# Le moralisme politique spéculatif
par [[Midelt Bernard de (1934-2024)|Bernard de Midelt]]
L’action politique remplacée par une unité principielle fondée sur des préceptes moraux (naturels ou surnaturels).
**1. Un universalisme moral**
Le [[Broglie Guy de, sj (1889-1983)|Père de Broglie]] a écrit son article[^1] dans le feu des passions entourant la condamnation de l'Action Française[^2]. Le moralisme politique était alors une doctrine hypocritement mise en avant pour justifier les campagnes hostiles à Charles Maurras, que l'on accusait d'être un dangereux disciple de Machiavel. On se complut alors dans certains contresens, passés depuis dans le domaine des lieux communs. Par exemple, on reprocha à Maurras l'emploi de la formule « politique d'abord », par laquelle il signifiait l'urgence de poser la question du régime, et son hostilité tactique à toute reconnaissance des institutions de fait. Mais on dévia la formule de son sens, en laissant entendre que le chef de l'Action Française plaçait la politique avant la morale naturelle, ce qui est proprement machiavélique.
Au-delà des passions du moment, le moralisme politique poursuivit néanmoins son chemin, pour renforcer le courant d'acceptation de l'ordre (révolutionnaire) établi, inauguré avec la politique du Ralliement, à la fin du dix-neuvième siècle.
Les représentants les plus importants de ce mouvement intellectuel furent, dans les années 1930, Joseph VIALATOUX[^3] et Jacques MARITAIN.
Ce dernier fut à l'origine d'un tournant intellectuel, avec la publication de « _Primauté du_ _Spirituel_ » (1927), d'où il devait tirer « _Humanisme intégral_ », publié en 1936.
_Primauté du Spirituel_ est un ouvrage assez contrasté, où sont mêlés des éléments de doctrine chrétienne classique (sur la finalité de l'ordre politique), certains témoignages rendus en faveur de Charles Maurras dans le sens de la correction des calomnies mentionnées plus haut, et enfin des positions nouvelles, prises au nom d'un _universalisme_ supposé catholique, opposé au nationalisme de l'Action Française. Maritain prétend unir les catholiques, par dessus leurs divisions politiques, sur le terrain d'un _essentiel_ commun. Oubliant leurs options pratiques - mises ainsi sur un pied d'égalité de fait - les catholiques, français en particulier, arriveraient à une certaine unité d'action effective.
La critique de ce type de raisonnement _pluraliste_ se rencontre dans l'opuscule de J. Madiran, _Doctrine, Prudence, options libres_[^4]. Le principe de la réfutation est le suivant : deux solutions pratiques ne peuvent être également bonnes en même temps et sous le même rapport. C'est la vertu de prudence qui permet de choisir librement l'unique solution à adopter. La suite des évènements montrant si cette libre option a été heureuse ou non. Prétendre s'en tenir à un _tronc commun_ _universel_ sous prétexte de ne pas désunir, c'est en fait refuser de prendre ses responsabilités en vue de conclure pratiquement à partir des données de la doctrine universelle. Ce qui revient à soutenir la thèse libérale, et pratiquement une dangereuse utopie.
J. Maritain a développé ensuite ses thèses dans _Humanisme intégral_, où il prône l'acceptation de la division de croyances. Or, s'il s'agit d'un fait incontestablement répandu, conséquence du triomphe universel du laïcisme, ce fait ne saurait devenir la règle d'un nouvel ordre chrétien. C’est pourtant la chimère que commença de poursuivre Maritain, répandant ainsi l'idée que le pluralisme politique est légitime, et que le rôle des chrétiens ne saurait plus être d'instaurer une nouvelle chrétienté, mais seulement de faire lever la pâte démocratique. De là sortit l'idée actuelle de la Nouvelle Église, réduite à l'état de mouvement d'animation spirituelle de la démocratie universelle. On trouvera une critique serrée d’_Humanisme_ _intégral_ dans le numéro 176 de l'_Ordre_ _Français_.
Le moralisme politique se manifeste de plusieurs façons. La première est directement en continuité avec l'universalisme moral apolitique proposé par Maritain.
**2. Textes significatifs du moralisme universaliste**
On comparera les deux textes suivants :
**Premier texte**
En d'autres domaines toutefois une autre sorte d'union très étendue est possible, union dans le travail même, et qui sollicite tous les concours. Parlant des catholiques décidés à vivre leur foi sans complaisance pour les erreurs modernes, et à servir les intérêts du Christ avant tout autre intérêt, nous écrivions il y a quelques mois : « ceux-là, si vives que puissent et doivent être leurs oppositions sur des points parfois humainement très importants, auront toujours pour principes communs, non seulement les dogmes de la foi, mais aussi les directions intellectuelles, toutes les directions intellectuelles, spéculatives et pratiques maternellement données par Rome et reçues en esprit de docilité vivante et filiale. Le temps semble venu pour eux de faire oeuvre de synthèse véritablement catholique, c'est-à-dire universelle, d'édifier, de rassembler, d'insister partout sur le positif et pour cela de réconcilier d'abord dans leur esprit ... des aspects trop longtemps séparés et, en réalité, complémentaires, absolutisme doctrinal et hardiesse évangélique (...).
