# Doctrine, prudence et options libres par Jean Madiran L’édition originale a reçu *le Nihil obstat* à Versailles le 22 février 1960, de Pierre Dubuisson, p. s. s., *Censor Deputatus* ; et l’*Imprimatur* à Versailles le 23 février 1960, de Pierre Dornier, p. s. s., Vicaire Général. La distinction courante est celle-ci : d’une part, la doctrine religieuse et morale, qui est universellement obligatoire ; d’autre part, les « options », d’ordre technique, qui sont libres. Plus ou moins explicitement on conjugue cette distinction avec l’adage : « *In necessariis, unitas ; in dubiis, libertas ; in omnibus, caritas* » (Unité dans le domaine obligatoire, liberté dans ce qui est douteux, charité en tout)[^1]. Le domaine de l’unité obligatoire est alors celui de la doctrine universelle, et uniquement celui-là. Toutes les options qui ne sont pas contraires à la doctrine sont également libres : nous devons être tolérants quant aux options diverses, unis sur la doctrine, et bien situer la frontière entre doctrine et options : ainsi pourra-t-on surmonter les divisions entre catholiques. Il est vrai que, d’aventure, on prend trop de liberté à l’égard d’une doctrine qui est obligatoire. Il arrive aussi que la passion présente comme obligatoires des options qui sont facultatives. C’est une cause de division, il faut y être attentif. Ce n’est certainement pas la seule, ce n’est peut-être pas la principale. La distinction entre la « doctrine » et les « options », pour indispensable qu’elle soit, demeure insuffisante dans son état actuel, parce qu’elle est insuffisamment explicitée. Il faut pousser plus loin la réflexion. Car, premièrement, il n’est pas vrai que le domaine du nécessaire, ou de l’obligatoire, coïncide avec le seul domaine de la doctrine universelle. Secondement, il n’est pas vrai que toutes les options *libres* soient des options *facultatives*. Et troisièmement, il n’est pas vrai que toutes les options qui ne sont pas interdites en doctrine soient également facultatives ou également libres. Très claire au premier coup d’œil, la distinction entre la doctrine et les options se révèle pratiquement inapplicable dans une multitude de cas. On en a ordinairement conclu jusqu’ici que la distinction n’était pas comprise, ou qu’elle était mal respectée : ce qui peut effectivement se produire. Mais, le plus souvent, c’est la distinction elle-même qui est inadéquate, et donc inapplicable, faute d’avoir été suffisamment élaborée. ## Il y a « option libre » tout le temps Aucune action, aucun groupement, aucun enseignement ne peut prétendre se situer sur le plan ou à l’intérieur de la seule doctrine proprement dite, sans aucune part d’« options libres ». À partir du moment où il s’agit d’un homme qui parle, écrit, ou agit ici et maintenant, aucun de ses actes, aucune de ses paroles ne saurait relever seulement du domaine doctrinal : il y a « option libre » tout le temps, même dans le simple exposé de la doctrine. Ce qui ne signifie pas que l’on ait la liberté d’enseigner n’importe quelle doctrine, mais que l’exposé de la vraie doctrine est lui-même, sous un rapport, inévitablement, une option libre. Je puis recopier, par exemple, la définition du dogme de l’Assomption telle qu’elle figure dans la Constitution apostolique *Munificentissimus Deus* du 1er novembre 1950 : cette définition dogmatique appartient à la doctrine obligatoire. Mais rien ne m’impose ni ne m’interdit, quel que soit le sujet traité, fût-il même l’Assomption, de la recopier ici. Le faire, ou ne pas le faire, c’est une option libre. En dehors des définitions dogmatiques du Pape et des Conciles, il n’existe aucun exposé de la doctrine la plus sûre et la plus certaine, fait ici et maintenant par un homme de chair et de sang, qui ne soit sous ce rapport une option libre. Ce qui est vrai de la parole, et de l’exposé de la doctrine, est encore plus vrai de son application concrète. Aucun organisme d’enseignement, et à plus forte raison aucun organisme d’action, fût-ce d’action apostolique, ne peut prétendre relever de la doctrine seule et s’y limiter sans aucune espèce ni aucune part d’option libre. Sans option libre il n’y a pas d’existence concrète. La doctrine universelle et obligatoire ne peut s’appliquer et même s’exprimer effectivement dans la vie courante qu’à travers des options libres. Au demeurant, une distinction, selon la tradition même de la philosophie chrétienne, n’est pas une séparation. La