, du latin : *ob-ligare,* et inclut le verbe : lier. Celui-là est proprement lié qui est nécessairement fixé à l’endroit où il se trouve, en se voyant privé du pouvoir de s’en aller. Ce qui suppose une nécessité imposée du dehors, et non par nature. Ainsi on ne dit pas que le feu soit lié parce qu’il s’élève forcément dans l’air : c’est là une propriété qui lui est essentielle.
Cependant on peut concevoir une double nécessité imposée par un agent extérieur. La première que l’on nomme violence, est celle qui force de façon absolue celui qui la subit, à accomplir tout ce à quoi le détermine l’action de l’agent. La seconde est une nécessité de condition, c’est-à-dire résultant de la supposition d’une fin ; par exemple si l’on impose à quelqu’un la nécessité d’agir de telle manière, s’il veut obtenir telle récompense. La première de ces nécessités est incompatible avec l’action volontaire qui est libre par essence ; elle ne s’impose qu’aux êtres matériels. La seconde, au contraire, s’impose au vouloir libre, comme la nécessité de choisir tel moyen, si l’on veut obtenir tel bien et éviter tel mal ».
Ce texte est clair et personne ne conteste qu’une volonté ne saurait être forcée d’agir par contrainte extérieure sans perdre, par le fait même, la propriété de *se décider,* ce qui est un de ses caractères constitutifs. Au contraire, l’attraction d’une fin et l’évidente nécessité de certains moyens pour la réaliser peuvent provoquer le *libre* choix de ces moyens. En sorte que la volonté doit choisir tel programme d’action pour atteindre tel but, ce qui est la notion d’obligation d’après S. Thomas.
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Pour donner à l’obligation ainsi comprise un fondement absolu, il faut évidemment établir qu’il y a une fin nécessairement voulue par l’homme et montrer que ce vouloir primitif et foncier n’est que la manifestation du vouloir créateur. L’Être absolu, ainsi placé comme fondement premier des êtres relatifs, peut conférer une valeur absolue à leurs exigences essentielles et donc imposer aux vouloirs libres créés *une fin* qu’ils ne peuvent récuser sans se nier eux-mêmes.
Si l’on veut y réfléchir un instant, on s’apercevra, en effet, qu’une action ne peut être due comme moyen de réaliser une fin que si cette fin est, elle-même, *due.* « Avoir valeur de dû, c’est-à-dire obligatoire, peut être entendu de deux façons : ou en soi, c’est ainsi que la fin d’une entreprise est due par elle-même ; par exemple un médecin peut procurer la santé de son malade, parce qu’elle est un bien en elle-même ; ou bien pour autre chose que soi, par exemple ce sans quoi il est impossible de réaliser une fin. Ainsi le médecin ordonne la diète à son malade, parce qu’elle est un moyen indispensable pour lui de recouvrer la santé. Par contre, ce qui n’est ordonné à une fin que comme un moyen de l’atteindre plus facilement ou plus parfaitement, mais non comme moyen indispensable à sa simple réalisation, cela n’a plus le caractère d’obligatoire, de dû » (Quodl. 5, a. 19). Ceci semble indiquer que toute fin, comme telle, a valeur en elle-même, au moins dans son ordre. Il ne s’ensuit pas que toutes les fins s’imposent à l’activité humaine. Un artisan doit se conformer aux règles techniques de son art, à la condition qu’il veuille produire telle espèce d’objets. Mais rien ne l’oblige à vouloir les produire. Il peut tout aussi bien être homme, en étant charpentier que maréchal-ferrant.
Les fins particulières ne peuvent s’imposer à notre vouloir libre que dans la mesure où elles se présentent elles-mêmes comme moyens nécessaires vis-à-vis d’une fin supérieure. Sous peine de remonter à l’infini, il faut s’arrêter à une fin toute première qui s’impose, elle-même, de façon absolue. C’est là le sens de l’affirmation dont nous avons fait ressortir le bien-fondé.
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Quelle est la nature de cette fin ; comment envahit-elle le champ de notre conscience ? Ce sont des problèmes qui débordent nos préoccupations actuelles. Qu’il nous suffise de dire que ce but tout premier de notre activité libre doit se confondre avec notre bien intégral, avec notre bonheur parfait, quelle que soit la réalité que recouvrent ces mots (cf. 1a-2æ, qu. 1, a. 1 et 4).
C’est ce but fondamental de notre vie qui donne leur valeur à tous les autres buts. Dès lors, dès qu’il est établi que certains de ceux-ci sont imposés à notre jugement comme étant en connexion nécessaire avec celui-là, ils auront force obligatoire au même titre que lui, et cette force sera communiquée aux moyens indispensables de les réaliser. C’est précisément le rôle propre de la *loi* que de régler ainsi la conduite humaine ; elle lie la volonté du sujet en s’adressant à sa raison, à qui elle *fait connaître* les actes susceptibles de concourir ou de s’opposer au véritable bien humain. Dans son sens le plus large, la loi est un programme et une formule d’action suivant laquelle un agent procède à l’acte ou s’y soustrait. – Dans le domaine physique, elle résume, pour nous, la succession des phénomènes émanés de l’activité des êtres naturels. Dans le domaine moral, elle est une règle de conduite selon laquelle l’agent libre est invité à agir ou à ne pas agir. Elle doit donc être connue rationnellement de cet agent ; elle l’est sous forme de ces « propositions universelles, de ces jugements généraux de la raison pratique, ordonnés à l’action » [^42]. Elle donne à la vie humaine cette orientation vers une fin qui est la raison d’être de tout règlement d’agir. « *Lex importat rationem quamdam directivam actuum in finem* » [^43]*.* En dernière analyse il y a toujours rapport avec le but fondamental de notre vie : « La loi nous dirige en nous indiquant quel doit être le mode de conduite proportionné à la fin ultime » [^44].
[^42]: – 1a-2æ, qu. 90, a. 1, sol. 2.
[^43]: – 1a-2æ, qu. 93, a. 3, corp. ; qu. 99 art. 1.
[^44]: – 2 *Sent.*, dist. 41 qu. 1, a. 1, sol. 4.
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Ce rapport entre toute ligne de conduite prescrite et la fin ultime peut être immédiat ou éloigné, de droit ou de fait. Dans le premier cas, nous avons affaire à la loi naturelle ; l’ordre qu’elle exprime est essentiel, nécessaire, il apparaît à la raison droite et manifeste la convenance et la répugnance entre tels actes et les exigences de notre vie raisonnable. Aussi S. Thomas déclare-t-il que de tels préceptes ont valeur en eux-mêmes, même s’ils ne sont jamais portés par un commandement positif : « *Ex ipso dictamine naturalis rationis efficaciam habent, etiamsi nunquam in lege statuantur* » (1a-2æ, qu. 100, a. 11). Dans le second cas, au contraire, nous avons affaire à la loi positive divine ou humaine. Les directives essentielles du droit naturel demeurent abstraites, comme la « nature » humaine dont elles dénoncent les exigences ; elles ne se rencontrent pas à l’état de législation séparée et immédiatement adaptée à l’action concrète. Cette adaptation se fait en fonction des circonstances de la vie réelle ; elle est l’œuvre de Dieu qui peut intervenir comme autorité suprême à raison de notre destinée surnaturelle ; elle est également l’œuvre des représentants du pouvoir social.
La vie en société est, en effet, une condition irrécusable du bien intégral de l’humanité, au moins s’il s’agit de certains groupements naturels, en dehors desquels le parfait épanouissement de la vie normale serait impossible : tel est le cas de la cité ou nation. La conséquence immédiate est le devoir pour chacun de se comporter de manière que le groupe social soit maintenu en paix et en prospérité (3 Contra Gent., c. 129). Ceci requiert une autorité publique chargée de l’intérêt général et ayant droit à l’obéissance des sujets en tout ce qu’elle décrète pour le bien commun. C’est la loi humaine, expression de l’ordre proprement juridique.
Tous les théologiens attribuent à Dieu l’origine du pouvoir social, quel que soit par ailleurs son représentant légitime, tout comme la puissance paternelle vient du Père par excellence qui a institué la famille et l’autorité de son chef.
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Dieu, créant l’homme *être social,* l’a doté des éléments indispensables à cet état. La Révélation confirme cette vérité : « *Per me reges regnant et legum conditores justa decernunt* » (Prov., c. 8, v. 15).
Toutefois certains auteurs ne voient la source de l’obéissance obligatoire des sujets que dans l’ordre porté par un décret divin : « *Superiori præcipienti obediendum est* ». Il faut obéir au maître qui commande, en sorte que c’est bien le vouloir du chef qui confère *force de loi* au règlement de conduite qu’il a pu élaborer, par ailleurs, avec sagesse et justice. S. Thomas pense, au contraire, que le commandement émané de celui qui gouverne, crée une obligation dans la mesure même où les moyens imposés à la collaboration sociale deviennent, pour les sujets, *indispensables en fait* à la perfection morale auxquels ils sont astreints primitivement. La loi qui n’est que ce commandement exprimé en termes intelligibles, et promulgué, est essentiellement une proposition rationnelle qui ordonne l’exécution des moyens choisis en vue d’une fin immédiate (le bien commun) et en arrière-plan avec la fin ultime de l’humanité. Sans ce rapport suprême, il pourrait y avoir menaces ou violences, il n’y aurait plus obligation de conscience. Or percevoir un rapport de moyens en fonction d’un but, c’est acte de pensée tout aussi bien chez celui qui est soumis à la loi que chez celui qui l’établit et l’impose.
Une difficulté semble pourtant surgir : les moyens de réaliser le bien commun d’un groupe social déterminé ne s’imposent pas tous de façon absolue. Si la raison les découvre, la volonté *opère un choix* entre plusieurs solutions possibles. C’est donc bien ce choix qui détermine la valeur législative de telle disposition de préférence à telle autre. Or c’est là œuvre de volonté.
S. Thomas résout le problème quand il expose le mécanisme de l’acte prudentiel. Il est très exact de dire que dans l’élaboration des institutions légales, il y a un choix réalisé par le législateur entre plusieurs modes possibles d’assurer l’intérêt général.
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C’est là certes un acte volontaire mais il ne s’exerce qu’entre des moyens *naturellement* aptes à promouvoir le bien public. C’est donc entre plusieurs vues rationnelles que la volonté exerce sa préférence, puisque seule la raison perçoit le lien entre certains modes d’agir et le but poursuivi. La nature d’une chose n’est pas modifiée du fait qu’elle a été l’objet d’une préférence libre. Et puis cette préférence doit être judicieuse, et c’est encore la raison qui juge l’opportunité plus grande d’une disposition légale, parce que c’est là une adaptation aux conditions morales, économiques ou politiques d’un peuple déterminé. Juger un rapport, c’est le propre de l’intelligence. La philosophie thomiste rattache à la vertu de prudence l’élaboration des lois en la psychologie du législateur, avec, cette nuance toutefois que cette prudence est appelée politique parce qu’elle s’exerce en fonction d’un bien social. Or le processus prudentiel, après l’élection judicieuse du moyen le plus opportun, aboutit à une décision exécutive : l’*imperium.* Cette résolution finale est toujours attribuée à la raison, parce qu’elle comporte un dispositif d’exécution par rapport à la méthode d’agir adoptée de préférence. Il y a en effet, tout un ensemble de circonstances et de difficultés de réalisation, qui exigent une mise au point des moyens que l’on veut employer. *Elaborer ce dispositif d’exécution* n’est-il pas une adaptation, ce qui comporte la perception de certains rapports ?… « De ce que l’on veut une fin, écrit S. Thomas, la raison commande l’application des moyens » [^45]
[^45]: – 1a-2æ, *Sum. Theol.,* qu. 90, a. 1, ad 3.
En conclusion, l’intellect exerce son activité propre, pour le compte du vouloir en éveil d’une fin désirée ; mais les facultés demeurent spécifiquement ce qu’elles sont. Ainsi un outil, manié par un artisan, garde toute la spécificité de son opération et de son effet, encore qu’il doive sa mise en mouvement à celui-là qui le meut.
