# L’exposition de saint Thomas d’Aquin de la Politique d’Aristote par le Père Bernard de Menthon
> [!pdf] [[Menthon (2008) L’exposition de saint Thomas d’Aquin de la Politique d’Aristote.pdf|Télécharger le texte en pdf]]
**Proème et livre I, chapitre 1**
**Présentation du p. Bernard de Menthon**
La providence m’a permis d’étudier certaines œuvres de saint Thomas d’Aquin. Je pense que dans ces œuvres nous trouvons la clef de tous les problèmes politiques contemporains. Le problème vient de ce que ces œuvres ne sont pas connues, ou mal connus ou incomprises.
Nous trouvons chez saint Thomas, qui est l’héritier de toute la Tradition, tout un projet de restauration de la Chrétienté. Ce qui nous intéresse aujourd’hui, c’est l’aspect philosophique de son oeuvre. On ne peut faire de saint Thomas un simple philosophe. C’est un théologien, c’est un mystique ! Donc ne le réduisons pas à n’être simplement qu’un philosophe, c’est bien le contraire. Ceci dit, ce qui nous intéresse ici aujourd’hui, c’est sa philosophie politique.
Ce n’est pas à proprement parler une conférence que je vais vous proposer, il s’agit plutôt d’une séance de travail. On vous a fourni le Proemium du Commentaire de la politique et la première leçon de ce commentaire. Je vous laisse le soin de les lire et de les découvrir vous-même. Les difficultés de ces textes, c’est qu’évidemment, à quelques siècles de distance ils sont difficiles d’accès, on risque de ne pas y comprendre grand-chose ; mon but est simplement de vous donner les moyens de les travailler par vous-même.
Ce que je voudrais simplement, c’est vous expliquer le résumé schématique que vous avez dans les trois feuilles qui vous ont été données[^1] et que nous suivrons donc. Je ne vais donc pas vous donner du prêt à penser, mais plutôt une matière à travail. Je suppose que dans les semaines qui viendront, vous vous appliquerez vous-mêmes à lire dans le texte saint Thomas d’Aquin. Il faut se méfier des manuels et autres documents du même genre qui prétendent vous donner la pensée de saint Thomas. Il convient de lire saint Thomas dans le texte. Malheureusement les temps étant ce qu’ils sont, la langue latine est mal connue. Une bonne connaissance de saint Thomas requerrait une pratique correcte du latin. Maintenant qu’il existe des méthodes vivantes pour pratiquer le latin de manière courante, cela ne devrait pas poser de problèmes.[^2] Par suite excusez-moi si tous les papiers que je vous ai donnés sont en latin ; j’ai l’habitude de travailler comme cela, car c’est beaucoup plus simple.
[^1]: Portées en annexe.
[^2]: Cette méthode est diffusée, en particulier par des cours à l’institut saint Pie X et elle peut rendre certainement de grand service
Toutefois je parlerai en français (et non pas en latin) contrairement à mes habitudes. Si certaines choses ne sont pas claires, n’hésitez pas à poser des questions et à interroger.
## Proemium
Nous entamons maintenant le Proemium ou Préambule.[^3]
[^3]: Pour la traduction complète du texte de Thomas d’Aquin commenté ici, se reporter à : Echivard Jean-Baptiste, *Une introduction à la philosophie* tome 3, éd FX de Guibert 2006, p 154 et s.
Saint Thomas a écrit sur la politique d’Aristote un commentaire. Mais il faut préciser qu’il n’a commenté que les livres I, II et III jusqu’à la leçon 6 ; à partir de la leçon 7, c’est Pierre d’Auvergne qui a poursuivi le commentaire. J’espère vous donner un aperçu du préambule, de l’introduction si vous préférez, et puis de la première leçon. Comme vous le verrez, l’essentiel y est déjà ; bien que toute la doctrine de saint Thomas ne soit pas dans le commentaire de La Politique. On aurait tort en effet de croire que le Commentaire de La Politique de saint Thomas contient l’ensemble de la doctrine politique de Thomas d’Aquin. Comme j’ai eu l’occasion de l’expliquer par ailleurs[^4] la politique et la morale ne sont pas deux sciences séparées, c’est une seule et même science et le Commentaire de l’Ethique à Nicomaque contient déjà les principes de la Politique. Par suite, dans ce Commentaire de La Politique, nous avons des redites de principes qui ont déjà été donnés dans le Commentaire de l’Ethique à Nicomaque et qui y ont été développés. C’est pourquoi, expliquant ce préambule, je me référerai également au Commentaire de l’Ethique. On ne peut vraiment pas séparer les deux.
[^4]: Cf. Bernard de Menthon osb, Fondement n°2
Dans ce préambule, vous avez deux parties : saint Thomas ne l’annonce pas, mais on le voit facilement : dans les trois premiers paragraphes il parle de la science pratique en général et dans les huit autres paragraphes, selon l’édition que nous utilisons, il parle de la science politique proprement dite. Il faut comprendre les principes de la science pratique en général et tout d’abord ce que c’est qu’une science pratique.
### n 1
Saint Thomas donne tout de suite une introduction théologique (naturelle) sur laquelle je ne m’étendrai pas trop parce qu’elle nous intéresse moins ici, mais il est bon de l’évoquer quand même. Il dit que l’intellect humain est à l’intellect divin comme le disciple est au maître ; autrement dit, c’est l’intellect divin qui nous enseigne, c’est Dieu qui nous enseigne et nous nous situons par rapport à Dieu comme des disciples. Or, et c’est là que nous entrons dans la science pratique, l’intellect humain est le principe des artefacts. Les artefacts, ce sont toutes les choses que l’homme fabrique. Autrement dit, l’intellect humain, l’intelligence humaine, est au principe des œuvres d’art. Quand je dit œuvres d’arts, il convient d’entendre *art* au sens médiéval : ce n’est pas seulement les œuvres des beaux-arts, mais c’est tout objet de fabrication. C’est l’intellect humain qui est au principe des sculptures, aussi bien que de la cuisine et de l’agriculture. Tandis que l’intellect divin, lui, est au principe de la nature, de l’ordre naturel des choses. Dieu est créateur du monde. Autrement dit, Dieu est l’artisan qui a fabriqué le monde, si l’on peut s’exprimer ainsi. Il s’agit d’une comparaison, d’une analogie entre l’homme qui fabrique des objets d’arts et Dieu qui a fait le monde.
La conclusion de ce raisonnement c’est que l’art imite la nature. *Ars imitatur naturam* [^5] ; cette manière d’introduire ce principe d’un point de vue théologique est assez intéressante. C’est un principe que l’on retrouve également en physique, que l’on trouve partout en philosophie : l’art imite la nature ; c’est un principe de bon sens. Quand l’homme veut produire des choses, il est obligé d’ordonner les moyens à la fin et c’est ce que fait la nature. Dans la nature, vous voyez une progression, vous voyez un ordonnancement des moyens à la fin : les animaux, les plantes agissent selon des processus bien connus ; les naturalistes, les physiciens et autres savants les décrivent. La nature procède méthodiquement, avec ordre, dans toutes ses œuvres. Vous observez les plantes, les arbres, les animaux, ils ne changent pas tous les jours, au contraire ils restent identiques à eux-mêmes. Et s’ils changent, c’est selon un ordre précis. Eh bien ! quand l’homme agit dans les œuvres d’arts, c’est similaire. D’ailleurs dans les œuvres soi-disant d’arts qui sont le fruit du spontanéisme, on voit bien le résultat. Les vrais artistes doivent procéder avec méthode et ordonner les moyens à la fin. Même si quant il s’agit de certaines œuvres de l’art moderne, le papier et la toile peuvent tout supporter, l’agriculteur lui sait très bien qu’il doit imiter la nature et la suivre du plus près possible ; sinon il en résulte une rapide sanction naturelle.
[^5]: Ars imitatur naturam, ce que l’on peut traduire, si l’on souhaite éviter quelques contresens fréquents : « les activités humaines s’inspirent pour la réalisation de leurs fins propres, de l’observation des procédés naturels » ou encore « les techniques s’inspirent de l’ordre naturel des choses. »
Ces considérations d’ordre général vont nous introduire en politique. L’art imite la nature : vous allez constater que la politique est un art et comment elle l’est. A partir de cette considération théologique, on aboutira à des observations beaucoup plus complètes.
### n 2
C’est ici que S. Thomas introduit la notion de science pratique. En effet la raison humaine est (je traduits littéralement le latin) seulement cognoscitive pour ce qui concerne des choses naturelles, mais elle est à la fois cognoscitive et factive des artefacts. Autrement dit, par rapport aux choses naturelles, nous exerçons notre connaissance et c’est tout ce que nous pouvons faire, contrairement à ce que l’on voudrait nous faire croire aujourd’hui. Si vous observez les plantes et les animaux, tous ce que vous pourrez faire, c’est les connaître. Tandis que par rapport aux artefacts, c’est à dire aux objets d’arts, l’intelligence ne se contente pas de connaître, mais elle fait. C’est l’intelligence qui est au principe même de nos activités. Pour être bien faite, la cuisine, qui est une des activités humaines les plus connues et les plus fréquentes, doit être une œuvre d’intelligence. Cela n’a l’air de rien mais les animaux ne font pas de cuisine. Les choses d’art, quel que soit l’art dont on parle, sont une œuvre d’intelligence. Par conséquent, la science naturelle est spéculative tandis que la science des artefacts est pratique. Ce qu’on appelle science naturelle, c’est à dire la science des choses de la nature est une science spéculative. Là aussi notre esprit moderne est complètement déformé : pourquoi étudie-t-on la nature ? pour produire, pour la transformer. Et bien non ! On étudie la nature pour connaître. La connaissance de la nature, la connaissance des choses de la nature est une science spéculative parce que son objet propre est de connaître. L’homme a une certaine satisfaction, un certain épanouissement dans la simple connaissance des choses : c’est ce qu’on appelle la science spéculative. Au contraire les arts sont une science pratique, c’est à dire une science qui a pour objet le faire, l’activité, et non pas l’étude. Bien évidemment, je peux personnellement m’intéresser aux œuvres d’arts de manière spéculative, ce qui correspond à ma motivation personnelle. Mais, de fait, une véritable science des choses pratiques est une science qui est ordonnée à l’action, à la fabrication, à l’activité.
Voici donc une grande distinction proposée dès le départ dans la philosophie des sciences : à savoir la différence entre les sciences spéculatives et les sciences pratiques.
Les sciences spéculatives (au pluriel car il y en a beaucoup) ont pour fin propre simplement de connaître. Saint Thomas parle ici des sciences de la nature, c’est-à-dire la physique ; mais on pourrait ajouter les sciences mathématiques et la métaphysique[^6]. Celles-ci sont des sciences spéculatives qui ont pour but de connaître. Par opposition, il y a les sciences pratiques, c’est à dire les sciences qui ont pour but une certaine activité. Dans un sens large, on peut dire que la cuisine est une science pratique. La médecine est également une science pratique. La médecine n’étudie pas le corps humain pour connaître le corps humain mais la médecine étudie le corps humain pour guérir les maladies, pour soigner le malade. C’est une science pratique. Donc une grande division s’impose au début de notre étude, dans la philosophie des sciences : les sciences spéculatives et les sciences pratiques. Dans les sciences pratiques, on imitera toujours la nature d’une manière ou d’une autre. Non point imiter la nature de manière servile, mais suivre les règles de la nature, les lois de la nature, l’ordre naturel des choses. Cette différence entre science spéculative et science pratique est une différence fondamentale dans toute la philosophie des sciences, vous en trouverez en particulier des éléments dans les Commentaires de l’Ethique d’Aristote au livre I, leçon 12 et également au livre I, leçon 1 des Métaphysiques et dans bien d’autres lieux.
[^6]: Métaphysique : science de l’être en tant qu’être. Si on se place maintenant du point de vue des conclusions auxquelles la métaphysique conduit : a) du point de vue de l’être, considéré dans son type intelligible, la métaphysique est alors l’ontologie et b) de l’être considéré dans sa cause première, elle est la théodicée (théologie naturelle)
Mais n’oublions pas que l’imitation de la nature, dans cette première partie, apparaît dans tous les paragraphes, dans toute la pensée politique de Thomas d’Aquin.
### n 3
Intéressons-nous aux sciences pratiques lesquelles vont imiter la nature. Or comment procède la nature ? La nature procède des choses simples aux choses composées, c’est-à-dire que la nature procède toujours de l’organisme simple vers des organismes plus complexes. Regardez les animaux, les animaux sont des œuvres extrêmement complexes lesquelles sont une composition de réalités plus simples. C’est ce que l’on disait déjà à l’époque de saint Thomas, et que l’on pourrait dire aujourd’hui d’une manière certainement beaucoup plus illustrée. On peut analyser le corps d’un animal en organes, puis en cellules. On peut analyser les cellules en organites, les organites en molécules. Les organismes les plus perfectionnés sont également les plus complexes. Si vous examinez les minéraux, vous constaterez leur simplicité constitutive. Les organismes vivants sont, au contraire, extrêmement complexes. Le travail de la nature qui se passe sous nos yeux, consiste dans l’assemblage d’éléments simples pour en faire des choses complexes. Voilà ce que fait la nature. C’est ce que fait l’homme aussi. Dans le domaine pratique c’est similaire. Regardez tous les arts. Pour l’art culinaire, vous disposez d’ingrédients, de matières premières. Il va falloir les composer de manière artistique. Regardez l’architecture, une maison est faite de nombreux éléments et il va falloir les composer et pas n’importe comment ; un mur n’est pas un tas de pierres. Il faut aller donc du simple au composé comme des choses imparfaites au parfait ; les choses composées sont les choses parfaites et inversement. Les choses les plus belles que fait l’homme sont les choses les plus complexes. Ce qui ne veut pas dire que le complexe soit par soi racine de perfection. Il n’en reste pas moins que les choses parfaites, les choses créées sont composées.
Tout ce préambule est pour dire que les œuvres d’arts de l’homme, sont des compositions, des compositions d’éléments simples. Comme la nature, l’homme dans ses activités pratiques va procéder de l’imparfait au parfait, du simple au composé. Voilà ce qu’il en est de la science pratique en général.
Ce que nous retiendrons de la science pratique sera donc essentiellement ceci :
Il faut d’abord la distinguer de la science spéculative qui a pour unique but de connaître tandis qu’ici il s’agit d’agir. Ensuite, il s’agit de construire du simple jusqu’au composé. Comprenez simple et composé d’une manière profonde, et non pas strictement matérielle.
Prenez le cas d’une sculpture : en première approche, ce n’est pas un composé. Le sculpteur prend un bloc de pierre et le sculpte pour en sortir une forme. Mais philosophiquement c’est néanmoins du composé parce que dans le cas de la sculpture, vous partez d’un élément simple qui est une matière première minérale, une pierre, et vous lui apportez une forme ; donc vous avez bien une composition par une forme. Ce n’est donc pas un simple ajout de matière (ou plutôt un retranchement de matière) mais philosophiquement c’est bien de la composition puisque vous allez composer une matière première avec une forme figurée. Donc voilà l’œuvre de l’art en général, l’œuvre pratique en général.
### n 4.1
Entrons maintenant en science politique, les choses deviennent plus difficiles et nous allons faire une découverte extrêmement importante dans le paragraphe 4. C’est que la raison humaine dispose non seulement des choses qui sont à l’usage de l’homme mais la raison humaine va s’appliquer aux hommes eux-mêmes. La raison humaine - sous entendu la raison pratique dont nous parlons - va non seulement agir sur les objets dont l’homme se sert mais elle va aussi agir sur l’homme lui-même, et toujours du simple au composé. Dans ce paragraphe saint Thomas dit les choses d’une manière extrêmement succincte ce qui demande quelques explications.
Nous avons commencé par distinguer dans les sciences le spéculatif et le pratique. Cette division des sciences entre spéculatif et pratique doit être subdivisée encore : les sciences pratiques doivent être divisées en deux groupes et la langue française est un handicap pour une bonne explication. En effet il convient de distinguer les sciences *factives*, c’est à dire les sciences de la fabrication qui agissent sur une matière extérieure et les sciences que l’on appellera *morales* qui agissent sur l’homme lui-même. Autrement dit l’agir moral - à la différence de l’agir factif ou artistique - l’agir moral demeure dans l’être humain et ne passe pas dans une matière extérieure.
Si nous lisions le texte de Thomas d’Aquin en latin, nous n’aurions pas de problème ; mais le passage au français risque de brouiller les idées parce que *facere* se traduit par *faire* qui est en français synonyme d’*agir*. En fait, l’art, au sens large regarde toute science pratique. Au sens le plus large, le mot art est un mot assez gênant car il a une très large acception ; il est alors synonyme de science. Dans un sens plus restreint on pourrait réduire l’art à la science pratique et comme la science pratique se divise elle-même en science de l’*agir* et science du *faire*, l’art se distinguera aussi en art dans l’ordre de l’agir et art dans l’ordre du faire. C’est dans ce dernier sens qu’on parle d’art dans le vocabulaire courant ; autrement dit quand on parle de l’art dans le vocabulaire courant, on veut parler des sciences du faire, de la fabrication.
Pour ce qui nous intéresse ici, la science pratique se divise en deux selon qu’il s’agit du faire, de la fabrication, c’est à dire de l’action sur certaines matières extérieures, d’une part, et d’autre part, de l’agir qui est une action sur l’homme lui-même et qui ne produit rien à l’extérieur. C’est la différence en latin entre agere et facere, mais malheureusement en français c’est équivoque. Quand vous voyez quelqu’un qui se promène, vous lui demandez : « Que faites-vous ? » En latin on ne dira pas *quid facis ?* On dira *quid agis ?*. Il convient de bien distinguer *agere* qui signifie l’agir moral, c’est l’action de l’homme sur lui-même, de l’homme sur l’homme et le *facere* qui est l’action sur une matière extérieure. Le *facere* a une production : j’agis sur des matières, j’agis sur la pierre, sur du bois, sur du fer, sur des légumes, sur des animaux, autrement dit je fabrique. Tandis que l’agir ne produit rien, on est dans le domaine de la morale.
Mais l’objet de l’agir, d’une certaine matière, c’est l’homme lui-même. Pourquoi ? En agissant par l’agir moral, l’homme se transforme lui-même. Vous avez l’expérience de votre propre vie. Vous-même n’êtes pas ce que vous étiez il y a quinze ans. Vous n’avez pas seulement connu une croissance physique, corporelle, vous avez également connu une croissance morale - dans le bien ou le mal c’est un autre problème - mais vous n’êtes plus le même qu’il y a quinze ans ; dans quinze ans, dans vingt ans vous ne serez plus le même. Une transformation intérieure s’opère : l’homme se transforme lui-même, l’homme agit sur lui-même. Et ceci comme individu mais également en communauté : les hommes agissent les uns sur les autres par leur vie commune. C’est un fait d’expérience, c’est pourquoi l’on dit, et on expliquera pourquoi, qu’il existe des êtres sociaux comme les fourmis, les abeilles ; mais seul l’homme est un animal véritablement politique parce que la société des abeilles ne se transforme pas, et par suite les abeilles ne changent en rien. Toutes les observations que l’on peut faire sur les animaux montrent bien que les sociétés animales ne changent pas, n’évoluent pas. Tandis que les sociétés humaines évoluent parce que les hommes agissent les uns sur les autres. C’est ce qu’on appelle l’*agir* humain qu’il faut donc bien distinguer du faire.
Voici une application toute simple de cette distinction. Aujourd’hui on a du mal à saisir ce qu’est véritablement l’économie : si l’économie est considérée dans l’ordre du faire, nous sommes en présence d’un pur matérialisme, tandis que si l’économie est considérée dans l’ordre de l’agir, c’est une activité humaine et dans ce cas c’est une science morale et non pas une science mathématique. Si on lie l’économie aux sciences mathématiques, on sombre dans le pur matérialisme et l’homme devient un outil de production. Une faute d’épistémologie[^7] entraîne une faute politique.
[^7]: Epistémologie : théorie critique de la science, en vue de déterminer la valeur objective de ses principes et de ses résultats (R. Jolivet)
Les sciences morales vont donc procéder, nous l’avons dit, du simple au composée, le simple étant l’individu humain. Dans le domaine moral, l’homme va composer aussi, c’est-à-dire qu’il va unir les hommes entre eux. Donc de la même manière que dans le domaine artistique, dans le domaine de la fabrication, on assemble des éléments pour constituer des œuvres d’arts, dans le domaine moral on va réunir des hommes pour constituer des œuvres politiques. On verra par la suite pourquoi, comment, dans quel but, et vous vous doutez bien qu’il ne peut s’agir de rassembler les hommes pour constituer des communautés comme on rassemble des pierres pour faire un mur. En dépit des tendances actuelles ces deux types d’activité sont fondamentalement différentes. Mais pour autant dans les deux cas on devra résoudre un problème similaire : procéder des choses simples aux choses composées.
