# La science politique de F. Suarez par Muralt MURALT André de, L’unité de la philosophie politique de Scot, Occam et Suarez au libéralisme contemporain, éd Vrin 2002 [115] **CHAPITRE IV SOUVERAINETÉ ET ALIÉNATION** **L'ÉTAPE SUÁRÉZIENNE** **La démocratie originelle** L'étape décisive ici, comme sur tant d'autres points de l'évolution doctrinale moderne, fut le jésuite espagnol Francisco Suarez, devenu par l'ironie de l'histoire le maître de l'Université luthérienne allemande. La Defensio fidei, rédigée contre la doctrine du droit divin des rois de Jacques Ier, élabore en effet une doctrine de la démocratie naturelle originelle, dont il faut bien reconnaître qu'elle combine avec une étonnante subtilité, dans le principe théorique tout au moins, les exigences contraires d'une souveraineté absolue du peuple et d'une souveraineté absolue d'un prince qui ne prétend pas comme Jacques Ier à l'origine divine de son droit. Lorsque Suarez écrit que la démocratie originelle, c'est-à-dire l'unité organique du corps social est d'institution quasi naturelle, il nie par là contre Jacques Ier qu'elle soit d'institution positive divine ou humaine[^1], il nie en particulier qu'elle soit le résultat d'un contrat social originaire. Il affirme au contraire qu'elle est, en raison de la création de par Dieu de la nature humaine, d'institution divine et naturelle, de droit divin et naturel à la fois[^2], la création divine déposant immédiatement dans le peuple cette potestas dont saint Paul, avec la tradition chrétienne, dit qu'elle est *a deo*. La communauté [116] naturelle des hommes donc détient de soi, de par son droit naturel, le pouvoir politique. Elle en conserve le droit absolu, tant qu'elle ne prend pas une décision contraire, car si le pouvoir politique lui appartient de droit naturel et divin, il relève de son libre arbitre humain que ce pouvoir prenne la forme de tel régime politique[^3] : la souveraineté du prince, quel qu'il soit, se fonde nécessairement sur l'unique souveraineté naturelle qui soit, celle du peuple lui-même, et elle est constituée de droit positif humain par le contrat politique. [^1]: Defensio fidei, Paris, Éditions Vivès, 1859, tome XXIV, livre III, chap. 2, n° 8, p. 208-209. Cf. p. 73, note 4; p. 77, note 3. [^2]: Omnia quae sunt de jure naturae, sunt a deo ut auctore naturae. Sed principatus politicus est de jure naturae, ergo est a deo ut auctore naturae (Defensio fidei, livre III, chap. 1, n° 7. p. 205). [^3]: Licet haec potestas absolute sit de jure naturae, determinatio ejus ad certum modum potestatis et regiminis est ex arbitrio humano (De legibus, livre III, chap. 4, n° 1, Paris, Éditions Vivès, 1856, tome V, p. 184). Suarez affirme ainsi la primauté de la souveraineté populaire sur la souveraineté du prince. Sa manière de procéder est exemplaire pour l'ensemble de la philosophie politique, elle précise les termes de l'alternance caractéristique de la philosophie politique moderne et définit le champ de la lutte doctrinale - et politique - entre les tenants de la souveraineté populaire prise absolument et les tenants de la souveraineté absolue du prince, en tant qu'elle est fondée sur la souveraineté populaire. **L'institution naturelle de la démocratie originelle suppose en effet que les hommes, le peuple, ont de soi selon Suarez une unité sociale propre, avant qu'ils n'aient reçu ou constitué, d'une manière ou d'une autre, l'unité politique d'un régime civil**. Cette unité est celle d'une communauté de but, elle est la tendance même au bien commun de la République à établir, le désir de la félicité naturelle propre à la communauté humaine parfaite[^4] : Dieu la confère aux hommes naturellement en les créant détenteurs de la puissance politique dans la démocratie originelle. Unité par soi, non pas unité par accident, par simple agrégation, unité d'ordre moral et non physique, unité finale et non formelle, qui constitue le peuple naturellement en *unum corpus mysticum*, à la fois comme peuple et république, c'est-à-dire comme démocratie originelle, indifférenciée, sans pouvoirs distincts ni régime politique proprement dit[^5]. [^4]: (Potestatis civilis) f finem esse felicitatem naturalem communitatis humanae perfectae (De legibus, livre III, chap. 11, n'7, tome V, p. 213). [^5]: Alio