# A quoi servent les lois ? par [[Midelt Bernard de (1934-2024)|Bernard de Midelt]] (v2, 26 août 2018) ## Mais ne vaudrait-il pas mieux dire de nos jours : A quoi devraient servir les lois ? Quoi qu’il en soi, à question claire, réponse facile. Thomas d’Aquin répond que l’effet de la loi est de rendre les hommes bons. La loi doit être entendue ici au sens large comme désignant tout ce qui émane de l’autorité politique (légitime), en particulier les lois fondamentales et les coutumes qui assurent la présence continue et la pérennité de la forme[^1] de la société politique. [^1]: Forme : élément intelligible et déterminant de la matière in *Petite Encyclopédie Philosophique* par Mourral/Millet, 1993, p. 127. Ne pas confondre avec la forme au sens de configuration extérieure. Forme est utilisé ici comme dans les expressions, la forme de la société ou la forme d'un gouvernement. **Comment passons-nous de la loi à l’homme bon, autrement dit au bien ?** Le bien spécifiquement humain est le bien de l’intelligence, à savoir la connaissance de ce qui est vrai et aussi celui de la volonté, la poursuite du bien. Ces biens nécessitent pour être atteint la suffisance des biens matériels mais aussi la possession de la vertu. Pourquoi la vertu ? Et d’ailleurs qu’est-ce que la vertu ? Dans l’action nous pouvons bénéficier sous certaines conditions d’une certaine fermeté. Cette disposition permanente est appelée *habitus* ou habitude, sous réserve de donner à ce dernier terme le sens suivant : L’habitude proprement humaine est une qualité dont on est maître et qui fait qu’on est maître chez soi (et non pas une nécessité tyrannique). Il s’agit d’une tendance à l’action qui perfectionne le sujet en l’amenant à sa finalité. Les habitudes bonnes sont nommées vertus ; elles disposent nos puissances d’action à agir moralement bien (dans l’ordre naturel) par opposition aux habitudes mauvaises nommées vices. Par exemple la santé[^2] ou la tempérance sont des vertus. [^2]: La santé : on peut être surpris de voir la santé rangée dans les habitudes bonnes mais Thomas d’Aquin constate qu’il s’agit effectivement d’une tendance à l’action par rapport à la nature de la personne considérée ; une mauvaise santé limite l’activité. Les habitudes naturelles sont des vertus acquises, et d’ailleurs parfois après de longs efforts. Il existe aussi dans le domaine surnaturel des dispositions permanentes que l’on appelle par analogie vertus (surnaturelles). Mais à la différence des vertus naturelles les vertus surnaturelles sont des dons de Dieu; on les dit infuses et gratuites.[^3] [^3]: Goupil A.-A., *Les vertus*, éd. Paillard, 1938, tome I, p. 4. Ainsi et pour nous résumer sur ce point, la vertu est ce qui permet à l’intelligence et à la volonté humaine d’atteindre ce pour quoi elles sont faites mais surtout de les atteindre facilement. Par suite la perfection pour l’homme consiste non pas seulement à l’action de son intelligence ou à l’action de sa volonté mais bien plutôt à l’opération[^4] de ces deux facultés **selon la vertu** qui va les perfectionner. [^4]: Opération : terme scolastique qui signifie action d’une faculté qui produit un effet ; par exemple l’opération du Saint-esprit. # Nous allons maintenant examiner quatre erreurs politiques, en suivant pas à pas Thomas d’Aquin[^5] [^5]: Thomas d’Aquin, *Les lois*, éd Téqui, Ia-IIae, q. 92. La première est une objection rencontrée fréquemment chez les catholiques : Dieu seul peut rendre bon. Thomas d’Aquin réfute cet argument moraliste car, dit-il, la vertu est double, la vertu naturelle acquise et la vertu surnaturelle infuse. Or l’effet de la loi est de procurer directement chez l’homme la vertu acquise. Et comme par ailleurs la vertu infuse n’est pas donnée sans une bonne disposition de l’homme la loi joue également un rôle à ce niveau en disposant à la vertu infuse. Bien mieux, celle-ci une fois reçue a besoin de la loi pour être conservée et pour favoriser son développement. Le sophisme que Thomas d’Aquin vient de dénoncer est très répandu de nos jours dans nos milieux. Il induit une erreur politique grave nommée moralisme politique qui consiste à vouloir remplacer la politique[^6] par la seule morale surnaturelle.