### n 4.2[^8]
[^8]: **n 4. 2** : Or, les types de communauté s'étagent selon divers degrés et divers ordres. Et puis, au sommet se situe la cité, c'est-à-dire celle qui est l'ultime réalisation, celle qui produit de source la plénitude du vivre. C'est pourquoi, de tous les types de communauté humaine, elle est le plus parfait (ipsa est perfectissima). En effet, étant donné que ce qui est mis à l'usage de l'homme est ordonné à lui comme à sa fin, et partant, lui est inférieur et subordonné, il s'ensuit que le tout incarné par la cité l'emporte sur tous ceux qu'il est possible à la raison humaine de connaître et de constituer.
Voilà pour le préambule de ce paragraphe 4. Ce paragraphe 4 est relativement complexe et il a donné lieu à certaines erreurs dont on parlera ; il convient d’être très attentif. Dans le domaine moral, on va procéder du simple au composé et l’homme va avoir une action sur lui-même en constituant des œuvres d’arts du domaine moral. Et la suite du texte se subdivise en deux paragraphes a et b**.**
### n 4.2.a
*Les types de communauté s'étagent selon divers degrés et divers ordres. Au sommet se situe la Cité, la communauté qui est l'ultime réalisation, celle qui produit de source la plénitude du vivre. C'est pourquoi, de tous les types de communauté humaine, elle est le plus parfait (ipsa est perfectissima). En effet, étant donné que ce qui est mis à l'usage de l'homme est ordonné à lui comme à sa fin, et partant, lui est inférieur et subordonné, il s'ensuit que le tout incarné par la cité l'emporte sur tout ce qu'il est possible à la raison humaine de connaître et de constituer. La communauté ultime, c’est à dire la plus élevée, la plus complexe, la plus parfaite, c’est la communauté de la Cité qui est ordonnée aux choses qui se suffisent par soi à la vie humaine.*
Cette phrase très dense contient, on peut le dire, toute la politique ; elle est la clef de la politique. L’homme va constituer des communautés. Parmi les communautés que constitue l’homme, il y en a une qui nous intéresse particulièrement, c’est celle qui est ordonnée à ce qui suffit par soi à la vie humaine et qu’on appelle traditionnellement la Cité (Civitas en latin, Polis en grec d’où vient le mot Politique). Qu’est ce que veut dire : « *ce qui suffit par soi à la vie humaine* » ? Interrogez vos besoins en tant qu’homme. De quoi avez vous besoin, que faut-il pour que vous ayez ce qui suffit pour votre vie ? Il faut manger, il faut dormir, c’est entendu, mais les animaux le font aussi, certes différemment de nous, mais ils le font aussi. Donc ce n’est pas ce qui caractérise notre vie humaine. De quoi avez-vous besoin ? Non seulement des choses matérielles, mais vous avez besoin également de réalités immatérielles (évitons de dire spirituelles parce que cela nous entraînerait dans l’ordre surnaturel, question du domaine théologique et non plus philosophique). Mais vous avez besoin d’une éducation dans le domaine artistique, dans le domaine du faire, dans le domaine moral, d’une instruction, apprendre à lire comme apprendre à écrire, vous avez également besoin d’une certaine amitié, d’un épanouissement dans tous les domaines. Et c’est pour cela qu’il y a des communautés. Or ce qui caractérise la Cité, c’est que dans la Cité il y a tout. La Cité a tout et n’a pas besoin d’aucune autre chose. C’est pourquoi on dit d’elle qu’elle a ce qui suffit par soi, c’est-à-dire de par ce qu’elle est, en tant que telle, et non pas suite à des circonstances particulières. Il y a des choses qui sont absolument nécessaires ; lorsqu’on les a, on a ce qui suffit ; dans le cas contraire on constate une insuffisance. Prenons pour exemple l’amitié : on ne peut vivre sans une certaine amitié. Il existe plusieurs sortes d’amitié d’ailleurs, mais prenons le mot dans le sens le plus général. Une certaine amitié cela fait partie des choses nécessaires à notre vie que l’on doit absolument trouver.
Ainsi ce qui caractérise des communautés comme la famille, ou une société professionnelle, ou un club sportif, toutes ces communautés qui existent, des plus stables aux plus transitoires, toutes ces communautés n’ont pas en elles-mêmes tout ce qui est nécessaire à la vie humaine. Mais, isolées les une des autres, elles ne peuvent survivrent et se développer normalement. Il leur est nécessaire d’être dans une plus grande communauté qu’on appelle la Cité et vraiment dans la Cité, il y a tout.
Le vrai problème, c’est donc la Cité. Mais concrètement qu’est ce que la Cité ? Au temps de saint Thomas comme au temps de la civilisation grecque le problème ne se posait pas. Alors qu’aujourd’hui on a des difficultés pour arriver à comprendre ce que c’est une Cité. Déjà on serait bien embarrassé pour donner des exemples concrets de Cité par suite de tous les bouleversements que nous connaissons. Mais pour comprendre cette phrase de l’Aquinate, on peut se référer à l’histoire antique. Dans l’antiquité grecque, la cité grecque était parfaitement autonome car elle disposait de tout le nécessaire. Les cités grecques étaient indépendantes les unes des autres - c’est à peine si on pouvait parler d’une fédération grecque - elles étaient des Etats autonomes qui avaient tout ce qui était nécessaire pour l’épanouissement humain. Non seulement ces entités économiques possédaient tout le nécessaire au plan des biens matériels, mais simultanément elles faisaient fonction de centres de vie culturels et religieux, comme on dirait de nos jours.
Ainsi la Cité est par soi suffisante. C’est une première découverte politique. Et c’est pour cela qu’elle est ultime. Par suite la communauté la plus parfaite est la Cité et nous avons toujours présent à l’esprit le principe « du simple au composé, de l’imparfait au parfait ». Autrement dit, nous constatons dans notre vie quotidienne que l’homme tout seul ne peut se suffire à lui-même, qu’il a besoin d’être inclus dans d’autres communautés.
La première communauté dans laquelle il se trouve inclus est la famille ; mais la famille à elle seule ne peut tout apporter. La famille peut, ou du moins pouvait à une certaine époque, assurer une certaine autonomie économique. Néanmoins la famille a quand même besoin de l’entraide des autres communautés du fait des différents métiers qu’elle ne peut exercer, des multiples productions qu’elle ne fournit pas, également pour tout ce qui touche à l’éducation et à l’instruction. Dans un état élémentaire de la vie en société, ce fut peut-être possible ; mais à partir d’un certain développement de la communauté, ce n’est plus possible, ne serait ce que pour la défense par exemple, puisqu’il n’y a pas que des gens honnêtes et qu’une seule famille ne peut se défendre toute seule. Bref les familles ont besoin de se rassembler et elles ont commencé par former des villages et puis petit à petit des structures politiques se sont mises en place. Et dans ces structures politiques, à l’intérieur des cités vous constatez la présence de différents corps de métiers, de différentes sociétés économiques. De nos jours les rapports sont même devenus extrêmement complexes et tout ceci aboutit à ce qu’on appelle une Cité, c’est-à-dire une société, un groupement humain qui essentiellement se suffit. Nous disons essentiellement parce qu’il peut y avoir toujours des échanges accidentels entre Cités pour des choses accessoires. Mais essentiellement la Cité a son unité et sa perfection en elle-même. La Cité sera donc la communauté la plus parfaite. Voilà ce qu’exprime la première partie de ce paragraphe 4.2. On commence déjà à découvrir la Cité comme étant la société la plus parfaite parce qu’elle satisfait à tous les besoins de l’homme et qu’elle n’a besoin d’aucune autre société subsidiaire.
Il est préférable de dire *Cité* plutôt que *État*, bien que souvent dans beaucoup d’ouvrages de science politique on trouve le mot État pour désigner la Cité. L’État évoque aujourd’hui les structures administratives qui régissent la société, l’administration, pour parler en langage contemporain, autrement dit les fonctionnaires, le gouvernement, les assemblées…Dans ce contexte, l’État n’est qu’une partie de la Cité et la Cité ne se réduit pas à l’État. Il n’y a pas que des fonctionnaires dans la Cité. La Cité est autre chose que le seul État, en beaucoup plus riche.
### n 4.2.b
*Or ce qui vient à l’usage de l’homme,* c’est à dire les artefacts*, est ordonné à l’homme comme à sa fin.* Les artefacts, autrement dit les choses qui sont produites par les œuvres d’art, que ce soit les œuvres d’art provenant de beaux-arts comme la peinture, la sculpture, la musique, ou que ce soit des œuvres d’art issues des *arts mécaniques* (ceci dit dans le vocabulaire médiéval), c’est-à-dire les arts manuels : l’agriculture, la cuisine, la pêche, la chasse, la fabrication des objets… Tout cela, tout ce qui est à l’usage de l’homme, est ordonné à l’homme comme à sa fin, c’est à dire que le but objectif de toutes les choses qu’on fabrique est l’homme, que ce soit les ordinateurs, les voitures… tout cela est ordonné à l’homme. C’est l’homme qui est la fin de toutes ces choses. Donc - et il va falloir expliquer ce *donc* parce que saint Thomas ne donne pas la mineure de son raisonnement, du moins pas de manière suffisamment explicite - *la Cité est le tout principal de toutes les totalités qui peuvent être connues et constituées par la raison humaine*. C’est-à-dire que si je regarde toutes les réalités qui sont fabriquées par l’homme, je vois que dans la Cité j’atteins l’homme lui-même ; dans la Cité j’atteins à proprement parler le bien humain intégral, qui est suffisant pour la vie humaine, tandis que toutes les autres communautés, ce que l’on nomme de nos jours le social, ne nous offre que des éléments partiels.
Conclusion : la Cité est la principale des œuvres d’art.
Le but de ce paragraphe est donc de nous expliquer que de toutes les œuvres d’art, de toutes les totalités, de toutes ces compositions que l’homme fabrique, c’est la Cité qui est la plus élevée, la plus grande, la plus digne. Cette manière de raisonner est très englobante parce qu’on compare les choses qui sont fabriquées par les mains de l’homme à partir de la matière avec ce qui est « fabriqué » dans le domaine moral, dans l’ordre politique. Eh bien, ce qui est dans le domaine moral, les fabrications morales si vous préférez, les fabrications politiques (si j’ose dire « fabrication » improprement, parce que nous sommes dans le domaine de l’agir et non pas dans celui de la fabrication) sont supérieures à toutes les autres œuvres d’art. Donc tout ce que l’homme peut connaître et faire, tous les objets des sciences pratiques, seront toujours inférieurs à la Cité. Voilà le but de ce paragraphe qui est très court chez saint Thomas et qui demande beaucoup d’autres explications que je vais donner maintenant.
Le but du paragraphe n 4a est de nous dire que de toutes les communautés qui existent, la Cité est première.
Le paragraphe n 4b considère plutôt la Cité comme un artefact et la compare avec tous les autres artefacts. Tous les autres artefacts ont pour but l’homme. Il s’agit donc d’une comparaison entre la Cité d’une part et toutes les œuvres de l’homme d’autre part. La comparaison ici n’est pas du tout entre la Cité et la personne ou entre la Cité et la famille mais c’est une comparaison entre la Cité et les autres artefacts. Certains n’ont pas vu l’articulation de ce paragraphe et appliquent le paragraphe b dans le paragraphe a et finissent par en conclure que la cité est ordonnée à l’homme individuel comme à une fin, que le but de la Cité est l’épanouissement de la personne humaine. Mais ce n’est pas du tout ce que veut dire saint Thomas ici. Son texte est certes très concis mais il n’est absolument pas question de la personne humaine dans ce paragraphe.
Quand Thomas d’Aquin dit dans la première partie, ce qui a probablement provoqué la confusion, *la cité est ordonnée à ce qui suffit pour la vie humaine*, on ne distingue pas ici la personne humaine et la communauté humaine. On parle de la Vie humaine en général et dans cette vie humaine en général il va falloir distinguer ultérieurement entre l’aspect personnel et individuel et l’aspect collectif. La Cité est immédiatement ordonnée à l’ordre humain. L’objet propre de l’activité politique se situe dans l’ordre humain et non pas dans l’ordre matériel ou économique, productif. Il n’est pas du tout question ici d’une comparaison entre la personne et la communauté. C’est un problème qu’il va falloir traiter mais qui le sera dans la suite des Commentaires.
Pour résumer le syllogisme qui est donné dans la deuxième partie, on peut dire :
la Cité qui est dans l’ordre humain immédiat, est ordonnée immédiatement au bien humain.
Or les autres œuvres d’art sont ordonnées à l’homme.
Donc la Cité est la première des œuvres d’art.
Le but du syllogisme est donc de démontrer que la Cité est la première des œuvres d’arts.
Les autres artefacts qui viennent à l’usage de l’homme sont ordonnés à l’homme comme à une fin.
Comme la Cité est ordonnée immédiatement au bien humain, elle est en quelque sorte dans l’ordre humain, elle est une réalité proprement humaine, essentiellement humaine.
Or les autres artefacts sont ordonnés à l’homme, donc la Cité est le premier des artefacts. C’est un raisonnement analogique parce que Thomas d’Aquin assimile la Cité à un artefact, alors qu’on appelle artefact une production matérielle. C’est donc par analogie qu’on étend cette notion d’artefact à la Cité en disant c’est une *production de l’homme*. Il faut comprendre que toutes les œuvres d’art de l’homme vont être ordonnées à la Cité. La Cité est ici assimilée à un artefact.
Le but de ce paragraphe est simplement de montrer que la cité est l’œuvre humaine par excellence : la Cité est la première des œuvres humaines. L’œuvre humaine la plus élevée qui soit est la Cité.
Dans cette introduction, saint Thomas présuppose d’abord des éléments doctrinaux qu’il a déjà établis dans son Commentaires de l’Ethique ; mais il annonce également un enseignement qu’il va donner par la suite. Dans cette présentation succincte cet enseignement peut paraître quelque peu abrupt. Mais c’est juste nécessaire pour introduire la suite. Et, de plus, certaines vérités dans l’Antiquité et du temps de S. Thomas, allaient de soi. Après des siècles de protestantisme et de Révolution, ce n’est plus le cas aujourd’hui. Il faut donc les expliquer.
### n 5
La conclusion du paragraphe 5 qui suit n’a pas besoin d’être expliquée : c’est la nécessité du politique qui entraîne celle de la science « civile ». L’homme a besoin de cette science pour vivre. Cela va de soi : puisque la Cité est la première des œuvres d’art, absolument nécessaire, il faut qu’il existe une science correspondante. Thomas d’Aquin l’appelle science politique ou encore science civile.
‘Politique’ vient du mot grec *polis*, tandis que *civilis* vient du mot latin *civis ; politique* et *civile* signifient exactement la même chose. Science civile veut donc dire science de la Cité, science politique.[^9]
[^9]: C’est donc un abus de langage que de parler de politique familiale pour désigner la gestion du père de famille. (ndle)
### n 6
Ce qui a été déjà dit plus haut, nous le redisons ici, à savoir que la politique est une science pratique, non pas dans l’ordre du ‘faire’, mais ‘active’ ou morale. La science pratique se divise en deux : la science du ‘faire’, art libéral ou servile, et l’autre partie qui seule nous intéresse ici, c’est-à-dire la science active ou la science morale.
Dans la société actuelle qui baigne dans les idéologies modernes il importe de bien distinguer les œuvres qui s’appliquent à une matière extérieure, et qui sont donc dans le domaine de l’art (au sens ancien du terme, comprenant aussi bien les arts serviles que les arts libéraux) et ce qui relève du domaine moral et politique, qui agit sur des hommes. On ne peut pas traiter de science politique comme on traite de science mécanique. Par suite certains procédés peuvent convenir à la science mécanique, la mathématisation, par exemple, l’étude des lois physiques, l’observation méthodique… mais ne conviennent pas - ou du moins très analogiquement - à la science politique. L’esprit moderne qui est univoque aura tendance à appliquer les procédés des sciences mécaniques aux sciences politiques et à les étudier comme on étudierait les électrons d’un atome, par exemple. De la même manière qu’on analyserait la dissolution d’un cristal dans l’eau, il envisagera d’étudier le comportement des minorités dans une société, par exemple. Même si certains principes demeurent toujours dans toutes les parties de la philosophie, il n’en reste pas moins que la science pratique morale et la science pratique factive, d’ordre matériel, sont deux sciences de nature différente. Dans un cas on agit sur les choses matérielles, dans l’autre cas on agit sur les hommes. Quand dans le domaine de l’économie, par exemple, on s’efforce d’étudier les questions économiques comme si on étudiait la physique ou les mathématiques, ou du moins comme s’il n’y avait que des différences purement accidentelles entre les études de physiques et mathématiques et les études économiques ou politiques, on est en présence d’une idéologie qui détruit la véritable politique. On ramène en quelques sorte la politique à n’être qu’une physique sociale. Or une population d’abeilles, ce n’est pas la même chose que la population d’une ville. Là on voit bien le matérialisme ambiant. Derrière ce type de démarche, il importe de voir tout ce qui est impliqué. Cela présuppose que l’on soit capable de faire la différence entre l’homme et l’animal. Si on ne voit plus de différence entre l’âme humaine et l’âme animale, c’est donc qu’on ne prend plus en compte l’immortalité de l’âme humaine ; si donc on ne voit plus la différence essentielle qui existe entre l’homme et l’animal, on en subit immédiatement les conséquences politiques. Ainsi cette introduction est importante pour bien marquer la séparation entre les domaines du faire et de l’agir humain.
### n 7
Le paragraphe 7 tire une conclusion du paragraphe 4. Puisque nous savons maintenant que la Cité est l’œuvre humaine la plus élevée, par voie de conséquence la science politique sera la science suprême dans l’ordre pratique, la science pratique principale et architectonique[^10]. C’est-à-dire celle qui va commander, gouverner toutes les autres sciences. Tirons une comparaison de ce que nous constatons dans le domaine matériel : pourquoi dit-on que l’architecture ‘gouverne’ les autres arts du bâtiment ? C’est que l’architecte va gouverner toutes les œuvres d’art qui sont nécessaires à la construction de la maison. Même dans l’antiquité où la construction n’était pas si compliquée que de nos jours, c’était à l’architecte de gouverner les couvreurs, les maçons… Dans toutes les constructions récentes il y a un tel assemblage de corps de métiers que leur ordonnancement devient vraiment difficile. C’est l’architecte qui va gouverner tout cela ; il va établir le projet, distribuer le travail et contrôler l’exécution de tous les corps de métiers. Ce que fait l’architecte dans le domaine de la construction, c’est ce que va faire le politique dans le domaine humain. La politique sera ainsi à la tête de tous les arts humains, de toutes les activités morales, et même pratiquement des autres activités, puisqu’elles sont ordonnées finalement à la vie humaine, laquelle est politique. La science politique et, par conséquent, le pouvoir politique vont avoir pour objet de gouverner, de diriger toute l’activité humaine. Il y aurait bien évidemment des nuances à apporter selon les cas ; et il faut tenir compte que nous n’abordons pas ici le problème de la vie surnaturelle, ni donc celui de la conscience et de la vie intérieure de l’homme. Ce serait une autre question, qui ressort de la théologie morale. Mais à part l’ordre surnaturel, la politique devra tout gouverner ; saint Thomas donne par ailleurs l’exemple de l’art de la navigation qui gouverne tout ce qui a trait au génie maritime. Le génie maritime qui a pour objet la construction des vaisseaux va obéir à l’art de la navigation. Il ferait beau jeu de construire un navire magnifique qui ne serait pas capable de naviguer ! De la même manière, la science politique va gouverner tous les arts et toutes les activités. Par quels modes et comment ? Il y aura beaucoup de nuances à apporter. Cela n’implique pas la suppression des autorités et des communautés subalternes, bien au contraire. On peut comprendre très facilement que même l’architecture des bâtiments puisse obéir au politique. On en est davantage conscient depuis environ un siècle : la ruine des abbayes ne provient pas seulement de la folie révolutionnaire. Car il existe d’autres causes : simplement les bâtiments étant abandonnés, les propriétaires - ou les non propriétaires - se sont servis des abbayes comme de carrières de pierres et le politique est resté indifférent devant ce vandalisme. Nous avons depuis des administrations, certes tyranniques, mais qui ont au moins le mérite de protéger les bâtiments. Ainsi le politique doit gouverner la construction des villes, le politique doit gouverner la santé publique, l’agriculture… Toutes les œuvres humaines, tout relève du domaine du politique. Pourquoi ? parce que la cité est l’œuvre humaine la plus élevée. Voici donc un grand principe très général.
