## III - François Suarez
Si Vitoria est un juriste qui compte dans l’histoire du droit, Suarez est bien plus : non seulement juriste, canoniste, internationaliste, mais théologien, philosophe, auteur d’un système quasiment encyclopédique. Qu’il soit un génie de clarté et de cohérence, voilà un point sur lequel je ne m’avancerai pas ; mais il est de ceux qu’une histoire de la philosophie du droit ne peut négliger parce que, située à l’extrême fin du XVIe siècle et au début du XVIIe, sa doctrine conclut la grande œuvre de Salamanque, et qu’elle a connu une fortune étonnante dans le monde scolaire : Suarez lègue à l’Europe moderne ce qu’elle a cru depuis lors être le contenu de la « scolastique catholique », ce qu’elle a cru depuis lors être le « thomisme » [[37]](#_37_17) .
Notre intention, ici encore, sera seulement d’opérer la comparaison de l’œuvre de Suarez avec celle de saint Thomas. Commençons par une vue d’ensemble de la philosophie du premier. Après quoi nous aurons moins de peine à mesurer ce qu’il conserve de l’authentique doctrine du droit naturel.
### Intentions politiques, théologie et philosophie de Suarez
Il y a peu à dire de la vie de Suarez. C’est une vie de professeur, sans grands événements que de carrière, des déplacements de chaire à chaire. Après avoir fait des études de droit canonique, être entré dans l’ordre des Jésuites en 1564, il enseigne à Alcala, Madrid, Rome, Salamanque et Coïmbre.
Mais il y a beaucoup à dire de ses œuvres, qui remplissent une longue série d’austères *in-folio.* Œuvres théologiques, dont le commentaire du *Traité des lois* de saint Thomas (de 1612), qui sera notre principale source ; un opuscule relatif aux « trois vertus théologales », un autre sur « la justice de Dieu ». Œuvres philosophiques, commentaires de divers livres d’Aristote et surtout le fameux ouvrage de métaphysique, *Disputationes metaphysicae.* Œuvres polémiques : notons surtout la *Defensio fidei*, dirigée en 1613 contre le roi d’Angleterre Jacques Ier. Œuvres de droit canonique : *De censuris* (sur les peines ecclésiastiques), *De immunitate ecclesiae.* Série de *consilia* enfin, qui peuvent toucher soit au droit, soit à la morale casuistique, etc. Faute d’être en état de résumer le contenu d’une œuvre si vaste, tentons du moins d’analyser ses caractères généraux.
Un premier trait nous apparaît caractéristique : bien plus que celle de saint Thomas, la doctrine de ce professeur semble tournée vers des buts pratiques. Nous l’avions déjà remarqué de Vitoria : l’Espagne a le tort de demander aux théoriciens ce à quoi la spéculation n’est pas immédiatement apte, des « conseils » pour l’action pratique. C’est un trait de la théologie du XVIe siècle : mais peut-être, surtout, des jésuites, qu’on se représente habituellement comme plus orientés vers le service d’objectifs précis, *ad majorem Dei gloriam*, et pour le compte de l’Église, que vers la pure spéculation.
Non que ces buts soient des buts sordides. Une grande part de l’activité des jésuites du XVIe siècle, et de toute l’époque moderne, est la *direction de conscience.* Nous nous trouvons à l’âge d’or de la *casuistique*, si décriée par les *Provinciales* de Pascal, mais prisée par Suarez lui-même et à laquelle il collabore : parmi les œuvres de ce dernier, nous notions des *consilia*, des conseils pour l’action pratique. Les jésuites ont dirigé, de la façon la plus concrète, dans chaque circonstance de la vie, au nom de la doctrine morale, la conduite de nombreux fidèles. Et peut-être ont-ils réussi, parce qu’ils étaient très efficaces, à faire mener à quelques-uns de leurs fils spirituels, où l’on compte des rois, des ministres et de grands hommes d’affaires, une vie étroitement conforme à la moralité chrétienne – à moins encore qu’ils ne leur aient faussé la conscience.
Mais l’Ordre, au service de Rome, voit beaucoup plus loin que les questions de salut individuel. Il entend défendre l’Église collectivement contre la Réforme et il met en batterie pour cette lutte tous les procédés adéquats, dont un programme d’éducation. Ce n’est pas sans cause que les jésuites procédèrent à la création d’une multitude de collèges d’un tel niveau intellectuel qu’ils aspirèrent toute la clientèle des honnêtes familles bourgeoises. Et cela non seulement en France, mais partout où c’était possible, même en Allemagne. (On a dit que les collèges jésuites avaient enserré l’Allemagne comme d’une « ceinture de forteresses » et ainsi reconquis pour Rome une bonne partie de son public.)
Cela même ne suffit pas. Le culte et l’instruction religieuse ne dépendent-ils pas des princes ? On reconnaît souvent en conséquence à l’ordre un penchant pour la politique ; il ne pouvait par exemple, à cette époque, se tenir indifférent à l’égard de la conjoncture politique française. À partir de 1562, tandis que s’accomplit la carrière professorale de Suarez, se déroulent les guerres de religion ; le destin religieux du royaume demeure incertain ; sous Henri III, et quand se dessinent les prétentions à la couronne du protestant Henri de Navarre, on peut toujours craindre qu’il ne sorte de l’obédience romaine ; à vrai dire, il en est sorti, et il n’y est jamais rentré : jamais les rois de France n’ont reçu le concile de Trente ; le gallicanisme a triomphé, constituant pour l’autorité romaine un nouveau péril. Contre ces dangers s’étaient élevés la Ligue catholique, et Jacques Clément et Ravaillac, et nous savons que ni Mariana ni Suarez ne se sont désintéressés de tout cela. Malgré l’interdiction de Rome (les jésuites ont de ces audaces, ou peut-être Suarez l’ignorait-il) Suarez a même écrit en faveur du tyrannicide en 1613, dans la *Defensio fidei*, après Ravaillac.1
Passons en Angleterre. Comme la France, l’Angleterre est l’un des enjeux que se disputent les confessions catholique et protestante, parce que l’issue de la lutte y demeure en suspens. On eût pu croire que Jacques Ier, fils de Marie Stuart, aurait ramené son pays au catholicisme ; mais il est, comme le roi de France, trop jaloux de son autorité pour en tolérer le partage avec l’autorité romaine : il impose à tous ses sujets un serment de fidélité inconditionnelle et, comme il aime à jouer lui-même au théologien, voici qu’il écrit deux libelles pour justifier par les textes de l’Écriture le pouvoir absolu des rois : les apologies de 1608 et 1609. L’Ordre charge Suarez de répondre (après le cardinal Bellarmin), et c’est l’occasion d’un traité de doctrine politique : la *Defensio fidei* de 1613. Sans y contester le principe de la souveraineté des chefs d’État dans les matières temporelles, Suarez développe la théorie du pouvoir indirect du pape (exactement : de son pouvoir de diriger d’un point de vue moral la conduite politique des rois – la *potestas directiva*) et soutient la soumission des rois aux règles du droit naturel et du droit des gens, aux traités, et même à la constitution particulière à leur pays. C’est dans cette atmosphère de lutte pour une cause politique que s’est construite l’œuvre de Suarez.
Après cela, n’allons pas nous imaginer que tous les ouvrages de Suarez soient des *conseils* adaptés à des cas concrets ou des ouvrages de *polémique* sur des questions d’actualité. C’est en général le contraire. Un autre trait du jésuitisme est de ne mépriser aucunement les études abstraites : elles ont leur poids dans les événements de l’histoire et il arrive que le dernier mot dans les combats de la politique aille aux causes les mieux défendues philosophiquement, à condition qu’elles soient en outre suffisamment répercutées par un appareil de propagande. La Compagnie a toujours pris soin de spécialiser une partie de ses troupes dans la recherche et l’enseignement supérieur, et François Suarez fut d’abord un théologien : quoi de plus urgent au XVIe siècle ? Le sort politique de l’Europe dépend encore pour une bonne part de savoir qui gagnera la course entre ceux qui tentent de prouver que la nature de l’homme est bonne et ceux qui essayent de démontrer qu’elle est radicalement détruite ; au succès de cette controverse est suspendue mainte souveraineté. Celle, par exemple, de l’Espagne ou de la Hollande. Quelques dizaines d’années plus tard, c’est par ses recherches théologiques, en donnant à ces controverses sur la nature et sur la grâce une solution intermédiaire et conciliatrice, que Grotius inaugurera son œuvre de paix : là gît probablement le nœud, que beaucoup d’historiens du droit risquent de ne plus apercevoir, de la doctrine de Grotius. Ainsi les efforts de Suarez sont-ils concentrés sur ces problèmes, ou sur l’étude de l’Incarnation ou de la Trinité.
Et, non moins que théologien, Suarez se veut philosophe métaphysicien. C’est par la raison naturelle, à force d’arguments logiques, en luttant à armes communes, que l’on peut convaincre les schismatiques et les libertins, à l’instar de saint Thomas dans sa *Somme contre les gentils.* S’aidant d’Aristote et des autres philosophes païens, Suarez scrute le problème de « l’être » ; et son livre le plus célèbre est probablement un ouvrage de métaphysique (*Disputationes metaphysicae*, 1597). Parce que son système possède cette dimension métaphysique, il importera beaucoup plus que la doctrine d’un Vitoria pour l’histoire de la *philosophie* du droit.