Sur ce programme d'adhésion sans réserve à toutes les directions pontificales, les catholiques, s'ils voulaient, et **quelles que soient leurs divergences** en d'autres domaines, pourraient s'unir utilement ... et travailler d'accord. Une telle union est possible, en premier lieu, dans l'ordre de la connaissance (...)
L’union dont nous parlons est également possible **dans l'or****dre de l'action, à condition que celle-ci ait des buts prochains suffisamment universels.** Qu'il s'agisse de coopérer à cette restauration spirituelle de la chrétienté ..., ou d'aider au travail apostolique ... de retrouver les principes de la politique chrétienne ... de lutter contre le laïcisme et contre ses lois : de préparer l'établissement d'un ordre social chrétien et de **combattre des conditions sociales contraires à la justice** **et à l'esprit de l'Évangile** (...). Tous ceux qui y travaillent depuis longtemps en équipes séparées, dans un grand nombre d'oeuvres admirablement variées, et nécessairement indépendantes les unes des autres, il suffirait qu'ils se reconnussent. Les formes nouvelles qui pourraient naître prendraient place dans cette harmonie, dont la règle suprême serait l'enseignement intégral dispensé par la Papauté. Une activité accordée, procédant ainsi de l'esprit de foi, de l'amour du Christ en son Église ... loin de détourner les âmes de la vie d'union à Dieu, les y disposerait au contraire. Et c'est bien cette sorte d'action commune que la vie d'union à Dieu commande elle-même... Cheminant petit à petit, elle aurait bientôt pour l'extension du règne de Dieu des résultats immenses[^5].
Ce texte appelle bien des commentaires, non seulement pour lui-même, mais aussi en raison des points communs qu'il comporte avec plus d'un cas immédiatement contemporain. On notera
- la contradiction dans les termes que contient l'expression « _l'union est possible à condition que l'action ait des buts prochains suffisamment universels_ » : comment des _buts prochains_ (c'est-à-dire des moyens immédiats destinés à concrétiser la doctrine) pourraient-ils être universels. On peut s'entendre sur la notion d'ordre social chrétien, mais quant aux moyens concrets d'y parvenir, la pluralité des opinions est chose nécessaire et insoluble en dehors du recours à l'organisation (qui postule l'autorité, ou droit de trancher entre les diverses voies proposées). Mais à son tour, cette organisation ne peut découler d'une simple communauté doctrinale : attendre l'unité dans l'action de l'esprit de foi, de l'amour du Christ et de son Église, c'est tomber dans le moralisme politique le plus irréaliste.
- la démocratie étant posée, l'union est possible sur les seuls énoncés généraux, qui n'engagent pas pratiquement : c'est ce qu'Augustin COCHIN a depuis longtemps observé. Il y a donc deux possibilités
- l'unité réelle, en vue de réaliser concrètement la doctrine, fruit de l'organisation fondée sur l'autorité personnelle d'un chef.
- l'union sur des principes _universels,_ mais la divergence pratique. Le pluralisme ne peut cohabiter avec l'unité.
**Second texte**
« Nécessité donc, pour ceux-là, nécessité pour l'organisme qui les grouperait, de rester en deçà des _prises de position politiques particulières_, telles que l'action quotidienne les provoque.
Autrement dit, nécessité pour l’organisme dont nous commencions à envisager le lancement… nécessité de s'en tenir à une sorte _« d'essentiel »_ doctrinal, méthodologique, stratégique. Pour être plus sûrement « tout à tous ». Pour avoir plus de chances de réaliser une concertation des bons, malgré leurs divergences sur des points secondaires.»[^6]
● **Un commentaire sur ce type d'options**
« Quelle sera cette formation qui prétend ne pas _conclure_ et qui, en raison des objectifs qu'elle vise s'interdit même de conclure ?
Raisonner, critiquer, montrer les dangers du socialisme, du libéralisme, du marxisme, voilà sans doute qui est excellent. Mais si on n'en tire aucune conclusion politique et pratique, il est bien certain que le travail fourni aura perdu toute son efficacité. C'est un bel avion qui vole, qui vole même peut-être bien, mais qui n'atterrit jamais.
(...) Dans le fond, leurs voeux sont impossibles. Une doctrine (morale) qui ne débouche pas sur l'action ne peut plus être une doctrine civique, sociale, religieuse ou politique ».