modo consideranda est hominum multitudo, quatenus speciali voluntate seu communi consensu in unum corpus politicum congregantur uno societatis vinculo, et ut mutuo se jurent in ordine ad unum finem politicum, quo modo efficiunt unum corpus mysticum, quod moraliter dici potest per se unum (De legibus, livre III, chap. 2, n° 4, tome V, p.181. Cf. ibid., livre III, chap. 11, n° 7, tome V, p. 213). **Le « corps mystique » du peuple** L'expression de *corpus mysticum* ne peut avoir été choisie au hasard. Elle manifeste un aspect structurel profond de la pensée politique de [117] Suarez. Le « corps mystique » en effet est pour la théologie chrétienne l'Église elle-même, dans son unité spirituelle profonde et permanente : il est l'unité fondamentale, initiale et finale des chrétiens selon le sacerdoce royal ou commun, dans l'amour réciproque et l'Esprit-Saint, en deçà ou au delà de tout principat ecclésio-politique, là où « tout principat est évacué », selon le mot de saint Paul déjà cité. Le corps mystique de l'Église est ainsi un corps dont l'unité « sociale » n'est que d'amour, n'est qu'unité finale, et nullement formelle (du moins du point de vue de la forme du principat politique et ecclésio-politique). Dire de la démocratie originelle qu'elle est *unum corpus mysticum*, c'est donc dire que les hommes, considérés dans leur nature même, par delà leur évidente unité spécifique, constituent non seulement une multitude accidentelle d'individus juxtaposés, mais une « unité morale et quasi politique » qui exprime le précepte naturel universel de l'amour mutuel et de miséricorde. Belle réponse à Occam[^6]. Or, une unité morale et quasi politique de droit naturel, indépendante de tout régime politique de fait, n'est-ce pas une société dont l'harmonie et l'unité par soi est l'anarchie naturelle même ? Faut-il voir dans Suarez, comme certains de ses adversaires l'ont prétendu, le maître du pan anarchique et libertaire de la philosophie politique moderne ? Même si le système total de la politique suarézienne interdit une telle conclusion, il est certain que le moment démocratique de cette politique est un étonnant écho des mouvements libertaires qui agitèrent le XVIe siècle, une évocation prophétique des bouleversements révolutionnaires de la fin du XVIIIe siècle et des doctrines qui les accompagnèrent, comme par exemple celle de Rousseau ou de Fichte. Tant il est vrai que la doctrine de la primauté exclusive du sacerdoce royal s'est toujours traduite, dans les idées comme dans les faits historiques, par la tentative de réaliser, comme si les temps étaient accomplis, une société politique enfin juste, c'est-à-dire libre, égalitaire et anarchique[^7]. [^6]: Humanum genus quantumvis in varios populos et regna divisum, semper habet aliquam unitatem, non solum specificam sed etiam quasi politicam et moralem, quam indicat naturale praeceptum mutui amoris et misericordiae quod ad omnes extenditur, etiam extraneos et cujuscumque nationis (De legibus, livre il, chap. 19, n°9, tome V, p. 169). [^7]: Cf. infra, p. 179 sq. Il apparaît manifestement ici que les distinctions scotistes sont à l'oeuvre dans la définition suarézienne de la démocratie originelle. Par analogie à la matière qui, par distinction réelle, c'est-à-dire par séparation au moins possible d'avec la forme, est une quasi-forme par soi et de fait un acte entitatif susceptible d'exister séparément avant d'être en acte formel, la multitude des hommes, en raison de leur communauté de nature, est de soi un organisme moral unifié par sa fin naturelle qui est le bien commun. Dans ce contexte métaphysique suarézien de structure scotiste, il est donc [118] possible pour la matière d'avoir par soi une unité finale avant d'avoir une unité formelle propre. Aussi bien la démocratie originairement naturelle précède-t-elle l'état civil proprement dit. **L'analogie des causes, dans leur causalité réciproque et totale, telle que la défend l'aristotélisme, est ruinée dans de telles conditions**. Non pas qu'à l'inverse de Suarez l'unité formelle soit pour Aristote et Thomas antérieure à l'unité finale : de même qu'elles sont simultanées et mutuellement premières, sinon toujours actuellement, du moins potentiellement, en ce que d'une part la forme est de soi déjà une certaine