Mais l’esprit de cette œuvre théorique (sans doute parce qu’elle reste traversée par les intentions pragmatiques) est profondément différent de celui de saint Thomas. Et j’y relève ces nouveaux traits :
— *Dogmatisme.* Il est moins question de chercher que de prouver dans cette doctrine, et le raisonnement *déductif* s’y taille la part prépondérante. Sans doute n’en est-on pas encore à la méthode géométrique que pratiqueront un Spinoza ou maint adepte de l’École moderne du droit naturel. Déjà, pourtant, les conclusions s’enchaînent déductivement, se tiennent l’une à l’autre et font *système.* C’est là peut-être un héritage de la scolastique nominaliste du Moyen Age décadent qui, plus qu’à observer les choses, se plaisait à argumenter ; c’est aussi qu’il s’agit surtout de démontrer ce qui se trouve au bout de la chaîne, c’est-à-dire des *solutions déportée pratique immédiate.* Théologie dogmatique et métaphysique ont pour office de démontrer la politique et la morale. Saint Thomas, qui était beaucoup plus authentiquement spéculatif, pour qui la recherche de la vérité constituait une fin autonome, savait encore envisager chaque problème séparément ; de chaque question de chaque article surgissait un problème nouveau, peut-être, en fin de compte, insoluble, puisque le monde est surtout mystère et la raison de l’homme incapable de le saisir systématiquement ; peut-être s’intéressait-il plus aux *problèmes* qu’aux *solutions.* Il me semble que chez Suarez la proportion est inversée. À Salamanque, au XVIIe, régneront les *Salmanticenses*, théologiens dont la grande caractéristique sera de négliger plus encore, dans leurs études de la *Somme* de saint Thomas, les *discussions* qui y tenaient une si large place, pour ne s’occuper que des *réponses* : malheureusement, cette méthode n’a pas cessé d’être en usage. Et, par rapport à saint Thomas, elle constitue déjà un risque d’appauvrissement grave [[38]](#_38_13) .
— *Pédantisme.* Les ouvrages de Suarez conservent cependant la forme scolastique : c’est-à-dire que, sur chaque sujet, se trouvent présentées d’abord les opinions contradictoires de la doctrine antérieure, chacune d’entre elles discutée, et enfin donnée, à la fin de cette confrontation, la solution suarézienne. C’est apparemment la démarche de saint Thomas et celle d’Abélard : la démarche du *sic et non.* Mais, dès le moment où j’ai ouvert un livre de Suarez, les différences, quant à moi, m’ont sauté aux yeux : alors que saint Thomas ne confronte qu’un très petit nombre d’auteurs, choisis en fonction de l’intérêt que leur thèse offre pour le problème, bien plus que de leur « *autorité* », chez Suarez la liste s’allonge démesurément. Il ne nous fait grâce d’aucune thèse de savant en *us* ; il faut qu’au début de chacun de ses cours nous subissions l’exposé de toutes les doctrines antérieurement professées sur le même sujet ; en somme, il a déjà versé dans cette méthode détestable, typique de nos déformations universitaires, qui revient à s’intéresser, plus qu’au sujet, à ce qu’en ont écrit les pontifes universitaires et à la bibliographie. On connaît bien cette technique ; pour ma part, je suis persuadé que nos facultés pratiquent plus le culte des « autorités » (et beaucoup plus stupidement) qu’on ne le faisait au XIIIe siècle. Le résultat est de faire de la scolastique une chose souverainement ennuyeuse, comme elle en a depuis lors la réputation : car ce n’est pas de saint Thomas qu’un Montaigne se moque, c’est de la scolastique de son temps. Dans le *De legibus ac Deo legislatore* de Suarez, je ne suis jamais arrivé pour ma part à lire un chapitre de bout en bout ; il faut avaler le rappel des opinions, non seulement de saint Thomas d’Aquin, mais de Duns Scot, d’Occam, de Buridan, de Gerson, de Gabriel Biel, de Cajetan, de Bañez, de Molina, etc. Il est vrai que, pragmatiquement, c’est là une excellente méthode pour en imposer au public ; rien n’impressionne plus le lecteur, et ne l’incite plus à la confiance, surtout s’il n’a pas le temps de lire, qu’un appareil écrasant d’érudition, et surtout l’épaisseur des notes bibliographiques ; peut-être même n’est-il pas mauvais d’être illisible. Et, vis-à-vis du petit nombre des spécialistes informés, si le but que l’on se propose est d’obtenir la victoire dans les controverses, il est expédient d’attaquer et de discuter longuement les doctrines adverses, fussent-elles médiocres, du moment qu’elles sont influentes, plutôt que de creuser profondément le sujet lui-même. Mais cela n’était pas du tout la manière de saint Thomas.
— *Éclectisme.* Un autre défaut de cette méthode, c’est qu’elle risque d’entraîner Suarez à trop de dépendance vis-à-vis de ces autorités multiples, si laborieusement commentées, qui risquent de l’écraser sous leur poids. Ici commence à se poser la question de sa fidélité à la ligne de saint Thomas, quant au fond – car quant à la forme déjà nous avons relevé le contraste entre les deux doctrines. Officiellement, Suarez adopte les opinions de saint Thomas. Le général des jésuites lui en a intimé l’ordre, et d’ailleurs cette politique provient d’une décision de principe d’Ignace de Loyola lui-même : c’est là le chemin le plus sûr pour se garder des déviations du protestantisme et rester dans la tradition, et aussi, comme il est rappelé dans les directives officielles, pour éviter à Salamanque, avec les maîtres dominicains, des querelles et des controverses aussi déplaisantes que nuisibles au triomphe de la cause commune. Dans une lettre du général de la Compagnie, datée de 1610, je lis que « le P. François Suarez est *tenu pour si thomiste* que, pour ce motif et aussi pour la sûreté si grande de ses opinions, il semble que sa doctrine est généralement suivie dans les universités principales de l’Europe ». Cette réputation ne pouvait être entièrement injustifiée, d’autant plus qu’elle demeure encore. C’est là, comme je l’ai déjà signalé, sujet de controverses brûlantes dont les quelques titres cités dans notre bibliographie vous ont apporté un écho. Mais, pour ma part, l’orthodoxie thomiste de Suarez me semble encore plus contestable que ne l’était celle de Vitoria. D’abord Vitoria respectait l’ordre de la *Somme théologique* : Suarez le fait assez lâchement, et seulement dans les grandes lignes, dans quelques-uns de ses ouvrages : par exemple dans le *Traité des lois.* Mais dans son œuvre principale (les *Disputationes metaphysicae*) il s’en affranchit complètement. Et quant aux conclusions de Suarez, elles constituent ordinairement un *moyen terme* entre saint Thomas et ses adversaires, une tentative de synthèse, à quoi devait logiquement conduire l’usage de la méthode scolastique. Disons plutôt qu’elles sont un signe de son *éclectisme* : Suarez opte difficilement entre les autorités adverses et son effort est bien plutôt de les concilier, de les combiner, d’affecter de les réunir. N’est-ce pas la façon la plus sûre de demeurer dans la droite ligne de la tradition catholique ? Et surtout de se faire entendre, sans choquer inutilement ? Quelles que soient les bonnes intentions des rénovateurs de la *Somme*, il n’en reste pas moins que, depuis le XIIIe siècle, de nouveaux courants ont surgi, nominalistes, volontaristes ou rationalistes, et qu’ils dominent l’opinion. Si l’on tient à se faire écouter, mieux vaut ne pas les heurter de front. Le public répugne aux paradoxes et le maximum qu’on puisse faire et de beaucoup le plus efficace est d’opter pour des solutions moyennes. C’est l’attitude que nous prisons encore aujourd’hui chez les professeurs les plus distingués et l’on entend quelquefois dire que certains jésuites auraient un faible pour cette méthode : ainsi, pour ramener à l’Église aujourd’hui la classe ouvrière et les élites intellectuelles, les accuse-t-on de composer avec les doctrines à la mode, avec Hegel, Durkheim ou Freud, avec la philosophie du progrès, quelquefois avec le marxisme. C’est un peu de cette façon que j’imagine Suarez opérant son travail de mélange de la philosophie de saint Thomas avec celle de Scot ou d’Occam ; mais un mélange où, quant au fond, le nominalisme prédomine.
J’en arrive maintenant au cœur de la philosophie de Suarez : son *ontologie.* Rien ne tient un rôle plus capital en philosophie que cette science de l’être, objet de la métaphysique ancienne et que nous voyons aujourd’hui revenir à la mode : c’est la clé du reste, et Suarez est assez profond pour l’avoir senti. Malheureusement, rien ne risque aussi d’être plus abstrait et plus ardu : il s’agit d’une doctrine subtile, peut-être profonde mais complexe et controversée, Suarez n’étant jamais facile à interpréter, avec sa manière de rassembler des thèses souvent contradictoires dans des formules qui ne manquent pas de lourdeur ni d’ambiguïté.
Je me borne à résumer une ou deux études récentes faites à l’usage des juristes : car les philosophes du droit commencent à s’apercevoir qu’il nous faut obligatoirement descendre jusque-là pour saisir les racines profondes des divergences entre les pensées juridiques classique et moderne [[39]](#_39_13) .
