# Situation de la philosophie politique selon saint Thomas d'Aquin par [[Lucien Bernard (1952-)|Bernard Lucien]] Parution dans la revue *Sedes Sapientiae* n° 21 et 22. Publication des conférences du Cycle Aeterni Patris. Les principes de la philosophie politique, deuxième conférence. On a conservé à ce texte son caractère de notes. [17] Par le mot philosophie, nous indiquons que notre étude se situe formellement sous la lumière de la raison naturelle et non pas de la raison éclairée par la foi ; c'est donc principalement la situation de la philosophie politique dans l'ordre naturel que nous allons examiner. Mais puisque concrètement l'homme est élevé à l'ordre surnaturel, nous rappellerons en terminant les conséquences essentielles de ce fait en ce qui concerne la philosophie politique. ## LA PHILOSOPHIE POLITIQUE EST UNE SCIENCE PRATIQUE La philosophie de la nature nous a appris que l'intelligence est la plus haute faculté de l'homme. Et comme l'intelligence a pour objet formel la vérité, elle se trouve d'abord perfectionnée par les sciences qui ont pour but la seule connaissance et contemplation de la vérité : ce sont les sciences spéculatives. Mais l'intelligence, en tant que plus haute faculté de l'homme, est destinée par nature à diriger les autres puissances, en premier lieu la volonté qui lui est indissociablement unie. Lorsque l'intelligence assume [18] cette fonction seconde, on parle de raison pratique, et les savoirs qui la perfectionnent dans ce rôle sont nommés sciences pratiques. Ces sciences sont de deux types : \- Les sciences pratiques au sens strict, qui dirigent l'action volontaire comme telle, c'est-à-dire en tant qu'elle doit par nature suivre le jugement de la raison droite. \- Les sciences qui dirigent la réalisation d'une oeuvre extérieure et sont appelées arts mécaniques ou techniques. Les sciences pratiques (au sens strict) sont encore appelées sciences morales, ou sciences de l'agir (scientia activa). Les arts mécaniques sont aussi nommés sciences du faire (scientia factiva). ## PRÉCISIONS SUR LA NATURE DES SCIENCES MORALES La philosophie politique n'a pas pour but de connaître la nature et l'ontologie de la société humaine : cela relève de la philosophie de la nature et de la métaphysique. Elle a pour but de diriger l'action de l'homme en tant qu'animal politique, en tant qu'il vit naturellement en société. C'est donc une science morale. Qu'est-ce donc qu'une science morale dans la philosophie réaliste d'Aristote et de saint Thomas que nous nous efforçons de suivre ? Nous avons déjà cerné la question en disant que la science morale porte sur les actions volontaires. Précisons. Ce qu'il faut comprendre, c'est qu'il y a identité entre acte moral, acte volontaire et acte humain "actes moraux ou actes humains c'est une seule et même chose" (ST, I II q.1 a.3) ; "quelque chose appartient au genre des moeurs dans la mesure où elle est volontaire" (ST, III C.G.9). [19] La volonté étant l'appétit rationnel, l'appétit "informé de raison", on voit que l'acte humain est celui qui est posé sous la lumière de l'intelligence et dans la mouvance de la volonté. On dit aussi qu'il est le fruit de la volonté délibérée. C'est pourquoi l'acte humain est toujours en vue d'une fin : car la volonté a pour objet le bien et la fin, et l'intelligence connaît la raison de bien et de fin, ce qui lui permet de présenter à la volonté son objet. Bien sûr, tout le monde admet qu'il n'y a pas d'acte humain sans raison et volonté ; mais il se produit couramment une dangereuse déviation que nous voudrions relever ici. Cette déviation consiste à superposer indûment au jugement de la raison la considération d'une entité particulière, d'une forme de moralité, plus ou moins liée en général aux notions d'obligation ou de devoir, et qui prend l'aspect d'un impératif catégorique, auto-suffisant et privé de tout fondement ontologique. Dans cette vue, il y aurait d'abord une intervention non morale mais purement physique de la raison dans l'acte humain ; ensuite l'injection d'une forme a priori de moralité, à savoir la "considération de la règle obligatoire" ferait passer dans un domaine hétérogène à l'intelligence et à la volonté, dans un domaine étanche à celui de la nature, le domaine de la moralité : le vertueux étant prêt à sacrifier ce qu'il juge bon si la règle morale