# Les sources médiévales des droits de l’homme par le R.P. [[Rulleau Bernard (1952-)|Bernard Rulleau]] Article paru dans la revue Vu de Haut n°7 > [!pdf] [[Rulleau (1988) Sources médiévales des droits de l’homme Vu de Haut 7.pdf|Télécharger l'article original en pdf]] > [!pdf] [[Rulleau (1988) Sources médiévales des droits de l’homme.pdf|Télécharger l'article de cette page en pdf]] **SOURCES MÉDIÉVALES DES DROITS DE L'HOMME** [45] « *L'image d'un " moyen âge", de durée d'ailleurs indéterminée, rempli par une " scolastique" dont les représentants répétaient substantiellement la même chose pendant des siècles, est un fantôme historique dont il faut se méfier* » écrit E. Gilson [^1]. [^1]: *La philosophie au Moyen Age*, c. 9. La pensée médiévale n'est pas monolithique ; et les racines scholastiques de la philosophie moderne sont à présent bien connues [^2]. Car les doctrines et les idéologies ne surgissent jamais absolument : elles se situent dans l'histoire et sont toujours les héritières de celles qui les ont précédées. L'idéologie des droits de l'homme n'est pas née au XVIIIe siècle sans antécédents. [^2]: M.D. PHILIPPE, *L'être, Recherche d'une philosophie première,* c. 2, § 2 et 3. E. GILSON, *L'être et l'essence,* c. 5 à *7 ; Études sur le rôle de la pensée médiévale dans la formation du système cartésien ; La philosophie au Moyen Age, c.* 9. André de MURALT, *La métaphysique du phénomène,* pp. 57-159. « *Celui qui s'attache à comprendre les débats intellectuels du XIV\* siècle commençant s'aperçoit en effet qu'ils introduisent des modes et des thèmes de pensée qui commandent directement l'essor de la réflexion philosophique des temps modernes.* »[^3]. [^3]: A. de MURALT, *La structure de la philosophie politique moderne,* Cahiers de la revue de théologie et de philosophie de Genève, 1978, p. 3. Cette scholastique du déclin du Moyen Age, dominée par Scot et Ockham, a eu une influence considérable. Non que ses thèses aient été littéralement tenues durant les siècles suivants ; mais son esprit, son mode et sa structure de pensée ont envahi tout l'univers intellectuel. Aussi bien la théologie et la philosophie catholiques, que la philosophie moderne, en ont été imprégnées. De nombreux auteurs, même qualifiés de « thomistes », et tout spécialement Suarez, sont les héritiers de Scot et d'Ockham. N'oublions pas que la société religieuse à laquelle Suarez appartenait dominait l'enseignement en Europe. Cet enseignement a formé Descartes, Leibniz, Wolf, et s'est continué après eux. Ainsi les modes et les structures de pensée de la scholastique du XIVe siècle ont eu une incidence sur toute la philosophie moderne. [46] Bien que des simplifications abusives puissent conduire à caricaturer et à déformer la pensée des auteurs pour les besoins d'une thèse, l'étude de la scholastique postérieure à Thomas d'Aquin ne peut que faciliter notre intelligence des doctrines modernes du droit. Il est hors de question de présenter ici un exposé exhaustif ou définitif. Mon propos sera plus modeste : considérer simplement la notion de droit dans la scholastique à partir de la fin du XIIIe siècle, chez les auteurs qui ont eu l'influence la plus déterminante, à savoir Jean Duns Scot († 1308) et Guillaume d'Ockham († 1347). **1. Jean Duns Scot** **1.1. La liberté divine** La doctrine de Scot se présente comme éminemment religieuse. Elle est, en effet, en réaction contre un certain rationalisme médiéval : l'averroïsme latin. Ce dernier entend être un aristotélisme indépendant de la Révélation et de la théologie [^4]. Il enseigne la nécessité absolue du monde et de l'action divine : Dieu connaît et cause nécessairement, il n'y a pas en lui de libre arbitre. Comme la contingence des choses est manifeste, il s'ensuit que la science et la causalité divine ne s'étendent pas aux réalités singulières. En outre, la volonté humaine est déterminée par le jeu des forces de la nature. En 1277, Etienne Tempier, évêque de Paris, condamne 219 propositions averroïstes. Mais certaines de ces propositions se trouvent être des propositions soutenues par Thomas d'Aquin, lequel est mort trois ans auparavant. Ainsi se trouve favorisée une théologie, dite « augustinienne », adversaire de l'introduction de la philosophie païenne. C'est dans la ligne de cette réaction que se situe la doctrine de Duns Scot. [^4]: (4) GILSON, *La philosophie au Moyen Age, c.* 8, § 6. Scot se défie en effet de la raison philosophique et, contre le déterminisme et l'intellectualisme averroïstes, et aussi contre saint Thomas, il pose en principe la liberté absolue de Dieu. D'où **un plus grand recours à la Révélation et une diminution du domaine de la philosophie, puisque l'ordre fondé par Dieu n'est connu que par la Révélation.** La souveraine liberté et indépendance de Dieu est donc au principe de tout le système scotiste. C'est à partir de l'agir libre [47] et souverainement indépendant de Dieu, que Scot démontre son intellectualité et sa volonté [^5]. Dieu agit en dehors de toute détermination rationnelle [^6], car il est absolument libre. Liberté absolue de Dieu, en particulier, dans la production des créatures. Ce mode de production des créatures trouve son principe dans la théologie des idées divines, qui constitue le cœur du système de Scot. [^5]: (5) Hieronymus de MONTEFORTINO, *Ven. Ioannis Duns Scoti Summa theologica,* I, 14, a1 ; a5 ; a6 ; 19, a1 ; a4 ; a10. Scot, *Report,* I, d35, n5 ; d36; d45, q1. *Oxon.,* Prol., q4, n34 ; I, d1, q4, n2; d2, q2; d10, n2 ; d35, n15 ; d43, n5 ; III, d32, n2; IV, d49, q6. *De primo princ.,* c4. 12 Metaph., q24, n2 ; q25, n3. *Quodlibet.,* q14, n14 ; q16, n8. *De rerum princ.,* q3, a3 ; q4. [^6]: (6) Hier. de MONTEFORTINO, *op. cit.,* 19, a3. Scot, *Oxon.,* I, d10, n9ss ; d39, n21ss. *De rerum princ.,* q4. Quodlibet., q10, n8ss. *De primo princ.,* c4, n9ss. **1.2. Les idées divines** Comparons alors la doctrine de Scot avec celle de Thomas d'Aquin sur cette question. 