Il n’est pas question d’opérer la synthèse de l’ontologie de saint Thomas en quelques minutes : d’autant plus qu’elle n’est exprimable qu’en termes latins (comme *ens, esse, esse non subsistens*) très mal traduisibles en français. Du reste nous ne saurions l’aborder sans l’aide de guides spécialisés [[40]](#_40_13) . Disons seulement que saint Thomas s’est élevé à une intuition grandiose de l’Être et des *degrés* de l’Être : l’Être total est seulement en Dieu, l’homme ne l’a qu’*analogiquement* ; il y « participe », il y tend : conception du monde et de l’homme essentiellement *dynamique* et déjà quasi dialectique ; dans la vision de saint Thomas, le monde est en état de *tension* vers la plénitude de l’Être qui est aussi plénitude de Bien (*ens et bonum convertuntur*). Il y a tension entre ce que les choses telles qu’elles existent sont en *acte*, et ce qu’elles *peuvent* être, donc entre l’existence et l’essence, l’acte et la puissance, la réalité qu’ont les choses et leur « nature » où elles inclinent, et, chez l’homme, entre la volonté et la raison, et de même, pour notre propos d’historien de la philosophie du droit, entre le fait et la valeur, la loi positive et le droit. Toutes ces notions que saint Thomas sait lucidement distinguer, sont en relation mutuelle dans la totalité de l’Être : ainsi le juste naturel et la loi positive s’imbriquent-ils, la loi constituant un effort d’actualisation *vers* le droit, c’est-à-dire le juste. Cette notion très riche de l’Être est le berceau de la théorie thomiste du droit naturel.
Revenons maintenant à Suarez. Tous les auteurs qu’on vient de citer signalent un profond décalage entre son ontologie et celle de saint Thomas. Nous retombons de haut. La notion suarézienne de l’être, qui paraît emprunter beaucoup à la scolastique franciscaine, est singulièrement plus plate. L’être, c’est seulement cela qui existe « réellement et actuellement » (*ens reale et actuale*) ; c’est le fait exsangue dont les savants constatent l’existence ; il n’y a plus, imbriqué en lui, une inclination dynamique qui le pousse à plus de plénitude, une « différence ontologique » qui le fait se dépasser lui-même ; il n’y a plus *en lui* la valeur, mais la valeur et le bien sont des qualités qui se surajoutent à l’être ; l’être lui-même devient statique et neutre axiologiquement. Déjà, comme on le dira plus tard, le *Sollen* est séparé du *Sein*, et la « raison pratique » coupée de la « raison spéculative » – donc la justice isolée de la loi positive, la raison de la volonté. Dans l’ontologie de Suarez, il y a déjà renonciation à tirer le droit de la connaissance spéculative de la nature ; les fondements philosophiques du positivisme sont en place.
Cet exposé est incomplet et très imparfait. Comme nous le remarquions plus haut, nous autres ne pouvons que prudemment et progressivement nous élever à ces problèmes de métaphysique. Mais là devraient tendre nos efforts car il n’est que trop évident que de là dérive toute notre pensée juridique : une définition du droit (qui cessera de désigner « le juste », ce vers quoi *tend* l’art juridique ou législatif, pour désigner le droit subjectif ou l’ensemble des lois expresses), la promotion des lois écrites, la perversion de l’idée de droit naturel, la négation du rôle actif et autonome de la doctrine tel que l’avaient exercée à Rome les jurisprudents – tout cela est fonction d’une nouvelle conception de l’être. La supériorité pour nous d’un Suarez sur un Vitoria, c’est que Suarez, plus philosophe, nous fait saisir les sources premières, au niveau de la métaphysique, des transformations du droit. Mais contentons-nous de constater que, sur ce sommet de leurs doctrines respectives de philosophie, Suarez ne suit pas saint Thomas, il s’installe sur une autre cime (apparemment très inférieure). Et redescendant maintenant de quelques étages, tournons nos regards vers son enseignement spécifique en matière de droit.
Dès que j’ai commencé à lire le *De legibus*, entre la doctrine de Suarez et le modèle de la *Somme*, que Suarez affectait de commenter, j’ai trouvé plus que des différences : une opposition foncière, un retournement de pied en cap, du langage de saint Thomas. Suarez, auteur systématique, méthodique, méticuleux, définit avec précision chacun des termes généraux du langage du droit. Nous nous apercevons que chacune de ses définitions, bien qu’en apparence conciliée avec celle de saint Thomas, se situe à son antipode ; ces définitions sont résolument modernes ; Suarez a refondu les notions essentielles du droit et procuré à la pensée juridique moderne son vocabulaire de base. Et comme il est à la fois métaphysicien et juriste, rien n’échappe à son entreprise : ni les termes les plus généraux, ceux de droit et de loi, ni d’autres, déjà plus techniques, comme droit naturel, droit des gens ou droit positif.
### La doctrine suarézienne du droit : 1. Droit et loi
Dès le début du *De legibus*, nous voyons Suarez affronter cette question traditionnelle : que signifie le terme *jus* ? C’est aussi la question première de la philosophie du droit, de l’ontologie juridique. Saint Thomas en avait traité dans la *IIa IIae qu. 57*, *art. 1*, « *Utrum jus est objectum justitiae* ». Article d’une richesse admirable, mais qu’aujourd’hui la plupart de ses interprètes ont peine à saisir, parce que cela ne se peut qu’à partir de sa philosophie. Saint Thomas y concevait le droit à sa manière dynamique, comme un mouvement, comme un « art » tendu vers une fin spécifique, et défini par cette fin : la solution juste, c’est-à-dire la proportion juste des biens matériels partagés entre citoyens, *res justa, id quod justum est.*
Bien sûr, Suarez n’ignore pas ces textes de la *Somme.* Il s’y réfère, il les commente. Mais laissons de côté les méandres astucieux de sa dialectique. En fait, Suarez abandonnera la définition de saint Thomas. Cette solution juste à chercher, vers laquelle le juriste tend, à ses yeux n’est pas une chose assez réelle, assez actuelle : c’est une notion incompatible avec son ontologie. Il ne sait plus se tenir à cette hauteur d’où saint Thomas apercevait, d’une seule pièce, unitairement, le droit comme une activité visant à une fin transcendante. Incapable d’embrasser du regard cette totalité dynamique, il scinde la notion de droit en deux notions séparées : d’une part ce qui serait le résultat tangible de l’art juridique, le bénéfice qui en résulterait pour l’individu, la faculté, le *droit subjectif* ; d’autre part, au bas de l’autre versant, l’instrument de l’art juridique, c’est-à-dire la *loi.* Tels sont les deux sens que Suarez, en définitive, veut seulement reconnaître au mot *jus* et qui deviendront les deux rubriques de nos dictionnaires modernes, définissant le terme droit.
« […] *solet* proprie *jus vocari facultas quaedam moralis* » *etc.* (c’est le sens de droit subjectif). « *Et haec significatio vocis hujus frequens est non solum in jure, sed etiam in Scriptura* » *etc.* [[41]](#_41_13) ; mais d’autre part il est fréquent que le mot *jus* signifie *loi* « *jus legem significare* » : « *jus aliquando* [[42]](#_42_13) *significare legem, aliquando* […] *significare dominium vel quasi dominium* » [[43]](#_43_13) . Et aussitôt pour plus de clarté, sinon d’élégance, Suarez de désigner ces notions par deux termes distincts : le droit subjectif sera le *jus dominativum*, et la loi le *jus praeceptivum* [[44]](#_44_13) .
Après ce que nous venons de dire de l’ontologie de Suarez, nous ne nous étonnerons pas de la voir sauter de la formule de la *Somme* (« *id quod justum est* ») à la notion de droit subjectif. Le « juste » de saint Thomas (la part juste qu’il faut attribuer à chacun, dont on ne sait pas à l’avance la mesure exacte, qu’il faut chercher, qui est *en puissance*), n’entre pas dans ses catégories. Mais le droit subjectif au contraire, cette *facultas*, cette *potestas* reconnue à l’homme par les lois, a pour lui de l’être réel. Le « droit dominatif » est un fait : « *jus dominativum consistit* […] *in facto quodam* » – ou plutôt c’est une qualité des choses : « *seu in tali conditione vel habitudine rerum* » [[45]](#_45_13) ; et plus précisément encore, c’est une qualité de l’homme en relation aux choses matérielles : « *facultas quaedam moralis quam unusquisque habet vel circa rem suam vel ad rem sibi debitam* » [[46]](#_46_13) ; « *moralem facultatem ad rem aliquam vel in re* » [[47]](#_47_13) . Il s’agit bien d’un attribut du *sujet* humain, *subjectus* : le terme de droit subjectif est déjà presque élaboré [[48]](#_48_13) .