fin en acte premier, et que d'autre part elle appelle la fin dernière selon l'exercice comme la puissance appelle l'acte, de même la constitution du peuple en unité sociale, est pour l'aristotélisme contemporaine de sa constitution en unité politique[^8], bien que cette constitution politique évidemment soit liée de fait à l'expérience, à la coutume, à l'histoire et donc au temps[^9]. [^8]: C'est ce qu'ont de thématiquement commun la pensée de l'aristotélisme et celle de Hobbes. [^9]: En affirmant la simultanéité de l'unité sociale et de l'unité politique du peuple, l'aristotélisme ne nie pas que la constitution politique de la cité ne soit liée à l'histoire. Il s'ouvre ainsi sur le champ immense de l'expérience ethnologique et sociologique, mais tourne résolument le dos à l'hypothétique *état de nature* de l'idéologie moderne. À cette différence près que, dans les théories ultérieures, l'unité organique des hommes en un peuple est le résultat du contrat social originaire conclu par les hommes dans l'état de nature, la philosophie politique moderne reprendra la notion d'un peuple socialement un par soi, avant d'être politiquement un par la forme de l'état civil qu'il reçoit ou qu'il se donne[^10]. « Un peuple est un peuple avant de se donner à un roi », ce rappel par Rousseau d'un principe commun aux juristes du droit naturel moderne, le montre bien. Il souligne l'antériorité chronologique du peuple par rapport à tout état civil qu'il peut se donner[^11], il évoque la doctrine scotiste de l'antériorité chronologique, possible *de potentia absoluta dei*, de la matière à l'égard de la forme, et la réponse que cette doctrine suscite dans la pensée thomiste du XVIIe siècle, chez Jean Poinsot, dit Jean de Saint Thomas, par exemple, soit la notion de l'antériorité de la matière *in instanti naturae*[^12]. Cette notion, qui reprend en d'autres termes celle même d'Aristote, ne se fonde nullement sur la distinction réelle, à la manière scotiste, de la matière et de la forme. L'antériorité de la matière à l'égard de la forme ne suppose [119] pas en aristotélisme une séparation réelle de la matière, fût-elle seulement possible, pas plus que l'antériorité du peuple par rapport à la forme politique. L'une et l'autre antériorité ne sont pas temporelles (*in instanti temporis*), mais de nature (*in instanti naturae*), elles impliquent une distinction réelle, à la manière aristotélicienne, de la matière et de la forme, du corps social et du prince, selon une causalité réciproque et totale qui assure leur unité par soi, substantielle dans le premier cas, morale et politique dans le second, mais qui exclut absolument un « état de nature » existant séparément de soi. C'est pourquoi la pensée suarézienne et la philosophie politique moderne manifestent la même ambiguïté. Elles ne cessent de supposer l'hypothétique état de nature et l'hypothétique contrat social conclu dans l'état de nature, et ne trancheront jamais définitivement la question de savoir si cet état de nature et ce contrat originaire sont des faits historiques chronologiquement distincts ou des possibles distincts *ex natura rei* seulement. Or, c'est cette notion hypothétique d'un état de nature qui entraîne la notion de l'aliénation nécessaire du droit populaire, que la philosophie politique, en suivant Suarez, reprend à son compte. [^10]: Cela est vrai du moins pour tous les philosophes qui ne souscrivent pas à la doctrine extrême du droit subjectif absolu, telle qu'elle est élaborée par Spinoza et Hobbes. [^11]: « L'acte par lequel un peuple est un peuple » en effet est antérieur chronologiquement à « l'acte par lequel un peuple élit un roi », lequel est un « établissement de convention et suppose au moins une fois l'unanimité » (Rousseau, Du Contrat social, I, chap. 5). [^12]: Jean de Saint Thomas, *Philosophia naturalis*, I, q. 3, Rome, Marietti, 1949, p. 55 sq. **La translation du pouvoir de la république au prince est une quasi aliénation** Le peuple, un de soi par l'unité de sa fin commune, ne doit pas en effet courir le risque de manquer la perfection de l'unité politique à laquelle l'ordonne son statut originaire de *corpus mysticum*. C'est pourquoi il doit recevoir une forme politique en se donnant un prince. D'où la relation caractéristique du