1.2.1. LES IDÉES DIVINES CHEZ THOMAS D'AQUIN Toute théologie chrétienne considère que, lorsque Dieu crée, Il se rapporte à des exemplaires présents dans son intellect. L'intellect divin contient les essences des créatures, Idées immuables et éternelles, comme l'intellect de l'artiste contient l'idée de son œuvre [^7](7). Mais les théologiens divergent sur la manière de concevoir ces Idées. Pour Thomas d'Aquin on peut parler d'Idées divines au sens où Dieu connaît son essence comme participable par de multiples créatures ayant des essences distinctes [^8](8). Les Idées ne sont distinctes que selon que Dieu considère son essence comme participable par de multiples créatures [^9](9). Mais Dieu les connaît par un seul acte simple et identique à lui-même [^10](10). Les genres, espèces et propriétés [48] ressortent à la même idée que l'espèce [^11](11). Donc ces idées ne sont distinctes que selon notre mode de connaître, selon notre manière de nous exprimer [^12](12). Autrement dit, Dieu est absolument simple, et si je distingue en lui de multiples idées c'est parce que je considère qu'il connaît en son éternité la multitude des créatures. Mais cette multiplicité d'idées n'est pas réelle en Dieu ; toute distinction en Dieu (sauf celle des personnes trinitaires) est l'œuvre de la raison humaine, qui ne connaît Dieu qu'à partir des choses sensibles [^13](13). [^7]: (7) S. AUGUSTINUS, *Lib. quaest. LXXXIII,* q46, § 2 : « *Sunt namque ideae principales formae quaedam... quae ipsae formatae non sunt... quae in divina intelligentia continentur... et secundum eas... formari dicitur omne quod oriri et interire potest... quis audeat dicere Deum irrationabiliter condidisse? Singula igitur propriis sunt creata rationibus* » ; *« Car les idées sont certaines formes principales, certaines raisons fixes et immuables dans les choses, lesquelles n'ont pas été formées, et sont par conséquent éternelles, permanentes et contenues dans l'intelligence divine... qui oserait dire que Dieu a fait l'œuvre de la création, sans avoir un plan raisonnable ?... Donc tous les êtres ont été créés selon des raisons propres* ». *De civ. Dei,* XI ; XII ; *De Gen. ad Litt.,* V ; *In Ioa., I, § 17 : « Sapientia Dei, per quam jacta sunt omnia, secundum artem continet omnia, antequam fabricet omnia* »; « *La Sagesse de Dieu par laquelle toutes choses ont été faites, renferme l'idée et le dessein de toutes choses avant qu'elles soient créées* »*.* *Cf.* S. BONAVENTURE, *IV Sent.,* 1, 1 ; 2. [^8]: (8) *Somme Théologique,* I, 15, a1 ; a2. [^9]: (9) *Somme Théologique,* I, 15, a2, ad3 ; ad4. [^10]: (10) *Somme Théologique,* I, 14, a4. [^11]: (11) *Somme Théologique,* I, 15, a3, ad4. [^12]: (12) Les commentateurs nomment cette distinction *distinction de raison raisonnée virtuelle.* [^13]: (13) *Somme Théologique,* I, 3, a7 ; 4, a2, ad1 ; 13, a4 ; ad2. Dieu étant souverainement sage, il crée raisonnablement, « *rationabiliter ».* Il y a donc un ordre dans la création. Cet ordre découle, selon une certaine nécessité [^14](14), de la sagesse et de la science divines [^15](15). Dieu n'est soumis à aucune nécessité, mais la création est nécessairement ordonnée selon sa sagesse. Ce que Thomas d'Aquin résume admirablement : « *Vult ergo hoc esse propter hoc ; sed non propter hoc vult hoc* » [^16](16). Dieu ne veut pas ceci à cause de cela, comme s'il y était nécessité ou forcé comme par une déduction, mais il veut que ceci soit à cause de cela. Et cet ordre est hypothétiquement nécessaire. Le tort de l'averroïsme est d'exagérer la nécessité de cette déduction. Ce qui aboutit à nier la liberté divine. [^14]: (14) *Somme Théologique,* I, 14, a13 ; 19, a3 ; 46, a1. [^15]: (15) *Somme Théologique,* I, 14, a8 ; 19, a5, ad2 ; 25, a5. [^16]: (16) *Somme Théologique,* I, 14, a8 ; 15, a2, ad4 ; 19, a3 ; a4 ; a5 ; 25, a5 ; a6. 1.2.2. LES IDÉES DIVINES CHEZ SCOT Contre l'averroïsme, mais aussi contre Thomas d'Aquin, Scot pose au principe de la production des choses la liberté absolue de Dieu. Et, pour cela il pose des distinctions qui sont absentes de la doctrine de Thomas d'Aquin ; il formalise et il dissocie ce qui est uni chez le docteur angélique. D'après Scot, Dieu, par sa science naturelle et nécessaire, connaît d'abord sa propre essence [^17](17). Ensuite, dans un deuxième « instant », il connaît, toujours nécessairement et naturellement, toutes les essences possibles, lesquelles y sont virtuellement contenues [^18](18). [^17]: (17) Hier. de MONTEFORTINO, *op. cit.,* 14, a2. Scot, *Report.,* I, d35, q2. 12. *Metaph.,* q22. [^18]: (18) Hier. de MONTEFORTINO, *op. cit.,* 14, a5 ; a6, ad1 ; a16 inc. SCOT, *Oxon.,* I, d2, q2, n24. *Report.,* I, d36, q2, n12. 12 *Metaph.,* q24, n2 ; q25, n4. [49] Ces essences possibles, ou *Idées,* ont en Dieu un être objectif, *esse objectivum,* ou *possibile,* ou *secundum quid* [^19](19). Dieu a des Idées propres de toutes les formes, de la matière première, et des individus [^20](20). Leur distinction ne vient pas d'une réflexion de Dieu sur lui-même, encore moins de notre mode de connaître. Cette distinction se trouve en acte. C'est la fameuse *distinction actuelle formelle* [^21](21). Il en est de même pour l'intellect humain : les choses ont semblablement un *esse objecti* [^22](22) « *esse diminutum* », un « *esse repraesentatum* », ou « *cognitum* » [^23](23). Nous sommes là au principe du système de la pensée scotiste, principe qui oriente tout le développement de sa doctrine. [^19]: (19) Hier. de MONTEFORTINO, *op. cit.,* 14, a5 ; a6, c2 ; a9, ad2 ; 15, a1 inc. SCOT, *Oxon.,* I, d1, q1, n14 ; d2, q2, n30 ; d35, n10 : « *Deus in primo instanti intelligit essentiam sub ratione mere absoluta. In secundo instanti producit lapidem* in esse intelligibili, *et intelligit lapidem, ita quod ibi est relatio in lapide intellecto ad intellectionem divinam ; sed nulla adhuc in intellectione divina ad lapidem, sed intellectio divina terminat relationem lapidis intellecti ad ipsam. In tertio instanti* forte *intellectus divinus potest comparare suam intellectionem ad quodcumque intelligible, ad quod nos possumus comparare, et tunc comparando se ad lapidem intellectum potest causare in se relationem rationis. Et in quarto instanti potest quasi reflecti super istam relationem causatam in tertio instanti, et tunc illa relatio rationis cognita erit. Sic igitur non est relatio rationis necessaria ad intelligendum lapidem tamquam prior lapide ut objectum, imo ipsa ut causata est posterior, quia in tertio instanti ; et adhuc posterior erit ipsa ut cognita, quia in quarto instanti* » ; d36, q unica ; d43, n5 ; n6 ; IV, d1, q1, n20. *Collatione* 32. *Report.,* I, d36, q2 ; q4, n20ss ; d38, q2, n4. *Quodlibet.,* q14, n14. [^20]: (20) Hier. de MONTEFORTINO, *op. cit.,* 14, a6 ; a11 ; 15, a3 inc. SCOT, *Oxon.,* I, d1, q1, n14 ; d2, q2, n30 ; d35, n15 ; d38, n2 ; n3 ; II, d3, q11; q8. *Collation,* 32, n6. *Quodlibet.,* q14, n14. *De primo princ.,* c4, n14. 