philosophie chrétienne *distingue* non pas pour séparer mais *pour unir*. Quand on parle de frontière entre options et doctrine, il ne faut pas croire qu’il s’agit d’un rideau de fer, qui ne serait franchi qu’en fraude : il s’agit d’un lieu de passage. S’il importe d’éviter la confusion entre doctrine et options, ce n’est point pour établir leur séparation, mais pour assainir leur union. ## Le troisième terme Cette frontière elle-même entre les options et la doctrine, il est de fait que l’on ne s’accorde pas facilement sur son tracé exact. Accord impossible aussi longtemps que cette frontière sera considérée comme une frontière commune. Car entre ces deux domaines, ce n’est pas une frontière qui existe, mais tout un territoire : un troisième domaine, une troisième zone à l’intérieur de laquelle et par laquelle options et doctrine peuvent se rencontrer et s’unir[^2]. Quand on veut tracer une frontière linéaire pour tenir la place de ce qui est toute l’étendue d’un vaste territoire, il ne faut pas s’étonner que le tracé soit flottant. Pour poursuivre la comparaison spatiale, autant demander de tracer, sur une carte muette ne comportant que le relief, « la » frontière commune entre la France et… le Portugal ! Chaque élève interrogé tracera la sienne. Il y aura les erreurs grossières, bien sûr, il y aura celui qui trace la frontière à l’intérieur du territoire portugais et celui qui la trace à l’intérieur du territoire français. Mais toute l’étendue espagnole, escamotée par hypothèse, peut comporter une infinité de lignes différentes, qui seront toutes aussi bonnes, ou aussi mauvaises, pour figurer « la » frontière réclamée. Il en va ainsi de « la » frontière entre la doctrine et les options. ## Le domaine de la vertu de prudence Ce territoire escamoté, méconnu, oublié, que l’on ne nomme même plus, est celui de la prudence, de la vertu cardinale de prudence. Presque tout le monde, même le monde érudit et savant, omet le rôle cardinal de la prudence, ou n’en parle que comme si la prudence consistait à prendre un parapluie quand le temps se couvre, à baisser le ton devant les agents de la force publique, voire à s’enfuir précipitamment si l’on entend crier « au secours » dans un quartier incertain après la tombée de la nuit. Le premier de ces trois exemples représente la forme la plus anodine de la vertu de prudence ; le second risque d’en être déjà une extrapolation ; le troisième en est une honteuse perversion. Mais c’est surtout sous ces trois formes que l’on connaît ordinairement la « prudence » aujourd’hui. Le catéchisme dit autre chose. Après les trois « vertus théologales » de foi, d’espérance et de charité, il énumère les « vertus morales », dont quatre sont cardinales : la justice, la force, la tempérance et la prudence. Il est vrai que les catéchismes pour enfants, du moins ceux que nous avons sous les yeux, énumèrent ces vertus sans plus ; et sans seulement les définir ; et réservent leur insistance à la description des vices qui leur sont contraires. Il existe sans doute à cela une raison pédagogique. Prenons du moins un catéchisme pour adultes : s’inspirant d’une formule de saint Augustin, il enseigne que la prudence est la vertu qui « *fait qu’en toutes choses nous jugeons correctement de ce qui il faut rechercher et de ce qu’il faut éviter* ». Ce n’est ni la doctrine obligatoire à elle seule, ni aucune option libre d’ordre « technique » qui peuvent suffire à diriger ainsi notre conduite. Usant d’une comparaison automobile, Marcel Clément enseigne plaisamment[^3], mais non pas inexactement, que si la justice est la vertu *code* (le code de la route), la force est la vertu *moteur* et la tempérance la vertu *frein*. Mais la prudence, qui n’est pas la tempérance, et qui n’est pas du tout un frein, comme on le croit sur la sonorité actuelle du mot parmi les ignorants, la prudence est la vertu *volant*. Si l’on veut de la prudence une définition plus élaborée et moins imagée, nous dirons avec saint Thomas que le rôle propre de cette vertu intellectuelle et morale est de « *faire dériver les conclusions particulières, c’est-à-dire les actions pratiques, des règles morales universelles* ». Saint Thomas précise : « *La prudence ne désigne pas leur fin aux vertus, elle ne raisonne pas des règles de la moralité qu’elle suppose connues et voulues, mais elle discerne et dicte seulement les actions qui leur* conviennent[^4]. » La prudence ne choisit