l'exige. Cette règle devient du coup injustifiable, et porte donc en germe sa propre déchéance et l'amoralisme contemporain avec l'abolition des notions de bien et de mal. La réalité est tout autre. La raison intervient nécessairement en toute activité volontaire depuis l'âge de raison ; et dès qu'elle le fait, elle le fait nécessairement avec l'autorité qui est la sienne, qu'elle tient de sa nature et a reçue du Créateur. Cette autorité consiste en ce qu'elle est apte par nature à découvrir le vrai bien de l'homme, précisément parce qu'elle est capable de connaître (confusément d'abord, puis de plus en plus explicitement) l'essence et la fin de l'homme. [20] C'est pourquoi l'objet formel de la morale est le vrai bien, le bien humain, le bien raisonnable ; et c'est aussi pourquoi la lumière, la règle de l'action morale, c'est la raison droite, c'est-à-dire la raison puisant son jugement dans la connaissance de la nature humaine. Ainsi, toute la vie humaine est suspendue à la recherche et à la réalisation de son vrai bien (et donc de sa béatitude), qui actualise, accomplit, achève toutes ses capacités, tous ses désirs naturels. Or l'homme a un caractère complexe, lié à son imperfection native de plus infime parmi les esprits : il a besoin d'un corps et est soumis pour son perfectionnement à l'écoulement de la durée temporelle. Ce caractère fait que son vrai bien ne se réalise que par étapes, avec la mise en oeuvre et en ordre de nombreux éléments, tout au long de son existence terrestre. Il faut donc des sciences pratiques pour perfectionner la raison dans son rôle directeur face à une tâche si complexe : ce sont les sciences morales. ## LA HIÉRARCHIE DES SCIENCES PRATIQUES On voit aussitôt que les "arts", c'est-à-dire les sciences pratiques qui n'ont pas formellement comme but le bien humain, mais le bien d'une chose extérieure, se trouvent par le fait même subordonnées aux sciences morales : la fin considérée purement et simplement (simpliciter) c'est le bien humain (la fin de la vie, de l'action humaine) ; donc toute science qui poursuit un but formellement distinct ne peut être que subordonnée aux sciences morales, puisque la fin joue le rôle de premier principe dans l'action. Mais, comme le pluriel le laisse voir, il existe plusieurs sciences morales distinctes; il faut donc là aussi examiner la question de leur hiérarchie. L'homme en effet, qui est en lui-même un être substantiel, n'existe et ne vit pas à l'état isolé. Il fait partie de groupes, dont le plus fondamental, la famille, est absolument requis à son existence d'homme, et dont le plus élaboré, qu'on nomme société civile ou politique, se caractérise par le fait qu'il suffit pleinement à la perfection de la vie humaine accessible sur terre. [21] Les touts dont l'homme fait ainsi partie n'ont pas une unité substantielle, mais seulement une unité d'ordre, ontologiquement constituée par des relations. C'est pourquoi les parties conservent des activités propres qui ne sont pas formellement celles du tout : c'est là l'origine des différentes espèces de sciences morales. - L'une en effet étudie l'homme (pour le diriger) en tant qu'il agît volontairement en vue d'une fin : c'est la philosophie monastique (du grec, monos : seul). - Une seconde s'occupe de l'homme intégré à la famille, agissant en vue du bien spécifique de celle-ci : c'est la domestique, l'économique au sens ancien du mot (du grec, oîkos : maison, famille). - Enfin la troisième traite de l'action humaine dans la société pleinement suffisante : c'est la politique (de polis : cité, Etat). Comme nous aurons à le redire en détail pour la société civile, c'est le caractère naturel de la famille et de l'état qui fait que ces deux sociétés donnent lieu à des sciences morales. Et, par caractère naturel, on entend dire qu'elles sont ordonnées à la réalisation du vrai bien humain, et non pas d'un bien particulier seulement. Comme c'est toujours l'homme qui agit, l'action humaine ne peut s'orienter vers des fins disparates. Il faut donc, en vertu de l'unité de l'homme, qu'il existe une hiérarchie entre les biens spécifiques qui sont objets des trois sciences morales ci-dessus distinguées. Or, comme on l'a dit, - nous aurons évidemment à expliquer cela plus en détail - c'est pour la réalisation plus parfaite et plénière de l'unique vrai bien