12 *Metaph.,* q28, n3. [^21]: (21) SCOT, *Sent.,* I, d8, q4. [^22]: (22) Ce dernier, en effet, participe à l'intellect divin, et ainsi la science divine devient comme intermédiaire entre les choses et notre science. [^23]: (23) SCOT, *Sent.,* I, d3, q1. Dans un troisième instant, toujours dans cette science naturelle et nécessaire, Dieu connaît les compositions de ces essences : les compositions nécessaires (propriétés), les compositions possibles (futuribles), et même les compositions contradictoires, auxquelles l'existence répugne absolument [^24](24). [^24]: (24) Hier. de MONTEFORTINO, *op. cit.,* 14, a9 ; ad1 ; a14. SCOT, *Oxon.,* I, d3, q4, n8 ; n15 ; d39 ; d43, n2 : « *impossibile simpliciter includit incompossibilia, quae ex rationibus suis formalibus sunt incompossibilia, et ab eo sunt principative incompossibilia a quo principative habent suas rationes formales. Est igitur ibi iste processus : quod sicut Deus suo intellectu producit possibile in* *esse possibili, ita producit duo entia formaliter utrumque in esse possibili, et illa producta seipsis formaliter sunt incompossibilia, ut non possint simul esse unum, neque aliquid tertium ex eis* ». *Report.,* I, d38, q2 ; d43, q1, *Quodlibet.,* q3, n2. *De rerum princ.,* q4, n50. Après quoi, dans un quatrième instant, par un décret de sa volonté libre, sans aucun ordre rationnel, Dieu fait un choix parmi les futuribles. Il choisit ceux à qui il donnera l'être d'existence. Et [50] ainsi, il pose dans l'existence des choses composées de matière première, de formes et d'individualité *(haecceitas) ;* il pose de même les lois morales et physiques [^25](25), ainsi que les actes libres des hommes [^26](26). [^25]: (25) Hier. de MONTEFORTINO, *op. cit.,* 14, a8, ad3 ; 19, a3, ad3 ; a3 inc. ; a4, ad3 ; a5, ad1 ; ad2 ; a10, ad3. SCOT, *Oxon., Prolog.,* q3, n28 ; I, d8, q5 ; d10, n9ss ; d46, n2 ; II, d1, q2, n9 ; IV, d46, q1, n8. *Report.,* I, d35, q1, n14 ; d36, q2 ; q4, n23. *Quodlibet.,* q14, n14. *De rerum princ.,* q4, n8. « *Deus igitur voluntatem velle hoc, ac reipsa producere pro praesenti nunc, est immediata, et prima causa, cuius non est alia causa quaerenda. Sicut enim nulla est ratio, cur voluerit naturam humanam esse in hoc individuo, ita et nunc aut illo tempore voluisse nulla est ratio, nisi quia voluit, statuitque ea fieri* », Hier., *ibid.,* 19, a5, ad4. [^26]: (26) Les actes humains demeurent libres car, de même que la cause prochaine agit de par le concours divin, ainsi la cause libre, contenue virtuellement dans l'essence divine, se détermine avec la coopération, le concours de Dieu. Ainsi Dieu et le libre arbitre humain sont-ils deux causes partielles concourantes. De par ce décret de la *volonté vérifiante* (volonté qui fait le vrai), Dieu connaît les futurs contingents [^27](27). [^27]: (27) Hier. de MONTEFORTINO, *op.* *cit.,* 14, a8, ad3 : « *quatenus contingenter est verum, propter actum voluntatis verificantis* » ; a13, a15, ad3 ; a16 inc. ; ad3. SCOT, *Oxon.,* I, d38, n4 ; d39 : « *intellectus divinus aut offert voluntati simplicia quorum unio est contingens in re, aut si offert complexionem, offert eam sicut sibi neutram, et voluntas eligens unam partem, scilicet conjunctionem istorum pro aliquo nunc in re, facit illud determinate esse verum* », n.10. *Report.,* I, d40, n11. C'est cette théologie de la production des Idées, et du choix divin absolument libre et indépendant qui gouverne tout le système scotiste, caractérisé par le volontarisme et le formalisme. **1.3. Le volontarisme et le formalisme de Scot** 1.3.1. LE VOLONTARISME Le rapport intellect-volonté est différent chez Scot de ce qu'il est chez Thomas d'Aquin. Pour Thomas d'Aquin la volonté et l'intellect sont causes réciproques l'une de l'autre. Dans l'acte libre, l'intellect est cause formelle de la volonté : il la détermine par l'objet, par le « motif ». La volonté est cause efficiente de l'intellect : elle le détermine à juger du bien à désirer : intellect et volonté sont donc causes réciproques et simultanées l'une de l'autre. En Dieu intellect et volonté sont identiques, et l'action divine, la création et le gouvernement divin, doivent s'expliquer, selon notre manière de concevoir, simultanément par la science et par la volonté. [51] Pour Scot, au contraire, la volonté est absolue. Elle est cause totale et se détermine elle-même ; elle n'est pas finalisée, elle n'est pas déterminée par l'objet, que ce soit chez l'homme [^28](28) ou en Dieu. La volonté divine est indépendante, absolue de sa sagesse ; elle se détermine de manière totalement arbitraire. Et, par conséquent, ce que Dieu ordonne, les actions qu'il commande, sont bonnes, non de par la bonté intrinsèque de l'objet moral, mais de par la conformité au commandement divin [^29](29). Un acte humain est considéré comme bon, de par la conformité aux commandements de Dieu, non pas seulement de par l'objet moral : s'il n'y avait la volonté de Dieu d'astreindre les hommes à un commandement, un acte qui serait contre le jugement de la raison (donc objectivement mauvais) devrait être considéré comme mal naturel ou philosophique, non pas comme mal moral ou théologique [^30](30). **Ce qui aboutit à une morale de l'arbitraire divin, indépendante de tout ordre intrinsèque à la nature** : Dieu aurait pu décréter que le vol ou le meurtre des innocents seraient des actes bons et vertueux [^31](31). De même que l'acte de connaître est vrai par l'*esse objectivum* du concept qui participe à l'Idée divine, et non pas de par la chose connue (et nous voyons ici le germe de l'idéalisme), de même l'acte de la volonté est bon par la conformité à l'*esse dictum* de la loi divine, et non pas de par l'objet voulu. [^28]: (28) Hier. de MONTEFORTINO, *op. cit.,* I, 83, a1. [^29]: (29) La volonté humaine, semblablement, n'est pas déterminée par son objet : la volonté peut suivre ou ne pas suivre la raison. Hieronymus de MONTEFORTINO, *op. cit.,* I II, 17, a1 : 90, a1. S. *Oxon.,* I, d44, n1ss ; III, d36 ; IV, d14, q2 ; d15, q2, n6ss ; d47, q1, n3ss ; d49, q4 *incid.