# A propos du régime politique «le meilleur» par [[Midelt Bernard de (1934-2024)|Bernard de Midelt]] > [!summary] Référence de l'article > Midelt Bernard de, « A propos du régime politique «le meilleur» », *Action Familiale et Scolaire*, n°174, août 2004. >> [!pdf] [[MIDELT AFS174 A propos du régime politique le meilleur.pdf|Télécharger l'article original en pdf]] **Le risque de non-poursuite du bien commun augmente sensiblement selon la forme du gouvernement** En annexe II de la brochure *Politique et religion* on trouve un résumé des évènements de l’affaire du Ralliement de 1892. Evènement d’une telle importance qu’il « semblent se perpétuer encore aujourd’hui »[^1]. Nous nous proposons de monter ci-dessous que si dans Aeterni Patris (4 août 1879) Léon XIII explique à juste titre qu’il faut remettre en vigueur et propager le plus possible la précieuse sagesse de saint Thomas, la doctrine sociale de l’Eglise a omis parfois de se faire application à elle-même de ce judicieux conseil. [^1]: De Lassus Arnaud, *Politique et religion*, éd AFS p 101 et s 1° Dans le De regno saint Thomas étudie les risques de voir l'Autorité légitime ne plus poursuivre le bien commun, par voie de conséquence de n'être plus constituée en Autorité et de devenir ainsi une contrefaçon de l'Etat[^2]. C'est - nous dit-il - "un des plus grand dangers que court une multitude". **L'expérience historique prouve que les risques pour l'Autorité d'une démocratie de devenir tyrannie sont plus grands que dans le cas d'un roi.** [^2]: Lachance Louis, *L'humanisme politique de saint Thomas d'Aquin - individu et Etat,* éd Lévrier 1965 p 259. Louis Lachance trp op (+1963), docteur agrégé en philosophie, maître en théologie, professeur à l'université de Montréal, fait partie de l'école thomiste canadienne comme Charles de Koninck et Carlos Sacheri. L'ouvrage cité est son maître-livre, incontournable sur les relations entre l'individu et l'Etat Ce passage du De regno émeut toujours fortement les démocrates. Voici le texte exact de l'Aquinate : "D'une façon générale, l'observateur attentif de l'histoire d'hier et de celle d'aujourd'hui reconnaîtra que les tyrans ont sévi plus nombreux dans les pays gouvernés par une collectivité que dans ceux où le pouvoir n'appartenait qu'à un seul. Si donc la royauté, qui est le meilleur gouvernement, semble devoir être évitée surtout à cause de la tyrannie, celle-ci en revanche se rencontre non pas moins, mais plus facilement dans le gouvernement de plusieurs que dans le gouvernement d'un seul."[^3] [^3]: Thomas d'Aquin st, *De regno*, I, 5 - texte français de Thomas Grimaud, éd Sicre **2° Rappel sur les différents régimes politiques** On sait que depuis Aristote les divers modes d’organisation de la cité sont répartis en trois grandes classes, souvent enchevêtrées dans la pratique, en fonction des circonstances, des coutumes propres à chaque peuple. Dans les ouvrages de science politique contemporains on indique à tort que cette trilogie aristotélicienne serait composée de la monarchie, l’aristocratie et…la démocratie. En fait pour Aristote comme pour son commentateur le plus autorisé saint Thomas d’Aquin, il existe trois classes fondamentales théoriques de régimes politiques poursuivant le bien commun, présentant chacune avantages et inconvénients, et trois formes de dégénérescence ne poursuivant plus le bien commun qui sont des contrefaçons des gouvernements précédents.[^4] [^4]: Lorsque l’Etat poursuit le bien commun les trois formes possibles de gouvernement sont royauté, aristocratie et politia ; dans le cas contraire, et respectivement, tyrannie, oligarchie, démocratie Le système où la fraction la plus compétente d’un peuple est largement consultée sur l’organisation de la cité ou bien associée à sa gestion se nomme *politia* ou encore gouvernement populaire. Dans la pratique ce type de régime peut utiliser pour la désignation des responsables politiques le mode de l’élection. En aucun cas cependant il ne s’agit dans la politia d’un exercice collectif de l’autorité par un peuple déclaré souverain. Car ceci constitue précisément la dégénérescence spécifique de la politia telle que la voit Aristote et à laquelle il confère le nom de *democratia*. La democratia est le règne de la démagogie et de la tyrannie des partis. Jacques Maritain écrivait en son temps : « Il y a une sagesse des mots. Il est très remarquable que le mot adopté par le monde moderne pour désigner le gouvernement populaire soit celui qui dans la langue du Philosophe désigne non la forme légitime (politia), mais la forme corrompue (democratia) de ce gouvernement. »[^5] [^5]: Maritain Jacques, *Une opinion sur Charles Maurras et le devoir des catholiques*, 1925 **3° L’analyse politique de saint Thomas** Marcel de Corte nous dit que pour saint Thomas la politique est un fait, **un donné** plus exactement mais qui n'est pas octroyé à l'homme d'un seul coup, et qui nécessite donc la médiation de son intelligence et de sa volonté à l'inverse de ce qui se passe dans les sociétés d'insectes immuablement fixées dés leur origine.