donc pas le but à atteindre : il est théoriquement proposé par la doctrine, pratiquement recherché par les vertus. Elle n’invente pas non plus les moyens pratiques : leur élaboration est de l’ordre qu’aujourd’hui nous appelons « technique ». La prudence – le jugement prudentiel – est ce qui décide dans chaque cas concret que pour travailler en direction du but proposé par la doctrine, il faut choisir celui-ci et non celui-là parmi les moyens honnêtes offerts par la technique. (C’est même elle, dans chaque cas concret, qui décide ce qu’il convient de faire pour que la doctrine soit mieux connue.) C’est elle aussi qui décide que, dans telle circonstance, c’est cette règle morale de la doctrine, et non celle-là, qu’il convient d’appliquer : « *La prudence applique les principes universels aux conclusions particulières en matière d’action*[^5]. *»* La prudence n’est pas un jugement isolé, elle est une vertu, c’est-à-dire une disposition permanente. On peut dire en résumé : « *La prudence est la disposition permanente à appliquer de façon expérimentée les principes de la morale aux circonstances particulières*[^6]. » Ce qui n’est ni doctrinal ni technique Nous pouvons maintenant apercevoir pourquoi la distinction courante entre « doctrine » et « options » ne suffit pas à éclairer et apaiser les divisions entre catholiques[^7]. Il est bien évident que tous les catholiques doivent ou devraient être d’accord sur la doctrine obligatoire : et il arrive sans doute que l’on diverge sur la doctrine, imparfaitement ou inégalement connue. Il est tout aussi évident qu’il serait immoral et absurde de se diviser mortellement par d’inexpiables querelles sur le choix technique de la meilleure manière de construire des sous-marins ou de favoriser le stationnement dans Paris : encore qu’il arrive qu’une passion excessive, et l’amour-propre, donnent à ces désaccords techniques une importance exagérée. Mais, le plus souvent, ce n’est point là-dessus que naissent de terribles oppositions. Le principal champ d’affrontement des « tendances » contraires n’est *ni doctrinal ni technique* : il est au point où il faut décider la manière de mettre en œuvre, dans des circonstances données, les choix techniques conformément aux règles doctrinales, il est d’ordre *prudentiel*, il se situe à ce troisième plan dont on ne parle pas et sur lequel on ferme les yeux. Là même où il existe, comme il en existe présentement, de graves déficits doctrinaux, c’est rarement en tant que tels qu’ils se manifestent : ils apparaissent surtout par leurs conséquences au niveau de la vertu de prudence. Ne disposant que d’une distinction à deux termes, doctrine et technique (ou doctrine et options libres), on est conduit à considérer l’ensemble du domaine prudentiel : 1\. – soit comme relevant purement et simplement de la doctrine, ce qui est abusif, et fabrique un autoritarisme, un rigorisme caricatural ; 2\. – soit comme appartenant aux options d’ordre technique, ce qui est un laxisme générateur de scepticisme et d’anarchie. On met entre parenthèses, on supprime le champ d’action, la zone propre de la vertu qui est « *à parler absolument, la principale des vertus morale*[^8] ». ## Supprimé en théorie, pratiquement livré à l’anarchie Nous disions plus haut qu’« il y a option libre tout le temps », même dans l’exposé de la doctrine. Disons plus précisément qu’en chaque action concrète, fût-elle le simple exposé de la pure doctrine, *il y a tout le temps choix prudentiel.* Le dogme de l’Assomption appartient à la doctrine obligatoire : mais en énoncer ici et maintenant fût-ce la pure formulation officielle, ce n’est pas un jugement doctrinal, c’est un jugement prudentiel qui en décide. L’élaboration d’un système d’« intégration » ou d’un système d’« association » pour l’Algérie est une tâche qui relève de ce que nous appelons la « technique politique » : mais choisir l’une ou l’autre n’est pas un simple choix technique, c’est davantage, c’est un choix prudentiel. Il serait absurde de s’entr’égorger, même métaphoriquement, pour des divergences d’« options libres » quand celles-ci manifestent un désaccord purement et simplement technique. Aussi bien, il est aberrant de croire que ce soient des divergences de cette sorte qui divisent entre eux les catholiques français, – jusqu’à mettre parfois en péril, ou en pièces, l’unité religieuse de la communauté catholique. Les catholiques français ne sont pas d’accord