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Deux corollaires s’ajoutent à cette doctrine. Le premier, c’est que les psychologues qui séparent la volonté de l’intelligence, sont très embarrassés, dès qu’il s’agit de concilier la liberté avec les contraintes de la loi et du droit. La volonté, considérée comme une puissance autonome en dehors de la lumière rationnelle, devient une force qu’on ne voit plus comment maîtriser ni diriger vers la fin qui est propre à l’homme. Toute loi apparaît être une contrainte plus ou moins odieuse ; et l’on doit recourir à la suprématie de la volonté générale ou à la souveraineté de quelqu’autorité pour légitimer les restrictions à la liberté individuelle. Toute autre est la position du thomisme. La volonté est un pouvoir de se décider en conséquence d’un jugement de raison, affirme cette philosophie. Il ne peut pas être question d’indépendance absolue, parce que sans cesse l’intellect pratique saisit des nécessités objectives qui ne sont autres que les exigences de l’être, dans la nature, dans l’humanité, dans la société et en Dieu. La loi dicte à la raison pratique ses principes d’agir, et, par elle, il devient aisé de conformer son action aux conditions de la vie.
Le second corollaire est une condamnation de la tyrannie. Esmein, dans son droit constitutionnel [^46], ne comprend le pouvoir législatif que fondé sur la prédominance d’une majorité omnipotente. C’est l’apothéose de la domination sans limites d’une volonté souveraine, parce que souveraine. Pour S. Thomas, le régime de gouvernement est facultatif : il peut être monarchie, aristocratie, démocratie [^47]. Ce qui importe, c’est que les institutions légales soient établies en fonction de l’intérêt général et selon les directives de la raison droite « *secundum rationem rectam* ». Pour être bonne, une règle de conduite doit indiquer un moyen exact de réaliser la vraie fin de la société humaine. La vérité, en ce cas, n’est possible que si la raison du législateur est restée, en toutes ses opérations, conforme à ses principes fondamentaux. Ceux-ci sont précisément fournis par la justice naturelle ou la moralité humaine.
[^46]: – ESMEIN. *Principes de droit constitutionnel,* Paris, Sirey.
[^47]: – 1a-2æ, qu. 105, a. 1.
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Toute volonté qui s’émancipe de cette tutelle rationnelle, serait-elle souveraine, n’aboutit qu’à l’iniquité ; la loi qui émanerait d’une telle source perdrait toute sa valeur obligatoire.
Cette préoccupation de donner à la législation un fondement pris dans les exigences de la vie humaine, a inspiré beaucoup de juristes contemporains, notamment Léon Duguit et V. Hauriou. Ces auteurs ont ceci de commun qu’ils veulent substituer au droit subjectif créé par quelque volonté souveraine, un droit objectif résultant des conditions mêmes de l’existence. Malheureusement les préjugés positivistes de quelques-uns les ont conduits à réduire ce droit objectif aux seules nécessités sociales, telles qu’elles se rencontrent en un peuple quelconque. Dès lors, l’interprétation pratique de ces nécessités est laissée à l’arbitraire du législateur ; et puis dans l’ensemble d’une législation, peut-on vraiment abstraire de la personne humaine, de sa destinée, de sa dignité inaliénable ? Les codes tiennent compte de ces réalités, même pour préciser les droits et les devoirs de justice envers le prochain.
Enfin, la contrainte collective serait un fait qui s’imposerait aux membres d’un groupe comme la force de synthèse chimique régit les atomes associés en molécules. Ce qui est la suppression de l’obligation de conscience. Cette prétention d’assimiler le monde social au monde physique se heurte à la contradiction. La volonté libre de l’homme, même vivant en société, est un fait que proclame toute expérience impartiale. Après avoir voulu ramener les lois humaines aux lois nécessitantes du monde physique, Léon Duguit distingue deux sortes de lois : des *lois de cause* qui ne sont que les résumés des phénomènes de la vie en commun : telle est par exemple la loi de l’offre et de la demande en économie politique ; et ensuite des *lois de but* qui font appel à la collaboration voulue des citoyens au nom de la solidarité. A tout le moins en regard de ces lois constructives de l’ordre social, la définition donnée par S. Thomas trouverait son application.
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### III. Fondement immédiat du droit naturel : la loi dans l’univers. Positivisme et thomisme.
La loi est la conception idéale de l’ordre : elle est ainsi le modèle et l’expression du droit. Elle déborde, en sa compréhension, la vie humaine : partout où l’ordre existe, on peut le concevoir idéalement et formuler son principe. Aussi de tout temps a-t-on parlé de lois cosmiques, mathématiques, voire biologiques. Elles expriment les rapports constants et généraux qui relient entre eux les phénomènes naturels. Quelle est leur valeur réelle ? Le monde qui nous entoure est-il vraiment soumis à ces lois, en sorte que les êtres divers qui le composent, *doivent* y conformer leurs évolutions ? C’est le sens de la loi normative, celle qui est à la base de la conception du droit naturel. La question est d’importance, car l’homme est partie de l’univers : sa loi naturelle avec le droit qui lui est corrélatif, sera comprise selon les conceptions philosophiques qu’on se fait de l’univers et de l’ordre qu’on y constate. « La loi, nous dit S. Thomas, est une règle ou une mesure d’action selon laquelle un agent procède à l’acte ou s’en abstient » (1a-2æ, qu. 90, a. 1). Ceci suppose évidemment qu’il y a des êtres doués de propriétés déterminées qui mesurent le cycle de leurs évolutions, des « natures ». Peut-on vraiment être assuré de la vérité d’une telle proposition ? Et spécialement quand il s’agit de l’humanité, peut-on parler d’une loi naturelle, conséquente à la *nature humaine,* à sa finalité propre et à son mode spécifique d’action ? Le Positivisme se refuse à toute métaphysique ; il entend demeurer sur le terrain des faits, c’est-à-dire des phénomènes observés sans s’embarrasser dans la recherche d’une nature des choses, insaisissable sinon inexistante. Le droit est purement et simplement le fruit d’une évolution de coutumes, écloses parmi les hommes vivant en société, sous la pression des nécessités de fait en lesquelles ils se sont trouvés.
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La preuve en est que les *institutions* qui sont l’unique manifestation du droit ne sont pas partout identiques. Elles ont varié dans le temps et selon les peuples. Le droit est une abstraction ; il ne comporte rien d’immuable : il a évolué, il est en un perpétuel devenir aussi changeant que l’homme l’est lui-même. Tout est affaire de conventions et cela est juste qui est conforme aux lois actuellement existantes. Les lois humaines sont de simples phénomènes sociaux exprimant la contrainte collective exercée sur les individus par le groupe en lequel ils sont compris. Dès lors, quand Léon Duguit parle d’une renaissance du droit naturel, il n’entend celui-ci que dans le sens d’un droit objectif, qui s’oppose certes au droit subjectif qui serait imposé par quelque volonté privilégiée, mais qui demeure purement relatif, changeant, fonction des nécessités exclusivement sociales.
On peut évidemment objecter que si l’interprétation des exigences de la vie sociale est abandonnée au seul arbitraire de celui qui en a la charge, celui-ci devient un dictateur, tout aussi bien que si sa volonté était déclarée souveraine. Si au contraire, il y a des principes supérieurs qui s’imposent à la *saine interprétation* du droit objectif, il s’agit de dégager ces principes [^48].
[^48]: – Il faut toujours noter que L. Duguit ne voit qu’un Droit Naturel relatif à la Société. Rousseau, au contraire, ne comprenait, en son droit naturel, que les « droits de l’homme et du citoyen » en opposition avec l’omnipotence de l’État. S. Thomas, après Aristote, voit la « nature humaine » sous son double aspect individuel et social. Le Droit Naturel doit se comprendre aussi sous ces deux aspects et ses rapports avec le droit positif demeurent identiques (3 Contra gent, c. 129).
C’est pourquoi certains juristes philosophes affirment que les formes changeantes du droit laissent pourtant apercevoir des traits communs qui sont comme les lignes maîtresses d’un plan que réalisent des constructions semblables, bien que diverses en leurs détails. Sous les divergences de races, de civilisations, ne retrouve-t-on pas un *type* doué de certaines façons d’agir et de réagir, suffisamment identiques pour qu’on ait pu le désigner sous ce nom : homme ?
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Ces mêmes penseurs admettent logiquement que les législations qui règlent la vie des divers peuples, présentent elles aussi, malgré leur diversité, des caractères identiques, révélant ainsi les tendances foncières, les besoins immuables de la *nature humaine,* considérée comme telle. Et de même que les sciences constatent entre les phénomènes naturels, des rapports assez constants pour formuler des lois physiques, de même on reconnaît, entre les hommes, des droits et des devoirs assez semblables en tous temps et en tous lieux pour permettre de conclure à l’existence d’un droit fondé sur la « nature humaine ». C’est le *droit naturel,* par opposition au *droit positif* qui comprend l’ensemble des institutions législatives adaptées aux nécessités de fait par les chefs chargés de l’ordre social. Son existence, pour S. Thomas, ne peut pas être mise en doute ; il n’est, à tout prendre, qu’un aspect de l’ordre universel ; son effort porte donc exclusivement à le définir pour saisir ses rapports avec les législations humaines.
Le Positivisme nie, par principe, l’essence des choses : ou, tout au moins, il entend l’ignorer. Il convient donc de discuter les postulats d’une telle méthode qui est, quoi qu’on en pense, fonction d’une *philosophie.* La science expérimentale se limite à l’observation des phénomènes sans préjuger du fond de la réalité. Son rôle est de noter, classer les faits, puis de découvrir les conditions de leur apparition et de leur disparition, enfin d’établir des hypothèses en vue d’organiser des « ensembles » devant la pensée. Les hypothèses visent des groupes précis de phénomènes, dénoncés par l’expérience : elles ne sont que provisoires, leur valeur est d’être actuellement les meilleures et les plus commodes. Telles sont, par exemple, la théorie astronomique de Galilée, la théorie de Newton et celle de la conservation de l’énergie. Essayer de se dégager du sensible pour prendre une vue générale des choses ; quitter les faits d’expérience pour les rendre intelligibles dans leur ensemble et, pour ce faire, juger du point de vue de la raison, c’est du domaine de la philosophie. Le philosophe n’observe pas directement ses conclusions : il les établit comme points de départ obligés des réalités constatées par la science.
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Le savant pourra donc se contenter d’appeler *lois* des façons de résumer après coup la succession des phénomènes, des schémas en lesquels il les renferme sans juger pour autant de leur valeur. Il se tient dans la simple constatation de fait : telle réalité, en telles circonstances données, se comporte de telle manière. Mais peut-on dire qu’elle *doive* se comporter ainsi. Affirmer cela, c’est admettre, dans la nature, des plans organiques préfixés d’avance, suivant lesquels les phénomènes se déroulent. Les *lois* prennent alors le sens de *règles normatives* en lesquelles les phénomènes sont nécessités à se ranger [^49]. Admettre cela, c’est dire que, dans son fonds, la réalité est sujette à la fixité et au déterminisme. S’y refuser, c’est se rallier à cette explication qui fait de cet univers un écoulement continu, un devenir perpétuel et foncier en lequel l’intelligence seule introduit quelque fixité, dans un but utilitaire. Mais c’est là dépasser l’expérience et ses résultats immédiats : c’est un essai d’explication métaphysique.
[^49]: – Voir SERTILLANGES. *La Philosophie Morale de S. Thomas d’Aquin* (Paris, Alcan).
Dès lors, à une telle philosophie, il est légitime d’en opposer une autre : elle sera même préférable si elle est plus conforme aux dictées du sens commun qu’il n’est pas possible de récuser, dans la vie réelle. Or dans les faits, le déterminisme objectif des lois naturelles s’impose avec une évidence inébranlable. Tout ce qui nous entoure : minéraux, plantes, animaux, forces cosmiques, etc., reproduisent, dans les lignes générales de leur activité, des cycles invariables. La science elle-même qui, dans le rayon limité de ses méthodes propres, fait abstraction des systèmes philosophiques, doit supposer pratiquement l’existence de plans d’évolutions, sensiblement uniformes, suivant lesquels les faits se déroulent. Comment pourrait-elle formuler *des lois,* si elle n’était assurée que les phénomènes doivent se comporter d’une façon identique, au moins pendant une période déterminée ? Enfin si cette science a quelque valeur, c’est dans la stricte mesure où elle représente le monde extérieur et, fût-elle exclusivement utilitaire, il reste que pour nous permettre quelques *applications* techniques, et surtout pour être confirmée par l’expérience, elle doit être de quelque façon adaptée aux réalités.