[^10]: Science architectonique : science en vue de laquelle les autres sciences sont constituées ; celles-ci sont donc subordonnées à la première. Exemple : la stratégie, l’économie, la morale (individuelle) sont subordonnées à la politique qui est architectonique par rapport à elle ; à son tour la stratégie est architectonique par rapport à l’art hippique ; l’art hippique est architectonique par rapport à l’art de fabriquer tout ce qui concerne le harnachement des chevaux (Mourral Isabelle-Millet Louis, Petite encyclopédie philosophique, éd Gamma p 28)
Cela ne signifie pas que l’on tombe dans le totalitarisme. Il y a beaucoup de nuances à apporter, parce que nous sommes dans le domaine humain. La philosophie politique et l’action politiques ne procèdent pas comme l’architecture. On ne gouverne pas les hommes comme on gouverne des pierres. Il n’empêche que le politique sera architectonique comme l’architecture dans son domaine *parce qu’elle considère le bien ultime et parfait dans les choses humaines*. Dans l’ordre humain, la politique considère ce qu’il y a de plus parfait, à savoir la Cité. La Cité est l’œuvre humaine la plus parfaite, par suite c’est ce que la politique a pour objet. Ayant pour objet ce qui est le plus parfait, la politique doit gouverner ; tout est finalement dominé par la politique (dans l’ordre naturel des choses).
### n 8
Et comment va procéder cette science, c’est l’ultime paragraphe du Proemium. De la connaissance des parties, va découler la connaissance du tout, autrement dit la connaissance du tout procédera de la considération des parties. Ceci est vrai pour n’importe quelle science mais tout particulièrement pour une science pratique. Dire que la connaissance du tout qu’est la Cité va procéder de la considération de ces parties montre qu’on n’ignore pas les parties, les personnes, les familles… Pour connaître le tout, il faudra connaître les parties. A la différence des idéologues modernes, nous ne commençons pas par concevoir la Cité comme un idéal abstrait ; il est nécessaire de partir du concret. C’est pourquoi la politique sera une science inductive.
On n’attirera jamais assez l’attention sur les dangers de l’idéologie politique, même pour la bonne cause ; c’est malheureusement une tendance de l’esprit français par suite de l’influence cartésienne. On aura tendance à construire de belles idéologies politiques complètement déconnectées du réel. Émettrait-on des propositions justes et vraies, si elles ne sont pas induites, elles risquent de mener tout droit à l’idéologie. De nos jours le danger est grand parce que la politique que nous étudions, est une politique théorique puisque nous vivons dans une société dépravée et éclatée (une dissociété, dit Marcel de Corte), système où la véritable politique est complètement hors-jeu. Dès lors nos considérations sont forcément théoriques : nous parlons de la Cité telle qu’elle devrait être. Nous n’avons pas d’exemple concret sous les yeux. Notre famille de pensée aura donc forcément une tendance naturelle à l’idéologie. Ce qui est très dangereux parce que l’on va échafauder la Cité Idéale qui n’existera jamais. Il ne s’agit donc pas de plaquer une doctrine politique abstraite sur la réalité d’aujourd’hui, ni de refaire la Cité de jadis.
Il ne s’agit pas d’oublier les leçons de notre histoire, voire même de renier notre passé historique. Mais il est bien certain que quoiqu’on fasse au XXIe siècle on ne refera pas le XIIIe siècle. Le monde a changé.
En considération des parties (*ex consideratione partium*) il importe de ne pas construire une idéologie. La connaissance des principes, dans l’abstrait, est nécessaire ; mais il faut aussi les connaître dans le concret et ensuite - ne pas oublier *practica* - les mettre en pratique. Une science pratique est une science qui a pour but l’agir humain, l’action. Si votre science politique produit de magnifiques conclusions qu’on ne peut appliquer, elle est inutile. La science politique doit montrer le bien tel qu’il doit être fait. La science n’est pas la prudence politique car elle se maintient dans certains domaines universels, tout en restant ordonnée à la prudence politique. La science politique comme toute science pratique est une science qui est imparfaitement abstraite, c’est à dire qu’elle ne peut jamais se détacher complètement du singulier à la différence de la science mathématique, de la science physique, et de la métaphysique. Tout en restant réaliste, je peux étudier la métaphysique, a fortiori les mathématiques, et même la physique en faisant vraiment abstraction des particularités. Je peux étudier la vie humaine en général. Dans tous les cas de figure il importe de partir de l’induction, mais l’induction une fois faite, je peux rester dans le domaine universel et en tirer des conclusions universelles. Tandis que dans le domaine politique, comme je vise le pratique je ne peux pas m’abstraire de la situation présente. Par soi la politique est pratique, par suite elle vise le pratique. Etudier la politique en soi, ce n’est plus de la politique. Notre objet a une cause matérielle dont nous ne pouvons pas faire abstraction. Autrement dit, on travaille sur des hommes vivants et concrets, sur les hommes d’aujourd’hui et l’on vise à l’action politique aujourd’hui. Par suite, on ne fait pas de la politique comme on fait des mathématiques. Le danger de l’idéologie nous menace tous parce que ce que nous voulons faire en politique est complètement autre que ce qui se fait aujourd’hui. Finalement la science politique vise toujours le singulier, c’est à dire la réalité concrète, singulière.
Dans ce préambule beaucoup d’éléments peuvent nous sembler posés à priori, mais ceci tient à la nature d’une introduction qui par définition donne des idées générales.
Nous allons maintenant entrer dans le singulier et vous verrez que la science politique de Thomas d’Aquin est tout à fait réaliste. Saint Thomas en a parlé dans ses Commentaires de l’Ethique à Nicomaque et il va maintenant y revenir dans la première leçon du Commentaire de la Politique d’Aristote.
Lorsqu’on dit que la science pratique termine aux choses singulières, on ne prétend pas pour autant que la science politique ait pour fin ultime la personne humaine.
Cela signifie simplement que cette science vise l’application pratique, l’application singulière car toute activité humaine est singulière. Quand vous faites une action, l’action est située dans un certain lieu et porte sur certaines choses particulières. Tandis qu’un jugement spéculatif est universel, une action est toujours particulière. Si c’est une fin qui est ordonnée à l’action, bien qu’elle ne soit pas elle-même une action, elle est orientée vers les choses singulières.
Prenons un exemple. On voit souvent écrit à propos de la science politique de saint Thomas que, pour lui, la monarchie est le meilleur des gouvernements. Mais un jugement politique ne peut être absolument universel. Quand en physique, par exemple, on constate que ‘tout agent agit par sa forme’, que ‘tout ce qui change est mû par un autre’, ou autre principe quelconque, il n’y a pas d’exception. Les conclusions mathématiques ne souffrent pas non plus d’exception. Les conclusions politiques sont de nature différentes : la monarchie est le meilleur gouvernement, oui, assurément, *simpliciter*, en soi ! On peut sûrement ajouter que, eu égard à l’histoire de France et au tempérament français, c’est le régime qui convient pour la France. Mais cette conclusion serait absolument contraire à l’histoire de Suisse. En politique il n’est pas possible de porter un jugement universel de ce type car les conclusions auxquelles on arrive dans le domaine politique vaudront tout au plus la plupart du temps et dans certaines circonstances.
Dans la question 4 de la première partie de la Somme théologique, il est établit que pour ce qui concerne les créatures, la perfection requiert le complexe. Les organismes, les choses les plus parfaites de ce monde sont en même temps les plus complexes. Non pas les plus désordonnées, mais les plus complexes, des minéraux aux vivants. De soi, ce n’est pas le compliqué qui fait la perfection, c’est la perfection qui requiert le compliqué. Mais le compliqué de soi n’est pas une perfection, bien au contraire. Autrement dit si on peut faire la même oeuvre de manière plus simple, c’est la manière la plus simple qui est la plus convenable. La complexification est une nécessité qui est due à notre état de créature. C’est ce qui fait que, en Dieu, il y a coïncidence de la perfection et de la simplicité, parce que c’est une simplicité qui n’est pas une simplicité de privation mais qui est une simplicité de perfection. Par suite Dieu est absolument simple et en même temps souverainement parfait. Mais pour la créature, la perfection requiert la complexité.
La vraie complexité qui apporte la perfection est la complexité ordonnée. Complexité ne signifie donc pas désordre. Certaines œuvres d’art au demeurant très compliquées sont néanmoins laides précisément parce que désordonnées. L’ordre apporte une unité, mais une unité d’ordre. On entre ici dans des considérations métaphysiques plus subtiles.
Mais pour l’heure il nous suffit de savoir que les choses que l’homme fait sont une ordonnance de complexité.
Si saint Thomas introduit la notion de complexité et le principe « du simple au complexe », c’est parce qu’il veut nous faire comprendre que la Cité est une édification de communautés, c’est-à-dire que, à partir de la personne humaine individuelle, nous allons avoir toute une construction morale qui va s’édifier progressivement. La politique sera l’art de cette construction.
## Livre I, Leçon 1.
### n 9
*Ces choses ayant été examinées, il faut savoir qu'Aristote dans ce livre présente d'abord une sorte d'introduction [1], dans laquelle il manifeste la méthode de cette science : ensuite il en arrive à son plan quand il dit : « Puisque nous savons clairement de quelles parties la cité est constituée, c'est nécessairement de l'administration familiale qu'il faut parler d'abord : toute cité, en effet, est composée de familles. »[23]*
*Il fait deux choses dans l'introduction. D'abord il montre la dignité de la cité, qui est dite politique en raison de sa fin; ensuite il compare la cité aux autres communautés quand il dit : « Quant à ceux qui pensent que le pouvoir politique, royal, économique, despotique sont une seule et même chose, ils n'ont pas raison. » [3]*
Nous abordons maintenant la première leçon du premier livre.
Un préambule technique préalable est nécessaire pour ceux qui n’ont pas l’habitude de lire les commentaires de saint Thomas. C’est le style des commentaires de la scolastique. Lisons le paragraphe 9 :
*Ces choses ayant été examinées, il faut savoir que dans ce livre Aristote présente d’abord une sorte d’introduction dans laquelle il manifeste la méthode de cette science. Ensuite il arrive à son plan quand il dit… […]. Il fait deux choses dans l’introduction. D’abord il montre la dignité de la cité qui est dite politique en raison de sa fin ; ensuite il compare la cité aux autres communautés quand il dit …[…]. Au sujet du premier point il veut prouver deux choses, la première que la cité est ordonnée…*[^11]
[^11]: Voici l’enchaînement de n 9 et n 10 :
**n 9**. Ces choses ayant été examinées, il faut savoir qu'Aristote dans ce livre présente d'abord une sorte d'introduction [1], dans laquelle il manifeste la méthode de cette science : ensuite il en arrive à son plan quand il dit : « Puisque nous savons clairement de quelles parties *la cité est constituée, c'est nécessairement de l'administration familiale qu'il faut parler d'abord : toute cité, en effet, est composée de familles*. »[23]
Il fait deux choses dans l'introduction. D'abord il montre la dignité de la cité, qui est dite politique en raison de sa fin; ensuite il compare la cité aux autres communautés quand il dit : « Quant à ceux qui pensent que *le pouvoir politique*, *royal, économique, despotique sont une seule et même chose, ils n'ont pas raison.* » [3]
**n 10** Au sujet du premier point, il veut prouver deux choses. La première, que la cité est ordonnée à un certain bien comme à une fin. La seconde, que le bien auquel la cité est ordonnée est souverain parmi les biens humains, quand il dit : « il est manifeste que toutes les communautés *visent un certain bien et que,* *avant tout, vise le bien suprême entre tous celle qui est suprême entre toutes, c'est-à-dire celle qui contient toutes les autres. C'est celle qu'on appelle la cité ou la communauté politique.* » [2]. Au sujet de la première chose qu'il souhaite prouver, il indique cette raison : toute communauté est instituée en vue d'un certain bien. Or, comme nous le voyons de manière manifeste, toute cité est une certaine communauté. Donc toute cité est instituée en vue d'un certain bien. Puisque la majeure est manifeste, il nous reste à prouver ainsi la mineure. Tous les hommes opèrent dans tout ce qu'ils font pour ce qui leur semble un bien, soit qu'il soit réellement un bien, soit qu'il ne le soit pas. Or toute communauté est le fait d'une personne qui agit. Donc toutes les communautés tendent vers un certain bien, c'est-à-dire recherchent le bien qui leur est spécifique.
Saint Thomas donne le plan de l’œuvre d’Aristote, puis le plan de la leçon. C’est le procédé d’exégèse médiévale auquel il faut être quelque peu initié pour pouvoir s’y reconnaître. L’exégèse médiévale, que ce soit dans l’Ecriture sainte ou dans une œuvre d’Aristote, va utiliser le même procédé technique qui consiste à diviser l’œuvre logiquement : saint Thomas divise donc les livres de la politique d’Aristote entre eux selon un ordre logique, puis dans chaque livre il distingue des leçons, dans chaque leçon il distingue des paragraphes, dans chaque paragraphe il distingue des phrases, dans chaque phrase il distingue des membres de phrases et on arrive ainsi à découper l’œuvre d’Aristote en petits éléments qui sont agencés logiquement. Cette dissection est faite par procédé *sic et non*, c’est-à-dire qu’autant que possible, on essaie toujours de trouver deux ou trois parties qui ont une opposition logique, d’une manière quelque peu mnémotechnique pour dégager un ordre logique dans l’œuvre. Ce procédé est parfois un peu artificiel : pour des raisons pédagogiques, le commentateur distingue dans l’œuvre un ordre logique qui n’y est pas forcément. C’est un artifice pédagogique qui permet de diviser les leçons et les paragraphes de manière à peu près logique, même si parfois la réalité du texte est sollicitée.[^12]
[^12]: Dans cette exégèse Thomas d’Aquin décrit avec précision la démarche aristotélicienne : Aristote *présente* certains présupposés, puis il *propose*, *montre*, *manifeste*, *pose*, toutes actions relevant de l’induction et enfin, éventuellement, Aristote *prouve*.
Quand nous lisons ces commentaires de Thomas d’Aquin directement dans le texte, on a parfois du mal à suivre le raisonnement car le premier point est divisé en trois points, puis dans le premier point du premier point il y a trois paragraphes, et ensuite dans le deuxième paragraphe il y a trois points à prendre en considération…Que faut-il faire en pratique ? il convient de faire un tableau synoptique similaire à celui qui est porté en annexe. Il s’agit d’un tableau synoptique de la première leçon qui suit le commentaire de saint Thomas en détachant les paragraphes selon leur ordre.
Les livres d’Aristote sont en général assez embrouillés, principalement parce que ce sont des notes de cours relevées par ses disciples. Chez Platon le texte est très beau, très bien rédigé. Le texte grec d’Aristote est affreux, parfois même les phrases ne sont pas terminées et souvent l’interprétation est difficile. L’avantage de lire des commentateurs, c’est qu’ils ont mis de l’ordre dans le texte d’Aristote. Un ordre qui est parfois un peu artificiel, mais qui permet de s’y retrouver. C’est l’ordre proposé par saint Thomas que nous suivons ici.
Dans cette leçon il y a deux parties. La première partie parle de la Cité de manière absolue. La deuxième partie parle de la Cité de manière comparative. C’est à dire que la première partie va traiter de la Cité, va donner certaines vérités quant à la Cité en elle-même, considérée absolument. La deuxième partie va comparer la Cité à d’autres communautés, à savoir la famille et à moindre titre le village ; cette étude comparative propose également des vérités sur la Cité.[^13]
[^13]: Le procédé quoiqu’artificiel correspond au texte d’Aristote. Les commentaires d’Aristote, que ce soit en politique ou en d’autres domaines, nécessitent un tableau synoptique. Dans l’édition Marietti des Commentaires de saint Thomas on trouve ce type de tableaux synoptiques (Marietti, Turin, éditeur des œuvres complètes de Thomas d’Aquin, en latin).
**I- La cité de manière absolue.**
Il s’agit de la Cité considérée de manière absolue, en elle-même, sans faire de comparaison avec d’autres sociétés.
Cette première partie est subdivisée en deux : on va parler de *la cité qui est ordonnée à un certain bien*, puis montrer que *ce bien est le principalisimum parmi les biens humains*, c’est à dire le plus principal. Dans ce vocabulaire on trouve quelque chose de typiquement scolastique, parce que par principe ce qui est principal vient en premier. Si l’on dit c’est *plus principal*, le littéraire y verra un affreux pléonasme. Mais en philosophie c’est commode et nous garderons ce pléonasme.
### n 10
*Au sujet du premier point, il veut prouver deux choses. La première, que la cité est ordonnée à un certain bien comme à une fin. La seconde, que le bien auquel la cité est ordonnée est souverain parmi les biens humains, quand il dit : « il est manifeste que toutes les communautés visent un certain bien et que, avant tout, vise le bien suprême entre tous celle qui est suprême entre toutes, c'est-à-dire celle qui contient toutes les autres. C'est celle qu'on appelle la cité ou la communauté politique. » [2]. Au sujet de la première chose qu'il souhaite prouver, il indique cette raison : toute communauté est instituée en vue d'un certain bien. Or, comme nous le voyons de manière manifeste, toute cité est une certaine communauté. Donc toute cité est instituée en vue d'un certain bien. Puisque la majeure est manifeste, il nous reste à prouver ainsi la mineure. Tous les hommes opèrent dans tout ce qu'ils font pour ce qui leur semble un bien, soit qu'il soit réellement un bien, soit qu'il ne le soit pas. Or toute communauté est le fait d'une personne qui agit. Donc toutes les communautés tendent vers un certain bien, c'est-à-dire recherchent le bien qui leur est spécifique.*
**1) Le bien de la cité.**
Ce bien de la cité est exposé par le syllogisme que voici :
Les hommes font toutes choses à cause d’un certain bien (autrement dit quand les hommes agissent, c’est toujours en vue d’un certain bien).
Or toute communauté est instituée par l’homme.
Donc toute communauté tend vers un certain bien.
Expliquons.
a) Tout ce que font les hommes, ils le font en vue d’un certain bien. Le principe de finalité, revient à dire que l’homme agit vers un but. Si vous prenez votre voiture, c’est pour aller quelque part, à moins que ce ne soit pour le plaisir, ce qui est aussi un but. En agissant on recherche toujours un certain bien (même si ce n’est pas toujours un bien certain). Bien et fin sont des notions différentes, mais désignent la même réalité, puisque le bien c’est ce que l’on recherche.[^14]
[^14]: On peut dire indifféremment que l'objet vers lequel incline l'activité naturelle d'un être, est sa fin ou son bien, selon que l'on considère la direction de l'activité vers son terme ou la relation de convenance entre ce terme et l'agent qui le poursuit. (Mercier D, *Traité élémentaire de philosophie à l’usage des classes*, éd Institut supérieur de philosophie, Louvain 1926)
b) Or toute communauté est instituée par l’homme, c’est à dire que toutes les communautés humaines sont des œuvres humaines.
Qu’est ce que c’est qu’une communauté ? Saint Thomas répond à cette question, plus loin, au numéro 26. Il faut ce contenter pour l’instant d’une notion usuelle : une famille, une école, une entreprise, une commune, une province… sont des communautés.
c) Conclusion : toute communauté recherche un certain bien. Chaque communauté a un bien qui lui est propre et pour laquelle elle a été instituée et c’est ce qu’on peut appeler son bien commun, en tant que ce bien est le bien de la communauté. Une société de chasse par exemple a un bien commun, l’exercice de la chasse.
Chaque nature a une fin qui lui est propre. Prenez l’exemple du cerisier, l’œuvre propre du cerisier sont les fruits de cet arbre, les cerises. Les cerises sont la fin propre du cerisier. Ce n’est pas la fin du poirier. Le poirier ne fera pas de cerises. Ainsi toute chose a une fin qui lui est propre.
Une communauté a également une fin propre, son bien commun. Pourquoi dire *bien commun* : parce qu’il est le bien de la communauté. La Cité qui est une des communautés a un bien propre qu’on appelle le Bien Commun (politique). Mais toutes les communautés ont un bien commun qui leur est propre. Quand on parle du bien commun sans précision, on parle du bien commun politique, mais le terme convient analogiquement à toutes les communautés.
On peut même citer des exemples physiques, qui ne relèvent pas du véritable bien commun, entendu au sens moral. Par exemple dans un bassin fluvial, l’équilibre écologique génère une sorte de bien commun physique.
Toutefois le terme *bien commun* est fréquemment mal compris de nos jours et nécessite quelques précisions. Il ne faut pas entendre par là les choses matérielles dont tout le monde se sert. Par exemple, dans une école, les douches ne sont pas un bien commun mais des objets dont tout le monde se sert. Le mot *bien* ne signifie pas « chose matérielle possédée ». Aujourd’hui, le bien est devenu synonyme de chose matérielle - les biens mobiliers, immobiliers - ou de compte en banque**.** Un jardin public - qui n’est certes pas sans rapport avec un certain bien commun - n’est pas pour autant un bien commun. Car il n’est pas ce qu’on recherche en soi, et il est accidentel au jardin d’être commun au public. Ce jardin, en tant qu’il est un territoire matériel, n’est pas commun. Une chose matérielle en tant que chose matérielle ne peut pas être commune, parce qu’à partir du moment où l’on s’en sert, personne d’autre ne peut s’en servir simultanément, à quelques exceptions près. La nourriture ne peut pas être commune. Pas plus que la route car l’espace que j’occupe n’est pas commun. Ces choses là sont réputées accidentellement communes.