humain que les individus et les familles font partie de la société politique. C'est donc la science politique qui traite directement du bien humain à son degré le plus haut ; c'est donc elle qui se subordonne toutes les autres sciences pratiques, non seulement les arts, mais aussi la philosophie monastique et l'économique. ## [22] QUELQUES TEXTES DE SAINT THOMAS Nous voulons seulement illustrer ce qui précède par quelques passages caractéristiques de notre guide : Sur la division de la philosophie morale "Ce n'est pas à la même science qu'il appartient de considérer un tout qui n'a qu'une unité d'ordre et ses parties. Et c'est pourquoi la philosophie morale est divisée en trois parties. La première considère les opérations d'un seul homme ordonnées à une fin : on la nomme monastique. La seconde considère les opérations de la multitude familiale : on la nomme domestique (oeconomica). La troisième considère les opérations de la multitude civile, et on l'appelle politique." (in I Eth., lect.1, Marietti n°5-6). Sur la place propre de la politique : "Nous pouvons comprendre la dignité de la politique et son rang parmi les sciences pratiques. La cité est en effet la principale des oeuvres que la raison humaine puisse réaliser. Car c'est à elle que toutes les communautés humaines se rapportent. (...) Si donc la science la plus haute est celle qui considère l'objet le plus noble et le plus parfait, il est nécessaire que la politique soit la principale de toutes les sciences pratiques, celle qui est architectonique de toutes les autres, vu qu'elle considère le bien ultime et parfait parmi les réalités humaines." (Prooem. in Pol., Marietti n° 7). Ces considérations ne nous donnent cependant pas une idée complète du savoir moral et de son organisation. Si en effet la politique est la première en dignité des sciences pratiques (naturelles), elle n'est pas première sous tous les rapports. Un texte de saint Thomas soulignant ce nouvel aspect nous permettra d'introduire cette ultime considération : Priorité relative de la monastique : "Quoique le bien commun soit plus divin, le bien singulier est antérieur **dans l'ordre de la génération**. Et c'est pourquoi même le Philosophe [23] Aristote) met la monastique avant la politique, comme cela apparaît dans le livre X de l'Ethique". (IV Sent., 2, 1, 3, ad 3). ## COMPLÉMENT SUR L'ORGANISATION DE LA SCIENCE MORALE Il n'y a au concret qu'une vie humaine : celle des individus au sein de familles et de cités. Et de même que les individus demeurent au sein de la famille, et les familles au sein de la cité, de même les fins individuelles et les fins familiales demeurent et sont assumées dans la fin de la cité. C'est pourquoi la philosophie politique n'est pas seulement juxtaposée à la monastique et à l'économique : elle les intègre, les met en oeuvre, et les achève en les déterminant plus concrètement. En outre, avant d'étudier l'action humaine en vue d'une fin déterminée, il faut connaître les conditions génériques de l'agir en vue d'une fin. Et c'est ainsi que se constitue une éthique générale, qui attire à elle la philosophie monastique. La philosophie politique (et déjà l'économique) prend alors figure d'une éthique spéciale, plus proche de la vie concrète, des conditions réelles de réalisation du bien humain. Ainsi, dans l'ordre logique de la connaissance, comme dans celui de l'exécution du bien chez un individu, l'éthique générale et monastique se présente comme première, la politique venant comme un achèvement. En conclusion, l'éthique est à rattacher à la politique, en tant qu'elle lui fournit ses principes : "La considération de la présente science (à savoir l'éthique) concerne la politique, car dans cette science sont transmis les principes de la politique". (in I Eth., lect. 19, Marietti n° 225). Et la politique apporte l'ultime détermination et l'ultime perfectionnement de la science morale, qu'elle attire en définitive dans son sillage puisque : "Il apparaît que toute la philosophie morale est ordonnée au bien civil". (in VIII Eth., lect.1, n°1542). [24] a) Nous y reviendrons en traitant du bien humain et du bien commun ; mais, pour prévenir toute erreur, soulignons que la politique concerne le bien humain temporel, c'est-à-dire effectivement accessible en cette vie. La fin absolument ultime de la vie humaine, qui ne se