sur des choix prudentiels, ce qui est autre chose, et autrement grave : car il est normal qu’un homme soit prêt à risquer ou à donner sa vie pour un choix prudentiel. Non pas pour n’importe quels choix prudentiels, mais spécialement pour les plus décisifs de ceux qui concernent le bien commun temporel de la nation. Ce n’est d’ailleurs jamais par la doctrine toute pure ou par la technique toute simple qu’un homme donne sa vie : donner sa vie pour le bien commun temporel, et même donner sa vie en témoignage que Jésus-Christ est le Fils de Dieu, c’est-à-dire en témoignage de la vérité de la doctrine universelle, c’est toujours, uniquement, forcément, un acte prudentiel. Un acte prudentiel qui tient compte autant qu’il le faut, et selon les circonstances concrètes, des inspirations et des règles de la doctrine, voire des possibilités de la technique : mais donner sa vie n’est ni une décision technique ni une décision doctrinale, c’est une décision prudentielle. C’est *pour* la patrie que les héros, c’est *pour* la divine doctrine que les martyrs donnent leur vie. Savoir dans quel cas il convient de jeter sa vie, ou celle de ses subordonnés, dans les balances de l’histoire, appartient à la vertu de prudence. Il est tout à fait chimérique de prétendre « se tenir au plan de la seule doctrine » sans assumer « aucune option ». Au plan de la seule doctrine, il n’y a jamais eu de martyrs. Accepter le martyre, c’est précisément sortir du plan de la seule doctrine. Mais si les martyrs en sont sortis, ce n’est évidemment pas pour assumer une option facultative ou technique, n’ayant pas plus de vérité ni de valeur morale qu’une option différente. Accepter le martyre n’est pas une décision doctrinale, et n’est pas non plus une décision technique. C’est une décision prudentielle[^9]. Le domaine prudentiel est celui où les hommes, s’ils ne vivent pas dans l’unité et dans la paix, s’opposent, se divisent, se battent, se tuent. On a voulu assurer la paix et l’unité en mettant ce domaine radicalement entre parenthèses. On l’a supprimé : en théorie. C’est-à-dire qu’en pratique, il se trouve abandonné à la confusion et à l’anarchie. ## L’Église a juridiction aussi sur le domaine prudentiel On caricature le droit et le fait quand on expose que l’Église a juridiction sur la seule doctrine, et nullement sur les options « techniques », sous la seule réserve que ces options ne contredisent pas les règles universelles de la doctrine (comme le ferait par exemple une technique d’avilissement ou de péché). Ici la sommaire distinction à deux termes fausse tout et conduit à ne plus rien comprendre. Il ne devrait alors jamais y avoir aucune sorte de difficulté entre l’Église et l’État à partir du moment où l’État n’emploierait aucune technique intrinsèquement immorale et ne prétendrait pas régenter la doctrine, tandis que l’Église, de son côté, n’interviendrait en rien qui ne soit purement doctrinal. En séparant rigoureusement la « doctrine religieuse » et la « technique politique », on aboutirait à la séparation de l’Église et de l’État assurant automatiquement la paix entre eux. En quoi nous serions fort loin de compte. Le pouvoir temporel et le pouvoir spirituel doivent être *distincts*, et ils doivent être *unis*. Car l’État et l’Église se rencontrent normalement, se disputent ou s’accordent sur un terrain qui n’est ni proprement technique, ni proprement doctrinal : sur le terrain qui est proprement prudentiel. En effet, l’Église a juridiction *aussi* sur le domaine prudentiel. Mais elle n’est plus ici *toujours seule* à avoir juridiction sur une partie de ce même domaine prudentiel, encore que sous un rapport différent, s’exerce la juridiction de l’État. L’Église s’abstient souvent, en de larges zones du domaine prudentiel, d’exercer en fait le droit qu’elle y a. Sans laisser ce droit se périmer, il arrive qu’elle n’en use pas, ou qu’elle n’en use pas de manière catégorique et nettement explicite, pour des raisons elles-mêmes d’ordre prudentiel, dont elle est juge. Mais elle peut le faire à tout instant. Les Encycliques pontificales contiennent des indications, même impératives, qui sont d’ordre prudentiel : quand on s’en tient à la distinction à deux termes, on ne sait jamais s’il faut classer de telles indications (par exemple celles de Pie XII en faveur d’un progrès de l’unité européenne) dans la catégorie « doctrine obligatoire » ou dans la catégorie « options libres ». Ces indications s’inspirent de la doctrine et n’ignorent pas l’état technique de la question, mais elles ne relèvent ni de l’une ni de l’autre catégorie. Elles relèvent du *choix intellectuel et moral que, par la vertu de prudence, l’homme doit faire à chaque instant pour diriger sa conduite sous l’inspiration de la doctrine et compte tenu des circonstances particulières*. Si bien que, lorsqu’on définit le domaine des « options libres » comme celui de toutes les options théoriquement possibles et permises au regard de la doctrine universelle et obligatoire, on donne pour *également* libres des options qui ne le sont pas également, voire qui ne le sont pas toutes. Parmi les options théoriquement permises à un point de vue purement doctrinal, il en existe qui sont *interdites en prudence* et d’autres qui, *en prudence*, sont *recommandées par priorité* ou même *obligatoires*. L’Église peut le prononcer explicitement ; c’est même sous ce rapport que ses décisions, aujourd’hui, sont ordinairement le plus incomprises, le plus contestées. Car celui qui s’en tient au schéma à deux termes, « doctrine » et « options », ne voit pas ce que fait l’Église quand elle juge, parle, prononce, décide, conseille ou ordonne *en prudence* : elle sort du domaine de la seule doctrine universelle, et l’on proteste alors que l’Église « sort de son domaine ». ## La juridiction « pastorale » Que l’Église prenne des décisions ne relevant pas *uniquement* de la doctrine, cela est tellement évident que l’on s’est efforcé de l’expliquer et d’en rendre compte dans la classification elle-même, par l’emploi de plus en plus fréquent, et même officiel, d’un troisième terme, le terme *pastoral*. On remarquait récemment qu’outre *l’autorité doctrinale* de l’Église, il faut reconnaître aussi « un genre d’autorité que peut-être on tend aujourd’hui à méconnaître, qui est pourtant nécessaire à la vie de l’Église, pour appliquer, dans la vie quotidienne, les décisions nécessairement plus générales du Magistère *l’autorité* pastorale[^10]. » On sait au demeurant qu’il existe un Rapport *doctrinal* publié par l’Assemblée plénière de l’Épiscopat français, mais qu’il existe aussi, par exemple, plus d’un Directoire *pastoral* en diverses matières. On évolue ainsi, du moins en fait, vers une distinction à trois termes, comportant le *doctrinal*, le *pastoral* et le *technique*. Le « pastoral » se distingue évidemment du « doctrinal », mais il est non moins évident qu’il ne se confond pas avec les « options libres », puisque, précisément, l’Église y donne des directives. Pour prendre un exemple, quand un Évêque n’autorise pas dans son diocèse le fonctionnement de la *Légion de Marie*, ce n’est point au titre de son autorité doctrinale qu’il déconseille ou interdit cette organisation. Ce serait une interprétation pour le moins invraisemblable qui verrait dans un tel refus des réserves, voire une condamnation, d’ordre doctrinal à l’encontre d’une œuvre qui est, d’autre part, encouragée par le Souverain Pontife et approuvée par l’autorité épiscopale dans des centaines de diocèses à travers le monde entier. Il s’agit d’une décision *pastorale* qui, compte tenu de la situation particulière d’un diocèse, est prononcée *en prudence*. L’« autorité pastorale » est celle qui s’exerce dans le domaine prudentiel à l’égard de toutes les questions concernant le gouvernement de l’Église et l’organisation de l’apostolat. Il y a donc lieu, croyons-nous et *salvo meliore judicio*, de remplacer déjà en ces matières, plus explicitement et plus couramment, la distinction à deux termes par une distinction à trois termes. Car si l’on continuait à s’en tenir au seul schéma « doctrine-options », on ne saurait où classer le « pastoral », ni le comprendre. Si l’« on tend aujourd’hui à méconnaître » ce qui constitue l’« autorité pastorale » et ce qui relève de sa juridiction, c’est (notamment) parce que l’instrument intellectuel qui serait nécessaire fait défaut. Le concept « doctrine » et le concept « options libres » n’y suffisent pas, il faut manifestement un troisième concept. Les directives du Saint-Siège, même parfois *en matière religieuse*, risqueraient de devenir inintelligibles, ou de paraître arbitraires, si l’on négligeait ou supprimait l’existence du « prudentiel » à côté du « doctrinal ». On peut supposer que si l’attitude et les décisions de l’Église en ce qui concerne les apparitions de la très Sainte Vierge