[^6] Autrement dit pour transposer la science politique à notre époque, encore faut-il connaître cette même époque au plan politique. [^6]: de Corte Marcel, *Réflexions sur la nature de la politique*, L'ordre français de mai 1975 n°191 On distingue habituellement l'analyse politique générale, par exemple le début de l'ouvrage de saint Thomas le *De Regno* ou le livre de Jean Ousset *Pour qu'Il règne* qui proposent une analyse politique générale et l'analyse politique spécifique, par exemple l'essai d'Eric Werner *L'avant-guerre civile* qui décrit la situation politique française, ici et maintenant. Dans l’étude qui nous préoccupe, Saint Thomas se livre à une analyse politique générale à partir de l’histoire politique des peuples. Il part de l’observation « de l’histoire d’hier et de celle d’aujourd’hui ». **4° Pourquoi les gouvernements collectifs sont-ils source plus fréquente de tyrannie ?** Etienne Gilson donne une explication intéressante que l’on peut décomposer en trois propositions. 1. Comme l’écrit saint Thomas « Que la royauté soit le meilleur gouvernement, nous l’avons montré précédemment. Si donc au meilleur s’oppose le pire, il suit nécessairement que la tyrannie est le pire gouvernement[^7].» On pourrait en déduire à partir d’une lecture rapide que la tyrannie d’un seul est la pire de toutes et en rester là. Etienne Gilson expose cette proposition mais il va s’empresser de montrer qu’elle concerne la politique « simpliciter » (c’est-à-dire dans l’absolu). 2. D’une part la tyrannie n’est pas un danger qui menacerait la seule monarchie puisque l’Aristocratie et la Politia peuvent dégénérer en tyrannies nommées respectivement oligarchie et démocratie. D’autre part dans la réalité il est rare qu’une pareille tyrannie se réalise avec un seul ; (en effet dans le cas d’un seul) elle se borne le plus souvent soit à l’exploitation de quelques familles, soit à celle d’une classe plus ou moins nombreuse de citoyens, laissant ainsi tous les autres tranquilles et ne compromettant le bonheur que d’une partie du peuple ou de la cité. 3. Au contraire, lorsque c’est le gouvernement de plusieurs qui se corrompt et qui devient tyrannique, le mal réside dans le gouvernement lui-même et trouble totalement l’équilibre de la cité ou du pays tout entiers. Si l’on ajoute à cela que le gouvernement de plusieurs engendre plus fréquemment des tyrannies que le gouvernement d’un seul, en raison des jalousies qui s’élèvent parmi les chefs et incitent l’un d’entre eux à éliminer les autres, on conclura que, toutes choses égales d’ailleurs, c’est encore la monarchie qui présente le moins de dangers. [^7]: Thomas d’Aquin st, *De regno*, I, 3 D’où la conclusion d’Etienne Gilson : De deux maux il faut en effet choisir le moindre. Or d’une part, nous avons le gouvernement le meilleur, avec peu de risques de tomber dans le pire qui serait la tyrannie complète d’un seul ; d’autre part, nous avons des gouvernements moins bons, avec beaucoup de risques de tomber dans des tyrannies dont la moindre affecterait déjà le bon ordre de l’Etat tout entier. Si donc la seule raison de se priver du meilleur des régimes est la crainte de la tyrannie, et que la tyrannie soit plus à craindre encore dans les régimes les moins bons que dans le meilleur, il ne nous reste plus aucune raison de ne pas choisir le meilleur : nous choisirons par conséquent le gouvernement d’un seul.[^8] [^8]: Gilson Etienne, *Saint Thomas moraliste*, éd Vrin 1974 p 361 **5° La thèse thomiste que nous venons d’exposer s’oppose à la thèse de Léon XIII et de Pie XI** Léon XIII enseigne en effet que "Dans cet ordre d'idées spéculatif, les catholiques, comme tout citoyen, ont pleine liberté de préférer une forme de gouvernement à l'autre...Et c'en est assez pour justifier pleinement la sagesse de l'Eglise alors que, dans ses relations avec les pouvoirs politiques, elle fait abstraction des formes qui les différencient, pour traiter avec eux les grands intérêts religieux des peuples..."