réalise que dans l'éternité, est l'objet de la science divine, qui, dans l'ordre naturel, reçoit le nom de Sagesse ou de Métaphysique. "Il faut savoir qu'Aristote dit que la politique est la science principale, non pas absolument (simpliciter), mais dans le genre des sciences actives qui portent sur les choses humaines, dont la politique considère la fin ultime. Car c'est la science divine qui considère la fin ultime de l'univers, et c'est elle la principale de toutes les sciences". (in I Eth., lect. 2, n°31). b) La politique est aussi limitée quant à son type de certitude. Ses principes universels, qui peuvent être défendus par la philosophie de la nature ou la métaphysique, possèdent une certitude du même ordre (cf. ST, I II, q.94 a.4). Mais, en tant que science pratique, la politique doit s'avancer dans le particulier autant que possible : "la connaissance des réalités morales reçoit son achèvement dans la connaissance du particulier". (in IV Eth., lect. 15, n° 832). Il faut alors faire intervenir des principes inférieurs, marqués par la contingence du monde matériel et humain, tirés surtout de l'expérience, et vrais seulement dans la plupart des cas. "On ne peut trouver la même certitude, et il ne faut pas la rechercher identique, dans tous les discours par lesquels nous raisonnons sur un sujet. (...) Or la matière morale est telle qu'il ne lui convient pas une certitude parfaite". (in I Eth., lect. 3, n° 32). ## [25] SITUATION DE LA POLITIQUE DANS L'ORDRE SURNATUREL Nous voulons simplement rappeler que la philosophie politique est infirme dans l'état actuel de l'humanité, car elle ignore non seulement la Fin ultime réelle, mais encore l'état de déchéance de la nature consécutif au péché originel. Or, en fait, la grâce est nécessaire pour guérir la nature. La philosophie politique est donc en fait incapable de diriger adéquatement l'action humaine concrète, même par rapport au seul bien naturel. Cependant, les vérités pratiques qu'elle enseigne demeurent intégrées à l'ordre réel (la grâce ne détruit pas la nature), et les moyens qu'elle découvre restent indispensables à mettre en pratique même s'ils ne sont pas suffisants. La philosophie politique doit donc être étudiée, mais elle n'acquiert tout son sens qu'en devenant servante de la théologie. Encore faut-il que la servante soit dans le meilleur état possible. **L'homme est, par nature, un animal social et politique** [9] Nous avons vu dans un précédent article que la philosophie politique est une partie de la morale, et que la morale véritable se fonde sur la réalité et les exigences de la nature humaine. C'est pourquoi nous abordons notre étude des principes fondamentaux de la philosophie politique par l'examen de la nature sociale et politique de l'homme.[^1] [^1]: Sedes Sapientiae n° 21 et 22. Publication des conférences du Cycle Aeterni Patris. Les principes de la philosophie politique, deuxième conférence. On a conservé à ce texte son caractère de notes. ## SIGNIFICATIONS DIVERSES DE "NATURE" ET "NATUREL" Précisons tout d'abord, que nous n'envisageons pas ici la notion de "naturel" en tant qu'elle se distingue et s'oppose à "surnaturel" : en ce sens, tout notre discours, dans ces articles de philosophie, se tient dans l'ordre naturel. Le mot "nature" désigne ici l'essence d'un être en tant qu'elle est principe d'opération, et donc en tant qu'elle est ultérieurement ordonnée à une fin. La nature alors détermine nécessairement la fin, et ce qui peut arriver à un être en opposition à cette orientation de nature est dit violent. [10] "Naturel" peut alors recouvrir deux idées : soit celle de liaison nécessaire, en vertu de l'essence ou de la fin, soit celle de "non-violent". Dans le cas de l'homme, cela conduit à une ambivalence dans l'usage du mot. Si en effet on met en avant l'idée de nécessité, on opposera dans l'homme ce qui est naturel, ou déterminé nécessairement, à ce qui relève de l'activité libre, de la volonté délibérée. Si au contraire on se fixe sur l'idée de non-violent, c'est-à-dire de convenance ou de conformité à l'essence, à la forme spécifique, tout ce qui sera conforme à la raison sera dit naturel pour l'homme (l'homme étant par essence "animal raisonnable"), sans pour autant devenir nécessaire. Pour l'homme donc, en un sens, naturel s'oppose à rationnel et s'identifie à nécessaire