Si nous avions à reprendre ici l’histoire du droit subjectif, nous aurions beaucoup à extraire du *De legibus* de Suarez. Et d’abord sur ses origines : il est clair qu’en cette occasion, Suarez emprunte à la tradition occamiste ; mais encore aux doctrines récentes qui ont pu servir d’intermédiaire, Gerson, le chanoine Driedo, Brissonius, Juan Garcia de Saavedra, Vitoria lui-même. Ensuite, Suarez creuse l’analyse du droit subjectif : il s’efforce de mieux distinguer le sens spécifique du mot *jus* de la notion générale de *potestas* ; car *potestas* peut signifier une simple licence d’agir, il y a un peu plus dans le mot *jus :* un pouvoir de domination. « *Duo illa verba potestas et jus notanda et distinguenda sunt, quia non idem significant. Duobus enim modis potest aliquis potestatem habere aliquid faciendi, uno modo quasi* permissive, *quia* licitum *est illi facere* […] *sicut mihi licet ingredi alienam domum ; alio modo datur potestas cum jure conjuncta sicut est potestas utendi propria domo vel re communi* » [[49]](#_49_13) . *Jus* se trouve ainsi quasiment synonyme de *dominium* si l’on prend ce mot au sens large, incluant le droit que l’on exerce, non pas seulement sur les choses, mais sur sa propre liberté *« quia ipsa natura verum dominium contulit homini suae libertatis* » [[50]](#_50_13) . Et voici la définition du *dominium*, droit-pouvoir : « *Definiri solet dominium, quod sit jus utendi* […] *et ideo proprie non consistit in capacitate remota* […] *sed in potestate, quae est veluti principium actus imperandi, vel utendi.* » [[51]](#_51_11)
Pour mieux apprécier les progrès de l’idée du droit subjectif dans ses applications diverses (souverainetés de droit public, droit de propriété intégrale et droits secondaires sur les choses et droits sur sa propre personne), nous devrions étudier la longue analyse donnée par Suarez de son *jus dominativum* [[52]](#_52_11) . Mais là n’est pas notre propos. Passons à la source d’où procède ce droit subjectif. Car, dans le système de Suarez, le droit subjectif est soumis, comme constituant sa *matière*, au droit pris dans le sens de loi : « *jus dominativum est materia alterius juris, praeceptivi* » [[53]](#_53_11) . Pour Suarez, le sens principal du mot droit est celui de *loi.*
Je vais donc insister plus encore sur la seconde définition. Je ne vois guère de phénomène plus digne de notre attention que la révolution linguistique qui conduisit à concevoir le droit comme l’ensemble des lois ; car d’infinies conséquences devaient découler d’une telle définition, une fois reçue dans la doctrine : tout l’art juridique enchaîné aux textes de lois [[54]](#_54_11) . Il est vrai qu’on peut trouver à cette définition des origines très reculées, dans l’usage vulgaire des juristes, la scolastique franciscaine et même, comme nous le verrons bientôt, la philosophie stoïcienne. Mais ce fut bien dans l’austère traité de Suarez qu’on vit aboutir à son terme ce retournement du langage.
Rien n’était plus incompatible avec la pensée de saint Thomas. Bien qu’il y ait beaucoup de thomistes pour se refuser à le voir, toute la *Somme théologique* proteste contre cette tendance à confondre le droit et la loi. 1°) Le champ d’action de la loi est beaucoup plus vaste : il n’y a pas que des lois juridiques, il y a aussi des lois morales, et relatives à d’autres vertus que la « justice particulière » ; et aussi les lois de la physique, celles qui gouvernent dans le monde l’ordre des choses inanimées. Par rapport à la multitude de ces lois diverses (que saint Thomas réunit dans un même concept), il est évident que le droit occupe un domaine spécifique qui mérite un traitement à part. 2°) Or justement, il serait faux d’identifier le contenu du *droit* avec ce qu’on entend d’ordinaire par loi *juridique.* Sans doute toute solution de droit trouve-t-elle sa cause dans une loi, si nous prenons ce mot de loi dans un sens très large et très vague, au sens de loi informulée, inconnue de nous, à chercher ; c’est-à-dire si nous adjoignons aux lois positives formulées les « lois » naturelles non écrites. Mais il n’en ira plus de même si nous le prenons dans le sens strict le plus familier aux juristes, celui de précepte coulé sous une forme écrite : « *Si in scriptum redigatur* ». Pour saint Thomas, la loi écrite n’est jamais qu’un des instruments de la recherche de la solution juste – « *aliqualis ratio juris* » ; il n’y a pas qu’un juste légal (celui qu’Aristote désignait par le terme de *dikaion nomikon*), mais aussi un juste naturel. Et d’ailleurs la loi positive elle-même est tendue vers le juste, comme vers une fin qui la dépasse. Donc le droit déborde la loi, est au-delà de la loi écrite. 3°) Aussi saint Thomas a-t-il soin de donner sa théorie du droit, non pas dans la *Ia IIae*, là où il est traité des lois (où beaucoup d’interprètes modernes ont le grand tort de la chercher), mais dans un traité bien distinct, jointe à l’étude de la vertu de la « justice particulière », à la *IIa IIae qu. 57* et s. *(« De jure et justitia »).*
Redescendons jusqu’à Suarez. Pour constater d’abord qu’il se fait de la loi une notion plus spécialisée. Alors que saint Thomas employait volontiers le terme de loi au sens d’ordre de la nature, mystérieux, inconnu de nous, et à découvrir, la loi pour Suarez est seulement cette réalité actuelle, le précepte clairement promulgué, sous une forme ou sous une autre « *praeceptum* […] *sufficienter promulgatum* » [[55]](#_55_11) , par l’intervention volontaire d’un législateur. La loi, dit-il, contrairement à l’enseignement de saint Thomas, est principalement une œuvre de la volonté. Suarez n’a pas manqué de reprendre ces vieilles questions scolastiques de savoir si la loi était œuvre de *raison*, comme le dit saint Thomas, ou principalement de *volonté*, comme le soutenaient ses adversaires de l’école de Scot ou d’Occam [[56]](#_56_11) ; et encore de savoir si la loi était seulement « *indicative* » (nous procurant la connaissance du juste ou du bien), ou « *impérative* ». Il a longuement tergiversé pour aboutir à une formule qui a les apparences d’une synthèse ; en définitive, il est clair que Suarez penche vers la formule des volontaristes. La loi, sans doute, a besoin d’être rationnelle, mais seule, dit-il, la volonté possède la force de « mouvoir » la conduite des assujettis, de rendre un précepte obligatoire [[57]](#_57_11) . Car le but de la loi est de « mouvoir » la conduite humaine, de contraindre, d’obliger moralement ; elle joue le rôle de cause « impulsive » « *lex non tantum est illuminativa, sed motiva et impulsiva* » [[58]](#_58_11) . La loi implique « *motionem et directionem* » [[59]](#_59_11) . Ainsi l’extension de la loi se trouve-t-elle limitée aux commandements obligatoires : et il est significatif que Suarez refuse d’y inclure, à l’encontre de saint Thomas, les simples *conseils* évangéliques, qui *indiquent* où se trouve le juste, mais n’ont point force obligatoire [[60]](#_60_11) : encore plus en sépare-t-il la loi physique, c’est-à-dire l’organisation de la nature même inanimée, que saint Thomas paraissait inclure sous le même concept. Suarez n’a guère pensé la *loi* qu’au sens positif des juristes.
Et c’est à cette loi, entendue de la manière la plus étroite, la plus positive, que Suarez entend réduire le droit. Il ne conçoit plus, en dehors ou au-dessus des textes, d’autres sources à l’art juridique ; ni, en dehors, l’ordre latent de la nature extérieure ; ni, au-dessus, cette *raison* de la loi qui, dans la vision de saint Thomas, constituait sa cause finale. Suarez ne considère plus tant, dans la loi, sa finalité, vers laquelle elle est orientée et qui était partie intégrante, selon saint Thomas, de son essence, mais seulement son être actuel, le précepte effectivement posé. La loi est la norme telle qu’elle sort de la volonté législative. Bref, rien n’existe au-delà du texte. L’*id quod justum est* n’a plus de sens dans l’ontologie suarézienne. Autant dire que Suarez a perdu ce qui était la clé de la doctrine classique du droit naturel : pour lui, le droit a cessé d’être l’art dynamique de recherche de la solution juste et se réduit à l’obéissance aux commandements du souverain. Il est cet art, non plus défini par sa fin, son but spécifique, la recherche des rapports justes, mais, comme nous le disions déjà de Luther et Calvin, par sa *forme* législative et la note de la contrainte. Une fois de plus, cédant quant au fond aux doctrines du nominalisme, Suarez ravale le droit aux lois – *ius legem significare* [[61]](#_61_11) .
Si l’on veut d’ailleurs mesurer l’abîme qui sépare cette doctrine du modèle qu’elle prétendait suivre, il n’est que de considérer le titre du grand ouvrage de Suarez : un Vitoria, un De Soto, et même les jésuites Molina ou Lessius, nous ont laissé des commentaires du *De justitia et jure* ; Suarez insère son enseignement sur le droit dans un traité *De legibus ac Deo legislatore.* C’est un contresens radical relativement à saint Thomas, contresens où devaient le suivre jusqu’à nos jours, malheureusement, la majorité des thomistes. Je ne vois plus, après cela, ce qui peut subsister de la doctrine de saint Thomas.
### La doctrine suarézienne du droit : 2. Droit naturel et droit des gens
De cette décision d’aligner le droit sur les lois, tout découle en effet : et d’abord la métamorphose du droit naturel en système de lois rationnelles.