* [^30]: (30) Hier. de MONTEFORTINO, *op. cit.,* I, II, 91, a2, ad1 ; ad2. Scot, *Quodlibet*, q18, n12. *Oxon*., II, d37, q1, n8ss. [^31]: (31) SCOT**,** *Sent.,* III, d37, n.4. **Dans une telle perspective le terme de finalité, s'il reste utilisé, recouvre une signification très différente de celle de l'aristotélisme, et donc de Thomas d'Aquin. La finalité est une ordonnance divine, une loi imposée par Dieu, arbitrairement, extrinsèquement, non pas un ordre intrinsèque à la nature.** On comprend alors que l'induction ne puisse donner aucune certitude et que la seule démonstration admise soit la démonstration déductive à priori. Enfin, conséquence la plus profonde du point de vue métaphysique, s'il n'y a plus de vraie finalité, le couple acte/puissance n'a plus la même signification. Pour Aristote et Thomas d'Aquin l'acte est la fin de la puissance. Pour Scot, l'acte est ce qui existe purement [52] et simplement, la puissance est ce qui peut exister, mais n'existe pas encore. Simplification qui ruine toute la métaphysique [^32]. [^32]: Le couple forme/matière, cas particulier d'acte/puissance est aussi déformé : Scot considère que la matière première a un certain acte, indépendamment de la forme. Là encore, **deux causes qui, chez Thomas d'Aquin sont des causes réciproques l'une de l'autre (causae sunt ad invicem causae), deviennent des causes partielles concourantes.** Ainsi donc, chez Scot, la finalité se réduit à une efficience volontaire**,** la cause matérielle et la cause formelle deviennent parallèles et concourantes. La volonté est absolue. Ce volontarisme aboutit au formalisme [^33]. [^33]: SCOT, *Opus oxoniense,* d17. *Sent.,* IV, d11, q3 ; II, d16. 1.3.2. LE FORMALISME DE SCOT Nous avons vu que les essences des choses ont un *esse objectivum, esse diminutum,* aussi bien dans l'intellect divin que dans l'intellect humain. Et ces essences objectives, absolues, possibles *a priori*, président à la production des créatures et leur sont antérieures. Par conséquent, ces essences seront encore distinctes en acte dans les individus concrets. Alors que pour Thomas d'Aquin les essences ne sont distinctes que dans l'esprit (les commentateurs diront qu'elles sont distinctes par une *distinction de raison raisonnée virtuelle majeure),* pour Scot les essences, c'est-à-dire les genres et les espèces, sont distinctes dans les choses [^34] concrètes, selon une *distinction actuelle formelle a parte rei.* Autrement **dit,** la distinction est déjà dans la chose, avant toute considération de l'esprit. C'est le réalisme des universaux. [^34]: SCOT, *De rerum princ.,* q8. Ceci peut paraître vaine subtilité scholastique. Il n'en est rien. Les essences scotistes sont des essences absolument univoques, universelles, déterminées, indépendantes de toute réalisation concrète et de toutes circonstances, des essences désincarnées, connues par participation à l'intellect divin, que le philosophe ou le théologien imprime à la réalité, et ne se fera pas faute d'imposer au réel de manière de plus en plus totalitaire. Les essences scotistes annoncent les idées claires et distinctes de Descartes [^35](35). L'induction est bannie et il ne reste plus que la connaissance à priori, par participation à l'intellect divin qui contient ces mêmes essences en toute pureté. [^35]: (35) GILSON, *L'être et l'essence,* c5. DE MURALT, *op. cit.,* p. 12-15. DESCARTES, *Méditations métaphysiques,* 2e ; 6e. [53] L'individu concret, enfin, devient un assemblage de formes. La forme ultime, celle qui donne l'individualité, est *l'haecceitas.* Et la matière est considérée comme ayant déjà par elle-même une certaine quiddité, indépendamment de la forme. La matière est matière sans la forme, la forme est forme sans la matière. L'hylémorphisme d'Aristote et de Thomas d'Aquin est défiguré. Si les termes « traditionnels » de matière, de forme, d'universel... sont toujours présents, ils n'ont plus le même sens. L'absolu de la liberté et de la volonté divine, conduit à réduire l'ordre de la nature et celui des diverses causalités à une simple soumission à l'arbitraire des décrets divins. Et il ne reste qu'un univers d'essences immuables et éternelles, connues par illumination divine, et qui s'imposent univoquement et implacablement, à la création. **1.4.** **Conséquences du Scotisme en philosophie du droit** Cette métaphysique bouleverse toute la pensée, toute la philosophie et la théologie. Les conséquences se trouvent dans tous les domaines et concernent toute la vie intellectuelle, spirituelle, ascétique et mystique, morale, et même politique. On peut dire que toute la vie intellectuelle, morale et spirituelle a été imprégnée de ce volontarisme, de ce formalisme issu de Duns Scot, spécialement depuis le XVIe siècle, par l'intermédiaire de Suarez [^36](36). Qu'en est-il de la notion de droit ? [^36]: (36) **Et on peut se demander si l'histoire politique et l'histoire religieuse ne seraient pas tout autres, si Thomas d'Aquin avait été véritablement le docteur de l'Église. Mais ceci est une autre question.** À vrai dire, il n'y a pas, chez Scot, de traité de philosophie du droit, *ex professo.