et, en un autre sens, naturel se distingue de nécessaire et s'allie à rationnel. Et, en fait, le naturel au sens de nécessaire est présupposé au naturel au sens de rationnel et lui demeure immanent. Nous allons voir aussi que les deux sens du mot "nature" jouent leur rôle quand on parle de la "nature sociale et politique" de l'homme. ## LA SOCIABILITÉ DE L'HOMME ET SES NÉCESSITÉS DE NATURE De fait, c'est le plus souvent à partir de la considération des besoins de l'homme que saint Thomas conclut à sa nature sociale. Son avant-propos du commentaire sur l'Éthique d'Aristote est typique à cet égard : "Il faut savoir que puisque l'homme est naturellement animal social, vu qu'il a besoin pour sa vie de nombreuses choses qu'il ne peut se procurer seul, il s'ensuit que l'homme est naturellement partie de quelque multitude qui lui fournit l'aide nécessaire pour bien vivre" (in I Eth., lect.l, éd. Marietti n° 4). S.Thomas distingue ensuite ce qui est nécessaire pour vivre, et ce qui est nécessaire pour bien vivre, chaque type de nécessité spécifiant une société : la famille et la cité. On voit donc tout d'abord que l'homme dépend d'autres hommes dans son existence (sa venue au monde) et dans sa survie biologique (au moins [11] pendant un certain nombre d'années). Il en dépend encore pour une éducation minimale, comportant l'apprentissage du langage, sans lequel l'homme ne peut atteindre à l'exercice d'une vie proprement humaine. A leur niveau élémentaire, ces besoins peuvent être satisfaits par une société rudimentaire, de type familial (père, mère, enfants). Mais il est manifeste qu'une telle société, si elle perdure dans le temps, doit s'étendre à un ensemble de plusieurs cellules du type familial : d'où le clan, la tribu, le village, etc. (cf. in I Pol., lect.1 n° 27-29) qui procèdent directement de la multiplication des descendants. Avec ces sociétés plus amples apparaît la possibilité de subvenir de façon beaucoup plus parfaite aux besoins pris en charge par la famille ; les hommes peuvent se consacrer à des métiers (des "arts") divers et complémentaires, et à des recherches en rapport avec leurs capacités pour mieux répondre aux besoins : car c'est par l'exercice de la raison que l'homme peut naturellement parvenir à la connaissance des choses nécessaires à la vie (cf. I Éth., lect.1, n° 4 et De Regno 1, 1). On se trouve ainsi orienté vers l'idée d'une société plus complète, qui se suffira parfaitement à elle-même, c'est-à-dire dans laquelle on trouvera en pleine suffisance ce qui convient à la vie humaine. C'est cette société suffisante par elle-même (per se sufficiens) (cf. III Pol., lect.1, n° 355, et passim) que l'on appellera société politique. Mais, pour préciser cette notion, il nous faut examiner plus avant les déterminismes de type social, c'est-à-dire liés aux rapports entre les hommes, qui affectent la nature humaine. ## LE POIDS DES "HABITUS" C'est un point capital dans cette question de la nature sociale de l'homme. L'être humain, qui est l'espèce la plus infime du monde spirituel, se trouve soumis à une loi de développement progressif, mesuré par la durée temporelle. Ce développement n'est pas seulement matériel et biologique, depuis la conception jusqu'à l'âge adulte ... et la mort. Il est aussi un [12] concernant les facultés de l'âme, tant de la partie spirituelle que de l'âme-forme du corps. L'homme en effet possède un "organisme" de puissances ou facultés de l'âme, chacune étant définie par son objet formel ; ces puissances sont soit cognitives, soit appétitives ; soit spirituelles, soit sensibles intelligence, volonté, sens externes et internes, imagination, appétits concupiscible et irascible, etc. Ces puissances, en tant qu'elles sont dans l'âme, se trouvent en tout homme ; mais, au moins pour s'exercer, elles requièrent un certain état de l'organisme, qui n'est pas forcément inné. En particulier, l'apprentissage d'un langage semble bien nécessaire pour que l'intelligence puisse fonctionner. Mais surtout, les puissances, en agissant, acquièrent des dispositions, des facilités à agir dans le même sens : la pratique enracine des habitus dans les puissances. On peut donc comparer ces habitus à des poids, en ce sens qu'ils inclinent à agir dans un sens déterminé. Or, dans cette formation des habitus, l'influence du milieu social est