# Le soleil d'Aristote illumine l'Occident
Article paru dans le n°198 la revue de l'Action Familiale et Scolaire en août 2008. Voir le pdf ici : [[AFS198 pages 69 - 88.pdf]]
Sous ce titre[^2], [[Midelt Bernard de (1934-2024)|Bernard de Midelt]] traite de deux sujets connexes :
- en analysant le livre de Sylvain Gouguenheim «Aristote au Mont Saint Michel »[^1], il montre que ce n 'est pas l'islam mais les grecs eux-mêmes qui ont transmis le savoir grec à la chrétienté médiévale ; ainsi saint Thomas a-t-il pu disposer des œuvres complètes d'Aristote traduites en latin à partir du grec.
- il répond à la question : pourquoi saint Thomas est-il aller rechercher la pensée du philosophe grec Aristote, un simple païen ? Se limitant à cette partie de la philosophie qu 'est la science politique, et ayant rappelé ce qui caractérise cette science et sa méthode, il souligne « la nécessaire conjonction entre la pensée politique d'Aristote et celle de saint Thomas ».
## I. L'islam nous aurait transmis le savoir grec : Un conte de fées pour adulte
L'auteur *d'Aristote au mont Saint-Michel* apporte trois arguments, chacun suffisant en soi, pour prouver que l'islam n'a pas transmis le savoir grec à la chrétienté médiévale.
1. La transmission du savoir grec par Averroès - si du moins elle a jamais existé - aura été inutile car depuis le bas Moyen-âge les chrétiens orientaux, grecs ou de culture grecque, fuyant la dhimmitude ou les persécutions islamiques, s'étaient implantés en Europe et avaient transmis leur savoir[^3] [^4]. Sous cet angle de vue, effectivement, l'islam est bien la cause (indirecte) de la diffusion du savoir grec en Occident.
2. L'islam ne s'est intéressé qu'à certains documents grecs : les traités de médecine de Galien et d'Hippocrate, de logique d'Aristote, de mathématiques d'Euclide et Ptolémée. La philosophie et plus particulièrement les sciences pratiques n'ont pas retenu l'attention des savants musulmans. On sait que la Politique d'Aristote n'a jamais été traduite en arabe[^5]. L'Ethique n'est connu en arabe que sous forme de résumé ou de commentaires[^6] [^7]. « L'Islam reprit des grecs ce qu'il jugea utile ; il en délaissa l'esprit. »
Dans le cas particulier d'Averroès, on notera que « les livres d'Averroès furent brûlés (par les musulmans) et ses disciples furent des juifs et des chrétiens. »[^8]
3. Un problème de traduction
Jamais les arabes musulmans n'apprirent le grec. Même Averroès l'ignorait[^9]. Pour disposer des livres d'Aristote en latin à partir de sources arabes il faut imaginer une première traduction depuis le grec (langue indo-européenne) vers le syriaque (langue sémitique), de là vers l'arabe (autre langue sémitique) et enfin retour vers le latin (langue indo-européenne). Toute personne ayant lu ne serait-ce qu'un extrait de la *Politique* d'Aristote, imaginera facilement ce qu'on peut espérer retrouver du corpus aristotélicien, à l'arrivée, après cette chirurgie sémantique.[^10]
Mais revenons maintenant quelques instants sur le premier argument, particulièrement développé par Sylvain Gouguenheim dans son chapitre **III.**
Ce que l'on appelle la « renaissance carolingienne » est un projet culturel initié par Pépin le bref (715-768) et Charlemagne (742-814). Ceux-ci souhaitaient disposer d'un texte «non corrompu et conforme à l'original » pour tous les documents en latin en provenance d'un original grec[^11]. Cette exigence est rendue alors possible car il existe, en Occident, « au Moyen-âge une authentique diaspora chrétienne orientale »[^12]. Lors du concile de Rome en 704 le haut clergé est bilingue : « les prélats parlent latin dans les assemblées et grec entre eux. »[^13] [^14]
Mais le succès des penseurs grecs atteint son apogée en Occident au début du XII^e^ siècle avec les traductions de Jacques de Venise le grec, du nommé « Jean », de celui qu'on peut appeler l'anonyme du Vatican et d'un autre anonyme auteur de la *Metaphysica Composita.* Ces traductions, effectuées avant 1127, directement depuis le grec vers le latin, ont précédé les traductions venues d'Espagne.[^15]
Jacques de Venise le grec (+ 1145/1150) est un vénitien installé à Constantinople qui résida par la suite à l'abbaye du mont Saint-Michel. Il y a tout lieu de penser que ce sont bien les traductions de Jacques de Venise que saint Thomas d'Aquin a utilisées, en particulier pour ses Expositions de la Métaphysique, de l'Ethique et de la Politique d'Aristote.[^16] [^17]
## II. Pourquoi Thomas d'Aquin et Aristote ?
1. Thomas d'Aquin a pu disposer des textes intégraux d'Aristote, correctement traduits, en particulier l'Ethique et la Politique à l'encontre la thèse de Denis Sureau qui prétend que son Commentaire de la Politique d'Aristote est « altéré ». Dans le domaine politique on ne sous-estimera pas le rôle de l'Ethique d'Aristote qui est « un traité politique » et non pas un cours de morale individuelle comme se l'imaginent les personnalistes.