Le terme ‘bien’ désigne ce que l’on recherche. Et le ‘bien commun’, est ce que l’on recherche en commun. C’est ce qui est commun par soi. Or certaines choses sont essentiellement communes : la concorde, l’amitié, par exemple. Le vrai patrimoine d’une famille, ce n’est pas l’héritage matériel - les bâtiments en tant qu’ils appartiennent à la famille et avec toute l’histoire qui s’y attache - , c’est l’héritage spirituel, l’héritage moral, chose vraiment commune. Dans le domaine surnaturel, la Liturgie est un bien commun de l’Eglise.
La Culture, que l’on nommait autrefois la Civilisation est un élément du bien commun politique. Culture est un de ces mots modernes qui ont été forgés récemment à partir du moment où l’on a pris conscience que la chose n’existait plus.
En quoi peut consister le bien commun ?
La théologie naturelle montre qu’il existe un bien commun extrinsèque, c’est à dire extérieur à l’homme et à la société humaine qui est Dieu. C’est ce qu’Aristote explique dans les Métaphysiques au livre XII et également au livre VII des Politiques : Dieu est le bien commun de tous les hommes et de tout l’univers. Dieu est extrinsèque. Il n’est pas une partie et n’est pas dans l’univers.
Il existe également le bien commun intrinsèque. Dans une communauté qui est composée de parties, le bien commun sera d’abord l’ordre des parties, la disposition en ordre des parties les unes par rapport aux autres. Autrement dit, les différentes parties sont entre elles dans des relations harmonieuses. Dans une famille, le premier aspect du bien commun, le plus immédiat, réside dans l’ordre de la famille ; entre les parents et les enfants un ordre convenable existe. Si l’égalitarisme prévaut, ce qui est un cas fréquent de nos jours, l’égalité de l’homme et de la femme et même souvent l’égalité des enfants et des parents, l’absence d’ordre entraîne la disparition de la communauté. L’ordre des parties représente un acte premier, pour prendre un terme métaphysique. L’action commune, l’opération commune droite, bien faite, est l’acte second.
Pourquoi la communauté existe-t-elle ? parce qu’on a quelque chose à faire en commun, le bien commun à accomplir. Le bien commun d’une équipe de football, c’est un match de football bien fait qui s’achève dans la victoire. L’action commune finalise la communauté.
Une communauté dont tous les membres de la communauté ont perdu de vue le bien commun, ne peut perdurer. Dans une famille qui divorce, les parents ont perdu de vue le bien commun (si jamais ils l’ont eu !). Et dans la société civile dans laquelle nous vivons, l’absence de bien commun va entraîner sa disparition à moyen terme, quand bien même certains biens seraient encore disponibles. Voilà donc ce qu’explique le paragraphe 10.
### n 11
Dans le paragraphe 11, le bien de la cité est présenté comme étant le plus principal. Ce qui signifie qu’il existe d’autres biens communs également importants et principaux, mais celui de la cité s’avère être le premier.
Voici le raisonnement de saint Thomas :
*On comprend que la communauté principale cherche le bien le plus principal,* c’est à dire la communauté la plus importante, la première ; c’est celle qui correspond au bien commun le plus élevé*.* Mais une communauté c’est un certain tout, un assemblage, une totalité. *Or un tout qui inclut un autre tout est plus principal. Ainsi une communauté qui inclut d’autres communautés est plus principale. Or la cité inclut les autres communautés, donc elle vise le bien le plus principal.*
Ce passage nous conduit à nous demander ce qu’est un tout et ce qu’est une communauté.
Une communauté est une certaine totalité, un « tout », ie une réalité qui comporte des parties. Or un tout qui inclut un autre tout est plus principal. Cette proposition métaphysique, on peut l’induire de façon très simple. Nous avons sous les yeux dans le domaine physique et dans le domaine artistique des totalités qui sont elles-mêmes composées d’autres totalités inférieures. Un animal est composé d’organes et les organes eux-mêmes sont composés de parties, de cellules et les cellules elles-mêmes sont composées de parties et ainsi de suite.
Une voiture est composée de parties, dont la principale est le moteur qui est lui-même composé de plus en plus d’éléments.
Un tout qui inclut d’autres ‘touts’ est plus important, plus principal que les parties. Donc une communauté qui inclut d’autres communautés est plus principale ; or la Cité inclut les autres communautés.
La Cité se compose de régions, de cantons, de communes et la commune est composée de villages et le village est composé de familles. D’ou une hiérarchie de communautés. A l’opposé de la politique moderne, Thomas d’Aquin considère que la cité est composée de communautés inférieures, pour aboutir par la famille jusqu’à la personne. La partie immédiate et prochaine de la Cité, ce n’est pas la personne humaine individuelle, mais c’est d’abord la famille et puis tout un ensemble de communautés, les ‘corps intermédiaires’.
Ceci nous permet de voir que la cité est la première des communautés.
La personne individuelle n’est pas la partie prochaine et immédiate de la cité. A la base la famille est la première communauté, celle qui est la plus naturelle et la plus nécessaire. Quant aux personnes, elles n’agissent qu’en tant qu’elles sont membres de la famille et des autres communautés.
Observez, par exemple, toutes les actions d’une journée : à part les actions strictement biologiques et corporelles, on agit toujours en tant que membre d’une communauté. Un étudiant en tant que membre d’une université, un travailleur en tant que membre d’une entreprise et si cette entreprise veut vivre, elle vendra ses produits, elle sera en relation avec d’autres entreprises ; tout ceci dans le cadre d’une certaine structure économique qui présuppose la Cité.
Les personnes ne sont, en termes métaphysiques, que la matière éloignée de la Cité. Les parties prochaines de la Cité, c’est-à-dire celles qui composent immédiatement la Cité, sont les communautés inférieures ou éventuellement certaines personnes qui ont une fonction civile spéciale comme les princes ou les magistrats. La cité est un assemblage organique de communautés et non pas, comme on le croit de nos jours, une espèce de masse où les individus sont égaux. Si les hommes sont membres de communautés différentes, s’ils ont des fonctions différentes dans une même communauté, l’inégalité est inévitable.
Sous un autre angle de vue les personnes ne sont pas les parties des communautés selon tout leur être et selon tout leur agir mais selon qu’elles agissent, selon que leur agir humain se rapporte à telle ou telle communauté. En effet la même personne se rapporte à différentes communautés. Même si l’enfant ne fait partie que de la seule communauté familiale, il n’en est pas de même pour les adultes. Un adulte fait partie de sa commune, de son entreprise, des clubs culturels et sportifs, etc. Tout cela n’est pas de la même importance. Ce qui fait que la personne humaine sur le plan politique est plurielle, en tant qu’elle fait partie de plusieurs communautés.
Au plan politique certaines personnes sont très « pauvres », d’autres au contraire très actives dans de multiples communautés : c’est cette dernière complexité de rapports dans des communautés qui fait la richesse d’une Cité. Une Cité qui comporte beaucoup de communautés est une cité qui vit véritablement. Tandis qu’une Cité où il n’y a rien, si ce n’est des personnes, est une Cité bien pauvre.
Cette totalité, composée de personnes et de communautés est une totalité d’ordre, non pas une totalité physique. L’animal a une unité physique, substantielle. Chacun de ses organes a son opération propre, mais véritablement c’est l’animal qui vit. Tous les organes obéissent au principe directeur de l’animal. Il n’y a là aucune autonomie organique : c’est une unité physique, au sens le plus spatial du terme. Dans le cas de la Cité ou de n’importe quelle communauté, même dans le cas de la famille, nous sommes en présence d’une unité d’ordre.[^15]
[^15]: Totalité d’ordre, unité d’ordre : on se reportera pour approfondir cette notion au De Veritate, question 22, article 13 , ad octavium, également à l’article 14, à la Somme théologique, Ia, q 11, art 1. Ce sont des lieux qui ne traitent pas seulement des unités d’ordre mais qui apportent néanmoins des éléments de bon sens sur ce sujet. De veritate, q 22, a 13 n°8 : Objections : n°8 : Les choses qui ne sont aucunement un, ne peuvent avoir une action Un. Réponse aux objections : n° 8 : La Raison et la Volonté sont un quant à l’ordre, comme on dit que l’univers est un ; et ainsi rien n’empêche qu’un acte unique appartienne aux deux, à l’un immédiatement, à l’autre médiatement.
Pour que ces parties de la Cité soient véritablement des parties politiques et non pas des parties instrumentales et matérielles, il faut qu’elles puissent exercer les opérations qui leurs soient propres, selon l’initiative et le pouvoir qui leur appartiennent, et non pas comme de simples rouages d’un Etat.
La Cité juste est celle où les parties vivent en tant que parties politiques. C’est-à-dire qu’elles ne sont pas absorbées par la Cité ; elles sont ordonnées au bien commun de la Cité tout en restant distinctes de celle-ci. Une cité totalitaire est une cité où les communautés ne peuvent plus exercer leurs opérations propres, où parfois même elles n’existent plus.
Pour prendre un exemple concret : est-ce qu’un département est une partie politique ? Le département est une circonscription administrative de l’Etat, sans aucune autonomie ; le département ne peut rien faire de lui-même. Les conseils généraux ont quelques pouvoirs budgétaires, mais c’est quand même le préfet qui gouverne et le préfet est le bras armé de l’Etat. Par contre on peut dire que les cantons suisses sont encore des parties politiques, parce qu’ils ont des gouvernements et possèdent certains biens propres. La Suisse n’a pas (encore ?) de ministère de l’éducation nationale. Chaque canton a son ‘ministre’ de l’éducation. Malgré la coordination fédérale une certaine autonomie perdure. La maturité (baccalauréat) dans chaque canton a un niveau différent[^16]. Lorsque dans le Valais, il y a quelques années de cela, on a voulu aligner l’éducation valaisanne sur l’idéologie scolaire à la mode, il a fallu faire passer une loi cantonale à partir d’un référendum qui a donné lieu à une manifestation de rejet de la majorité des valaisans (L’Etat fédéral a surmonté ultérieurement son échec par la voie administrative). En Suisse, sous ce rapport-là, certaines valeurs demeurent. Ainsi une partie politique est une partie qui peut exercer son opération propre ; là est le contraire du totalitarisme, et non pas la primauté de la personne ! Quand on dit que tout est dans la Cité, ça ne veut pas dire que la Cité remplace tout.
[^16]: Texte rédigé en 2005
Vouloir en faire une unité physique conduit au totalitarisme. C’est ce que nous vivons aujourd’hui dans notre pays. Seules les communes en France possèdent encore quelques pouvoirs. Toutes les autres communautés ne sont pas des parties au sens politique ; et c’est ce que l’on exprime en disant que « la République est une et indivisible ». Ici réside la différence fondamentale entre la République et l’Ancien régime ; et peu importe de savoir comment, pour qui et pour quoi on vote. En réalité nous sommes en régime de tyrannie élective et les communautés intermédiaires n’existent plus. Seule la famille perdure, mais à quel prix !
Lorsque chaque communauté a son opération propre qui lui convient, on peut véritablement dire que la Cité est le tout qui est composé de ses parties qui sont les communautés. Cette Cité tend alors au bien principal qui est le bien commun politique et celui-ci n’écrase pas le bien des communautés. Comment il s’articule, c’est ce qu’il va falloir expliquer maintenant.
Voilà donc ce qu’explique saint Thomas dans cette première partie consacrée à la Cité considérée de manière absolue. Pour mieux comprendre cette Cité, on va à présent l’étudier de manière comparative, ce qui revient à comparer la cité avec d’autres communautés.
### n 12 et 13
**II- La cité de manière comparative.**
Pour bien faire cette étude, on va d’abord poser une opinion fausse, ensuite le mode de la réfutation de cette erreur et enfin la réponse qui comportera plusieurs parties.
### n 14 et 15
**1) L’opinion fausse.**
L’opinion fausse est la suivante : La Cité est gouvernée par ce que l’on pourrait appeler un régime régal, royal ou politique, régime propre à la Cité qu’on appelle également gouvernement politique. Alors que les communautés inférieures, dont la famille, sont régies par un pouvoir despotique ou économique. Il n’existe pas de différence spécifique entre ces pouvoirs qui ne différent que par le nombre de subordonnés. Dit d’une autre manière il n’existe(rait) pas de différence de nature entre le social et le politique.
Examinons plus en détail.
La Cité, globalement parlant, peut être gouvernée soit par une monarchie, au sens le plus large du mot, ou bien par une ‘policie’[^17] (*politia* en latin). On a donc globalement pour la cité deux sortes de régimes.
[^17]: La policie est le gouvernement de tous, poursuivant le bien commun politique. La dégénérescence de la policie, en un gouvernement poursuivant une idéologie en place du bien commun, se nomme traditionnellement *démocratie*.
De son coté la famille (en latin on dit domus, qui ne signifie pas seulement la maison matérielle, mais aussi l’institution qui correspond à cette maison, et donc la famille) est régie par deux sortes de pouvoir : le pouvoir despotique et le pouvoir économique.
Le pouvoir économique (au sens ancien du mot) est le pouvoir du chef de famille par rapport à sa femme et par rapport à ses enfants. On dit pouvoir « économique » parce que en grec, la maison, la famille se dit *oikos* (ou oikia).
Le pouvoir despotique est le pouvoir du maître sur ses esclaves, autrement dit la famille est gouvernée par un chef qui a un pouvoir de maître sur ses esclaves. « *Despotes* » veut dire en grec le maître.
On veut dire par là, non pas que la famille peut avoir deux formes de régime, mais que le père de famille a deux fonctions. Par rapport à sa femme et par rapport à ses enfants, il est le chef de famille et l’on parlera alors de pouvoir économique (au sens ancien du mot) et par rapport à ses esclaves il est le maître. C’est la même personne mais selon les sujets, il exerce son pouvoir de deux manières différentes : pouvoir despotique face aux esclaves et pouvoir économique vis à vis des membres proprement dits de la famille.
Platon[^18] tient que, dans la Cité, le pouvoir est soit la monarchie - en quelque sorte un maître commandant à des esclaves (!) -, soit la policie qui serait l’équivalent d’une démocratie familiale. L’opinion fausse est donc qu’il y a similitude de ces deux pouvoirs *monarchie* et *policie* avec, respectivement, le pouvoir despotique familial et le pouvoir économique familial.
[^18]: C’est dans La Politique livre I chapitre I qu’Aristote expose pour la critiquer la position de Platon, position qui serait également celle de Socrate (d'après Xénophon - Mémorables, III, 4, 12, 6, 14).
Le terme de l’opinion fausse conduit donc à ne voir entre Cité et famille qu’une différence de nombre. La Cité comporte quelques milliers de personnes, la famille quelques centaines de personnes (on parle ici de la famille antique : employés, esclaves, etc.). L’opinion fausse nous dit donc que ces pouvoirs ne se distinguent que par une question de quantité. Alors qu’en réalité la différence entre la Cité et les autres communautés, différence liée à la distinction des finalités, est spécifique, c’est-à-dire de nature.[^19]
[^19]: La plupart de nos contemporains, principalement dans notre famille de pensée, tiennent ce même raisonnement. La racine de cette opinion fausse réside dans une fausse analogie, les gens raisonnant en politique sur des métaphores ce qui est toujours source de graves erreurs.
Avant de donner la réfutation en forme, on en propose le mode. Il y a donc d’abord une sorte de préambule pour expliquer la méthode.
**n 16**
**2) Réfutation de l’erreur.**
Pour bien connaître un tout, il convient de le diviser jusqu’aux choses les plus simples. Donc la première voie, c’est la voie de résolution du composé vers les parties ; elle sera suivie de la composition. Pour répondre à cette opinion fausse et dire ce qu’est véritablement la Cité, il va falloir décomposer la Cité en ses éléments simples ; c’est la voie de dissolution qui revient à dissoudre la société conceptuellement, examiner ses éléments simples, puis voir comment ces éléments simples se réunissent. D’ou le plan du *respondeo* qui va suivre. Il sera composé de deux parties : d’abord les communautés inférieures, puis la Cité.
**a) Les communautés inférieures**
A l’époque où Aristote écrivait La Politique, la communauté inférieure était la famille. Analogiquement, on pourra étendre le raisonnement à d’autres communautés.
Il y aura trois sous-parties dans cette partie : les communautés de personne à personne, ensuite la famille et enfin les communautés supérieures à la famille.
**n 17**
**Les communautés de personne à personne.**
On subdivise en considération absolue et considération comparative. C’est-à-dire qu’on va examiner les communautés de personne à personne de manière absolue, l’une après l’autre, et ensuite on va les comparer.
**n 18**
**Considération absolue**
Dans le contexte de l’antiquité on constate deux types communautés de personne à personne. Une transposition serait nécessaire de nos jours. Néanmoins l’ancienne démarche mérite encore notre examen.
La famille se compose de deux types de relations : la première relation est celle du mari et de la femme et la deuxième relation celle du maître et de l’esclave.
Examinons d’abord la communauté mari et femme. Quel est le but propre de cette communauté ? C’est le bon sens qui répond - jusqu’à aujourd’hui ce n’était pas la peine de développer une longue démonstration - : cette communauté est pour la génération. Du simple point de vue de la nature, si l’homme et la femme se réunissent, c’est pour avoir des enfants. Le rapport hiérarchique de l’homme et de la femme sera traité ultérieurement dans l’ouvrage de saint Thomas, ce d’autant qu’Aristote a des idées très arrêtées sur la question.
Mais quand on dit génération il convient de sous-entendre tout ce qui suit la génération, donc l’éducation, qui est normalement enracinée dans la génération physique. Or, dit saint Thomas, engendrer convient à l’homme en tant qu’il est vivant et non pas en tant qu’il est homme, c’est à dire que l’opération génératrice convient à l’homme de par la nature vivante qu’il a en commun avec tous les êtres vivants, parce que tous les êtres vivants engendrent, et non pas par sa nature rationnelle en tant qu’il est être rationnel. Donc c’est en tant qu’il a un corps, en tant qu’il est un animal que l’homme engendre.
Ce qui ne veut pas dire - ce serait un contresens monumental - que Thomas d’Aquin va réduire cet aspect familial de la vie au seul aspect physique. Il signifie simplement que la génération est enracinée dans la nature humaine, dans ce qu’elle a de plus fondamental, à savoir la vie. La raison est le caractère spécifique de l’homme ; la vie en est le caractère générique, et sous cet angle de vue le plus fondamental. Voici donc une conclusion extrêmement importante : la communauté homme-femme, dans l’ordre de la nature est la première de toutes les communautés. Mais première dans l’ordre de la génération. Ce qui signifie première à partir de ce qui est le plus simple, le plus élémentaire et le plus fondamental, non pas première en ce qui est le plus parfait. La famille est première non pas en ce qu’elle serait plus parfaite que la société civile, mais en tant qu’elle est l’élément premier de la Cité.
Premier comme l’élément est premier par rapport au tout, premier dans l’ordre de la matière, première comme la semence est première par rapport à la plante, comme étant le point de départ, non pas le plus parfait, bien au contraire, mais le plus élémentaire possible. Si cet élémentaire n’existe plus, s’il n’y a plus de famille, il n’y a plus de société.
**n 19**
La deuxième communauté est celle de maître et esclave, mais là l’Histoire a son importance.
A la différence de l’esclave des temps modernes, l’esclave grec mange dans la famille avec ses maîtres, il fait partie de la famille. Certes le maître a certains droits sur lui, mais pas celui de le tuer, par exemple. L’esclave grec est payé ; ayant fait quelques économies il peut même racheter sa liberté. Il n’est d’ailleurs pas certain qu’il le fasse, car il peut se trouver bien où il est. Ainsi quand Aristote parle de l’esclavage grec, il importe de ne pas le confondre avec la situation de l’esclavage moderne tel qu’il a pu exister et tel qu’il existe encore de nos jours. Même s’il est vendu et acheté, l’esclave grec n’est pas assimilé par son maître à du bétail.
**Quel est donc le but de cette communauté maître-esclave ?** Cette association est nécessaire pour la vie matérielle de la famille.
Pourquoi le maître de la maison grecque a-t-il des esclaves ? Le but en est la vie matérielle, le paysan grec pour cultiver ses champs ayant besoin d’un aide. Chez les Grecs tout citoyen, même dans les familles pauvres, avait au moins un esclave, voire deux. Ce petit nombre facilitait les rapports d’autorité. L’esclave peut même se permettre d’être familier avec le maître.
(Notons au passage que la famille grecque n’est pas la famille romaine. Chez les romains, où existait une structure plutôt aristocratique, les esclaves sont plus nombreux).
**Qu’est-ce qui peut servir de fondement à la communauté maître-esclave ?**
*Commande naturellement celui qui peut prévoir par l’intelligence. Est sujet naturellement celui qui peut réaliser par la force l’œuvre qui est ainsi prévue*.