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Si les programmes d’action existent réellement hors de nous, il est difficile de rendre ce fait intelligible sans admettre une certaine distinction des êtres d’après des types, des *modèles* fixes que les choses éphémères reproduisent, de quelque manière, invariablement. C’est là le problème qui passionna jadis les esprits estudiantins du Moyen-Age sous le nom de : question des Universaux. – Il faut bien se dire, en effet, que ce qui agit toujours ou le plus souvent d’une manière assez identique pour être prévue, doit y être déterminé [^50]. Il n’y a pas d’autre raison suffisante de l’*ordre* constaté dans la nature que la constitution intime de chaque être. Dès lors que les êtres ont leur champ de développement distinct, il faut bien qu’ils soient déterminés par quelqu’a *priori* ontologique, ce que Cl. Bernard appelait l’*idée directrice.* Les combinaisons secondaires se fondent sur des éléments ; ceux-ci seraient-ils des atonies ou des ions, ils ne peuvent exercer leurs activités que d’après ce qu’ils sont. « *Operari sequitur esse* ». C’est donc la constitution essentielle des choses qui fixe leurs relations avec le reste de l’Univers. Pourquoi, par exemple, le pain a-t-il aujourd’hui comme hier ses effets spécifiques qui ne sont *certainement* pas ceux de l’arsenic ? Pourquoi l’hydrogène et l’oxygène tendent-ils à se combiner toujours en des proportions identiques ? C’est qu’ils y sont déterminés.
[^50]: – *De Cælo et Mundo*, 2 lib., c. 9 ; 3 lib., c. 6 ; de Meteor., 1 lib., lect. 1
S. Thomas admet donc que le monde est composé d’êtres distincts reproduisant des *essences* déterminées qui, ayant chacune un mode spécifique d’agir, se retrouvent les mêmes en toutes leurs réalisations. Sans mettre en question le mécanisme profond qui permet aux êtres de passer à l’action, il est évident pour tout le monde que tous les corps connus ont leurs opérations propres : « *Unumquodque agit secundum quod actu est* » [^51].
[^51]: – 3 Contra gentiles, can. 97.
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Cet axiome aristotélicien est constamment supposé dans les énoncés scientifiques. S’il en était autrement, le chimiste ne pourrait pas parler des propriétés *du* carbone ou *du* soufre, en généralisant les observations faites sur telle ou telle portion de ces corps. Le naturaliste ne pourrait plus fixer les lois du développement des espèces végétales ou animales. La vie elle-même deviendrait impossible, si nous n’étions pas assurés des résultats de nos expériences faites.
L’observation fait voir encore que les opérations naturelles des êtres et par conséquent les puissances d’action qui leur permettent de les produire, sont orientées vers des *fins* qui sont immédiatement la pleine réalisation de leur propre nature et ultérieurement l’ordre d’ensemble de l’Univers [^52]. « *Les actions sont spécifiquement diverses selon les causes diverses d’où elles proviennent. Or une action ne peut avoir pour terme que quelque chose de constitué par elle, par exemple, l’art de construire a pour terme la maison. D’autres fois, au contraire, il n’en va pas ainsi, par exemple dans l’acte de penser ou de sentir. Si l’action a pour terme un effet qui lui est extrinsèque, l’effort de l’agent tend à cet effet ; sinon cet effort tend à l’acte lui-même. Il est donc nécessaire que tout agent poursuive une fin en agissant, que cette fin soit l’action ou quelque chose qui en résulte* ». (3 *Contra Gentes*, cap. 2) [^53].
[^52]: – 3 Contra gentiles, cap. 3 ; 4 *Sent.*, d. 33, qu. 1, art. 1 ; 12 Metaphys., lect. 12.
[^53]: – De veritate, qu. 22, a. 1 Corp. ; Sum. Theol., 1a, qu. 44, a. 4 ; 2 Physic, lect. 12 et 35.
Cette fin semble coïncider, toujours ou le plus souvent, avec le bien du sujet : « Les plantes ont des feuilles disposées de telle façon que la vie circule et que les fruits soient produits ; les animaux ont leurs membres organisés de telle sorte qu’ils puissent assurer leur subsistance. Si cela n’était pas la conséquence d’une détermination naturelle de l’agent, ce serait effet du hasard.
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Cette solution est inadmissible ; ce qui arrive par hasard ne se réalise pas toujours ni le plus souvent, mais rarement. L’agent naturel est donc déterminé à agir pour obtenir son bien, et cela est tout à fait évident chez ceux qui sont doués de connaissance. » (3 *Contra Gentes*, cap. 3).
On voit enfin que tous les êtres de l’Univers, en agissant de concert, aboutissent à réaliser un ordre d’ensemble, une *harmonie* qui ne peut être que le résultat d’une certaine hiérarchie entre leurs pouvoirs, réglant leurs actions réciproques. Lisons encore un texte de S. Thomas : « Toutes choses sont ordonnées d’une certaine façon, mais toutes ne le sont pas de la même manière… Pourtant elles ne sont pas sans avoir entre elles de certains rapports : il y a entre toutes certains rapports, donc un certain *ordre.* Les plantes, par exemple, sont faites pour les animaux et ceux-ci pour les hommes. Il paraît donc qu’elles sont ordonnées entre elles parce que toutes sont ordonnées à une fin unique » (12 Metaphys. lect. 12).
Cette fin commune, pour notre Maître, c’est d’abord l’ordre universel comme but intrinsèque à la création, puis c’est l’expression de la perfection du Créateur comme but extrinsèque. Quoi qu’il en soit des idées spéciales, il est certain qu’entre agents de la nature et dans les rapports qui les unissent, il y a un ordre assez constant pour que l’on formule quelques-uns de ses principes en *lois* scientifiques. Une unité est voulue à travers la multiplicité des réactions puisque, dans l’ensemble, le monde poursuit ses évolutions régulières.
Tel est, dans la philosophie thomiste, le fondement objectif du droit de nature et de la loi naturelle qui l’exprime. Cette loi est un programme d’action, une règle d’agir résultant de la constitution intime des choses, immédiatement ordonnée à la perfection essentielle de l’agent, et ultérieurement au bien d’ensemble du monde créé. Rapports des natures aux fins qui leur sont proportionnées, rapports des actes avec ces fins comme moyens de les réaliser, rapports hiérarchiques entre les diverses natures et leurs activités en vue de l’harmonie mondiale, tels sont les éléments que la loi exprime.
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C’est ce que Montesquieu a illustré d’une formule célèbre : « Les lois, dans leur signification la plus étendue, sont les rapports nécessaires qui résultent de la nature des choses » [^54].
[^54]: – MONTESQUIEU, *Esprit des lois,* I, 1.
S. Thomas établit, en sa théodicée, la nécessité de rattacher le monde et l’ordre qui y règne à Dieu, l’Être Absolu. C’est donc en Lui qu’il cherche la constitution primitive de la loi. C’est Lui seul, en effet, qui est capable d’imposer aux êtres finis, avec leur essence même, le déterminisme de leurs activités. C’est Lui seul qui a pu concevoir, en sa sagesse infinie, le plan d’ensemble que les créatures exécutent en évoluant, et il a attribué à chacune d’elles sa place, son rôle et sa courbe d’évolution propre. En se reportant à l’étude de la *Loi Éternelle,* on peut voir que l’acte créateur, en faisant passer ce monde à l’existence, ne le bouleverse pas dans ses rapports essentiels. Dieu conforme son action libre à l’ordre établi en sa sagesse et c’est le droit naturel.
« La nécessité naturelle, inhérente aux choses déterminées à un terme, est imprimée par Dieu qui dirige tout vers une fin : de même, la nécessité selon laquelle une flèche tend vers le but auquel elle est envoyée, lui est imposée par l’archer et non par elle-même. Mais la différence est en ceci que ce que les créatures reçoivent de Dieu, c’est leur propre nature, tandis que la direction imprimée par l’homme aux choses, relève de la violence. Aussi, de même que la nécessité violente du mouvement de la flèche prouve la direction imprimée par l’archer, de même la nécessité naturelle des choses prouve le gouvernement de la Divine Providence » (Ia P., qu. 103, a. 1, sol. 3).
Ce déterminisme physique n’exclut pas la part de relativisme que les savants contemporains accusent, avec complaisance, dans l’application des *lois* scientifiques. De ce qu’une machine soit construite pour fabriquer tels produits manufacturés, il ne s’ensuit pas qu’elle y réussira *toujours*.
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La matière première peut être défectueuse, l’ouvrier incapable, la force motrice insuffisante, sans compter les nombreuses causes accidentelles qui mettent souvent obstacle au résultat escompté. De même, les êtres de nature ne sont pas isolés, ils sont pris dans un ensemble, et il est inévitable qu’ils subissent, de ce fait, l’influence des forces étrangères à leur propre : activité (3 *Contra Gentes*, cap. 30). Aussi doit-on noter que « certains phénomènes se produisent nécessairement et toujours, que d’autres, au contraire, se voient souvent empêchés ou modifiés ».
Ne serait-ce pas là un élément d’explication de la *contingence* des lois de la nature que H. Poincaré, Boutroux et Duhem ont si fortement mise en lumière ? Pour connaître de façon définitive les formules qui résumeraient le mécanisme ontologique des choses naturelles, il faudrait d’abord saisir leurs *essences.* Celui-là, en effet, sait adéquatement la manœuvre d’une machine qui l’a inventée lui-même, ou bien en a détaillé toute la construction. Or le fond de la réalité nous échappe ; nous ne saisissons les êtres qui nous entourent que par les manifestations de leurs activités. De là nous concluons leurs propriétés et nous essayons de deviner leurs essences. Un procédé aussi compliqué prête évidemment à de nombreuses erreurs. Les êtres matériels sont engagés dans l’inextricable conflit des forces mondiales : ils sont à la fois agents et patients. Il n’est pas toujours facile de débrouiller les interférences des causes pour attribuer à celle-ci ou celle-là telle série de phénomènes observés. Aussi les hypothèses scientifiques sont-elles provisoires et souvent soumises à révision.
Il ne s’ensuit pas, toutefois, que cette relativité de notre *science* doive s’étendre à l’ordre naturel lui-même, tel qu’il existe autour de nous. La loi expérimentale est conditionnelle en ce sens que son application à telles ou telles réalités peut être suspendue ou gênée par l’exercice de quelque force, supérieure sous un certain rapport ; mais en elle-même dans les natures sur lesquelles elle se fonde, elle reste parfaitement déterminée. Les influences étrangères peuvent contrecarrer les inclinations naturelles des êtres et produire des anomalies ; mais ces interférences laissent intacts les principes d’action, de soi nécessitants, qui inclinent les causes naturelles à agir dans un sens indiqué et uniforme.
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Bien plus, ces interactions sont réglées d’après un ordre transcendantal : la loi éternelle. Chaque chose a sa place dans sa hiérarchie universelle, et il est très normal que celle-là soit plus puissante qui présente quelque supériorité. Il est normal que les êtres sujets aux défaillances, se voient frustrés de leurs opérations ; mais ces accidents, eux-mêmes, concourent à l’ordre du monde, étant permis par Dieu pour la réalisation d’un plan plus général. Ainsi est-il contraire à la nature particulière de l’agneau d’être détruit alors qu’il tette encore sa mère ; mais il est conforme à l’ordre général qu’il soit mangé par un homme ou par un loup. L’erreur est d’entendre le droit naturel dans un sens restreint, en le limitant à quelque réalité particulière, au lieu de le concevoir dans son rapport avec le Tout Universel. « De même que dans la famille, l’ordre s’impose par les préceptes du père qui sont, pour chacun des membres, les principes d’exécution en ce qui se rapporte à la bonne tenue de la maison, de même dans l’univers, la nature de chaque être est le principe d’exécution du rôle qui lui revient dans la réalisation de l’Ordre Universel » (12 Metaph., lect. 12, n° 2634).