2. Mais pour autant Thomas d'Aquin n'est pas un disciple d'Aristote (ni d'ailleurs de Platon). Quel intérêt peut-il donc y avoir à démontrer la proximité spatio-temporelle de la pensée politique de Taquinate avec celle du stagyrite ?[^18] [^19]
Ce qu'il faut tout d'abord constater - et il faut remercier Sylvain Gouguenheim de nous en fournir les modalités pratiques[^20] - c'est ceci :
« En son temps, saint Thomas fit précisément ce que l'on ne veut plus faire aujourd'hui, et il en fit même bien davantage, et on nous dit qu'il eut raison. Il alla reprendre une philosophie aristotélicienne qui était beaucoup plus éloignée de lui dans l'histoire que nous ne sommes nous-mêmes éloignés de lui... Nous plaçons Aristote et saint Thomas dans un même univers ancien, et nous-mêmes dans un autre univers. Mais en réalité nous sommes beaucoup plus proches de saint Thomas que lui-même ne l'était d'Aristote. Il n'y a pas 7 siècles entre la mort de saint Thomas et notre époque. Il y a 16 siècles entre la mort d'Aristote et la naissance de saint Thomas. Selon les mesures numériques du temps, nous sommes deux fois moins loin de saint Thomas qu'il ne l'était lui-même d'Aristote... En réalité, saint Thomas a franchi une distance historique incomparablement plus grande que celle qui existe entre lui et nous, ***lorsqu 'il est allé, par delà seize siècles et par delà l'Incarnation du Christ, rechercher la pensée du philosophe grec.** »*[^23]
Ce que nous venons de constater, il convient maintenant de l'expliquer.
3. À coté de la théologie politique (ie la doctrine du Christ, roi des nations, les rapports entre le spirituel et le temporel, la liberté politique en matière religieuse), il existe une science politique. En effet l'exposition par saint Thomas d'Aquin de la Politique d'Aristote débute par un proême[^24] qui est en quelque sorte une introduction argumentée. Ce proême apporte trois arguments décisifs en faveur de l'existence et de la nécessité d'une science politique.
Premier argument :
« La cité se présente comme l'œuvre maîtresse parmi les produits de la **raison.** »[^25] et également « **La raison humaine** ne doit pas seulement pouvoir disposer des matériaux qui s'offrent à son usage ; elle doit encore disposer des hommes eux-mêmes, en tant qu'elle les gouverne. »[^26].
Deuxième argument :
Puisque la Cité est un « tout » *(hoc totum quod est civitas),* son étude si elle est bien menée dégagera des jugements universels et permanents sur la politique, autrement dit, développera une science politique.
Troisième argument :
Il s'est révélé nécessaire à l'achèvement de la philosophie d'élaborer sur la Cité une doctrine appelée science politique. La science politique sera nécessairement une science architectonique[^27].
- La science politique n'est donc pas un produit de la Révélation comme le pensent certains disciples modernes de Bossuet.[^28] Si la Politique était un produit exclusif de la Révélation, on ne saurait comprendre que saint Thomas ait éprouvé le besoin d'aller *rechercher la pensée du philosophe grec* Aristote, un simple païen.
- Mais la science politique n'est pas, pour autant, une idéologie. Le politique est le dispositif central de Tordre naturel des choses, voulu par le Créateur, et à ce titre les visions qu'en peuvent avoir deux philosophes réalistes sont forcément concourantes. Les « thomistes démocrates », eux-mêmes prisonniers d'un présupposé idéologique, ont beaucoup de mal à admettre cette concordance politique chez les deux grands politologues.
Comme l'a bien montré LJ Elders[^29], par ses commentaires du corpus aristotélicien, Thomas d'Aquin perfectionne la philosophie d'Aristote. Certes l'oeuvre philosophique d'Aristote possède déjà un haut degré de vérité. Mais le docteur angélique commente, nuance, approfondit et dépasse la doctrine d'Aristote. On peut ainsi soutenir qu'il s'agit, tout à la fois, de commentaires fidèles d'Aristote et de la philosophie propre à l'Aquinate.
a) Dans un premier temps, l'unité de vue entre l'aquinate et le stagyrite provient de leur méthode inductive commune.