* On en peut seulement trouver les principes fondamentaux [^37](37). Mais ses commentateurs en tireront eux-mêmes les conséquences. [^37]: (37) VILLEY, *La formation de la pensée juridique moderne,* II, c2, A. 1.4.1. LOI ÉTERNELLE Pour Scot comme pour Thomas d'Aquin la source du droit est la loi éternelle. Mais la perspective est bien différente. Pour Thomas d'Aquin la loi éternelle est « *ipsa ratio gubernationis rerum* ». Autrement dit elle n'est pas autre chose que l'intelligence ou la sagesse de [54] Dieu, en tant qu'elle établit un univers ordonné, et gouverné conformément à cet ordre [^38](38). Cet ordre comprend aussi bien les nécessités naturelles, que les obligations morales et les événements contingents. Tout cela est gouverné par la Providence. Si nous employons le terme de « loi éternelle », c'est selon notre manière de connaître et de nous exprimer. Mais en Dieu il n'y a ni jugement ni proposition [^39](39). Les lois humaines découlent de la loi éternelle au sens où tout gouvernement droit ou juste est un élément de l'exécution du gouvernement divin. Ce dernier s'accomplit par les causes secondes, en particulier par les actes libres des hommes. Ces actes libres, lois ou décisions, sont causés ou permis selon le gouvernement divin, causés par lui, dans la mesure où ils sont bons et justes, seulement permis s'ils sont mauvais [^40](40). [^38]: (38) *Somme Théologique,* I, II, 91, a1 ; 93. [^39]: (39) *Somme Théologique,* I, II, 91, a1 ; 93, a1. [^40]: (40) *Somme Théologique,* I, 14, a13 ; 19, a8 ; 103, a5 ; a6 I II, 10, a4; 79, a1 ; a2; 93. Pour Scot, au contraire, la loi éternelle est la *volonté* divine en tant qu'elle prescrit [^41](41), qu'elle décide et qu'elle impose. Les lois humaines découlent de la loi éternelle en tant que l'esprit humain y participe pour pouvoir fonder des lois justes. Alors qu'elle s'impose nécessairement à la créature irrationnelle, la loi éternelle laisse l'homme à son libre arbitre, lequel se détermine avec la coopération de Dieu, mais non pas sous son efficience : liberté humaine et volonté divine sont deux causes concourantes partielles. Pour Thomas d'Aquin la loi éternelle inclut, en quelque sorte, les actes humains, comme l'idée d'un artiste inclut son œuvre. Pour Scot, la loi éternelle et les actes humains se juxtaposent, coopèrent. C'est pourquoi, à cette loi éternelle s'ajoutent les lois humaines. Autrement dit, la loi éternelle n'est plus la sagesse divine incluant, comme cause première, la totalité des événements, loi qui se réalisera par les actes libres des [55] hommes ; mais elle est une ordonnance générale, un archétype essentiellement volontaire et arbitraire, auquel l'homme ajoute ses propres lois. Le droit sera donc formé à partir de deux sources : d'une part la loi naturelle, connue par participation à la loi éternelle, d'autre part la loi positive, due aux décisions arbitraires des hommes [^42](42). [^41]: (41) Hier, de MONTEFORTINO**,** *op. cit*., I, II, 90, a1, ad3 ; 93, a4. **SCOT,** *Oxon.,* I, d44, n1ss « *leges aliquae generales rectae de operabilibus dictantes praefixae sunt a voluntate divina, et non quidem ab intellectu divino ut praecedit actum voluntatis divinae, ut dictum est dist. 38 ; quia non invenitur in* *illis legibus necessitas ex terminis... sed solum ex voluntate divina acceptante, quae operatur secundum huiusmodi leges quas statuit... Ideo sicut potest aliter agere, ita potest aliam legem statuere rectam ; quae si statueretur a Deo, recta esset, quia nulla lex est recta, nisi quatenus a voluntate divina acceptante statuta* » ; « *certaines lois générales réglant les actions sont prédéterminées par la volonté divine, et non par l'intellect divin en tant qu'il précède l'acte de la volonté divine, comme il a été dit d. 38; car on ne trouve pas en ces lois de nécessité ex terminis... mais leur nécessité ne vient que de par la volonté divine qui les accepte, et qui opère selon ces lois qu'elle a établies... C'est pourquoi, de même qu'il peut agir autrement, Dieu peut établir une autre loi comme juste ; si cette autre loi était établie par Dieu, elle serait juste, car aucune loi n'est juste, si ce n'est en tant qu'elle est établie par* *la volonté divine* »; IV, d15, q2, n6ss ; d47, q1, n3ss. [^42]: (42) Hier. de MONTEFORTINO, *op. cit.,* I, II, 91, a1 ; 93, a3. 1.4.2. Loi NATURELLE Pour Scot le droit naturel n'est plus selon un ordre de finalité, inscrit dans la nature même des choses, mais il se présente sous la forme de propositions dictées par Dieu. En effet, ce droit naturel exprime un ordre qui se situe d'abord dans l'Univers des Idées, des essences distinctes actuellement-formellement, et non pas dans les choses concrètes. Il se formule donc dans des propositions précises, propositions qui se trouvent en Dieu selon un être intelligible. Et, donc, au lieu de désigner une réalité ordonnée selon la finalité (ce-qui-est-droit, *justus* et *rectus*, correctement ordonné à la fin) le terme de droit naturel désigne un ensemble de propositions, de jugements, dont les termes sont les Idées, les essences. **Dès lors le droit s'identifie à la loi.** Est droit, est juste, ce qui est conforme à la loi. Le droit (ce qui est juste) n'est plus une égalité ou une proportion de choses, comme chez Thomas d'Aquin [^43](43), mais la conformité à la loi. Le légalisme remplace la justice. Et, de fait, dans les œuvres de Scot, on trouve une doctrine de la loi [^44](44), mais pas de doctrine du droit. La *Somme Théologique* de Jérôme de Montefortino, qui présente une synthèse de la doctrine de Scot, ne contient aucune question en parallèle aux questions 57 à 59 de la IIa IIae de la *Somme* de Thomas d'Aquin. [^43]: (43) *Somme Théologique,* II, II, 57, a1 ; 58, a10. [^44]: (44) *Loc. cit* in Hieronymus de MONTEFORTINO**,** *op. cit.,* 90-97. De plus, ce droit naturel, cette loi naturelle, n'est plus l'effet de la sagesse divine, inscrite dans la nature des choses, mais une loi posée, imposée par la volonté divine. C'est pourquoi le droit naturel se distingue à peine du droit positif divin. Scot maintient *encore* la distinction, mais son droit naturel a une structure semblable à celle du droit positif divin. Le positivisme juridique est en germe. Comment cette loi naturelle est-elle posée ? Elle l'est selon le processus suivant. L'intellect divin juge des convenances et des oppositions entre les essences. Puis, à ces jugements de l'intellect divin [56] s'ajoute le décret de la volonté divine. *À l'esse intelligibile s'ajoute l'esse volitum de la loi.