### IV. La loi éternelle.
La loi éternelle comprend les directives générales, les principes universels selon lesquels Dieu gouverne le monde avec tous les êtres qui le composent. C’est le fondement de la justice en Dieu. Être juste signifie rendre à chacun ce qui lui est dû, ce qui est nécessairement requis [^55]. Comment Dieu peut-il être juste, puisqu’il n’y a aucune nécessité à la création ? Dieu ne doit rien à personne. Sans doute, mais on peut reconnaître dans le Créateur une nécessité conditionnelle, à raison de sa propre perfection.
[^55]: – 1a P., qu. 21 art. 1 et 4 ; 2 Contra Gentiles, cap. 28 et 29 ; De veritate, qu. 23, a. 6.
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Supposé que Dieu veuille créer le monde tel que nous le connaissons, il respecte, en ce faisant, les directives qu’il conçoit lui-même. Selon l’ordre ainsi préétabli, chacune des créatures se voit attribuer sa place, son rôle et sa courbe d’activité propre. L’acte créateur fait passer ce monde à l’existence mais ne le bouleverse en aucune manière. Le respect de Dieu pour l’ordre essentiel des choses est si absolu qu’en se tenant aux seules observations scientifiques on peut faire abstraction de l’action transcendantale divine.
La question se pose alors de savoir si cet ordre essentiel des choses, avec la loi éternelle qui l’exprime, est œuvre de l’intelligence ou de la volonté en Dieu ? Il s’agit, en effet, d’un ordre qui règle les rapports des êtres de la création universelle. Qui dit création, dit œuvre libre, donc attribuable à la volonté. Dès lors, si l’on considère dans l’*Acte Créateur* les principes d’évolution de tous les êtres, on peut se demander si c’est là œuvre de sagesse divine ou, au contraire, décret arbitraire de la volonté suprême. La réponse est d’importance : car la loi éternelle est le prototype de toute autre législation.
Pour saisir la clarté de la conclusion, il est indispensable de rappeler quelques thèses fondamentales de la doctrine de S. Thomas.
Dieu est acte pur, absolument simple ; il est éternellement et prend une éternelle connaissance de tout ce qu’il est, et il aime éternellement sa perfection. Cet être, cette connaissance, cet amour ne sont qu’un seul et même acte infini. Dans sa virtualité suréminente, il comprend tout ce que pourraient comprendre en nous les actes les plus divers qui constituent notre activité et vitale et connaissante et volontaire. C’est en ce sens que nous attribuons tels effets à l’action divine, en tant qu’elle équivaut à la raison, et tels autres en tant qu’elle équivaut au vouloir. Nous trouvons une analogie dans l’âme humaine, principe unique et indivisible de toute la vie de l’homme : par la diversité de ses fonctions, elle étend son influence aux actes matériels et aux actes proprement intellectuels.
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Elle intervient dans la nutrition et la génération comme dans la pensée, mais à des titres divers : et ainsi on peut lui attribuer tels effets, en tant qu’elle équivaut au principe végétatif des plantes ; tels autres, en tant qu’elle équivaut à l’âme sensible des bêtes ; tels autres enfin, en tant qu’elle est spécifiquement rationnelle. Ainsi en Dieu, malgré une simplicité absolue en réalité, notre raison peut distinguer des virtualités diverses.
Nous pouvons, à juste titre, rendre raison de tel effet donné de l’acte créateur, en considérant en celui-ci tel aspect plutôt que tel autre. Ainsi affirmons-nous que la réalisation dans l’ordre de l’existence peut être immédiatement référée à Dieu sous l’aspect de sa volonté libre ; mais l’organisation essentielle des choses, leur constitution intime et leurs rapports réciproques sont plutôt attribués à Dieu, sous l’aspect de sa sagesse souveraine. C’est la doctrine thomiste : il faut la justifier.
S. Thomas estime que les idées divines ne sont pas réellement distinctes les unes des autres. En nous, les concepts sont des accidents : notre pensée est en devenir continuel. En Dieu, c’est là chose impossible : l’acte pur ne peut rien acquérir et il ne peut pas changer. Comment donc peut-on comprendre que Dieu ait des idées ? Dans l’acte infini et simple qui constitue son intellection, il connaît sa propre essence ; il la connaît parfaitement, c’est-à-dire avec tout ce à quoi sa puissance peut s’étendre [^56]. C’est dans l’intuition même de son être qu’il découvre les modèles des choses susceptibles d’être créées. Ses « idées » ne sont réellement que des aspects particuliers de l’essence divine diversement imitable et conçue comme telle [^57] : c’est ce qu’on appelle la science des possibles en Dieu. Comme l’être divin est d’une perfection infinie, il ne peut être imité totalement par aucune créature : d’où multitude et degrés divers des êtres créés [^58].
[^56]: – 1a P. qu. 14, a. 5.
[^57]: – 1a P. qu. 15, a. 2.
[^58]: – Contra Gentiles, cap. 45 ; cap. 97.
Par la science des possibles, Dieu peut être comparé à l’ingénieur qui a conçu le mécanisme de quelques machines nouvelles. Les construira-t-il réellement ? Cela dépend évidemment de sa volonté libre.
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Ainsi Dieu choisit, parmi tous les mondes possibles, celui qu’il crée en fait. Mais ici apparaît une conséquence logique. La machine une fois construite doit tourner selon le sens du mécanisme *tel qu’il a été conçu* dans la pensée de l’ingénieur. La règle du mouvement ne dépend plus de la volonté du constructeur, mais bien de la construction intime des pièces et de leurs rapports mutuels ; ce qui est immédiatement à référer à la raison. Ainsi en va-t-il de l’acte créateur. Parmi les possibles, Dieu décide librement d’en créer quelques-uns. Mais sa volonté agit nécessairement en conformité avec sa sagesse éternelle. « En Dieu, intelligence et volonté ne diffèrent pas réellement, en sorte que du fait que la volonté reçoit une direction de la pensée et se trouve déterminée à quelque chose, elle n’est pas déterminée par une chose *autre* ; elle se meut selon sa nature, parce qu’il lui est naturel d’agir selon la sagesse. » (De Veritate, qu. 23, a. 6, corp., et sol. 5).
L’imperfection de notre pensée nous oblige à envisager séparément des aspects divers d’une réalité indivisible. Ceci admis, il est exact de déclarer que Dieu conforme son action libre à l’ordre de sa sagesse. Dans la constitution primordiale des êtres créés, les modèles-types s’appellent les idées divines ; dans le gouvernement des choses, les directives suprêmes constituent la loi éternelle. Cet ordre de sagesse est celui-là même qui, réalisé dans l’univers, s’impose par la loi naturelle.
« La volonté n’a pas le caractère de règle primitive, elle n’a de valeur normative que dans la mesure où elle est réglée, elle-même, par la raison et l’intelligence, non seulement en nous, mais en Dieu. Et donc, ce dont la valeur de justice dépend avant tout, c’est la sagesse de l’intelligence divine qui constitue toutes choses dans les proportions requises et en elles-mêmes par rapport à leurs causes [^59]. C’est dans cette proportion que se constitue la valeur de justice créée. Dire que la justice dépend de la seule volonté, c’est dire que la divine volonté n’agit pas avec sagesse, ce qui est un blasphème. » (De Veritate, qu. 23, a. 6).
[^59]: – 2 Contra Gentiles, ch. 28 et 29.
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Si l’on s’en tient à la doctrine d’ensemble de S. Thomas, il faut dire que la loi éternelle connote le décret créateur, mais n’est pas constituée par lui ; c’est pourquoi elle suppose l’acte de volonté divine, mais n’en dépend pas. Elle-même est souveraine sagesse et souveraine raison. Cette vérité s’illustre de la manière suivante, d’après la Ia Pars, qu. 15, a. 3. Les idées divines peuvent être envisagées à deux points de vue comme *prototypes,* et comme *exemplaires* des créatures. Comme prototypes, elles représentent les « possibles » à la connaissance divine : elles appartiennent à la science spéculative. Comme exemplaires, elles se rapportent aux êtres qui sont posés dans l’existence : elles appartiennent à la science pratique. Elles connotent alors le décret libre de la création, mais n’en dépendent pas ; elles-mêmes tiennent toute leur valeur de l’essence divine dont elles sont des aspects objectifs. Précisément, la loi éternelle est le prototype et l’exemplaire du gouvernement divin. Toutefois, comme la loi est règle d’action, elle n’existe vraiment que par rapport aux êtres existants : « *actiones sunt suppositorum* ». Seules les créatures constituées dans l’existence agissent, et l’action divine dans l’ordre créé ne s’exerce effectivement que sur des êtres réels. Les possibles sont ce qu’ils sont : Dieu ne conçoit un *ordre de justice* les concernant qu’en fonction d’êtres qui participeront [de] ces essences idéales et alors exerceront leurs activités. La loi éternelle relève donc de la science pratique de Dieu.
Réellement la loi éternelle est une des nombreuses manifestations de la sagesse du Père : « car toutes les richesses de la science du Père, soit essentielles, soit personnelles, soit même des œuvres de Dieu, sont exprimées dans le Verbe » (1a-2æ qu. 91, a. 1). Ce qui revient à dire que cette loi suprême, c’est Dieu lui-même : « car tout ce qui appartient à la nature ou à l’essence divine, loin d’être subordonné à la loi éternelle, s’identifie avec elle dans la réalité ». Toutefois elle est spécialement le Verbe qui « n’est pas soumis à la loi éternelle ; mais Il est plutôt la loi éternelle même par une certaine appropriation ».
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Comme on le voit, la synthèse d’ensemble du Docteur angélique est inattaquable. Quelques auteurs, pourtant, l’interprètent mal : c’est qu’ils prétendent expliquer tel ou tel problème particulier en fonction de la théorie volontariste, érigée en dogme intangible. Scot avait contredit l’enseignement du Docteur angélique en prenant comme principe fondamental qu’en Dieu, la constitution des essences possibles était œuvre de volonté et non d’intelligence. A son avis, Dieu construit librement les natures elles-mêmes des êtres, parce qu’en Lui les idées sont formellement distinctes de son essence ; elles sont des produits libres de sa pensée. L’intelligibilité suréminente de l’essence divine ferait concevoir à l’Intellect infini l’intelligibilité de tout être possible [^60]. Ces conceptions divines ne sont pas conditionnées par les créatures qui n’existent pas encore ; elles sont librement voulues et créent les possibles.
[^60]: – In 4 *Sent.* l. 1, d. 35.
La difficulté est précisément d’expliquer quel genre d’être convient à ces concepts, si par ailleurs on veut maintenir l’absolue simplicité de Dieu, sans devenir réel d’aucune sorte. Scot nous parle d’un *esse intelligibile,* sans préciser s’il entend par là une entité d’un ordre spécial. Par certaines expressions comme celles-ci « *esse diminutum* », « *esse secundum quid* », il semble bien imaginer un intermédiaire entre l’être réel et l’être de raison. Ce dernier n’est, en effet, qu’un aspect d’une réalité une, conçu séparément par l’intelligence [^61]. Cajetan raille fort justement ces êtres imaginaires et démontre leur impossibilité métaphysique [^62]. Dans le dictionnaire de Théologie Catholique [^63], M. Vacant écrit à ce sujet : « La raillerie (de Cajetan) n’a pas d’objet. Replacées dans leur contexte, les expressions incriminées ne signifient pas autre chose qu’un être intelligible, un pur concept ». La difficulté ne semble pas résolue pour autant ; car c’est bien la nature de ces concepts qui est en question.
[^61]: – In 4 *Sent.* dist. 36, n° 10.
[^62]: – *Summa Theol. in Iam, Partem*. qu. 15, a. 1.
[^63]: – *Dictionnaire de Théologie Catholique.* art. Scot. p. 1879, 1re colonne.
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En nous, ils sont des accidents réels qui introduisent un devenir, une multiplicité dans notre pensée : ce qui n’est pas possible en Dieu. Si ces concepts sont de purs êtres de raison, ils ne sont plus alors que des aspects de l’essence divine, conçus par l’intelligence incréée, sans intervention volontaire ; ils ne sont plus des produits libres de l’esprit. C’est bien pour sortir du dilemme que Scot parle de l’*esse diminutum,* et la critique de Cajetan est concluante, à moins d’admettre que Scot ait parlé pour ne rien dire.