Quelle différence faut-il faire entre méthode inductive et méthode déductive ?
Mais commençons plutôt par le commencement : qu'est-ce que la méthode d'une science ?
Si nous souhaitons progresser en politique, nous devons considérer non seulement les rapports de la politique avec son objet (qui est la poursuite du bien commun de la Cité) mais encore **ses rapports subjectifs avec l'esprit humain.**[^30] C'est ce qui engendre la *méthode* de la science politique. Autrement dit la méthode de la science politique, c'est cette même science, mais vu du coté du sujet qui se demande comment il pourrait bien accéder à cette connaissance, laquelle lui paraît pourtant tout à fait nécessaire à son activité civique.
Comme la politique ne se déroule pas dans le domaine dit *spéculatif* mais dans le domaine *pratique,* domaine de l'action humaine, on ne peut pas utiliser la méthode des mathématiques pour accéder à la science politique.
A la différence de JJ Rousseau qui déduit la science politique d'un préalable idéologique[^31], Aristote et Thomas d'Aquin se proposent, l'un comme l'autre, de connaître la science politique à partir d'une enquête sociologique sur les faits politiques, en privilégiant l'observation. Ceci constitue la méthode inductive qui se contredistingue de la méthode rousseauiste déductive.
Thomas d'Aquin écrit, par exemple :
***«L'observateur attentif de l'histoire d'hier et de celle d'aujourd'hui reconnaîtra que*** les tyrans ont sévi plus nombreux dans les pays gouvernés par.... »[^32] Et Aristote, de son coté : « La science morale qui se connaît surtout ***par la méthode d'observation.** »*[^33]
Cette question de méthode peut paraître anodine et réservée aux spécialistes : en réalité il n'en est rien. Voici ce qu'en dit le Père Bernard de Menthon :
« A la différence des idéologues modernes, nous ne commençons pas par concevoir la Cité comme un idéal abstrait ; il est nécessaire de partir du concret. C'est pourquoi la politique sera une science inductive.
On n'attirera jamais assez l'attention sur les dangers de l'idéologie politique, même pour la bonne cause; c'est malheureusement une tendance de l'esprit français par suite de l'influence cartésienne. On aura tendance à construire de belles idéologies politiques complètement déconnectées du réel. Émettrait-on des propositions justes et vraies, si elles ne sont pas induites, elles risquent de mener tout droit à l'idéologie. De nos jours le danger est grand parce que la politique que nous étudions, est une politique théorique puisque nous vivons dans une société dépravée et éclatée (une dissociété, dit Marcel de Corte), système où la véritable politique est complètement hors- jeu. Dès lors nos considérations sont forcément théoriques : nous parlons de la Cité telle qu'elle devrait être. Nous n'avons pas d'exemple concret sous les yeux. Notre famille de pensée aura donc forcément une tendance naturelle à l'idéologie. Ce qui est très dangereux parce que l'on va échafauder la Cité Idéale qui n 'existera jamais. Il ne s'agit donc pas de plaquer une doctrine politique abstraite sur la réalité d'aujourd'hui, ni de refaire la Cité de jadis. Il ne s'agit pas d'oublier les leçons de notre histoire, voire même de renier notre passé historique. Mais il est bien certain que quoiqu 'on fasse au XXIe siècle on ne refera pas le XIIIe siècle. »
b) Dans un deuxième temps, force est de constater chez ces deux politologues une vision commune de la cité qui se contre- distingue de la vision moderne.
En quoi la vision moderne de la politique s'écarte-t-elle de la vision des deux grands penseurs réalistes ? La connaissance politique des modernes se développe au milieu d'antinomies politiques. Une antinomie est une contradiction *réelle* ou *apparente* entre deux propositions. A titre d'exemple en voici deux, récurrentes dans notre famille de pensée :
- Ou l'homme est pour la Cité (et c'est le totalitarisme), ou la Cité est pour l'homme (et c'est le personnalisme). « *C'est l'un ou l'autre, il faut choisir ! »* nous dit-on fréquemment.[^34]
- Ou la Cité est un produit de la raison (car l'homme est libre) et la politique est une éthique[^35], ou bien au contraire la Cité est naturelle et la politique est une physique sociale à laquelle on accède par la sociologie. « *Décidez-vous ! Prenez parti, dans un sens ou dans Vautre. »* nous recommande-t-on avec insistance. Et attendez-vous au pire si vous faites le mauvais choix.
Etienne Gilson rend compte de la spécificité politique thomasienne en écrivant : « Pour saint Thomas, le fait que les antinomies soient conciliées dans le réel prouve qu'elles ne sont pas insurmontables et qu 'en s'attachant à représenter celui-ci tel qu'il est, on ne devrait pas les rencontrer. »[^36] On pourrait naturellement en dire tout autant de la pensée politique d'Aristote.