Le livre II du traité de Suarez porte sur les « lois naturelles ». Car voici le changement décisif, si mal reconnu d’ordinaire : le *droit naturel* est commué chez Suarez en *lois naturelles*, lois au sens suarézien du mot, normes expresses et « suffisamment promulguées », procédant de la volonté d’un législateur. De quel législateur s’agit-il en cette occasion ? Ce ne peut être que Dieu lui-même, dont Suarez me semble concevoir les activités bien anthropomorphiquement. Le titre complet de l’ouvrage est *De legibus ac Deo legislatore*, et l’une des intentions de Suarez est certainement d’y rappeler le primat de la souveraineté et de la législation divines. Il y rassemble, dans le livre II, tout ce qui concerne à la fois les « lois naturelles » et cette loi que la tradition scolastique appelait « éternelle », elle aussi procédant de Dieu. Le « principe de l’obligation » du droit naturel est, selon l’enseignement de Suarez, la *volonté* de Dieu à laquelle nous devons obéir (il est d’ailleurs engagé sur ce point dans une discussion avec son confrère Gabriel Vazquez) [[62]](#_62_11) . Au fond, toute loi, pour Suarez, est à l’origine positive – y compris les lois naturelles.
Mais cette insistance à concevoir le droit naturel comme ensemble de normes, issues de la législation divine, ne signifie point du tout que Suarez confonde (comme nous avons vu que Luther et Calvin tendaient à le faire) le droit naturel avec les lois révélées dans l’Écriture sainte. Rien n’irait plus à contresens de la théologie jésuite, qui est orientée précisément contre ces idées protestantes : les jésuites entendent restaurer les sources naturelles et profanes de l’art juridique. La pensée complète de Suarez est que les lois naturelles divines nous sont connues, non par le canal de la *révélation*, mais par celui de la *raison* que Dieu a déposée en l’homme dès l’origine de sa création et qui fait partie de notre nature. C’est ainsi qu’elles sont « promulguées de façon suffisante » : dans la raison de l’homme ont été, comme le suggérait saint Paul, inscrits les commandements de Dieu. Notre raison est le premier livre où peuvent se trouver codifiées les lois du souverain suprême accessibles à l’intelligence de tout homme, même infidèle, et qui pourtant viennent de Dieu. Ainsi la loi naturelle est-elle cette règle que contiendrait la raison humaine, à condition qu’elle soit droite, la *ratio recta.* Suarez a subi sur ce point l’influence du stoïcisme, que l’humanisme de son temps, nous le verrons, a remis en honneur : le stoïcisme mettait l’accent sur l’importance de la raison comme élément spécifique de la *nature de l’homme*, et c’est en ce sens que Cicéron pouvait qualifier de naturelle la loi prétendument incluse dans la raison de l’homme. Mais nous sommes bien loin de saint Thomas, lorsqu’il traite du droit naturel : saint Thomas veut tirer le droit de la *nature extérieure*, de l’observation des cités et des groupes humains. C’est tout autre chose de l’extraire de la raison individuelle. Et pourquoi cette transformation ? Nous retrouvons ici l’intention qu’a Suarez de donner au droit naturel la forme de règles : dans la nature on ne trouve point de règles toutes faites, mais une certaine théologie, ou une certaine philosophie, peut prétendre que notre raison en contiendrait de substantielles.
De nouveau cette philosophie diverge de celle de saint Thomas. Déjà Suarez nous apparaît, par contraste avec saint Thomas, incliner au *rationalisme.* Avec Suarez, le champ s’accroît des préceptes que nous pourrions trouver dans le trésor de notre raison. Et ces nouvelles prétentions du rationalisme vont complètement renouveler la doctrine du droit naturel. Certes, saint Thomas reconnaissait comme inscrits dans la raison de l’homme quelques principes très généraux, dont celui qui était pour lui le principe de la raison pratique : « il faut chercher le bien, éviter le mal ». Seulement ces quelques principes premiers n’avaient pour lui rien de juridique. « Il faut chercher le bien, éviter le mal », c’est seulement un précepte « moral », et non pas un précepte de droit. Quant aux « conclusions » juridiques – qui pour lui n’étaient point « déduites » des principes rationnels, mais puisées pour une grande part à une source indépendante, à l’observation empirique de la nature extérieure –, elles n’étaient selon sa doctrine ni intégralement rationnelles, ni par conséquent nécessaires. En ce point l’attitude de Suarez est toute différente : Suarez affecte d’imaginer que nous serions capables de *déduire*, à partir des « principes » contenus dans notre raison, des règles suffisamment précises et chargées de substance pour, constituer des règles de droit.
C’est là peut-être l’innovation la plus éclatante : que pour Suarez les « conclusions » tirées dans le domaine du droit des « premiers principes » rationnels participent à la vérité évidente et universelle, donc à l’immutabilité des premiers principes. « *Omnia autem haec perpetuae veritatis sunt, quae veritas principiorum non subsistit sine veritate* […] *conclusionum ; et principia ipsa ex terminis necessaria sunt. Ergo in omnibus his praeceptis est perpetuitas.* » [[63]](#_63_11) À la vérité cette doctrine que l’ensemble des « lois naturelles » seraient immuables, puisque rationnelles, est difficilement acceptable ; elle a fait difficulté de tout temps parce que l’expérience historique nous paraît bien la contredire ; et Montaigne (dont j’ai déjà dit que sa critique est dirigée contre la scolastique *de son temps*) lui opposera son scepticisme : « mais ils sont plaisants quant pour donner quelque certitude aux lois, ils disent qu’il y en a aucunes fermes, perpétuelles et immuables, qu’ils nomment naturelles, qui sont empreintes en l’humain genre par la condition de leur propre essence… Or ils sont si defortunèz… qu’il n’y en a pas une seule qui ne soit contredite et désavouée non par une nation mais par plusieurs » [[64]](#_64_11) . Suarez s’en tire en alléguant que ce ne serait pas la loi qui change, mais seulement la « matière » à quoi elle s’applique et que donc la loi aurait besoin, pour recevoir application dans des circonstances diverses, d’être interprétée – thème familier dans la doctrine jésuite de l’époque, et que l’on retrouve chez Vazquez et chez Molina ; excellent prétexte pour garder aux théologiens de l’Église, interprètes des lois naturelles (comme, en morale, aux casuistes), le contrôle de la pratique du droit. Il n’en reste pas moins que Suarez suspend cette pratique juridique à l’imposant édifice superstructurel des lois naturelles immuables [[65]](#_65_11) .
Voici donc l’aboutissement de cette doctrine du droit naturel : nous disposons d’un arsenal de préceptes de droit d’origine purement rationnelle, et *formulables* ; contrairement à la tradition d’Aristote et de saint Thomas, les lois naturelles ont cessé d’être « non écrites » (*nomoi agraphoi*).
À ce stock de préceptes, s’ajouteront encore, de même que chez Vitoria, les règles dites du « droit des gens », tirées toujours de la raison, mais confirmées par le prétendu consentement universel. On pense bien que Suarez n’en a pas fait fi : elles étaient de trop d’utilité pour donner de la consistance au droit international dont, pas plus que Vitoria, il ne se désintéressait. Le livre II joint donc à l’étude des règles du droit naturel celle des règles du *jus gentium* [[66]](#_66_11) . C’est ainsi que Suarez a sauvé ou cru sauver le droit naturel qui, pour lui, ne pouvait consister (étant donné la conception qu’il se faisait du droit) qu’en *lois*, en règles toutes faites.
Code de préceptes rationnels, superposé au code des lois d’origine positive humaine : c’est bien là ce que, pour les modernes, et malheureusement encore pour beaucoup de nos contemporains, deviendra le droit naturel – un droit tiré prétendument des principes de la raison (qui selon la leçon stoïcienne serait la nature de l’homme), non plus du tout de l’observation de la nature extérieure, un droit *rationnel*, plutôt que naturel, un droit qui aurait figure de *règles*, comme le droit positif humain.
Ne disconvenons pas du service qu’en faussant si profondément la doctrine de saint Thomas, Suarez a rendu : peut-être était-ce la seule manière d’en garder quelque chose, en la réajustant aux formes de la manière de penser moderne. L’Europe rationaliste a cru pendant quelques siècles aux prétendues lois rationnelles, et grâce à cela n’a point sombré dans l’arbitraire législatif où l’eût mené logiquement le positivisme. Au-dessus des lois étatiques, elle a maintenu le garde-fou d’un système de principes supérieurs. La liste en a du reste varié du XVIe au XVIIIe siècle : aux XVIe et XVIIe siècles et dans les pays catholiques, c’est encore la doctrine sociale traditionnelle de l’Église et le contrôle des théologiens qu’ont à respecter les législateurs ; tandis que derrière le Code civil se profileront les principes philosophiques du libéralisme, la « Déclaration » des droits de l’homme (celle-ci relevant en vérité d’une autre philosophie du droit, non plus tant des *lois* que du *droit subjectif* de l’individu). Peu importe : indifféremment, on s’accordait à respecter des « lois naturelles », et cette observance constituait une condition pour que les lois fussent « légitimes ». C’est sous cette forme qu’a survécu quelque chose du droit naturel.
Seulement l’édifice reposait sur des bases suspectes. La variété même des lois que, successivement, l’on a cru pouvoir déduire de la raison prouve la faiblesse de leur fondement. Les grandes constructions de l’École moderne du droit naturel pécheront par la fragilité des axiomes pseudo-rationnels dont elles affecteront d’être déduites. Il n’est possible de tirer de la raison que des principes vagues, trop vagues pour être juridiques. Après les ultimes tentatives méthodiquement conduites par Kant pour bâtir un droit naturel sur les principes *a priori* de sa raison pratique, qui donc douterait que cette méthode ne conduise à l’impasse ? Suarez mutile mortelement le droit naturel : conservant le mot, mais le coupant de ses racines philosophiques, poursuivant le but impossible de le *concilier* avec la doctrine contraire du nominalisme et de le mettre à la mode du jour, il en a légué à l’Europe une contrefaçon méprisable. À long terme, cela présageait sa disparition.