Aristote introduit ici la notion d’esclave naturel. Il explique en d’autres lieux que certains hommes sont naturellement incapables de se projeter dans l’avenir, d’organiser et de mener leur vie ; par contre ils sont capables de travailler si on leur précise ce qu’il faut faire. D’autres hommes, au contraire, sont naturellement capables de prévoir, de diriger. Cette proposition générale présuppose une foule de nuances mais est pleine de bon sens. En d’autres lieux, Aristote et Thomas d’Aquin expliquent qu’il existe des esclaves qui le sont naturellement et c’est très bien ainsi mais d’autres le sont également et c’est une situation d’injustice. Des situations d’esclavages peuvent être justes, parce que, de fait, l’expérience montre certains hommes incapables de mener leur vie correctement ; livrés à eux-mêmes ils provoquent des désastres, faciles à constater de nos jours. D’autres personnes au contraire sont parfaitement capables de diriger et de prévoir. Voilà l’état de société dans l’antiquité. On ne préconise pas ici le retour à cette situation antique, simplement on souligne qu’elle n’était pas complètement absurde comme on l’imagine facilement aujourd’hui, sans autre examen.
Quelle est d’ailleurs la définition philosophique de l’esclave ? C’est une personne qui travaille pour une autre et non pas pour lui-même. Il produit des travaux qu’un autre va utiliser. Qu’est-ce qui ferait échapper à cette définition le salarié, de nos jours, sinon qu’il peut théoriquement changer d’emploi à volonté ? Manifestement le salarié, par définition, travaille pour un autre. L’artisanat, la paysannerie indépendante, sont partout en voie de disparition, de manière à ce que tout le monde soit salarié. Par votre expérience personnelle vous pouvez constater que des gens capables, dans une situation normale, d’être chef d’entreprise, d’atelier, ne le peuvent pas à cause de la situation actuelle ; à la différence de ceux qui en sont incapables et qui d’ailleurs réclament d’être salariés, et de préférence dans la fonction publique où le statut de salarié est protégé. Ces considérations montrent que l’esclavage au sens ancien du terme n’est pas dû à un état élémentaire de l’humanité mais est un fait d’expérience.
Dans les campagnes, à l’époque de nos grands-pères, une grosse ferme comportait des domestiques, salariés, point du tout maltraités et qui faisaient partie de la famille. La situation économique était telle que les petites exploitations étaient capables de faire vivre plusieurs familles de domestiques et tout le monde s’en trouvait très bien. Les domestiques mangeaient à table avec le chef de famille. Les enfants du maître et des domestiques jouaient ensemble. On disait la prière avant les repas. La table était ouverte : une ou deux assiettes étaient prêtes par avance au cas où un pauvre viendrait manger. Il régnait un esprit de famille loin de la lutte des classes qu’on connaît aujourd’hui.
Sous réserve d’entendre le mot esclave de manière philosophique, on doit reconnaître que ce système a perduré jusqu’à nos jours et qu’il perdure maintenant de manière injuste.
Voici donc les deux relations qui structurent la famille : le rapport mari et femme et le rapport maître et domestiques (le mot esclave ayant une consonance négative et ne correspondant plus au terme antique, pour être compris, doit être remplacé par domestique). Voici pour la considération absolue.
**n 20 et 21**
**Considération comparative.**
Comparons maintenant le rapport homme-femme et le rapport maître-esclave. Même en considérant l’esclavage dans le sens antique, le rapport de la femme avec son époux n’est pas le rapport de l’esclave avec son maître. Pourquoi ? Parce que la nature n’ordonne pas la même chose à différents offices. Puisqu’il y a différents offices, d’un côté la génération (avec toutes ses implications proprement humaines), d’un autre côté le service laborieux, il y a forcément deux fonctions différentes, donc deux principes différents, deux communautés différentes, homme-femme d’un côté, maître-esclave de l’autre.
**n 22 et 23**
Or chez les Barbares – nous dit Aristote - *la femme et l’esclave ont même rang*. Qu’est ce que c’est que le Barbare ? Aristote distingue le barbare au sens trivial du terme et le barbare au sens philosophique. Comme on l’apprend en littérature ou en histoire, les Grecs appelaient Barbares ceux qui ne parlaient pas le grec. Mais sur le plan philosophique, le barbare est celui qui n’est pas homme pleinement développé au plan rationnel, intellectuel et éducatif, on dirait de nos jours *culturel*. Quelle en est la cause ? La contrée où il habite, nous dit Aristote. Ce sont les barbares qui habitent les régions extérieures. Mais certains hommes – bien qu’habitant les pays civilisés – sont devenus des êtres dégradés par suite de mauvaises lois ou coutumes ; ce sont eux les vrais barbares. Et on reconnaît facilement ce type de barbare à ce que chez eux, la femme est esclave. Ce qui s’explique car chez eux la cause de l’autorité n’est pas fondée naturellement ; l’autorité s’est fondée de manière pervertie et non pas en nature. Donc le fait que, chez les barbares, la femme soit esclave ne prouve pas la normalité de la chose. Ce fait nous prouve que nous sommes en présence de barbares, et la barbarie n’est pas naturelle.
**n 24**
Il est donc normal – poursuit Aristote – que les grecs qui possèdent la sagesse gouvernent les barbares. Cette sentence est reprise telle quelle dans l’exposition de saint Thomas qui se contente ici de transcrire Aristote. Nous dirions aujourd’hui qu’il est normal que les civilisés dominent les barbares, ce qui correspond à la nature même de l’autorité.
Ce développement serait susceptible de justifier un certain colonialisme. Non pas la colonisation-exploitation mais la colonisation-civilisation.
Dans notre pays on constate que l’Etat tout puissant écrase complètement les communautés intermédiaires. C’est une situation antipolitique. La famille arrive à survivre difficilement, mais quant aux corps intermédiaires, ils n’existent quasiment plus. Notre ruine politique et morale provient de ce qu’il n’y a plus rien entre l’Etat et la famille et même entre l’Etat et l’individu, puisque les familles n’arrivent plus à se gérer elles-mêmes. La première chose qu’il faudrait faire sur le plan politique, c’est la restauration de ces corps intermédiaires. Quand on entend les discours de ceux qui prétendent être de droite, traiter de l’Europe, des valeurs, de l’économie mais pratiquement jamais des familles et des corps intermédiaires, on ne peut qu’être sceptique sur leur volonté politique. Comme quoi la politique, ce n’est pas seulement participer aux élections. Ça peut être utile, mais il n’y a pas que ça. Mais peut-on faire ce travail sans accéder à des responsabilités politiques en entrant, en quelque sorte, dans le système ?
Nous avons bien dit plus haut qu’il devait y avoir dans la Cité une unité d’ordre. Par suite, ces corps intermédiaires doivent être ordonnés et unifiés par la Cité, non pas remplacés par elle mais ordonnés. Et les parties elles-mêmes des corps intermédiaires doivent être également ordonnées et non pas laissées à leur seule initiative. Dans le libéralisme, les corps intermédiaires, s’ils existent - car une société absolument libérale ne devrait pas les tolérer - sont totalement indépendants de la Cité, font ce qu’ils veulent. Par suite le terme *corps intermédiaires* est de nos jours assez équivoque. Si ces corps intermédiaires ne sont pas ordonnés selon la loi dans la Cité, on évolue vers l’anarchie ou, par contrecoup, vers le totalitarisme.
Le drame actuel provient de ce que les citoyens n’ont plus de sens politique : si déjà les quelques corps qui existent encore et les chefs de famille, connaissant les enjeux de la situation présente, entraient en politique, nous serions dans une meilleure situation, parce qu’il y a quand même des choses qui existent encore et ce qui existe, on peut le défendre malgré nos multiples ennemis.
**n 25**
Les rapports époux-épouse et maître-esclaves sont intégrés dans une autre communauté plus élevée que l’on appelle la *famille*.
Famille au sens ancien du mot, c’est-à-dire pas seulement les parents et les enfants, mais en fait toute la maisonnée, c’est à dire l’entreprise familiale en quelque sorte.
Alors de cette famille, on va dire deux choses, on va l’examiner de deux points de vue : le *ex quo* et le *ad quid*.
*Ex quo*, la cause matérielle, c’est ce de quoi la chose est faite. Par exemple, les murs sont faits de pierres, le *ex quo* du mur, ce sont les pierres.
De quoi est faite la famille ?
On croit pouvoir dire en première approche que la famille est faite des personnes. A ceci il faut répondre négativement.
La famille est faite des deux communautés décrites précédemment, c’est-à-dire de la communauté de l’époux et de l’épouse et de la communauté du maître et des domestiques. Voyez le sens de la hiérarchie des communautés, la précision et l’analyse. La famille n’est pas faite d’individus. Ce sont les mêmes personnes, du point de vue de l’époux en tout cas, mais formellement ce n’est pas la même chose.
Il faut aussi ajouter à ces deux précédentes communautés une troisième communauté, celle du père et des enfants. Finalement on doit prendre en compte trois rapports différents : le rapport d’un époux avec son épouse, le rapport d’un maître avec ses domestiques, le rapport d’un père avec ses enfants. Trois communications sont nécessaires pour faire la famille. Ce que la précision de l’analyse nous oblige à dire : de la communauté de l’époux et de l’épouse découle la communauté du père et de l’enfant. Ces trois communautés supposent des rapports de justice différents. La question de la justice n’est pas examinée dans la politique mais dans l’Ethique. Dans l’Exposition de l’Ethique à Nicomaque, tout un livre sur la justice - qui est en fait un livre de politique - montre qu’il existe des rapports de justice entre la famille et la Cité, des rapports de justice entre le père et les enfants, entre le maître et les domestiques et entre l’époux et l’épouse. Soit quatre rapports de justice différents.
Le mot *justice* est ici équivoque. On parle de justice proprement dite entre les pères de famille par rapport à la Cité. Mais dès que l’on entre à l’intérieur de la famille, on dit que c’est une justice d’une certaine manière, *secundum quid*, pour bien manifester que nous ne sommes pas entre personnes égales. Les choses sont donc plus complexes.[^20]
[^20]: Cf. Marcel de Corte, De la justice : Aussi Aristote et saint Thomas qui n'avaient sous les yeux qu'un type de société domestique dont chaque membre : épouse, enfants, serviteurs et servantes, était considéré comme le prolongement même du chef de famille, vont-ils jusqu'à dire qu'il n'y a pas à proprement parler de justice ni de bien commun en ce domaine strictement privé, puisqu'il n'y a pas de relation effective avec autrui : le maître de maison y est toujours en présence de soi-même (Thomas d’Aquin st, Com Ethic, V, 11, 1012 et s).
La cause matérielle de la famille consiste donc en ces trois communautés différentes, bien que ces trois communautés aient la même tête, à savoir le père de famille. La famille, communauté non-égalitaire, possède une hiérarchie naturelle, à savoir le père de famille, qui ne provient pas d’institutions humaines arbitraires mais de la nature elle-même.
La relation mère-enfant est traitée plus loin dans l’exposition de la Politique et surtout dans l’Ethique où il est question de l’éducation. Dans l’enfance et jusqu’à un certain âge, la mère a un rôle prépondérant. Au-delà d’un certain âge, c’est plutôt le père.
*Ad quid*, c’est à dire la cause finale, le but propre de la famille.
*Toute communication humaine est selon certains actes* (cf n 10), c’est à dire qu’une communication humaine se fait par des actes ; c’est une action commune.
Qu’est-ce qu’une communication ?
C’est une action commune à plusieurs personnes. Or il est naturel aux hommes d’avoir des actions communes, autrement dit de communiquer non seulement dans les actes de la vie quotidienne mais aussi dans les autres.
Par nature l’homme ne vit pas tout seul, et par suite il a des actions en commun. Parmi ces actions communes, certaines relèvent de la vie quotidienne et d’autres de la vie non quotidienne. Dans la vie quotidienne on trouve les actes que l’on fait absolument tous les jours : l’alimentation, le vêtement, la vie familiale, bref les besoins premiers de la vie humaine. Par contre les actes plus exceptionnels relèvent d’autres communautés. On pourrait ainsi définir la famille : une communauté en vue des actes quotidiens selon la nature. Selon la nature d’abord, ce qui revient à dire que la famille ne provient pas des institutions humaines. Des sociétés comme les sociétés commerciales ou industrielles relèvent de l’initiative humaine. Certes la fondation de telle famille particulière est de l’initiative de l’homme, mais l’institution familiale elle-même ne dépend pas de l’homme, elle provient de l’ordre naturel des choses. On pourrait préciser *du créateur*, mais nous serions alors en théologie alors que le plan de notre développement se situe en philosophie pratique. Il est très important, surtout de nos jours, de tenir pour certain que la famille n’est pas une institution de la société, mais qu’elle vient de la nature humaine. Par suite cette structure hiérarchique dont nous avons parlé, père et enfant, mari et femme et maître et esclave/domestique, relève d’une hiérarchie naturelle qui ne dépend pas des lois ou des institutions humaines.
Même si l’institution de telle famille en particulier dépend de l’initiative d’une personne, il n’empêche que la structure familiale est naturelle et provient de la nature humaine. Elle existe en vue des actes quotidiens, c’est la deuxième partie de la définition, on pourrait dire des actes habituels, de la vie courante. Dans une société commerciale, le commerçant commerce tous les jours, mais cela ne fait manifestement pas partie des actes nécessaires quotidiennement, ce n’est pas essentiel à la nature humaine.
Une communication est une action commune et une communauté est une communication stable. Quand les gens mènent une action commune de manière permanente ou de manière stable, ils constituent une communauté. La famille sera une communauté du domaine temporel de caractère définitif, alors qu’il existe d’autres communautés moins stables, moins permanentes mais possédant néanmoins une certaine stabilité.
**n 26**
Le paragraphe 26 dit : *Pour la vie quotidienne, la communauté construite conformément à la nature dont les membres sont dit manger le même pain par Charondas et manger à la même table par Epiménide de Crète, est la famille.*
Le besoin premier, c’est se nourrir ensemble. La famille moderne n’est plus capable de manger ensemble à table alors qu’il s’agit d’un acte tout à fait fondamental ; si une communauté de vie commune n’a pas la table commune, elle n’existe plus. Les self-services sont très pratiques pour les individus, mais une communauté qui instaure ce système, où chacun mange dans son coin, est une communauté qui n’existe plus. La manière dont on organise un repas est le reflet de la vie commune. Il n’y a pas si longtemps que cela, il y avait une hiérarchie à la table familiale par rapport au père de famille. N’importe qui ne se mettait pas à côté de n’importe qui. Comme dans un monastère où une hiérarchie extrêmement précise existe par ordre d’ancienneté, par rapport au père abbé.
Quelle est la fin de la communauté familiale ?
On doit considérer que toute communauté humaine est constituée pour remplir certaines fonctions ; autrement dit la communauté est définie par une certaine fonction. *Certains actes humains sont quotidiens comme manger, se chauffer auprès du feu et d’autres semblables.* A l’époque où il n’y avait pas de chauffage central on se rassemblait auprès du feu. Par contre certains actes ne sont pas quotidiens, comme combattre et bien d’autres. La guerre n’est pas un acte de la vie quotidienne, c’est pourquoi la société militaire ne sera pas confondue avec la famille. *Il est naturel que les hommes dans l’un ou l’autre de ces actes civils soient en rapport entre eux et se rendent de mutuels services*. C’est pourquoi Thomas d’Aquin définit la famille en disant qu’elle n’est rien d’autre qu’une communauté instituée conformément à la nature pour subvenir aux besoins quotidiens. C’est-à-dire pour accomplir les actes nécessaires à la vie de chaque jour. *Un autre, du nom d’Epiménide, Crétois d’origine, les désigne sous le nom de compagnons de table au motif qu’ils s’asseyent ensemble autour du même feu*. Dans l’antiquité le foyer familial était une divinité.
La convivence dans ces actes quotidiens sera appelé le bien commun de la famille par analogie avec le bien commun politique. Ces actes quotidiens sont pris ici sous un angle de vue plutôt matériel ; mais il conviendrait de développer également l’aspect immatériel de la famille, c’est à dire toute la tradition familiale, ce qu’on pourrait appeler la culture familiale, d’où l’importance de la conversation. De ces considérations on pourrait d’ailleurs tirer toute une éthique de la famille. Une convivialité dans la famille est importante car c’est le sommet de la vie commune. La communication de pensées entre membres d’une famille est essentielle. Bien des divorces ont leur origine dans cette ignorance réciproque qui s’installe petit à petit. Cela suppose la lecture en famille, la veillée familiale, la prière en famille, etc., beaucoup de choses qu’il faudrait remettre en valeur. La maison familiale ne doit pas être un simple dortoir. Voyez comment la télévision casse la famille (on ne la regarde pas en commun ; c’est chacun pour soi). Certaines familles qui cultivent la musique, forment un orchestre, ce sont des familles qui vivent. Symphonie signifie « jouer ensemble ». On a ici un exemple d’une communauté avec un chef et un bien commun. Le fait qu’il y ait une activité commune dans une famille est une bonne chose. La prière en famille est aussi nécessaire que la prière personnelle. L’absence de prière en famille supprime la vie surnaturelle commune.[^21]
[^21]: La piété catholique a été détruite par l’individualisme. Chacun a ses prières, ses dévotions privées, il n’y a plus de vie d’Eglise. La communion eucharistique a été transformée en un acte de dévotion privé, ce qui a conduit à séparer la communion eucharistique du sacrifice eucharistique.
**n 27**
les communautés supérieures à la famille
Le village est composé de plusieurs familles. Le village est une assemblée de famille constitué en vue des actes non quotidiens. C’est le début de la société civile. Historiquement les familles se rassemblent en villages. Dans *La cité antique* Fustel de Coulange décrit la constitution de la société antique à partir de la famille et du village[^22].
[^22]: Mais ce livre est par ailleurs positiviste, dans la ligne d’Auguste Comte.
Le village, société qui compose les familles, permet à celles-ci une complémentarité. Les villages ensembles constituent les communes, et ainsi de suite jusqu’à la Cité. Ce qui nous montre comment s’édifient les sociétés et comment pourrait se concevoir une véritable démocratie. Une démocratie qui a existé d’ailleurs, non pas une assemblée d’individus, mais une assemblée de chefs de familles. Les chefs de familles se réunissent pour diriger le village et chaque village envoie un délégué pour la commune et ainsi de suite. Dans un canton suisse existe encore la démocratie directe par assemblée générale. Pour les votations locales, seuls les hommes votent et à main levée. La commune est une fédération de familles et la cité est une fédération de communes. L’institution fédérale suisse est vraiment conforme à la nature, malgré la centralisation exercée de nos jours par l’Etat fédéral. Mais encore aujourd’hui, on est citoyen d’un canton, on n’est pas citoyen suisse. C’est le canton qui décerne la nationalité. Pour se faire naturaliser suisse, il faut être accepté par le canton et d’abord dans une commune. Si vous souhaitez vous agrégez à une communauté, il paraît normal que les membres de la communauté décident de vous agréger. Dans un monastère, pour la profession simple, la première profession, il faut le vote affirmatif du chapitre au deux tiers.
**n 28**
Ce village est également quelque chose de naturel, de par la croissance de la population, de par le nombre d’enfants.
*Le village semble être une colonie de la famille et certains disent de ces noms qu’ils ont tété le même lait et les appellent enfants ou petit enfants. Il dit d’abord que la parenté des familles qu’est le village est au plus au point conforme à la nature et il en donne les preuves par la suite. Chez les animaux, la multiplication de l’espèce à partir d’un sujet est un phénomène des plus naturels. Il en est de même pour les communautés de familles. On appelle frère de lait et enfants ceux qui vivent dans des maisons voisines. Ce sont les fils et les fils de fils, c’est à dire les petits-fils. Nous constatons d’ailleurs que les groupements de maisons proviennent de ce que les fils et petits-fils en grand nombre ont construit des maisons toutes proches de leurs habitations. Comme la multiplication des enfants est un fait naturel, les communautés de villages le sont aussi.*
**n 29**
Historiquement la société s’est donc développée naturellement ; tout le voisinage était régit par un seul chef du fait que la famille principale avait une certaine principauté par rapport à d’autres. Le régime royal vient donc du régime antique du village ou de la maison à partir du développement du patriarcat. La mythologie grecque nous rapporte des faits fabuleux qui ont quelques fondements historiques et qui manifestent l’origine de la royauté.
**n 31**
**La cité.**
Le numéro 31 traite de deux questions, essentiellement : *Quid*, qu’est ce que c’est que la cité ? et *ad quid*, quelle est la cause finale de la cité ?
Lorsqu’on souhaite mieux connaître les réalités naturelles il importe de se poser quatre questions fondamentales.
La question la plus facile à poser est **ex quo** ?, de quoi est fait la chose ? Sachant que lorsqu’il s’agit d’une communauté, composée de parties ou même parfois de personnes, il ne s’agit pas d’éléments matériels.
Une autre question est **quid ?**, qu’est ce que c’est ? Aujourd’hui, on ne sait plus répondre à *quid*, on ne voit que le *ex quo*. Si par exemple on demande ce qu’est tel ou tel animal, il y a de grandes chances pour qu’on décrive les organes de l’animal, lorsque le plus important est de savoir ce que c’est véritablement cet animal.
**A quo** ? par qui est-ce ?, autrement dit, quelle est la cause efficiente (*efficiente* signifie qui fait l’effet), par exemple le sculpteur.