font tellement difficulté pour certains esprits, c’est parce qu’ils pensent que la seule alternative est soit de les ranger sous la rubrique « doctrinale » (et elles ne s’y rangent pas), soit de ne leur reconnaître aucune valeur (mais c’est a priori invraisemblable, et contredit en fait par le comportement de l’Église). Parlant à propos de sainte Bernadette, à l’occasion de la clôture de l’Année mariale, mais donnant à son affirmation une portée générale, Jean XXIII a déclaré[^11] : « Si les Pontifes romains sont constitués gardiens et interprètes de la Révélation divine contenue dans la Sainte Écriture et dans la Tradition, ils se font aussi un devoir de recommander à l’attention des fidèles – quand après mûr examen ils le jugent opportun pour le bien général – les lumières surnaturelles qu’il plaît à Dieu de dispenser librement à certaines âmes privilégiées, non pour proposer des doctrines nouvelles mais pour guider notre conduite : *Non ad novam doctrinam fidei depromendam, sed ad humanorum actuum directiones*[^12]. » Ce *devoir* des Souverains Pontifes s’exerce assurément dans la ligne même de la doctrine il ne semble pas que ce soit dans la rubrique « doctrine » qu’il faille le classer ; ni dans la rubrique « libres options techniques ». ## Le « pastoral » ne recouvre pas la totalité du « prudentiel » On se tromperait pourtant en croyant résoudre toute difficulté par la seule introduction du domaine « pastoral » dans la classification. Le pastoral n’est qu’une partie du domaine prudentiel. Et d’ailleurs, il est extrêmement fréquent que l’Église n’intervienne pas en fait dans des questions où, en droit, elle le pourrait. Quand l’Église intervient, décide et tranche une question d’ordre prudentiel, elle accomplit un acte que l’on peut nommer pastoral. Mais les questions où l’Église n’est pas intervenue ne sauraient être classées dans le domaine pastoral, puisque précisément, elles n’auront fait l’objet d’aucune intervention de l’autorité pastorale. Or certaines de ces questions n’en appartiennent pas moins à un domaine qu’il serait déplorable de considérer comme relevant seulement de libres options techniques dans tous les cas prudentiels où l’autorité pastorale ne s’est pas prononcée, on se retrouverait emprisonné dans les deux seuls termes du schéma « doctrine-options ». ## La vertu de prudence ne doit pas être diluée dans un libéralisme technique Il existe nombre de points pratiquement importants, concernant par exemple l’Algérie, l’école libre, le régime politique actuel, la réforme intellectuelle et morale, la résistance au communisme, sur lesquels l’Église n’a rien dit et ne dira probablement rien. L’Église a rappelé la doctrine universelle ; elle a quelquefois précisé explicitement certaines de ses applications pratiques à ces diverses questions ; elle ne les a pas précisées toutes ; elle n’a pas tranché certains points, à vrai dire assez nombreux. On aurait tort d’en conclure que l’importance de ces points, dont l’Église n’a pas parlé, est spécifiquement et uniquement *technique*. On aurait tort de croire que, sur ces points, les options qui ne sont interdites ni par la doctrine, ni par une décision pastorale explicite de la Hiérarchie apostolique, sont *toutes égales en valeur morale*. Certes, on voit bien tout ce qu’il y eut, tout ce qu’il y a de bon et de nécessaire dans l’effort persévérant pour « dépassionner » les discussions (ou les querelles) autour des « options libres ». Il a fallu, et souvent il faut encore *dépolitiser* des esprits, des milieux, des organisations victimes d’une politisation abusive. Pour réussir à *faire passer*, comme le demandent les Souverains Pontifes, *la religion qui unit avant la politique qui divise*, on a dû et on doit montrer aux catholiques qu’un désaccord sur le régime politique ou même sur le statut de l’école libre est en soi moins grave qu’un désaccord sur le dogme de l’Incarnation. Le comportement ordinaire de beaucoup de catholiques s’est établi *comme si* c’était le contraire, et des *habitus* intellectuels et moraux se sont créés. Aller contre ces *habitus* demande un grand, un long effort. Il était urgent et nécessaire, et il l’est toujours, de restaurer la hiérarchie des valeurs. Il est beaucoup plus important d’être unis dans le sacrifice de la messe que d’être désunis sur le choix du journal vendu à la sortie de la messe des catholiques ayant entre eux cette union et cette désunion devraient