( ...) Mais alors « avec de telles prémisses, il est fatal que ... l'on accepte l'état de fait. Au lieu _d'_aller à l'essentiel, ce que fit Jeanne d'Arc, rétablir l'institution légitime qui commande tout, on admet un ralliement, implicite sans doute, mais logique, au système. Dans le fond, on fait du _démocratisme-chrétien de droite_.»[^7]
**3 - Le quiétisme politique**
Une autre forme de moralisme politique apparaît avec le _[[Quiétisme politique|quiétisme politique]]._
Le quiétisme est une erreur théologique soutenue par divers hérétiques, et au plus haut point par Luther. L'appellation elle-même ne date que du 17e siècle, car c'est sous cet intitulé que cette erreur fut condamnée en 1687, dans la théorie de Michel MOLINOS.
Selon le quiétisme, vouloir agir offense Dieu, qui veut être seul à agir en nous. Au niveau politique, on dira que la divine providence a des desseins qu'il ne convient pas de contrecarrer par une action politique quelconque. La seule chose à faire est d'attendre que Dieu réalise ses buts, et de se sanctifier individuellement. Actuellement, on rencontre le quiétisme politique dans les sectes comme les Témoins de Jéhovah, chez les adeptes de la non-violence (Lanza del Vasto, etc.) et chez une minorité de catholiques traditionalistes qui, désespérant de la situation présente de l'Église et du monde, attendent tout de grands cataclysmes punissant les méchants, puis d'un _Prince Blanc_ que Dieu ferait surgir lorsqu'il le désirerait, afin de restaurer l'ordre chrétien.
Quant à ceux qui voudraient continuer d'oeuvrer à autre chose qu'à leur seule sanctification individuelle, on les considère alors comme des naturalistes pleins d'orgueil, et plus gravement, comme des obstacles à la réalisation du plan divin : si la situation s'améliorait, le châtiment risquerait d'être retardé. Le quiétisme politique est donc une forme agressive du moralisme politique.
- Sur ce type de déviation spirituelle, lire l'article du p Calmel op, _Brumes du "révélationisme" et lumière de la foi,_ dans Itinéraires n° 181, pp 177 à 187.
**4 – L’activisme**
_On ne récolte pas des pommes, on plante des pommiers._
Cet adage de Maurras vise ce type de moralisme politique que constitue, malgré les apparences, l'_activisme._
Cette attitude se rencontre partout : par exemple, dans le camp du machiavélisme politique, on trouve le gauchisme, que Lénine considérait comme une manifestation d'impétuosité infantile.
L'activisme affecte également bien des défenseurs de l'ordre social chrétien, pleins de générosité mal canalisée, camouflant un mépris certain pour la considération des moyens, l'étude systématique des conditions de l'efficacité politique dans les circonstances de temps et de lieu auxquelles ils se trouvent confrontés.
- Sur la description des attitudes activistes, se reporter à : J. Ousset, _l'Action,_ pages 14 à 23.[^8]
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[^1]: Ndle : Extrait de Bernard de Midelt, Le concept d’ordre naturel chez THOMAS D’AQUIN, SP272 : [[BROGLIE Guy de Science politique et doctrine chrétienne.pdf|Guy de Broglie, Science politique et doctrine chrétienne]], Recherches de sciences religieuses RSR, décembre 1928 tome XVIII n°6 pp 553 à 593 et février 1929 tome XIX n°1 pp 5 à 42. Nous n’entrerons pas pour autant dans le débat qui a opposé par la suite Guy de Broglie à J. Vialatoux, _Morale et politique_ et à Tonneau, [[1933 TONNEAU Une démission de la morale.pdf|Une démission de la morale]], _RT_ 1933 n°75. Ces questions ont en effet été dirimées définitivement par Marcel De Corte : il n’existe qu’une seule science éthique, science de l’agir humain, qui se subdivise traditionnellement en science monastique (ie morale monastique), science économique (ie morale familiale) et science politique. Il n’existe pas une quatrième science nommée "La Morale".
[^2]: Le quotidien l'Action Française, organe de la Ligue du même nom dirigée par Charles Maurras, a fait l'objet d'une condamnation par le Vatican en date du 25 août 1926, faisant suite à une habile campagne de calomnie menée par le clergé démocrate chrétien en Belgique et en France. Le Pape Pie XII a levé cette condamnation en 1939, peu après que Pie XI eut constaté, quelque temps avant sa mort, l'inanité des accusations lancées contre Charles Maurras et son journal.
[^3]: auteur de _Politique et Morale_.
[^4]: Madiran Jean, _Doctrine, prudence et options libres_, éd NEL. Cf. également _L’unité_.
[^5]: Maritain Jacques, _Primauté du Spirituel_, éd Plon 1927, pp. 173 à 177.
[^6]: _Permanences_ numéro 85, p 32 – _Onze leçons de notre histoire, neuvième leçon_, éd CLC.
[^7]: H. Mercier, _Quelle méthode d'action,_ AFU avril 1969.
[^8]: Noter que cet ouvrage appelle par ailleurs un certain nombre de remarques critiques, les solutions qu'il se propose de promouvoir se rattachant elles-mêmes à la lignée du moralisme politique du type Maritain