Malheureusement, ce primat de la volonté sur la sagesse en Dieu, tout illogique qu’il soit dans son point de départ, entraîne des conséquences graves. Si l’ordre essentiel des êtres est œuvre volontaire en celui qui crée le monde, la loi éternelle n’a plus d’autre valeur que celle d’un décret arbitraire. On ne peut plus attribuer aux directives de la morale naturelle, fondement de toute justice, que la valeur d’une loi imposée librement. Cela est mal qui est défendu, et cela est bien qui est permis, et précisément parce que c’est défendu ou permis. Scot admet que les préceptes du décalogue pourraient être contraires à ceux que nous possédons, sans toutefois que notre nature humaine soit changée. S’il fait une exception pour nos rapports avec Dieu, c’est au prix d’un illogisme où l’accule l’impossibilité pratique des conséquences de son système.
En fonction des théories volontaristes, l’obligation morale prend un aspect tout spécial. Son fondement unique est la *soumission aux supérieurs,* vis-à-vis de Dieu, parce qu’Il impose sa loi comme bon lui semble, vis-à-vis des chefs légitimes dans la société humaine, parce que Dieu veut que nous leur obéissions. Suarez dit bien que les législations doivent être justes et rationnelles ; mais ce qui leur donne leur valeur, c’est la volonté de celui qui porte la loi. Les abus de pouvoir ne sont écartés que par une restriction, à savoir que la volonté divine étant première, les volontés subalternes ne s’imposent plus si elles lui sont contraires. A y réfléchir de près, comment ce principe : *Il faut obéir au supérieur qui commande,* peut-il être le tout premier ?
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C’est qu’on admet implicitement qu’il se fonde sur les exigences d’un ordre de choses, s’imposant objectivement. Pour devoir obéir à Dieu, il faut que l’on reconnaisse par la raison qu’il *doit* en être ainsi, à cause des exigences de l’être dans la créature et dans le Créateur. C’est, par le fait même, supposer un ordre de justice, antérieur en nature à l’ordre volontaire et fournissant à ce dernier une base rationnelle. La toute première obligation résulte de ce fait que l’homme perçoit avec évidence la nécessité de la soumission à Dieu, s’il veut réaliser sa destinée normale, conforme à sa nature.
L’obligation morale se fonde, en dernière analyse, sur la nécessité des moyens comprise en fonction d’une fin nécessairement voulue.
Il faut éviter soigneusement une confusion. Il est exact de dire qu’un précepte personnel, particulier, comportant pour telle personne l’attribution de tel rôle ou de telle situation spéciale, avec ses obligations propres, prend toute sa valeur de *nécessité morale* du commandement même de celui auquel on doit obéissance. C’est que ce précepte se réfère immédiatement à l’exécution concrète et celle-ci relève de l’*ordre de l’existence.* Tout autre est cependant la loi : elle règle idéalement les rapports généraux de quelque catégorie spécifique d’agents ou d’êtres. Elle relève immédiatement de l’*ordre de l’essence* et c’est là le domaine de la sagesse en Dieu, de la raison en l’homme. S. Thomas connaissait le droit objectif, le distinguant nettement du droit subjectif qui serait l’œuvre d’une volonté jouissant par privilège du pouvoir de s’imposer. Il n’était pas nécessaire de recourir au Positivisme pour mettre en lumière cette distinction capitale.
### V. Le droit naturel et les variations des institutions morales.
Nombreux sont les sociologues positivistes qui imaginent le droit naturel des métaphysiciens comme un système de déductions abstraites, procédant selon le mode mathématique d’une définition a priori de la nature humaine et de sa destinée, s’appliquant d’une manière toujours identique à tous les peuples et en tous lieux, qu’on peut opposer aux décrets de la volonté souveraine des gouvernants politiques.
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Il est regrettable de constater une ignorance telle de l’histoire de la philosophie. Que Jean-Jacques Rousseau et Victor Cousin aient tenté de construire le droit naturel à partir d’une notion de nature humaine qu’ils dégageaient d’une simple introspection de leur propre psychologie, c’est possible. Mais ces penseurs ne sont pas les uniques représentants du droit naturel. Aristote et S. Thomas ont exercé sur la pensée philosophique une influence profonde, plus stable même que celle des encyclopédistes du XVIIIe siècle. On a le droit de ne pas se rallier à leur doctrine : on est inexcusable de ne pas la connaître si l’on prétend, par ailleurs, discuter la question présente. La philosophie thomiste, fidèle à ses origines aristotéliciennes, n’a jamais enseigné l’existence abstraite d’un type humain, connaissable par intuition immédiate, toujours et partout identique. Mais elle a reconnu que les êtres humains reproduisent invariablement, malgré des divergences de races et de civilisations, un type identique à lui-même que l’intelligence conçoit et appelle : l’homme. La nature humaine, selon ce système, n’existe réellement que dans et par ses réalisations concrètes, à la manière dont le plan de construction de plusieurs édifices, faits en série, se retrouve matérialisé en chacun d’eux. A l’état idéal, ce plan est dans l’esprit de l’architecte d’abord, puis de ceux-là qui sont capables d’en retracer le graphique. Ainsi en va-t-il de la nature humaine ; et par conséquent le droit naturel qui lui correspond n’existe pas à l’état de législation séparée, *immédiatement adaptée à l’action.* Il faut dire plutôt que dans les institutions juridiques et les coutumes des peuples, on retrouve certaines directives fondamentales qui révèlent la nature humaine comme telle.
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Certains positivistes sont obligés de reconnaître le bien-fondé de cette observation. Espinas écrit : « En dépit des variations, dans le temps et dans l’espace, la morale est toujours composée d’un petit nombre de principes essentiels, conditions essentielles de vie sociale qui forment en quelque sorte le thème fondamental de la moralité et qui se développe selon les milieux, les circonstances et les prescriptions particulières [^64] ». Durkheim admet, lui aussi, qu’un principe a valeur morale, « quand on ne peut le méconnaître sans méconnaître aussi les conditions essentielles de l’existence collective et, par voie de conséquence, de l’existence individuelle ».
[^64]: – ESPINAS. *Les sociétés animales, p.* 147 (2e éd.).
« Les natures des choses changeantes sont immuables » disaient les vieux scolastiques. Il ne faut donc pas s’étonner de rencontrer dans leurs activités naturelles, diverses selon les milieux et les conditions d’existence, des *traits communs* qui révèlent les modes d’agir et de réagir propres aux types d’êtres qui se reproduisent. C’est pourquoi le moraliste et le sociologue ne doivent pas négliger l’étude des manifestations spontanées de la vie humaine, tant individuelle que sociale. C’est précisément dans leurs opérations que nous saisissons les propriétés des choses et les besoins primordiaux des êtres. S. Thomas n’est donc pas tombé dans l’illusion de Rousseau et de Victor Cousin. C’est par l’observation des mœurs animales et humaines qu’il procède pour connaître le mode d’union conjugale qui convient aux hommes [^65]. De même, c’est dans la morale spontanée, c’est dans les institutions existantes, dans l’expérience acquise qu’il découvre les inclinations foncières, et les droits naturels de l’humanité. Ce qui peut faire illusion, c’est que la Somme Théologique est un résumé magistral ; mais on trouve en divers ouvrages l’élaboration méthodique de sa pensée, toujours en contact avec l’expérience la mieux contrôlée.
[^65]: – 3 Contra Gentiles, cap. 122 ; 3a P., qu. 65 art. 1, sol. 3.
S. Thomas aborde ensuite une nomenclature des éléments compris dans le droit naturel, et fait le départ entre ce qui est doté de l’immutabilité et ce qui en est privé.
On peut considérer le contenu de notre conscience morale à deux points de vue différents : objectif et subjectif ; l’un et l’autre corrélatifs, du reste.
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C’est dire que l’on peut examiner ce que le droit naturel contient comme règles de conduite, puis la manière dont ces principes sont découverts par notre raison. Nous savons déjà que les instincts primordiaux de notre nature complexe, devenus conscients, se formulent en ces axiomes qui constituent des principes fondamentaux. Ce sont de simples jugements portant en eux-mêmes leur évidence et nous livrant, sous forme d’impératifs, les buts qui s’imposent à notre action de manière absolue. Les uns sont communs à toutes les substances : conservation de l’être ; d’autres sont communs aux hommes et aux animaux : nourriture et reproduction de l’espèce. D’autres, enfin, sont propres à la nature raisonnable, par exemple, le souci d’éviter l’ignorance [^66]. Ces buts s’identifient, en effet, avec notre bien propre ou si l’on veut, avec les conditions indispensables de notre vie humaine. Ils se découvrent à nous, dès nos premiers contacts avec la réalité. Mais la raison, nous dit le présent article, est naturellement portée à travailler sur les données qu’elle a reçues ; elle en tire des conclusions. Dans l’ordre spéculatif, elle est provoquée sans cesse par les apports continuels de l’expérience sensible. Elle les veut interpréter à la lumière des principes premiers. C’est pourquoi les raisonnements proprement dits procèdent des propositions déjà évidentes pour découvrir des vérités inaperçues jusque-là. Ce sont les conclusions. Dans l’ordre pratique qui nous intéresse, l’objet de cette recherche rationnelle est de trouver les moyens aptes à réaliser les fins déjà reconnues et, corrélativement, d’exclure les obstacles qui compromettraient les résultats espérés.
[^66]: – On trouve en l’homme une première inclination au bien qui lui est commune avec toutes les autres substances : celle qui lui fait rechercher la conservation de son être ; puis d’autres sont relatives au bien de sa nature sensible : elles lui sont communes avec les animaux, par exemple l’accouplement, enfin une inclination naturelle est propre au bien de sa nature spécifique qui est raisonnable : le désir de connaître, par exemple (1a-2æ, qu. 10, a. 11 ; 1a-2æ, qu. 94, a. 2).
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Ainsi par exemple, la société s’impose comme le milieu naturel au développement de l’être humain : l’enfant le perçoit déjà dans le cadre élémentaire de sa famille ; la raison conclut vite qu’il faut vouloir tout ce qui assure la paix, l’ordre collectif, la justice, c’est-à-dire le respect d’autrui, en même temps qu’elle saisira les répercussions sur l’individu du bien être ou du progrès commun.
Ces résultats primitifs sont pourtant insuffisants : ils sont trop vagues, trop abstraits. Pour agir, il est nécessaire de rejoindre la réalité concrète. Dans l’exemple ci-dessus utilisé, il faudra déterminer les actes précis qu’il y aura lieu de poser ou d’éviter, à tel moment et vis-à-vis de telles personnes connues. La raison, fidèle à son mécanisme propre, ne peut pas procéder d’autre manière que par des raisonnements s’enchaînant les uns aux autres. Ainsi s’approche-t-elle de plus en plus près du cas particulier dont il s’agit d’étreindre la complexité au milieu des circonstances de fait. Prenons, par exemple, ces deux règles morales : il faut rendre à autrui ce qui lui est dû ; il faut éviter de causer quelque dommage injuste à son prochain. Le raisonnement déduira aisément que l’usure est un vol ; mais là où la difficulté surgira, c’est quand il faudra déterminer si tel ou tel mode de prêter ses capitaux entre dans la catégorie dénommée usure et vol.
Les conclusions n’ont pas toutes même valeur. La connaissance, pour être objective, se fonde sur le réel. Le degré de certitude obtenue dans quelque science varie avec la nécessité qui règle les rapports des choses [^67]. En mathématiques, certains conséquents sont inévitables quand les antécédents ont été exposés. En physique et en histoire naturelle, les effets ne se produisent pas toujours, même si la cause est posée : il y a contingence et les influences réciproques contrarient ou suspendent l’efficacité des forces inférieures. Précisément la science pratique a pour objet une matière mouvante : *l’action humaine.* En sorte que les principes universels qui expriment les exigences fondamentales de la nature humaine, ont une réelle valeur de nécessité ; mais cette nécessité se fait de plus en plus relative, quand les applications approchent des faits concrets.
[^67]: – Post. analyt., lect. 1.