La sociologie politique[^37] de Thomas d'Aquin et celle d'Aristote ont ceci en commun : elles ne sont pas comme celles des modernes sociologues (Max Weber, Emile Durkheim) : elles se rattachent toutes deux à une science des finalités, une éthique. En clair, seuls l'aquinate et le stagyrite rendent compte du lien qui existe entre la politique naturelle (car la Cité est naturelle) et l'Ethique. Si l'on souhaite une bonne réponse synthétique à cette antinomie, il convient d'aller la chercher chez un thomiste authentique, J-H Nicolas : La **liberté** de l'homme « *est fondée sur un **déterminisme** (la Cité), sans lequel elle serait impossible et vaine. »*[^38]
Le Philosophe et le docteur angélique permettent, l'un comme l'autre, de vérifier l'assertion : *« La contradiction n'est pas dans l'essence des choses* (comme le voulait le marxisme-léninisme), *elle est seulement dans l'esprit humain. »*[^39]
Nous pensons avoir ainsi souligné la nécessaire conjonction entre la pensée politique d'Aristote et celle de saint Thomas.
De son coté Sylvain Gouguenheim s'est bien posé la question de savoir ce qui faisait « l'originalité de la pratique politique des Grecs »[^40], au point d'avoir sollicité l'attention des grands penseurs chrétiens. Et il en a retenu « la liberté, la raison, la démocratie ».
Moins à l'aise - semble-t-il - en politique qu'en histoire, il développe là une analyse qui nous paraît quelque peu superficielle et en tout cas terriblement moderne. C'est une des faiblesses de l'ouvrage.
## III. Pourquoi pas Aristote en terre d'islam ? Le volontarisme politique de l'islam génère une Cité sans bien commun
On trouve au chapitre IV *Islam et savoir grec,* un sous-chapitre intitulé *Le logos grec n'entre pas en politique*[^41]*.* Probablement la partie la plus importante du livre dont l'intérêt risque malheureusement d'échapper à beaucoup de lecteurs s'ils n'y prennent garde.
Sylvain Gouguenheim se demande à juste titre pourquoi Ethique et Politique d'Aristote n'ont pas été traduits en arabe. Les arabes musulmans n'ont pas eu recours au système politico- juridique gréco-romain ; pas même Averroès !
La réponse de l'auteur tient en quelques lignes :
«L'islam est d'abord une orthopraxie, une conformité aux règles et aux rites, que tout musulman doit respecter ...Le fiqh (le droit) est là pour rappeler ce qui est interdit, obligatoire, blâmable, et ***la morale ne consiste pas à faire le Bien,*** au sens où le monde gréco-romain ou le christianisme l'entendent, mais à agir selon la Loi, c'est-à-dire à obéir à Dieu : est moral celui qui se soumet à la Loi d'Allah. Une civilisation se caractérise en partie par le système juridique qu'elle met en place et sur lequel repose son organisation sociale. »
Une présentation synthétique de la thèse de l'auteur serait celle-ci : la science politique d'Aristote (et on pourrait en dire tout autant d'ailleurs de celle de Thomas d'Aquin) a été refusée en bloc par l'islam. En effet l'islam contre-distingue la poursuite du bien, en particulier du bien commun politique, et l'obéissance à Dieu. En première approche, on peut admettre le bien-fondé de cette explication de Sylvain Gouguenheim, tout en pensant qu'il s'agit là d'une singularité musulmane (dont l'origine résiderait par exemple dans la confusion spirituel/temporel propre à cette religion). Or il n'en est rien, comme nous allons le voir ci-après.
L'erreur qui consiste à croire que *la morale ne consiste pas à faire le Bien,* en l'occurrence dans le cas présent à poursuivre le bien commun politique, mais *à obéir à Dieu,* cette erreur frappe aussi les politologues modernes sans épargner pour autant notre famille de pensée. Nous allons examiner successivement ces deux aspects de la question.
Pour comprendre ce qui va suivre il faut au moins s'accorder sur un point : Dieu, nul ne l'a vu (Jean 1, 18). Par suite *obéir à Dieu,* dans le monde où nous vivons, signifie forcément obéir à une autorité humaine (en principe légitime, mais souvent autoproclamée), ou, à défaut, obéir à soi-même en suivant les modalités du libre examen (pratique très « tendance » chez les chrétiens, y compris chez les catholiques depuis le concile de Vatican II).