* Car ces jugements n'auraient aucune conséquence s'il ne s'y ajoutait l'imperium de la volonté divine. La nature n'est astreinte que par la volonté divine. La loi naturelle est donc portée par cette volonté, exprimée en propositions univoques et universelles dont les termes sont les essences des choses [^45](45). [^45]: (45) Hier. de MONTEFORTINO, *op. cit.*, I, II, 91, a2 ; 94, a1. SCOT, Oxon., Prol., q2, n7 ; III, d37, n5 ; IV, d17, n3. *Quodlibet,* q18, n3ss. Cette loi naturelle n'est pas connue par la raison, à posteriori, par induction à partir de l'expérience éthique et politique (quitte à être confirmée par la Révélation), mais elle est connue par participation à l'intellect divin, à priori, déductivement. Dans l'intellect divin l'homme voit les propositions de la loi naturelle, et les conclusions qui s'en déduisent. Il voit les convenances et les oppositions entre les termes, entre les essences, selon l'esse intelligible qu'elles ont dans l'intellect divin auquel il participe [^46](46). Ainsi donc la loi naturelle est connue par illumination intérieure. En extrapolant le vocabulaire, on pourrait dire que l'homme connaît la loi naturelle de manière immanente, par la lumière que Dieu infuse dans sa conscience. « Conscience, conscience, instinct divin » dira Jean-Jacques Rousseau. [^46]: (46) Hier. de MONTEFORTINO, *op. cit.*, I, II, 93, a3, ad4 ; 94, a1 ; a4 ; a6. SCOT, *Oxon.,* III, d36, n13 ; d37, n5 ; n8 ; IV, d17, n3 ; d33, q1 ; I, d3, q4, n24 ; d43. *Quodlibet,* q18, n3ss. Enfin, cette loi naturelle, portant sur des essences absolument universelles, distinctes formellement *a parte rei,* constitue un code de propositions précises, s'appliquant indistinctement, quelles que soient les circonstances particulières, historiques, culturelles ou économiques... La loi, ou le droit naturel, est un code, rigide, implacable, unique pour tous les peuples, fondé sur une nature humaine, laquelle nature humaine est *distincte formellement a parte rei* dans les individus. Ce droit universel se fonde sur une nature pure, un état de nature, indépendant de l'histoire et des faits concrets. Il y a comme une nature originelle théorique [^47](47), sans propriété privée, ni autorité sociale [^48](48). Cette unicité et immutabilité ne doit pas être confondue avec celle de Thomas d'Aquin pour qui le droit naturel, unique et immuable universellement, se modalise et se diversifie selon les réalités particulières [^49](49). De même, la nature humaine universelle en soi, s'identifie à l'individu particulier et ne s'y distingue [57] que selon une distinction de raison [^50](50). Nous voyons encore combien la structure de la métaphysique influe sur la conception du droit. On aboutit ainsi à un droit naturel consistant en propositions universelles et néanmoins précises, identiques pour tous les hommes, fondé en une nature purement théorique, découverte dans la conscience. Ajoutons enfin que, vu la conception scotiste du primat absolu de la liberté, celle-ci devra nécessairement **être le droit premier et fondamental.** [^47]: (47) Hier. de MONTEFORTINO, *op. cit.,* I, II, 94, a4 ; 5. [^48]: (48) Hier. de MONTEFORTINO, *op. cit*., I, II, 91, a3; 94, a5. [^49]: (49) *Somme Théologique*, I, II, 94, a4. [^50]: (50) Jean DE SAINT-THOMAS**,** *Logique,* II, q3, a2 ; a6. 1.4.3. Loi POSITIVE La conception du droit positif est aussi déterminée par la structure de la métaphysique. Comme la loi naturelle ne saurait prescrire tous les actes de la vie humaine (ne serait-ce que par suite du péché), doivent s'y ajouter d'autres prescriptions, qui, en un sens impropre, sont aussi de la loi naturelle. Ce sont des lois qui ne sont pas déduites des précédentes, mais qui leur sont conformes. Elles ne découlent pas nécessairement des lois naturelles au sens strict, mais elles conviennent avec elles. Les hommes, c'est-à-dire l'autorité sociale, peuvent les établir selon leur convenance, pour autant qu'elles ne contredisent pas les propositions précédentes de la loi naturelle [^51](51). Au lieu d'une détermination de la loi naturelle par des lois positives, au lieu d'une justice accomplie par deux causes réciproques, la loi naturelle et la loi humaine, l'une déterminant, « informant » l'autre, il y a donc une juxtaposition de deux lois, convenantes, certes, mais cependant parallèles, coopérantes, comme la liberté humaine et la volonté divine, causes partielles concourantes. La loi naturelle et la loi positive sont toutes deux issues de la volonté : la loi naturelle est issue de la volonté divine, la loi positive est issue de la volonté humaine. [^51]: (51) Hier. de MONTEFORTINO**,** *op. cit*., I, II, 94, a3 ; a4 ; a5. **1.4.4.** CONCLUSION La théologie de l'Idée divine bouleverse donc toute la structure métaphysique. La volonté devient absolue. Les essences sont distinctes *a parte rei.* **Le droit est alors conçu comme conformité à la loi.** Le droit naturel est universel, égalitaire et uniforme, se rapportant à une nature humaine indépendante de toute circonstance historique. Ce droit naturel, dont le principe est la volonté absolue de Dieu, est connu par participation de l'intelligence humaine à l'intellect divin. A ce droit naturel s'ajoute un droit positif, parallèle et complémentaire, [58] dépendant de l'arbitraire du Prince. Ne trouve-t-on pas ici bien des germes des philosophies modernes ? L'intelligence humaine (en extrapolant, on pourrait dire : la conscience), se trouve déjà gratifiée d'une intuition divine (nous pourrions dire d'un instinct infaillible). La nature humaine est désincarnée, considérée dans un état absolu de toute réalisation historique : « écartons les faits car ils ne touchent pas à la question ». Et la perfection première de cette nature, sa dignité, est la liberté absolue. Le droit positif s'ajoute au droit naturel de