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Lisons S. Thomas : « Comme l’activité humaine, que doivent régler les lois morales, se diversifie d’après les conditions de temps, de personnes et d’autres circonstances, ces conclusions ou préceptes secondaires dérivés des premiers principes ne réalisent pas leur pleine efficacité en toute hypothèse, mais seulement dans la plupart des cas. Telle est la condition de tout le champ de l’activité humaine » [^68].
[^68]: – 4 *Sent.*, dist. 33, qu. 1 et 2 ; 5 Ethic, lect. 16.
Ainsi donc, dans l’ordre spéculatif, la vérité est la même pour tous, tant à l’égard des conclusions qu’à l’égard des principes, encore que la vérité des conclusions ne soit pas évidente pour tout le monde… Dans l’ordre de l’action au contraire, la vérité ou rectitude pratique n’est pas la même pour tous quant aux conclusions, elle ne l’est que dans les principes, sans préjuger par ailleurs des erreurs possibles. Ainsi, il est universellement vrai qu’on doit se conduire raisonnablement ; pourtant quand on arrive à cette conclusion : on doit rendre les dépôts confiés : alors l’application de cette règle cesse d’être absolue. Il se présente des cas où ladite restitution serait nuisible au bien général, donc déraisonnable, par exemple si le déposant entend user de son bien pour trahir la Patrie.
En abordant l’étude de la loi mosaïque (1a-2æ, qu. 100, a. 1, 3, 11 et passim) S. Thomas considère le Décalogue comme une sorte de promulgation divine d’une certaine catégorie de préceptes de Droit naturel. Il déclare que ces commandements sont, dans leur ensemble, très nécessaires à toute civilisation humaine vraie et droite, et pourtant ils sont déjà susceptibles d’être ignorés, voire même faussés par les coutumes dépravées des peuples dégénérés. A cette occasion, notre saint Docteur établit un tableau complet des données objectives du droit naturel.
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A la base de l’édifice, nous trouvons le droit naturel absolu, celui-là que les juristes admettaient. Il comprend ces axiomes primitifs qui énoncent les inclinations nécessaires de notre vouloir. Cette finalité primordiale reste le point d’aboutissement de toutes les démarches de notre raison pratique. « La fin règle les moyens ». Aussi les actes immédiatement adaptés à ces fins premières et sans lesquels elles ne peuvent être atteintes *d’aucune façon,* s’imposent-ils en vertu des mêmes jugements absolus de la syndérèse. L’animal, comme nous, prend conscience de ses exigences vitales, mais d’une façon concrète. C’est-à-dire qu’il ne peut avoir l’idée générale de bien et de mal pour l’appliquer à ses actes ; mais en présence de circonstances déterminées, il est poussé par son instinct qui est un jugement précis lui montrant telle chose à rechercher et telle autre à fuir. C’est ainsi que la conservation de sa vie et celle de son espèce lui inspirent les actes adaptés naturellement à de tels résultats.
Tout ce qui s’ajoute au droit naturel ainsi compris l’est en vertu d’une intervention de notre pensée. Ce n’est plus commun aux hommes et aux animaux, mais bien spécial à l’humanité. Toutefois, il y a des nuances à noter dans ce travail de raison. Il y a tout d’abord la réflexion toute proche des évidences élémentaires qui dégage des corollaires déjà contenus implicitement dans les premiers principes, gardant donc quelque chose de leur abstraction et de leur universalité. C’est l’origine des préceptes secondaires du droit naturel. Les juristes romains et ceux de l’époque médiévale donnaient à cet ensemble de règles de justice le nom de *jus gentium.* C’est, en effet, qu’il se retrouve communément dans les institutions de tous les peuples, sans entente préalable. Le motif en est que le bon sens normal dégage aisément ces toutes premières conclusions des axiomes que nul ne peut ignorer. Objectivement, ce premier effort de pensée humaine porte sur les moyens propres à assurer plus sûrement et plus parfaitement les fins premières qui intègrent le bien total de l’humanité.
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« Une action peut être disproportionnée à une fin secondaire (de nature) de deux manières : tout d’abord parce qu’elle empêche totalement que la fin ne soit atteinte, par exemple manger trop ou trop peu s’oppose à la santé du corps qui est le but principal de l’acte naturel de manger, puis au bon exercice des opérations vitales, ce qui est la fin secondaire. D’une autre façon, cette action peut rendre simplement plus difficile ou moins parfaite la réalisation de la fin, comme, par exemple, un repas déréglé au moment où il ne le faudrait pas ».
Si donc l’action est disproportionnée avec la fin principale qu’elle empêche directement et totalement, la loi naturelle l’interdit au nom des principes primaires qui sont dans l’action comme les axiomes communément reçus dans l’ordre de la spéculation. Si au contraire, cette action n’est disproportionnée qu’avec la fin secondaire, ou même avec la fin principale, mais seulement en rendant sa réalisation moins facile et moins parfaite, la loi naturelle l’interdit, non plus en vertu de ses préceptes primaires, mais en vertu des préceptes secondaires qui sont comme les conclusions de l’ordre spéculatif qui tiennent leur évidence des principes évidents par eux-mêmes (4 *Sent.* dist. 33, qu. 1, a. 1, reproduit en S. Th. ; Suppl. 3a P., qu. 65, a. 1).
Il y a donc un droit naturel de seconde zone, si l’on peut ainsi dire : ce qui le distingue du droit positif strict, c’est que « les lois qui l’expriment tiennent leur efficacité de la seule dictée de la raison naturelle » (1a-2æ, qu. 100, a. 11). Quelques-unes d’entre elles sont encore abstraites, toutes proches des principes fondamentaux, elles sont dotées de la même universalité et de la même immutabilité. D’autres, au contraire, déjà plus proches des réalités humaines, exigent une intervention de moralistes et de juristes avisés ; car il y a les conditions à apporter à leur application. Les premières se confondent, à peu de chose près, avec les commandements du Décalogue. Les secondes, nécessitant une adaptation aux mœurs des peuples, n’ont pas pu être formulées une fois pour toutes. Elles sont pourtant de pures conclusions de la loi naturelle : elles en font partie (3 *Sent.*, dist. 37, qu. 1, a. 3). Leur relation avec les exigences de la vie humaine sont fondées entièrement sur la nature des hommes et des choses.
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Tout autre, nous le verrons, est la loi qui suppose un *choix* du législateur et ce choix confère à une disposition particulière, préférée à d’autres, la valeur obligatoire rigoureuse au for de la conscience (1a-2æ, qu. 95, a. 4, sol. 1).
Ainsi éclairée, la conclusion est nette : la loi naturelle, en ce qui touche à ses premiers principes universels, est la même pour tous, tant en elle-même que dans l’estimation commune. Dans ses conclusions ou quasi-conclusions, elle est sans doute identique en elle-même et dans l’esprit des gens, pour la plupart des cas. Toutefois, elle est sujette à modifications ou à erreurs : soit en elle-même, à raison des circonstances de fait, soit dans l’esprit des gens, à raison d’une dépravation de la conscience ayant pour origine la passion, l’habitude perverse ou une mauvaise disposition naturelle. Ainsi, nous rapporte Jules César, chez les anciens Germains, le brigandage n’était pas réputé être un crime, bien qu’il soit expressément contraire à la loi de nature.
### VI. Le droit positif humain.
Le droit positif est celui qui a été conçu par les représentants de l’autorité pour être *réalisé* par la collaboration des membres de la société. Nous l’avons dit, cette conception ne peut être absolument créatrice, parce que l’ordre social se greffe sur l’ordre humain, auquel il doit s’adapter pour s’y incorporer. Il s’agit de saisir maintenant le titre qui légitime et rend valable l’intervention de cette autorité et les modes divers qu’elle peut revêtir.
Pourquoi donc les directives générales de la loi naturelle ne sont-elles pas immédiatement adaptées par la conscience individuelle aux cas particuliers qui sollicitent l’action de chacun ? Tout d’abord, l’erreur, l’ignorance et la passion sont des causes trop fréquentes dans les jugements personnels pour qu’on puisse abandonner à ceux-ci le soin de diriger la conduite humaine. On juge plus impartialement des principes universels que des applications spéciales.
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En second lieu, l’homme est un être naturellement social [^69]. Il ne peut réaliser la perfection de sa nature propre qu’en faisant partie de certaines associations qui lui fournissent l’aide matérielle, intellectuelle et morale indispensables. Parmi ces groupements, quelques-uns se présentent comme des touts incomplets, ne fournissant qu’une partie du bien humain total et compris, eux-mêmes, dans des ensembles plus vastes. S. Thomas les compare à des murs, déjà composés de briques, mais composant eux-mêmes des édifices ; ou encore à des membres déjà composés de parties osseuses et charnues, mais compris dans le corps vivant. Ce qui dénonce l’insuffisance de ces parties comme autonomes, c’est qu’elles ne peuvent réaliser leurs opérations propres qu’en faisant partie du tout plus vaste qui les contient. Un œil ou une main coupés ne sont plus vraiment un œil ou une main, car ils sont inertes. De même les individus, les familles et autres groupes privés ne peuvent vraiment vivre en paix et trouver toutes les conditions d’une *vie humaine intégrale* tant au point de vue matériel qu’au point de vue intellectuel et moral qu’en faisant partie de la *Cité.*
[^69]: – Ethic., lect. I ; 5 Ethic., lect. 2 ; 1 Polltic., lect. 1 ; De Reg. Principum, lect. 1.
Ce mot, désignant l’unité sociale, autonome, seule capable d’assurer à tous les citoyens tous les éléments d’une vie humaine parfaite, *per se sufficientia vitæ humanæ* [^70] n’aurait, à notre époque, de traduction adéquate que dans le terme de « nation ».
[^70]: – *Communitatum cum diversi sint gradus et οrdines, ultima est communitas civitatis ordinata ad per se sufficientia vites humanx… Unde inter omnes communitates hominum ipsa est periectissima… ad quærir omnes communitates hominum referuntur* (1 Politic. lect. 1, 1a-2æ, qu. 90, a. 3 sol. 3).
Si l’activité de l’homme raisonnable doit être orientée vers le bien parfait assigné à sa nature et si ce bien n’est réalisable que par le moyen de la société, l’activité individuelle doit être immédiatement ordonnée au bien social. Les groupements parfaits et indispensables deviennent comme les intermédiaires obligés entre les particuliers et l’ordre universel.
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Dès lors l’adaptation des dispositions abstraites de la loi naturelle aux conditions réelles de l’existence doit être faite *tout d’abord en regard des nécessités sociales,* c’est-à-dire en regard des besoins et de la capacité morale du peuple. Or les mœurs, les coutumes humaines qui concrétisent ces besoins et cette capacité, ne sont pas partout et toujours identiques, puisque la *nature humaine* n’est pas absolument immuable en ses réalisations. Ce travail d’adaptation revient évidemment à celui qui est chargé d’assurer la consistance du groupe autonome et la réalisation du but auquel il est ordonné. Telle est l’origine de la loi humaine, dite positive, qui présente à tout homme sa règle d’action immédiatement adaptée aux circonstances dans lesquelles il vit [^71].
[^71]: – 1a-2æ, qu. 104, a. 3, sol. 1 De Malo, q. 2, a. 4, sol. 13.
Cette règle d’action l’oblige tout aussi bien que la loi naturelle, bien que ce soit d’une manière différente. Les actes qu’elle commande ou défend se présentent, en effet, à sa raison comme moyens nécessaires ou comme obstacles contraires à la réalisation de sa fin ultime. Toutefois ces rapports, au lieu d’être essentiels, fondés uniquement sur la nature des choses, sont des rapports *de fait,* résultant de l’institution positive du législateur.
D’où le législateur humain tient-il son droit de commander pour établir ainsi des nécessités d’agir dans la conscience de ses subordonnés ? De la loi naturelle elle-même, donc de Dieu qui en est l’auteur.
Mais ce qui fait la force du pouvoir social en trace aussi la limite. Si les supérieurs ne sont que des sous-ordres dans le gouvernement divin, leur rôle doit se borner à assurer l’exécution concrète de la loi éternelle et de la loi naturelle. Un contremaître ne peut exiger l’obéissance de ses ouvriers que s’il se conforme au plan d’ensemble dressé par l’architecte. Or Dieu est l’architecte suprême, et le plan qu’Il a dressé de l’univers, c’est l’ordre essentiel des choses, c’est le droit naturel.