On peut résumer ce qui précède en disant : L'homme, qui est rationnel pour autant qu'il est ouverture à Dieu, ne réalise jamais une relation immédiate à Dieu. Cette relation doit être médiatisée et *cette médiation nécessaire n'est rien d'autre que le processus politique,*[^42]
Or il se trouve que saint Thomas ne pense pas un seul instant que la moralité du citoyen puisse consister dans l'obéissance à une autorité politique, même légitime. En effet dans la vision aristotélico-thomiste de la loi civile, celle-ci est **avant tout** une ordination au bien commun politique et non pas un précepte édicté par l'autorité :
« La loi n'est rien d'autre qu'une ordination de la raison ***en vue du bien commun,*** établie par celui qui a la charge de la communauté, et promulguée. »[^43]
En opposition avec la pensée politique d'Aristote et de Thomas d'Aquin, une autre conception de la loi a vu le jour au XVI^e^ siècle : la loi serait principalement une oeuvre de la volonté du législateur, un précepte indépendant de la poursuite du bien commun (comme le soutiennent certains politologues catholiques[^44]).
Cette insistance à ne voir la source de la loi que dans la seule volonté du législateur a conduit les politologues réalistes à stigmatiser cette erreur politique sous la dénomination technique de *volontarisme politique* [^45]
Que devient maintenant le volontarisme politique dans le cadre du laïcisme moderne ? [^46]
Il est facile de comprendre que le volontarisme politique est indifférent à la source de l'autorité temporelle. Que celle-ci soit de Dieu ou du peuple, qu'importe, puisque seule la volonté du Prince peut dire le droit.
Et de fait l'Etat moderne légitime exclusivement son pouvoir en se présentant comme un système cohérent, un *tout* social, un système fermé, sans failles. **Il légitimise ses actes par un statut légal fondé sur une volonté politique arbitraire,** sans aucun fondement rationnel (et non pas sur la poursuite du bien commun politique, produit de la raison). Il monopolise la sphère publique tant physiquement que symboliquement.[^47]
« Pour Max Weber, et la modernité en général, la rationalité ne signifie pas adaptation à la ***nature du social,*** mais légitimation du pouvoir par un ***statut légal*** fondé sur une volonté arbitraire. »[^48]
Par voie de conséquence la cité islamique, qui a refusé la science politique d'Aristote, et l'État moderne sont deux orthopraxies, où la morale ne consiste pas à s'ordonner au bien (commun) mais à obéir à la loi civile. La seule différence entre ces deux volontarismes, c'est qu'en pays d'islam, si tout est politique comme dans l'Etat laïcisé, la réponse aux problèmes politiques est dans le fiqh (le droit) interprété à partir du coran par des autorités autoproclamées.
Bernard de Midelt
[^1]: Gouguenheim Sylvain, *Aristote au mont Saint-Michel,* Les racines grecques de l'Europe chrétienne, éd Seuil 2008, 21 euros.
[^2]: Le livre de l'orientaliste allemande Sigrid Hunke (1913-1999), ancien membre du NSDAP, est paru en France en 1960 sous le titre *Le soleil d'Allah illumine l'Occident.*
[^3]: Averroès, arabe d'Espagne, né en 1126 à Cordoue. « Le plus grand nom de la philosophie arabe, avec Avicenne... » nous dit E. Gilson *(La philosophie au Moyen-âge,* éd Payot). Les autorités musulmanes de l'époque l'exilent comme hérétique et ordonnent que ses livres soient brûlés. Sa disgrâce auprès de ses coreligionnaires est due à ses efforts pour déterminer avec précision les rapports de la philosophie et de la religion islamique. Il meurt en exil à Marrakech, en 1198.
[^4]: op cit, p 26,1. La Grèce et sa culture.
[^5]: op cit, p 252.
[^6]: op cit, p 235.
[^7]: op cit, p 164.
[^8]:
> op cit, p 182.
[^9]: op cit, p 85.
[^10]: Gouguenheim Sylvain, op cit, p 184 : « Quel texte d'Aristote, d'Euclide ou d'Archimède obtient-on après l'avoir transcrit du grec en syriaque, puis du syriaque en arabe, enfin de l'arabe au latin ? »
[^11]: op cit, pp 55-59.
[^12]: op cit, p 34.
[^13]: op cit, p 42.
[^14]: op cit, pp 103 et 106.
[^15]: op cit, p 123.
[^16]: op cit, p 109.
[^17]: Sureau Denis, *Petite somme politique*, éd Téqui 1997, p 119 et s. Cet auteur tient que Thomas d'Aquin n'a pas exprimé dans *L'Exposition de la Politique d'Aristote* « sa pensée personnelle », ce qui sous-entend qu'il a suivi trop fidèlement la pensée du stagyrite. Mais simultanément il tient que ce commentaire s'en éloigne car le texte est « altéré ». Là contre on lira Elders LJ, *Saint Thomas d'Aquin et Aristote*, Revue thomiste 88 (1988) pp 357-376 (édition numérique disponible).