être, tout compte fait, unis. Or tout compte fait, ils sont (parfois) surtout divisés : dans la mesure où ils donnent pratiquement, sinon en théorie, plus d’importance au journal exposé à la porte de l’église, et qui les divise, qu’au sacrifice accompli sur l’autel, qui fonde leur unité. Dans une telle situation, il était sans doute pédagogiquement indispensable de *dévaloriser* des « options libres » qui occupaient dans le comportement – et peut-être dans la vie intérieure – de chacun une place surévaluée. Il était nécessaire de rappeler que l’option libre ne découle pas de la doctrine universelle par une déduction logique obligatoire ; il était indispensable de faire en sorte que le résultat de cette déduction indue ne vienne pas *prendre la place* de la doctrine elle-même : quand une option particulière était : 1.] présentée comme obligatoire en doctrine ; 2.] défendue avec plus d’ardeur que la doctrine elle-même, – il y avait manifestement un effroyable abus. Il n’est pas sûr d’ailleurs qu’il ait partout disparu, ni qu’il ne renaisse pas sous des formes inédites. *Remettre la politique à sa place*, qui est, tout importante qu’elle soit, secondaire et subordonnée, voilà une tâche qui est encore d’actualité. Descartes assure, à propos des choses de l’esprit, qu’il faut procéder comme avec un bâton flexible et tordu : pour le redresser, tordons-le en sens inverse. Même en acceptant cette méthode, il importe encore de n’aller point jusqu’à la déformation contraire ; il importe aussi de savoir que l’on risque parfois de provoquer la torsion inverse dès le premier effort de redressement. La dévalorisation systématique des « options libres » comporte d’ailleurs quelque chose d’absolument chimérique, quand elle va jusqu’à supposer implicitement – et même, cela s’est vu, explicitement – qu’il pourrait exister des journaux, des entreprises, des œuvres, des mouvements installés au seul plan de la doctrine obligatoire et de ce fait exempts de toute libre option. Cela est impossible, même pour des mouvements strictement apostoliques. Le choix lui-même du plan et du développement d’un sermon en matière purement doctrinale est une option libre engageant la responsabilité personnelle de celui qui fait le sermon. Mais, d’autre part, et surtout, il est gravement erroné de laisser croire que toutes les options permises en doctrine sont égales en vérité et en valeur morale. S’il en était ainsi toujours ainsi, en dehors de la doctrine universelle et des décisions pastorales de la Hiérarchie apostolique, et à la seule condition de ne pas les contredire, toutes les options étaient également valables, – on aboutirait à un extraordinaire scepticisme pratique, et à une indifférence radicale devant les responsabilités réelles, personnelles, concrètes de chaque état de vie. Car enfin, si les diverses options libres théoriquement possibles et permises en doctrine ont toutes la même valeur morale, autant les jouer à pile ou face. Et si leur différence de valeur est purement technique, autant s’en remettre du choix aux spécialistes et aux experts. Chaque fois que l’Église – comme il arrive souvent – ne prononce pas en fait le jugement prudentiel explicite qu’elle a le droit de prononcer pour départager diverses options en présence, il ne s’ensuit nullement que le choix est moralement indifférent, ni que n’importe lequel des choix possibles aura la même valeur morale que tous les autres, ni qu’il appartient à des considérations purement techniques de désigner le meilleur parti à prendre ; ni que tous les « engagements » se valent, pourvu que l’on soit « engagé » quelque part. Il s’ensuit au contraire qu’alors, chacun selon son état de vie (et non pas selon l’état de vie de son voisin…) porte la responsabilité, non pas technique, non pas indifférente moralement, mais la grave responsabilité morale de choisir lui-même, *c’est un choix prudentiel* et non pas une « préférence » d’ordre technique ou sentimental. \* \* \* La frontière entre l’obligatoire qui réclame l’unité (*in necessariis unitas*) et le douteux qui appelle la liberté (*in dubiis libertas*) n’est donc nullement assimilable à la frontière, supposée commune, entre « doctrine » et « options ». Il n’est pas vrai que les « options libres » soient, par nature, *douteuses*. Il n’est pas vrai que le sort de l’homme soit de donner sa peine, son amour et sa vie dans un doute radical, comme sur un coup de dés. Partout où