### La doctrine suarézienne du droit : 3. Le droit positif
Si je me suis longtemps attardé sur la doctrine suarézienne du droit naturel, dont les rouages ne sont pas faciles à analyser, parce qu’en dépit de son succès elle est profondément fictive et pleine d’artifices fallacieux, j’irai plus vite sur les lois positives humaines. Là-dessus, Suarez est plus à l’aise : c’est de la loi positive humaine, cette réalité tangible, qu’à l’évidence il a tiré sa définition de la loi, comme procédant de la volonté positive d’un législateur, et formulée, et « suffisamment promulguée ». Il consacre d’ailleurs la majeure partie du *De legibus* (livres III et suivants) aux lois positives des princes.
Et ce n’est point pour diminuer leur autorité. Alors que la doctrine classique du droit naturel laisse au juge une grande liberté d’interprétation, parce qu’au-dessus du texte de loi il y a la justice, Suarez enseigne l’obéissance ponctuelle au texte de la loi. Suarez est homme d’obéissance et, comme la plupart des auteurs de la fin du XVIe siècle, fervent de l’ordre. Ne nous y méprenons pas : toute sa doctrine politique est résolument autoritaire. Sans doute, reste-t-il attaché, contrairement aux fondateurs du protestantisme, à la doctrine scolastique concernant la provenance du pouvoir : le choix du titulaire du pouvoir, ainsi que du type de régime, vient originairement du peuple. L’autorité procède de Dieu, mais par l’intermédiaire du peuple : *a Deo per populum* [[67]](#_67_11) . Elle naît d’une sorte de contrat social, comportant à l’occasion (c’est surtout le cas en Angleterre, sinon en Espagne) des limitations substantielles au pouvoir royal. Seulement, pour la majorité des théologiens espagnols (et telle demeurera la doctrine de Grotius, qui leur doit beaucoup), le consentement originaire est donné une fois pour toutes ; il lie le peuple à perpétuité et ne fonde aucun droit de révolte. Une fois pour toutes, lors de la fondation de la cité, le peuple a conféré au roi et à la dynastie royale la puissance sur le temporel ; cette puissance inclut le pouvoir de faire du droit : *potestas condendi leges* ou *potestas obligandi* [[68]](#_68_11) ; elle est normalement *absolue.* À propos de Luther et Calvin, nous notions que leur théologie conduisait à l’absolutisme. Faut-il ajouter que la doctrine de l’absolutisme n’est pas du tout leur monopole, et qu’elle n’a pas eu moindre succès dans le catholicisme moderne ? L’Espagne, l’Italie et la France en savent quelque chose.
Qu’est-ce à dire en ce qui concerne la force des lois positives ? Suarez leur reconnaîtrait-il une souveraineté totale ? Non certainement ; c’est là le point où sa doctrine reste opposée à celle de Luther. Au-dessus de la puissance royale Suarez conserve la puissance de l’Église sur le spirituel, et même son pouvoir « directif » sur les affaires temporelles, comme nous l’avons vu – et encore la puissance de Dieu, dont l’Église interprète les ordres. Pareillement, au-dessus des lois de l’autorité séculière, demeurent celles du droit canonique (sur les questions ecclésiastiques), mais encore les « lois naturelles » issues de la souveraineté divine. La vision suarézienne des lois est hiérarchisée : tout en haut les « lois naturelles », puis les règles du droit des gens, après quoi les lois étatiques, enfin les coutumes et la jurisprudence (auxquelles Suarez a consacré une théorie très complète, au livre VII de son traité). Toute la vie du droit chez Suarez s’ordonne comme dans une caserne où le degré de force des commandements que subissent les simples soldats se mesure au grade de leurs auteurs. Il est au fond à peine question de la justice et de la raison dans une telle doctrine. À certains égards, c’est déjà quasi kelsénien. Dans sa sphère, pour autant qu’elle ne contredit point aux ordres des lois supérieures, la loi du prince se voit reconnaître une autorité absolue. Ce qui a disparu du système suarézien des sources du droit, c’est le rôle créateur de la doctrine ou le contrôle par le juge de la *justice* de la loi. Car rien ne vient plus interférer dans la recherche de la solution de droit, ni la justice, ni la nature, rien que la volonté positive du législateur. L’obéissance due à la loi n’est plus essentiellement fondée, comme elle l’était chez saint Thomas, sur sa relation à la nature, par conséquent subordonnée à la justice de son contenu : elle est fondée sur la *puissance* du législateur. Le droit c’est le texte de la loi.
Or, en dépit des apparences, un tel système conduit en fait à l’arbitraire législatif. Sans doute le prince est-il soumis, d’après Suarez, aux lois divines. Mais, pour reprendre encore une fois notre comparaison, l’autorité de l’adjudant est plus pesante pour des soldats que les directives du général. Il y a de bonnes raisons de présumer que le primat des « lois naturelles » sera plus théorique qu’efficace et ce d’autant qu’en dépit des efforts du rationalisme, elles risquent de ne point atteindre à la précision substantielle nécessaire aux règles de droit, de consister principalement en règles morales, et qu’il leur manque en outre la force effective.
Qu’en résulte-t-il en pratique ? Nous venons de le dire : pour quelque temps une forme de soumission du droit positif étatique aux doctrines traditionnelles des théologiens de l’Église. Il restera dans les grandes nations catholiques encore cette dernière barrière, qu’avait perdue le protestantisme. Mais comme les « lois » naturelles ne peuvent atteindre à une consistance précise (sauf en ce qui touche les relations de l’Église et de l’État, et les matières du droit canon) et comme leur rationalité prête toujours à la discussion, n’en exagérons pas la portée. Bientôt la bride sera lâchée à la toute-puissance de l’État.
C’était la conséquence logique d’une doctrine du droit et de la loi, qui n’avait retenu dans la loi que sa réalité *actuelle*, et voulait ignorer son *sens*, le mouvement vers la justice, et qui réduisait le droit naturel au fantôme des « lois » naturelles. Guère moins que celle des réformateurs, la philosophie de Suarez conduit vers le positivisme. Rien à faire contre le courant qui emportait dans cette direction l’opinion de l’Europe moderne : contre le triomphe de fait, bien que masqué, du nominalisme.
Notre conclusion ne manquera pas de paraître trop unilatérale : la majorité des ouvrages, même contemporains, sur Suarez soulignent peu les différences qui le séparent de saint Thomas. Même de nos jours, bien qu’en un nombre incomparablement réduit par rapport au XVIIe siècle, Suarez trouve encore des lecteurs convaincus dans le catholicisme. Je le notais en commençant : Rommen, que l’on tient quelquefois pour le rénovateur de la doctrine catholique du droit naturel, a donné un livre sur Suarez ; de même Recasens Sichez ; Legaz y Lacambra a livré un article à son sujet ; Ambrosetti lui a consacré la plus grande partie de son ouvrage sur la Réforme catholique. La critique tient peu de place dans tous ces écrits. Sans doute une réaction antisuarézienne a-t-elle commencé à se produire : exemple le livre du P. Delos [[69]](#_69_11) , et quelques études déjà citées. Mais ce mouvement de réaction reste sporadique. Pour notre part, en rendant compte de la doctrine de Suarez, nous avons cru devoir marquer plus franchement encore son infidélité profonde à la doctrine de saint Thomas.
Comment résumer le résultat de ces analyses arides ? Est-ce que Suarez n’a rien gardé de la doctrine de saint Thomas ? Je n’ai pas été jusque-là, nous avons au contraire noté qu’il s’efforçait d’en maintenir certaines *conséquences* : la compétence, dans l’invention des règles de droit, de la raison naturelle de l’homme, contre la tendance stérilisante du protestantisme à subordonner tout le droit à l’Écriture révélée – et cette barrière que constituent les « lois naturelles » contre le déchaînement de l’arbitraire du législateur séculier. Suarez a gardé de saint Thomas ce qui, dans une opinion conquise à la philosophie contraire, pouvait encore en être sauvé. Et nous ne devons pas méconnaître l’avantage qui en est résulté, non pas seulement pour son siècle, mais pour la théorie du droit tout entière des temps modernes, qui a tant subi son influence. C’est Suarez qui a inauguré cette *mixture* de saint Thomas et de la doctrine opposée : mixture indigeste et incohérente, produit d’un médiocre éclectisme et qui porte le signe d’un temps où triomphait le style baroque ; mais mélange qui va demeurer caractéristique de la pensée de la plupart des juristes modernes et dont il faut reconnaître que, pratiquement, il n’a pas si mal réussi.
Seulement, ce que Suarez a perdu, c’est la *clé* de cette doctrine, ses prémisses métaphysiques, ce qui constituait les fondements authentiques du droit naturel et sa sève nourricière. Perte fatale que de substituer à un droit naturel vivant, et constamment alimenté par l’observation de la nature, de squelettiques lois naturelles échafaudées sur la fiction de principes pseudo-rationnels et figées dans l’immobilisme. La doctrine du droit naturel, ainsi contrefaite et défigurée, ainsi coupée de sa source vive, n’était plus qu’un vestige inerte et voué à la disparition.