par une volonté, également absolue, du législateur. Ce serait sans doute caricaturer Scot, et verser dans un grossier anachronisme, que de lire ici, purement et simplement, les principes des droits de l'homme et du droit moderne. Mais les structures de pensées sont bien semblables. Et elles ne font que se préciser chez Ockham. **2. Ockham († 1347)** 2.1. **Théologie [^52]**(52) [^52]: (52) GILSON, *La philosophie au Moyen Age,* 9, § 3. L'influence d'Ockham sur la pensée moderne est assez connue. Sa doctrine est nominaliste, en réaction contre le réalisme scotiste. Pour lui, les Universaux n'ont aucune réalité en dehors de l'esprit. Contre la distinction des essences et des Idées, Ockham considère que seul l'individu est réel. Dieu et les individus sont absolument simples. Les Idées divines ne sont que les choses concrètes en tant qu'elles sont connues par Dieu. Mais, malgré cette opposition sur le réalisme des essences, Ockham se situe dans la suite de Scot. Comme lui, il est hostile à la philosophie païenne, se défie de la raison naturelle, et entend s'appuyer exclusivement sur la Révélation. Le théologisme et le volontarisme de Scot se trouvent renforcés par le nominalisme. En effet, sans natures universelles, et de par l'absolue liberté de Dieu, il n'y a aucune nécessité dans le monde ou la nature. *Bonum quia volitum* : ce que Dieu veut est bon du fait qu'il le veuille [^53](53), au point qu'il aurait pu se faire que la haine de Dieu fût méritoire [^54](54). [^53]: (53) LAGARDE, *La naissance de l'esprit laïque,* V, c10. [^54]: (54) OCKHAM, *Tractatus de principiis theologiae.* [59] La cause finale est une intention de l'esprit, l'efficience se réduit à une succession empiriquement constatée et la science de la nature traite des intentions de l'âme [^55](55). Ne peut-on pas voir ici une racine de la critique de Hume sur la causalité [^56](56) ? [^55]: (55) OCKHAM, *Phys., Prol.,* 28ss = Philosophes médiévaux, p. 300. [^56]: (56) HUME, *L'entendement humain,* p. 71-80 ; p. 101-102 ; p. 109-110 ; p.121427 ; p. 130. *Traité,* I, p. 152 ; p. 181 ; p. 241-257 ; II, p. 508 = DREYFUS, *Hume l'homme et l'expérience,* p. 52-71. La théologie ne saurait donc s'appuyer en quelque manière sur la raison naturelle. Elle ne peut utiliser que la logique, mais non pas une impossible métaphysique, encore moins la philosophie de la nature [^57](57). C'est pourquoi les sources citées par Ockham sont principalement l'Écriture Sainte et les décrets canoniques [^58](58), qui sont eux aussi expression de la volonté divine. [^57]: (57) LAGARDE, *op. cit.,* V, 10. [^58]: (58) LAGARDE, *op. cit.,* IV, 3. 2.2. **Doctrine occamienne du droit** Ockham ne fait pas découler explicitement sa doctrine du droit de sa théologie, et sa pensée est parfois hésitante et difficile à saisir. Elle est néanmoins cohérente. Les principes de cette doctrine du droit proviennent en effet de sa théologie [^59]**(59).** C'est ce qui apparaît quant aux sources du droit et quant au sujet de ce droit. [^59]: (59) LAGARDE, *op. cit.,* IV, c2; c4; V, c10. 2.2.1. SOURCES DU DROIT Pour Ockham, le droit naturel n'est pas un rapport juste entre des choses, ni un ordre de finalité ; mais, comme pour Scot, il est une loi prescrite par Dieu [^60]**(60).** Dans un premier sens, donc, le droit naturel est assimilé au droit positif divin révélé dans l'Écriture [^61]**(61).** A ce premier droit naturel s'ajoute un deuxième : ce que Dieu a permis, et qui est « licite, juste, opportun ». Ce deuxième droit naturel peut être modifié, spécifié et déterminé. Nous le connaissons par les événements rapportés dans l'Écriture Sainte, par l'histoire et l'état de fait. Si ce dernier est suffisamment établi il est considéré comme émanant de la volonté divine. Car les événements historiques et l'ordre positif sont aussi des expressions de la volonté divine [^62](62). Ainsi l'ordre établi devient-il source de droit [^63](63). [^60]: (60) VILLEY, *op. cit.,* II, c3 ; LAGARDE, *op. cit.,* IV, c6, § 4. [^61]: (61) VILLEY, *op. cit.,* II, c3, B. [^62]: (62) LAGARDE, *op. cit.,* IV, 9, § 3. [^63]: (63) LAGARDE, *op. cit.,* V, c10. [60] A ce droit naturel s'ajoute (mais y a-t-il vraiment une différence ?) le droit positif, établi par la volonté des hommes. Ce droit positif est légitime dans la mesure où Dieu, depuis la chute originelle, a concédé aux hommes de pouvoir constituer des autorités ayant pouvoir législatif [^64](64). [^64]: (64) VILLEY, *op. cit.,* II, c5. En définitive le droit se réduit donc au droit positif, à un ensemble de lois émanant d'autorités parallèles et concourantes, de par des volontés arbitraires et absolues. Et toutes ces autorités sont revêtues de la garantie divine. Il n'y a pas de justice à accomplir, mais il ne reste que la soumission à la volonté divine exprimée dans les lois. 2.2.2. SUJET DU DROIT NATUREL Autre conséquence de la théologie occamienne, le droit se rapporte à l'individu, non plus au corps social [^65](65). **C'est une différence fondamentale d'avec Thomas d'Aquin. Pour Thomas d'Aquin, en effet, l'unité de la cité est analogue de l'unité hylémorphique de la substance. L'individu est ordonné à la cité comme la partie l'est au tout, la matière à la forme, et le bien particulier est ordonné au bien commun. Le droit réside dans une juste proportion des choses en fonction du bien commun, en fonction de la cité.