Enfin **ad quid** ? Quel est le but, la finalité ?
En résumé le *ex quo*, c’est la pierre utilisée pour la sculpture, le *quid* ce sera la forme, le *a quo* c’est le sculpteur, et le *ad quid* c’est la finalité du sculpteur.
Pour la Cité, le *ex quo* a été décrit. Le *ad quid* est le bien commun, pour l’essentiel immatériel ; puisque la Cité est une action commune, ce n’est pas une substance.
En définitive, il reste deux questions à se poser c’est *quid* ? et *ad quid* ?
Le *quid* - qu’est ce que c’est - va se subdiviser en plusieurs questions. On va d’abord proposer une réponse générale d’où l’on va tirer trois conclusions très importantes : que la Cité est naturelle, que l’homme est naturellement un animal civil et que la Cité est première.
**La conclusion générale.**
En parlant du *quid*, on est amené à parler du *ad quid*. Pourquoi les villages vont-ils se rassembler en cité ? La Cité provient des villages afin que l’homme ait non seulement la suffisance de ce qui est nécessaire à la vie mais bien plus encore à la vie parfaite.
Dans la famille, on a ce qu’il faut quant à la vie quotidienne, mais c’est très insuffisant pour satisfaire l’être humain. La vie si elle reste familiale n’est pas parfaite. C’est-à-dire que certaines perfections ne sont pas accomplies par la famille. L’homme ne trouve pas dans la famille tout ce qu’il lui faut pour son développement intégral et pour son bonheur terrestre ; et c’est dans la Cité qu’il va trouver ce que Aristote et Thomas d’Aquin nomment le *bien vivre*. On distingue donc ici le *Vivre* tout court, à laquelle la famille est ordonnée, du *Bien vivre*, c’est à dire de la vie humaine intégrale. Si on reste au niveau de la famille, on restera à un niveau matériel quand même très proche de l’animal : c’est seulement dans la Cité qu’on va arriver au développement proprement humain. Saint Thomas développera par la suite d’une manière beaucoup plus large cette notion fondamentale du Bien vivre, *en tant que par les lois de la Cité la vie de l’homme est ordonnée aux vertus*. Toute l’exposition de l’Ethique à Nicomaque en est le résumé.
Qu’est-ce que le bien vivre ? C’est le bonheur. Et comment va-t-on définir le bonheur ? Cela demanderait toute une dissertation qui est traitée dans l’Ethique à Nicomaque. Mais on peut déjà affirmer que le bonheur, c’est la vie selon la vertu. En effet qu’est ce qui fait la perfection de l’homme ? Qu’est-ce qui le rend parfait ? Si vous vous demandez qu’est-ce qui rend l’homme heureux, vous serez amenés à dépasser les besoins strictement matériels pour déboucher dans le domaine moral et intellectuel. Or la perfection de l’homme dans le domaine moral et intellectuel s’appelle la vertu, sous réserve de ne pas entendre ici *vertu* au sens jansénistes ou ascétique. La vertu, au sens grec, c’est la perfection dans l’agir et même dans l’intellectuel. Autrement dit le développement intellectuel et moral, voilà la Vertu. Actuellement le mot est peut être mal reçu, mais au sens traditionnel, au sens de la philosophie thomiste même, la vertu est une disposition de l’âme, c’est une perfection de l’âme. C’est ce que l’on peut espérer trouver en s’ordonnant au bien commun dans la Cité. Comment cela ? La Cité, par ses institutions et en particulier par ses lois et ses coutumes va faire vivre l’homme de manière vertueuse. Les institutions politiques vont conduire l’homme à bien vivre. Certes la famille donnera des bases, mais sans la Cité celles-ci resteront insuffisantes.
Prenons l’exemple de l’instruction. Certaines familles peuvent assurer l’instruction de leurs enfants, mais il s’agit de familles privilégiées dont les parents ont un certain niveau intellectuel qu’ils ont reçu eux-mêmes grâce à la Cité. Dans la plupart des cas la famille ne peut pas à elle seule assumer cette tâche.
On a donc besoin de la Cité pour l’instruction des enfants et il en est de même pour toutes les vertus. D’une manière générale, la famille sera enveloppée, développée par la Cité et c’est la Cité qui va garantir à l’homme adulte, pas seulement à l’enfant, la permanence de la vertu.
Nous sommes ici en politique et non pas en théologie. Nous ne parlons pas ici des vertus intérieures et du problème de la conscience qui relève de la théologie morale. Nous parlons des vertus extérieures. Il n’y a pas besoin de la théologie pour constater que l’homme n’est pas naturellement bon, qu’il peut être vicieux. La Révélation chrétienne nous l’apprend, nous dit le pourquoi de la chose, mais, en étant réaliste, on peut le constater même sans la Révélation. C’est du bon sens.
Qu’est ce qui va éduquer l’homme adulte, le mettre et le conserver dans la bonne voie ? C’est la Cité poursuivant le bien commun politique. Dans la Cité il va trouver les vertus intellectuelles et morales et ces vertus, loin de le brimer, sont au contraire nécessaires à son épanouissement. Celui qui se laisse aller dans tous les vices finit dès ce monde dans le malheur, sans même parler du châtiment éternel. Voici le but de la Cité, le Bien vivre : le bien commun de manière plus concrète sera la communication dans la vertu, la vie commune vertueuse, autrement dit la civilisation tout simplement. Si le terme ‘vie vertueuse’ effraie certains par sa connotation moralisatrice, principalement de nos jours, disons : la vie dans la civilisation. Le rôle de la Cité, c’est de civiliser les hommes ; en étant des hommes civilisés ils vont produire un certain bonheur terrestre, lequel connaît du reste une grande diversité parce que tous les hommes ne sont pas identiques. Le but de la Cité sera donc le Bien vivre, le *bene vivere*, à la différence de la famille et de ses sociétés subsidiaires qui apportent le Vivre tout court, c’est à dire tout ce qui est nécessaire aux besoins quotidiens.
Voilà le but (*ad quid* ?) et donc ce qui définit par là-même la nature de la cité (*quid* ?), à savoir une communauté dans la vie vertueuse.
Ainsi il existe une différence de nature entre le social et la politique. Différence due à une différence de finalité. Et voici la réponse à l’opinion fausse citée supra.
**Les autres conclusions.**
Examinons maintenant d’autres conclusions.
**- La cité est une chose naturelle.**
Première conclusion, la cité est une chose naturelle.
Thomas d’Aquin propose deux arguments.
**n 32**
Premier argument.
Puisque Thomas d’Aquin nous propose ici un raisonnement par analogie avec la physique, nous allons l’expliquer plus en détail :
*La fin des choses naturelles, c’est leur nature,*
*or la cité est la fin des communautés naturelles,*
*donc elle est naturelle.*[^23]
[^23]: **n 32** : Quand il dit « C'est pourquoi toute cité est naturelle, puisque le sont les premières communautés qui la constituent. Car elle est leur fin, et la nature est fin : car ce que chaque chose est une fois que sa genèse est complètement achevée, nous disons que c’est la nature de cette chose, ainsi pour un homme, un cheval, une famille ; De plus le « ce en vue de quoi » c’est-à-dire la fin, c’est le meilleur ; et l’autarcie est à la fois la fin et le meilleur. » [18], il montre en quoi la communauté de cité est naturelle.
Alors expliquons.
a) *La fin des choses naturelles, c’est leur nature.*
Qu’est ce que la nature ? La nature c’est ce qui convient à chaque chose quand sa génération est parfaite. Autrement dit, considérons un être physique, naturel, par exemple un arbre. Quel est le but de cet arbre, j’entends physiquement, quelle est sa fin propre, sa fin ultime ? : bien évidemment ce sont les fruits. Ce que fait l’arbre le plus achevé, ce sont les fruits. Mais les fruits, c’est la nature de l’arbre, c’est la reproduction de l’arbre, c’est la génération. Est naturel ce qui convient à chaque chose quand sa génération est parfaite ; or quand la chose est parfaite c’est quand elle est achevée. Dit d’une autre manière la fin, la finalité, coïncide avec la nature. L’opération générative est l’opération naturelle la plus forte, parce que la nutrition et la conservation ne sont qu’en vue de la génération. Par suite la génération est l’opération ultime qui atteint la fin ; or quel est le terme propre de la génération, c’est la nature, c’est de produire un autre arbre, donc la nature est la finalité. La fin d’une chose coïncide avec sa nature, donc le but de tous les êtres vivants, c’est la génération. Les animaux, les arbres s’engendrent et c’est là le terme.
b) *Or la cité est la fin des communautés naturelles*, c’est là la majeure du raisonnement. On a vu plus haut que la Cité est l’achèvement des autres communautés naturelles.
c) *Donc elle est naturelle.*
Ce qui signifie, non pas que chaque cité vient de la nature - car chaque cité est bien le fruit de l’activité humaine - mais l’institution sociale elle-même, le fait qu’il y ait des cités, est naturel. Le fait que l’homme vive en société est naturel.
**n 33**
Deuxième argument (à caractère métaphysique).
*Ce qui est meilleur c’est la fin et ce à cause de quoi quelque chose devient,*
*Or avoir la suffisance, c’est ce qui est meilleur.*
*Donc avoir ce qui suffit a raison de fin.*
a) *La fin est ce qui est de meilleur et ce pourquoi quelque chose devient.*
Le but est toujours meilleur, c’est ce qu’on cherche à atteindre, c’est le terme ultime, c’est ce qu’il y a de plus achevé.
b) *Or avoir ce qui est suffisant pour vivre, c’est ce qu’il y a de meilleur* ;
et donc c) *a raison de fin*.
Et c’est cela qui définit la cité. La suffisance, entendez la suffisance de tout ce qui est nécessaire pour le bien commun politique, pour le Bien vivre, pour la vie selon la vertu. On pourrait dire équivalemment, le pouvoir de bien vivre.
Or puisque c’est la finalité, c’est naturel, et donc la cité est une chose naturelle, elle vient de la nature humaine.
Conséquence immédiate : l’homme est naturellement politique.
D’où vient cette conséquence ? Deux raisons sont données.
Première raison.
La première raison vient d’être donnée : si la Cité est naturelle, l’homme est naturellement politique.
**n 35**
Etude d’une objection.
Il y a des hommes qui ne sont pas civils, c’est-à-dire des hommes qui naturellement ne sont pas sociables, qui ne sont pas faits pour vivre en société, qui ne sont pas politiques, des hommes qui veulent vivre en dehors de la Cité ou qui sont inassimilables à la Cité.
Voici la réponse de Thomas d’Aquin :
Nous sommes ici, non pas en métaphysique, mais en politique et il est normal de rencontrer ce qu’on observe également en physique, à savoir que les choses naturelles peuvent défaillir par hasard. Certaines choses, quoique naturelles, peuvent s’avérer défaillantes, ce sont des accidents de la nature. C’est le cas de l’aveugle-né. Etre aveugle n’est pas naturel, ce qui est naturel à l’homme, c’est d’avoir deux yeux qui fonctionnent. C’est une conséquence de la nature humaine d’avoir deux yeux, même si ce n’est pas à proprement parler une définition de la nature de l’être humain. Les infirmités sont des cas particuliers qui malheureusement arrivent. Qu’il y ait des hommes qui ne soient pas sociables, c’est possible, mais ce sont des accidents de la nature et on peut dire que l’exception confirme la règle. Mais, ajoute saint Thomas, si un homme a par nature de ne pas être politique - non pas un homme qui décide volontairement de quitter la société mais un homme qui de par son caractère propre, n’est pas sociable -, ou bien c’est un vaurien ou un criminel, ou alors il est meilleur que l’homme, en tant qu’il a une nature plus parfaite que les autres hommes et alors cet homme peut se suffire à lui-même sans la société, ainsi fut saint Jean Baptiste et saint Antoine. C’est dire implicitement que cette deuxième exception se situe dans le domaine surnaturel car dans le domaine naturel cela ne peut exister. Donc si un homme est associable, soit il est corrompu, peut-être par sa faute ou par une infirmité psychologique, soit il est divin. Aristote dit de cette deuxième catégorie d’hommes qu’ils sont des dieux, alors que saint Thomas donne comme exemple des ermites ou des moines. On pourrait d’ailleurs ajouter que cette vie érémitique présuppose auparavant la vie sociale ; c’est ce que dit saint Benoît, à savoir que le moine ne peut se retirer dans un ermitage qu’à condition d’avoir été pendant longtemps formé à la vie commune. Pourquoi ? Parce qu’il n’a plus besoin des autres pour s’exercer à la vertu et qu’à partir de ce moment-là il est autosuffisant. L’autosuffisance dont on parle ici n’est pas une autosuffisance matérielle, mais la suffisance quant à la vertu, l’autosuffisance morale et intellectuelle. Les lois de la Cité ne sont pas nécessaires pour celui qui est déjà vertueux. C’est qu’effectivement un homme particulièrement vertueux n’a plus besoin des lois de la société. Il est déjà heureux et vertueux par lui-même et est vraiment autosuffisant.
Voilà la première raison et la réponse à l’objection.
**n 34**
Deuxième raison.
*La nature ne fait rien en vain* est un grand principe de physique. Il n’y a rien d’inutile dans la nature. Même si ne savons pas à quoi peut servir telle ou telle espèce animale, elle a sa raison d’être. Il n’existe pas dans la nature d’espèce animale ou végétale qui soit inutile, dans le cycle global de la nature. Et dans notre corps il n’est aucun organe inutile
**n 36 et 37**
Or seul l’homme possède le langage. Donc le langage n’est pas inutile.
*Le langage ne signifie pas seulement les passions mais également ce qui est utile et nocif, donc le juste et l’injuste, le bien et le mal.*
Autrement dit, le langage ne signifie pas seulement les passions, ce que l’on éprouve, ce qui existe chez les animaux (les animaux par leurs cris manifestent leurs passions : la joie, la colère, la crainte). Le langage nous permet de nous communiquer les uns aux autres ce qui est bien ou mal, de dire ce qui est bien, ce qui est mal. Donc il est naturel à l’homme de communiquer ce qui est juste ou injuste, ce qui est bien ou mal, autrement dit il est naturel à l’homme de communiquer par le langage ce qui convient à la vie, ce qui est bon, ce qui rend heureux, ce qui rend malheureux, de se communiquer les uns aux autres ce qui nous fait du bien, ce qui nous fait du mal. Tout ceci se fait dans la famille et dans la Cité. S’il n’y avait ni famille, ni cité, le langage ne servirait de rien. Parler tout seul n’est pas très utile.
Ainsi *la cité et la raison réalisent la communication de ce qui est bien et de ce qui est mal*, autrement dit le discours moral et l’éducation.
Voila donc la deuxième raison, très inductive, tirée du langage qui manifeste que la cité et la famille sont naturelles. Et ceci pour démontrer que l’homme est naturellement sociable.
**n 38**
La cité est première.
La cité est première par rapport à la famille, par rapport aux communautés subsidiaires de la famille (ce que l’on nomme le social) et par rapport à la personne humaine. En effet le Tout est premier par rapport à la partie dans l’ordre de perfection.
Pourquoi dit-on *dans l’ordre de perfection* ? C’est que le mot *premier* est un mot équivoque. Une chose peut être première de différents points de vue :
\- première parce qu’elle est plus proche (première dans un rang, dans une succession) ;
\- première car plus parfaite que les autres ;
\- première car elle vient en premier (produite en premier, mais pas obligatoirement la plus parfaite).[^24]
[^24]: Cf. par exemple Thomas d’Aquin st, ST, q 182, a 4 : « Je réponds en disant qu’une chose peut jouir de la priorité en deux sens. D’abord, si on la considère en sa nature. En ce sens la vie contemplative prime la vie active…En un autre sens, une chose a la priorité pour nous : c’est ce qui est premier dans l’ordre de la génération. Et en ce sens la vie active vient avant la vie contemplative … ».
Observez un arbre, il va produire une fleur, puis un fruit vert et au bout du compte un fruit mûr ; ce qui est plus parfait c’est ce qui vient à la fin, le fruit mûr.
Quand on dit que le Tout est premier par rapport aux parties, on veut dire dans l’ordre de perfection, le tout est plus parfait que les parties. Prenons l’exemple du corps : le corps humain dans son ensemble est plus parfait que les parties du corps. Pour ce qui concerne les éléments d’un bâtiment, c’est le bâtiment tout entier qui est plus parfait que ses parties.
**n 39**
*Chaque homme en particulier est à la totalité de la cité comme les parties de l’homme sont à l’homme tout entier car de même que la main et le pied ne peuvent pas être sans l’homme, ainsi l’homme individuel ne peut pas être par soi suffisant pour vivre s’il est séparé de la cité.*
*Il est donc évident que le tout est naturellement, ie selon l’ordre ontologique de causalité, premier par rapport à ses parties matérielles bien que les parties soient, par ordre de génération, antérieures. Mais les hommes pris en particulier peuvent être comparés à toute la cité comme les parties de l'homme le sont à l'homme tout entier. Comme le pied et la main ne peuvent exister en dehors de l'homme, de même un homme seul ne peut par lui-même assurer sa subsistance séparé de la cité.*
*S'il arrive que quelqu'un ne puisse vivre en société à cause de sa nature dépravée, il est infra-humain et pour ainsi dire une brute, mais s'il ne lui manque rien et qu'il puisse se suffire à lui-même et ne fasse par partie de la cité, il est supérieur à la condition humaine ; c'est presque un dieu. De ces considérations il ressort que la cité est antérieure par nature à l’homme pris singulièrement.*
Dire que l’homme est partie de la Cité ne doit pas être compris comme une sentence mathématique du genre : un homme, c’est une unité alors que la Cité, c’est dix mille et dix mille c’est plus que un. Dire de l’homme qu’il est partie, signifie qu’il n’est pas achevé par lui même, qu’il n’est pas parfait. L’homme ne peut pas s’épanouir, ne peut pas trouver son achèvement séparément de la Cité ; il s’achève dans la Cité, il trouve son bonheur dans la Cité. S’il est imparfait sans la Cité, il lui est nécessaire d’être une partie de la Cité et donc la Cité est première. Vérité simple mais très importante.
La Cité est première, selon la nature, par rapport à un homme individuel ; la Cité est première par rapport à la personne. Autrement dit, c’est le contraire des droits de l’homme. Le problème des droits de l’homme peut faire l’objet d’une étude théologique (en tant que rébellion de l’homme contre Dieu). Mais du point de vue philosophique l’erreur fondamentale des droits de l’homme est là : l’homme n’a pas de droits car il est une partie. C’est la Cité qui est première par rapport à la personne. Saint Thomas parle de la personne en théologie à propos de la Trinité et de l’Incarnation, mais il ne fait pas de développement sur ce thème en politique. On voit tout de suite que la problématique n’est pas du tout la même. Pour l’Aquinate il ne pouvait exister aucun problème politique sur les rapports entre la Cité et la personne ; c’est une aporie typiquement moderne.
Le bien commun de la Cité est premier par rapport au bien particulier et à sa fin. Voici quelques textes de saint Thomas qui traitent de ce sujet :
L'inclination naturelle des êtres sans raison va nous permettre en effet de découvrir quelle est l'inclinaison naturelle des natures intellectuelles douées de volonté. Dans les réalités naturelles, toute chose qui, par nature, en tout ce qu'elle est, relève d'une autre, se trouve d'abord inclinée vers cette autre plus que vers elle-même. Et cela se manifeste dans la manière même dont une chose est poussée naturellement à agir, ce qui dénote en elle une attitude foncière, dit Aristote. Nous voyons en effet que naturellement la partie s'expose pour la conservation du tout : la main s'expose aux coups, sans délibération, pour préserver le corps. Et comme la raison imite la nature, nous retrouvons cette même inclination dans le cas des vertus politiques : le citoyen vertueux s'expose à la mort pour le salut de tout l'État ; et si l'homme était partie naturelle de cette Cité, cette inclination lui serait naturelle.[^25]
[^25]: ST I, 60, a5
[37438] …En outre chaque partie est ordonnée au tout, comme l'imparfait est ordonné au parfait; mais l'individu est une partie de la communauté parfaite. Il est donc nécessaire que la loi envisage directement ce qui est ordonné à la félicité commune[^26] (c’est-à-dire au bien commun temporel).
[^26]: ST I-II, 90, a2
La partie et le tout sont, d'un certain point de vue, identiques, en ce que tout ce qui appartient au tout appartient d'une certaine façon à la partie; et c'est ainsi que lorsqu'on partage entre les membres de la communauté un bien commun, chacun reçoit en quelque sorte ce qui est à lui.[^27]
[^27]: ST II-II, 61, a1 ,ad2
Il est manifeste, en effet, que tous ceux qui vivent dans une société sont avec elle dans le même rapport que des parties avec un tout. Or la partie, en tant que telle, est quelque chose du tout ; d'ou il résulte que n'importe quel bien de la partie doit être subordonné au bien du tout.[^28]
[^28]: ST II-II, 58, a5 : autrement dit la partie se définit par son appartenance au tout.