contrat de transfert suarézien. Le prince, n'étant pas de droit divin, n'a de souveraineté que celle que le peuple lui transmet. C'est donc le peuple lui-même qui transfère son pouvoir au prince, parce que seul il est détenteur de la puissance d'être ordonné à sa fin commune, et c'est le prince qui, investi de la souveraineté publique, actualise le pouvoir de la communauté et accomplit son état civil en lui donnant son principe formel d'unité politique. Ce transfert est pour Suarez l'abandon (largitio) au prince du pouvoir d'unité politique qui réside dans la communauté des hommes. Cet abandon étant parfait (perfecta), c'est-à-dire total et sans retour, il est une quasi alienatio et non une délégation[^13]. Qui délègue son pouvoir, le garde de droit et peut révoquer sa délégation. La délégation définit un régime contractuel, féodal, communal ou démocratique, où le prince, contrôlé par celui qui lui [120] délègue le pouvoir, est obligé de rendre des comptes et doit être prêt à se désister si le pouvoir délégué lui est repris. L'aliénation au contraire étant définitive, la souveraineté passe véritablement du peuple au prince et ne retourne pas au peuple. La souveraineté appartient certes au peuple de droit naturel. Même si, du fait de la création divine de la nature humaine, elle est également de droit divin immédiat, elle n'est plus de droit divin *de potentia absoluta* *dei* ni de par la participation divine. Mais après son transfert, elle appartient de droit positif humain au prince et ne saurait lui être arraché par révolution, sauf faute du prince contre le bien commun, laquelle légitime selon Suarez le seul recours contre l'arbitraire du prince, le régicide. Après que le peuple, de par le droit naturel de sa démocratie originelle, a transféré son pouvoir au prince, celui-ci est devenu « supérieur au peuple qui le lui a donné ». Le peuple s'est privé de sa liberté antérieure, comme l'homme libre qui peut de droit se vendre en esclavage, et il ne peut plus la reprendre. « Bien que le roi ait reçu son autorité du peuple par donation ou contrat, il n'est plus permis au peuple de l'enlever au roi, ni de reprendre sa liberté », car ce serait là une usurpation illégitime[^14]. [^13]: Talis translatio potestatis a republica in principem non est delegatio, sed quasi alienatio, seu perfecta largitio potestatis quae erat in communitate (De le gibus, livre III, chap. 4, n° 6, tome V, p. 186). [^14]: Ergo quamvis rex habuerit a populo illud dominium per donationem vel contractura, non ideo licebit populo dominium regis auferre nec libertatem suam iterum usurpare (...). Item postquam populus suam potestatem regi contulit, jam se illa privavit; ergo non potest illafretus juste in regem insurgere, quia nitetur potestate quam non habet, et ita non erit usus justus, sed usurpatio potestatis, (Defensio fidei, livre III, chap. 3, n° 2, p. 213). Translata potestate in regem, per illam efficitur (rex) superior etiam regno quod illam dedit, quia illam dando se subjecit, et priori libertate se privavit (De legibus, III, chap. 4. n° 6, tome V, p. 186). Pour le régicide, point sur lequel Suarez rejoint le jésuite Mariana, voir Defensio fidei, VI, chap. 4, nos 1 et sq. Il suit de là paradoxalement (le paradoxe n'est évidemment qu'apparent, car il suit de la nécessité d'une structure de pensée) que Suarez, voulant éviter l'écueil du droit divin, ne fonde l'autorité du prince sur le droit naturel du peuple qu'en aliénant celui-ci irrévocablement au profit du prince. La puissance du prince est absolue, dans la mesure où il veille au bien commun du corps social, et de même que la souveraineté populaire résume dans la démocratie originelle indifférenciée la totalité du pouvoir indistinctement, de même, transférée au prince, elle confère à celui-ci le pouvoir total, législatif, exécutif et judiciaire tout à la fois. La distinction réelle, de mode scotiste, du corps social d'avec la forme politique exige donc nécessairement l'aliénation du droit naturel du premier au profit de la deuxième. Elle entraînera, dans l'évolution de la philosophie politique comme dans l'histoire des hommes, l'alternative nécessairement exclusive de la souveraineté populaire et de l'aliénation du droit populaire au profit de la constitution de fait du