primordiale, forte et inéluctable. La société (famille et autres ...) peut orienter dans tel ou tel sens cette formation (aussi bien au niveau de la sensibilité - goût de la nature, beaux-arts ... - que de l'intelligence apprentissages de sciences ... et de celui des "vertus morales"). Mais la société ne peut pas ne pas influer sur les hommes qui se développent en elle. Nous ne sommes pas ici dans le domaine de la liberté, mais dans celui de la nécessité, des déterminismes de la nature humaine. Nous concluons ici que l'homme est soumis à des déterminismes de type social, par nature, non seulement dans son corps, mais aussi dans son âme, du moins dans ses facultés. Tel est le premier sens selon lequel l'homme est par nature social ; ici donc, nature est pris en tant que distinct de "libre, rationnel, volontaire". Il est temps maintenant d'envisager le niveau spécifique de l'homme. ## [13] L'HOMME, ANIMAL RAISONNABLE L'homme, comme être de nature, possède une inclination naturelle aux biens qui conviennent à sa nature et qui ont donc pour lui raison de fin. Mais, parce qu'il possède une raison, ces inclinations de nature ne dirigent pas son action d'une manière nécessitante, mais libre, par l'intermédiaire du jugement et avec le consentement de la volonté. La loi qui dirige l'homme est une loi morale, et non pas une simple loi physique. La raison droite en effet juge spontanément qu'il faut faire ou rechercher ce qu'elle appréhende être un bien humain, c'est-à-dire un bien correspondant aux inclinations de la nature humaine (cf. ST, I II q.94 a.2). Ainsi, selon l'ordre des inclinations naturelles se dessine l'ordre des préceptes de la loi naturelle \- en tant que substance, l'homme possède une inclination naturelle à la conservation de son être, selon la mesure de sa nature ; et, selon cette inclination, ce qui est nécessaire à la conservation de la vie relève de la loi naturelle. \- en tant qu'animal, l'homme possède une inclination naturelle à la perpétuation de son espèce ; et ainsi l'union de l'homme et de la femme pour la mise au monde des enfants et leur éducation relève de la loi naturelle. \- en tant que doué de raison, l'homme est incliné naturellement à connaître la vérité sur Dieu qui est sa Cause première et sa Fin dernière et à vivre en société (au sens général de communiquer avec ses semblables) la raison, avec son instrument propre qui est le langage, incline naturellement à ce commerce (cf I Pol., lect 1 n° 36-37) ; selon cette inclination relèvent de la loi naturelle des choses comme la fuite de l'ignorance, le fait de ne pas nuire à ceux avec qui l'homme doit vivre, etc. Nous voyons alors apparaître la caractère naturel de la vie en société pour l'homme, au sens où naturel signifie conforme à la raison. L'homme en effet juge qu'il doit vivre en société, pour réaliser les inclinations correspondant à son être de substance et à son être d'animal puisque, comme on l'a vu, le secours d'autrui est déjà indispensable ici. [14] Et l'homme juge encore qu'il doit vivre en société pour correspondre à l'inclination spécifique de la raison, qui incline l'homme aux échanges avec ses semblables dans la quête du vrai (spéculatif ou pratique). Maintenant, la vie en société, qu'il s'agisse de la société familiale ou d'une société plus complète, se présente à nous comme une exigence de la loi naturelle, exigence requise pour que l'homme agisse conformément aux fins que lui assigne sa nature. Mais à ce niveau, la société se présente comme une réalité qui doit être construite, édifiée par la raison pratique de l'homme, pour correspondre aux buts que les exigences de nature lui assignent. Il va donc devenir nécessaire, pour progresser dans notre étude, d'examiner plus précisément en quoi consiste le bien humain. Nous devons auparavant mettre en lumière un dernier aspect de la nature sociale de l'homme. ## L'AMOUR PROPREMENT HUMAIN Nous avons examiné jusqu'ici les inclinations naturelles fondant le caractère naturel de la vie en société (compte tenu d'ailleurs des déterminismes naturels de "type social"). Mais l'amour proprement humain dépasse l'appétit naturel - sans jamais d'ailleurs pouvoir l'exclure. L'amour de la volonté en effet arrive à l'amour de bienveillance et d'amitié, dont l'objet propre est la personne à laquelle on veut son bien. Cet amour est propre