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Il s’ensuit que les chefs subalternes, quels qu’ils soient, doivent se conformer à cet ordre, ce qui revient à dire que toute législation émanée d’eux, n’a de valeur devant la conscience de leurs subordonnés que si elle est conçue en vue du *bien commun* dont ils ont la charge et en accord avec la raison droite, c’est-à-dire avec la raison qui a procédé logiquement des principes de droit naturel [^72]. Aussi toute loi positive instituée par les hommes ne peut être valable que si elle n’excède pas la compétence limitée de son auteur [^73] et si elle dérive de quelque façon de la loi naturelle, donc de la loi éternelle qui en est le prototype (1a-2æ, qu. 93, a. 3, qu. 95, a. 2).
[^72]: – 1a-2æ, qu. 93, a. 3 ; qu. 95, a. 2 ; qu. 96, a. 4.
[^73]: – 1a-2æ, qu. 94, a. 5 ; 2a-2æ. qu. 70 art. 1, sol. 2 ; Quodl. 1, a. 15, sol. 1.
Dans un sens large, on comprend sous le titre *Lois positives,* toutes celles qui sont édictées par l’autorité sociale. Toutefois en ces législations on peut distinguer certains éléments qui ne sont autre chose que les prescriptions mêmes du droit naturel promulguées et sanctionnées : d’autres, au contraire, sont de véritables *institutions* présentant cette caractéristique que les actes commandés ou défendus tiennent du commandement lui-même ou de la défense leur valeur d’actes bons ou mauvais. Ainsi payer tel impôt n’est obligatoire que précisément par l’existence des codes en vigueur. Là encore, il y a dépendance du droit naturel ; mais c’est un mode nouveau qu’il importe de connaître pour le distinguer du précédent. C’est donc cette double étude qu’il faut développer.
Les préceptes secondaires de la loi naturelle sont susceptibles d’être ignorés ou corrompus, nous le savons déjà ; quelques-uns, même, exigent dans leurs applications des conditions d’opportunité et d’adaptation. Puisque le bien public d’une nation quelconque est tributaire d’une pratique minima de la moralité naturelle, le chef d’État en promulgue les prescriptions indispensables sous forme de décrets exécutifs, complétés d’une sanction. Pour la majorité des hommes, en effet, la crainte du châtiment est le seul moyen suffisant de déterminer leur volonté au bien.
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Par ailleurs, cette même masse du peuple est douée d’une vertu moyenne qui n’a rien d’héroïque : la loi doit lui être proportionnée pourtant, car exiger d’un sujet une perfection qui le dépasse serait décourager le meilleur vouloir.
Précisément, le degré de moralité d’un groupe ethnique se concrétise dans ses coutumes. Sans doute, la coutume est un ensemble d’habitudes généralisées ; elle reflète donc d’une certaine manière les instincts naturels et les attraits fonciers de la nature humaine. Toutefois la coutume se développe sous l’influence d’autres facteurs étrangers, tels que le milieu géographique, la race, l’hérédité parfois vicieuse, l’histoire politique et militaire de la nation. C’est à cet état de fait que la loi naturelle est adaptée par les soins de l’autorité humaine : « La justice, écrit Cicéron, a sa source dans la nature, ensuite l’utilité a fait de certaines choses autant de coutumes ; enfin la crainte des lois et la religion ont sanctionné l’œuvre de nature, confirmée par l’habitude » (*Rhetor.,* lib. 2, cap. 53).
Les conclusions de droit naturel qui constituent le « *Jus gentium* » n’ont qu’une connexion contingente avec les principes. Elles n’ont qu’une valeur relative, n’étant vraies que dans la plupart des cas : il y a des exceptions. La nature, à ce niveau, ne commande plus telle solution absolue, elle la suggère plutôt, elle l’appelle comme lui étant plus conforme. Il n’est plus question des exigences indispensables du vivre, mais des conditions du *bien-vivre.* Ainsi la polygamie n’est pas strictement contraire au but primitif du mariage, la monogamie est pourtant plus conforme au vœu de la nature. Le législateur complète alors les insuffisances de la loi de nature, en confirmant, de son autorité, les conclusions contingentes, dès qu’il juge leur observation opportune. Aussi la loi mosaïque comportait-elle, dans le Décalogue, ce qui était immuable et nécessaire ; les anciens du peuple, Moïse et Aaron, étaient désignés pour compléter ces dispositions (1a-2æ, qu. 100, a. 11, sol. 1).
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C’est en vertu du même mandat social que les personnes publiques ont le pouvoir d’imposer à la conscience de leurs subordonnés les prescriptions ou les défenses qu’ils déterminent par un choix judicieux. En ce cas, avons-nous dit, les actes commandés ou prohibés sont bons ou mauvais par le fait même de leur imposition ou de leur prohibition [^74]. Il y a des limites à cette puissance, puisque aucun homme, fût-il un dictateur, ne peut rendre utile au bien général un acte vicieux qui, par sa nature même, est contraire à la perfection humaine. Toutefois la moralité publique n’exige pas l’interdiction légale de tous les péchés ; le législateur doit restreindre son intervention aux crimes qui nuisent plus directement à la paix publique. Le niveau moyen de la vertu commune s’accommoderait mal d’une réglementation trop sévère. Il y a là matière à choix et à détermination.
[^74]: – 2a-2æ, qu. 57, a. 2, ad 3.
Mais il y a plus. Si tous les actes vertueux représentent ceci de commun qu’ils sont accomplis selon les normes de la saine raison, ils ont chacun leur physionomie particulière. Ainsi, l’on peut être tempérant en matière de chasteté comme en matière de nourriture ou de boisson. Aussi a-t-il été dit précédemment que la loi naturelle commandait les actes de toutes les vertus en ce qu’ils avaient de commun, non point tous les actes de toutes les vertus en ce qu’ils avaient de particulier (1a-2æ qu. 94, a. 3) : il y a choix nécessaire selon l’existence et l’état spécial des uns ou des autres. C’est si vrai que beaucoup d’actes, pris dans leur matérialité, ont un objet indifférent, en lui-même. Leur caractère moral résulte des dispositions personnelles de l’agent qui l’exécute ; c’est-à-dire du but auquel ils sont ordonnés et de la manière dont ils sont accomplis (1a-2æ, qu. 18, a. 7, 8). Par exemple, un meurtre est qualifié d’assassinat d’une part, et d’autre part il est héroïque chez le défenseur de la Patrie. Ce qui est usage raisonnable du mariage devient débauche chez le célibataire. Dans le domaine juridique, on peut tout aussi bien se libérer d’une dette par un paiement en bloc que par remise annuelle d’une rente.
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On reconnaît, en ces cas, ce que S. Thomas appelle « la notion générale de justice » et la variété des actes auxquels elle peut s’appliquer (De Malo, qu. 2, a. 4, sol. 13). « La justice doit toujours être sauvegardée ; mais les choses appelées justes varient avec la condition des hommes » (1a-2æ, qu. 101, a. 3, sol. 1).
De même que la « forme » doit être réalisée dans une matière définie pour constituer avec elle un être existant, de même la forme abstraite de justice doit être appliquée aux actes particuliers, combinée avec les coutumes, pour constituer ces institutions humaines où les citoyens trouvent le devoir immédiatement susceptible d’exécution. Ainsi le Code civil établit les conditions de validité des contrats, les droits des parties contractantes, les sanctions et garanties de ces droits. On aurait pu adopter une autre procédure et celle, aujourd’hui en vigueur, sera révisée demain, si elle n’est plus conforme à l’ordre public. En somme, la seule raison naturelle esquisse les directives fondamentales de la conduite humaine ; mais elle laisse le choix entre plusieurs modes d’exécution possibles, se contentant d’écarter les principaux obstacles ; et de prescrire les moyens généraux indispensables. La loi positive, au sens strict, détermine quelques modes particuliers d’exécution, reconnus plus pratiques pour l’instant, en fonction de la vertu moyenne du peuple.
Le législateur fait acte d’autorité, en établissant telle ou telle disposition légale ; mais cette disposition elle-même est conçue par sa raison en vue du bien commun, moyen obligé vis-à-vis de la destinée naturelle de l’humanité [^75]. Comme l’architecte, il crée un ordre nouveau, l’ordre social, enté en quelque sorte sur l’ordre de la moralité naturelle. La dictée impérative des principes de cet ordre nouveau constitue la loi, et elle est impérative parce qu’elle doit s’imposer à l’exécution des sujets. Pourtant la technique, elle-même, est idéale. L’architecte ou l’ingénieur, ayant en tête la connaissance exacte des lois mathématiques ou physiques, trace son plan et établit le dispositif d’exécution.
[^75]: – 2 *Sent.*, dist. 41, qu. 1, a. t, sol. 4.
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Les matériaux déterminés par un choix composent l’édifice projeté en subissant l’action même des forces de la nature, selon un mode spécial. A vrai dire, ce sont ces forces naturelles qui sont efficaces mais leur mode spécial de s’exercer sur telle portion de pierres ou de fer est dû à l’*art* du constructeur. Ainsi en va-t-il de l’œuvre positive du législateur humain.
Sa technique est empruntée à la loi naturelle et sa raison, *informée* des principes de cette loi, n’en détermine qu’une application particulière aux us et coutumes de tel groupe social. Cajetan a raison de dire que l’efficacité des institutions humaines est due tout entière aux directives fondamentales du droit naturel, tout comme la consistance réelle d’un pont est due tout entière à la résultante harmonisée de la pesanteur, de l’équilibre et de la résistance des éléments composants. Sans doute, la volonté de l’entrepreneur est-elle requise pour rendre raison de l’*existence* du travail ; mais la *conception* de l’œuvre d’art se réfère tout entière à la science constructive de l’architecte. C’est si vrai que souvent l’entrepreneur et l’architecte sont deux personnages divers. Dans la constitution de la loi, la promulgation émane de celui-là même qui a établi la règle de conduite ; mais cette identité d’auteur n’enlève rien à la spécificité des actes. Or, S. Thomas écrit en philosophe : il définit la loi d’après son essence. Comme on attribue le son de flûte à l’instrument qui l’a produit, encore qu’il faille supposer la volonté du musicien, ainsi le docteur angélique appelle-t-il loi une ordonnance de raison, encore qu’elle suppose et connote le vouloir efficace du législateur.
S. Thomas conclut, en résumé : « dans les législations humaines, certains éléments ont, en eux-mêmes, leur valeur de règles de conduite. Ils resteraient obligatoires, même s’ils n’avaient pas été portés par une loi positive » (1a-2æ Sum. Theol., qu. 100, a. 11). C’est pourtant cette même loi positive qui fournit à ces directives leur pleine force d’exécution [^76].
[^76]: – 4 *Sent.*, dist. 33, qu. 2, a. 2, sol. 2 ; *ibid.*, qu. 1, a. 1, sol. 2.
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D’autres éléments, au contraire, n’ont de connexion nécessaire avec le bien et le mal que par le fait d’un choix du législateur qui les impose à la collaboration des membres de la société. Telle est la loi de l’homme.
### VII. Remarques sur la loi positive divine.
L’étude intégrale de la loi comprendrait un examen détaillé des préceptes promulgués par Dieu lui-même, dans le Décalogue, dans les prescriptions mosaïques et dans l’Évangile. C’est l’objet des questions 100 et suivantes. Il faut redire avec S. Thomas que ces institutions positives divines ne modifient en aucune manière la doctrine essentielle précédemment exposée. La loi émanée directement de la Révélation ne fait que nous transposer dans un nouvel ordre de choses, supérieur à celui de la nature, et comme en celui-ci, *son existence* dépend d’un décret de la libre volonté de Dieu ; mais sa constitution *essentielle* comporte des rapports nécessaires que Dieu respecte en le réalisant. On retrouve par conséquent dans la législation révélée, relative *à l’état de grâce,* certains préceptes moraux [^77] qui s’imposent comme naturellement à l’âme informée par la foi, puis des préceptes positifs issus de ceux-ci et tenant leur valeur d’une institution due à l’autorité même de Dieu. En ce cas spécial, *naturel* ne s’oppose plus *à surnaturel,* mais bien *à positif.* En effet, aux premiers principes de la pensée spéculative correspondent les premiers principes de la raison pratique desquels procèdent, comme des conclusions, les préceptes seconds du droit naturel.