[^9]. [^9]: Léon XIII, *Au milieu des sollicitudes*, 16 février 1892, La paix intérieure des nations éd Desclée n°314 "Divers gouvernements politiques se sont succédés en France dans le cours de ce siècle, et chacun avec sa forme distinctive : empires, monarchies, républiques. En se renfermant dans les abstractions, on arriverait à définir quelle est la meilleure de ces formes, considérées en elles-mêmes; on peut affirmer également en toute vérité que chacune d'elles est bonne, pourvu qu'elle sache marcher droit à sa fin, c'est à dire le bien commun, pour lequel l'autorité sociale est constituée;"[^10]. [^10]: Léon XIII, *Au milieu des sollicitudes*, 16 février 1892, La paix intérieure des nations éd Desclée n°314 Autre texte significatif de Pie XI, allant dans le sens de la théorie de Léon XIII : « L’Église catholique, sans s’attacher à une forme de gouvernement plutôt qu’à une autre, pourvu que soient sauvegardés et protégés les droits de Dieu et de la conscience chrétienne, ne fait aucune difficulté pour s’accorder avec toutes les institutions civiles, qu’elles aient la forme royale ou républicaine, qu’elles soient sous le pouvoir aristocratique ou populaire ».[^11] [^11]: Pie XI, *Dilectissima Nobis*, 3 juin 1933 Autrement dit cet enseignement de la doctrine sociale de l’Eglise considère comme négligeable le risque historiquement patent qu’ont certaines formes de gouvernement de ne pas poursuivre le bien commun. **6° Explication possible de cette vision politique erronée de Léon XIII** On peut en effet avoir une approche spéculative de la politique en méconnaissant que celle-ci est pour l’essentiel un ordonnancement de la société civile, ici et maintenant. Pour éviter cette impasse il convient de distinguer la *politique simpliciter* (dans l’absolu) de la *politique ex suppositione*. Développons cette question en relisant Marcel Demongeot : "le meilleur gouvernement simpliciter (absolument parlant), dit en effet saint Thomas, est le meilleur, abstraction faite de toute considération extérieure à la notion même de gouvernement, donc le plus rationnel, celui qui comporte le plus de perfection intrinsèque. **Par contre l'expression ex suppositione indique que l'on a tenu compte des conditions de fait et rattaché le concept de gouvernement à la réalité humaine**."[^12] [^12]: Demongeot Marcel, *Le meilleur régime politique selon saint Thomas*, éd DEL 1929 p 6 Quand Léon XIII parle de la meilleure des formes de gouvernement il reste au niveau des régimes les meilleurs spéculativement parlant « simpliciter », qui en définitive nous importent peu ; il n'étudie pas la question du meilleur ex suppositione[^13]. Autrement dit le véritable meilleur régime, celui qui tient compte de la réalité politique. [^13]: Demongeot Marcel, *op. cit.,* page 6 Il faut bien l'admettre avec regret : Léon XIII, dans sa doctrine politique, ne prend pas suffisamment en compte la forme concrètement donnée à la société civile, forme qui influe d'une manière "prépondérante" sur le bien ou le mal des âmes. Par suite Léon XIII considère les gouvernements de la France au 19° siècle (il cite empires, monarchies, républiques) et il se propose de les examiner "en se renfermant dans les abstractions". Mais si l'on s'abstrait de ce que sont réellement les républiques françaises pour ne considérer que leur forme "considérée en elle-même", il faut s'attendre à ce que les problèmes principaux disparaissent. Lorsque Léon XIII précise "chacune d'elles (parlant des formes de société) est bonne, pourvu qu'elle sache marcher droit à sa fin, c'est à dire le bien commun", il n'y a plus de délibération possible puisque c’est précisément le risque de voir le bien commun non poursuivi qui devrait faire l'objet du débat politique. On trouve exposé ici et en substance la doctrine qui, durant tout le XX° siècle, sous-tendra le ralliement permanent de l’Eglise aux pouvoirs établis, y compris en faveur de ceux qui ne poursuivant pas le bien commun ne furent que des contrefaçons d’Etat.[^14] [^14]: Notre analyse se contredistingue ici de celle d’un Charles Maurras in *La politique de Léon XIII* (La démocratie religieuse, éd NEL p 321) : « La politique pontificale (de Léon XIII) fut longtemps dépourvu de la grille qui eût permis de les déchiffrer (les actes et les faits du gouvernement judéo-protestant et antinational). » Mais, pour autant, elle ne la contredit pas. Nous ne rejoignons pas non plus Augustin Roussel, Libéralisme et catholicisme, p 117 note 1 Tout ceci rappelle quelque peu Molière et sa méthode comique qui consistait à escamoter une des causes principales pour s'étendre longuement sur ce que tout le monde sait et qui ne pose problème : "et comme je vous fis voir l'autre jour par raison démonstrative, il est impossible que vous receviez si vous savez détourner l'épée de votre ennemi de la ligne de votre corps : ce qui ne dépend seulement que d'un petit mouvement du poignet ou en dedans, ou en dehors."[^15] Malheureusement dans le cas présent cette vision erronée du donné politique proposé par la DSE a des répercussions graves et ne porte pas véritablement à rire… [^15]: Charlier Henri, *Les quatre causes*, Itinéraires n°12 p 85 Bernard de Midelt Publié dans AFS n°174