Le bien commun l'emporte sur le bien particulier d'un individu.[^29]
[^29]: ST II-II, 58, a12 : [41517] **Corpus.** *Si nous parlons de la justice légale, il est manifeste qu’elle dépasse en valeur toutes les vertus morales, du fait que* **le bien commun l’emporte sur le bien particulier d’un individu***. C’est en ce sens qu’Aristote nous dit que « la plus éclatante des vertus paraît être la justice, et que ni l’étoile du soir, ni celle du matin ne sont aussi admirables ».* [[42.12]](Annx\IIa-IIae%20057-62%20Justice%20I.doc#N42_12)
Lorsque l'on cherche le bien commun de la multitude, par voie de conséquence on cherche en outre son bien propre, pour deux raisons. La première est que le bien propre ne peut exister sans le bien commun de la famille, de la cité ou du royaume. Aussi Valère Maxime dit-il des anciens Romains, qu' « ils aimaient mieux être pauvres dans un État riche que riches dans un État pauvre ». La seconde raison est que, l'homme étant partie de la maison et de la cité, il doit considérer le bien qui lui convient d'après ce qui est prudent relativement au bien de la multitude; en effet, la bonne disposition des parties se prend de leur rapport au tout. Comme dit S. Augustin: " Toute partie est laide qui ne s'accorde pas avec son tout. »[^30]
[^30]: ST II-II, 47, a10, ad2
*Le bien commun de la cité et le bien singulier d’une personne ne diffèrent pas seulement selon le multiple et le peu* (c’est-à-dire selon la quantité, autrement dit la différence entre bien commun et bien d’une personne, ce n’est pas une différence quantitative), *mais selon une différence formelle* (c’est-à-dire une différence essentielle). *Autre, en effet, est la raison du bien commun et autre la raison du bien particulier, de même que autre la raison du tout et autre la raison d’une partie.* [^31]
[^31]: Thomas d’Aquin st, ST, IIa IIae, q 58 a 7 ad 2 : [41479] **2.** *Le bien commun de la cité et le bien particulier d’une personne différent entre eux formellement, et non pas seulement en quantité. La notion de bien commun et celle de bien individuel diffèrent en effet entre elles comme celles de tout et de partie. C’est pourquoi le Philosophe blâme ceux qui n’admettent entre la cité, la maison, et autres choses du même ordre, qu’une différence selon le grand ou le petit nombre, et non selon l’espèce.*
**L’amour du bien commun politique**
L’amour de soi-même est premier dans l’ordre de la génération, mais dans l’ordre de la nature c’est l’amour commun qui est premier. Il y aura donc comme un instinct naturel de préférence au bien commun qui est inscrit dans la nature. En son absence force sera de constater que l’homme a été perverti. Dans l’antiquité, on vérifie que tout naturellement les gens s’aidaient les uns les autres et se donnaient à leurs communautés et principalement à leur patrie. Dans la modernité l’homme fait le contraire.
L’ordonnancement au bien commun contredit-il le principe de l’autodéfense ? L’autodéfense, relève du bien propre et ce bien propre s’ordonne de soi au bien commun ; par suite cet instinct de défense va engendrer un instinct de défense commune. Il existe chez tout homme un instinct naturel de bien commun, un amour du bien commun ; la primauté du bien commun est inscrite dans la nature humaine. Sur ce point on s’exprime souvent de manière kantienne en disant que préférer le bien commun est un devoir, un commandement ce qui revient à un « impératif catégorique ». En réalité le bien commun est premier et ceci est inscrit dans la nature humaine. De nos jours, du fait de la perversion de la nature humaine, il est devenu nécessaire d’établir un commandement, mais dans des temps plus anciens la chose allait de soi. A partir du moment où l’homme est un simple élément de la société globale, le sens du bien commun se perd.
L’ordre de justice se fait selon l’ordonnancement au bien commun, mais cet ordonnancement au bien commun n’est pas contre le bien de la personne. Ce qui ne signifie pas du tout que la Cité en prend à son aise vis à vis des personnes. Si effectivement un homme est dépravé au point d’oublier le bien commun et de ne pouvoir s’y ordonner de lui-même, la Cité a en charge de l’y ordonner, éventuellement par la force.
**Bien commun et bien particulier**
Il est nécessaire aujourd’hui d’étudier plus avant les rapports entre bien commun et bien particulier pour faciliter la compréhension et éviter les contresens.
Cet ordonnancement du bien particulier au bien commun est un instinct qui est dans la nature. La démarche doit venir toute seule, de soi. Louis Lachance nous dit :
« Autrement dit, qui cherche son bien propre cherche implicitement et confusément la collaboration et son effet immédiat, le bien commun. Et il les recherche à titre de causes nécessaires à l'intégrité de sa propre perfection. Le bien qu'il se veut à soi-même n'est pas tant le produit de son activité personnelle que celui de la coopération de lui-même et de ses semblables réunis en communauté. C'est pourquoi l'amour par lequel il s'aime soi-même rejaillit sur l'Etat. »[^32]
[^32]: Lachance Louis op, L’humanisme politique de saint Thomas d’Aquin – Individu et Etat, éd Le Lévrier 1965, p 223. Cf également : « Unde legislatores magis student ad amicitiam conservandam inter cives, quam etiam ad iustitiam ». In *VIII Eth.,* lect. 1, n. 1542. – « Et illud quod est maxime iustum videtur esse conservativum et reparativum amicitiae ». *Ibid.,* n. 1543.
On trouve la même chose en plusieurs lieux de l’Exposition de l’Ethique à Nicomaque. Et les conséquences. C’est pourquoi les législateurs s’appliquent davantage à conserver l’amitié entre les citoyens qu’à la justice elle-même.
C’est dire que cet amour commun va être le but principal, et donc même la stricte justice sera moins importante que de garder la concorde entre les citoyens, de manière à privilégier avant tout l’unité politique. C’est ce qui prime dans une communauté.
Ainsi le principe final de la tendance à la vie commune, c’est le bien commun et non pas le bien propre. Autrement dit, il ne faut pas concevoir la vie commune ou la Cité comme un instrument en vue du bien propre. De nos jours, même dans notre famille de pensée, on parle souvent du bien commun, mais on le considère en fait comme un instrument au service du bien individuel. Le terme de bien commun est tellement classique dans la philosophie, tellement utilisé, que tous cherchent à s’en servir. Mais on déforme complètement ce concept en concevant la société et le bien commun comme un instrument ou comme une condition du bien particulier. C’est un contresens complet. Réduire le bien commun à n’être qu’une condition extérieure du bien particulier, revient à faire de la Cité un instrument au service de la personne. En réalité c’est le bien particulier qui est ordonné au bien commun.
La perfection du bien particulier est dans le bien commun, il n’y a pas de contradiction, pas d’opposition. Un bien particulier bien compris ne s’oppose pas au bien commun, il doit aller vers le bien commun ; inversement, le bien commun bien compris épanouit les biens particuliers. S’il y a parfois contradiction entre bien commun et bien propre, ce peut être que l’autorité qui a la responsabilité de la poursuite du bien commun se trompe sur la nature du véritable bien commun. Autrement dit, l’instinct individuel et l’instinct social coïncident, le bien particulier se réalise dans le bien commun. Le bien commun est la cause finale des biens propres et non pas la somme des biens particuliers. Le bien commun est matériellement fondé sur les biens particuliers.
On peut illustrer ce fait : les grands hommes, qui sont arrivés au sommet de la perfection humaine que ce soit dans le domaine de la culture, de la science, de la vertu… sont des hommes qui sont nés et qui ont été éduqué dans les sociétés civilisés. La perfection dans un homme dépend certainement de ses facultés et de ses efforts personnels, mais il dépend avant tout de la Cité dans laquelle il vit. Voyez la société dans laquelle nous vivons où l’on ne trouve plus d’artistes dignes de ce nom, ni de véritables penseurs. C’est une société destructrice qui ne poursuit pas le bien commun et qui par voie de conséquence n’a plus de biens particuliers non plus. Inversement les sociétés magnifiques qui explicitaient la primauté du bien commun ont produit des trésors de civilisations et leurs grands hommes, qui ont fait l’Histoire, la philosophie, et la civilisation.
Le bien qui est propre à une personne représente ses vertus personnelles, son bonheur personnel : bien que particulier parce que ce sont ses vertus à elle, ses facultés à elle, il reste néanmoins ordonné au bien commun. On peut dire aussi que le bien particulier est l’effet propre du bien commun.[^33]
[^33]: Précisons : quand on parle de bien propre, c’est le bien qui est propre à une personne ; il ne faut pas entendre propre au sens du quatrième prédicable. Ici *propre* veut dire individuel ou propre à une famille, à une société particulière. En logique, quand on parle de propre, c’est ce qui accompagne, ce qui est toujours présent dans une espèce, sans en être sa définition. Ici ce sens n’intervient pas. En effet mon bien propre et votre bien propre sont tous les deux ordonnés au bien commun, mais ils sont néanmoins différents ; nous n’avons pas le même bien propre, alors que nous sommes tous des hommes de la même espèce.
D’une manière philosophique, on soulignera que le bien particulier et le bien commun sont causes réciproques, c’est-à-dire que le bien propre va causer le bien commun, puisque en agissant bien je promeus le bien commun et en même temps le bien commun va causer mon bien propre, puisque c’est finalisé par le bien commun que je vais atteindre ma perfection. Cette notion de cause réciproque est importante en philosophie. Quand on parle de primauté du bien commun, il ne s’agit pas de faire un choix. Ce n’est pas l’un ou l’autre, l’un contre l’autre, c’est l’un avec l’autre. Si l’on cherche le bien propre en dehors du bien commun, on n’aura même pas le bien propre par suite de la causalité réciproque. Une autre manière de s’exprimer consiste à dire que l’homme s’épanouit en communauté, dans le bien de la communauté.
Examinons maintenant une objection : au plan métaphysique la Cité, c’est une réalité accidentelle, alors que la personne humaine est une substance. C’est donc la personne humaine qui a la primauté. La réponse est celle-ci : dans l’ordre de la substance la personne est première, mais dans l’ordre de l’acte c’est l’accident qui est premier.
Dans l’ordre de la substance la personne est une réalité existante, tandis que la Cité, unité d’action, est accidentelle ; par suite la personne l’emporte sur la Cité dans l’ordre métaphysique. Mais dans l’ordre de l’action, c’est le contraire car l’acte l’emporte sur la puissance. Or la Cité est dans l’ordre de l’activité, dans l’ordre de l’acte. En métaphysique, la substance est première, mais ici en politique, nous sommes dans l’ordre de l’action, et donc c’est la Cité qui est première.
*Il est manifeste qu’il est propre à la loi d’induire les sujets à leurs propres vertus, puisque la vertu est ce qui rend bon celui qui l’a ; il s’en suit que l’effet propre de la loi est de rendre bon ceux à qui elle est donnée.* [^34]
[^34]: Thomas d’Aquin st, ST, Ia IIae, q 92 a 1 Corpus [37513].
Autrement dit, la loi nous rend bon au sens philosophique, la loi nous rend vertueux, la loi nous rend heureux. L’homme heureux est celui qui agit selon la vertu. L’homme qui atteint sa fin est celui qui agit bien conformément à la nature humaine, et la loi nous conduit à cet agir, donc elle nous conduit au bien commun et à notre bien en particulier. Le traité de la loi de saint Thomas contient beaucoup d’éléments à ce sujet, d’ordre philosophique bien qu’il s’agisse d’un traité théologique.
*La cité est le principe et la fin de l’homme et du libre arbitre par conséquent, elle est cause universelle de perfection et non pas un moyen pour la personne.*
Ne considérons pas la société comme un instrument au service de la personne. Pour autant le bonheur de la personne ne va pas être sacrifié à la société car il réside dans l’ordonnancement à la Cité. Le libéralisme considère la cité comme un instrument pour la satisfaction matérielle de l’homme, alors qu’il s’agit en réalité d’une structure politique au service de la liberté.
**Le bien commun de la société-Cité et celui de la société-Eglise**
Comment va s’articuler cet ordonnancement au bien commun politique par rapport à la vie surnaturelle ? Une difficulté existe car notre destinée surnaturelle n’est pas sociale mais personnelle. Le bonheur éternel de l’homme, son rapport avec Dieu est personnel. Ne doit-on pas dire que la Cité est au service du bonheur personnel de l’homme, auquel cas nous serions en présence d’une contradiction entre le temporel et le spirituel ?
Pour sortir de l’aporie il convient de distinguer les fins de l’homme. Nous sommes en présence de plusieurs ordonnancements de l’homme, plus ou moins subordonnées.
Il y a tout d’abord l’ordonnance de l’homme à son bien particulier qui n’est pas ultime, son bien propre naturel par rapport à lui-même. L’homme antique, le stoïcien par exemple, recherche un bonheur terrestre dans certaines perfections individuelles.
Puis nous trouvons le bien commun de la famille, bien commun analogique par rapport au bien commun politique.
Au-delà, encore, il y a le bien commun de la Cité.
Et enfin, il y a l’ordonnancement à Dieu à travers le bien commun de l’Eglise
Cet ordonnancement de l’homme à Dieu est d’ordre surnaturel. Mais en philosophie pratique la question se présente différemment : concrètement quel est mon ordonnancement personnel à Dieu ? C’est un rapport surnaturel. La fin de l’homme qui existe est une fin surnaturelle. Qu’en serait-il si Dieu avait créé l’homme dans un état de nature pure ? C’est un autre débat entièrement spéculatif car l’homme de nature pure n’a jamais existé et n’existera jamais. L’homme a été créé pour contempler Dieu dans la vie éternelle. La théologie nous dit qu’il a perdu cette capacité et il l’a retrouvée grâce à Jésus-Christ. Le philosophe, même en théologie naturelle, n’accède pas à cette vérité. Seul le théologien peut parler maintenant. Si je dois parler des rapports entre l’ordre naturel des choses - tout particulièrement le politique - et l’ordre surnaturel, je suis théologien et non plus seulement philosophe. C’est pourquoi la philosophie politique est infirme dans ce domaine ; mais il existe une philosophie politique distincte de la théologie car le bien politique existe. A une réalité nommée bien commun politique – finalité de cette unité d’ordre qu’est la Cité - correspond forcément un savoir organisé, la science politique.
Comment donc va s’articuler la fin naturelle de l’homme qui est le bien commun politique et sa fin surnaturelle qui est Dieu ?
Par avance nous savons qu’il ne peut pas y avoir de contradiction. L’ordonnancement à Dieu ne peut pas détruire l’ordre naturel.
L’ordonnancement de la personne à la Cité est un ordonnancement politique dans l’ordre naturel qui regarde les actes humains extérieurs et non pas la vie intérieure. La personne a aussi une activité intérieure qui ne regarde pas la Cité. Saint Thomas dit par ailleurs que la totalité de la personne n’est pas ordonnée à la Cité.
*L’homme n’est pas ordonné dans tout son être et dans tous ses biens à la communauté politique ; c’est pourquoi tous ses actes n’ont pas forcément mérite ou démérite envers cette communauté. Mais tout ce qu’il est, tout ce qu’il a, et tout ce qu’il peut, l’homme doit l’ordonner à Dieu ; c’est pourquoi tout acte humain bon ou mauvais a un mérite ou un démérite devant Dieu, autant qu’il réalise la notion d’acte.*[^35]
[^35]: Thomas d’Aquin st, ST, IIa IIae, q 21 a 4 ad 3 [34514] : [34514] **3.** L’homme n’est pas ordonné dans tout son être et dans tous ses biens à la communauté politique ; c’est pourquoi tous ses actes n’ont pas forcément mérite ou démérite envers cette communauté. Mais tout ce qu’il est, tout ce qu’il a, et tout ce qu’il peut, l’homme doit l’ordonner à Dieu ; c’est pourquoi tout acte humain bon ou mauvais a un mérite ou un démérite devant Dieu, autant qu’il réalise la notion d’acte. [[16.64]](Annx\Ia-IIae%20006-021%20Actes%20Humains.doc#N16_64)
C’est du point de vue politique, sous l’aspect moral extérieur que la personne est ordonnée à la Cité ; mais selon son aspect intérieur, elle a un rapport immédiat à Dieu à travers le bien commun de l’Eglise.
Qui plus est, tout cet ensemble d’ordonnancement de la personne à la Cité, qui fonde l’épanouissement personnel de l’homme, est ordonné lui-même à Dieu. Cet ordonnancement de la personne à Dieu se fait tout à la fois dans sa dimension spirituelle et dans sa dimension sociale. Autrement dit, pour être bon chrétien, il faut être aussi bon citoyen, sans contradiction possible. L’ordre politique étant ordonné à Dieu, c’est en étant vertueux du point de vue politique que l’homme sera également vertueux du point de vue surnaturel. A ce moment-là la Cité devient une condition du salut du plus grand nombre, ce qui ne change pas l’ordonnance personne-Cité.
Par contre dire que la Cité est un moyen au service du salut personnel de chacun est une formulation très réductrice. Saint Thomas voit les choses différemment : dans l’ordre surnaturel, la Cité est une fin intermédiaire. Dire que la Cité est un moyen est inacceptable car cela laisse supposer qu’elle n’est pas une véritable finalité.
Un médicament est un moyen et non pas une fin, même pas une fin intermédiaire ; le médicament est un pur instrument, il n’est pas recherché en lui-même. Tandis qu’au contraire la santé est une fin en soi, elle est une chose recherchée pour elle-même, mais pas une fin ultime car il ne suffit manifestement pas d’être en bonne santé pour être heureux. La Cité, comme la santé, n’est pas un instrument ‘en vue de’, c’est une fin intermédiaire. Seulement il s’agit d’une fin intermédiaire, mais pas ultime, c’est à dire que dans les activités de l’homme, vous avez des actes humains qui relèvent de la Cité et d’autres qui ne relèvent pas du tout de la Cité.
Les actes de la vie surnaturelle, lorsqu’ils sont purement intérieurs, ne passent pas par la Cité. Et dans ce cas, bien évidemment, la Cité n’est plus la fin. Il n’y a pas de contradiction. Et on pourrait d’ailleurs ajouter à juste titre que si la nature de l’homme est sociale, l’ordonnancement de l’homme à Dieu sera également « social », à savoir ecclésial. Ce que nous apprend la théologie. La Révolution nous a tellement rendus individualistes qu’elle nous a fait perdre tout sens de l’Eglise en tant que société. Même dans l’ordre surnaturel, l’homme est membre d’une société et sous cet angle de vue tout baptisé doit s’ordonner au bien commun de l’Eglise, ou à défaut y être ordonné. L’homme appartient forcément aux deux sociétés, la société-Cité et la société-Eglise, sauf les non-baptisés qui ne sont dans l’Eglise qu’en puissance, si l’on peut dire.
Intervient ici le rapport entre la société civile et la société ecclésiastique. L’influence de la politique sur la vie surnaturelle des hommes, positive ou négative suivant que la Cité poursuit ou non le bien commun, est à rappeler inlassablement. Il faut être singulièrement idéaliste pour ignorer l’importance de la société civile dans le domaine du salut éternel. Certes une « élite » se sauve quoi qu’il arrive en politique mais la grande masse des gens risque de se damner.
Le bonheur bien que vécu personnellement, réside dans la communication sociale. Prenons un exemple très concret : considérons l’homme de science, qui va trouver son bonheur dans la science. Comment va-t-il trouver ce bonheur ? Dans les travaux scientifiques, qui s’impliquent dans un contexte social. La littérature aussi procure le bonheur. Un poète peut trouver un certain épanouissement dans sa poésie, mais la poésie se récite, se chante, se diffuse.
L’objection qu’émettent les personnalistes est celle-ci : Dieu veut la personne humaine pour elle-même et non pour l’espèce. Il est bien vrai de dire que la philosophie antique ignore la destinée de la personne humaine, parce qu’il n’y a pas d’autre fin que la Cité dans l’antiquité. Alors que nous, nous apprenons par la Révélation que la personne humaine est voulue pour elle-même et non pas pour l’espèce humaine, par conséquent elle sera une valeur absolue au-dessus de la Cité.
Alors distinguons.
La personne humaine est voulue comme un bien en elle-même, c’est entendu. C’est-à-dire qu’en elle-même elle est un bien et non pas un instrument. Saint Thomas dit en effet : *les substances incorruptibles demeurent toujours et non pas selon leur espèce mais également selon les individus car les individus eux-mêmes sont dans l’intention principale de la nature.* C’est-à-dire que l’intention principale de la nature dans les espèces corruptibles, c’est le maintien de l’espèce, la survie de l’espèce, pas l’individu. Tandis que l’intention principale de la nature pour les espèces incorruptibles, pour l’homme, ce n’est pas seulement l’espèce humaine, mais c’est l’individu lui-même puisque l’âme est immortelle. Il est donc vrai que la personne humaine, en elle-même est, en quelque sorte, voulu par la nature, c’est-à-dire par le Créateur. Elle est donc voulue pour elle-même, en tant que bien. Mais elle n’est pas voulue comme une fin ultime. **La fin ultime temporelle est la Cité, la fin ultime universelle extrinsèque à l’univers, c’est Dieu ; et la fin ultime - intrinsèque à la création - est l’Eglise, ou la gloire du Christ dans son Eglise.**
Les personnalistes disent aussi - mais il s’agit de la même objection sous une autre forme - : la personne est immortelle, or la Cité ne l’est pas, par suite la personne est supérieure à la Cité. Certes la personne est immortelle selon sa substance et selon les opérations divines, mais absolument pas selon la vie proprement humaine.