Quant au fond, malgré ce qu’il conserve de la *Somme théologique*, malgré sa volonté de synthèse, Suarez me paraît incliner dans le même sens que Luther et Calvin. Seulement, l’intervention de Suarez a plus d’importance historique, parce que surtout son influence pénètre non seulement l’Europe catholique mais jusqu’à l’Europe protestante ; parce que, là même où l’on croyait demeurer strictement fidèle à la scolastique médiévale, insidieusement, sous l’apparence d’un enseignement traditionnel et qui faisait semblant de suivre l’ordre de la *Somme théologique*, il a été reçu. Disons plus : bien que profondément contraire à l’esprit de saint Thomas, sa doctrine a gagné jusqu’au « *thomisme* », et peut-être règne-t-elle encore aujourd’hui sur la doctrine officielle que l’on désigne par ce mot dans le catholicisme ; sans doute fallait-il que la pensée de saint Thomas d’Aquin fût accommodée aux courants d’idées à la mode, et trahie dans ses profondeurs, pour revenir à la surface. Désormais, jusqu’aux prétendus jusnaturalistes vont être conquis aux prémisses du positivisme.
S’il en est ainsi, quant au fond et pour l’essentiel, Suarez a rendu au positivisme le plus signalé des services : il a introduit l’ennemi dans la place. Avec son œuvre, et à travers ses fallacieuses tentatives de conciliation et ses laborieux compromis, la victoire se fait plus totale du système de pensée moderne sur le droit naturel classique.
Encore une ultime réflexion : en somme, nous trouvons chez Suarez les mêmes tendances fondamentales que chez Luther et chez Calvin, sinon les mêmes aboutissements. Ceci nous invite à chercher des sources communes à leurs doctrines. Quelles peuvent être les raisons dernières (au moins d’ordre intellectuel, qui sont les seules à relever de notre discipline) de cette propension générale au positivisme ? Il y a sans doute la persistance du nominalisme, l’effet prolongé du venin d’Occam et des maîtres franciscains. Il y a, chez Luther et Calvin, le renouveau de l’augustinisme et le retour à l’Écriture sainte. Mais on doit aussi faire sa place à un renfort nouveau. Bien qu’au XVIe siècle les systèmes de philosophie juridique les plus complets s’abritent encore dans des ouvrages théologiques, ne les croyons pas insensibles aux mouvements de la pensée profane. Il existe désormais une pensée profane, une culture proprement laïque. La Renaissance Ta fait éclore ; il ne se peut que la philosophie n’en subisse le contrecoup. Sans doute Luther lui est-il étranger ; il est l’ennemi de l’humanisme ; et cependant il n’a pu ignorer Érasme, ne serait-ce que pour le combattre. Mais Calvin a été formé dans l’atmosphère de l’humanisme, sa première œuvre est le commentaire d’un livre de Sénèque. Quant à Vitoria et Suarez, c’est sans réserve qu’ils sont mêlés et qu’ils participent à ce nouveau mode de culture.
Nous allons nous tourner maintenant vers les ouvrages des humanistes. On n’y trouvera pas de systèmes aussi achevés de philosophie juridique, mais de nouvelles sources d’idées : les érudits de la Renaissance se sont éloignés d’Aristote, qui leur convenait mal, à la fois parce que trop scolaire, trop théoricien, et peut-être aussi parce que grec ; mais ils ont retrouvé les auteurs *littéraires* latins, Cicéron, Sénèque ou Lucrèce, et à travers eux de nouvelles conceptions du monde, celles des doctrines philosophiques dites post-aristotéliciennes, qui sont aussi directement contraires à l’aristotélisme : le stoïcisme, le scepticisme et l’épicurisme. Toutes ces influences se conjuguent dans l’œuvre d’un Montaigne. Il nous reste donc à montrer comment la Renaissance a contribué à la démolition du droit aristotélicien thomiste, et que, plus encore que le retour aux sources de l’Écriture sainte, le retour aux lettres latines fut décisif dans la formation de l’opinion de la nouvelle société laïque.
Notes du chapitre
[*[1] ↑* ](#_1_30)*P. J. Winters,* Die Politik des Johannes Althusius und ihre zeitgenössischen Quellen*, Freiburg i. B., 1963 ; E. Reibstein,* Johannes Althusius als Fortsetzer der Schule von Salamanca*, Verlag C. E Müller, Karlsruhe, 1955 ; G. Ambrosetti,* I presupposti teologici e speculativi dette concezioni giuridiche di Grozio*, Bologna, 1955 ; K. von Kaltenborn von Stachau,* Die Vorlänfer des Hugo Grotius auf dem Geheite des Jus naturale et gentium sowie der Politik im reformationszeitalter*, Frankfurt a. M., 1965 (reprise de la 1re éd. 1848) ; J. P. Peña,* La influencia de Vitoria en la obra de Grotio*, Madrid, 1941 ; L. Recasens Sichez,* La filosofia juridica de Suarez*, Madrid, 1927, etc.*
[[2] ↑](#_2_28) H. Hauser, *La prépondérance espagnole : 1559-1660*, Paris, Mouton, 1940 ; 3e éd., Paris, PUF, 1973.
[*[3] ↑* ](#_3_28)*Voir la dissertation récente de H. Rapp,* Die Bedeutung der Lehre Molinas von der natura rei für die Theorie des Naturrechts*, Freiburg, 1963.*
[[4] ↑](#_4_28) Sur cette scolastique espagnole, la bibliographie abonde, principalement en Espagne, où l’on s’est pressé de démontrer qu’elle étendit son influence sur l’Europe entière. Mais il s’agit d’une vérité même en deçà des Pyrénées et les ouvrages récents que je vous recommande pour guide sont allemands et italiens : E. Reibstein, *Die Anfänge des neueren Natur- und Völkerrechts*, Freiburg i. B., 1949 ; O. W. Krause, *Naturrechtslehrer des 16. Jahrunderts. Ihre Bedeutung für die Entwicklung eines natürliches Privatrechts*, Göttingen, 1949 ; G. Ambrosetti, *Il diritto naturale della riforma cattolica*, Milano, Giuffrè, 1951. Sur chaque auteur, on se reportera encore facilement aux monographies du *Dictionnaire de théologie catholique*, précité. Je suis très loin de connaître tous ces auteurs (dont beaucoup fourniraient sûrement de bons sujets de thèses…). Mais, afin de nous orienter, avant de passer à des recherches plus particulières, tentons de prendre une vue globale, au moins provisoire, de leur œuvre. Elle représente certes une réaction anti-protestante, par le retour à saint Thomas, mais on aurait grand tort de croire qu’elle se résumerait tout entière dans cette formule.
[[5] ↑](#_5_26) Voir l’ouvrage de M. Bataillon, *Érasme et l’Espagne*, Paris, 1937.
[[6] ↑](#_6_26) Nous devons à la Fondation Carnegie pour le droit international une bonne part de nos éditions d’ouvrages de scolastiques espagnols.
[*[7] ↑* ](#_7_26)*L. Hanke,* Colonisation et conscience chrétienne au XVIIe siècle*, trad. F. Durif, Paris, Plon, 1957.*
[*[8] ↑* ](#_8_24)*M. Wundt,* Die Schulmetaphysik des 17. Jahrhunderts*, Tübingen, 1939.*
[*[9] ↑* ](#_9_24)Archives de philosophie du droit*, Sirey, 1961, pp. 73 ss.*
[[10] ↑](#_10_22) Exemples pris dans notre domaine : l’article du P. Paul Dognin contre les thèses de Cajetan sur la justice distributive, dans *Recherches de sciences philosophiques et théologiques*, 1961, pp. 601 ss. ; celui du P. André Vincent contre la doctrine suarézienne du droit naturel, dans *Arch. de philo. du droit*, 1963, pp. 237 ss. Et nous utiliserons plus loin un article de F. A. von der Heydte qui stigmatise les corruptions que Suarez aurait fait subir au droit naturel de saint Thomas, « Seinsbegriff und Naturrecht bei Thomas von Aquin und Francisco Suarez », in *Naturordnung in Gesellschaft, Staat, Wirtschaft, Festschrift J. Messner*, Innsbruck, 1961, pp. 125-138.
[[11] ↑](#_11_22) Voyez par exemple l’article « Suarez » du *Dictionnaire de théologie catholique, op. cit.*, où les R. P. jésuites Dumont et Brouillard défendent énergiquement Suarez d’avoir déformé saint Thomas.
[*[12] ↑* ](#_12_22)*M. Thomann,* Ch. Wolff et son temps – 1679-1754 – Aspect de sa pensée morale et juridique*, Strasbourg, 1963 (multig.).*
[[13] ↑](#_13_22) Littérature très abondante, surtout en Espagne où il existe une association F. de Vitoria de droit international public. Bibliographie dans P. Mesnard, *L’essor de la philosophie politique au XVIe siècle*, Paris, Vrin, 1951, pp. 454 ss. Ouvrage collectif publié en 1947 par l’université de Santiago, sous le titre : *Francisco de Vitoria* (avec un chapitre de L. Legaz y Cambra, « Lo medieval y lo moderno de Vitoria », pp. 297 ss.). L. P. Vicente, « El concepto del derecho de gentes en Fr. de Vitoria », in *Revista española de derecho internacional*, 1952, pp. 603 ss. ; Menendez Rigal, article « Vitoria » au *Dictionnaire de théologie catholique, op. cit.* ; L. Recasens Siches, *Las teorias politicas de Francisco de Vitoria*, Madrid, 1941 ; A. Truyol y Serra, *Los principios del derecho publico en Francisco de Vitoria*, Madrid, 1946 ; H. Beuve-Méry, *La théorie des pouvoirs publics d’après François de Vitoria et ses rapports avec le droit contemporain*, Paris, Spes, 1928. Nous consultons le commentaire du *De justitia* dans l’édition de l’association F. de Vitoria, Madrid, 1939.