[^7] [^6]: La politique entendue au sens de morale politique naturelle, comportant science politique et prudence politique. [^7]: Jacquier R.P. Gabriel-Marie, *L'ordre social chrétien par le règne social de Marie*, éd du Lion 1995, 46 p. "Que les catholiques affirment bravement leurs principes **surnaturels** et qu'il s'efforcent de les appliquer, envers et contre tous, dans leurs relations amicales et professionnelles." (sic). # Au passage examinons rapidement le mode d’action de la loi La loi commande les actes des citoyens dans le temps. Par suite elle génère chez eux des répétitions. Or c’est précisément la répétition assidue des actes qui entraînent l’habitude et, dans la mesure où les actes commandés sont bons, la vertu. Aristote, cité par Thomas d’Aquin, dit que les législateurs rendent bons pas l’accoutumance. **Thomas d’Aquin va ensuite signaler par anticipation une erreur politique moderne : l'indifférentisme politique chrétien**[^8] [^8]: Daujat Jean, *L'ordre social chrétien*, Ed Beauchesne, 1970, p. 471 : "On ne peut donc avoir un Etat chrétien qu'avec une population chrétienne qui veuille cet Etat chrétien, l'Etat chrétien émane et résulte d'une population chrétienne, ce sont des hommes chrétiens qui feront l'Etat chrétien". Sertillanges R.P. A. D., *La vie française*, 1942 : « Convaincus que le catholicisme est la vérité, nous souhaitons que tous y adhérent. Une fois ce rêve réalisé, il nous paraîtrait indiqué et même exigé que notre groupe eût un gouvernement catholique A vrai dire ce gouvernement s’installerait tout seul. **On se gouverne tel qu’on est**. » cité in *Catholica*, n°53. Voici l’énoncé du sophisme : - La loi ne sert que si l’homme lui obéit. - Or pour que l’homme obéisse à la loi il convient qu’il soit bon. - La bonté est donc prérequise à la loi. Et par voie de conséquence ce n’est pas la loi qui rend les hommes bons. La politique, même poursuivant le bien commun, reste vaine. En réalité, répond Thomas d’Aquin, on n’obéit pas toujours à la loi par parfaite bonté mais souvent par crainte de la peine. La peur du gendarme est le commencement de la sagesse dit à juste titre la morale populaire. Le docteur angélique vient de faire justice de deux arguments s’opposant à sa science politique. Voyons maintenant le troisième : La loi est ordonnée au bien commun. Comment le perfectionnement des individus pourrait-il être la fin ultime de la vie aménagée en communauté politique ? Justement Thomas d’Aquin n’a jamais rien écrit de tel. Ce sont les tenants de l’erreur politique personnaliste qui ont inventé que le progrès des personnes était la cause finale du politique.[^9] Bien au contraire Thomas d’Aquin souligne que ce n’est pas la finalité de la loi mais son **effet propre** qui rend bons ceux à qui on la donne. Le progrès des hommes n’est donc pas la fin mais l’effet spécifique que l’on peut attendre de la loi. Un effet spécifique, autrement dit irremplaçable ![^10] [^9]: Ratzinger Cardinal Joseph, *Note doctrinale à propos de questions sur l’engagement et le comportement des catholiques dans la vie politique*, 24 novembre 2002, éd. Téqui, §II, 3 : « La structure démocratique sur laquelle se construit un Etat moderne, serait plutôt fragile si elle ne