Saint Thomas après Aristote, dit que les opérations qui sont dans l’ordre de l’agir sont d’ordre proprement humain et les opérations purement contemplatives sont d’ordre divin, d’ordre surhumain parce qu’elles conviennent par nature à Dieu. La contemplation est une participation à la vie de Dieu, donc c’est quelque chose de surhumain, et il est vrai que cela dépasse la société.
Dans l’optique d’Aristote, on peut dire que l’objet de la contemplation échappe à la Cité. Mais l’exercice de la contemplation en lui-même n’échappe pas à la Cité, c’est pourquoi la Cité peut déterminer dans quelle mesure le contemplatif peut exercer sa contemplation. Elle ne lui déterminera pas l’objet de sa contemplation, ce qui lui donnera une certaine liberté, une certaine indépendance de contemplatif et génère une certaine primauté du contemplatif. Mais néanmoins dans l’ordre de l’exercice, il est soumis à la Cité.
Dans l’ordre surnaturel, les choses changent parce que la contemplation se rapporte à l’Eglise, et la Cité n’a rien à y faire. En science politique nous traitons de la chose de manière théorique parce que la philosophie politique - serait-elle chrétienne -, différente en cela de la théologie, ne connaît pas la finalité surnaturelle. Mais au niveau de la pratique politique, de l’action politique proprement dite, l’action politique prend en compte l’homme concret. Et l’homme concret est un homme sauvé par NSJC. Autrement dit développer une science politique naturelle sans parler du Christ, si ce n’est par accident, est possible. Mais faire une action politique purement naturelle, excluant toute finalité surnaturelle, revient à travailler sur des hommes concrets en leur refusant leur finalité surnaturelle. Par suite la prudence politique purement naturelle est forcément limitée.
Est-ce à dire qu’un non-baptisé ne peut être autorité politique ? Non car c'est une chose de pouvoir discerner où est la vraie religion (vraie en raison de son origine divine) - ce que tout politique digne de ce nom doit pouvoir faire - et c’en est une autre d'adhérer dans la foi aux vérités surnaturelles qu'elle propose.[^36]
[^36]: Cf. Garrigou-Lagrange op, *Le réalisme du principe de finalité,* Desclée de Brouwer, 1932 Paris, pp. 311-335, contre la théorie du p. HUBY sj. qui prétend que « la lumière de grâce est absolument nécessaire non seulement pour adhérer au motif formel de la foi infuse, mais encore pour discerner le miracle ».
Une association à vocation politique ne peut faire abstraction dans son analyse politique de la crise dans l’Eglise. A fortiori si le dirigeant est baptisé. Pour ce qui est de la science politique de cette association, elle intégrera forcément des éléments de théologie naturelle (une partie de la loi naturelle concerne nos devoirs naturels envers Dieu ; si la science politique les ignore ce n’est plus de la science politique). Par contre on ne peut ramener la science politique à n’être qu’une annexe de la théologie.
Au niveau de la pratique politique, de l’action politique proprement dite, il en va tout autrement : cette pratique politique se fait par des hommes concrets qui sont sauvés par Notre Seigneur et qui ont besoin des moyens nécessaires au salut, les sacrements ; on ne peut donc pas faire abstraction de la crise dans l’Eglise. Envisager positivement une action politique qui exclut le surnaturel, c’est faire comme si les hommes étaient de nature pure. Ce qui est forcément irréaliste. Ce qui ne signifie pas qu’une association à vocation politique doive s’engager simultanément dans une action proprement religieuse ; mais elle est néanmoins tenue, dans son analyse politique, à une prise en compte de la situation religieuse.
**n 40 et 41**
Le dernier paragraphe, porte sur *a quo ?,* c’est à dire sur la cause efficiente de la Cité.
Le problème est difficile parce que traiter de la cause efficiente métaphysiquement est délicat : la Cité n’est pas une substance, elle est métaphysiquement une action commune. Comment dans ces conditions peut-on parler d’une cause efficiente ? C’est certainement par analogie, car nous ne sommes pas en présence de la production d’une chose.
Chez tous les hommes il existe un instinct naturel à la Cité, comme il y un instinct naturel vers les vertus. Indépendamment des conséquences du péché originel, il faut tenir compte du fait suivant : les vertus sont acquises par l’exercice, c’est à dire qu’il existe chez l’être humain une tendance naturelle aux vertus, mais cette tendance naturelle vers les vertus ne signifie pas les vertus elles-mêmes. L’homme a besoin de s’exercer aux vertus pour les avoir ; il ne les a pas à la naissance. Bref, les vertus ne sont acquises que par l’exercice.
Donc il va falloir faire exercer cet instinct social, d’où l’institution de la Cité. Autrement dit, l’instinct naturel de cité, l’instinct naturel social ne suffit pas pour instituer une cité. Il y faudra des hommes – doués de prudence politique – qui, prenant l’initiative, fonderont la Cité, d’où le besoin d’une cause efficiente pour fonder une Cité. Laissés à leur seul instinct, les hommes ne feront rien d’eux-mêmes.
Saint Thomas écrit :
*Celui qui a institué le premier la cité a été cause pour les hommes du plus grand bien* (cf. n 40),
d’où la valeur de la vie politique, de la fondation politique. Il y a une volonté naturelle de Cité, cela ne suffit pas, il faut des volontés actuelles. Donc, outre les volontés des citoyens, il faut une autre cause efficiente prochaine, ce sera la volonté du Prince, la volonté de celui qui fonde la cité.
Une autre manière de dire la même chose : la personne humaine et même les communautés subsidiaires de la famille sont des parties, mais ce ne sont pas des parties d’un tout physique, ce sont des parties d’un tout d’ordre ; elles sont donc aussi des choses absolues en elles-mêmes. La personne humaine tout en étant une partie d’une communauté est aussi une réalité absolue en elle-même. Donc à elle seule, de par elle-même, elle n’est pas sociale si elle n’est conduite par un principe. C’est pourquoi saint Thomas dira :
*La vie sociale ne pourrait être si quelqu’un n’y présidait qui tendrait au bien commun, or plusieurs par soi tendent vers plusieurs buts et c’est pourquoi le Philosophe dit dans la Politique que chaque fois que plusieurs choses sont ordonnées à une seule, il en faut trouver une qui dirige et qui soit plus principale*.[^37]
[^37]: ST I, 96, a4
Dans le proemium de la métaphysique Thomas d’Aquin écrit :
*De la même manière que le Philosophe l’enseigne dans la Métaphysique, quand plusieurs choses sont ordonnées à une seule, il faut que l’une d’entre elles soit dirigeante et les autres dirigées.*
Même s’il existe un instinct social fondamental, cela ne suffit pas pour instituer la société, il y faut un principe efficient. C’est une spécificité du domaine politique parce que dans l’ordre de la physique, la matière et la forme s’unissent spontanément. A l’origine une cause efficiente est certes nécessaire mais par la suite cette cause peut cesser son effet sans que l’union de la matière et la forme cesse. Dans le domaine social il n’en est rien, parce que l’unité est une unité d’ordre et non pas une unité physique. Chez l’homme, par exemple, l’âme et le corps sont spontanément unis à la naissance et pour maintenir l’âme unie au corps, rien d’autre n’est utile. Dans le cas de la politique les parties de la société sont des absolues qui ont leur propres opérations, leur liberté, et donc sans un principe extrinsèque, ils ne conviendront pas à l’unité.
L’ordre politique conduit à la justice, c’est à dire au bien commun. C’est pourquoi celui qui institue la Cité conduit les hommes pour qu’ils soient meilleurs et, de fait, les rend meilleurs.
La vie politique est donc, en définitive, la même chose que le bonheur temporel.
*Communication dans la vie, la Cité est composée de diverses lignées, en vue de la vie parfaite et suffisante par soi. C’est cela la vie heureuse : or la vie bonne et heureuse en politique est d’agir en pratique selon la vertu la meilleure. Il est donc manifeste que la communication politique consiste dans la communication des actions bonnes, et dans la vie purement et simplement. Il apparaît donc que la fin pour laquelle une Cité bien ordonnée est instituée est de vivre et d’agir selon la vertu parfaite, et non pas seulement pour vivre ensemble.*[^38]
[^38]: Politica, com. de Pierre d’Auvergne, III, l7, n 412
La vie politique est donc la même chose que le bonheur qui peut se définir comme une communication dans la vie vertueuse. Mais quand on dit vie vertueuse, comprenons la bonne vie politique ; il ne s’agit pas de la vie vertueuse au sens ascétique et personnel.
*La vie bonne est la fin ultime de la Cité , et en commun quant à tous, et en particulier quant à chacun.*[^39]
[^39]: Politica, III,l5,n387
Ainsi, la vie vertueuse commune est la fin de la collectivité et la fin de chacun en particulier.
Autrement dit, le bien commun ne consiste pas – ou pas seulement – dans le fait de vivre ensemble sans trop se gêner les uns les autres, mais dans la bonne vie commune. Ceux qui disent, la politique revient simplement à faire en sorte que les gens vivent selon une certaine convivialité, se trompent.[^40] Il s’agit d’une communauté dans la vie vertueuse, une communauté des citoyens dans la civilisation tout simplement. Cette communion dans la civilisation fait le bonheur. Dans les temps anciens, vous aviez une civilisation et une culture commune à laquelle tout le monde participait. Tandis qu’aujourd’hui, une petite élite arrive encore à communier à certaines valeurs essentielles alors que la masse est complètement dépravée.
[^40]: Cf., à titre d’exemple de *convivialité* politique, l’avant-propos dans Rawls John, *Paix et démocratie*, éd La découverte 2006, p 6 : « On sait que cette société (démocratique) adhère à un idéal spécifique de la légitimité politique : le pouvoir politique qui appartient aux citoyens égaux doit être exercé d’une manière acceptable pour eux, **quelle que soit la doctrine morale raisonnable qui oriente la plan de vie de chacun**. »
Donc la fin de la cité sera de rendre l’homme vertueux, ie la Vie selon la vertu.
**Bien commun, morale et éducation**
La vie sociale est une action commune. Cette action commune bonne et vertueuse est la fin de la Cité ; le bonheur de chacun consiste dans la participation à cette vie commune. Il faut avoir en vue la civilisation, la culture, l’amitié politique. C’est la participation à tout cet ensemble qui fait le bonheur. Par suite vous avez une vie commune en vue du bien commun qui, par définition, est bonne au sens moral. On voit que la civilisation chrétienne a réalisé - quoique partiellement - cet idéal. D’où l’importance de la Cité au plan de la morale naturelle, dans l’apport d’une discipline, d’une régulation, et en ce sens la mission éducatrice de la Cité rejoint alors celle de l’Eglise et par là nous entrons dans le domaine de ce qu’il est convenu d’appeler les questions mixtes.
Du fait de la mission éducatrice de la Cité le débat sur la liberté de l’enseignement est souvent perverti. Dans notre famille de pensée on nous dit parfois : l’Etat n’a rien à faire dans l’éducation ! bien évidemment si. Mais aujourd’hui l’Etat ne fait plus d’éducation, il fait de la corruption. La finalité de la Cité n’est plus la vie selon la vertu mais la vie selon le vice. Mais en soi il est normal que l’Etat s’occupe de l’éducation des enfants – futurs citoyens – au même titre que les parents et l’Eglise.
Il est clair qu’il convient de mettre en avant l’Etat et l’Eglise parce que ce sont les deux sociétés parfaites, c’est-à-dire les deux sociétés qui n’ont pas besoin d’être inclus dans d’autres sociétés. La Cité et l’Eglise vont donc régir l’éducation dans le domaine qui leur est propre.
Les structures éducatives dépendent à la fois de la Cité et de l’Eglise selon des modalités à fixer sur le terrain, sous l’autorité de l’Eglise puisque c’est elle qui a la primauté, mais sans en exclure l’Etat. Dans les pays de civilisation chrétienne l’enseignement était tenu par l’Eglise mais non sans le concours de l’Etat qui faisait valoir ses propres exigences.
Il n’en reste pas moins que la famille est le milieu naturel de l’éducation, éducation ordonnée à l’Eglise et à la Cité. Donc la famille n’est pas la fin absolue qui commande tout dans ce domaine. Contre le totalitarisme d’Etat et contre le cléricalisme, on a souvent utilisé l’argument : c’est la famille qui est éducatrice, le clergé n’a rien à y voir et l’Etat non plus. Les clercs ont mission d’Eglise de veiller à l’éducation sans supprimer la famille. Le totalitarisme d’où qu’il vienne tend à supprimer la famille, alors que l’ordonnance harmonieuse consiste dans l’ordination de la famille à la Cité et à l’Eglise.
Il existe de nos jours un argument ad hominem contre les clercs hérétiques et contre un Etat totalitaire, argument qui permet de défendre la famille contre leur emprise ; mais il ne faut pas oublier pour autant le principe suivant : la famille est une partie de la Cité et une partie de l’Eglise ; par suite elle est soumise aux autorités légitimes de la Cité et de l’Eglise. Dans la situation présente il peut se développer une espèce d’individualisme familial. Les familles recherchent leur bien particulier, indépendamment de l’Eglise et de l’Etat, croyant pouvoir survivre longtemps en se repliant sur elles-mêmes.
ANNEXE
Synopse du Proemium et du livre I, 1.(nn 1-41)
**Prooemium Sancti Thomae I**
**De scientia practica in genere**
1 intellect humain / intellect divin ≈ disciple / maître. Or l’intellect humain est le principe des artefacts, l’intellect divin le principe de la nature. Donc l’art imite la nature.
2 La raison humaine est seulement cognoscitive des choses naturelles, mais cognoscitive et factive des artefacts. Donc la science naturelle est spéculative, la science des artefacts est pratique, à l’imitation de la nature.
3 Or la nature procède des réalités simples aux réalités composées. Donc la raison pratique procède « du simple au composé, comme l’imparfait au parfait. »
**De scientia politica**
4 Or la raison humaine agit non seulement sur les choses qui sont à l’usage de l’homme, mais encore sur les hommes eux-mêmes, du simple au composé.
a) La communauté ultime est « la communauté politique qui est ordonnée à la vie humaine suffisante par soi. » Donc la communauté la plus parfaite est la Cité.[^41]
[^41]: Sous-entendu : du simple au composé, comme du parfait au parfait.
b) Or ce qui est à l’usage de l’homme [les artefacts] est ordonné à l’homme comme à sa fin. Donc la Cité est « la plus principale des totalités que la raison humaine peut connaître et constituer. »[^42]
[^42]: Contre les commentateurs qui appliquent b) en a) et concluent que la Cité est ordonnée à l’homme individuel comme à sa fin.
5 Nécessité de la politique ou science civile
6 Science pratique, non mécanique, mais active ou morale.
7 4→ la politique est la science pratique, principale et architectonique « en tant qu’elle considère le bien ultime et parfait dans les réalités humaines ».
8 Mode et ordre : de la considération des parties procède la connaissance du tout. Pratique : vers les choses singulières.
**Prooemium Aristotelis II**
**De civitate absolute**
Bonum civitatis. Tout ce que les hommes font, ils le font en vue d’un bien. Or toute communauté est instituée par l’homme. Donc toute communauté recherche un certain bien. 10
Ce bien est le plus principal. La communauté principale recherche le bien le plus principal. Car la communauté est une totalité. Or une totalité incluant une autre totalité est plus principale. Donc la communauté qui inclut les autres communautés est plus principale. Or la Cité inclut les autres communautés. Donc. 11
**De civitate comparative**
Opinion
L’opinion (fausse) elle-même : la cité est gouvernée par un régime monarchique ou politique, la famille par un régime despotique ou économique ; c’est la même chose. 13
Raison de cette opinion. Ces régimes ne se distinguent que selon le nombre (beaucoup et peu). 14-15
Mode de réfutation de l’opinion fausse : Pour connaître un tout il faut le diviser jusqu’aux éléments simples. La première voie est donc celle de la résolution, puis vient celle de la composition. 16
**Respondeo.**
**De communitatibus inferioribus**
De communitate personae ad personam
**Absolute**
Mari et épouse. Cette « communauté est en vue de la génération ». 17 Engendrer convient à l’homme en tant qu’il est un vivant, non pas proprement en tant qu’il est homme. Donc cette communauté est première. 18
Gouvernant et sujet. Pour la survie. Gouverne naturellement celui qui est capable de prévoir, sujet celui qui par sa force peut accomplir l’œuvre prévue. 19
**Comparative**
Respondeo. Naturellement femme et esclave sont distincts. 20 La nature n’ordonne par une même chose à des offices distincts. 21
Ad errorem
Error. Chez les barbares la femme est esclave. 22 Le barbare est celui qui est déficient selon la raison, soit de par sa région, soi de par une mauvaise habitude ; le barbare *secundum quid* est celui qui ne parle pas la langue grecque. 23
Cause de l’erreur. Chez les barbares l’autorité n’est pas naturelle (cf n.19). « Il convient donc que les Grecs qui ont la sagesse gouvernent les barbares. » 24
De communitate domus
**Ex quo** (De quoi est fait la chose ?). La famille est constituée premièrement par les deux précédentes communautés. Celle du père et du fils provient de la première. 25
**Ad quid** (Quel est le but de la chose ?). « Toute communication humaine est selon certains actes ». Il est naturel aux hommes de communiquer dans les actes de la vie quotidienne et dans les actes non quotidiens. La famille est la communauté constituée selon la nature en vue des actes de la vie quotidienne. 26
**De communitate multitudinum**
**Ex quo et ad quid**. Le village est constitué de plusieurs familles. Pour les actes non quotidiens. 27
Naturalis (conformément à la nature).
*Raison*. De par la multiplication des enfants. 28
*Signe*. Tout le village / voisinage était régit par un chef comme la Cité par un roi. C’est de ce régime antique de la famille et du village que provient le régime monarchique. 29
C’est ce qu’on raconte des dieux dans la mythologie qui a quelques fondements historiques. 30
**Respondeo de communitate civitatis**
**Ad quid**. A partir des villages. Pour que l’homme ait ce qui est nécessaire à la vie parfaite. En vue de la vie bonne[^43] « par les lois de la Cité, la vie des hommes est ordonnée aux vertus. » 31
[^43]: Ainsi il existe une différence de nature entre le social et la politique. Différence due à une différence de finalité. Et voici la réponse à l’opinion fausse citée supra.
**Civitas est naturalis**
1°. La fin des choses naturelles est leur nature. Mais la Cité est la fin des communautés naturelles. Donc elle est naturelle. Ad maiorem : la nature est ce qui convient à chacun quand sa génération est parfaitement accomplie. 32
2°. La fin est ce qui est excellent, et en vue de quoi quelque chose se fait. Or se suffire est excellent. Donc se suffire a raison de fin. 33
L’homme est naturellement animal politique
1°. La Cité est naturelle. 34
ad dubium. Il y a des hommes non politiques. Réponse : les choses naturelles peuvent défaillir par hasard. « Si quelque homme n’est pas politique, de par sa nature personnelle, ou bien il est un criminel, ce qui peut se produire par corruption de la nature humaine ; ou il est plus qu’un homme, au sens où il a une nature plus parfaite que celle des autres hommes, car il peut se suffire à lui-même sans la société des hommes ; tels étaient Jean-Baptiste et le bienheureux ermite Antoine ». 35
2°. La nature ne fait rien en vain. Or seul l’homme est doué du langage. [Donc]. Mais le langage ne signifie pas seulement les passions ; il signifie encore ce qui est utile ou nocif, juste ou injuste, bien ou mal. Il est donc naturel de communiquer quant au juste et à l’injuste. Or c’est cela qui constitue la famille et la Cité. Donc. 36-37
**Civitas est prima**. Le tout est premier par rapport à la partie dans l’ordre de perfection. (exemple : le corps humain par rapport à ses membres). 38 « Or chaque homme est à la totalité de la Cité, comme les membres de l’homme par rapport à la totalité de son corps. Car, de même que la main ou le pied ne peuvent exister sans l’homme, un homme seul ne se suffit pas à lui-même pour vivre séparé de la Cité. [...] Il suit de ces prémisses que la Cité est, selon la nature, première par rapport à l’homme individuel. » 39
A quo. Chez l’ensemble des hommes il y a une tendance naturelle à la vie politique comme aux vertus. Or les vertus s’acquièrent par l’exercice : « Celui qui le premier institua la Cité fut cause pour les hommes des biens les plus grands. » 40 L’homme sans justice ni vertu est exécrable. Or on est conduit à la justice par l’ordre politique. Donc celui qui a institué la Cité conduit les hommes à l’excellence. 41