[^18]: Aristote, Ethique de Nicomaque, I, III : « Voilà à quoi vise notre présent traité qui est, en quelques sorte, un traité de politique ». Cf. également Bodéüs Richard, Le philosophe et la Cité, diff Droz, 1982. Ouvrage réservé aux grécophones.
[^19]: Aristote (384-322) est né à Stagyre (ou Stagire) en Macédoine, près du mont Athos. Disciple de Platon, on lui prête le mot : « amicus Plato, magis arnica veritas » (J'aime Platon, mais plus encore la Vérité). Il fut chargé à la cour de Macédoine de l'éducation d'Alexandre (futur Alexandre le grand). Il a fondé à Athènes l'école nommée Lycée. Saint Thomas a commenté, entre autres ouvrages d'Aristote, le *De anima*, l'Ethique à Nicomaque, la Politique, la Métaphysique. Il le nomme fréquemment le *Philosophe ;* saint Thomas utilise essentiellement ce titre lorsqu'Aristote énonce une vérité philosophique supérieure à une opinion individuelle. De nombreux auteurs, à partir du lieu de naissance d'Aristote, disent couramment de lui : le stagyrite. Thomas d'Aquin (1225-1274) est né à Aquin, près de Naples. L'Église le nomme *docteur angélique* ou encore *docteur commun.* De la même manière qu'Aristote est le stagyrite, saint Thomas est souvent appelé : l'aquinate.
[^20]: On sait que saint Thomas se sert pour tous les livres de la *Métaphysique* d'Aristote de la traduction de Jacques de Venise *(op cit,* pp 109, 110, 115). Par suite fort probablement aussi pour son Exposition de *L'Ethique.* En ce qui concerne la Politique d'Aristote, l'aquinate suit rigoureusement le texte d'Aristote dans son Exposition ; comme le texte original d'Aristote n'a jamais été traduit en arabe *(op cit,* pp 161 et 252), l'aquinate disposait d'une traduction grecque, mais dont nous ne connaissons pas avec certitude le traducteur.
[^21]: Madiran Jean, *Le sens chrétien de l'Histoire,* Rapport introductif de Jean Madiran au 5^e^ Congrès de l'Office international des œuvres de formation civique et d'action culturelle selon le droit naturel et chrétien, Lausanne, avril 1968, p 16.
[^22]: On sait que saint Thomas se sert pour tous les livres de la *Métaphysique* d'Aristote de la traduction de Jacques de Venise *(op cit,* pp 109, 110, 115). Par suite fort probablement aussi pour son Exposition de *Y Ethique.* En ce qui concerne la Politique d'Aristote, l'aquinate suit rigoureusement le texte d'Aristote dans son Exposition ; comme le texte original d'Aristote n'a jamais été traduit en arabe *(op cit,* pp 161 et 252), l'aquinate disposait d'une traduction grecque, mais dont nous ne connaissons pas avec certitude le traducteur.
[^23]: Madiran Jean, *Le sens chrétien de l'Histoire,* Rapport introductif de Jean Madiran au 5^e^ Congrès de l'Office international des œuvres de formation civique et d'action culturelle selon le droit naturel et chrétien, Lausanne, avril 1968, p 16.
[^24]: Proême : terme didactique. Préface, entrée en matière, exorde, argument. Etymologie : en latin prooemium, qui vient du grec, avant, et, chemin.
[^25]: Thomas d'Aquin st, *Commentaire de la Politique d'Aristote,* Proême, n 7, éd NEL 1974.
[^26]: Thomas d'Aquin st, *op cit,* n 4. La « raison » de saint Thomas n'est ni celle de Descartes, ni celle de Kant.
[^27]: Science *architectonique* : chez Aristote et Thomas d'Aquin une science est architectonique lorsque ses fins se subordonnent, à titre de moyens, les fins d'une ou plusieurs autres sciences. C'est donc une science en vue de laquelle les autres sciences sont constituées ; celles-ci sont donc subordonnées à la première. Exemple : la stratégie, l'économie, la morale (individuelle) sont subordonnées à la politique qui est architectonique par rapport à elles ; à son tour la stratégie est architectonique par rapport à l'art hippique ; l'art hippique est architectonique par rapport à l'art de fabriquer tout ce qui concerne le harnachement des chevaux.
[^28]: «La philosophie chrétienne n'est pas sans rapport avec le catéchisme : cependant elle n'est pas dans le catéchisme même supérieur. ***De même pour cette partie de la philosophie chrétienne qu'est la philosophie sociale....***Il est extrêmement utile à la culture, à la civilisation, à la cité, qu'une saine philosophie sociale existe et se développe. Mais ce n'est pas l'Eglise qui le fera. Ce sont les sociétés, ce sont les philosophes, ce sont les penseurs qui la feront (ou qui ne la feront pas) ». (Madiran Jean, Note sémantique sur la socialisation, Itinéraires n°59, page 46 du tiré à part). L'auteur utilise ici "social" dans le sens mixte social et politique.