existe une responsabilité personnelle et une action concrète, il y a « option libre », – sous l’inspiration de la doctrine et en conformité avec elle. La part du doute peut être plus ou moins grande dans chaque cas, en raison de l’infirmité humaine. Mais la certitude raisonnable, l’obligation, la nécessité et l’unité ne sont pas exclues par principe du domaine des « options libres ». Ce n’est ni une erreur ni un péché de les y chercher : c’est la fonction intellectuelle et morale de la vertu de prudence. *In omnibus caritas* : on manquerait à la charité, autant qu’à la vérité, si l’on tournait en dérision l’effort vertueux de l’homme prudent, si nécessaire que saint Louis pouvait dire : *Prud’homme vaut mieux que bigot*. Et quelle pire dérision pour « la principale des vertus morales » que de la réduire et de l’emprisonner « au plan technique » ? Comme toutes les vertus morales, la principale d’entre elles, pour être pratiquée, a besoin d’être enseignée, montrée en exemple et honorée. # [^1]: On attribue souvent cet adage à saint Augustin, mais c’est à grand tort. Il est introuvable dans les œuvres du saint docteur. En fait, il est dû au protestant Peter Meiderlin (Rupertus Meldenius, 22 mars 1582 – 1er juin 1651) à propos des controverses entre protestants. _Référence_ : Joseph Leclerc s. j. dans _Recherches de sciences religieuses_, tome XLIX, décembre 1961, pp. 549-560. Note complémentaire dans le tome LII-3 page 432 (1964). Cf. _Esprit et Vie_ (ex _Ami-du-Clergé_ ) du 20 mars 1973, page 98 (couverture). _Hypothèse_ : c’est le titre de l’œuvre [_Paraenesis votiva pro pace ecclesiæ ad theologos augustanæ confessionis_] d’où est tirée cette phrase qui l’a fait attribuer à saint Augustin, car « Augustanæ Confessionis » ne désigne pas les « Confessions de saint Augustin » mais la « Confession d’Augsbourg », manifeste doctrinal du protestantisme luthérien. Il est d’ailleurs difficile d’attribuer ce texte à saint Augustin, pour peu qu’on y réfléchisse un peu. Il n’aurait bien sûr fait aucune difficulté pour « _in omnibus caritas_ », bien au contraire. Mais la distinction entre « _dubiis_ » et « _necessariis_ » relève du grand écart : non seulement ce sont deux notions qui ne sont pas du même genre (l’une ressortit à la connaissance, l’autre à l’être) mais aussi entre les deux, il y a tout le probable, et le certain contingent. Et puis il y a des choses douteuses qu’on peut (voire qu’on doit) laisser en l’état, tandis qu’il y a des doutes qu’on a le devoir de lever : quand il y va de l’honneur de Dieu, de la validité des sacrements, de la conduite à suivre en justice, de ce qui est nécessaire à la compréhension de la foi et de la parole du Magistère. En fait, cette distinction n’a de sens que dans l’optique du libre examen protestant : là où la Bible ne soufre aucune divergence d’interprétation, nécessitée et unité. Le reste est rejeté dans le domaine du douteux et du libre, chacun étant juge de ce qui est nécessaire et ce qui est douteux. [note de _Quicumque_] [^2]: D’autre part, il peut exister des « options libres » en matière « doctrinale » en ce sens que l’Église laisse – provisoirement ou non – les théologiens libres de soutenir sur certains points des opinions diverses : par exemple au sujet du motif de l’Incarnation, au sujet de ce qui fut l’occasion du péché des Anges, au sujet de certains aspects du problème des rapports de la grâce et de la liberté, etc. Nous laissons cela entièrement en dehors de notre propos. [^3]: Marcel Clément et Jean de Livonnière : *Scènes de la vie sociale*, Éditions du Centre Français de Sociologie, 1955, page 25. [^4]: *Somme théologique*, II-II, 47, 6. [^5]: *Ibid.* [^6]: Marcel Clément : *Catéchisme de sciences sociales*, fascicule I, Nouvelles Éditions Latines 1959, page 27. [^7]: Nous voulons dire : ne suffit pas *intellectuellement*. Nous ne parlons pas ici des requêtes, incomparablement plus nécessaires encore, de la conversion du cœur, de la rectification des appétits et des passions. [^8]: Tandis que la justice est « *principale du point de vue de l’obligation* » (*Somme théologique*, II-II, 56, 1, ad 1). [^9]: Et cette décision prudentielle, bien évidemment, ne comporte pas diverses « options » également permises, quand le choix est entre le martyre et l’apostasie. [^10]: R. P. Le Blond, *Études*, juin 1959, page 376. [^11]: Radiomessage du 18 février 1959. [^12]: *Somme théologique*, II-II, 174, 6, ad 3.