** [^65]: (65) VILLEY, *op. cit.,* II, c3, A ; c4, A. Pour Ockham, au contraire, de par son nominalisme, la cité n'est qu'une somme d'individus, individus que leur destinée surnaturelle strictement personnelle, place au-dessus de la société [^66](66). L'unité de la cité et de l'ordre social disparaît au profit d'une juxtaposition des individus. Le droit se rapporte à l'individu, sans référence au bien commun. Il prend alors la signification moderne qu'il a dans ces expressions dont nous sommes quotidiennement assaillis : le droit à la santé, le droit à la vie, le droit au travail, et, aujourd'hui, le droit aux vacances, le droit à la mort... Le terme de droit ne signifie plus ce-qui-est-droit, juste, ordonné au bien commun, mais il signifie un pouvoir ou une relation qui se rapporte à l'individu. [^66]: (66) On pourrait considérer aussi les conséquences théologiques du nominalisme, en particulier pour la théologie de l'Église et la chrétienté. Cf. LAGARDE, *op. cit.,* V. Ceci est manifeste, par exemple, quant au droit de propriété. Dans la conception thomiste, c'est le bien commun qui rend juste la propriété privée. L'expérience quotidienne nous apprend, en effet, [61] que ce qui est commun est l'objet d'une commune négligence. Dans l'intérêt de tous, il convient, de manière générale, que la propriété soit privée. En revanche, dans une conception occamienne la propriété privée est un droit de l'individu, un droit absolu de la personne [^67](67). [^67]: (67) **LAGARDE,** *op. cit*., IV, c9, § 3. Dans de telles conditions, le droit qui émane de l'autorité sociale ne tend plus à réaliser le bien commun, mais à régler l'usage des droits absolus des personnes qui composent la société. Ma liberté s'arrête où commence celle des autres. 2.2.3. CONCLUSION Malgré son opposition au réalisme des essences, Ockham se situe donc dans la suite de Scot. Le droit est purement, à priori, issu des volontés parallèles et absolues de Dieu et des hommes. Le droit naturel s'identifie ainsi, encore plus fortement que chez Scot, au droit positif divin et humain. Il est constitué par des autorités parallèles et concourantes, toutes *divinement* fondées. À ceci s'ajoute la primauté de l'individu. Ce droit, d'origine divine, se rapporte à l'individu. La personne humaine se trouve ainsi gratifiée de droits qui lui sont propres, indépendamment de tout rapport au bien commun, et ces droits ont une origine divine immédiate. De là à parler de droits inviolables et sacrés de la personne humaine, il n'y a qu'un pas. Enfin, l'unité hylémorphique de la société n'existant plus, l'autorité doit assurer sa cohésion contre l'effet désagrégateur des libertés absolues et concurrentes. Comment ne pas voir ici les racines des doctrines modernes ? \* \*\* Ces doctrines modernes relèvent de systèmes philosophiques très différents de ceux de la scholastique. Il faut donc se garder des rapprochements et des assimilations trop superficielles, car les univers conceptuels sont trop distants. Une étude complète devrait exposer les doctrines des auteurs postérieurs au XIVe siècle, entre autres, celles de Vittoria, Suarez, Locke, Pufendorf, et d'autres encore. [62] Néanmoins, on peut déjà constater, chez Scot et Ockham, des thèmes, des structures de pensée, qui seront ceux de la philosophie du droit moderne et l'idéologie des droits de l'homme. Malgré un style et un vocabulaire qui demeurent ceux de Thomas d'Aquin et de toute la scholastique, Scot et Ockham inaugurent un mode de pensée, une métaphysique, et, donc, une vision du monde et de l'homme de nature très différente. Ces deux doctrines s'opposent en ce que l'une est nominaliste (ou terministe), l'autre réaliste. Mais les deux conviennent dans le volontarisme et le théologisme. Le droit est issu des volontés absolues. Il se réduit à la conformité à une loi ; le droit naturel s'identifie au droit positif. La nature humaine, selon le système scotiste, est distincte formellement *a parte rei,* indépendante de toute réalisation concrète et historique. De même, Rousseau considère l'homme à l'état de nature, non encore corrompu par la société, état de nature dont l'existence historique n'importe pas. Cette nature a des droits identiques, en toute époque et en tout lieu. Ces droits sont, déjà chez Scot et Ockham, d'origine divine, et donc, pourrait-on dire, inviolables et sacrés. Ils appartiennent en propre à l'individu, de manière absolue, sans rapport au bien commun. Ils sont connus, non par induction, non de par l'expérience éthique et politique, confirmée par la Révélation, mais uniquement par la Révélation et par participation de l'intelligence humaine à la science divine. Il suffira de supprimer cette origine divine, pour attribuer à la conscience humaine l'instinct infaillible de ces droits absolus et inviolables. L'unité du corps social étant ainsi détruite, diverses autorités parallèles et concourantes, produiront un ensemble de lois par lesquelles on assurera la cohésion sociale contre les actions divergentes des libertés absolues. C'est le règne de la volonté du Prince et de l'empirisme, la source de l'opposition dialectique entre les libertés individuelles et l'autorité de ce Prince. L'histoire politique moderne ne fait qu'osciller de l'une à l'autre, à travers les révolutions successives. La cité est soumise à l'empirisme des gouvernants cherchant, tant bien que mal, à assurer la cohésion d'une société minée par les libertés antagonistes, et oscillant de l'anarchie aux totalitarismes, en passant par les libéralismes plus ou moins avancés. [63] L'étude de la scolastique décadente nous montre qu'il est vain d'opposer droits de Dieu à droits de l'homme, devoirs de l'homme à droits de l'homme, d'opposer déclaration chrétienne à déclaration laïque. Poser la Révélation et l'à priori divin contre la raison naturelle, poser le sacré contre la nature, c'est déjà inaugurer la Révolution. On peut se demander si les réactions aux droits de l'homme ont toujours réussi à éviter cet écueil. Abbé J.M. RULLEAU. BIBLIOGRAPHIE **THOMAS D'AQUIN. —** *Somme Théologique,* I, 14 -19 ; I II, 90-97; II II, 57-59. **JEAN DUNS SCOT. —** *Opus oxoniense,* I, d2, q2 ; d35 ; d39 ; d43 ; d44. HIERONYMUS **DE MONTEFORTINO. —** *Ven. Ioannis Duns Scoti Summa Theologia juxta ordinem et dispositionem Summae Angelici Doctoris S. Thomae Aquinatis,* ut supra. **GILSON. —** *La philosophie au Moyen Age.* **GILSON***. — L'être et l'essence.* **VILLEY. —** *La formation de la pensée juridique moderne.* **VILLEY. —** *Questions de saint Thomas sur le droit et la politique.* **LAGARDE. —** *La naissance de l'esprit laïque au déclin du Moyen Age.* **DE MURALT. —** *La structure de la philosophie politique moderne,* Cahiers de la revue de théologie et de philosophie de Genève, 1978.