[^29]: Elders LJ, *Saint Thomas d'Aquin et Aristote,* Revue thomiste 88 (1988) pp 357-376.
[^30]: Schwalm M-B, *Leçons de philosophie sociale,* éd Bloud 1912 p 351.
[^31]: Le préalable idéologique de JJ Rousseau le conduit à un aveu bien caractéristique des systèmes politiques utopiques : « *Commençons donc par écarter tous les faits, car ils ne touchent point à la question. »* (Rousseau Jean- Jacques, *Discours sur l'origine et les fondements de l'inégalité parmi les hommes,* éd Librio, p 24 in Présentation de la première partie).
[^32]: Thomas d'Aquin st, *De regno,* I, V.
[^33]: Aristote, *Ethique,* I, III, 1095 a. "La science morale" dont parle ici Aristote est la science de tout l'agir humain qui se subdivise elle-même en trois parties : celle de la morale individuelle, celle de la morale familiale et enfin celle de la politique. Cette dernière est architectonique des deux autres (cf. supra).
[^34]: Sur ce point, la réponse de Thomas d'Aquin gagne à être connue : L'homme est pour la Cité poursuivant le bien commun. C'est en s'ordonnant au bien commun - ou en y étant ordonné - qu'il atteint son bien propre. Nous sommes loin des réponses alambiquées, à la mode chez les journalistes « thomistes », du genre : sous un certain angle de vue, l'homme est pour la Cité mais sous un autre angle de vue, la Cité est pour l'homme... En réalité la Cité n'est pas pour l'homme. Autrement dit le perfectionnement de l'homme n'est pas la fin de la Cité. Voici d'ailleurs le passage décisif de Louis Lachance présentant la véritable thèse de l'aquinate : Thomas d'Aquin « se garde bien de considérer le perfectionnement des individus comme la fin ultime de la vie aménagée en communauté politique. Il connaît trop la requête du bien, son emprise et son ascendant sur les individus, pour le leur subordonner. Aussi estime-t-il que le meilleur moyen d'assurer la promotion des individus est, non pas d'abaisser le bien, mais plutôt de rapprocher ceux-ci du bien, afin de les mieux faire participer à son action ennoblissante. Et par suite de cette ordonnance, le bien devient ***cause*** (finale), tandis que la perfection des particuliers représente son ***effet propre.*** « Il est manifeste, dit-il, que le propre de la loi est d'inciter les sujets à l'acquisition de leur propre vertu. Et comme la vertu est « ce qui rend bon celui qui la possède », il s'ensuit que ***Veffet propre*** de la loi est de rendre bons ceux à qui elle s'adresse... ». Le progrès des individus n'est pas la fin de l'organisation de la vie en société, mais son ***effet propre.*** En cherchant à produire les conditions générales du bien- vivre et en mettant en oeuvre les causes qui peuvent les réaliser, l'Etat se trouve à exercer sur les citoyens une pression morale, une contrainte qui a pour ***effet propre*** de les améliorer en eux-mêmes. » (Lachance Louis, L'humanisme politique de saint Thomas d'Aquin - Individu et Etat, éd Le Lévrier 1965, p 58).
[^35]: La politique est une action de l'homme sur l'homme ; il suffit d'y réfléchir quelque peu pour en convenir. Or lorsque l'homme libre agit sur soi-même ou sur autrui, cette action se développe dans le domaine de l'Ethique ou de la Morale (les deux mots sont strictement synonymes). Comme la politique est l'agir humain par excellence, on peut donc dire - pour faire court - qu'elle est une éthique (ou une morale). Voici ce qu'écrit Marcel de Corte à ce sujet : « En bref, pour saint Thomas comme pour Aristote ***l^f^acte humain,*** raisonnable, volontaire et libre (au sens du libre choix des moyens, et non du libre choix de la fin) est ***essentiellement et exclusivement politique*** : son axe, en son aspect objectif, est ***la justice*** qui consiste à rendre à autrui, considéré non pas individuellement, mais ***in communi,*** en tant qu'articulé en société avec tous les autres, ce qui lui est dû, et, en son aspect *affectif,* ***Vamitié.** Il* n'a pas à être en plus ou autrement ***moral*** (sous entendu, parce qu 'il est *déjà* forcément moral) » (de Corte Marcel, Réflexions sur la nature de la politique, L'Ordre Français n°191 mai 1975, p 21). Une fois admis cette évidence, on butte alors sur une difficulté apparente : si la politique est (une) morale où l'homme se déplace librement, comment la Cité peut-elle être simultanément « naturelle » ? Si la Cité est naturelle, la politique est comme la physique, elle possède des lois sociales indépendantes du vouloir humain. Et sous cet angle de vue, la politique est une physique d'une espèce particulière, une physique sociale. Ce que Louis Lachance commentant Thomas d'Aquin explicite: «C'est en ce sens qu'il y a une certaine ***physique sociale,*** mais une physique qui ne vaut que pour les manifestations du vouloir de nature et pour l'induction des principes premiers ou des lois primordiales de la vie. » (Lachance Louis, op cit, p 21).