[^77]: – *In iis quæ ordinant ad Deum, quædam sunt moralia, qua ipsa ratio fide formata dictat ; sicut Deum esse amandum, quædam vero cæremonialia quæ non habent vim obligationis nisi ex institutione divina.* 1a-2æ, qu. 104, a. 1 sol. 2 et 3.
*Unde etiam jus divinum per hæc duo distingui potest sicut et jus humanum* : *sunt enim in lege divina quædam præcepta quia bona, et prohibita quia mala ; quædam vero bona quia præcepta, et mala quia prohibita.* 2a-2æ, qu. 57, a. 2, sol. 3 ; cf. 1a-2æ, qu. 100, a. 1 et 3 avec le commentaire de Cajetan.
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Ainsi en va-t-il des vérités de la foi ; elles expriment un ordre nouveau d’être et de vie. Nous trouvons, en conséquence, des principes nouveaux de conduite desquels la raison, informée par la foi, tire des conclusions qui constituent les préceptes moraux de la vie surnaturelle. Cette loi morale *surnaturelle,* écrit Cajetan, nous est communiquée par Dieu, dès qu’Il nous infuse la foi, comme la loi naturelle proprement dite nous est transmise par Lui quand Il nous donne notre nature.
La grâce ne supprime pas la nature ; elle la suppose au contraire et elle lui confère une perfection divinisante. La morale surnaturelle, loin de supprimer les conditions normales de la vie raisonnable, les confirme en leur ajoutant de nouvelles exigences dues à la dignité d’enfants de Dieu. Aussi S. Thomas estime-t-il que la loi positive, révélée directement par Dieu, doit comprendre, et comprend en effet, une promulgation officielle de ces prescriptions secondaires du droit naturel qui, pour être indispensables objectivement, n’en sont pas moins sujettes à être méconnues ou même falsifiées dans la conscience des humains.
La notion de loi, telle que nous l’avons dégagée de l’observation, demeure identique : elle convient à la loi divine, avec cette seule caractéristique qu’en cette législation émanée directement de Dieu, c’est Lui-même qui est créateur suprême de l’ordre de la grâce et en même temps le législateur chargé de l’application des directives générales de la vie surnaturelle. Aussi, en un tel domaine, l’autorité ne peut-elle être que conférée directement par Dieu aux hommes qui l’exercent en son nom et sous son action immédiate : c’est-à-dire, sous l’inspiration de l’Esprit-Saint.
La conclusion générale se résume en cette définition de la loi, telle que nous l’a livrée l’article 4 de la q. 90 : « La loi est une technique rationnelle d’action commune, établie en fonction du bien social par celui qui a charge de la communauté et imposée par promulgation à la collaboration de tous ».
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### VIII. Sociologie et théorie de la loi.
Dans l’ordre social, un postulat philosophique est toujours supposé à la notion qu’on se fait de l’autorité humaine et de la loi qui en émane. Ce postulat est relatif à l’*être social,* à sa nature, à son mode spécial d’agir ou de subir, ce qu’on pourrait appeler en Droit, sa personnalité morale. Qu’est-ce que la société et qu’est-ce que la société publique dont l’État est la représentation la plus usitée ? Et puisque tout être est constitué par son unité qu’est-ce que l’unité particulière d’un groupe social, composé par ailleurs d’éléments humains individuels ? De la solution donnée à un tel problème résulte la théorie qu’on fera des rapports entre l’État et la personnalité humaine.
Nombreuses sont les opinions exposées sur cette question ; et leurs nuances sont variées. Elles peuvent toutefois se ramener à trois positions principales. Les disciples fidèles de Rousseau se rallient au contrat social. Selon cette doctrine, l’homme, pris isolément, est de soi parfait ; il jouit d’une autonomie absolue ; mais pour des nécessités de paix publique, il souscrit librement au contrat social. L’unique société pourvue par elle-même de personnalité morale, c’est l’État c’est de lui que les autres établissements publics ou d’intérêt public reçoivent la leur. Quant aux associations à but lucratif, elles ne sont, en fait, qu’un faisceau de personnalités individuelles, gardant chacune leurs droits et les exerçant de concert. C’est le principe cher à Waldeck-Rousseau qui a inspiré la loi du 1er Juillet 1901. La loi est l’expression de la volonté générale qui a été créée par le pacte social. En droit public comme en droit privé, c’est la volonté en exercice que l’on cherchera et par laquelle on expliquera *l’intérêt juridiquement défendu.*
A l’opposé, le Positivisme sociologique fait de la société un être surhumain, une synthèse nouvelle qui domine les éléments composants et représente un stade nouveau dans l’Évolution Universelle. Il ne faut pas chercher une explication métaphysique ou morale de l’autorité publique et de la loi : ce sont des *faits.*
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La contrainte collective s’exerce à la manière de la force de cohésion moléculaire qui domine les atomes ou encore à la manière du principe qui unifie les cellules diverses d’un organisme vivant. Certaines lois, dites de cause, sont données : elles résument les rapports constants entre les phénomènes sociaux ; d’autres lois dites de but, sont créées par celui qui a charge de l’organisme social, en vue d’améliorer l’évolution des faits sociaux dans un sens déterminé. Leur rôle est semblable à celui des sciences physiques dites d’application ; il est de modifier, dans la mesure du possible, le cours des phénomènes de la « vie en commun », en orientant la collaboration des citoyens vers quelque but qui semble requis par l’intérêt général. Ce qui est caractéristique au point de vue qui nous occupe, c’est que la société a en elle-même sa valeur : sa règle, c’est la solidarité à développer au maximum. Les individus ne peuvent subsister que dans et par le groupe social qui est, lui-même, une perfection suprême. La morale individuelle perd donc toute valeur dès qu’il s’agit des exigences du bien public, tout comme le chlore ou la soude voient leurs propriétés dominées par la nouvelle composition qu’ils forment le chlorure de soude. La loi est l’expression d’un ordre objectif, exclusivement social, ne comportant de rapports entre les individus que ceux-là qui répondent à leurs *fonctions* vis-à-vis du groupe. Hegel, en philosophie, pousse l’absolu de la doctrine jusqu’à affirmer qu’entre deux synthèses sociales, l’unique loi, c’est l’absorption de la plus faible par la plus forte. La conclusion d’une telle théorie sociologique est celle-ci : l’humanité n’a son point suprême de perfection que dans le groupe social considéré comme tel ; tout doit par conséquent être conditionné par ce principe : l’imparfait est dominé par le parfait. La loi a valeur prépondérante.
S. Thomas, après Aristote, admet ce que ces considérations peuvent avoir de vérité ; mais il entend que le bien commun social n’est pas lui-même sa fin ultime, ni sa raison d’être. Un fait indiscutable s’impose : les citoyens doivent *collaborer* librement à la cohésion sociale : la solidarité est un idéal qui sollicite la volonté des membres du groupe.
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Ceux-ci n’ont donc pas perdu leur personnalité ; bien plus, l’ordre social ne peut être voulu que s’il a quelque rapport avec le bien humain, fin nécessaire de tout vouloir délibéré. Nous l’avons vu sans ce rapport indispensable, il ne peut plus être question d’obligation morale, tout au plus la loi humaine présenterait-elle une coaction pénale à laquelle chacun pourrait se soustraire par adresse.
La société apparaît donc avoir une unité spéciale l’unité de but et de collaboration. Son bien commun présente deux aspects divers : en lui-même, il est supérieur à celui des individus vivant isolément, parce qu’il présente des conditions de perfection humaine telles qu’aucun particulier ne saurait la réaliser par ses seules capacités. Par contre ce bien humain supérieur est fait pour être réparti sur les sociétaires eux-mêmes qui trouvent dans le groupement les éléments de leur vie intégrale et parfaite. La société est donc, à un certain point de vue, supérieure à ses membres considérés isolément et à un autre point de vue, elle est un *moyen* nécessaire d’assurer le plein épanouissement de la personnalité en tous. Le bien commun se trouve donc défini et précisé en sa consistance. Par ailleurs, les groupes privés sont incomplets, parce qu’ils subsistent en des synthèses plus compréhensives et parce que le bien commun qui leur est propre, est partie du bien humain intégral. Tel est le cas de la famille ou de l’atelier par rapport à la cité ou nation. C’est à la forme de société que l’on nomme parfaite qu’il appartient de synthétiser toutes les conditions de la destinée de l’homme ; son bien commun domine le bien commun de tout groupe privé qui entre en son sein. C’est pourquoi « la loi », en stricte rigueur de termes, est une appellation réservée au règlement propre à la société parfaite.
La nature de l’être social domine, par le fait, la notion d’autorité et de son rôle particulier. La volonté générale imaginée par Rousseau, s’impose au nom du contrat consenti par les citoyens ; l’ordre objectif de Léon Duguit impose au législateur la recherche exclusive des conditions de prospérité sociale, interprétées dans un sens très positif et sans souci de moralité rationnelle.
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Le bien commun, moyen nécessaire de réaliser la perfection de la personne humaine, devient pour Aristote et S. Thomas, le but par excellence de toute législation juste. L’ordre juridique qu’il s’agit de construire sera donc l’œuvre propre de celui qui a charge du bien public.
Le bien commun est le propre de la communauté *considérée comme telle,* parce que la société est un être nouveau, qui a son unité spécifique et son capital réservé. Les sociétaires tirent sans doute profit de cette richesse collective ; mais celle-ci ne peut subsister, en sa perfection qui lui revient, que par la cohésion du groupe et la collaboration de tous. Or cette unité d’action suppose une unité de vues, et une unité de direction efficace. Les individus et groupes privés recherchent et tendent à réaliser leur bien particulier qui n’est pas identique au bien commun. De soi, la pluralité des citoyens entraîne la divergence d’intentions ; ce qui est un, au contraire, tend à quelque chose d’unique (1a P., q. 96, a. 1). La vie en société ne pourrait s’étendre à des personnalités multiples sans le commandement de quelque chef chargé de l’intérêt général. L’autorité, elle-même, s’impose de par les exigences de la vie collective et de par le Créateur qui n’a établi celle-ci que comme condition indispensable de la perfection humaine.
De soi, l’autorité est sociale, en ce sens qu’elle appartient en propre au corps social constitué. Ses représentants peuvent être choisis selon des modes divers, et c’est la question du régime politique. Il en va de ce problème comme du droit de propriété celui-ci est toute autre chose que le *titre* qui le légitime, en fonction d’une civilisation déterminée. De même, autre chose est l’autorité sociale et autre chose est le *titre* qui fixe son représentant. Nombreux sont les éléments qui sont pris en considération pour déterminer le meilleur gouvernement par rapport à une nation donnée : condition libre ou dépendante du peuple, son degré d’instruction, son histoire passée, etc.
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En tout état de cause, c’est toujours à l’autorité qui a charge du Bien commun que revient la fonction législative. C’est à ses représentants qu’il incombe de *vouloir* les buts inspirés par les exigences de l’intérêt public, puis d’imposer l’ordonnance rationnelle des moyens opportuns : ce qui est précisément le constitutif de la loi. On le voit, la hiérarchie de volontés n’est pas fondée sur quelque privilège subjectif, comme le pense Léon Duguit ; elle est conséquence de ce fait que le bien social est supérieur au bien individuel. Les volontés qui poursuivent ces biens hiérarchisés sont donc dans un rapport parallèle. La loi est la dictée autoritaire d’une technique constructive de l’ordre qu’il s’agit d’introduire dans l’activité libre des citoyens, ordre déterminant pour ceux-ci leurs droits et leurs devoirs. Ces droits et ces devoirs peuvent être relatifs aux individus et aux groupes privés ; pourvu que le but de la législation demeure le Bien social. *C’est là l’objet de la justice légale* [^78].
[^78]: – Voir *La justice,* tome I. Somme Théol. IIa-IIæ, qu. 57-62, commentaire du R. P. Delos, O. P. (Paris, Édition de la Revue des jeunes.)
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NOTES BIBLIOGRAPHIQUES.
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