prince absolu. Au lieu que pour la pensée aristotélicienne la simultanéité de la constitution du [121] peuple en corps social et en unité politique manifeste comment les volontés multiples des hommes ont immédiatement forme politique dans l'ordination, naturelle et artificieuse à la fois, des forces sociales à leur bien commun, reconnu dans sa substance en même temps qu'il est déterminé dans ses modes concrets, l' « État » (Staat) ne pouvant être que l'unité organique vivante du corps social et de la forme politique, selon l'union politique par soi de l'un et de l'autre, en aucun cas l'abdication de l'un au profit de l'autre. Comprendre cela, c'est ressaisir d'un seul coup toute la problématique de la présente étude. **L'unité structurelle de la philosophie moderne** De même que la matière, distincte réellement au sens de séparable selon Duns Scot, n'est pas ordonnée à la forme selon la relation dite transcendantale qui garantit dans l'aristotélisme l'unité substantielle de la chose individuelle, mais s'insère en celle-ci comme l'un des degrés formels d'une unité d'ordre par soi, sinon composée par accident, de même que le sujet connaissant ou volontaire n'est pas ordonné à son objet formel ou final, selon le mode propre de son intentionnalité cognitive ou affective, mais constitue en lui-même un acte absolu, ou du moins un medium représentatif, une « réalité objective » absolue de toute relation à un objet formel ou final, de même le corps social n'est pas ordonné de soi, formellement, à sa forme politique et ne constitue pas de soi, dans son unité vivante et organique avec sa forme politique, l'« État » (Staat) lui-même. Ce qui signifie que la matière est, dans son être, indépendante de la forme, l'acte subjectif, dans sa vérité ou sa bonté, indépendant de son objet, et le peuple, dans son unité sociale, indépendant de la forme politique qu'il peut recevoir. C'est pourquoi dans la philosophie classique moderne, l'information de la matière devient simple superposition modale, quasi accidentelle, des formes hiérarchiques supérieures; l'acte subjectif de connaissance ou de volonté devient conscience immanente d'une représentation objective a priori ou soumission à une loi morale a priori; l'état civil, cessant d'être constitué par l'ordre transcendantal du corps social au prince, devient aliénation du droit naturel populaire et sujétion absolue au prince. Cela, dans un premier temps du moins, car si la matière est indépendante de la forme, c'est qu'elle a peut-être la puissance de la constituer elle-même dans le mouvement spontané de son évolution; si la connaissance et la volonté sont indépendantes de leur objet formel et final, c'est qu'elles sont susceptibles de le constituer au sein même de leur opération subjective; si le peuple est indépendant de la forme politique, c'est qu'il est capable de la susciter au gré de son histoire, ou même de s'en passer absolument, puisqu'il est de soi, en deçà de toute aliénation, corps social, sinon unité [122] politique. C'est pourquoi la philosophie s'engagera dans la voie de la constitution subjective de tous les prétendus a priori : formes de l'être et de la vie, idées de la raison, lois morales, constitution politique. À la philosophie constitutive transcendantale de Kant, avatar critique de la philosophie politique du droit divin des rois, ne tardera pas à répondre le socialisme, cette doctrine politique qui se définit précisément comme la doctrine du dépérissement de l'Etat, de la résorption de la forme politique dans le corps social. Corrélativement, à la détermination formelle objective de la volonté par le bien considéré comme cause finale, telle que la conçoit l'aristotélisme, se substituera la constitution des normes morales et politiques par le mouvement de la volonté à la recherche de son utilité, que ce soit sous la forme du principe occamien *bonum quia volitum*, de l'utilitarisme anglais du XIXe siècle ou de l'éthique de la discussion. Tant il est vrai que l'origine des alternances de la philosophie politique moderne, mieux encore, la structure de pensée qui les inaugure et permet d'en rendre philosophiquement raison, est celle que définissent les distinctions scotistes. L'ALIÉNATION DU POUVOIR POPULAIRE AU PROFIT DU PRINCE CHEZ SPINOZA ET HOBBES …