[^36]: Cf. Gilson Etienne, *Le réalisme méthodique*, éd Téqui 2008, p 79.
[^37]: La sociologie est une science appliquée portant sur les sociétés d'organismes vivants. La sociologie humaine étudie les comportements humains et considère ceux-ci comme compréhensibles ou explicables à partir des relations que les humains entretiennent les uns avec les autres ; indépendamment de toute poursuite d'un quelconque bien commun politique. Il importe de bien voir que les fondateurs de cette science réagissaient contre la pensée politique de JJ Rousseau, qualifiée par eux, non sans raison, de « politique métaphysique ». Par une généralisation excessive, E. Durkheim étendra ensuite aux moralistes de tous les temps les réprobations encourues par JJ Rousseau. Mais E. Durkheim, par la force des choses, abandonnera parfois le déterminisme politique pour devenir finaliste : « *Il est nécessaire que, non seulement de loin en loin, mais à chaque instant de sa vie, l'individu puisse se rendre compte que ce qu'il fait va vers un but. » Comme l'écrit Simon Deploige : « Déterministe en théorie et par système, il est finaliste en pratique et par nécessité. »* (Deploige Simon, *Le conflit de la morale et de la sociologie*, éd Librairie nationale, 1912, pp 265 et s). Finalement les seuls vrais sociologues sont Aristote et Thomas d'Aquin qui surent allier la méthode sociologique et la science des finalités humaines que l'on nomme Ethique ou Morale.
[^38]: Nicolas J-H op, *Les profondeurs de la grâce*, éd Beauchesne 1968, p 342. Dit d'une autre manière, la liberté humaine - contrairement à ce que l'on peut croire en première approche - exige un ordre naturel des choses. Si tout change tout le temps, la raison humaine ne peut produire la Cité.
[^39]: Madiran Jean in Gravil Catherine, *Paroles de croyant*, éd Via Romana, 254p.
[^40]: op cit, pp 174-175.
[^41]: op cit, pp 161 et s.
[^42]: Citation lumineuse extraite de l'ouvrage : Cattin Yves, *L'Anthropologie politique de Thomas d'Aquin*, éd L'Harmattan 2001, p 216. La présente étude, rappelons le, traitant de science politique, se situe dans l'ordre naturel ; et, dans cet ordre, la science politique a une position dominante, dite architectonique (cf. note 25, ci-dessus)
[^43]: Thomas d'Aquin, *Somme théologique*, la Ilae, q 90 a 4. La position de l'aquinate est cohérente : pour lui la condition sine qua non d'une véritable autorité est la volonté efficace et habituelle du Prince de poursuivre le bien commun. Tout pouvoir politique qui ne poursuit pas le bien commun est une tyrannie, une contrefaçon d'autorité.
[^44]: *« La loi est un précepte commun, juste et stable, suffisamment promulgué. »* Cette définition vicieuse de la loi est celle de Francisco Suarez, *Des lois* (De legibus).
[^45]: Pour en savoir plus sur le volontarisme politique, il convient de lire Bastit Michel, *Naissance de la loi moderne,* éd Puf 1990, 389 pages.
[^46]: *Laïcisme moderne* : nous sommes bien conscient de la redondance. *« L'athéisme politique est un phénomène spécifiquement moderne. »* écrit Léo Strauss, *Droit naturel et Histoire,* trad de M Nathan et É de Dampierre, Paris Plon, 1954, p 185 (cité par J Barraycoa, op cit, p 59).
[^47]: Barraycoa Javier, Du pouvoir dans la modernité et la postmodernité, éd Hora décima 2006, p 40 : L'Etat moderne « est aussi capable de s'incarner dans la
[^48]: subjectivité, sous forme de structures mentales, de perception et de pensées. Capable, en d'autres termes, de pénétrer les consciences et les intelligences. » Barraycoa Javier, *op cit*, p 46 *Orthopraxie* : (du grec orthos = droit et praxis = action humaine) conformité avec les rites prescrits (par l'autorité). Se contre-distingue d*'Orthodoxie* : (du grec orthos = droit et doxie = doctrine) conformité à une doctrine, qui est ici la science politique donnant pour finalité du politique le bien commun.