prenait pas comme fondement la centralité de la personne. » [^10]: Effet spécifique : Thomas d’Aquin écrit effet propre. Enfin voici la réfutation de la quatrième et dernière erreur politique traitée ici : Certaines lois sont tyranniques, par suite la loi est au service du bien particulier du tyran. Par voie de conséquence les politologues modernes enseignent qu’il faut se méfier de la loi et du législateur[^11]. Ainsi pour échapper à la tyrannie « le pouvoir doit arrêter le pouvoir » ce qui serait – nous dit-on – l’apanage de la démocratie libérale. [^11]: Cf. Chrétien Yves in *Civitas,* n°7 : *J.-J. Rousseau, source du totalitarisme moderne*. Distinguons : - Premier cas : Lorsqu’une règle légale de conduite est fausse, cette loi tyrannique n’étant pas conforme à la raison n’est pas à proprement parler une loi. Il n’y a pas là de véritable loi car cesse alors sur ce point précis l’appartenance du sujet au chef et les affirmations de celui-ci n’ont pas valeur de règle pour celui-là. On peut donc résister ponctuellement à l’autorité abusive sans pour autant revendiquer la démocratie moderne, remède pire que le mal.[^12] [^12]: Ratzinger Card. Joseph, *op. cit.*, III, 6 : « Dans les sociétés démocratiques, toutes les propositions sont librement évaluées et discutées. » - Deuxième cas : Lorsque l’Etat ne poursuit plus le bien commun politique le pouvoir politique n’est plus légitime. Lorsqu’il est manifeste que certaines lois enfreignent le droit naturel prohibitif, l’ensemble de l’appareil juridique est frappé de suspicion. S’agissant d’un doute sur le droit, le citoyen doit s’en tenir aux règles d’action les plus probables. Et si l’on interroge l’histoire c’est le gouvernement collectif qui génère au plus haut point ce risque politique majeur, à savoir l’abandon de la poursuite du bien commun. Tel est du moins le témoignage de Thomas d’Aquin.[^13] [^13]: Thomas d’Aquin, *De regno,* I,V. # Conclusion : là où la nature (politique) a disparu, que peut la grâce ?[^14] [^14]: Madiran Jean in *Itinéraires*, n°219 : Là où la nature a disparu, que peut la grâce ? Il ne faut que la grâce pour évangéliser les païens. Pour évangéliser les modernes il faut Dieu sait quoi. L’étude de l’effet de la loi nous permet de mieux comprendre l’importance du politique. Lorsqu’une loi est mauvaise il importe de la modifier. Lorsque le régime lui-même est mauvais il faut guérir le mal là où il se trouve et le réformer. S’il est irréformable – et c’est une éventualité qui semble faire totalement défaut à l’analyse politique simpliste du cardinal Ratzinger[^15] – il faut voir à le remplacer par un meilleur. Et si cela est immédiatement impossible c’est une raison de plus de s’empresser de créer des conditions qui puissent rendre le changement possible.[^16] [^15]: Ratzinger Joseph, *op. cit*., II, 4 : le cardinal fait preuve d’un optimisme confondant dans son analyse politique de la crise temporelle actuelle. Finalement cette crise ne peut être bien grave si l’on en croît les remèdes proposés : « les catholiques ont le droit et le devoir d’**intervenir** dans ce déferlement **pour rappeler** au sens le plus profond de la vie et à la responsabilité qui incombe à tous en cette matière. (…) la conscience chrétienne bien formée **ne permet à personne de favoriser par son vote** la mise en acte d’une loi ou d’un programme politique, dans lequel les contenus fondamentaux de la foi et de la morale sont détruits par la présence de propositions qui leur sont alternatives ou opposées. » Ces remèdes cardinalices ont déjà été essayés avec persévérance pendant un siècle et ont échoués. [^16]: On aura reconnu dans notre conclusion la fameuse alternative politique proposée par le P. Louis Lachance op.