[[14] ↑](#_14_20) « *De jure et justitia* », q. 62, art. 1, § 38 ss.
[[15] ↑](#_15_20) *S. T.*, IIa IIae, q. 40.
[[16] ↑](#_16_20) *Digeste*, I, 1, 1.
[[17] ↑](#_17_20) *S. T.*, ΙIa IIae, q. 57, art. 3.
[[18] ↑](#_18_20) Voir par exemple au *De jure et justitia*, le commentaire de la q. 57, art. 3, § 1 ss.
[[19] ↑](#_19_20) *Ibid.*, § 5.
[*[20] ↑* ](#_20_20)Commune condictum, ibid.*, § 12.*
[*[21] ↑* ](#_21_18)S. T.*, IIa IIae, q. 62,* « De restitutione *».*
[[22] ↑](#_22_18) Ex. p. 109.
[[23] ↑](#_23_18) § 23, p. 79 et § 25-26, p. 80.
[[24] ↑](#_24_18) § 21, p. 78.
[[25] ↑](#_25_18) *Ibid.*, pp. 86 ss.
[[26] ↑](#_26_18) *Ibid.*, p. 76.
[[27] ↑](#_27_18) *Ibid.*, p. 69.
[[28] ↑](#_28_18) *Ibid.*
[[29] ↑](#_29_18) *Ibid.*, pp. 63-63.
[[30] ↑](#_30_16) *Ibid.*, p. 67.
[[31] ↑](#_31_16) *Ibid.*, § 29, p. 83.
[[32] ↑](#_32_16) *Ibid.*, p. 64.
[[33] ↑](#_33_16) *S. T.*, ΙIa IIae, q. 66, art. et 2.
[[34] ↑](#_34_16) *S. T.*, ΙIa IIae, q. 57, art. 1.
[*[35] ↑* ](#_35_16)Opus. Oxon., op. cit.*, IV, 15, 2.*
[[36] ↑](#_36_16) On trouvera des références plus haut, ainsi que dans notre article « La genèse du droit subjectif chez Guillaume d’Occam », *Arch. de philo. du droit*, 1964, pp. 97 ss.
[[37] ↑](#_37_16) Aussi dispose-t-on sur Suarez d’une littérature encore plus prolixe que sur Vitoria, et vous pourrez trouver des listes bibliographiques dans l’article des Pères Dumont et Brouillard, au *Dictionnaire de théologie catholique*, précité. J. Chevalier, *La pensée chrétienne*, Paris, Flammarion, 1956 ; P. Mesnard, *L’essor de la philosophie politique au XVIe siècle*, Paris, Vrin, 1951 (chapitre consacré à Suarez, pp. 617 ss.) ; R. de Scoraille, *Francis Suarez, de la compagnie de Jésus*, Paris, 1912-1913 ; S. Castaldotte Cubells, *Die Anthropologie des Suarez. Beiträge zur spanischen Anthropologie des XVI und XVII Jahrhunderts*, Freiburg, K. Alber, 1962. Comme ouvrages spécialement relatifs à sa doctrine juridique, signalons : L. Recasens Sichez, *La filosofia juridica de F. Suarez, con un estudio previo sobre sus antecedes en la patristica y en la escolastica*, Madrid, 1927 ; H. Rommen, *Die Staatslehre des F. Suarez*, München-Gladbach, 1926 ; L. Lecaz y Lacambra, « Die Rechtsphilosophie des F. Suarez », in *Zeitschrift für öffentliches Rechts*, 14, 1934, pp. 273-317 ; J. T. Delos, *La société internationale et le droit public*, Paris, Pédone, 2e éd., 1950, pp. 229 ss. ; J. de Blic, « Le volontarisme juridique de Suarez », in *Revue de Philosophie*, 1930, pp. 229 ss. ; G. Ambrosetti, *Il diritto naturale della reforma cattolica. Una giustificazione storica del sistema di Suarez*, Milano, Giuffrè, 1951 ; A. Y. Valderamma, « Sobre el pretendido voluntarismo juridico de Suarez », in *Mélanges Legaz y Lacambra*, Santiago de Compostella, 1960, pp. 449 ss. ; Izquiedo, « Mutabilidad e immutabilidad del derecho en santo Tomas y Suarez », *ibid.*, pp. 433 ss. ; F. A. von der Heydte, « Seinsbegriff und Naturrecht bei Thomas von Aquin und Francisco Suarez », in *Naturordnung in Gesellschaft, Staal, Wirtschaft*, Festschrift J. Messner, Innsbruck, 1961, pp. 125138 ; A. Vincent, « La notion de droit naturel et le volontarisme, de Suarez à Rousseau », *Arch. de philo. du droit*, 1963, pp. 237 ss. J’ai consulté l’édition des œuvres de Suarez sur le droit de la Fondation Carnegie : *Selections from three works of F. Suarez*, éd. bilingue, New York-Londres, 2e éd., 2 vol., 1964.
[[38] ↑](#_38_12) Voir *Dictionnaire de theologie catholique, op. cit*., au mot « Salamanque (Theologiens de) ».
[[39] ↑](#_39_12) J’utiliserai un article de F. A. von der Heydte, maintenant professeur à l’université de Würtzburg, « Seinsbegriff und Naturrecht bei Thomas von Aquin und Francisco Suarez… », *op. cit.* ; voir aussi la thèse de H. Rapp, *Die Bedeutung der Lehre Molinas (1535-1600) von der natura rei für die Theorie des naturrechts*, Freiburg i. B., 1963, et l’article de A. Vincent, aux *Arch. de philo. du droit, op. cit.* : l’un et l’autre pour éclairer les deux conceptions différentes du droit naturel ont confronté l’ontologie de saint Thomas à celle de Suarez.
[[40] ↑](#_40_12) Tel le grand ouvrage d’E. Gilson, *L’être et l’essence*, Paris, Vrin, 1948, ou la dissertation récente d’Ulrich, ou, pour revenir aux juristes, le bon article de W. Hassemer, « Die Gedanke der Natur der Sache bei Thomas von Aquin », *Archiv für Rechts- und Sozialphilosophie*, 1963, pp. 29 ss.
[*[41] ↑* ](#_41_12)De legibus*, I, 2, 5.*
[[42] ↑](#_42_12) *Ibid.*, I, 2, 6.
[[43] ↑](#_43_12) *Ibid.*, II, 14, 16.
[[44] ↑](#_44_12) *Ibid.*
[[45] ↑](#_45_12) *Ibid.*, II, 14, 19.
[[46] ↑](#_46_12) *Ibid.*, I, 2, 5.
[[47] ↑](#_47_12) *Ibid.*, II, 17, 2.
[[48] ↑](#_48_12) *Ibid.*, III, 3, 2.
[*[49] ↑* ](#_49_12)Disputatio de triplici virtute*, 18, 1, 1.*
[[50] ↑](#_50_12) *De legibus*, II, 14, 16.
[[51] ↑](#_51_10) *De opera sex dierum*, III, 16, 5, dans G. Ambrosetti, *op. cit.*, pp. 144 ss., avec bibliographie. Voir aussi *De legibus*, II, 17, 2 ; VII, 1, 9 ; VIII, 6, 4, etc.
[[52] ↑](#_52_10) *De legibus*, II, 14, 16 ss.
[[53] ↑](#_53_10) *De legibus*, II, 14, 16.
[[54] ↑](#_54_10) Voir notre article, « Une définition du droit », dans *Arch. de philo. du droit*, 1960, pp. 59 ss.
[[55] ↑](#_55_10) *De legibus*, I, 12, 5.
[[56] ↑](#_56_10) *Ibid.*, I, 4 et 5.
[*[57] ↑* ](#_57_10)De legibus*, I, 9, 7.*
[[58] ↑](#_58_10) *Ibid.*, I, 4, 7.
[[59] ↑](#_59_10) *Ibid.*, 1, 5, 20.
[[60] ↑](#_60_10) *Ibid.*, I, 1, 9 ; I, 13, 4.
[[61] ↑](#_61_10) *Ibid.*, I, 2, 6.
[[62] ↑](#_62_10) Sur cette querelle assez confuse, je signale un article de R. Specht, « Zur Kontroverse von Suarez und Vasquez über den Grund der Verbindlichkeit des Naturrechts », in *Archiv für Rechts- und Sozialphilosophie*, 1959, pp. 235-255.
[[63] ↑](#_63_10) *De legibus*, II, 13, 3.
[[64] ↑](#_64_10) Montaigne, *Essais*, éd. P. Villey, Paris, Alcan, t. 2, p. 494.
[[65] ↑](#_65_10) *De legibus*, II, chap. 13, 14 et 15.
[[66] ↑](#_66_10) *Ibid*., II, chap. 17 ss.
[[67] ↑](#_67_10) *De legibus*, III, chap. 3.
[[68] ↑](#_68_10) *De legibus*, III, chap. 1, 6 ss.
[*[69] ↑* ](#_69_10)*J. T. Delos,* La société internationale et le droit public*, Paris, Pédone, 2e éd., 1950.*