aux personnes, car seul l'être spirituel est capable de prendre possession (par la réflexivité propre à l'esprit) du bien qui achève sa nature. De sorte que c'est seulement à une personne que l'on peut vouloir son bien. La raison découvre donc que chaque homme est capable d'une fin personnelle, qu'il est destiné à cela, d'où suit spontanément le simple vouloir de bienveillance envers chacun (cf. ST, II II q.27 a.2). [15] A elle seule, la bienveillance demeure oisive (in IX Eth., lect. 5 n° 1825) : on veut le bien de telle personne, mais sans rien vouloir faire pour elle, ni se déranger pour remédier à son mal. Mais lorsque des liens viennent créer une certaine communauté entre des personnes, alors se trouve réalisée l'union affective et spirituelle qui constitue l'amour d'amitié, "en tant que celui qui aime estime d'une certaine façon l'aimé, comme faisant une seule chose avec lui (...) et est ainsi porté vers lui" (ST, II II q.27 a.2). Entre les hommes, la communauté de nature est toujours le fondement éloigné de cet amour d'amitié (in VIII Eth., lect. 1 n° 1541). Mais, pour donner réellement lieu à une union affective, cette communauté formelle doit se concrétiser dans des relations réelles : "toute amitié s'établit sur une certaine communion. Nous remarquons en effet que l'amitié relie ceux qui s'accordent ensemble soit par une même origine de nature, soit par une ressemblance des moeurs, soit par la communion d'une société quelconque" (De Regno, I,10). Nous pouvons conclure qu'il y a dans l'homme une tendance naturelle à l'amitié avec ses semblables, enracinée dans la communauté de nature (et donc virtuellement ouverte à tout homme) et qui s'actualise grâce aux multiples communications qui s'établissent - spontanément ou volontairement - entre les hommes (et donc, qui s'actualise entre des hommes déterminés). Or ce type d'union entre les hommes, l'amitié, est le plus spécifiquement humain ; c'est pourquoi l'on peut reconnaître dans cette tendance le fondement le plus spécifique du caractère naturel de la société humaine parfaite qu'est la société politique ; et c'est aussi pourquoi, bien que les besoins d'aide mutuelle rendent nécessaire la coopération entre les hommes, on ne peut voir en eux la raison spécifique de la société proprement humaine. S.Thomas l'affirme explicitement (in III Pol., lect.5 n° 387) "l'homme est naturellement un animal civil ; et c'est pourquoi les hommes désireraient vivre ensemble et non en solitaires, même si en aucune matière le besoin d'aide mutuelle ne les poussait à la vie civile". [16] Et, dans le De Regno (1,10), saint Thomas affirme très clairement la place primordiale de l'amitié parmi les biens de la terre : "Tout d'abord, entre tous les biens du monde, il n'y a rien qui semble digne d'être préféré à l'amitié. C'est elle en effet qui rassemble les hommes vertueux, qui conserve et fait prospérer la vertu. C'est d'elle que tous ont besoin pour accomplir toutes leurs affaires, sans que jamais elle les importune dans la prospérité, ni qu'elle les trahisse dans l'adversité. C'est elle qui apporte les plus grandes joies, à tel point que tout plaisir se tourne en dégoût lorsque les amis n'y sont pas. L'amour permet de supporter les plus rudes épreuves et les fait presque disparaître". ## RÉCAPITULATION L'homme est par nature un animal social et politique, et il l'est formellement par l'élément spécifique de sa nature : la raison. C'est par sa raison que l'homme se trouve lié à la poursuite (volontaire) du bien humain que mesure sa nature. Et c'est pour la réalisation de ce bien humain que l'homme doit vivre en société : société qui peut être élémentaire comme la famille, lorsqu'il s'agit seulement de réaliser le bien primordial de la vie humaine ; société qui doit être plus élaborée lorsque l'on vise à réaliser toute la perfection possible de la vie humaine sur terre. Cette vie en société répond non seulement à l'appétit naturel de l'homme, mais encore à cet appétit spécifiquement humain qu'est l'amour d'amitié. C'est ainsi que la société humaine naturelle sera nécessairement spécifiée par un bien commun, et ne pourra jamais être formellement tournée vers le bien singulier des personnes, car rechercher un bien singulier, c'est transformer les autres en moyen, c'est leur refuser au fond l'amour d'amitié. Père Bernard Lucien